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LA CONNAISSANCE DE L’HOMME PAR L’INTERMEDIAIRE DU ROBOT par F. GONSETH, Zurich I. Le problbme de connaitre l’homme par I’intermCdiaire du robot se situe 9 deux niveaux au moins : A. I1 peut s’agir de connaitre l’homme au sens que le mot (( connaitre o prend dans les diverses disciplines qui (( visent 9 la connaissance de l’homme N. Cette connaissance reste au niveau des disciplines dont chacune degage et precise (specifie) un aspect de l’homme - disciplines dkj9 constitubes ou encore 9 constituer. B. I1 peut aussi s’agir d’dclairer (de mieux connaitre) la connais- sance, l’ensemble des connaissances, dont l’homme est capable. Cette connaissance de la connaissance en general (connaissance de la facult6 de connaitre) est au niveau de la thkorie de la connais- sance, de la gnoseologie. I1 faut immkdiatement remarquer qu’en distinguant ainsi entre la connaissance de l’homme au niveau des disciplines particulieres et la connaissance de la facult6 de connaitre au niveau de la theorie de la connaissance, on engendre fatalement un paradoxe (paradoxe qui domine d’ailleurs tout le probleme de la connaissance) : Si le problbme se pose au niveau B (s’il y a un sens 9 vouloir mieux connaitre notre facultb de connaitre) c’est donc que les mots (( connaitre 1) et (( connaissance D dont nous nous servons n’ont pas encore de signification tout 9 fait dkterminke, de signification uni- voque et achevCe. Au niveau B, le problbme est justement de leur conf6rer une signification plus prkcise et plus efficace. Mais tant que la chose n’a pas 6tC faite, les mots doivent garder le pouvoir de prendre les significations plus precises qu’on cherchera A leur constituer. En bref la signification de ces mots doit encore rester ouverte.

LA CONNAISSANCE DE L'HOMME PAR L'INTERMÉDIAIRE DU ROBOT

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LA CONNAISSANCE DE L’HOMME PAR L’INTERMEDIAIRE DU ROBOT

par F. GONSETH, Zurich

I. Le problbme de connaitre l’homme par I’intermCdiaire du robot se situe 9 deux niveaux au moins :

A. I1 peut s’agir de connaitre l’homme au sens que le mot (( connaitre o prend dans les diverses disciplines qui (( visent 9 la connaissance de l’homme N.

Cette connaissance reste au niveau des disciplines dont chacune degage et precise (specifie) un aspect de l’homme - disciplines dkj9 constitubes ou encore 9 constituer.

B. I1 peut aussi s’agir d’dclairer (de mieux connaitre) la connais- sance, l’ensemble des connaissances, dont l’homme est capable.

Cette connaissance de la connaissance en general (connaissance de la facult6 de connaitre) est au niveau de la thkorie de la connais- sance, de la gnoseologie.

I1 faut immkdiatement remarquer qu’en distinguant ainsi entre la connaissance de l’homme au niveau des disciplines particulieres et la connaissance de la facult6 de connaitre au niveau de la theorie de la connaissance, on engendre fatalement un paradoxe (paradoxe qui domine d’ailleurs tout le probleme de la connaissance) :

Si le problbme se pose au niveau B (s’il y a un sens 9 vouloir mieux connaitre notre facultb de connaitre) c’est donc que les mots (( connaitre 1) et (( connaissance D dont nous nous servons n’ont pas encore de signification tout 9 fait dkterminke, de signification uni- voque et achevCe. Au niveau B, le problbme est justement de leur conf6rer une signification plus prkcise et plus efficace. Mais tant que la chose n’a pas 6tC faite, les mots doivent garder le pouvoir de prendre les significations plus precises qu’on cherchera A leur constituer.

En bref la signification de ces mots doit encore rester ouverte.

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Dans ces conditions nous ne pouvons pas encore espkrer que les mots dont nous nous servons pour parler de la connaissance de l’homme au niveau A ne soient pas contaminks de la m6me indeter- mination. Quel sens enfin l’expression connaitre la connaissance peut-elle revdtir ?

Nous venons de dire qu’en posant le problkme de la connais- sance, nous nous mettons par 18 mCme dans la situation de ne plus pouvoir conf6rer une signification achevee aux mots (( connaitre ))

e t (( connaissance n. Cela veut dire, en d’autres termes, que nous avons A prendre conscience du fait paradoxal que (bien que nous soyons obliges d’en parler) nous n’avons pas une idCe tout a fait Claire et tout A fait precise de ce qu’est notre facult6 de connaitre.

11. On peut penser que le remkde a cette situation paradoxale consiste en une bonne definition A la fois de l’action de connaitre e t de ce qui forme la connaissance. Une telle definition fermerait adkquatement les significations encore ouvertes. (C’est ainsi que d’Alembert pensait qu’une bonne ddfinition de la droite devait suflire pour Ccarter les dificultCs de la thdorie des parallkles. On sait combien le ddveloppement historique de la gComCtrie lui donna tort.)

Nous ne pensons pas que la situation puisse Ctre 6clairee par le recours A une dbfinition-fermeture. La definition est une operation logique qui d6finit des mots A partir d’autres mots; ces derniers ont-ils un sens ouvert ? I1 en est alors de m6me du mot defini. Pour qu’une definition soit une definition-fermeture il faut qu’elle opere A partir de significations d6jA fermees. Disposons-nous en general ou m6me seulement dans le cas particulier des mots clCs de notre entreprise, d’une base sufisante de significations de ce genre?

On peut decider d’en faire l’hypothkse. Par la rnbme, on pose aussi les lineaments d’une thkorie de la connaissance dans laquelle la definition prend la valeur d’une operation fondamentale. Cette theorie de la connaissance ne peut avoir elle-m6me que le caractkre d’une hypothkse : cette hypothese est-elle justifiee? Elle doit 6tre soumise A 1’6preuve que constitue pour elle le developpement de la connaissance scientifique moderne. Elle ne s’y confirme pas, tout au contraire.

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L’allusion de tout A l’heure a d’Alembert est une indication dans ce sens.

En fait, les mots avec lesquels on chercherait h dkfinir le sens prkcis et fermk des mots (( connaissance )) et a connaitre D ne sont eux-m&mes donnks qu’avec un sens ouvert. Nous ne voulons pas dire qu’il n’y a aucune utilitb a chercher une bonne dkfinition; nous aurions kvidemment tort. Mais nous entendons relever que, quelle que soit la formule a laquelle nous nous serons arrktes, celle-ci ne sera jamais capable de fixer autre chose qu’une signification ouverte. En d’autres termes, l’ouverture des notions cles dont nous aurons a nous servir n’est pas une circonstance secondaire, ne doit pas ktre interpretke comme un caracthe defectueux facile a corri- ger: l’ouverture est, au contraire, un caractQe primaire et inevi- table. C’est la une constatation qui, a notre avis, domine tout le probleme. Mais comment le sens vient-il aux mots si ce sens n’est pas d’avance attach6 a ces mots e t s’il ne sufit pas d’une definition pour le leur confkrer? Nous retombons dans le tres diffcile et t r b complexe problkme du langage.

Nous avons dkja expose nos iddes sur ce sujet a differentes reprises. Citons en particulier le discours d’ouverture du Congrhs international de philosophie des sciences de Zurich en 1954 et la prkface de l’ouvrage de Ph. WehrIe L’univers ale‘atoire (1957). Voici, en bref, notre point de vue sur le sujet :

Les mots et les phrases ne prennent pas leur signification du seul fait d’ktre ordonnes en un discours coherent, mais aussi du fait d’etre (ou d’avoir ete) ordonnks a certaines activitks efficaces.

I1 y a entre le discours et les activitks auxquelles il s’ordonne un rapport de dualite qui se retrouve dans le rapport de toute kdi- fication thkorique aux activitks expkrimentales par lesquelles la theorie s’kprouve et se rkalise.

Mon ouvrage (en six cahiers) L a ge‘ome‘trie et le probldme de l’espace illustre ces affirmations dans le cas pilote de l’espace.

111. Le mot (( espace ), pour reprendre l’exemple pilote dont il vient d’&tre question, prend sa signification (progressive) par le concours (lui-mkme progressif) de la gkomktrie rationnellement, dis- cursivement ou axiomatiquement kdifike, de la geometrie expkri-

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mentale qui se realise par les proc6dures de mesure ou par la fabri- cation de modbles et enfin de notre vision naturelle de l’espace Btendu.

En d’autres termes, le mot d’cc espace )) acquiert sa signification la plus CvoluBe A partir de sa signification la plus 616mentaire du fait de rester au centre d’une activit6 geom6trique (A la fois th6o- rique et pratique) qui en a longuement model6 et remodel6 la signification courante.

I1 en est de mCme du mot connaissance. I1 comporte tout d’abord un sens courant (616mentaire) qu’il est inutile de vouloir saisir par une definition : ce sens se constitue par l’engagement du mot dans un discours ordonne hi-mCme A nos activit6s &men- taires eficaces. Mais le mCme mot est capable de prendre une signi- fication beaucoup plus precise et beaucoup plus profonde. Comment la chose peut-elle se faire 7 Tout simplement parce que ce mot reste au centre d’une activitb dont le but est preciskment d’klargir et d’approfondir nos connaissances Blkmentaires.

Dans une intervention prkckdente, nous avons d6crit (sous le nom de procedure des quatre phases) la m6thode grAce A laquelle la recherche d’une connaissance meilleure peut prendre une situation de connaissance quelconque comme situation de depart. Chaque dis- cipline est ainsi le sibge d’une activit6 (A la fois th6orique et pra- tique, rbpetons-le) grAce A laquelle le mot de connaissance acquiert la signification (ou les significations) qu’il revet A un instant de I’histoire.

C’est en face de l’ensemble de ces activit6s que vient enfin se placer la thborie de la connaissance au sein de laquelle le mot connaissance prend la signification la plus 6volu6e dont il est actuellement capable (nous avons esquisse dans la preface deja cit6e de 1’Uniuers aldatoire de Ph. Wehrl6 comment une th6orie de la connaissance scientifique peut Ctre elle-meme constitube en une discipline scientifique).

MCme A ce niveau l’idee de connaissance reste ouverte. I1 ne suffit pas d’edifier une th6orie sur une id6e pour que celle-ci ait atteint sa pleine justesse ou son achhvement. I1 peut arriver qu’une meilleure information impose l’abandon d’une th6orie au profit d’une theorie nouvelle. Nous avons tent6 d’expliquer la chose en

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m6me temps que la procbdure des quatre phases : en principe toute situation de connaissance doit pouvoir &tre reprise comme situation de d6part.

IV. En bref, l’id6e de connaissance (le sens du mot (( connais- sance )) se constitue conform6ment A ce qu’on pourrait appeler une m6thodologie d’616mentarit6 et de cheminement - de chemine- ment gagn6 A partir de positions 616mentaires qu’il est vain de pr6- tendre saisir totalement (exhaustivement) dans une definition.

On peut en dire autant d’autres mots c16s tels que les mots information, structure, etc.

V. L’id6e du robot est restbe en marge des explications pr6c6- dentes: le moment est venu de l’integrer A la perspective ainsi dress6e. La question se pose maintenant sous la forme suivante:

Le robot peut-il contribuer effectivement : A. A prkciser la connaissance que l’homme a de lui-m6me par

l’apport d’une contribution originale, qui lui appartienne en propre et qui ne se r6duise pas A l’ensemble des moyens classiques, en- semble auquel cet apport devra s’integrer.

B. A prkciser non seulement la connaissance dont il vient d’6tre question, mais aussi la connaissance de cette connaissance, 1’idCe m6me de cette connaissance ?

La r6ponse a la premibre partie A de cette question est imm6- diate. Elle’ est positive, elle l’est meme de plusieurs faqons.

Qu’est-ce, par exemple, qu’un geste, qu’un comportement, qu’une conduite de tel ou tel &tre animC, de l’homme par exemple? Les imaginer avec quelque precision, c’est les d6gager de cet &re pour s’en faire une representation de pure forme. Or la realisation d’un simulateur peut assumer la m&me fonction l’assumera m6me de faqon plus gherale en dkpassant l’activitk discursive.

La rialisation de tout simulateur dquivaut donc a la crdation d’une connaissance au mime titre (et d’une fagon plus gdndrale) que la conception d’une idde efticace. (Cette affirmation reste vraie m6me pour un simulateur dont la fidClit6 n’est que partielle ou grossibre.)

De meme, en construisant un robot (en parvenant a le construire) capable d’exdcuter une tilche, de remplir une mission, de developper

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une activitC qui pourrait &re aussi confi6e A un &re humain, on specifie par le fait meme ce que peut Btre une &he, une mission, une activit6.

On peut en dire autant de tous les dispositifs automatiques de tous les modeles fonctionnels, etc., qui non seulement comportent, mais aussi suggerent quelque analogie avec tel ou tel fonctionne- ment de I’organisme humain, m6me s’il ne s’agit que d’analogie d’une assez courte port6e.

Sous cet angle la fabrication d’un robot quelconque, pourvu qu’il se r6vele capable de quelque imitation de l’Btre humain, 6qui- vaut a une experience visant B la connaissance de l’homme.

I1 s’agit la d’une expkrimentation sui generis, d’une expkrimen- tation qui n’est pas faite d’avance, qui demande b Btre tentke, d6veloppke, reprise et poursuivie, etc. Elle inaugure une recherche qui peut Btre organiske (comme toute recherche) seIon la procedure des quatre phases.

Mais une fois construit, ou m6me simplement imagine pour Btre construit et si complexe qu’il soit, un robot a ses limites. Si, dans son r6le de simulateur, il specifie en m6me temps qu’il suggkre un aspect de l’homme qui lui est rkductible, il revele en mBme temps dans l’homme que nous sommes ce qui est susceptible de lui echapper.

Par exemple, la libertk de l’homme se degage de la construction meme d’un robot quelconque par le fait que notre facult6 de dkci- sion pourra toujours Btre portee au-delA des limites de t o u t robot constitub.

(Dans La ge‘ome‘trie et le problime de l’espace nous avons cherchk a montrer comment un robot peut servir A expliquer le sentiment de l’kvidence geombtrique, B condition de poser que la personne humaine n’est pas totalement r6ductible au robot [principe de la poupee russe].)

Les resultats de I’etude B laquelle nous venons de faire allusion nous font penser que la construction de robots de plus en plus (( authentiquement imitateurs r) pourrait obkir A la loi suivante : dhs qu’une fonction de 1’6tre humain aura pu Ctre conque avec quelque precision, on pourra construire un robot capable de l’assu- mer. Mais dhs que ce robot aura etk construit, on s’apercevra que

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1’Ctre humain (en particulier son aspect moral) ne lui est pas tota- lement rkductible.

VI. La seconde partie de notre question parait d’un abord plus difficile. I1 semble pourtant probable qu’elle puisse Ctre traitke de la mCme fagon. Tout robot simulateur comporte (pour Ctre capable de ce r61e) tel ou tel organe qu’on pourra dire (par une analogie plus ou moins convaincante avec ce que nous savons de notre propre activit.6 de connaissance) qu’on pourra dire porteur, facteur ou generateur de connaissance. Tout organe cognitif de ce genre Bqui- vaut A une hypothese visant la structure de notre propre connais- sance.

I1 est possible que dans une serie de simulateurs de plus en plus complexes et de plus en plus fideles, ces organes cognitifs rbalisent eux-mCmes des hypothkses de plus en plus adequates quant a notre propre activite cognitive.

I1 nous parait probable que l’examen des simulateurs concrete- ment realises fasse apparaitre une loi analogue a celle que nous avons esquissee a propos de la premiere partie de notre question.

Toute conception suffisamment precise de notre propre appareil cognitif trouvera sa realisation par l’organe cognitif de tel ou tel robot approprie.

Mais des qu’un tel robot aura et6 realis6 nous nous trouverons capables de le depasser.

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