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La Chambre. La Maison. La Ville Notions d’espace dans À la recherche du temps perdu de Marcel PROUST Jean RODET Direction de Mémoire : Frédérique PAGANI ensa-v 2012

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La Chambre, La Maison, La Ville. Notion d'espace dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Jean Rodet. Mémoire ENSAV.

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La Chambre. La Maison. La Ville Notions d’espace dans À la recherche du temps perdu

de Marcel PROUST

Jean RODET

Direction de Mémoire : Frédérique PAGANI ensa-v 2012

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 ❧Sommaire :

Préambule p 3

Introduction p 5

La chambre p 7

La relativité spatiale p 9

L’habitude p 11

Immanence de sens dans l’inerte p 15

La maison p 18

L’architecture symbole du sentiment p 18

Maison et limite p 20

La ville p 23

L’archipel Géographique p 24

Le point p 24

La ligne p 27

Ouverture conclusive p 30

Annexes p 30

Bibliographie p 30

Iconographie p 30

Illustration couverture : HEJDUK J. Sketches for Boavisa. 1978

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❧ Préambule : Dans l’exercice proposé en fin de premier cycle qu’était le rapport d’étude, je concluais par un questionnement sur l’espace, commentant l’extrait de l’escalier dans Du côté de chez Swann (texte w en annexe) : Comment prévoir l’influence qu’une personne aura sur une architecture et inversement, mais aussi comment juge t-on un espace créé ? Questionnement embryonnaire d’un étudiant révélant, en fait, la recherche d’une définition de l’espace (dans sa matérialité mais aussi dans la relation interactive qu’entretient l’homme avec lui), et d’un intérêt pour une vision de l’architecture donnée par un auteur de littérature. Par ailleurs, le constat était amer et dubitatif sur la qualité des outils de création qui étaient dans mes mains à cette époque. La question finale de ce travail contenait en elle un désespoir : toute la volonté que nous pouvons mettre à créer des espaces, vivants, intéressants, complexes, denses, sera, finalement, sûrement vaine face au vécu, transformant la perception de l’espace par chacun. L’étudiant (un peu candide) que j’étais en fin de troisième année se rebellait aussi, par cette question, contre un dogme et contre toutes sortes de théories architecturales qui, bien que confortables, se voyaient invalidées sous la plume de Marcel Proust. Mais, lorsqu’on ne peut plus croire à la théorie, au dogme, tuteurs rassurants et outils de conception rapide, nous nous retrouvons avec notre jugement personnel et nos intuitions pour tenter de créer pour tous.

C’est premièrement et avant tout pour répondre à cet étudiant que j’ai entrepris de travailler sur une définition proustienne de l’espace. Cherchant par l’étude à comprendre certains mécanismes spatiaux utiles pour une création architecturale future. C’est aussi, en quelque sorte, une tentative d’épuisement de ce doute (intéressant mais contreproductif) contre lequel tout architecte bute à un moment ou un autre de sa carrière.

Il s’agit aussi ici d’expliciter les raisons du choix de la littérature comme sujet d’étude, plutôt que la production d’un anthropologue, d’un philosophe ou d’un sociologue.

Qu’apporte la littérature à ma recherche ? Ma première réponse est l’intuition. La beauté d’une langue réussissant à qualifier l’abstrait, le rythme d’une écriture cadençant la compréhension de choses plus profondes. Mais ceci bien qu’important est trop subjectif pour être pertinent.

Mais, utiliser les lumières de la littérature pour éclairer la condition de l’homme est un paradigme qui a été constamment utilisé par différents acteurs des sciences humaines. Par ailleurs et plus ancestralement dans la mythologie, la pensée elle même était le mythe. Les histoires singulières reflètent une vérité et font parties de ces histoires dont nous avons besoin pour questionner notre condition, car ces dernières ont souvent une portée générale. En effet Homère dans l’Iliade et l’Odyssée ou Tolstoï dans La guerre et la paix avaient l’ambition de parler de l’expérience humaine dans son ensemble.

René Char écrit cet aphorisme « l’homme comme enclave d’inattendue ». Je pense que dans la littérature, il est fait place spécialement à l’homme comme une enclave d’inattendue. La littérature brosse des portraits humains questionnant très justement des cas plus généraux. Pour illustrer et en vulgarisant un peu nous pourrions dire que Ajax, Hamlet et Rogojine par exemple offrent en se croisant une définition assez précise et juste de la folie.

La littérature prend en charge les aspérités, les rugosités de l’existence. Dostoïevski par exemple met toute son œuvre à définir en partie ce qu’est l’Âme russe, et par le biais d’histoires singulières il tente de toucher, de définir de la manière la plus juste la particularité de son peuple. Cet intérêt pour la littérature comme source de vérité a été notamment illustrée par Hannah Arendt qui, après avoir forgé la notion de banalité du mal en 1961, dresse une espèce de panorama des approches théologiques, philosophiques, littéraires de la question du mal.

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Critique à l’égard de toutes elle a cependant le sentiment que seule la littérature n’a pas escamoté la question, et dit : « Shakespeare, Melville ou Dostoïevski, où l’on trouve de grands monstres, ne nous apprendrons peut être rien de précis sur la nature du mal mais ils ont eu le courage de ne pas éluder la question et même de la prendre très au sérieux. Nous savons et nous pouvons presque voir à quel point la question du mal a constamment hanté leurs esprits et combien ils avaient conscience des possibilités de la méchanceté humaine. »1. Elle écrira aussi plus tard «Aucune philosophie, aucune analyse, aucun aphorisme, aussi profonds qu'ils soient ne peuvent se comparer en intensité, en plénitude de sens, avec une histoire bien racontée.». Cette même année elle rédigera Essai sur la révolution 2 ou elle essaye d’élucider un authentique phénomène du mal qu’est la Terreur lors révolution française, et elle va trouver deux soutiens romanesques à son propos que sont Melville et Dostoïevski. Et avec Hannah Arendt il me semble qu’être instruit par le siècle précédent c’est précisément être conduit vers la littérature, vers l’art, vers en tout cas une approche non explicative du réel.

Cette digression sur ces penseurs faisant appel à la littérature pour éclairer des sujets différents du mien a pour but de montrer qu’une hypothèse peut trouver des appuis dans le récit romanesque.

Et donc pour des questions si complexes liées à l’essence de l’homme, comme son rapport à l’espace, il me semble impératif d’aller interroger ce que je pense être la source : l’art et la littérature. La littérature et notamment celle de Proust, cherche à être au plus près de l’étoffe du réel.

* * *

                                                                                                               1 ARENDT H . La crise de la culture, Gallimard, collection Folio Classique, Paris, 1961. Trad. Patrick LEVY 2 ARENDT H . Essai sur la révolution, Gallimard, collection Folio Essai, Paris, 1963. Trad. Michel CHRESTIEN

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❧ Introduction :

« Nous sommes une matière qui épouse toujours la forme du premier monde venu »3 écrit Robert Musil dans L’Homme sans qualité évoquant une adaptabilité de l’homme au contenant hypothétique et changeant que serait l’espace, et installe une hypothèse sur le rapport que l’homme entretiendrait avec l’espace qui l’entoure. A l’instar de cet auteur, Marcel Proust n’aura de cesse, au cours du récit de La recherche du temps perdu d’essayer de définir cette notion abstraite qu’est l’espace. Et c’est cette pugnacité à décrire l’indescriptible qui nous a poussé à entamer ce mémoire.

M. Proust disait que le lecteur est « quand il lit, le propre lecteur de soi-même » 4 évoquant la tendance naturelle du lecteur à importer ses propres questionnements sur ceux du récit. Et c’est la projection de mes questions architecturales à travers le prisme de La recherche du temps perdu qui constitue la matière de ce travail. Pour comprendre ce que serait l’espace selon Marcel Proust nous utiliserons son œuvre comme « une espèce d’instrument optique que (l’auteur) offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eut peut être pas vu en soi-même »5 et nous interrogerons le texte comme le ferait un sociologue lors d’un entretien. Proust étant ici sujet d’observation, d’étude et de réflexion.

Malgré les milliers d’études consacrées aux écrits de Proust qui en font l’écrivain le plus exploré, l’œuvre n’a suscité, à ma connaissance, que peu de réflexions majeures s’approchant du sujet que nous entamons. La raison est que dans ce roman tout psychologique, les décors, à proprement parler, de l’action ne sont pas très détaillés. Dans Du coté de chez Swann, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, et Le coté de Guermantes pour Combray, Balbec et Doncières, types respectivement de gros bourg de campagne, de station de bains de mer, de petite ville de garnisons, Proust s’est contenté de brosser en quelques traits des arrières plans stylisés. Paris est en revanche un lieu réel, mais tout aussi synthétique que les villes fictives de province. Dans La Prisonnière, la capitale se réduit à des impressions kaléidoscopiques, faites de perspectives en trompe-l’œil, de vues qui sont elles mêmes des souvenirs littéraires ou picturaux : l’architecture mauresque du Trocadero d’alors rappelle le fond du St Sébastien de Mantegna6. Son appartement donne sur un boulevard ressemblant à tous ceux qu’a fait percer le baron Haussmann. Tous ces lieux sont définis de manière générique, comme si l’important se trouvait ailleurs, ailleurs dans le dialogue que l’homme entretient continuellement avec l’espace et dont il offre, en revanche, une vision unique et donc précieuse.

Le but, donc, de ce mémoire est d’extraire du récit ce qu’il nous apprend sur notre appréhension de l’espace. Comment décrire l’espace et quel rapport entretenons-nous avec lui ? Quelle représentation de l’espace pouvons-nous faire ? Ces vastes questions contre lesquelles l’architecte butte continuellement en vain, nous essayerons de montrer qu’un auteur de littérature, s’il ne réussît pas totalement, nous offre une partie de réponse, une vision rare sur cette notion. La question de la description de ce sujet, de cette matière, qu’est l’espace pour l’architecte nous amènera forcement à prendre un recul que nous ne pouvons avoir dans cette intimité avec le sujet, mais qu’un auteur, loin de nos considérations expertes, nous offre.

Ce rapport à l’espace introduit par Proust est un rapport herméneutique, c’est à dire de lecture interprétative de ce dernier. La vision d’un auteur aussi singulier, contient une telle part de sentiment universel qu’elle ne peut être qu’un socle pour la création architecturale.

                                                                                                               3 MUSIL R. L’homme sans qualité, Seuil, collection Points, 1932 (1956 pour l’édition française). Trad. Philippe JACCOTTET 4 PROUST M. Le temps retrouvé, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1927, partie IV p489 5 PROUST M. Le temps retrouvé, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1927, partie IV p490 6 PROUST M. La prisonnière, Gallimard, collection Folio Classique, Paris, 1925, p157

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L’œuvre À la recherche du temps perdu est construite autour de trois thèmes généraux. L’amour, l’art, et la mémoire. Des thèmes plus transversaux, lient ces différents thèmes entre eux, leurs donnent une cohérence, une logique. Ces thèmes sont notamment l’architecture, l’habitude, l’aristocratie, le snobisme… Et c’est dans ces sous-thèmes, moins travaillés, que nous puiserons la matière de ce mémoire.

Il s’agit aussi de Proust qui, en tant qu’écrivain, a une capacité poétique, abstractive et de liberté par rapport aux mots (ce que les sociologues ou anthropologues n’ont pas forcément), capacité aussi d’analyser avec finesse les états psychiques et affectifs en interaction (ou confrontation) avec les lieux parcourus et vécus par lui. Et nous essayerons de discerner ce qui est transposable dans cette expérience particulière et donc ce qui nous concerne, nous, en tant que futurs architectes. Dans ce but nous avons extrait de l’œuvre un corpus de textes, sélectionnés pour leur pertinence et leur clarté dans ce qu’ils révèlent sur le sujet de l’espace, et cristallisés autour de trois échelles : la chambre, la maison et la ville. Ce corpus de textes présenté comme un fascicule à part est fondamental pour la compréhension de l’argumentaire développé ici. Pour une question de taille de certains des extraits, ils n’ont pas pu être intégrés au corps de la dissertation sans en menacer l’équilibre. Mais ces extraits bien que, pour les questions pratiques évoquées, séparés du corps du mémoire n’en sont pas moins le socle de notre réflexion. Le travail réalisé ici est toujours intimement lié à ce corpus de textes.

Pour d’autres raisons pratiques que vous comprendrez aisément, la sélection de textes n’est pas exhaustive, car seule La recherche du temps perdu en elle même l’est sur ce sujet. Mais ce travail aimerait aussi avoir pour but d’inciter ses lecteurs à la lecture (ou la relecture) de cette œuvre majeure. Nous avons décidé de traiter ce récit comme une autobiographie (ce qu’il n’est pas tout à fait), car, en ce qui nous concerne, nous pensons que le narrateur et l’auteur se confondent dans leurs idées sur l‘espace. Ce mémoire structuré comme nous l’avons dit plus haut autour de trois échelles sera composé de trois parties.

La première, intitulée- La chambre - tentera d’épanneler, autour de ce lieu matriciel pour l’auteur et le narrateur, un portrait des différentes caractéristiques de la perception spatiale de l’auteur liées à ce lieu. Dans cet objectif, en commentant des textes en annexe, cette partie questionnera les notions de relativité spatiale, d’habitude, et d’immanence de sens dans l’inerte. Ces notions ont la caractéristique, sous la plume de Proust, de remettre en question l’idée d’espace rationnel et normé autour de nous. Les thèmes proustiens plus généraux, qui seraient le souvenir, l’intermittence du sentiment, ou l’amour sont confrontés ou appliqués à la chambre et en révèlent des aspects inédits.

La deuxième partie prend comme entrée dans l’œuvre - La maison -. C’est davantage l’échelle spatiale représentée par la maison qui nous intéresse ici. Nous évoquerons les thèmes de transition, de discontinuité et de cristallisation de sentiments dans l’architecture.

La troisième partie traitera de – La ville – toujours en tant qu’échelle spatiale. Ici les thèmes seront la discontinuité spatiale et l’archipel géographique.

Nous conclurons par une ouverture sur les applications qui pourraient nous sembler illustratives dans l’architecture et dans l’art, de cette pensée proustienne de l’espace que nous aurons tenté de définir.

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❧ La Chambre : La chambre ou plutôt les chambres de Marcel Proust ont une importance capitale dans son œuvre. Avant toute chose il est important de noter que La recherche du temps perdu a été écrite en grande partie depuis un lit, dans sa chambre du 102 Bd Haussmann. La chambre est donc une sorte de matrice pour l’écrivain, espace protecteur pour sa santé fragile, et lieu lui fournissant l’isolement nécessaire au travail considérable de mémoire et d’analyse qu’a demandé l’écriture de ce roman. Sa chambre était tout-à-fait particulière (reconstituée au musée Carnavalet), couverte de liège sur les murs, les fenêtres constamment ouvertes derrière plusieurs couches d’épais rideaux. Sur le lit s’empilaient des dizaines de couvertures avec, par dessus, sa table d’écriture. Sa chambre n’est pas belle à proprement parler, elle a ce charme d’être spécifique à un style de vie, d’être une sorte de tabernacle de la pensée de l’auteur. Il n’est pas étonnant que cette pièce soit le cadre des premières lignes, du premier tome (Du coté de chez Swann) de La recherche : « Longtemps je me suis couché de bonne heure… »

Ce thème de la chambre sera un leitmotiv dans la recherche. Tour a tour accueillante, effrayante, prison, ennuyeuse etc… Proust traite cette pièce comme un espace signifiant tous les autres, révélateur non seulement de phénomènes spatiaux uniques mais aussi d’un rapport à son « habitant », très particulier.

La chambre et le lit sont des sujets qui, de manière générale, ont été beaucoup traités tant en littérature qu’en sociologie ou en philosophie. Mais Proust dans ce rapport si particulier qu’il entretient avec l’architecture et les hommes nous apporte sur ce lieu une vision unique, qui ne peut que nous captiver, nous architectes.

"Sleeping With The Window Open", ink on paper, 74x55, 2003 MATHEW BORRETT « La chambre siège d’une perception globale »

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Nous évoquions dans l’introduction de ce travail la présence de sous thème dans À la

recherche du temps perdu, un de ces thèmes est l’habitude, véritable pièce d’architecture de la cathédrale que Proust a bâtie. On la retrouve dés les premières pages et jusque dans Le temps retrouvé (tome final). Dans Albertine disparue l’habitude qui à déjà été évoquée de nombreuses fois auparavant est élevée au rang de théorie ou de concept en prenant systématiquement un H majuscule.

Le héros de la recherche trouve toutes sortes de qualités à l’habitude et notamment une manière particulière d’habiter un lieu mais aussi d’oublier une personne (l’Habitude liant ici deux de ses thèmes : Amour et Mémoire). Et, ce que Proust souligne le plus dans le caractère particulier de la chambre, c’est sa propension à devenir un lieu d’habitude. Quel lieu est-il, en effet, plus quotidien, plus habituel qu’une chambre ? L’auteur l’érige en tant que qualité première, c’est à dire recherchée, de la chambre car il définit ici une vision positive, non courante de l’habitude. C’est d’ailleurs une de ses originalités. L’habitude nous évoque la banalité quotidienne, la routine. Lui, la juge indispensable. Ici l’habitude est une « aménageuse » sans laquelle nous ne pourrions vivre nulle part. Dans un espace nouveau, on ne vit qu’à travers la découverte du lieu. Le « je » ne reprend sa place que lorsque l’habitude a maitrisé un espace. L’habitude c’est le temps qu’on passe dans un lieu, qui permet de nous le faire oublier, de le rendre moins présent. L’architecture s’impose tellement à notre attention, accroche tellement les sens, qu’il n’y a que l’habitude qui nous fasse sortir de cette obnubilation. Nos notions de confort, de nid, d’intimité sont en fait selon Proust directement liées à ces phénomènes d’habitude. Apprécier un espace serait aussi ne pas le voir. L’habitude marque un territoire qui n’est plus à découvrir, mais qui nous laissera la joie de le redécouvrir dans une situation particulière. Proust traite de l’habitude comme un objet d’étude phénoménologique. Une phénoménologie, proche de celle d’Husserl ou de Ricœur, qui prend pour point de départ l'expérience en tant qu'intuition sensible des phénomènes, afin d'essayer d'en extraire les dispositions essentielles de l’expérience ainsi que l'essence de ce dont on fait l'expérience. L’habitude selon Proust pourrait rentrer dans cette science des phénomènes, c'est-à-dire la science des vécus par opposition aux objets du monde extérieur. Cette notion est, comme nous allons le voir dans le développement autour des textes sélectionnés, un point clef de la vision proustienne de l’espace.

Dans le cadre de l’Habitude se dégagent des possibilités abstractives, et notamment pour les objets meublant cet espace. L’objet n’a plus une simple fonction mais il est le représentant d’un équilibre. Le meuble de la chambre, dans un rapport si quotidien, ne signifie pas uniquement ce qu’il est, mais surtout ce qu’il évoque. L’homme n’a de cesse, selon Proust, de garnir de sens, de signification, les objets et les espaces qui l’entourent. Le développement qui suit traite de la chambre et de son impact dans notre vie, que la lumière de Proust vient un peu plus qualifier, éclairant le mystère de cet espace fondamental.

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                       ☛ Analyse des extraits de textes. (Textes q,e,y,o,1),s & f du corpus.) 1/ LA RELATIVITÉ SPATIALE : « _Peut-être l'immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d'autres, par l'immobilité de notre pensée en face d'elles. »7 Le texte qui se trouve en position  q  dans le corpus est l’entrée en matière que fait le narrateur sur le sujet de la chambre. Il fixe ainsi dés la page neuf son intérêt particulier pour cette pièce. Il n’aura de cesse de faire référence à cet épisode dans le reste du roman, car ce passage se situant dans le présent de l’écrivain mais évoquant toutes les chambres de sa vie permet de brosser un grand nombre de situations et de lieux de la vie du narrateur. (D’une manière générale Du coté de chez Swann pose toute les bases, toutes les théories que l’auteur développera dans les autres tomes. À la manière d’une introduction de mémoire, dans ce premier volume, l’auteur présente toutes ses idées.)

Le roman débute donc par le tourbillon de ces chambres de la vie du narrateur et cette question reproduite ici en tête de paragraphe. Question que tout le monde s’est posée, question quasi ésotérique, mais que Proust pose avec extrêmement de sérieux. Car l’auteur met sur un pied d’égalité le ressenti et la réalité. Comme si ces deux notions étaient dans un rapport de force perpétuel. De la même manière qu’Edmund Husserl affirme que « La terre ne se meut pas »8, Proust affirme que l’espace qui nous entoure est mobile. Le philosophe allemand part du principe que notre sensation ou intuition est une source de vérité. En effet lorsque nous nous levons le matin, nous voyons le soleil se lever et non la terre tourner. Cela suffit à en faire une vérité aussi forte que la vérité Galiléenne. Proust, lui, dit que l’espace, et les objets qui le composent, si fixes en théorie, sont constamment en mouvement par rapport à nous, car notre pensée les transforme et les déplace en permanence.

                                                                                                               7 PROUST M. Du coté de chez Swann, Gallimard, Collection Folio Classique, 1913, p.6 8 HUSSERL H. La terre ne se meut pas, Pradelle, 1989, Edition de minuit, collection Philosophie, 1989. Trad. Didier Frank, Jean-François Lavigne et Dominique Pradelle.

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L’auteur étaye tout de suite son propos par une situation particulière révélant cette affirmation anticonformiste. Dans un demi-sommeil et dans le noir, le narrateur cherche où il se trouve. Les espaces qu’il a connus et les époques qu’il a traversées tournent autour de lui dans l’obscurité. Ne se fiant qu’à ses sens pour deviner le lieu où il est, son intelligence n’étant pas assez réveillée pour reconstituer un cheminement logique, il cherche en premier grâce à « la forme de sa fatigue ». La mémoire de son corps lui offre alors un parcours à travers les chambres de sa vie. Ce parcours n’est pas qu’un acte mental, le narrateur le ressent si fort que l’espace a l’air de véritablement se transformer autour de lui. (Ce tourbillon de chambres a d’ailleurs incité J. Gracq à faire l’inventaire exhaustif des chambres de sa vie.) Les chambres que l’on a habitées sont inscrites dans la mémoire de notre corps. Et par une sorte de chiropratique le lit ou le narrateur est endormi, fait ressurgir ces chambres. Les chambres sont spécialement intégrées à la mémoire de notre corps car nous avons un rapport intime et particulier avec elles. Il y a comme une identité associée à chaque chambre ou nous avons vécu. Et ce sont ces « personnalités » de chambres que Proust décrit. Chacune passe autour de lui et lui rappelle ses particularités. Ce qui lui permet de définir un panel de chambres et de situations dans lequel il a vécu et qui établit, pour lui, sa notion de ce qu’est une chambre. « le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau d'air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte d'impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer et qui se sont refroidies »  extrait du texte q du corpus.    

Par exemple ce dont il se rappelle de cette chambre hivernale ce n’est pas son architecture réelle, sa volumétrie, mais plutôt l’espace confortable contenu dans ce volume générique qu’est la chambre. La chambre n’est ici qu’un jeu de rapports thermiques. Quelques lignes plus loin c’est la délicatesse avec laquelle l’architecture traite avec les objets de la pièce, sorte d’attention du contenant envers le contenu, qui donne son caractère à la chambre. Encore plus loin, ce sont l’odeur, la couleur ou le bruit qui donnent des particularités à ces chambres. Proust dresse, comme La Bruyère le fait avec les hommes dans ses Caractères, des portraits de ces chambres, ou plutôt de la relation qu’il a entretenue avec ces chambres. Et c’est par ce « dialogue » entre la chambre et le corps qu’il termine ce paragraphe, tout en introduisant la notion d’habitude. (cf introduction de la partie Habitude). Ces espaces qui nous entourent sont davantage caractérisés par la manière dont on les perçoit que par leur matérialité. Cette perception est la résultante d’une équation entre la pensée et la mémoire du corps, mémoire fondamentale dans l’œuvre de Marcel Proust (l’épisode de la madeleine étant son illustration la plus fameuse). La mémoire du corps permet la résurgence du souvenir et des sentiments éprouvés, d’une manière plus complète que ne l’aurait fait la pensée seule. Le sentiment que l’on éprouve lorsque le corps nous livre ce « moi » oublié est précisément ce qui amènera le protagoniste à entreprendre une carrière artistique dans « Le temps retrouvé ».

Il est intéressant aussi de noter que Proust en parlant de l’espace et de la mémoire place la pensée et le corps comme deux choses distinctes tour à tour complémentaires et antagonistes. « je l'avais reconstruite tout entière et meublée comme un architecte et un tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et aux portes, j'avais reposé les glaces et remis la commode à sa place habituelle. »  extrait du texte y du corpus.    

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Le texte y est la suite du texte q séparés l’un de l’autre par une parenthèse de 200 pages. Le thème de la construction mentale d’espace autour de nous est alors repris et complété.  

Les chambres de sa vie sont effectivement passées, se sont véritablement construites puis déconstruites, dans l’espace neutre et nocturne encadrant le réveil du protagoniste. Puis le jour qui se lève lui permet d’obtenir de plus en plus d’informations sur l’espace dans lequel il se trouve. Le narrateur doit donc reconstruire fragment par fragment comme un architecte la pièce qu’il devine. Le jour advenu permet un réajustement définitif, de l’aménagement de la chambre. Les objets prennent enfin leur place « réelle ». Et pour montrer la force de ce sentiment Proust n’utilise plus la comparaison et le « comme » mais affirme que la cheminée est « poussée », « le mur écarté », « la courette règne à l’endroit où s’étendait un cabinet de toilette ». L’auteur ne transige pas sur la réalité de ce qu’il vient de ressentir à son réveil. La réalité spatiale, réalité du géomètre, est en fait bien plus abstraite, selon lui, que sa réalité propre, bien qu’elle soit fantasmée. L’espace est une matière molle que l’imagination, l’esprit ou l’attention viennent déformer.

Ce refus d’une réalité objective et scientifique est un des thèmes de la recherche du temps perdu. Proust illustre ici son rapport à l’espace et son refus d’Une Vérité immuable, préparant le terrain de sa théorie sur l’amour et sur l’art qui suivra cette même logique. En effet les « intermittences du cœur » dans l’amour nous font comprendre cette obsession d’une réalité relative à soi. En amour on accepte aisément que notre relation à l’autre soit en perpétuel mouvement que l’autre soit « plusieurs », que l’autre soit changeant. Proust traitant des espaces comme des hommes annonce que ce rapport relatif est donc universel.    2/ L’ HABITUDE : « L'habitude ! Aménageuse habile mais bien lente, et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire ; mais que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans l'habitude et réduit à ses seuls moyens, il serait impuissant à nous rendre un logis habitable. »  Extrait du texte q du corpus    

Nous reprenons la fin du texte q précédemment commenté, ou Proust entre dans le vif d’une de ses théories : Le logis est inhabitable sans habitude.  

Ce qu’il explique poétiquement en disant que son esprit « se disloque » ou « s’étire en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre » , c’est ce que nous éprouvons face à la nouveauté, quand on la ressent comme un phénomène intriguant et hostile sans forcément l’identifier en tant que telle. Dans un espace nouveau le corps et l’esprit sont constamment sollicités par la découverte de nouveauté. Le logis étant un espace de « soi », l’architecture doit pouvoir s’oublier. L’habitude nous permet justement cela, l’oubli bénéfique de notre cadre. Combien de fois en effet grimpons-nous un escalier ou nous installons-nous à notre bureau sans y avoir prêté attention ? Et, même si ce n’est pas systématique, bien souvent dans un lieu nouveau, notre attention se porte continuellement sur des détails, une matière, une hauteur, une odeur, une couleur, le poids d’un des composant de cet espace…

Les termes violents que Proust utilise pour servir son propos (disloquer) sont en rapport avec la présence mentale que nous impose la découverte d’une chambre. Bien sûr l’auteur ne nie pas l’importance de la découverte (nous allons le voir plus tard) mais dans un monde et à une époque glorifiant l’explorateur, il affirme tranquillement cette beauté et cette utilité de l’esprit casanier.    

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  Comme il a été évoqué plus haut Du coté de chez Swann annonce les thèmes que les autres volumes approfondiront.  Les textes o,1) & f  du corpus poussent plus loin, développent cette vision particulière de la chambre observée à travers le filtre des habitudes. Ils concernent tous la même chambre, celle de son hôtel à Balbec.    Avant toute chose, et après avoir brossé un peu grossièrement la vision Proustienne de l’habitude, il me semble important de faire un portrait plus générique de cette dernière.

L’habitude est un mot qui vient du bas latin habitudo « manière d’être, aspect physique », « relation », dérivé du supin habitum « se tenir, se trouver dans tel état » qui est par ailleurs la racine commune entre habiter et habitude. Le dictionnaire historique de la langue française le définit comme : « relation de tous les jours, fréquentation ordinaire » et « manière d’être disposition acquise par la répétition ». L’habitude est donc une manière d’être liée à une notion de temps et de fréquentation. Mais pourquoi Proust, qui choisissait presque maladivement chacun de ces mots, n’a t’il pas choisi familier, routinier, répétitif, ou rituel pour qualifier ces espaces ? Bien que tous ces adjectifs mettent en rapport une manière d’être et une notion de temps, seul l’habitude est un terme tout aussi fort s’agissant des hommes entre eux, que des hommes avec les choses. On a l’habitude d’aller quelque part, comme on à l’habitude de voir quelqu’un. Et Proust cherche et trouve dans ce concept fédérateur de l’habitude, le concept capable de rassembler la relation qu’il a avec l’homme et celle qu’il a avec l’espace. D’autre part plusieurs parties de son œuvre portent sur l’étymologie, il relie donc ce mot à habiter, et lorsque qu’il parle d’une habitude aménageuse de notre logis, c’est une référence directe à cette racine commune. Les autres termes proches d’habitude ont aussi un caractère spécifique, parfois une connotation qui les rendent moins adaptables à tout propos. Proust en bon rhétoricien préfère donc un terme plus vague, qu’il peut employer systématiquement, qui sert mieux son propos général.

Pour finir nous pensons que Proust tient à remettre au goût du jour, ce terme tristement connoté. L’habitude « sonne » déjà à l’époque où Proust écrit, (et peut-être plus encore actuellement) comme un travers, un défaut que l’on doit cacher. Dans une époque prônant l’aventure et la découverte, la nouveauté perpétuelle, le spectaculaire, Proust défend son mode de vie, justifie son rapport aux choses. « C’est notre attention qui met des objets dans une chambre, et l’habitude qui les en retire, et nous y fait de la place. »

C’est par cette phrase que Proust reprend p.237 dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs (texte  ⑨  du corpus) ce thème de l’habitude. C’est ce rapport physique du « met » et « retire » qu’il confronte aux notions psychiques d’ « attention » et d’ « habitude ». Et c’est toujours l’anticipation de l’affirmation d’Husserl : la sensation, l’expérience sont des réalités. L’appartenance d’une chambre n’est plus un acte de volonté ici (« mienne de nom seulement ») car l’inconnu ne laisse pas de place à l’auteur. La chambre, Sa chambre, n’est aucunement sienne, tant qu’il n’y a pas pris ses marques. On retrouve ici le motif de l’espace personnifié et le rapport dynamique que Proust entretien avec lui. Il traite de l’espace comme des hommes et donc use de personnification des objets et des murs de la chambre (qui jettent des coups d’œil méfiants). Il y a comme une timidité réciproque entre l’espace et l’auteur. Les objets témoignent du dérangement qu’occasionne l’adolescent dans leur vie d’objets.

En isolant ce passage on pourrait se croire devant une mauvaise imitation de Lewis Carrol, tant il est fantastique. Mais Proust est en cohérence avec le reste de son roman : En expliquant par le biais d’images fortes qui changent le rapport qu’ont habituellement les choses

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et les êtres entre eux (il parle ici des meubles comme on parle des gens), il vient appuyer et révéler une sensation que nous avons tous ressenti. L’animosité ressentie d’un lieu, qui n’est en fait que le rebond ou l’écho de la nôtre, sentiment par ailleurs courant, est ici accentuée par cette personnification des éléments composant la chambre. La pendule continue « à tenir dans une langue inconnue des propos » et « les grands rideaux violets l’écoutaient sans répondre ». La chambre nouvelle est envisagée comme un lieu historique ou touristique, mais ne peut être un lieu de sommeil et de repos. Les objets d’une chambre habituelle sont comme des annexes de son propre corps, des prolongements de celui-ci, alors que dans la nouveauté chacun de ces corps étrangers pèse de tout leurs poids, capturant son attention. La différenciation entre le corps et l’espace dans un lieu habituel est infime ou inexistante pour l’habitant de cet espace. Notre relation est donc aussi un peu perverse avec l’espace d’habitude, que l’on se trouve ainsi incapable de juger ou même de discerner. L’appartenance d’une chambre est donc présentée ici comme liée à la fusion de cette dernière avec notre corps. Proust dans cet extrait semble même dire que l’on appartient à une chambre plutôt que l’inverse. La conquête d’une chambre se vit comme une bataille ayant pour butin l’habitude. L’auteur choisit une métaphore filée militaire. La chambre d’hôtel l’attaque. C’est par le biais olfactif qu’a lieu cette attaque, comme cela s’est déjà produit pour l’escalier (voir texte w). L’auteur encaisse l’attaque par les reniflements qu’il décrit alors : cet inconnu pénètre en lui, en ses parties les plus intimes par son odeur, son hygrométrie, sa température. Son corps incapable de prendre le dessus n’est plus que menacé par cette offensive de l’espace étranger. Dans cette chambre surpeuplée d’éléments hostiles il est seul et veut mourir comme quelqu’un dont on se moque en public. Car c’est cela qu’il ressent, une gêne, une honte d’être autant étranger. Seule l’arrivée d’une alliée (la grand mère) permettra d’apaiser un peu ce sentiment. « N’ayant plus d’univers, plus de chambre, plus de corps que menacé par les ennemis qui m’entouraient, qu’envahi jusque dans les os par la fièvre, j’étais seul, j’avais envie de mourir. Alors ma grand’mère entra ; et à l’expansion de mon cœur refoulé s’ouvrirent aussitôt des espaces infinis. » Cet extrait révèle une sorte de xénophobie spatiale. Comme si intrinsèquement nous avions peur de la nouveauté, l’espace ne dérogeant pas à cette règle. Il y a, certes, une sorte de maladie Proustienne de la nouveauté. Ces affirmations nous semblent bien évidemment exagérées, mais dans sa névrose Proust nous apporte des notions capitales sur l’idée de chambre, d’habitat ou d’appartenance à un lieu. « Ma chambre me semblait tout d’un coup nouvelle ».  Dans le texte 1),  cette chambre de Balbec, si redoutée au départ, c’est transformée en un espace d’habitude, le cadre d’une vie adolescente et balnéaire. « Nous modifions inlassablement notre demeure autour de nous » cette phrase illustre une fois de plus cette belle vision que Proust nous offre de la maison, sorte de masse à peine épannelée que l’on travaille sans cesse afin de lui donner la forme qui convient a un moment donné.

L’habitude dispense de sentir, rappelle encore Proust au début du paragraphe. Il est intéressant de noter que Proust, écrivain de la sensation, ne peut vivre sans l’Habitude. C’est pourtant bien l’habitude qui détruit la sensation, mais il ressent tellement fort les choses que l’habitude lui offre quelque repos.

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Ensuite ce texte est intéressant car il énumère les différents stades de la relation que l’auteur entretient avec sa chambre qu’il habite depuis trois mois. Partant toujours de la sensation comme source de vérité, il présente cette chambre comme une succession de chambres différentes. Les stades successifs sont les suivants:

• L’habitude agit sur l’espace « supprimant les éléments (…) qui objectivaient notre malaise » • L’habitude obtenue permet à la chambre d’être le réceptacle et la complice des humeurs

du protagoniste. « Puissante sur sa sensibilité pour lui donner de la joie ». La nouvelle chambre « apprivoisée », vient s’associer aux péripéties de la vie de l’adolescent.

• Puis vient le temps de l’habitude brisée, de l’attention. Le motif de l’espace modelable, n’était illustré jusqu’ici que par l’ « outil » de l’habitude, travaillant en creux, enlevant de la masse. Ici l’auteur trouve en opposition l’attention, travaillant à plein, révélant et rajoutant de la matière. Car l’attention agit en rupture avec l’habitude, ouvrant furtivement notre œil sur un espace oublié, elle permet de l’observer d’une manière purement esthétique. Le rayon particulier de soleil d’une soirée est pris comme exemple d’activateur de cette attention dans le néant habituel. « la chambre purement esthétique des soirs picturaux »

• Pour finir, l’habitude finissant sont travail efface totalement la pièce. Cette chambre est celle où il est depuis tant de jours qu’il ne la voit plus. Elle n’est plus une peur, plus un bonheur, plus une beauté, elle est neutre. Car l’habitude est un processus qui s’étale dans le temps, et qui, laissant encore de la place à l’interaction homme/espace au début, vient à un moment l’anéantir.

• Enfin seul un acte aussi puissant que l’amour aux yeux de Proust vient lui faire reprendre conscience de cette chambre disparue. Il voit cette chambre comme un objet de conquête d’Albertine (jeune fille vénale). La richesse et la beauté du mobilier, qui lui faisaient peur quelques mois auparavant, deviennent un atout dans son obsession amoureuse. La chambre devenue neutre devient nouvelle car il la regarde avec les yeux de la fille qu’il aime. La chambre devient « réelle ». La pièce après le ravage de l’habitude n’est plus que son image, sa représentation. Elle n’a plus la prestance ancienne, elle est jugée comme un objet pour atteindre un but. Cette chambre redevient, dans ce contexte particulier, mesurable, objective et évaluable. Elle en est réduite à sa valeur la plus triviale, sa valeur pécuniaire.

« Je prenais conscience de mes propres transformations en les confrontant à l'identité des choses. » Le texte f  clos le cycle de la chambre de Balbec. Comme l’exprime la phrase ci-dessus, l’auteur dresse un bilan de ses années passées dans la pièce. Il propose un parallèle entre les variations de son sentiment envers les gens et sa relation à sa chambre, ceci lui permettant la mise en perspective du souvenir. L’homme et l’espace sont égaux devant l’habitude (« On s'habitue pourtant à elles comme aux personnes ») et notre travail de mémoire est le seul qui puisse ressusciter ces éléments tombés dans l’habitude. Mais la chambre physiquement n’a pas changé, dans la projection du souvenir elle apparaît donc comme une sorte d’œil immobile et bienveillant, témoin et donc complice des alternances de notre vie. Cette notion d’une unité de lieu transformé par les états d’âme des personnes qui la traversent est une des règles de la tragédie classique. (Unité de lieu, de temps et d’action.) Par exemple, la chambre du palais de Néron dans Britannicus de Racine est le réceptacle unique de l’action. Cette

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dernière est « filtrée » par cette chambre. La chambre c’est le spectateur. Cette pièce est le réceptacle mouvant des humeurs des protagonistes qui la traversent. Tour a tour lit sensuelle, conseil de guerre, objet du drame, lieu stratégique, siège de l’exécutif, rempart contre la honte ou cachette, la chambre dans cette tragédie est comme le dernier personnage insufflant et absorbant toutes ces humeurs. Et c’est ce sentiment que Proust met en avant quand il se souvient du temps passé à Balbec. La chambre est le réceptacle, l’image de l’action parcequ’elle en est le témoin le plus fixe. 3/ L’IMMANENCE DE SENS DANS L’INERTE

Le texte s du corpus est un cas particulier et qui une fois de plus traite de l’habitude, mais ici avec une vision toute autre. Le texte, au début, reprend le motif de l’habitude aménageuse, il rappelle qu’un espace a un effet tellement puissant sur notre pensée qu’il n’y a que l’habitude qui nous libère de cette allégeance à la sensation spatiale. La pensée envoie alors comme un émissaire l’habitude qui se charge avec le corps de la relation physique à l’espace, laissant à la pensée tout le loisir de s’extirper de cette condition physique. (Nous notons d’ailleurs le caractère redondant de ce thème, Proust insiste lourdement sur cette notion peu commune.) Le « moi » de la nouveauté spatiale reste inchangé depuis l’enfance chez Proust. Dans ses multiples « moi », l’amoureux, l’artiste, le fils ou petit-fils (car l’auteur dit que nous sommes composé de plusieurs « soi » qui peuvent être extrêmement éloignés les uns des autres.) ce « moi » particulier de l’arrivée dans une chambre nouvelle est inchangé depuis sa toute petite enfance. La sensation est intacte et n’a pas muté avec l’âge, soulignant donc une fois de plus son importance. Mais tous ces thèmes, évoqués plusieurs fois déjà dans ce mémoire, ne sont pas le véritable sujet du paragraphe. L’auteur est justement surpris par une différence de réaction face à un même style de nouveauté (le protagoniste arrive comme dans les extraits précédents dans une nouvelle chambre d’hôtel). Cette différence est amorcée par le « Or » de la dixième ligne. L’auteur n’est finalement pas seul. De la même manière qu’il voyage en regardant l’indicateur des chemins de fer ou en entendant le nom de Florence, Parme, Balbec et Venise, parce qu’il y imagine les histoires qu’il pourrait y vivre9, Proust se rassure en imaginant les « vies » des meubles et des pièces de ce vieux palais transformé en hôtel. Mais c’est aussi l’inutilité, le « désœuvrement » des meubles, qui ne les rend pas hostiles au nouvel arrivant. Les meubles du palais ancien ont l’air aussi étrangers que lui dans cet hôtel moderne. L’absurde des espaces de cet hôtel, avec « ses couloirs revenant sur leur pas » avec ses « vestibules longs comme des corridors et ornés comme des salons » ne sont tellement pas adaptés au nouvel usage de la demeure, qu’ils ont l’air d’en être des pensionnaires autant que le narrateur. (Reprise de la personnification de l’espace). Les espaces, par leurs incongruités apportent un calme au narrateur que personne ne pourrait lui apporter. Les meubles viennent « offrir leur compagnie ». Le champ lexical diffère des« arrivées dans une chambre »décrites précédemment : voisins oisifs, non bruyants, prévenance silencieuse, colonie de personnes, vie (…) silencieuse, les pièces courent, sont innombrables, étonnées, fuyantes.

                                                                                                               9  Ces voyages imagina ires font référence a une part ie c lôturant Du coté de chez Swann , Nom de pays : le nom.  

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« l’idée d’un logis, simple contenant de notre existence actuelle et nous préservant seulement du froid, de la vue des autres, était absolument inapplicable à cette demeure » Proust compose avec cet existant qui le touche par son absurde et son histoire. Les meubles toujours personnifiés, se rencontrent, s’évitent, s’accueillent. Il est l’hôte, l’invité de ces meubles qui ont vécu avec l’histoire de la maison, et qu’il ne veut pas déranger. Le grand salon a pris « l’habitude de s’étendre entre ses appuis de vieil or, sous les nuages de son plafond peint » et le protagoniste a une « curiosité familière » pour les pièces. (Par leur bizarrerie, les pièces lui sont familières). L’ancien palais propulsé dans la modernité de l’hôtellerie s’accommode mal du changement comme l’auteur s’accommode mal du passage de l’enfance à l’âge adulte. Les petites pièces asymétriques courant autour du grand salon lui sont familières parce qu’elles sont les stigmates d’un temps perdu que l’auteur s’efforce dans sa propre histoire de retrouver depuis le début de l’œuvre. Notre jugement spatial est, nous le savons, influencé au plus haut point par notre enfance, mais ici Proust relie son rapport personnel à l’espace à un processus historique commun. La maison entretient une relation « particulière » avec lui. Par son désordre, son asymétrie, ou le caractère obsolète par exemple, de son « petit escalier » lui évitant l’ascenseur et l’escalier d’apparat. Ce petit escalier inutile (« qui ne servait plus ») semble du coup destiné à lui seul ; Proust révèle ici une relation égoïste avec l’espace que l’on n’accepte que lorsqu’il semble avoir été conçu pour nous. Ainsi, le jeu de l’architecte est souvent de faire croire à l’occupant qu’il en est le seul véritable, que l’espace lui est dédié. L’habitant exige une intimité exclusive avec l’espace. (Rapport à l’espace que Proust compare à celui, tout autant exclusif, qu’il entretient, personnellement comme grand jaloux, avec les femmes ou les hommes). Les marches de ce petit escalier sont familières avant d’être connues car le narrateur s’imagine que les anciens maîtres de la maison lui transmettent leurs habitudes. La demeure est tellement remplie par son histoire, l’histoire y est si présente qu’elle vient insuffler, diffuser une habitude par procuration au narrateur, ce qui lui permet de ne pas sentir chaque marche à gravir, comme c’eût été le cas dans un escalier commun. Proust ne se limitant pas à justifier par la seule force de son imagination l’effet que ce lieu a sur lui, il fournit des indications précises sur la manière dont l’architecture participe à ce sentiment. Le dispositif des deux cabinets en enfilade ne communiquant qu’avec la chambre enlève la sensation d’enfermement tout en gardant le plaisir de la solitude, ce qui produit une sensation de liberté. La notion la plus marquante de ce passage pourrait être décrite par le terme d’atavisme spatial. Le caractère antique habituel de l’espace rejaillit des générations plus tard sur un nouvel arrivant. C’est plus simplement l’idée que l’histoire que l’on imagine propre à un lieu nous aide à l’habiter.  

Pour finir sur le thème de la chambre, nous discuterons du texte e, qui vient spécifiquement traiter de cette mémoire que l’on dépose dans les objets et espaces qui nous entourent. Au début du texte Marcel Proust s’oppose à la théorie anglaise esthétique de l’époque. La beauté est liée à l’utile selon William Morris et Proust ne peut concevoir un tel dogmatisme. Il aime sa chambre remplie de choses « qui ne pouvaient servir à rien » et ces choses qui ne servent à rien rendent même difficile l’usage de celles qui sont utiles. Proust d’ailleurs utilise beaucoup le mot « chose », car il n’arrive pas à qualifier toutes ces entités disparates, qui trouvent leur beauté dans cet inqualifiable vague. Comme dans le texte précédent les choses inutiles semblent vouloir la compagnie du narrateur, et c’est cette personnification qui donne à la chambre sa beauté. (Les courtines dérobent au regard le lit, les couvre-pieds, les couvre- lits, les taies d’oreiller consentent à passer la nuit sur le fauteuil etc).

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Les matières des objets sont toujours décrites très précisément, comme si il décrivait un trait de caractère. Les étoles ajourées le retiennent de leurs épines. La pendule bavarde dans l’intimité, « isolée des contacts vulgaires » par une cloche, « pour des coquillages venus de loin et pour une vieille fleur sentimentale ». L’habitant de la chambre et les objets qui la peuplent ont des sortes de traditions en commun.

Mais surtout cette inutilité permet de « remplir » ces objets du sens que l’on souhaite. L’auteur a d’ailleurs recours à la métaphore filée religieuse pour décrire toutes ces choses, car seule la religion met autant que lui d’immanence et de sens dans les objets

Proust fixe des sentiments sur les objets, qui deviennent alors détenteurs du pouvoir de convoquer ce sentiment. On appelle d’ailleurs « souvenirs » ces petits objets inutiles que l’on rapporte de pays visités. Proust dit que nous mettons de la même manière du sens et des souvenirs dans les objets qui nous entourent. Et de la même façon que la statuette de la tour de pise sous ses flocons de neige a la capacité de nous replonger dans un voyage ancien, les objets d’une chambre sont les dépositaires d’une partie de notre mémoire que nous pouvons convoquer en les revoyant. La magie de la chambre est là, dans cet espace où seul le lit est indispensable, mais que nous garnissons de souvenirs, car ce lieu est un point fixe dans une vie, un endroit intime auquel on peut se fier pour déposer des bouts de notre mémoire qui seraient sans cela trop difficiles à porter. La mémoire consignée dans ces objets est convocable par le simple fait de notre attention portée sur eux. Ils sont les détenteurs et les déclencheurs de nos souvenirs de la même manière que le sera la « madeleine » génératrice du roman.

* * *  

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❧  La Maison  La Maison chez Proust n’est pas tellement traitée en tant qu’élément architecturalement

jugeable ou émotionnellement actif. On la trouve plutôt par fragments (un escalier, une remise, un bout de son jardin ombragé), ou déterminée par sa position géographique (séparant le côté de chez Swann du coté de Guermantes).

Les différentes conditions contenues dans une maison sont un des sujets les plus traités par l’auteur. Nous en analyserons ici deux qui nous semblent, dans leurs différences, être représentatifs de tous les autres.

Dans cette partie, le commentaire du premier texte a pour but de pointer la justesse spatiale ressentie par l’auteur lors de la montée d’un escalier. Les thèmes abordés sont en filiation avec la partie précédente sur la chambre, notamment dans cette idée des objets ou éléments architecturaux dépositaires de nos sentiments. ☛ Commentaire du texte ① en annexe : L’architecture symbole du sentiment

L’escalier représente dans cet extrait le passage douloureux d’une condition collective, familiale et sociale, à une condition solitaire et intime. L’escalier est ici l’élément signifiant la séparation de l’auteur et de sa mère, il incarne toute sa tristesse enfantine car c’est la seule tristesse véritable que l’auteur craint à ce moment du récit. La matérialité de cet escalier (dimensions, odeur, matériaux) cristallise et déclenche un type particulier d’émotions lié à la séparation entre deux mondes, celui des adultes et celui des enfants, passage d’un monde maternant à un monde solitaire. L’élément architectural basique qu’est l’escalier, signifiant la séparation d’avec la mère, entre ici en interaction avec le protagoniste de deux manières différentes:

La première : La montée « il me fallut monter chaque marche de l'escalier, comme dit l'expression populaire, « à

contre-cœur », montant contre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère ».

Carte du tendre attribuée a François Chauveau « Géographie symbole du sentiment »

Carte du tendre attribuée a François Chauveau « Géographie symbole du sentiment »

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Cette fonction primaire de l’escalier est assimilée et comprise par l’auteur comme l’élément séparateur, et donc déclencheur de son malheur. L’escalier n’est même plus une unité, il est réduit à son plus petit composant : la marche. Chaque marche devient unique, car chacune d’elle représente une distance différente et grandissante d’avec la mère. La hauteur de la marche est la matérialisation de la douleur de l’enfant. Ce premier ressenti est compris par le protagoniste qui voit le lien direct entre cette séquence de montée et sa tristesse. La douleur morale devient physique grâce, ou à cause, de la marche. La relation de cause à effet est assimilée et analysée par l’enfant et c’est ce qui fait la différence avec la seconde interaction.

La Seconde : La matière « Cet escalier détesté où je m'engageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui

avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir, et la rendait peut-être plus cruelle encore pour ma sensibilité parce que, sous cette forme olfactive, mon intelligence n'en pouvait plus prendre sa part. »

Ici l’odeur de vernis qui forme avec le bois la matière de l’escalier est un signifiant symbolique du chagrin de l’auteur. L’escalier entre en relation avec l’enfant d’une manière totalement différente que la marche. Proust insiste particulièrement sur ce sujet et c’est dans l’analyse de ce rapport qu’il nous apporte quelque chose sur notre relation à l’espace. Le vernis a « absorbé, fixé cette sorte particulière de chagrin », et c’est cette immanence dans le vernis d’un sentiment particulier qui rend l’architecture complice de l’inconscient du personnage principal, contre son conscient . En effet ce chagrin entrant en lui insidieusement par le biais olfactif ne permet pas de rationaliser sa tristesse, de la raisonner. C’est ce qu’il veut dire dans le fait que son « intelligence n’en pouvait plus prendre sa part ». L’exemple inversé des rêves du vers de Molière ou de la fille dans l’eau illustre cette idée. La perversité de cette situation est que l’odeur de vernis est peut-être autant la matérialisation inconsciente de son angoisse que son déclencheur ou son activateur. L’odeur, dans cette tristesse quotidienne de la séparation, n’est pas remarquée par le narrateur, elle le pénètre insidieusement et vient - parce qu’elle n’est pas comprise comme une représentation de sa souffrance - s’ajouter à cette souffrance. Notre intelligence, dans le rêve décrit par Proust, débarrasse « l'idée de rage de dents, de tout déguisement héroïque (sortir la jeune femme de l’eau) ou cadencé (le vers de Molière répété sans fin). ». Ces « déguisements » ajoutaient par leur absurdité à la douleur réelle de la rage de dents, car ils étaient considérés comme deux souffrances distinctes. L’odeur du vernis agit d’une manière inverse au réveil libérateur du rêve absurde. Elle interdit, dans son immatérialité insaisissable par l’ « intelligence », une rationalisation du chagrin qui permettrait, non pas de l’effacer, mais de l’apaiser un peu. C’est bien ce rapport avec l’espace que Proust tente de mettre en lumière ici. Un rapport double : de conscience, de représentation symbolique, de cadre d’un sentiment (la montée) et en même temps d’action sur ce sentiment ou d’activation de ce dernier. L’espace agit sur nos états intimes car nous le traversons et parce que nous y « fixons » ces mêmes états intimes. Et c’est dans ce rapport que la cristallisation d’un sentiment sur un espace prend effet. Le fait que ce vernis et ce bois ne soient présents dans la maison qu’à cet endroit-là (car l’odeur « particulière » apparait « brusquement », « instantanément ») ne réduit plus cet escalier à sa condition primaire de montée mais le connecte plus directement avec le monde des sentiments. Ce vernis agit comme une sorte de catalyseur.

Ici, il est peut-être utile de rentrer un peu plus dans le rapport à notre métier d’architecte. Il est évident que sans ce « catalyseur », c’est à dire, si le vernis n’avait pas été posé

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par le menuisier, si l’escalier n’avait pas été conçu en bois mais avec le même dallage que l’entrée de la maison, la relation de l’enfant à cet espace eût été sans nul doute différente. L’escalier n’étant plus que la montée séparatrice de la mère et non la matière même de cette tristesse. Car ce ne sont pas tous les chagrins qui sont représentés par ce vernis mais « cette sorte particulière de chagrin ». L’escalier, lieu unique dans cette maison par son statut et par sa matière peut servir de support a ce type de chagrin, unique lui aussi. Le fait que l’auteur souffre davantage parce que l’escalier entre en résonnance avec un état psychologique quotidien n’est pour nous pas forcément négatif, car ce qui est ici synonyme de douleur sera ailleurs synonyme de plaisir : ce qui nous intéresse, en tant qu’architecte, c’est cette interaction forte et ponctuelle de l’espace avec l’Homme. L’espace parce qu’il est différent des autres est unique, donc personnalisable.

☛ Maison et limite :

Les réminiscences dans A la recherche du temps perdu se rapportent souvent à des lieux qui se détachent clairement de leurs environnements par un bornage net. Ces limites sont tant visuelles qu’olfactives ou sonores. Les territoires de la vie quotidienne dès l’enfance du héros sont précisément délimités. Nous venons de voir une de ces limites, l’escalier, qui en elle-même était autant visuelle qu’olfactive par exemple. Mais d’autres limites apparaissent rapidement. Et notamment à Combray (maison d’enfance de Proust) le motif sonore de la limite est extrêmement riche. Un grelot et une clochette équipent l’entrée de la propriété familiale. Le bruit ferrugineux du premier annonce l’arrivée d’une personne de la famille entrant « sans sonner ». Le tintement « doré » du second renseigne sur la venue d’un « assaillant ». À cette première classification à distance s’en ajoute une seconde, qui s’appuie sur la manière dont a été actionnée la clochette : ainsi, deux coups hésitants signalent l’arrivée de Swann, le personnage le moins étranger à la famille, reconnu immédiatement. Ce raffinement sonore, enrichissant la simple réalité d’une limite et intervenant au tout début de A la recherche du temps perdu, est plus qu’une anecdote car il réapparait dans les dernières pages du roman, lorsque le héros se souvient, cette fois-ci, du départ de Swann. En encadrant l’œuvre, ces sons permettent la mesure du temps qui s’est écoulé mais ils marquent aussi l’apparition et la disparition d’un personnage qui a joué, directement ou indirectement, un si grand rôle dans le roman et dans la vie du héros.

Ailleurs, des limites physiques et visuelles plus complexes comme celles induites par le

verre sont utilisées par Proust pour illustrer un autre type de séparation. Notamment la rupture entre la société locale et la clientèle du Grand-Hôtel de Balbec est révélée par cet élément physique, et permet de soulever métaphoriquement une question sociale :

“les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pécheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l’ombre, s’écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d’or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étrangers (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protègera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger)” 10                                                                                                                10  PROUST M. À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, collection Folio Classique, 1919, p 249-250  

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Le verre, cette limite que transgresse le regard, est l’élément clef de la scène de voyeurisme (scène capitale dans le roman, car elle est le moteur de sa jalousie envers Albertine), où le protagoniste observe à travers une fenêtre le sadisme saphique de Mlle de Vinteuil et de sa maîtresse. Dans Sodome et Gomorrhe, ce sera une fenêtre de rez-de-chaussée qui permettra au héros, dissimulé par un store, d’assister à la double parade amoureuse entre le Baron de Charlus et le Giletier. La fenêtre cadre et révèle l’action.

La fenêtre de la maison est souvent utilisée chez Proust comme ouverture vers un monde inconnu, vers une découverte, comme le microscope permet au biologiste de voir l’infiniment petit. Voyant sans être vu, le héros, s’intéresse à ces scènes pour en tirer les lois majeures de son récit. La fenêtre isole, révèle et dissimule. C’est un élément architectural capital pour la dialectique de l’auteur.

Mais la maison d’enfance est en elle-même une limite scindant l’espace de La recherche

du temps perdu en deux. Nous voyons bien dans le texte r en annexe, le thème des deux côtés qui charpente le roman : c’est une déformation spatiale qui a pour base la maison et ses deux « portes ». Les deux côtés définissant deux départs de promenades s’effectuant l’un par la porte de la maison (côté de chez Swann) et l’autre par la porte du jardin (côté de Guermantes). Cette déformation que nous allons tenter d’analyser a une portée générale dans le roman. Les deux côtés ont non seulement une géographie propre, mais isolent pour le héros les deux classes sociales qu’interroge l’œuvre : la bourgeoisie et l’aristocratie. Ils représentent aussi deux des grands amours du protagoniste Gilberte Swann et Oriane, comtesse de Guermantes. La notion des « deux côtés » a été définie par de nombreux exégètes comme la colonne vertébrale du roman. C’est une double déformation spatiale qui est générée par la maison : une déformation de l’espace géographique et une déformation de l’espace social qui entourent l’enfance du héros. Mais les valeurs métaphoriques des « côtés » n’enlèvent rien à l’intérêt d’une étude portant sur un espace cognitif et perçu. Proust lie toujours sa chronique sociale a des phénomènes spatiaux.

Le texte r explique la genèse de cette séparation. Les promenades du personnage principal et de sa famille sont, comme nous l’avons déjà évoqué, spécifiques à un côté et une porte de la maison. Mais ils ont été définis aussi par le père comme illustrant l’un et l’autre un type particulier de paysage (ont sait que le paysage est très important pour Proust, il en analyse les différentes composantes à plusieurs reprises dans le roman. Le paysage pourrait être considéré comme un de ces sous-thèmes structurants évoqués dans l’introduction). Le côté de chez Swann ou de Méséglise est considéré comme le plus beau paysage de plaine et le côté de Guermantes comme le type de paysage de rivière. Mais d’autres caractères les différencient dans la pensée du narrateur. Le climat de Méséglise est instable et pluvieux quand celui des Guermantes est ensoleillé. Les durées même des promenades sont différentes, courtes pour Swann et longues pour Guermantes. Méséglise est une ville concrète mais que la promenade n’atteint jamais, tandis que Guermantes est « une sorte d'expression géographique abstraite comme la ligne de l'équateur, comme le pôle, comme l'orient » mais qui est parcourue par la famille. Ces correspondances antithétiques et la différenciation ancrée dans « cette habitude que nous avions de n'aller jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois du côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes » composent deux axes opposés, inconnaissables l’un à l’autre, et qui ont pour point d’origine la maison.

Et c’est cette fracture radicale de l’espace induit par une pratique qui nous intéresse, car les autres différences ne pourraient être qu’une déformation de perception, une accentuation des différences, par cette pratique particulière de ne jamais sortir du même côté de la maison le même jour. Le narrateur n’arrive pas à imaginer que les deux côtés soient dans un même espace-temps. L’architecture et l’implantation de la maison créent de chacun de ces côtés une monade

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différente, espaces dépouillés, imperméables à toute action extérieure, espaces simples et finis, qualifiés uniquement par le type de paysage et la classe sociale qu’ils représentent :

« je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui

n'appartiennent qu'aux créations de notre esprit ; la moindre parcelle de chacun d'eux me semblait précieuse et manifester leur excellence particulière ».

Les deux concepts sociogéographiques induits par la maison ne peuvent pas être mis sur

un même plan par l’auteur et « prendre par Guermantes pour aller à Méséglise, ou le contraire, m'eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par l'est pour aller à l'ouest. ».

La maison rend abstraite la distance kilométrique réelle entre les deux côtés car elle place entre ces derniers « la distance qu'il y avait entre les deux parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces distances dans l'esprit qui ne font pas qu'éloigner, qui séparent et mettent dans un autre plan. »

Mais au fil du temps dans le récit, cette belle construction, si travaillée et fruit des

représentations juvéniles du héros, se lézardera et s’écroulera. Gilberte Swann fera ce travail de destruction tant sur un plan social en se mariant avec Robert de St Loup, devenant ainsi duchesse de Guermantes et donnant naissance à Mlle de St Loup (résultat vivant de la réunion finale des deux côtés) que sur le plan géographique en indiquant un raccourci unissant les deux côtés : « Si vous voulez, nous pourrons tout de même sortir un après-midi et nous pourrons alors aller à Guermantes, en prenant par Méséglise, c’est la plus jolie des façons », phrase qui en bouleversant toutes les idées de mon enfance m’apprit que les deux côtés n’étaient pas aussi inconciliables que je n’avais cru »11

Nous retrouvons ici la vision dynamique de l’espace selon Proust qui, changeant de point de vue (prenant pour point de départ de promenade la maison Swann), rassemble les deux bouts de carte, les deux concepts, qui étaient séparés depuis toujours. Notre esprit n’a de cesse de manipuler l’espace et de lui imposer une forme propre. Et pour revenir à l’habitude, un espace quotidien comme la maison, est forcément générateur de ces distorsions spatiales. Le renversement qui est analysé par Proust ici est double, on arpente un espace d’une manière habituelle, ceci induisant des pratiques qui, elles-mêmes, dans leur lecture rituelle de l’espace le transforment. Et si la maison est le point de départ de toutes ces coutumes spatiales, elle est le générateur d’une conception spatiale spécifique.

Le thème de ce dernier texte convoque et rassemble deux échelles, celle locale de la maison et celle plus globale des « côtés », échelle des territoires du paysage et des villes que nous allons traiter dans la partie suivante.

* * *  

                                                                                                               11    PROUST M. Le temps retrouvé, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1927, p249-250  

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❧  La Ville

Dans le texte r dont l’analyse clôturait la partie précédente Proust posait une question : Voit-on le monde depuis sa maison ? C’est-à-dire le foyer est-il le fondement d’une

perception spatiale plus globale ? Cette question en amenant directement une autre : et changeant de point de vue, la

perception de l’espace ainsi transformé est-elle pour autant plus réelle ? Doit-on toujours mettre en péril notre vision de l’espace pour en acquérir une plus objective ?

C’est l’écriture même de l’œuvre, la narration, qui répond, dans son ensemble et son évolution, à ces questions. Car ces questions sont liées à la Recherche de Proust d’un art transformant la vie : la littérature. Nous ne sommes pas capable de définir véritablement cette recherche, et nous n’avons d’ailleurs aucune légitimité pour le faire. Mais nous pouvons dire sans trop nous tromper que l’art est au cœur de la quête Proustienne ; Seul capable de satisfaire le héros qui se trompe en cherchant en vain, l’art est dans sa vie ce qui peut l’apaiser. Mais par renversement c’est dans cette vie qu’il trouve la matière même de son art.

Avec la découverte comme moteur il éprouve un désenchantement croissant à l’égard du monde, car ce que cherche l’auteur c’est une différence, une diversité entre les êtres, les objets et les points de la surface terrestre. Un retour à sa conception enfantine du monde, en fait un monde divers, hétérogène et mystérieux, un monde ou les « côtés » ne sont pas sur la même carte. L’art sert à retrouver cette conception du monde chez Proust.

L’architecture du récit est basée sur cette double lecture, où le héros enfant reconstruit le monde en le déformant, et le narrateur recompose ce spectacle. Les « côtés » qui structurent l’œuvre et qui s’inscrivent à la fois dans le corps et dans le sol sont sur ce point exemplaires. Et si le héros a une perception de l’espace et du monde particulière, le narrateur cherche des lois et tente de donner une portée universelle à l’œuvre qu’il écrit. C’est la mission donnée par Proust à l’Art.

La vision depuis sa maison des deux côtés, résonne dans toute sa vie. Aider chacun à comprendre cette sorte d’ « effet papillon » et, par cela, provoquer une sorte d’empathie du lecteur qui se pose à son tour des questions, voilà la quête proustienne. Et quand Gaston Bachelard dit : « En somme, la maison natale a inscrit en nous la hiérarchie des diverses fonctions d’habiter. Nous sommes le diagramme des fonctions d’habiter de cette maison-là et toutes les autres

Plan de la non-city de Broadacre. Frank Loyd Wright « l’archipel hyperconnecté »

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maisons ne sont que les variations d’un thème fondamental »12 il évoque, sans le citer, le thème de la pensée Proustienne des deux « côtés ». Claudine Quémar démontre dans son étude sur l’apparition des « côtés »13 au cours de la lente élaboration de l’œuvre, que c’est un thème qui permet d’ordonner l’expérience du héros. Une perception spatiale qui parle du global.

Cette vision d’un espace fragmentaire, introduite dans le texte ®, est exemplaire comme introduction sur la perception que Proust a de la ville et de son territoire.

Jean-Christophe Gay, géographe, prend de son côté, appui sur Proust pour valider les résultats de ses recherches sur les discontinuités spatiales14. Il trouve le matériel de cette validation dans les textes de Proust sur la grande échelle analysés en partie dans le travail qui suit.

Il définit notamment l’espace Proustien autour d’une analyse sur la fréquence et la fonction des mots dans l’œuvre. Les bonnes places dans ce classement des termes de « lieu », « perception », « distance » et « voyage » le renseignent sur les caractéristiques de l’espace Proustien qu’il définit comme privilégiant les lieux sur l’étendue qui les entoure, et qui élaborent un espace discontinu où d’immenses vides séparent de rares lieux.

Nous avons décidé d’utiliser cette idée comme entrée dans cette partie sur la ville. ☛ L’archipel Géographique Proustien. En général les écrits évoquant l’échelle de la ville sont abondants chez Proust, car ils sont constitués d’une relation entre le temps et l’espace, notion chère à l’auteur. Il différencie cette échelle des autres car pour les échelles de la maison et de la chambre l’auteur n’évoque qu’un rapport historique entre l’espace et le temps. Le temps de ces deux échelles est digéré par le quotidien et l’habitude. Ces deux espaces sont dans un processus historique et personnel quand la ville est dans un rapport dynamique au temps (combien de temps sépare ma chambre de l’opéra, ou Paris de Combray). La ville se développe sur une étendue synonyme de distance, que Proust assujettit au temps « Les distances ne sont que le rapport de l’espace au temps et varient avec lui »15. Mais dans cette vision chronographique du monde il faut comme nous l’avons vu dans les côtés, autant tenir compte de la distance mentale que de la distance réelle.

La vision que Proust a du grand territoire (urbain autant que villageois ou campagnard) est pendant tout le roman celui d’un espace éclaté comme un archipel impressionniste. Elle n’évolue que lors du dénouement, quand l’agencement des points épars et distincts sera reconstitué, où il comprend alors qu’en liant ces éléments épars (spatiaux et sociaux) sa perception a uniformisé le monde. La recherche du temps perdu est le récit de la quête pour retrouver ce monde formé de points plus que de surfaces.

1/Le point : Les points qui forment le monde Proustien et créent cet archipel sont de types variés. D’une certaine manière nous avons décrit dans les parties précédentes les deux points ultimes que seraient la chambre et la maison.

Mais ces fragments sont protéiformes car ils sont le produit du projet de vie du héros, projet qui comme nous l’avons déjà dit consiste à particulariser, à différencier les choses et les gens qui l’entourent.

                                                                                                               12 BACHELARD G. La poétique de l’espace, PUF, collection Quadrige Grand textes, 1957, p28-29 13 QUÉMARD C. Sur les deux versions ancienne des « cotés » de Combray. Cahier Marcel Proust, Nouvelle Série, 1975, Vol. 7, p159-282 14 GAY J-C. Les discontinuité spatiales, Economica, collection Géopoche, 1995 15 PROUST M. Sodome et Gomorrhe, Gallimard, collection Folio Classique, 1921-1922, p300

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Chacun de ces points est donc unique et forme un monde particulier. Les villes, chez Proust, sont les plus riches de ces monades, éléments simples et transcendants, qui forment dans leur agencement un espace qualitatif et subjectif, produit d’un esprit qui l’a emporté sur la réalité. (Mais notre esprit ne l’emporte-t-il pas quoi que l’on fasse sur la réalité ?) Dés le début de l’œuvre nous pouvons voir que l’éducation esthétique du héros est faite autour de la particularité : sa grand-mère lui offre, par exemple, une gravure d’un bâtiment plutôt qu’une photo. En écartant la photographie, elle écarte sa vulgarité réaliste et tient à faire ressortir l’âme du lieu transcrite par l’artiste. Cette éducation façonne le héros qui ne s’intéresse qu’à ce qui est unique et singulier et le conduit à accentuer ces différences. Le texte u du corpus évoque exemplairement cette pensée. L’enfant travaille son archipel et regrette que les Champs-Élysées n’en fassent pas partie, car personne n’a ensemencé son désir d’aller dans ce lieu. Si Bergotte (auteur que le protagoniste admire) les avaient cités dans un de ses livres ils seraient devenus particuliers et donc désirables. Proust définit là une sorte de règle d’admission des points, qui seraient des lieux soit connus et aimés, soit rêvés. À la réalité d’un lieu il faut lui ajouter un « double » imaginaire, afin de lui donner une qualité propre. Et c’est une chose juste plus globalement dans notre perception ou représentation de l’espace, certains lieux sont élus par notre imaginaire (souvent par le truchement d’une action extérieure), quand d’autres tout aussi importants sont ignorés parce que rien n’a motivé notre attention pour se poser dessus. C’est l’implant du désir du lieu qui crée l’espace de qualité chez Proust. Lui, grand esthète, comprend que notre jugement sur un lieu ne peut être uniquement le fruit d’une valeur universelle. Le jugement est une affaire d’influence. Construire une œuvre consciente et représentative de cette subjectivité est devenu son but.

Le désir de lieu, est un thème auquel Proust consacre une partie entière : Nom de pays le nom. Dans ce chapitre l’auteur fixe les points désirés de son archipel, à une échelle bien différente des Champs-Élysées ou de la chambre, il parle des villes rêvées. Les villes sont élues tour à tour, par une gravure donnée par Swann, par une lecture de la chartreuse de Parme, ou par un tableau. Plus abstraits et formant l’armature de ce chapitre, les noms sont un autre médiateur des lieux vers l’imaginaire du héros. Ces villes sont des portions de territoire qui comme les personnes portent des noms qui les singularisent. « Ils (les noms) exaltèrent l’idée que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus particuliers, par conséquent plus réels. »16 La fameuse attraction de Proust pour l’aristocratie, qui fonda le mythe de son snobisme, est en faite le pur produit du fait que l’aristocrate porte le Nom d’un Lieu : « Pour un moment les Guermantes m’avaient semblé de nouveau entièrement différents des gens du monde, incomparables avec eux, avec tout être vivant, fût-il souverain, des être issus de la fécondation de cet air aigre et venteux de cette sombre ville de Combray où s’était passée mon enfance. »17 (Guermantes est le nom de la région de Combray. Les Guermantes sont les seigneurs de Combray) Si les aristocrates fascinent autant le héros dans sa jeunesse, c’est qu’ils lui semblent détenir, par leur noms, l’essence des lieux, leur mystère, leur histoire. C’est le chemin inverse qui produit parfois le désir d’un lieu : admirant un « noble » il veut connaître le lieu homonyme de son patronyme.                                                                                                                16 PROUST M. Du coté de chez Swann, Gallimard, Collection Folio Classique, 1913, p380 17 PROUST M. Le temps retrouvé, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1927, p235

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Plus loin encore dans l’abstraction, ce sont parfois seulement les sonorités des noms de villes qui provoquent le désir. L’introduction du chapitre tourne autour de l’épluchage d’un carnet d’horaires de trains égrenant des noms et maillant le territoire des désirs de l’auteur. « Si ma santé s’affermissait et que mes parents me permissent, sinon d’aller séjourner à Balbec, du moins de prendre une fois, pour prendre connaissance avec l’architecture de la Normandie ou de la Bretagne, ce train d’une heure vingt-deux dans lequel j’étais monté tant de fois en imagination, j’aurais voulu m’arrêter de préférence dans les villes les plus belles ; mais j’avais beau les comparer, comment choisir plus qu’entre des êtres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe ; Vitré dont l’accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien ; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d’œuf au gris perle ; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de beurre ; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche ; Questambert, Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jaunes éparpillés sur la route de ces lieux fluviatiles et poétiques ; Benodet, nom à peine amarré que semble vouloir entrainer la rivière au milieu de ses algues, Pont-Aven envolée blanche et rose de l’aile d’une coiffe légère qui se reflète en tremblant dans l’eau verdie du canal ; Quimperlé, lui, mieux attaché et depuis le Moyen-Âge, entre les ruisseaux dont il gazouille et s’emperle en une grisaille pareille à celle que dessinent, a travers les toiles d’araignées d’une verrière, les rayons de soleil changés en pointes émoussées d’argent bruni »18 On note cette conception du nom de lieu, qui enveloppe et anticipe les désirs, les songes, les images, tout en signifiant une démarcation nette de ces lieux et les distinguant clairement de l’étendue anonyme. L’effet d’isolement est renforcé par le fait qu’une bonne partie de ces lieux sont imaginaires, ce qui interdit la cartographie de cet espace purement littéraire. Paris, Balbec, Combray, Venise sont une composante de cet archipel de lieux visités, eux, par le héros, mais séparés par le hiatus des campagnes, véritables mondes oubliés, et reliés par des trains. Ces lieux semblent flotter et être soumis au flux et reflux des impressions. Ils jouissent d’un privilège d’ « exterritorialité » même : “Certains lieux que nous voyons toujours isolés nous semblent sans commune mesure avec le reste, presque hors du monde, comme ces gens que nous avons connus dans des périodes à part de notre vie, au régiment, dans notre enfance, et que nous ne relions à rien” Ainsi il fait de l’étendue rurale plane ceinturant Combray une sorte de vide, ce qui insularise et singularise un peu plus la petite ville. Le clocher de son église joue le rôle d’un amer19, pour le voyageur fatigué arrivant en train, qui symbolise et synthétise la petite localité : « Combray, de loin à dix lieues à la ronde, vue du chemin de fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques, ce n’était qu’une église résumant la ville, parlant d’elle et pour elle aux lointains… »20 On retrouve ici cette recherche de la monade, le clocher étant à la fois le représentant de la ville, son signal et sa matière.

                                                                                                               18 PROUST M. Du coté de chez Swann, Gallimard, Collection Folio Classique, 1913, p 382 19 Un amer est un point de repère fixe et identifiable sans ambiguïté utilisé pour la navigation maritime 20 PROUST M. Du coté de chez Swann, Gallimard, Collection Folio Classique, 1913, p 79

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Le chemin de fer est l’élément qui permet de relier les points de l’archipel mental de Marcel Proust et nous pensons qu’il est intéressant d’analyser la matière de ces lignes reliant les points de l’archipel Proustien.

2/La ligne : Le texte i nous renseigne sur le choix du train contre la voiture, comme outil de liaison. On y voit que le train est l’instrument idéal du morcèlement du territoire et qu’il permet, par sa vitesse, de rendre plus sensible la différence entre le point de départ et le point d’arrivée. (Notons au passage l’originalité d’un point de vue qui prône le morcèlement du territoire). La voiture suit de plus prés les changements diffus du terrain, elle est dans « l’intimité » du lieu qu’elle parcourt. Elle a un rapport plus réel au territoire car elle est plus en prise avec lui que les grandes lignes tracées dans le paysage par le chemin de fer. Cette réalité rend plus compréhensible le changement d’un paysage à un autre. Le train a cet effet que l’on appelle aujourd’hui « effet tunnel », de raccorder deux points de la carte sans changer pour autant dans notre perception spatiale leur statut de points. Le train interdit « la descente en route », mais ce n’est pas pour l’auteur le plaisir spécifique du voyage : ce serait plutôt de restituer entre le départ et l’arrivée autant de différences qu’il y avait entre ces points dans notre esprit. Le bond que fait le train est fabuleux parce qu’il unit « deux individualités distinctes de la terre » alors que la voiture fait ressentir la distance parcourue. Le désenchantement final du héros viendra notamment d’une utilisation trop importante de la voiture « qui ne respecte aucun mystère… ainsi Beaumont, relié tout d’un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région… »

Il semble donc que le héros pense qu’il soit indispensable de faire l’expérience de l’éloignement d’un lieu par rapport aux autres afin de saisir totalement son essence ; il marque par là un intérêt particulier pour le type des liaisons entre ces « points » et ce que ces liaisons génèrent : « Voir Venise dans un panorama que Ski (peintre imaginaire) eût peut-être déclaré plus joli de tons que la ville réelle, ne m’eût en rien remplacé le voyage à Venise, dont la longueur déterminée sans que j’y fusse pour rien me semblait indispensable à franchir… »21 Nous avons vu que l’auteur dénigre la voiture, dans sa capacité à « coller » au terrain. La route suit les accidents topographiques, on se perd parfois et l’on doit demander son chemin, ce qui incorpore totalement les passagers aux domaines traversés. Les automobiles dévoilent les illusions du monadisme Proustien et désorganisent sa conception de l’espace, peu soucieuse de l’agencement des lieux.

On est par contre parfaitement enfermé dans le train, enfermé et mobile. Et même arrêté dans une gare, le héros observe un autre monde au delà de la fenêtre. Le charme des pays traversés en train provient de leur irréalité, de l’impossibilité pour le voyageur de transformer de spectacle en vie. Aussi les voyages de nuit deviennent aussi fascinants que le téléphone (sur lequel il écrit de longs chapitres enthousiastes) : « Mais au moment où cette voix aimée (voix de l’opératrice téléphonique) s’adresse à nous dans le cornet téléphonique, il nous semble sentir comme cet éloignement que nous franchissons sans avoir le temps de le sentir. Ainsi quand nous nous réveillons après quelques heures de sommeil en chemin de

                                                                                                               21 PROUST M. La prisonnière, Gallimard, collection Folio Classique, Paris, 1925, p131  

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fer, nous avons, en présence des lieux nouveaux qui nous entourent, sinon comme la fatigue, presque comme le vertige des distances que la machine à vapeur a parcourues pour nous » Le cadre de la fenêtre dématérialise le paysage devenu décor mobile. Les villes traversées par Proust semblent venir « au-devant du train ». Les départs et les arrivées dans les gares marquent fortement le point d’origine et le point de destination. Elles symbolisent des lieux distincts unis par des trains et forment « cette grande demeure où n’habite personne et qui porte seulement le nom de la ville » et qui « a l’air d’en promettre enfin l’accessibilité »22. Le statut des gares dans le roman confirme cette idée de point insulaire de la sous-partie précédente, car elle se manifeste par un rapport entre le lieu et l’étendue, sorte d’interface entre ces lieux clairement séparés. Les gares contiennent l’essence de la ville, avec ses écriteaux où sont inscrits leurs noms et en même temps elles concentrent toute l’étendue parcourue par les trains pour les relier entre elles. Mais, bien que le train soit le moyen de prédilection de l’auteur, le texte t, extrait primordial car il est la première tentative littéraire du protagoniste, nous montre que la voiture, fustigée précédemment, peut rentrer dans cette conceptualisation spatiale. On retrouve la relation dynamique et personnifiée que l’auteur entretient avec l’espace. (« perdus », « volte hardie », le « retardataire » « rejoint » etc.). Si l’auteur reprend cette forme pour traduire le sentiment qu’il éprouve dans ce voyage en voiture entre deux « points », c’est que ces « points » par particularités sont placés à l’égal des hommes (changeants, dynamiques et doués d’un caractère propre). Nous retrouvons aussi ces clochers monadiques résumant leurs villes. Enfin nous retrouvons cette admiration Husserlienne devant des phénomènes qui ne semble pas réels, comme des clochers qui se croisent disparaissent ou s’agitent. (C’est à dire la vérité du référentiel contre la vérité absolue.) La vitesse de la voiture permet, ici, d’abstraire un peu plus l’espace. Ce n’est pas parce que l’auteur se déplace dans cette voiture à cheval qu’il comprend mieux les relations spatiales qu’entretiennent Vieuxvicq et Martinville. Il contemple les mouvements de leurs clochers respectifs, non pas comme un marin muni d’un sextant calcule les distances en multipliant les points de vue, mais plutôt comme le spectateur d’une danse particulièrement étrange de quelques amis. Dans cette danse ces amers, lieux isolés, se croisent, s’isolent, s’entrechoquent ou s’atteignent par le mouvement de la voiture. La voiture est d’ailleurs autant responsable que la voie vicinale sur laquelle elle se trouve. Proust nous dévoile son amour pour la perspective qui fait croire inatteignables des lieux qui sont au débouché du prochain virage : « Nous avions été si longs à nous rapprocher d'eux, que je pensais au temps qu'il faudrait encore pour les atteindre quand, tout d'un coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds ; et ils s'étaient jetés si rudement au-devant d'elle, qu'on n'eut que le temps d'arrêter pour ne pas se heurter au porche. » Ici encore on voit la construction de ces points évoqués dans la partie précédente. La ville ne ménage pas son arrivée, elle est brutale, imprévisible, sans séquence d’entrée. Elle semble venir à l’auteur plus que l’inverse. C’est une relation à la ville qui nous semble très belle. La citta diffusa23 (ville diffuse) contemporaine laisse de moins en moins de place à cette apparition soudaine de la ville.

Mais, à ce travail de dispersion de la géographie, d’archipelisation du territoire, le texted répond d’une manière inattendue. Proust vient adoucir son concept d’une géographie de points liés par des lignes abstraites, et donne une épaisseur réaliste à ces dernières. Il associe cette idée à celle de l’habitude pour donner une considération spatiale innovante.                                                                                                                22 PROUST M. Sodome et Gomorrhe, Gallimard, collection Folio Classique, 1921-1922, p 175 23 Concept élaboré par Bernardo Secchi dans La ville du vingtième siècle, Parenthèse, collection eupalinos, 2005

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L’archipel que formaient Balbec et les villes qui l’entouraient à l’arrivée du héros a été transformé par l’habitude de ce dernier. Le chemin refait mille fois par ce petit train, et les gens rencontrés, ont achevé de faire comprendre au héros la géographie spatiale et sociale de ce lieu. Mais l’esprit du protagoniste, rebelle à toute forme de réalité, radicalise cette connaissance des lieux pour en faire un lieu unique. Une ville : « Entre les châteaux les moins rapprochés et le chemin de fer qui les côtoyait presque au pas d'une personne qui marche vite, la distance était si faible qu'au moment où, sur le quai, devant la salle d'attente, nous interpellaient leurs propriétaires, nous aurions presque pu croire qu'ils le faisaient du seuil de leur porte, de la fenêtre de leur chambre, comme si la petite voie départementale n'avait été qu'une rue de province et la gentilhommière isolée qu'un hôtel citadin ; » Ou un salon mondain même : « Un cadre de vie mondaine comme un autre, en somme, que ces arrêts du petit chemin de fer. » Le chemin de fer devient le mouvement qui, utilisé quotidiennement, rassemblerait des objets disparates leur donnant une unité. Ainsi Proust retrouve son « bloc ». Le chemin de fer n’est que le vestibule du salon Verdurin auquel tous ses occupants se rendent. La ligne de train devient le salon où l’auteur passe de groupe en groupe au fil des arrêts. Des différentes monades initiales, l’habitude et l’esprit en ont recomposé une seule. L’habitude, phénomène casanier, transposé à une grande échelle, transforme, à son tour, notre perception de cette échelle, sa compréhension et sa fréquentation lui rendant une nature d’habitat. Les usagers des transports en commun parisiens ont tous ressenti ce phénomène, et chaque jour nous pouvons voir, certain(e)s se remaquiller, d’autres terminer un travail, ou bien regarder un film. Dans cet usage quotidien de transports longs à travers l’île de France, les usagers ont fait de ces voies des prolongements de leurs foyers.

D’ailleurs n’a-t-on pas vu récemment dans les rendus du Grand Paris l’équipe Grumbach énoncer l’hypothèse d’une métropole parisienne comme ne faisant qu’ « un » de Melun au Havre24 avec la Seine comme fédérateur ? Ou l’équipe Portzamparc évoquant sur la base du transport ferroviaire à grande vitesse la formation d’une mégalopole nord-ouest européenne, formée par la Randstad (qui en elle-même peut-être un concept d’archipel proustien), Bruxelles, Londres, Francfort et Paris ? Ces projets bien que s’emparant d’une autre échelle que le petit train de Proust montrent l’actualité d’une pensée qui, par la pratique, déconstruit et saute des échelles.

Enfin et plus globalement, l’efficacité de cet espace littéraire construit par Proust, avec ces

lieux séparés par des étendues vides, provient de ce qu’il nous engage dans une réflexion sur l’altérité croissante de ces deux termes. Dans un monde moderne où les activités et donc les hommes s’agglomèrent de plus en plus dans les villes ou dans les zones touristiques, et où donc les étendues intercalaires tendent à n’être plus que parcourues, Proust pose certaines bases d’une dialectique du discontinu.

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                                                                                                               24  Pro jet Se ine Métropole , Équ ipe Grumbach & assoc iés , Le grand Par i (s ) , 2007  

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❧ Ouverture Conclusive

J’ai longtemps cherché à trouver une application actuelle, ou même une matérialisation de ce qui me rendait enthousiaste à la lecture de Marcel Proust. Les projets du grand Paris évoqués ci-dessus n’étaient pas encore d’actualité, et je voulais pointer la matérialisation contemporaine et concrète d’une intuition. La première fois où je me rendis compte que l’habitude pouvait être considérée, véritablement, comme un pacte signé entre l’individu et son environnement m’est clairement apparue au retour d’un voyage. Je vous propose de retranscrire ici ce que j’ai ressenti et qui m’a persuadé de pousser plus loin mon étude sur la spatialité chez Marcel Proust.

« Retour d’un voyage à Lisbonne, analyse de la relation avec ce nouveau cadre éphémère.

Malgré la beauté de Lisbonne, la douceur de son air en février et la fraîcheur de ses poissons grillés, malgré, en fait, tout ce que l’on sait déjà avant d’arriver là-bas, comme dans tout voyage je ne me suis pas senti tout à fait moi-même, pas tout à fait à ma place. Ce que mon intelligence appréciait mon corps le repoussait et inversement. Cette ville, nouvelle dans ma vie, n’étant pas encore apprivoisée par l’habitude, je ne vivais là qu’à « travers » les choses qui m’entouraient sans jamais me retrouver. Le « moi » n’était jamais seul, mais toujours mis en relation, en comparaison avec ce nouveau cadre. Cette déstabilisation que l’on trouve à l’étranger est, par ailleurs, il me semble, ce que cherchent les personnes qui ne vivent que pour le voyage, voyages qu’elles vivent comme une aventure, une expérience initiatique. (digression). Revenons au sujet, j’ai dit plus haut « ne jamais me retrouver » ; ce n’est que partiellement vrai, je me retrouvais notamment dans certains isoloirs propres à mon habitude que sont la lecture et le dessin. Mais hormis ces sensations - qui ne sont pas inhérentes aux lieux mais à notre intimité - le sentiment de liberté qu’offrent des lieux « d’habitude » surgissait parfois. Si ce sentiment de soudaine liberté n’avait été répété plusieurs fois, je n’aurais pu en analyser le sens : l’appartenance de l’espace traversé à une représentation dans mon univers mental, le libérait soudainement de l’allégeance obligatoire à la découverte, et de son caractère de contrainte mentale. Les lieux étaient variables ; une chambre, une venelle, une place, un belvédère. Ces lieux bien qu’inconnus avaient déjà été déflorés mentalement, et n’étaient pour moi que des projections Lisboètes de morceaux de Barcelone, Marseille ou Madrid, villes déjà passées au filtre de mes habitus. Ces lieux n’avaient souvent que peu de choses en commun avec leur modèle, mais y étaient reliés par une pente de toit moussue, une qualité d’ombre, une percée de lumière, une proportion, ou une pierre de dallage, sorte de catalyseur faisant changer bien plus rapidement que naturellement leur statut dans mon sentiment.

Un soir de match Benfica contre Manchester, le Benfica jouant à domicile pour la coupe de l’UEFA, des hordes d’Anglais investirent la ville, et en particulier ses pubs et me confirmèrent cette notion d’habitude par procuration : Le pub en est bien la plus fidèle illustration. En effet, où que je sois dans le monde, de Pondichéry à Stockholm en passant par Samarkand et Bari je trouverai un pub. Et dans ce pub je trouverai des anglo-saxons, non pas qu’ils n’aient envie de découvrir le pays, mais par nécessité de ce cadre habituel, comme étape d’apprivoisement de la ville nouvelle, ou comme repli dans cette guerre des sens qu’est la nouveauté spatiale. »

Cette dernière partie sur les pubs me semble intéressante. Dans un monde de plus en plus

nomade, des espaces habituels communs s’organisent. Ces espaces génériques s’appellent pubs, mais aussi Starbucks, Mc Donald ou 7eleven. Tous sont strictement similaires, avec les mêmes matériaux, les mêmes décorations, les mêmes habits pour les employés etc… Qui n’a pas vu et revu cette batte de criquet au dessus d’une banquette de cuir capitonné rouge ? C’est la même dans tous les pubs des quatre coins du monde.

J’ai appris plus tard, lors d’un voyage à Rio, que les portugais avaient justement tenté de reproduire dans le quartier de Lapa un morceau entier de Lisbonne.

Je trouvais plus tard dans les textes de Peter Zumthor une certaine manière de penser et de faire de l’architecture que l’on pourrait affilier à la pensée proustienne de l’espace. Je découvrais en lui

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cet architecte des sensations premières, des phénomènes au sens de la phénoménologie, architecte de la mémoire des impressions, -impressions de l’enfance par exemple- de notre mémoire personnelle mais aussi de notre mémoire commune (recherche d’une mémoire qui concernerait l’ensemble de l’humanité). Dans un de ses premiers textes, publié en 1988 et intitulé « Une manière de regarder les choses », il commence par un chapitre qu’il nomme : « À la recherche de l’architecture perdue ». Je ne puis malheureusement que noter ce clin d’œil à notre auteur, l’ouvrage étant épuisé. Dans « Penser l’architecture »25, des passages résonnent particulièrement avec cette sensation très proustienne que j’avais éprouvée à Lisbonne. Peter Zumthor y raconte qu’il retrouve quelquefois, dans sa vie d’adulte, la sensation enfantine de la poignée de porte du jardin de sa tante, ou bien la hauteur de marche de son perron, et que dans son métier il travaille à partir d’une « bibliothèque sensitive » personnelle dans laquelle se trouvent en partie ces éléments. Dans « Atmosphère 26» ce même auteur tente à plusieurs reprises de qualifier ce qui crée l’Atmosphère d’un lieu. Ses réponses font écho au travail littéraire de Proust, bien qu’il ne le cite jamais. Cet architecte travaille en général la matière et sa mémoire, et, dans les thermes de Vals, un travail méticuleux a été effectué sur les transitions de matière et sur les atmosphères que cela produit (cf analyse de la montée d’escalier dans la partie intitulée « la maison ».). Le bâtiment est fait de la pierre qui recouvre les toits environnants, mais son appareillage et sa découpe sont exécutés d’une manière différente de la tradition. Comme si en donnant une autre identité au matériau, il ménageait une seule de ses caractéristiques qu’il voudrait mettre en valeur. Ce que l’on voit de cette pierre est différent des toits suisses, mais lorsqu’on le touche on retrouve exactement le grainage, la masse, la température de cette matière transformée. Des blocs contenant les différentes manières de profiter de l’eau (chaude, froide, bue, parfumée etc.) sont chacun travaillés comme des alcôves taillées dans la masse de la pierre et habillés de matériaux et de couleurs différentes. L’architecture accompagne l’expérience de cette manière. La délicatesse du contenant envers le contenu évoquée en partie 1 trouve ici une illustration assez juste.

Nicolas Gilsoul27 dans une conférence en 2009 à l’Ensa-v notait qu’à la mort de Luis Baragàn

on avait trouvé sur sa table de chevet les sept tomes de « À la recherche du temps perdu » entièrement annotés. Ce n’est pas étonnant quand on sait que cet architecte travaillait notamment la construction dans le temps. Capable, comme on modèlerait un bloc de terre glaise, de construire une architecture, de détruire et reconstruire une dalle qui ne produirait pas l’effet spécial désiré. Cette architecte connu pour ses couleurs, travaillait avec elles ces transitions brutales évoquées déjà pour les thermes de Vals. Autre construction éminemment proustienne de cet architecte, la Contemporary Campbell Divertimento House qu’il construisit uniquement autour du bruit de la fontaine dans un patio.

                                                                                                               25 Peter Zumthor . Penser l’architecture. Édition BIRKHÄUSER 26 Peter Zumthor . Atmosphères. Édition BIRKHÄUSER 27 N ico las Gi lsou l . Architecte Paysagiste. Professeur à l’Académie Royal de Belgique et à l’École nationale supérieur de paysage de Versailles

Thermes de Vals Peter Zumthor

Contemporary Campbell Divertimento House. Luis Baragàn

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Wall House 2, John Hejduk

John Hejduk, dont les dessins illustrent la couverture de ce mémoire, a notamment travaillé à décomposer une maison28 selon la représentation mentale qu’il s’en faisait. Un mur de refend se trouve à nu, un couloir étiré, et chacune des pièces isolées les unes des autres comme des boites autonomes accrochées à une paroi. Cette maison peut être considérée comme une représentation concrète de l’espace vécu de Proust (notamment dans les parties 1 et 2), mais joue aussi le rôle de stimuli de ces sensations. C’est un espace évocateur et actif. Les différentes pièces forment par leur matière et leur couleur des espaces qui affirment leurs différences et leurs univers propres (monade de la partie 3). John Hejduk pensait ses bâtiments comme un agglomérat d’éléments autonomes. Les dessins de la couverture représentent chacun un de ces éléments qu’il assemblera plus tard. John Hejduk agit ici comme un architecte démiurge créant un univers subjectif. Ce qui est intéressant chez cet architecte c’est qu’il prend la pratique comme socle de création architecturale. Il déforme l’architecture pour faire une carte mentale de ce qu’elle représente. Il s’empare de la maison et la retourne comme un gant pour montrer ses viscères, c’est à dire ce qui la fait vivre, ce qui la hiérarchise, sa réalité triviale et intime en fait.

Mais, suite à ces différents exemples évoquant plus ou moins pour moi une architecture qui

serait « proustienne » une question se pose . Nous architectes, qui travaillons pour les autres, si notre travail prend comme base notre

sentiment, ne crée-t-on pas des bâtiments habitables uniquement par nous-mêmes ? Cette question est commune à l’ensemble de la profession. Je pourrais y répondre par la

justification d’une architecture subjective qui prend des partis auxquels l’homme s’adapte. Notre qualité serait alors de créer des espaces qui favorisent le plus possible l’adptation. Je pourrais aussi éluder la question en disant que seul un programme informatique ne crée pas une architecture subjective. Et ces réponses seraient justes. Mais je pense que ce qui est intéressant dans notre culture mondialisée, c’est qu’elle nous donne une culture commune, un référentiel commun, et même un vécu commun. Et quand Gaston Bachelard dit « A quoi servirait-il...de donner le plan de la chambre qui fut vraiment ma chambre, de décrire la petite chambre au fond d'un grenier, de dire que de la fenêtre, à travers l'échancrure des toits, on voyait la colline. Moi seul, dans mes souvenirs d'un autre siècle, peux ouvrir le placard profond qui garde encore, pour moi seul, l'odeur unique, l'odeur des raisins qui sèchent sur la claie. » C’est juste, mais nous pouvons considérer que nous avons gagné, avec les produit préfabriqués et l’industrialisation, des « odeurs de raisin communes ». Le formica évoque pour toute ma génération (occidentale) la table de camping ou la salle à manger des grands-parents. L’odeur d’une voiture neuve fait partie de notre culture commune contemporaine. Un industriel en reprenant la recette exacte de la production des bonbons coco boer, depuis longtemps abandonnée, a provoqué une réaction générationnelle de type « madeleine ».

                                                                                                               28 John He jduk . Wall House 2, Groningen, The Netherlands, 1973

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Les pubs évoqués plus haut sont une image de ce phénomène appliqué non pas aux objets mais à l’espace.

Dans un autre voyage, aux États-Unis celui là, j’ai fait cette constatation à l’échelle nationale. Car comme dit Romain Gary « il me semble qu'il est à peu prés impossible d'avoir un premier contact avec l'Amérique »29, parce que c'est probablement le seul pays que l’on connaît avant d’y aller. La première chose que l’on constate en arrivant c'est que le cinéma américain est peut être le plus vrai du monde, le plus mauvais film américain est toujours véridique, il rend toujours fidèlement compte des États-Unis. Au grand dam des aventuriers, cela rend la découverte de l'Amérique très difficile, on n'a droit qu'à une longue confirmation ! Lorsque je suis arrivé a New York je n ai effectivement éprouvé qu'un sentiment de déjà-vu. Chaque silhouette, chaque coin de rue, chaque matière, chaque séquence de vie ressemblait à des bouts de films non utilisés au montage, ces rushes qui traînent par terre dans les studios de la Paramount. Car cette culture, cette vie là, nous a été diffusée depuis notre enfance. Le diner américain même si je n’y ai jamais posé un pied fait déjà partie de ma culture. Je pense que notre époque, triste à bien des égards dans sa globalisation, nous apporte sous cet angle un terreau pour notre réflexion architecturale. Que se passerait-il, si comme Zumthor utilise les pierres de toitures (culture commune mais locale), nous utilisions le formica pour habiller une pièce ? Travailler sur le sensible actuellement c’est peut-être travailler sur cette culture commune née au siècle précédent. Une autre question traverse ce mémoire: Toute architecture n’est elle pas proustienne ? Car peu importe, peut-être, l’énergie que nous allons mettre pour rendre un espace agréable, elle sera vaine face à un phénomène aussi puissant que l’habitude. Robert Musil va dans ce sens en disant que « Nous sommes une matière qui épouse toujours la forme du premier monde venu »30. Or nous avons vu que l’habitude serait une étape indispensable pour habiter un lieu. C’est donc une question posée à la mégalomanie de l’architecte, qui chercherait à s’immiscer dans chaque partie de la vie des habitants. Mais nous ne pouvons pas non plus nous résoudre à faire des volumes neutres simplement capables d’accueillir plus facilement cette adaptation et cette habitude. Le fond de cette question est une question métaphysique inhérente à notre condition, je n’ai pas la prétention d’y répondre mais je trouve intéressant de la soulever. Avec ce mémoire nous avons fait le chemin inverse de la tante Léonie (tante du narrateur) qui «…depuis la mort de son mari… n'avait plus voulu quitter, d'abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit…». En étudiant à travers ces échelles les différentes matérialisations d’une pensée proustienne de l’espace, nous avons voulu attirer l’attention sur la capacité exceptionnelle d’un auteur de littérature de décrire et d’expliquer l’espace.- Peut-être même, pour ce type d’appréhension, la littérature est-elle irremplaçable ?- C’est en tout cas une chose importante pour nous de constamment questionner cette notion. Rem Koolhaas accuse les architectes de se poser trop de questions sur l’architecture et pas assez sur l’espace, ce qui les rend responsables des maux de l’architecture contemporaine qu’il réunit sous le terme de Junkspace : « Quand nous pensons à l’espace nous n’avons d’yeux que pour ses contenants. Considérant que l’espace lui même est invisible, toute théorie de la production d’espace se fonde sur une préoccupation obsessionnelle pour son contraire, c’est-à-dire l’architecture. Les architectes n’ont jamais pu expliquer l’espace ; le Junkspace est notre punition pour leurs mystifications. »31.

Ce mémoire a l’ambition d’encourager une pensée de l’espace plus que du « design d’espace ».

J’ai personnellement trouvé en Proust un allié de qualité pour cette pensée, car, sans définir une Charte d’Athènes d’un espace sensible, il porte mon attention sur des phénomènes intimes ou plus globaux

                                                                                                               29 Romain Gary . La nuit sera calme. Gallimard 1974 30 Robert Mus i l « L’homme sans qualité », édition Point, 1933 31 Rem Koolhass « Junkspace », p84 édition Payot & Rivage, 1995

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d’interaction entre l’homme et l’architecture, et parce qu’il tend, en multipliant les points de vues sur ce sujet, à une définition juste de l’espace.

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 ANNEXES ✒ BIBLIOGRAPHIE : _ARENDT H. Essai sur la révolution, Gallimard, collection Folio Essai, Paris, 1963. Trad. Michel CHRESTIEN _ ARENDT H. La crise de la culture, Gallimard, collection Folio Classique, Paris, 1961. Trad. Patrick LEVY _ BACHELARD G. La poétique de l’espace, PUF, Quadrige Grand textes, 1957 _ GARY R. La nuit sera calme, Gallimard, 1974 _ GAY J-C. Les discontinuité spatiales, Economica, collection Géopoche, 1995 _ HUSSERL H. La terre ne se meut pas, Pradelle, 1989, Edition de minuit, collection Philosophie, 1989. Trad. Didier Frank, Jean-François Lavigne et Dominique Pradelle. _ KOOLHAAS R. Junkspace, Payot & Rivage, 1995 _ MUSIL R. L’homme sans qualité, Seuil, collection Points, 1932 (1956 pour l’édition française). Trad. Philippe JACCOTTET _ PROUST M. Du côté de chez Swann, Gallimard, Collection Folio Classique, 1913 _ PROUST M. À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, collection Folio Classique, 1919 _ PROUST M. Le côté de Guermantes, Gallimard, collection Folio Classique, Paris, 1921-1922 _ PROUST M. Sodome et Gomorrhe, Gallimard, collection Folio Classique, 1921-1922 _ PROUST M. La prisonnière, Gallimard, collection Folio Classique, Paris, 1925 _ PROUST M. Albertine Disparue, Gallimard, collection Folio Classique, Paris, 1927 _ PROUST M. Le temps retrouvé, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1927 _ SECCHI B. La ville du vingtième siècle, Parenthèse, collection eupalinos, 2005 _ ZUMTHOR P. Atmosphères, BIRKHÄUSER, 2008 _ ZUMTHOR P. Penser l’architecture, BIRKHÄUSER, 2010

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ICONOGRAPHIE :  

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