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La Du Barry fait oublier à Louis XV qu’il est sexagénaire Que de postures, Elle a lu l’Arétin, Que de postures. Elle sait en tous sens Prendre les sens. Louis XV et Madame du Barry, Gyula (ou Julius de) Benczur, Galerie nationale hongroise, Budapest, Hongrie E lle s’appelait Mlle Lange, avait un visage ravissant, un corps admirable et un stupéfiant savoir-faire. Elle était, en outre, de moeurs assez faciles. Un exemple suffira à le prouver : le comte du Barry la cédait à ses amis quand il ne pouvait pas leur payer ses dettes… Début de carrière prometteur au bordel Cette jeune personne avait vu le jour vingt-cinq ans plus tôt à Vaucouleurs. Née de père inconnu, elle s’appelait Jeanne comme sa tante et Bécu comme sa drôlesse de mère. À quinze ans, alors qu’un certain feu commençait à la pousser dans le monde,

La Du Barry fait oublier à Louis XV qu’il est sexagénaire

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La Du Barry fait oublier à Louis XV qu’il est sexagénaire

Que de postures,Elle a lu l’Arétin,Que de postures.

Elle sait en tous sensPrendre les sens.

Louis XV et Madame du Barry, Gyula (ou Julius de) Benczur, Galerie nationale hongroise, Budapest, Hongrie

E lle s’appelait Mlle Lange, avait un visage ravissant, un corps admirable et un stupéfiant savoir-faire. Elle était, en outre, de moeurs assez faciles. Un exemple suffira à le prouver : le comte du Barry la cédait à ses amis quand

il ne pouvait pas leur payer ses dettes…

Début de carrière prometteur au bordel

Cette jeune personne avait vu le jour vingt-cinq ans plus tôt à Vaucouleurs. Née de père inconnu, elle s’appelait Jeanne comme sa tante et Bécu comme sa drôlesse de mère. À quinze ans, alors qu’un certain feu commençait à la pousser dans le monde,

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Histoires d’amour de l’Histoire de France La Du Barry fait oublier à Louis XV qu’il est sexagénaire

elle était passée, sous le nom de Mlle Vaubernier, dans un tripot où elle avait rencontré le comte du Barry. Celui-ci, ébloui par la beauté de Manon, l’avait ins-tallée chez lui et lui avait donné un nom qui lui convenait bien peu: Mlle Lange…Pendant quelques années, ce person-nage douteux avait vécu des charmes de sa protégée. Écoutons en effet le policier Marais : « La demoiselle Vaubernier et le sieur du Barry vivent toujours ensemble en bonne intelligence, ou, pour mieux dire, du Barry ne se sert de cette demoi-selle que comme d’une terre qu’il afferme au premier venu en état de bien payer, se réservant cependant le droit d’aubaine, car il couche tous les jours avec elle. Pour les journées, il les lui abandonne tout entières, pourvu toutefois qu’elle se conduise par ses conseils et que le pro-duit s’en rapporte à la masse. Aujourd’hui, c’est à M. le duc de Richelieu et à M. le marquis de Villeroy qu’il a sous-fermé les charmes de cette demoiselle, pour le jour seulement… »C’était cette jeune prostituée que M. du Barry destinait au roi de France.

Examen de passage réussi auprès de l’« agent des plaisirs  » du roiUn matin, grâce à l’appui de M. de Richelieu, le comte fut reçu par Le Bel, premier valet de chambre et « agent des plaisirs » du roi.

Il lui proposa sa maîtresse :– Elle a des jambes ravissantes. Une poi-trine ferme et bien placée. Une bouche adorable…– Comment s’appelle-t-elle ?– Mlle Lange.Le Bel connaissait la demoiselle de répu-tation. Il fit la grimace et reconduisit sans un mot M. du Barry jusqu’à la porte.Respectueux de Sa Majesté, le premier valet de chambre ne voulait pas faire entrer dans le lit royal une fille qui avait travaillé chez la Gourdan et chez des tenancières de tripot.Mais M. du Barry était tenace. Dix fois, vingt fois, il revint chez Le Bel. Au bout d’un mois, celui-ci, excédé, finit par dire :– Amenez-la.Le lendemain matin, le comte présenta Manon à l’agent des plaisirs qui ne par-vint pas à cacher son émerveillement. Tandis qu’il évaluait en connaisseur les charmes de la jeune femme, le comte se dirigea vers la porte et dit avec quelque hauteur :– Je vous la laisse. Voyez, examinez, et si ce n’est pas un composé céleste, je consens à perdre mon honneur. Et, repre-nant son manchon, il rentra chez lui.Seule avec Le Bel, Manon baissa les yeux et attendit. Le valet de chambre, qui avait, à la longue, pris certaines manières de son auguste maître, s’approcha, ouvrit le corsage de la jeune protégée de M. du Barry et lui baisa le bout d’un sein. Voyant qu’elle ne protestait pas, il la déshabilla, la coucha sur un canapé et, tout comme

elle avait pris – on ne sait pourquoi – le nom de Manon Lançon, et s’était diri-gée vers la galanterie. En 1760, elle avait réussi à entrer comme cousette dans l’ate-lier du sieur Labille, marchand de modes, chez qui la célèbre Gourdan – qui diri-geait le plus important « clapier » de Paris – venait parfois chercher de nouvelles « pensionnaires ». L’entremetteuse n’avait pas tardé à l’inviter chez elle. « Je la conduisis dans mes appartements, conte-t-elle dans ses Mémoires ; je lui fis voir mes boudoirs galants, où tout respire le plaisir et l’amour ; je l’excitai à porter ses yeux sur des estampes qui les ornaient : c’étaient des nudités, des postures lascives, toutes sortes d’objets propres à allumer les désirs. Je voyais ma jeune grisette en repaître avi-dement ses regards ; elle était en feu ; je l’arrachai de là, n’ayant voulu qu’essayer ainsi si j’en avais bien jugé, si elle était propre à mon service. Je la fis ensuite pas-ser dans une grande garde-robe, où je lui ouvris plusieurs armoires : je lui déployai des toiles de Hollande, des dentelles, des perses, des taffetas, des bas de soie, des éventails, des diamants. Eh bien, m’écriai-je, mon enfant, voulez-vous vous attacher à moi ? Vous aurez tout cela, vous mènerez la vie qui vous fait envie, vous serez tous les jours au spec-tacle ou dans les fêtes ; vous souperez avec tout ce que la cour et la ville ont de plus grand et de plus agréable ; et, la nuit, vous aurez des joies. Ah ! quelles joies, mon cher coeur, on n’a pu mieux les exprimer qu’en les appelant les joies du paradis.

Vous verrez ici les princes, les généraux d’armée, les ministres, les gens de robe, les gens d’église ; tous ne travaillent que pour venir se délasser chez moi et se réjouir avec un tendron comme vous…Je lui mis dans la poche un écu de six francs, et je convins avec elle d’une femme que je lui dépêcherais quand j’en aurais besoin, et qui, sans lui parler, au moyen de signes arrangés, saurait se faire entendre. Elle sauta d’aise à mon cou et se retira… »Or, quelques jours plus tard, un prélat, qu’on croit être l’évêque d’Arras, était venu demander à la Gourdan une novice à laquelle il voulait donner les premières leçons du plaisir. Mme Lançon ayant paru propre à cette destination, l’entremet-teuse l’avait fait venir et s’était employée à lui rendre les apparences de la virginité au moyen de quelques lotions astringentes de sa façon.« Je la livrai dans cet état au prélat, écrit-elle, après avoir touché cent louis pour cette fleur. Il en fut vraisemblablement très émer-veillé, puisqu’il voulait l’entretenir ; mais il fut obligé de retourner brusquement dans son diocèse ; et, d’ailleurs, ce n’était pas, à vrai dire, dans mes arrangements ; cette pucelle devait l’être encore plus d’une fois avant que je m’en défisse tout à fait. »

Manon trouve un généreux protecteur

Manon Lançon avait ainsi travaillé pen-dant près d’un an chez la Gourdan, puis

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tard, elle était dans son lit. Manon s’y montra éblouissante. Pour la première fois de sa vie, Louis XV eut l’impression d’être avec une femme qui le considé-rait comme un homme et non comme un roi. Toutes les maîtresses qu’il avait eues jusqu’alors se montraient dans les draps un peu gourmées, apprêtées, gênées par le respect. Au contraire, Manon avait oeuvré en vraie fille de joie et s’était per-mis toutes les hardiesses. Le style vif et énergique de la jeune femme avait fait au roi une grosse impression. Le lendemain, il ne put s’empêcher d’avouer à l’un de ses intimes, le duc de Noailles, qu’il avait connu des plaisirs nouveaux.– Sire, lui répondit le courtisan avec une belle franchise, c’est que vous n’êtes jamais allé au b…Ce qui jeta un léger froid.Par la suite, Manon, qui était installée dans un petit pavillon, s’ingénia à trou-ver chaque nuit de nouvelles agaceries capables de ranimer les sens usés du monarque et celui-ci conçut pour cette femme experte une véritable passion.La liaison du souverain avec une ex-pensionnaire de la Gourdan scandalisa Versailles. Un soir, Le Bel, effrayé de voir quel tour prenaient les choses, eut des remords et alla trouver Louis XV. Respectueusement, il lui dit que dans sa pensée cette jeune personne ne devait être qu’une passade et non une favorite.Le roi prit très mal cette remarque. Il s’emporta, s’empara des pincettes et en menaça son confident :

– Tais-toi ou je t’assomme !Le Bel était émotif. Il fut pris dans la nuit de coliques hépatiques et mourut deux jours après…

« Tous ces faux nobles firent entrer à la cour une vraie putain »De nombreux courtisans partageaient le point de vue du valet de chambre. On se rassurait pourtant en pensant qu’il était impossible à une fille d’aussi basse extraction d’être présentée officiellement à la cour. Un roi de France ne pouvait avoir pour maîtresse en titre une Manon Lançon ni même une Mlle Lange. Il lui fallait, suivant l’usage, une femme mariée à un noble…Le comte du Barry qui continuait à s’occu-per dans l’ombre de sa protégée eut alors une idée : ne pouvant épouser lui-même Manon, puisqu’il avait déjà une femme et cinq enfants, il décida de la marier à son frère Guillaume du Barry. Ce frère, qui habitait Toulouse, « était une espèce de sac à vin, un pourceau se vautrant le jour et la nuit dans les plus sales débauches ». Il accepta avec empressement la propo-sition qui lui était faite et sauta dans un coche.En arrivant à Paris, il trouva son frère inquiet : la bonne et douce reine Marie Leczinska venait de mourir à l’âge de soixante-cinq ans, et Louis XV montrait un grand chagrin.

les cuisiniers pratiquaient l’essay avant de présenter les plats du roi, il « goûta » la jeune blonde que l’on destinait à Louis XV.Manon, à qui le comte avait fait la leçon, eut des initiatives étourdissantes et le brave Le Bel fut ravi d’avoir trouvé un « mets » savoureux pour son maître. Quand leurs ébats furent terminés, Manon sourit, remit ses vêtements et se contenta de dire :– Croyez-vous que cela convienne ?Le valet, transporté, lui assura que « c’était

très bien » et promit de la placer sur le passage du roi.Le soir même, elle était mêlée aux jeunes femmes qui piétinaient dans l’espoir « de se faire une place au soleil » ; mais le monarque ne la remarqua point.Désolée, Manon demeura toute la nuit avec Le Bel et redoubla de caresses pour être placée plus favorablement encore.

Le roi connaît des plaisirs nouveaux

Le lendemain, le hasard la servit : le roi l’aperçut et fut fasciné. Deux heures plus

L’Orgie, William Hogarth, collection privée, © Collection Stapleton

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La Du Barry fait oublier à Louis XV qu’il est sexagénaire

Et ce quatrain courait les rues :

France, tel est donc ton destin,D’être soumis à la femelle.Ton salut vint de la Pucelle,Tu périras par la catin.

Enfin, de nombreuses estampes satiriques parurent avec des caricatures de la favo-rite qu’on appelait Mme du Baril. Cette mauvaise plaisanterie devait donner une curieuse idée au comtede Lauraguais. Un soir, il alla chercher une fille chez laGour-dan, l’installa dans son hôtel et la présenta à ses amis sous le nom de Mme du Tonneau…

Mme du Barry n’avait pas le mauvais caractère dede Mme Pompadour. Elle se contenta de rire.Elle n’allait pas tarder à pleurer…

Les manières libres de Mme du Barry cho-quaient au moins autant que son langage. Elle ignorait la pudeur et se montrait sou-vent fort déshabillée à ses visiteurs, qui s’en retournaient chez eux éblouis. Une telle aventure arriva un matin à un brave notaire et à deux prélats. Le roi était dans la chambre de la jeune femme

qui restait au lit jusqu’à midi, quand on annonça le nonce et le cardinal de La Roche-Aymon, grand aumônier. – Qu’ils entrent ! dit le souverain.Les deux ecclésiastiques vinrent s’incliner devant le roi, puis saluèrent la favorite, qui leur fit, du creux de son oreiller, un petit signe amical. Au bout d’un moment, le notaire Le Pot d’Auteuil vint présenter un contrat à signer. Le roi le fit entrer, et la même scène se renouvela. Or, tandis que le sou-verain apposait son paraphe, Mme du Barry, qui s’ennuyait, décida de se lever. Sans se soucier des trois personnages qui se trouvaient dans la pièce, elle sortit du lit complètement nue et se fit donner ses pantoufles par les deux prélats rougis-sants, mais ravis…Quant au notaire, il alla décrire à tout Versailles « les paysages merveilleux que les circonstances lui avaient permis d’ad-mirer à loisir »… Louis XV s’était follement amusé de cette scène. Il ne songeait d’ailleurs jamais à reprocher ses incartades à Mme du Barry, et ne paraissait choqué ni par son lan-gage, ni par sa vulgarité, ni par son impu-deur. Considérant le plaisir qu’elle lui procurait, il lui pardonnait tout…

Le comte craignait de voir le monarque se tourner vers la religion et chasser Manon. Mais après les obsèques, il se rassura. La jeune femme était toujours dans son pavillon et le roi continuait de lui rendre visite chaque nuit…Le mariage de Manon et de Guillaume du Barry eut lieu le 23 juillet 1768. On avait, pour la circonstance, confectionné un faux acte de naissance dans lequel Jeanne Bécu devenait la fille d’un certain Jean-Jacques Gomard de Vaubernier… Toute la cérémonie ne fut d’ailleurs qu’une farce. Le contrat établissait que les conjoints ne devraient jamais vivre comme mari et femme, et les notaires prirent sur eux de consacrer officielle-ment les titres dont s’affublaient indû-ment depuis des années les membres de la famille Dubarry.« Ce fut alors, nous dit-on, que la mai-son devint illustre et qu’elle acquit une grande noblesse. Il parut tout à coup trois comtes, une comtesse et un vicomte, à peu près comme les champignons naissent, croissent et s’étendent dans une nuit. »Doué d’une puissante imagination, le comte du Barry prétendait que sa famille descendait des Barrymore, branche cadette des Stuart…Finalement, comme le dit un pamphlet du temps, « tous ces faux nobles firent entrer à la cour une vraie putain »…Aussitôt mariée, Mme du Barry s’ins-talla au château, dans un appartement situé au deuxième étage. Là, elle ne

pouvait encore recevoir le roi qu’en par-ticulier, car elle n’avait pas été présentée officiellement.Or les très pudiques filles du roi, poussées par Choiseul qui eût désiré voir sa soeur dans le lit de Louis XV, s’opposaient à la présentation de Mme du Barry.Le ministre finit par perdre la partie, et la favorite fut présentée à Sa Majesté le 22 avril 1769 par Mme de Béarn qui toucha cent mille francs pour sa complaisance…

Le train d’une favorite, les manières d’une catin

Dès qu’elle fut maîtresse en titre, Mme du Barry constitua sa « maison ».Et cette ancienne prostituée, qui se don-nait naguère pour quelques écus sous les galeries du Palais-Royal, eut un inten-dant, un premier valet de chambre, un coiffeur, deux parfumeurs, trois coutu-rières, des suisses, des postillons, des cochers, des piqueurs, des coureurs, des valets de pied, des porteurs de chaise, un maître d’hôtel, un officier d’office, des valets de garde-robe, un maître de cha-pelle, des femmes de chambre et même un nègre, le célèbre Zamor.Le roi lui fit verser une pension d’un mil-lion deux cent mille francs par an, et la couvrit de bijoux.Ce train, ces dépenses, ce luxe au moment où la misère régnait dans le royaume, irri-tèrent le peuple qui composa des pam-phlets et des chansons cruels.

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L’amour pur et merveilleux de Marie-Antoinette et Axel Fersen

Je ne veux jamais former le lien conjugal, il est contre nature… Je ne puis pas être à la seule personne à qui je voudrais être,

la seule qui m’aime véritablement, ainsi je ne veux être à personne…lettre d’Axel Fersen à sa sœur Sophie

Marie-Antoinette, d’après Vigée-Lebrun, Louise Campbell Clay, Louise Campbell, © Guildhall Art Gallery, Londres

L

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e 10 janvier 1774, il se passa à Versailles un événement auquel personne n’attacha d’importance, mais qui allait avoir des conséquences incalculables.

Marie-Antoinette avait organisé un bal et toute la folle jeunesse de la cour s’en donnait à coeur joie. Certains, doués de tempéraments sages ou dénués d’imagina-tion, dansaient bonnement au son des violons ; mais la plupart des invités désiraient des distractions plus pimentées. Des couples se poursuivaient dans les couloirs à la recherche d’une retraite sûre, d’autres se lutinaient dans les encoignures de fenêtre, sous prétexte de contempler le clair de lune, d’autres enfin se livraient, dans des coins sombres, à des exercices auxquels ils paraissaient trouver de grands attraits, mais qui n’avaient, avec le menuet, que de très lointains rapports…

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Histoires d’amour de l’Histoire de France L’amour pur et merveilleux de Marie-Antoinette et Axel Fersen

Sir Richard Barrington a d’ailleurs narré cette scène dans ses souvenirs.« La reine avait les yeux pleins de larmes, sa voix un peu faible était pourtant d’un timbre si exquis qu’elle faisait vibrer irré-sistiblement tous les cœurs. Son doux et charmant visage rougissait pendant qu’elle fixait des regards noyés de pleurs sur Fersen, lui aussi accablé par l’émo-tion invincible que lui causait l’adorable folie de cette action. Il se tenait les yeux baissés, pâle jusqu’aux lèvres, écoutant la chanson dont chaque parole le fai-sait tressaillir au fond de l’âme. Ceux qui les voyaient à cet instant ne purent plus conserver de doute sur la nature de leurs sentiments… »Naturellement le bruit courut aussitôt que la reine était la maîtresse de Fersen. De cet amour pur et merveilleux qui les unis-sait, on voulut faire une liaison banale. On raconta qu’ils se retrouvaient dans une chambre secrète, et que leurs étreintes avaient eu pour témoin un valet indiscret. Tout cela, bien entendu, était faux.

« Vous abandonnez ainsi une conquête ?  »

Un jour, le Suédois fut informé de ces calomnies. Sa décision fut immédiate. Pour ne pas compromettre la reine qu’il aimait, il résolut de quitter la France. Quelques semaines plus tard, il s’enga-geait dans le corps expéditionnaire qui allait soutenir les États de l’Amérique du

Nord dans la guerre de l’Indépendance contre l’Angleterre. Il partit en mars 1780 comme aide de camp du général Rochambeau, lais-sant Marie-Antoinette éplorée.La cause de cet engagement fut par-fois discutée par les historiens. Je pense qu’elle ne peut plus être mise en doute depuis qu’on a retrouvé cette lettre du comte de Creutz, adressée le 10 avril 1780 à Gustave III :Je dois confier à Votre Majesté que le jeune comte de Fersen a été si bien vu de la reine que cela a donné des ombrages à plusieurs personnes. J’avoue que je ne puis pas m’empêcher de croire qu’elle avait du penchant pour lui ; j’en ai vu des indices trop sûrs pour en douter. Le jeune comte de Fersen a eu dans cette occasion une conduite admirable par sa modestie et par sa réserve et surtout par le parti qu’il a pris d’aller en Amérique. En s’éloignant, il écartait tous les dangers ; mais il fallait évi-demment une fermeté au-dessus de son âge pour surmonter cette séduction. La reine ne pouvait pas le quitter des yeux les derniers jours ; en le regar-dant, ils étaient remplis de larmes. Je supplie Votre Majesté d’en garder le secret pour elle et pour le sénateur Fersen. Lorsqu’on sut le départ du comte, tous les familiers en furent enchantés. La duchesse de Fitz-James lui dit : « Quoi ! monsieur, vous abandonnez ainsi une conquête ? – Si j’en avais une, je ne l’abandonnerais pas, répondit-il. Je pars libre et malheureusement sans laisser de regrets. » Votre Majesté avouera que cette réponse était d’une sagesse et d’une prudence au-dessus de son âge. Du reste, la reine se conduit avec beaucoup plus de retenue et de sagesse qu’autrefois. Le roi n’est pas seulement tout à fait soumis à sa volonté ; mais partage aussi son goût et ses plaisirs.

De petits frissons bien anodins

Près de la cheminée, la dauphine, l’oeil brillant, écoutait le comte d’Artois qui, selon son habitude, lui contait des anec-dotes graveleuses. Marie-Antoinette ado-rait ce genre d’histoires. Privée d’amour, elle quémandait des détails qui lui pro-curaient de petits frissons bien anodins ; mais dont elle se contentait…Tandis qu’elle riait, un personnage entra. C’était l’ambassadeur de Suède. Il était accompagné d’un jeune homme fort élé-gant qu’il présenta à la dauphine.Marie-Antoinette considéra ce beau gar-çon qui avait son âge, dix-neuf ans, et parut éblouie.Ce jeune Suédois s’appelait Jean-Axel Fersen……Quelques semaines plus tard, le 30 janvier, un grand bal masqué avait lieu à l’Opéra. Fersen y assistait. Soudain, à la fin d’un quadrille, une jeune femme mas-quée, portant un domino blanc, s’appro-cha de lui :– Bonsoir. Vous êtes-vous bien amusé ? Le Suédois, pensant à une aventure pos-sible, répondit en badinant. Le domino éclata de rire et une conversation galante s’engagea. Fersen, de plus en plus ravi, pensait déjà à entraîner cette charmante et peu farouche jeune femme dans un couloir, lorsqu’il s’aperçut qu’on faisait cercle autour d’eux et que des masques semblaient attendre d’un air cérémo-nieux que le domino blanc eût fini de

parler. Il dit encore quelques mots, vou-lut prendre une main, mais la mystérieuse jeune femme le salua d’un léger signe de tête et s’éloigna vers le premier étage où elle reparut bientôt dans la loge royale…Fersen comprit alors seulement que le domino blanc avec lequel il avait badiné était Marie-Antoinette…Quelques jours plus tard, il quittait la France pour continuer son voyage à tra-vers l’Europe et emportait le souvenir d’une voix fraîche, d’une silhouette gracieuse et de deux grands yeux bleus qui s’étaient faits tendres un moment pour le regarder…Il devait en rêver pendant des années avant de revenir àVersailles…… Depuis la fin de l’été 1778, Axel Fersen était de retour à Paris.Au printemps 1779, il réapparut à la cour.En le revoyant, la reine fut extrêmement troublée et le comte de Saint-Priest nous raconte que le jour où le jeune homme vint à Versailles dans son uniforme sué-dois, le comte de Tessé, qui donnait la main à Marie-Antoinette, « s’aperçut au mouvement de la main de cette prin-cesse d’une forte émotion à cette pre-mière vue ».Dès lors Fersen et la reine se rencon-trèrent presque chaque jour. On les vit se promener dans le parc, on les surprit bavardant sur les bancs de Trianon et, un soir, Marie- Antoinette, qui jouait du clavecin, se tourna vers Axel, les larmes aux yeux, et chanta ce couplet de Didon :Ah ! que je fus bien inspiréeQuand je vous reçus dans ma cour

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Histoires d’amour de l’Histoire de France ...

pour prétexte la visite du roi Gustave III de Suède et lança des invitations pour le 21 juin. Ce fut une soirée fastueuse. Les invi-tés, tout de blanc vêtus selon le désir de la souveraine, commencèrent par assister au Dormeur éveillé de Marmontel, puis ils se ren-dirent par le parc illuminé jusqu’au Temple de l’Amour. Là, une foule était massée, car la reine avait permis « à toutes les personnes honnêtes » d’entrer dans le parc à condition qu’elles eussent un habit blanc.Soudain une flamme s’éleva derrière le Temple et, en quelques secondes, le parc entier parut brûler. Des colonnes d’étincelles montaient vers la cime des arbres et les nuages s’empourprèrent. Ce brasier, nourri de milliers de fagots entourant le Temple de l’Amour, était un

merveilleux symbole choisi par Marie-Antoinette pour exprimer sa passion. La foule applaudit, sans comprendre.Au pied d’un arbre, Fersen, très ému, contemplait ce spectacle qui n’avait de signification que pour lui.Tout à coup, une voix douce et chère murmura à son oreille :– Êtes-vous content ?Il se retourna. C’était la reine. Un instant, ils se regardèrent, extrêmement troublés ; puis elle lui pressa la main vivement et disparut dans la nuit…Après l’embrasement du Temple, on ser-vit un souper dans les pavillons du jar-din français. Au petit matin, Gustave III, ravi par cette fête grandiose, remercia Marie-Antoinette.Il ignorait, le pauvre, que, sans l’amour, la France n’eût certainement pas fait tant d’honneur à son pays…

Le 11 juillet 1780, Fersen débarquait à New Port. Il devait rester trois ans en Amérique, soutenant Washington, parti-cipant à de nombreuses expéditions, colla-borant à la prise de Yorkstown et recevant finalement l’ordre de Cincinnatus. C’est ainsi que, par amour pour la reine de France, Axel Fersen aida paradoxalement à la création d’une république…

« Je ne veux jamais former le lien conjugual  »

En juin 1783, Fersen revint en France et s’installa à Paris dans un petit hôtel de la rue Matignon.Son père, qui voulait le voir marié, le pressait alors d’épouser une jeune fille pourvue d’une grosse dot : Germaine Necker, la fille du banquier genevois.Axel, qui ne pensait qu’à la reine, cherchait des prétextes pour retarder l’ouverture des pourparlers avec le financier. Il en eut bien-tôt un, inespéré : son ami M. de Staël tomba amoureux de la riche et pétulante héritière. Deux mois plus tard, il l’épousait…Et c’est ainsi que Germaine Necker, qui aurait dû devenir Mme Fersen, s’appela Mme de Staël…Alors le sénateur, déçu, suggéra à son fils d’épouser Mlle Lyell. Axel fut de nou-veau très embarrassé. Fort heureusement, cette jeune fille se maria avec le vicomte de Cantalup et le Suédois soupira une seconde fois. Le jour où il fut informé de cette union, il écrivit à sa soeur Sophie :

J’en suis bien aise ; on ne m’en parlera plus. Je ne veux jamais former le lien conjugal, il est contre nature… Je ne puis pas être à la seule personne à qui je voudrais être, la seule qui m’aime véritable-ment, ainsi je ne veux être à personne…Cette femme était, bien sûr, Marie-Antoinette, qu’il n’avait pas oubliée et pour qui, après trois ans d’exil, il conservait le même amour.Depuis son retour, il l’avait vue plusieurs fois en particulier. Ils correspondaient par des voies secrètes. Elle l’appelait Rignon, il l’appelait Joséphine…En septembre 1783, pour demeurer en France, Fersen voulut acheter le régiment Royal Suédois ; mais l’argent lui manqua.On vit alors Louis XVI, dans un beau geste, qui fit ricaner, le lui offrir…Devenu colonel, Axel put continuer à venir de temps en temps à Versailles…Entre deux voyages en Suède où le roi Gustave III le réclamait sans cesse, il retrouvait la reine.Devinrent-ils amants ? Tout porte à croire que non. Même Michelet, qui n’est pas tendre pourtant avec Marie-Antoinette, n’ose l’affirmer.L’amour de la reine et d’Axel Fersen peut donc être considéré comme un bijou étin-celant dans la boue du xviiie siècle…

Devant le Temple de l’Amour

Au printemps 1784, Marie-Antoinette eut une idée charmante. Elle désira offrir une fête à l’homme qu’elle aimait. Elle prit

Repos dans le parc, Jean-Baptiste Joseph Pater, Saint Louis Art Museum, Missouri, Etats-Unis

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Jeu de mains entre le chevalier d’Eon et Beaumarchais

Le Chevalier d’Eon habillé en femme, Bibliothèque Nationale, Paris

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onsieur le duc,Puisque la tranquillité de mon pays et celle d’une auguste personne le réclament, je consens à me laisser passer pour femme et m’engage à me donner à homme qui vive la

preuve du contraire. Mais ce à quoi je ne puis consentir, c’est à porter les habits d’un sexe étranger, que j’ai bien pu revêtir dans ma jeunesse par obéissance à mon roi ; encore était-ce pour quelque temps seulement. Aujourd’hui, reprendre ce déguisement à toujours, ou même momentanément, serait au-dessus de mes forces ; l’idée seule m’épouvante à tel point que rien ne vaincra ma répugnance.Je garderai le silence sur mon sexe ; je ne nierai pas, j’avouerai même, au besoin, s’il le faut, que je suis du genre féminin. Voilà tout ce qu’il est en mon pouvoir de faire, tout ce que l’on a humainement droit d’exiger de mon dévouement.Vouloir plus serait de la tyrannie et de la cruauté : je ne pourrais m’y soumettre.Je vous prie, monsieur le duc, de faire part de ma résolution à Sa Majesté, et de me croire votre très humble, etc.

Le Chevalier d’Éon.

…. Londres, 18 août 1771.

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Histoires d’amour de l’Histoire de France Jeu de mains entre le chevalier d’Eon et Beaumarchais

correspondance secrète de Louis XV que détenait le chevalier et à obtenir que celui-ci acceptât de porter des habits de femme.D’Éon, décidé à tout pour abuser le négo-ciateur sur son véritable sexe, commença par essayer d’inspirer la pitié en contant ses souvenirs militaires.– Si vous saviez, raconta-t-il, quelle vie j’ai menée au milieu de ces hommes. Je devais, à chaque instant, leur cacher les faiblesses de mon sexe, durcir ma voix, marcher à la façon des soldats, entendre des plaisanteries qui offusquaient ma pudeur et chanter des refrains obscènes. Ce fut terrible…Beaumarchais, touché, convint qu’il devait être bien dur pour une femme d’être capitaine de dragons…Puis d’Éon devint tendre, pudique, et se montra « coquette »avec l’auteur du Barbier de Séville. Celui-ci était jeune, il se laissa prendre et écrivit à Louis XVI :Quand on pense que cette créature tant persécutée est d’un sexe à qui l’on pardonne tout, le coeur s’émeut d’une douce compassion… J’ose vous assurer, Sire, qu’en prenant cette étonnante créature avec adresse et douceur, quoique aigrie par douze années de malheurs, on l’amènerait facilement à rentrer sous le joug et à remettre tous les papiers relatifs au feu roi, à des conditions raisonnables.Et Beaumarchais, à la grande joie de D’Éon qui s’amusait énormément, usa de douceur, devint galant et fit sa cour…Finalement, les deux hommes rédigèrent un curieux acte de transaction par lequel le chevalier d’Éon « abdiquait solennel-lement et définitivement son nom et sa

qualité d’homme et s’obligeait à porter les habits du sexe féminin ».En échange, le gouvernement de Louis XVI s’engageait à le laisser ren-trer en France quand il le désirerait, à lui verser une rente viagère de douze mille livres par an et à lui remettre en outre « de fortes sommes pour l’acquittement de ses dettes en Angleterre ».Le chevalier signa ce contrat le 5 octobre 1776. Le lendemain, il tomba malade. Le sacrifice qu’il faisait par amour pour la reine d’Angleterre l’affligeait si profondément qu’il garda le lit pendant près d’un mois.La métamorphose était douloureuse…Le bruit du contrat passé entre le cheva-lier et Beaumarchais se répandit rapide-ment dans Londres. Aussitôt, les esprits s’excitèrent de nouveau et les parieurs, pensant qu’ils allaient enfin connaître le fin mot de l’énigme, engagèrent des sommes énormes.

Beaumarchais, adepte de saint Thomas

Ces jeux finirent par attirer Beaumarchais lui-même. Il résolut de miser, à son tour, sur le sexe de D’Éon. Pourtant, bien qu’il n’eût aucun doute sur le genre du chevalier, puisque Vergennes lui avait affirmé que c’était une femme, il pensa qu’il était préférable de s’en assurer personnellement.L’entreprise n’était pas facile, car depuis qu’il se comportait en « demoiselle »,

Dès lors, fidèle à l’engagement qu’il avait pris, il n’opposa plus aucune dénégation aux bruits qui couraient.Pourtant, cette nouvelle attitude ne suf-fisait pas à George III.– Si c’est une femme, disait-il, il n’a qu’à porter une robe.Il devenait donc indispensable et urgent que d’Éon acceptât de porter des vête-ments féminins.Pendant des semaines, des mois, Louis XV, qui voulait à tout prix éviter une rupture avec l’Angleterre, harcela le chevalier. Et la correspondance la plus extraordinaire s’échangea entreLondres et Versailles. Mais d’Éon, dont la force était de pos-séder les papiers secrets de Louis XV, refusait de céder. Le 26 novembre 1773, le duc d’Aiguillon crut avoir enfin trouvé de bons argu-ments et lui envoya l’étonnante lettre que voici :

Monsieur le chevalier,… Obéissez à votre roi, c’est le devoir d’un sujet fidèle et ce devoir devient d’autant plus sacré pour vous dans la situation présente qu’il a pour but d’assurer la tranquillité d’une auguste personne. Vous savez de qui je veux parler. Plus cette femme est haut placée, plus elle a daigné avoir des bon-tés pour vous et s’intéresser à votre cause et à celle de la France, plus son bonheur et sa réputation, compromis par vous, doivent vous être chers. La reconnaissance que vous devez à cette personne, comme homme, adoucira l’obéissance que vous devez à votre roi, comme sujet.

Réfléchissez, je vous prie, monsieur le chevalier, aux considérations que je vais vous soumettre. Elles sont dignes de toute votre attention. Les services que vous avez rendus à votre roi et à votre patrie, tant dans la politique que sur les champs de bataille, quelque grands, quelque émi-nents qu’ils puissent être, n’ont rien cependant qui ne soit fort commun parmi nous. Que ces ser-vices, au lieu d’être ceux d’un homme, soient ceux d’une femme, ils grandissent aussitôt, ils s’élèvent à toute la hauteur d’une position rare, exception-nelle. Homme ignoré, vous devenez femme célèbre. Le premier venu de nos capitaines (et je le dis sans rien ôter à votre courage militaire) est presque votre égal ; la bravoure est chose générale en France, c’est la noblesse commune. Devenez femme, et pour trouver votre égale, il faudra remonter jusqu’aux Jeanne d’Arc, aux Jeanne Hachette. Ne vaut-il pas mieux avoir une grande renommée comme femme, qu’une petite comme homme ? J’ai l’honneur d’être…

Le duc d’Aiguillon.

La mort de Louis XV, survenue le 12 mai 1774, interrompit cette pluie de lettres. Mais Louis XVI fut bientôt mis au cou-rant de la situation très délicate dans laquelle se trouvait la France à l’égard de George III et reprit les négociations.

Beaumarchais fait sa cour

…Louis XVI nomma un négociateur.Il s’appelait M. de Beaumarchais…Beaumarchais arriva à Londres en mai 1775.Sa mission consistait à racheter la

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Histoires d’amour de l’Histoire de France ...

chacun des deux incrédules serait admis, l’un après l’autre, à passer seulement la main. C’était un peu moins que saint Thomas, mais la curiosité de ceux-ci et la pudi-cité de celle-là s’accommodèrent de cette transaction. La modestie du cheva-lier demanda vingt-quatre heures pour se résigner à cette douloureuse immo-lation, et rendez-vous fut pris pour le lendemain. »

C’est une vraie femme !

À l’heure dite, Beaumarchais et Morande vinrent trouver d’Éon qui s’était couché. L’un après l’autre, dans l’obscurité, pas-sèrent leur main sous le drap, palpèrent, explorèrent et furent convaincus de la féminité du chevalier.Plus tard, Morande écrira : « Charles-Geneviève d’Éon m’a librement fait connaître son sexe, il m’a montré son sein, il m’a même autorisé à passer la main sous les draps de son lit. C’est une vraie femme. »Quel moyen employa donc le chevalier pour abuser ainsi Beaumarchais et son ami ? Voici, d’après Gaillardet, comment la tradition explique la chose : « Vous avez lu ce conte de La Fontaine ayant pour titre Les Lunettes ? dit-il. Vous savez qu’un jeune amoureux s’étant introduit dans un couvent de nonnes et ayant causé un évident dégât, la mère abbesse, qui ne croyait plus à la conception d’une nou-velle Marie fécondée par l’opération du

d’Éon, exagérant son rôle, affectait une extrême pudibonderie. L’ex-capitaine de dragons était devenu un dragon de vertu…L’auteur dramatique arriva un beau soir chez le chevalier, accompagné de son ami Morande, et, le trouvant de bonne humeur, lui tint ce langage singulier :– Mademoiselle, j’ai presque terminé ma mission. Dans quelques jours, vous reprendrez probablement vos habits fémi-nins. Or, au moment où tout s’achève, il me vient une pensée qui me gêne. Et si vous n’étiez pas une femme ?D’Éon pâlit.– Je suis une femme.Beaumarchais se fit mielleux :– Sans doute. Mais j’aimerais, pour que ma conscience fût tranquille, en avoir la certitude. Comprenez-vous ?Et, très poliment, il demanda la permis-sion, pour lui et pour son ami, de regarder et de palper…Le chevalier se sentit perdu. S’il refusait, Beaumarchais irait faire part de ses doutes à toute la ville et Louis XVI serait désho-noré, tout comme Sophie-Charlotte… Il décida d’accepter et de mystifier les deux hommes. « Il consentit, nous dit Gaillardet, à exaucer une partie de leur demande. Il promit, non de les faire voir, sa pudeur ne pouvait se sacrifier jusque-là ; mais de les faire toucher. Il fut convenu que les lumières seraient éteintes et que

Dessin du costume de la comtesse et du comte Almaviva, dans « le Mariage de Figaro », Luigi Sapelli Caramba, collection privée, © Leemage

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Histoires d’amour de l’Histoire de France Jeu de mains entre le chevalier d’Eon et Beaumarchais

« qui voulait toujours promener ses mains partout », le gênait un peu. L’honneur de la reine d’Angleterre le mettait parfois dans des situations embarrassantes…Le bruit du prochain mariage de Beaumarchais et du chevalier se répan-dit à Londres et fut rapidement connu à Paris.Bien des dames qui savaient, par expé-rience personnelle, que d’Éon était un homme éclatèrent de rire…… Quant à Vergennes, il fut effondré. Jamais il n’avait imaginé que l’auteur du Mariage de Figaro pût tomber amoureux d’un ancien militaire… Décidé à arrê-ter le vaudeville ahurissant qui était en train de se jouer à Londres, il chercha une solution.C’est d’Éon qui la lui fournit en deman-dant l’autorisation de rentrer en France. Fatigué de jouer les vieilles filles séduites, le chevalier rêvait de se retirer loin du bruit et du monde, à Tonnerre, sa villenatale.Vergennes l’ayant bien volontiers autorisé à rentrer, d’Éon fit ses bagages, endossa pour la dernière fois son bel uniforme de dragons et, faussant compagnie au trop bouillant Beaumarchais, il quitta Londres le 13 août 1777.

« Il ne montrerait plus jamais son sexe  »

Avant de partir, il avait envoyé au Morning Post un effarant communiqué par lequel il annonçait au public qu’il ne montrerait plus son sexe à personne…Ce qui chagrina beaucoup les Anglais.Arrivé en France, d’Éon reçut l’ordre exprès de porter la robe. Cette fois, il obéit.Pour le remercier, Marie-Antoinette fit faire son trousseau par la première cou-turière de Paris, Rose Bertin, et lui offrit un éventail.Une nouvelle vie commençait pour l’an-cien militaire. Reniant son passé, il apprit la broderie, la pâtisserie, la tapisserie et l’art du maquillage. Après avoir été pen-dant quarante-neuf ans un homme trépi-dant, il fut, pendant trente-trois ans, une femme charmante…Quand il mourut, en 1810, les médecins, fort intrigués, examinèrent son corps. Ils purent alors constater que, sous ses jupes, la chevalière était restée un vrai capitaine de dragons…

Saint-Esprit et sans cesser d’être vierge, jura de découvrir le loup qui devait, à coup sûr, s’être glissé dans la bergerie. Ordre fut donné à toutes les nonnes de comparaître ensemble et dans l’appareil de là Vérité fraîche sortie du puits.Le gentil troupeau ainsi rassemblé et mis en rang, sous l’uniforme de la nature, la mère abbesse, ses lunettes sur le nez, commença gravement son inspection et la recherche du larron.Quel moyen imagina le faux Guillot pour ne pas faire disparate et n’être point reconnu parmi toutes ces blanches brebis toutes nues qui possédaient plus que lui en certains endroits et moins en certains autres ?« Le bon La Fontaine va nous le dire :Nécessité, mère de Stratagème,Lui fit… eh bien ! Lui fit en ce momentLier… Eh quoi ? Foin ! je suis court moi-même ;Où prendre un mot qui dise honnêtementCe que lia le père de l’enfant ?Il est facile, à présent, qu’on devineCe que lia notre jeune imprudent ;C’est ce surplus, ce reste de machine,Bout de lacet, aux hommes excédant.D’un brin de fil, il l’attacha de sorteQue tout semblait aussi plat qu’aux nonnains. »Ce stratagème réussit à merveille. Beaumarchais et Morande furent si bien dupés, et leurs mains leur rapportèrent une conviction si profonde qu’ils se jetèrent à corps perdu dans les paris et y risquèrent des sommes considérables, jouant double ou triple pour femme contre homme.

Un jour, l’auteur dramatique voulut tou-cher les énormes enjeux de paris qu’il avait engagés. Il demanda à d’Éon de consentir à donner une preuve palpable et visible de son sexe à un jury choisi et délégué par les joueurs. Pour cette com-plaisance, il lui offrait huit mille louis, indépendamment de sa part aux bénéfices assurés dans les paris.D’Éon refusa.

« il voulait toujours promener ses mains partout  »Alors Beaumarchais, qui ne lâchait pas sa proie, chercha une idée pour avoir rai-son de la pudeur de la « chevalière » et la pousser à montrer son sexe.Il finit par trouver. Un soir, il se rendit chez d’Éon et, jouant les amoureux, il lui annonça qu’il voulait l’épouser. L’ex-capitaine de dragons eut du mal à garder son sérieux.– J’ai quarante-sept ans, dit-il, et vous êtes un jeune homme.– Je sais, dit Beaumarchais en lui baisant les mains, mais je vous aime…D’Éon, qui était rusé, avait deviné les intentions de son « soupirant ». Mais comme il avait encore besoin de lui pour obtenir sa rente, il accepta de jouer le jeu pendant quelque temps. On le vit donc faire « l’attendri », soupirer et envoyer des baisers du bout des doigts. Toutefois, l’empressement de l’auteur dramatique,

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Pour Gabrielle-Antoinette Charpentier, Danton se découvre un talent… oratoire

Sans elle, il n’eût été qu’un petit avocat sans audace,encore sans audace, toujours sans audace…

Jean-Pierre Lemaire

Orateur dans un café, Edgar Bundy, © Rochdale Art Gallery, Lancashire, Royaume-Uni

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uelques femmes, pendant les derniers jours de la monarchie, préparaient en effet, sans le savoir, des personnages dont les discours et les actes devaient aider à renverser le régime.

La première dont je parlerai s’appelait Antoinette-Gabrielle Charpentier.Elle avait vingt-cinq ans.Son père était propriétaire du Café de l’École, situé non loin du Palais de justice. On la voyait au comptoir et les clients venaient lui dire des mots galants. Ces jeunes gens agissaient plutôt par désoeuvrement d’ailleurs que par goût, car la jeune fille n’était pas jolie. On nous dit qu’elle avait des traits lourds, des yeux peu ouverts et sans esprit, une petite bouche, un nez court et épais, des cheveux mal plantés, et que sa physio-nomie « montrait une écrasante prédominance de la matière sur l’intelligence ». Tout cela ne devait pas constituer une de ces femmes qui tournent la tête aux hommes.

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Histoires d’amour de l’Histoire de France Pour Gabrielle-Antoinette Charpentier, Danton se découvre un talent… oratoire

un certain respect. En voulant devenir avocat aux Conseils du Roi pour épou-ser la femme qu’il aimait, Danton-tribun venait de naître…Le 29 mars 1787, il acheta la charge de Me Huet de Passy grâce à de l’argent qu’il avait emprunté ; et le 9 juin, il épousait enfin Mlle Charpentier…

« La vertu consiste à faire l’amour toutes les nuits  »

Ébloui par sa nouvelle situation, le futur révolutionnaire eut alors une curieuse idée : il pensa qu’il devait rompre avec le peuple auquel il appartenait pourtant de toutes ses fibres, et il signa d’Anton…Avocat aux Conseils du Roi, le gendre de M. Charpentier exerçait ses fonc-tions dans un domaine très étendu qui « embrassait les usages, les lois et la jurisprudence de tous les tribunaux du royaume ». Les affaires ecclésiastiques et civiles, le commerce, les finances, les lois forestières, les lois domaniales, les lois criminelles, les usages maritimes, les sta-tuts des colonies, l’agriculture, l’industrie,

les manufactures, tout était de son ressort. Ce qui explique, nous dit Louis Barthou, « la variété des objets auxquels s’attachera son action politique ». Le désir qu’il avait de Gabrielle le poussa donc à exercer des fonctions sans les-quelles il ne serait probablement jamais devenu l’un des grands hommes de la Révolution…Cette jeune femme fit mieux encore : avant son mariage, Danton habitait rue des Mauvaises-Paroles, ce qui était fâcheux pour un avocat. Gabrielle vou-lut s’installer ailleurs. Et elle choisit un appartement Cour du Commerce, près des rues Saint- André-des-Arts et de l’Ancienne-Comédie.C’est-à-dire en plein centre de ce qui devait être l’année suivante le fameux district des Cordeliers…Danton était ainsi placé au coeur même du quartier qui allait lui faciliter son entrée sur la scène politique…Un jour, il déclarera à Robespierre :– La vertu consiste à faire l’amour toutes les nuits…On avouera qu’il devait bien cela à Gabrielle…

Une volumineuse Juliette sourit à un Roméo laid et paresseuxEt pourtant… Et pourtant, il y avait, parmi les clients du Café de l’École, un gros garçon qui s’était épris de Gabrielle. Il est vrai qu’il était d’une laideur peu commune. Tout enfant, alors qu’il tétait au pis d’une vache, un taureau, jaloux sans doute, lui avait, d’un coup de corne, arraché la lèvre. Un peu plus tard, un autre taureau avec lequel il s’était amusé à lutter lui avait écrasé le nez… Ce personnage au gros visage ainsi défiguré et à la voix tonitruante s’appelait Georges-Jacques Danton…Il avait vingt-huit ans et était avocat. Sa truculence, ses plaisanteries un peu grosses plaisaient à Gabrielle et, lorsqu’il parais-sait, le coeur de la jeune fille battait secrè-tement à l’abri d’une abondante poitrine.Volumineuse Juliette penchée à son comp-toir-balcon, Mlle Charpentier souriait alors à Roméo-Danton. « Elle admirait son esprit, que l’on trouvait piquant, nous dit Saint-Albin ; son âme, que l’on trouvait trop ardente ; sa voix, que l’on trouvait forte et terrible, et qu’elle trouvait douce… »L’avocat fit bientôt la cour à Gabrielle, et un soir, de sa voix de tribun, lui murmura qu’il l’aimait…L’héritière du Café de l’École ayant poussé « un tendre soupir », il alla, dès le lende-main, faire sa demande à M. Charpentier. Celui-ci trottinait entre les tables « avec sa petite perruque blonde, son habit gris et sa serviette sous le bras ». Il fut très

étonné. Habitué à la laideur de sa fille, il ne la voyait plus ; en revanche, celle de Danton le gênait. Il en parla à sa femme.– Bah ! Puisqu’il plaît à Gabrielle, répondit Mme Charpentier.Pourtant, M. Charpentier ne pouvait donner son consentement sans connaître la situation financière du jeune avocat.S’étant renseigné, il apprit que Danton gagnait de nombreuses sympathies dans les cafés où il jouait aux dominos, mais peu d’argent.Aussi, d’un ton sec, le restaurateur déclara-t-il au prétendant que, pour épouser sa fille, il fallait être en mesure de mener une vie bourgeoise.Danton, affolé à la pensée qu’il pouvait perdre Gabrielle, fit une demande pour devenir avocat aux Conseils du Roi, tra-vailla – lui si paresseux – et prépara farou-chement l’examen d’admission. Deux mois plus tard, il était reçu. Restait à prononcer un discours en latin. Le sujet imposé fut « la situation morale et politique du pays dans ses rapports avec la justice ».Danton n’avait jamais prononcé de dis-cours. Il fut étonné lui-même du résultat. Se laissant aller à la facilité et au talent oratoire qu’il se découvrait, il demanda « les sacri-fices que la noblesse et le clergé, pourvus de grandes richesses, devaient aux besoins impérieux du pays » et conclut en disant :– Malheur à ceux qui provoquent les révolutions, malheur à ceux qui les font…Les vieux avocats furent fort émus par ces paroles. Quant aux jeunes, ils consi-dérèrent cet extraordinaire orateur avec

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Charlotte Corday fait perdre la tête à Adam Lux

Charlotte Corday, âme sublime, fille incomparable ! Je ne parlerai pas de l’impression

que tu feras sur le coeur des autres, je me bornerai à énoncer les sentiments

que tu as fait naître dans mon âme.Adam Lux, député extraordinaire

Portrait de Charlotte Corday, Paul Baudry, Musée des Beaux-Arts, Nantes, France

L

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’arrestation des Girondins avait provoqué une immense émotion dans tout le pays, et bien des braves gens tremblèrent pour la Révolution.

Charlotte Corday a le sens de la tragédie

À Caen, une jeune républicaine de vingt-cinq ans, Marie- Anne-Charlotte de Corday d’Armont, qui descendait de la sœur de Pierre Corneille et avait, pour cette raison, le sens de la tragédie, fut alarmée.

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

Le journaliste, qui avait tant désiré voir couler le sang des autres, fut naturelle-ment fort alarmé en voyant le sien se répandre.– À moi ! cria-t-il à l’adresse de Simonne Évrard. Ma chère amie !…Simonne se précipita et buta dans Charlotte qui, très calme, au pied de la baignoire dont l’eau rougissait rapide-ment, attendait qu’on vînt la condamner à mort pour avoir délivré la France d’un étranger monstrueux…Ce geste de Charlotte Corday fut, on s’en doute, diversement commenté. Pour ceux qui allèrent assister en gémissant aux funérailles grandioses commandées par la Convention, la jeune femme devint la « virago normande », la « monstrueuse par-ricide » ou le « chacal antirévolutionnaire ». Pour les gens de bon sens, Charlotte appa-rut comme le symbole d’une saine réaction.Des milliers de gens l’adorèrent.Un homme l’aima.Cet homme s’appelait Adam Lux. Il était né aux environs de Mayence en 1766, dans une famille de paysans. Lorsque la Révolution avait éclaté en France, il s’était enflammé pour les idées nouvelles, allant jusqu’à former avec des amis un club pour la défense de la liberté et de la fraternité.Ce club avait eu tant d’influence que, lorsque le général de Custine était entré dans la ville le 21 octobre 1792, la popu-lation entière avait demandé le rattache-ment de Mayence à la France.Désigné pour porter à Paris le décret des Mayençais et siéger à la Convention,

Adam Lux, quittant sa femme et ses trois enfants, était parti au mois de mars 1793, accompagné de deux adjoints aussi idéa-listes que lui.Reçu avec beaucoup d’égards par les conven-tionnels, qui l’admirent à leurs assemblées, il commença par connaître une joie sans mélange à la pensée de côtoyer des hommes qui étaient en train de transformer l’univers.Cet enthousiasme ne devait pas durer.La Convention lui apparut bientôt pour ce qu’elle était : un extraordinaire panier de crabes où tout le monde se haïssait, intriguait, s’injuriait sans aucune dignité.Vue de près, la Révolution n’était pas du

Ayant interrogé des Girondins qui fuyaient la capitale, elle comprit que Marat était à l’origine de tous les excès commis à Paris et décida, par un beau soir de juillet, de tuer cette « bête malfaisante qui gangrenait la Révolution ».Le 9 juillet, elle prit la diligence de Paris. Après un voyage de deux jours, elle s’ins-talla rue des Vieux-Augustins, à l’hôtel de la Providence.Après avoir rédigé, en guise de testament, une Adresse aux Français, elle se rendit au Palais-Royal, acheta pour deux francs un couteau à découper, et se fit conduire en fiacre rue des Cordeliers.Là, elle sonna.C’est Simonne Évrard qui vint lui ouvrir.– Je voudrais voir le citoyen Marat.– Il ne reçoit personne.– J’ai des choses très importantes à lui apprendre.– L’Ami du Peuple est malade.Et la porte claqua au nez de Charlotte qui revint à son hôtel où elle rédigea sur-le-champ, la lettre suivante :Citoyen,J’arrive de Caen ; votre amour pour la patrie me fait supposer que vous connaîtrez avec plaisir les malheureux événements de cette partie de la République. Je me présenterai chez vous vers huit heures ; ayez la bonté de me recevoir et de m’accor-der un moment d’entretien. Je vous mettrai à même de rendre un grand service à la patrie…Ayant posté ce mot, elle attendit huit heures et se rendit de nouveau rue des Cordeliers.Une femme employée comme plieuse au journal La République française vint lui ouvrir

la porte. Voyant Charlotte, elle appela Simonne Évrard.– Encore vous, dit celle-ci.– J’ai écrit au citoyen Marat, et il doit me recevoir.Une discussion s’engagea entre la maî-tresse du journaliste et Charlotte. Finalement, Marat, qui travaillait dans une pièce voisine, devina qu’il s’agissait de la personne dont il avait reçu une lettre, cria :– Qu’elle entre !Charlotte entra et se trouva bientôt devant l’Ami du Peuple qui, assis dans une baignoire de cuivre en forme de sabot, écrivait sur une planchette de bois.« Il me semble la voir devant mes yeux, écrit le comte d’Ideville dans son livre Vieilles Maisons et Jeunes Souvenirs, il me semble la voir debout, tremblante, appuyée contre cette même porte que nos mains touchent. Malgré l’invitation de l’homme, elle a hésité à s’asseoir sur l’escabeau placé près de la baignoire ; ses regards se fixent sur les regards hideux et lascifs du monstre. Elle nous apparaît bien telle qu’elle était alors, avec ses boucles de cheveux blonds épars, sous la coiffe du temps ; la poitrine haletante sous le fichu qui la couvre ; sa robe aux rayures brunes traîne sur le carreau humide. La voilà qui se lève, qui parle, s’anime, tandis que les yeux de la vipère s’allument à la pensée des victimes nouvelles qu’elle lui dénonce. Enfin, elle se penche… »D’un coup précis, Charlotte enfonça son couteau dans la poitrine de Marat.

Francesca da Rimini et Paolo da Verrucchio appear to Dante and Virgil, illustration de L’enfer de Dante, chant V, Ary Scheffer, Le Louvre, Paris, France, © Peter Willi

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Histoires d’amour de l’Histoire de France Charlotte Corday fait perdre la tête à Adam Lux

avait éclaboussé la pièce où se tenait le journaliste. Mais Adam Lux lisait toujours sur le visage de sa bien-aimée la même satisfaction du devoir accompli.Finalement, le président conclut :– La lame fut plantée avec une précision extraordinaire. Il faut que vous soyez bien exercée à ce crime.Cette accusation fit rougir Charlotte. Frémissante, elle s’écria :– Oh ! le monstre ! Il me prend pour un assassin…Phrase qui exalta le généreux Adam Lux…Le jour où Charlotte fut conduite à l’échafaud, le jeune Rhénan se rendit rue du Faubourg-Saint-Honoré pour la voir passer dans la charrette des condamnés. Au milieu de la foule qui insultait « son ange », il marcha jusqu’à la place de la Révolution, accompagnant Charlotte sur le chemin de la mort.En pleurant, il la regarda monter, belle et sereine, vers la guillotine et crut mourir en entendant le couperet tomber…Éperdu de douleur, il vit alors le bourreau prendre la tête de Charlotte et la souffle-ter, pour la plus grande joie des badauds toujours friands de spectacles insolites…Rentré chez lui, il décida d’insulter la Convention en publiant un panégyrique de Charlotte Corday, dans l’espoir que cet écrit lui permettrait de mourir pour sa bien-aimée.Quelques jours après, la brochure parais-sait. C’était plus qu’une défense de la meurtrière de Marat, c’était un cri d’amour.Ce texte était signé : Adam Lux, député

extraordinaire de Mayence. Le ton en était si violent que les conventionnels crurent tout d’abord à une plaisanterie. Lorsqu’il fut prouvé que le député rhénan en était bien l’auteur, un mandat d’arrêt fut lancé contre lui.Le 4 juillet il était conduit en prison.Pendant trois mois, on hésita à envoyer à l’échafaud cet homme qui représentait la ville de Mayence. Pour justifier leur indul-gence, les amis de Robespierre présentèrent Adam Lux comme un exalté irresponsable.Furieux et désespéré à la pensée qu’on allait peut-être lui rendre la liberté, l’amoureux de Charlotte écrivit alors à Fouquier-Tinville, sous un faux nom, pour se dénoncer lui-même…Il obtint finalement ce qu’il désirait.Le 2 novembre, le tribunal le condam-nait à mort. Dès que les débats furent ter-minés, il demanda qu’on voulût bien le conduire à la guillotine.La charrette attendait dans la cour ; il s’y rendit en courant.– Le plus vite possible, dit-il à l’homme qui tenait les rênes.Puis il grimpa d’un bond dans la voiture et manifesta, par des tapotements sur la planche qui servait de banc, son impa-tience de rejoindre Charlotte.Arrivé place de la Révolution, il sourit, embrassa les aides du bourreau et, nous dit Forster, « il ne monta pas à la guillo-tine, il s’y jeta… ».Quelques minutes plus tard, Adam Lux, ivre de joie, mourait pour sa bien-aimée…

tout ce qu’il avait rêvé dans sa Rhénanie natale après avoir lu les théories écheve-lées de Jean-Jacques Rousseau.Marat surtout lui faisait horreur. Il eût voulu le voir décapité, et souffrait de l’indifférence des députés à l’égard de ce « crapaud sanguinaire ».Un jour, il eut une idée, curieuse en vérité. Pour secouer la torpeur de l’Assemblée, pour débarrasser le pays de Marat, il décida de monter à la tribune, de lire un discours où il dénoncerait tous les scan-dales dont souffrait la France et de se tirer une balle de pistolet dans la tête…Aussitôt, il écrivit à Pétion, pour lui faire part de ses intentions :La violente indignation que je conçus contre le triomphe du crime et l’espérance que ma mort, dans une pareille crise, pouvait faire quelque sensation dans l’esprit des citoyens, m’ont déterminé à faire un sacrifice de mon sang et à finir une vie innocente par une mort plus utile à la liberté que ma vie ne pourrait jamais l’être.Après quoi, il mit quelques amis au cou-rant de sa résolution. Tous, fort sage-ment, lui conseillèrent de ne rien faire et tentèrent de lui démontrer que la solu-tion qui consistait à se tuer pour délivrer la France de Marat, témoignait d’une logique défectueuse…– Bien sûr, dirent-ils, vous en serez débar-rassé, vous, mais nous ?Adam Lux résolut alors de devenir martyr et publia un Avis aux citoyens français d’une extrême violence « contre les septembri-seurs et les scélérats qui trompaient le peuple ».

Après quoi, il attendit qu’on voulût bien lui faire l’honneur de le jeter dans une prison ou de le conduire à la guillotine…C’est dans cette attitude inquiète qu’il apprit l’assassinat de Marat par Charlotte Corday.

La mort unira les amants

Aussitôt, il conçut une admiration sans borne pour cette femme qui avait eu le courage de « terrasser le dragon ».Adam Lux était un être passionné. Son admiration se changea bientôt en amour, lorsqu’il sut que la jeune Normande était jolie, douce, et d’une extraordinaire dignité.Pendant quelques jours, son unique but fut de la voir.Lorsque le procès de Charlotte s’ou-vrit, il courut au tribunal révolution-naire et fut ébloui en constatant qu’elle était plus belle « que la plus belle fille de Mayence »…Étonnante de calme, l’accusée se tenait debout devant Fouquier-Tinville.Adam Lux entendit celui-ci demander avec hargne :– Qu’espériez-vous en tuant Marat ?Aussitôt, la réponse vint, douce et assurée :– Rendre la paix à mon pays…Le Rhénan en eut les larmes aux yeux.Le président du tribunal, peu habitué à rencontrer tant de calme chez une per-sonne qu’il allait envoyer à la guillotine, essaya de troubler Charlotte en lui par-lant du couteau, de la plaie et du sang qui

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Tallien délaisse la Révolution pour le corps adorable de Thérésia Cabarrus

Quand on traverse la tempête, on ne choisit pas toujours sa

planche de salut, Mme Tallien

Portrait of Thérésia de Cabarrus, Jean-Baptiste Isabey, Bibliothèque Nationale, Paris, France

T

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hérésia, dont la beauté s’affirmait chaque jour, aimait tant l’amour qu’elle avait pour principe de ne jamais refuser ses faveurs à un homme qui lui plaisait.

Prête à commettre avec Tallien « l’acte émouvant du belutage »

… Un jour qu’elle posait chez son ami Rivarol, un ouvrier imprimeur vint apporter des épreuves à l’écrivain.– Voulez-vous les corriger, dit-il, je les attends.Thérésia le regarda : c’était un jeune homme fort beau.

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

Aussitôt, l’oeil allumé, elle imagina tout le plaisir qu’elle pourrait en tirer et l’appela :– Que pensez-vous de ce portrait ? demanda-t-elle.Le garçon s’approcha.– Il est ravissant, puisqu’il est ressemblant.La marquise sourit et son regard fit com-prendre au galant imprimeur qu’elle était prête à commettre avec lui « l’acte mou-vant du belutage ». Mais Rivarol avait ter-miné ses corrections. Il raccompagna le commissionnaire et revint dans le salon.– Quel est ce beau garçon ? demanda Thérésia.– Un prote qui travaille chez mon impri-meur Panckoucke.– Comment s’appelle-t-il ?– Tallien…Thérésia venait de voir pour la première fois celui qui, cinq ans plus tard, devien-drait son mari…À Bordeaux, aucune des lois décrétées par la Convention ne fut plus exécutée. À Caen, à Lyon, à Marseille, les fleurs de lys reparurent. La cause de la Révolution semblait perdue.Alors, Robespierre et ses amis prirent peur et envoyèrent dans toutes les villes insurgées des commissaires investis de pouvoir étendus.Bordeaux reçut le plus sanguinaire, le plus violent, le plus dénué de scrupules.Il s’appelait Jean-Lambert Tallien…Les Bordelais, terrifiés, s’enfermèrent dans leurs maisons.Pour les forcer à sortir de chez eux, Tallien décida d’incendier une partie de

la ville. Fort heureusement, Brune empê-cha la réalisation de ce projet navrant.Alors, le commissaire de la Convention fit perquisitionner jour et nuit, arrêter tous les suspects et, nous dit un mémorialiste, « les têtes tombèrent comme des pommes un jour de grand vent d’automne »…Insensible au chagrin, au courage, à la générosité des amis ou des parents de ses victimes, Tallien, le 25 octobre, alla jusqu’à faire apposer sur les murs une affiche ainsi libellée :« Les citoyennes ou autres individus qui viendraient solliciter pour les détenus, ou pour obtenir quelque grâce, seront regar-dés et traités comme suspects. »Or, malgré cet avertissement, le 13 novembre, alors que toute la ville trem-blait de peur, le Comité de surveillance reçut une pétition demandant la levée des scellés apposés dans l’hôtel de la veuve de Boyer-Fonfrède, un Girondin guillotiné à Paris le 31 octobre précédent.Tallien et ses acolytes furent stupéfaits. Qui donc osait les braver ainsi en pleine Terreur ?– C’est une femme, dit Chaudron-Rousseau, second commissaire.– Son nom ? demanda Tallien.– Il s’agit d’une certaine citoyenne Cabarrus.C’était en effet Thérésia qui, avec l’in-souciance de ses vingt ans et son audace habituelle, intervenait pour une amie.Tallien, grand coureur de jupons, connais-sait la réputation galante de la ci-devant marquise. Aussi la convoqua-t-il sur le champ.

Tallien délaisse la Révolution pour le corps adorable de Thérésia Cabarrus

Deux heures plus tard, un peu inquiète, Thérésia arrivait au Comité de sur-veillance. Lorsqu’elle pénétra dans le bureau de l’homme qui faisait trembler Bordeaux, elle ne put s’empêcher de pous-ser une exclamation. Tallien, qui l’avait reconnue lui aussi, sourit.– Je crois que nous nous sommes déjà rencontrés, dit-il.– Je crois, en effet, répondit la jeune femme, soudain rassérénée.Alors, le commissaire se montra entre-prenant, et, comme Thérésia n’était pas femme à laisser passer une occasion de se faire trousser, les choses furent menées assez rondement.Une heure après cet entretien, au cours duquel « robinet d’eau froide » n’avait pas eu à faire de gros efforts d’éloquence, Thérésia rentra chez elle ayant obtenu satisfaction sur tous les plans…Ravi d’avoir fait la connaissance d’une femme aussi belle, Tallien retrouva Thérésia, dès le lendemain, dans un endroit plus confortable que son bureau de représentant de la Convention…Hélas ! comme le dit pertinemment la sagesse des nations, les heureux font tou-jours des jaloux. Un jour, un mouchard écrivit au Comité de salut public :Nous dénonçons le nommé Tallien, représentant du peuple, pour avoir des liaisons intimes avec la nommée Cabarrus, femme divorcée de l’ex-noble Fontenelle (sic), qui a tant d’influence sur son esprit qu’elle est la protectrice de sa caste, nobles financiers et accapareurs. Si cette femme reste plus longtemps auprès de Tallien, la représentation

nationale va tomber dans le discrédit qui, au contraire, a le plus grand besoin de jouir de la confiance du peuple.Tallien fut-il informé de cette dénoncia-tion ? Sans doute, car lui aussi avait ses espions à Paris. Craignant d’être rappelé, il cacha soigneusement sa liaison, et l’on put croire que les deux amants avaient rompu.

« Des minutes extatiques sur la paille humide du cachot »Les choses devaient se compliquer brus-quement : un soir de décembre, la jeune femme fut arrêtée dans la rue par des gendarmes qui lui demandèrent la carte de sûreté dont tout bon patriote devait être muni. Ne possédant pas ce précieux papier, Thérésia fut conduite au fort du Hâ et incarcérée.Cette fois, Tallien allait être obligé d’avouer publiquement ses sentiments…Dès qu’elle se trouva enfermée dans le cachot où les agents du Comité de sur-veillance l’avaient conduite sans grands ménagements, Thérésia écrivit à son amant.Le gardien à qui elle remit sa lettre, sub-jugué par la beauté de sa prisonnière, promit de la faire parvenir sans délai au commissaire de la Convention.Une heure plus tard, Tallien la lisait dans son bureau de la Maison Nationale.Très ennuyé, car il craignait un scandale,

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

il joua une comédie dont personne, d’ail-leurs, ne fut dupe.– Je ne sais ce que me veut cette femme, dit-il en montrant la lettre à ses colla-borateurs. Mais je crois utile d’aller lui rendre visite.Et, revêtant sa longue redingote de gros drap bleu, barrée de l’écharpe tricolore, coiffant son grand chapeau militaire sur-monté du haut panache, il boucla son cein-turon où pendait un sabre et partit pour la forteresse, accompagné de deux gendarmes.Au fort du Hâ, le groupe fut escorté par un porte-clefs qui ouvrit la porte du cachot.En voyant paraître Tallien, Thérésia res-pira. Mais le commissaire avait les sour-cils froncés :– Tu as demandé à me voir, citoyenne ?Thérésia comprit et répondit sur le même ton :– Oui, citoyen, pour me justifier… Car on ne peut suspecter mon civisme. De plus, j’ai des révélations à te faire…Tallien se tourna vers ses compagnons :– Laissez-nous, je vais entendre cette femme.Les gendarmes et le porte-clefs sortirent, laissant les deux amants dans la cellule.Au bout d’un quart d’heure, les trois hommes qui attendaient dans le couloir, surpris de ne pas entendre d’éclats de voix, allèrent coller leur oreille contre la porte. Ce qu’ils perçurent ressemblait fort peu à un interrogatoire.Thérésia et Tallien, en effet, étaient en train de connaître des minutes extatiques sur la paille humide du cachot…

Les amants terribles de la Terreur

L’ex-marquise sortit de prison le soir même, le commissaire, bon enfant, ayant affirmé qu’elle était une vraie sans-culotte…Tout Bordeaux sut donc bientôt que la belle Espagnole partageait la couche du commissaire, et celui-ci en fut très fier.Ce fils de domestiques savourait, en effet, comme une espèce de revanche, le fait de posséder une marquise…Les sentiments de celle-ci étaient diffé-rents. Gastine nous dit : « Dans le lit de Tallien, dans ses bras, elle répond assu-rément à ses étreintes : elle est essentiel-lement vibrante…Mais elle ne l’aime pas. Il n’exerce sur elle aucune attirance. En chacune de leurs “entrevues intimes”, elle doit vaincre d’abord sa répugnance pour se mettre à son diapason. C’est le dur métier d’une prosti-tuée de bas étage qu’elle fait pour sauver cette beauté dont elle est si fière. »…Un jour, elle dira de lui :– Quand on traverse la tempête, on ne choisit pas toujours sa planche de salut…Cette planche de salut, Thérésia, avec son insouciance habituelle, faillit la lâcher pour un bel homme dont elle aimait les manières douces à la ville et les manières fortes au lit : le futur maréchal Brune, qui s’avisait de marcher sur les brisées du commissaire…Tous les jours, le fougueux militaire montait à l’assaut de la citoyenne

Tallien délaisse la Révolution pour le corps adorable de Thérésia Cabarrus

Cabarrus qui se laissait investir par toutes les brèches…Naturellement, Tallien ne tarda pas à apprendre l’existence de ce rival. Décidé à s’en débarrasser définitivement il envoya à Paris un long rapport qui démontrait l’inutilité d’une armée à Bordeaux.

La Convention, faisant confiance à son représentant, signa un décret en date du 20 frimaire an II (10 décembre 1793) supprimant l’État-Major de l’armée qui se trouvait dans le département du Bec-d’ Ambès. Et Brune, fort marri, dut quitter sa chère Thérésia… Tallien, débarrassé de ce fâcheux, vou-lut prouver à ceux qui critiquaient sa liaison que la citoyenne Cabarrus était

Rolla, Henri Gervex, Musée des Beaux-Arts, Bordeaux, France

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

une bonne révolutionnaire. Il organisa, le 30 décembre, une fête de laRaison au cours de laquelle un discours sur l’Éducation, écrit par sa maîtresse, fut lu en public.Le succès fut complet ; non pas tellement à cause du texte que les auditeurs écou-tèrent d’une oreille distraite, mais grâce à Thérésia elle-même, que tout le monde lorgnait. Il faut dire que la fine mouche avait tout fait pour être le point de mire de l’assistance. « Elle portait, nous dit la duchesse d’Abrantès, un habit d’amazone en Casimir gros bleu, avec des boutons jaunes et le collet et les parements en velours rouge.Sur ses beaux cheveux noirs, alors cou-pés à la Titus et bouclés, tout autour de sa tête, dont la forme était parfaite, était posé, un peu de côté, un bonnet de velours écarlate bordé de fourrure. Elle était admirable de beauté dans ce costume. »Dès lors, la liaison de Tallien et de Thérésia fut acceptée par tous, et l’ex-marquise de Fontenay afficha publique-ment son intimité avec le représentant de la Convention. « On la voyait presque chaque jour, nous dit Aurélien Vivie, en compagnie du proconsul et, noncha-lamment étendue dans sa calèche, par-courir la ville dans des atours pleins de coquetterie et gracieusement coiffée du bonnet rouge. » Parfois la jeune femme s’amusait, aux côtés de son amant, à per-sonnifier la Liberté. Elle allait alors en voiture découverte, affublée d’un bonnet

phrygien, « tenant une pique d’une main et mettant l’autre sur l’épaule du représen-tocrate Tallien ».Ces cavalcades avaient sur Thérésia de très curieux effets. Elles émouvaient ses sens… Ayant représenté la Liberté, n’était-il pas normal après tout qu’elle désirât prendre les attitudes les plus libres ?… À peine rentrée dans son hôtel, elle quittait son péplum et paraissait nue aux yeux exorbités de Tallien qui jetait alors sa redingote sur un fauteuil, retirait son bel uniforme et – très simplement – se moquait des conventions…… Thérésia désapprouvait trop les déca-pitations ordonnées par le Comité de surveillance pour en user comme d’un aphrodisiaque. La preuve en est qu’un jour, se trouvant par hasard chez son amant au moment où la guillotine fonc-tionnait, elle s’emporta :– Je ne veux plus voir cela, dit-elle, en montrant la sinistre machine.– Eh bien ! répliqua le proconsul, j’irai habiter votre hôtel.– Non. Je reviendrai ici. Ce n’est pas vous qui devez partir, c’est l’échafaud.Thérésia et Tallien ne furent donc pas les sadiques, les désaxés sexuels que l’on a voulu parfois présenter.Mais s’ils n’ont pas mêlé les victimes de la Terreur bordelaise à leurs jeux galants, les deux amants n’ont pas eu pour autant une attitude irréprochable à l’égard de celles-ci. Trop sains pour en tirer du plaisir, ils en tiraient profit…À ce moment, Tallien et ses acolytes

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Tallien délaisse la Révolution pour le corps adorable de Thérésia Cabarrus

avaient organisé un trafic fort rentable moyennant une somme rondelette dont le montant variait suivant leurs besoins, ils libéraient les détenus promis àla guillotine.Ceux qui ne pouvaient payer étaient naturellement décapités.

La création d’un bureau de grâces

Connaissant ces moeurs, Thérésia pensa qu’elle pouvait utiliser son influence sur Tallien pour créer un petit commerce ren-table et faire quelques économies. Elle organisa donc, dans son hôtel, un « Bureau de grâces »…; et de nombreux aristocrates obtinrent des grâces et des passeports pour l’étranger par l’entremise de la jolie citoyenne. Dès huit heures du matin, les parents des condamnés faisaient queue dans le salon de l’hôtel Franklin. En voyant apparaître Thérésia, ils se jetaient à genoux et demandaient humblement ce qu’il fallait verser pour empêcher l’exécution d’un fils, d’une mère

ou d’un mari… Devant tant de détresse, tant de douleur, tant de deuils, la jeune femme finit par être prise de compas-sion. Abandonnant tout trafic, elle usa, dès lors, de son pouvoir pour sauver – gratuitement – le plus de monde possible.Chaque soir, elle allait trouver Tallien avec un dossier de lettres suppliantes, et lui démontrait l’horreur des massacres qu’il préparait. Caressante – de la parole et du geste – elle obtint ainsi, entre deux étreintes, toutes les grâces qu’elle désirait…Finalement, la guillotine fut démontée, et Bordeaux respira. L’ex-marquise avait arrêté la Terreur.Après avoir arrêté la guillotine, Thérésia pensa qu’il convenait de faire améliorer le sort des pauvres gens qui croupissaient dans les prisons.Un soir, alors que Tallien reprenait son souffle après une joute où elle avait donné avec beaucoup d’allant le meilleur d’elle-même, la jeune femme plaida la cause des prisonniers.Le commissaire de la Convention, anéanti de volupté, promit…

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Joséphine est jetée dans les bras de Bonaparte

La dot est la raison du mariage ; l’amour en est le prétexte,

Commerson

Le Baiser, Simon Carter Gallery, Woodbridge, Suffolk, Royaume-Uni

L

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e 24 vendémiaire (16 octobre), la Convention reconnaissante nomma son défenseur général de division et commandant en chef de l’armée de l’In-térieur. Devenu du jour au lendemain héros national, Bonaparte fut fêté,

acclamé, invité. Lui qui, la veille encore, ne savait où déjeuner vit s’ouvrir tous les salons. Chacun voulait recevoir la vedette du jour, le « général Vendémiaire ».

« Champignon prodigieux poussé en huit jours »

Barras profita de cet engouement pour préparer le mariage qui devait le débarrasser de Mme de Beauharnais. Il organisa un dîner où furent conviés Cambacérès, Fréron, Carnot, Talma, Bonaparte et son jeune frère Lucien, le banquier Ouvrard, Mme Tallien et Marie-Rose.

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

Celle-ci ne reconnut pas le « chat botté » timide et gauche qu’elle avait rencontré dans le salon de Thérésia. « Champignon prodigieux poussé en huit jours », selon le mot d’Octave Aubry,Bonaparte montrait une autorité, une aisance, qui le métamorphosaient. Placée à côté de lui, la créole l’interrogea lon-guement sur la Corse, qu’elle confondait d’ailleurs avec la Sicile… Ses propos enfantins, son zézaiement amusèrent le jeune général, qui lui répon-dit avec une verve qui devait beaucoup au chambertin de Barras. Du coin de l’œil, le futur directeur obser-vait ses deux invités.Le premier contact semblait bon. Augurant bien de l’avenir, il embrassa dans le cou la belle Thérésia, dont les dents éclatantes contrastaient avec les chicots noirs de Mme de Beauharnais…

Tous deux pensent faire une bonne affaire

Après le dîner, ce que Barras, avec son expérience des femmes entretenues, avait exactement prévu se passa dans l’esprit de Marie-Rose : constatant que le conven-tionnel se détachait d’elle au profit de Mme Tallien, elle pensa que Bonaparte pourrait lui être utile, et décida de le revoir. Comment ? Elle chercha un stratagème et – femme rusée – le trouva. Apprenant que le général venait d’ordonner le désarmement des Parisiens, elle lui envoya son fils…

La ruse réussit, et quelques jours plus tard, en effet, Bonaparte, flatté par la visite de Mme de Beauharnais, alla son-ner à la porte cochère de l’hôtel de la rue Chantereine, où la créole habitait depuis le 10 vendémiaire. Reçu comme un ami, il admira cette femme élégante, qui lui semblait riche et puissante… Ainsi, tous deux pensaient faire une bonne affaire. Tandis qu’elle croyait avoir trouvé un protecteur, lui, de son côté, pensait à la fortune qu’avait dû laisser M. de Beauharnais. Cette première entrevue avait donné bon espoir à Marie-Rose, qui s’était, avec délices, sentie déshabiller par le regard ardent du petit général. Elle espéra une nouvelle visite. Mais Bonaparte, occupé par ses fonctions, se fit attendre. Impatiente, elle lui envoya un mot qui ne laissait rien ignorer de ses désirs.

Ce 6 au soirVous ne venez plus voir une amie qui vous aime ; vous l’avez tout à fait délaissée ; vous avez bien tort, car elle vous est tendrement attaché (sic). Venez demain septidi déjeuner avec moi. J’ai besoin de vous voir et de causer avec vous sur vos intérêts. Bonsoir, mon ami, je vous embrasse.

Veuve Beauharnais.

« Reçois un millier de baisers »

Un peu éberlué en recevant ce mot, Bonaparte répondit le jour même :

Joséphine est jetée dans les bras de Bonaparte

Je ne conçois pas ce qui a pu donner lieu à votre lettre. Je vous prie de me faire le plaisir de croire que personne ne désire autant votre amitié que moi, et n’est plus prêt que moi à faire quelque chose qui puisse le prouver. Si mes occupations me l’avaient permis, je serais venu moi-même porter ma lettre.

Bonaparte

Le soir même, il revint rue Chantereine, où Mme de Beauharnais le retint à dîner. Après le dessert, elle l’entraîna dans sa chambre… Sans perdre une seconde, il se précipita sur elle, la renversa sur le lit et la troussa avec une ardeur à laquelle la vicomtesse fut sensible. Après quoi, dévêtu en un clin d’œil, il bondit dans les draps, sourcils froncés, « comme un pompier entre dans la fournaise… ». À deux heures du matin, Joséphine (c’est, désormais le prénom qu’elle portera) s’en-dormait le corps léger… Le lendemain, Bonaparte lui envoya ce mot dont j’ai respecté l’orthographe très personnelle.

7 heures du matin Je me réveille plein de toi. Ton portrait et le sou-venir de lénivrante soirée d’hiers n’ont point laissé de repos à mes sens.Douce et incomparable Joséphine, quelle effet bizarre faitesvous sur mon cœur ! Vous fâchez-vous ? Vous vois-je triste ?Êtes-vous inquiète ? Mon âme est brisé de douleur, et il n’est point de repos pour votre ami… Mais en est-il donc davantage pour moi, lorsque, me

livrant au sentiment profond qui me maîtrise, je puise sur vos levres et sur votre cœur, une flame qui me brule. Ah ! C’est cette nuit que je me suis aperçu que votre portrait n’est pas vous ! Tu pars à midi, je te verai dans 3 heures. En attendant, mio dolce amour, reçois un million de baisé ; mais ne men donne pas, car il brûle mon sang. Bientôt, Bonaparte, qui avait le sens du grandiose, eut l’impression que de la lave en fusion coulait dans ses artères et que son cœur était comparable à l’intérieur même du Vésuve. Il décida alors d’épou-ser Joséphine. Toutefois, comme il était de caractère hésitant, il désira prendre l’avis d’un ami de bon conseil. Et, le destin étant toujours malicieux, c’est à Barras qu’il s’adressa… En voyant entrer Bonaparte l’air embar-rassé, le Directeur comprit que ses plans se réalisaient point par point. Ne vou-lant pas se laisser deviner, il commença par prendre un air sévère et reprocha au général les présents fastueux qu’il faisait à Joséphine avec l’argent de l’armée de l’Intérieur : – Il paraît que tu as pris la Beauharnais pour l’un des soldats du 13 vendémiaire que tu devais comprendre dans la distri-bution : tu aurais mieux fait d’envoyer cet argent à ta famille qui en a besoin et à laquelle je viens encore de faire passer un secours. « Bonaparte rougit, écrit Barras dans ses Mémoires, mais ne désavoua point qu’il eût fait des présents considérables. « Comme je plaisantais sur sa générosité, où je craignais de voir l’effet d’une passion

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Histoires d’amour de l’Histoire de France Joséphine est jetée dans les bras de Bonaparte

sans mesure, il se mit à rire lui-même et me dit : « – Je n’ai point fait de cadeaux à ma maî-tresse ; je n’ai point voulu séduire une vierge : je suis de ceux qui aiment mieux trouver l’amour tout fait que l’amour à faire… Eh bien ! dans quelque état que soit Mme de Beauharnais, si c’était bien sérieusement que je fusse en relation avec elle, si ces présents que vous me repro-chez d’avoir faits, c’étaient des présents de noce, citoyen Directeur, qu’auriez-vous à redire ? » Barras eut une terrible envie de rire. Il fit semblant de réfléchir et dit : – Après tout, cette idée de mariage n’est pas tellement ridicule… – Et puis Mme de Beauharnais est riche, dit Bonaparte.Le luxe de la jeune femme avait ébloui le petit général ; il ignorait que Joséphine ne vivait que d’emprunts et que les biens dont elle se disait propriétaire à la Martinique appartenaient en fait à sa mère… – Ma foi, dit encore Barras, puisque tu me consultes, je te répondrai par tes propres paroles : pourquoi pas ? Tu es isolé, tu ne tiens à rien. Ton frère Joseph t’a montré la route du mariage : le voilà tiré de la misère avec la dot de Clary. Tu me dis que tu es à la fin de tes ressources et que tu n’as pas de temps à perdre ; eh bien ! marie-toi : un homme marié se trouve

placé dans la société, il offre plus de sur-face et de résistance à ses ennemis… C’était exactement les encouragements que Bonaparte venait chercher. Il remer-cia et s’en fut le cœur à l’aise, laissant Barras savourer sa jubilation…

« Quand on a aimé un homme tel que vous… »

Mais, comme dans un vaudeville bien réglé, le Directeur devait voir arriver bientôt la jeune veuve, qui venait quêter un conseil. Écoutons-le nous raconter la scène :« Quelques jours après, Mme de Beauharnais vint à son tour me faire sa confidence. Elle commença par bien éta-blir qu’elle n’était portée à ce nouveau lien par aucun mouvement de cœur.De tous les hommes qu’elle aurait pu aimer, ce petit « chat botté » est cer-tainement le dernier : il n’a rien qui lui revienne.Il tient à une famille de mendiants et qui n’a recueilli d’estime dans aucun pays : mais il a un frère qui a fait un grand mariage à Marseille, et qui promet d’aider les autres… « Mme de Beauharnais me confesse que Bonaparte lui avait fait des cadeaux d’une magnificence qui lui permettait de croire qu’il avait plus de ressources qu’on ne lui en connaissait. « – Pour moi, me dit-elle, je n’ai pas cru devoir le mettre dans le secret de ma

Général Bonaparte au pont d’Arcole, Baron Antoine Jean Gros, Château de Versailles, France

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

position si cruellement gênée ; il me croit une certaine fortune actuellement, et il pense que j’ai de grandes espérances du côté de la Martinique. Ne lui laissez rien savoir de ce que vous savez, cher ami : vous feriez tout manquer. Du moment que je ne l’aime pas, vous entendez que je puis faire cette affaire ; c’est vous que j’aimerai toujours, vous pouvez y comp-ter. Rose sera toujours à vous, à votre dis-position, quand vous lui ferez un signe. Mais je sais bien que vous ne m’aimez plus, me dit-elle en versant tout à coup un torrent de larmes qu’elle avait à comman-dement ; c’est là le plus grand de mes cha-grins ; je ne pourrai jamais m’en consoler, quelque chose que je fasse. Quand on a aimé un homme tel que vous, Barras, peut-on connaître au monde un autre attachement ? « – Et Hoche ? lui répondis-je avec fort peu d’émotion et presque en riant, vous l’aimiez aussi par-dessus tout, et pourtant l’aide de camp et Vanakre, et tutti quanti. Allons, vous êtes une fière enjôleuse… » Le mot étonna Mme de Beauharnais, qui, ne sachant quel parti prendre, se mit à pleurer à chaudes larmes et à baiser les mains de Barras. Excédé, il sonna son valet de chambre et demanda qu’on fît préparer sa voiture pour ramener chez elle sa visiteuse. « Je lui donnai l’un de mes aides de camp pour l’accompagner… Ses larmes étaient taries ; le visage, tout à l’heure décom-posé, avait repris sa mignardise tranquille et ses coquetteries usitées.

« Mon aide de camp me dit au retour que la dame était arrivée chez elle en très bonne santé. Quelques soupirs lui étaient seulement échappés dans la route, et elle n’avait que proféré ces mots : « – Pourquoi a-t-on un cœur qui ne dépend pas de soi ?Pourquoi avoir aimé un homme comme Barras ? Comment cesser de l’aimer ? Comment s’en détacher ? Comment jamais songer à un autre qu’à lui ? Répétez-lui, je vous en conjure, combien je lui suis dévouée, et que je n’aimerai jamais que lui, quelque chose qu’il arrive de moi dans le monde… » De tels propos flattèrent bien entendu le Directeur. Il se félicita pourtant d’avoir poussé à temps cette maîtresse encom-brante dans les bras de Bonaparte…

« Cet homme a été odieux ; il a essayé de me violer »

Au même instant, rue Chantereine, Joséphine retrouvait son « fiancé » et lui donnait une version toute personnelle de l’entrevue qu’elle venait d’avoir avec Barras. – Cet homme a été odieux, dit-elle. Il a essayé de me violer. Il y a longtemps qu’il me faisait la cour ; mais, cette fois, j’ai dû me battre. Il me tenait serrée, nous sommes tombés sur le tapis, et je me suis évanouie. Bonaparte entra dans une grande colère et déclara qu’il allait demander raison à

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Joséphine est jetée dans les bras de Bonaparte

Barras des outrages portés contre la vertu de sa future épouse. Dans un geste qui eût inspiré une jolie toile au baron Gros, il saisit son épée. Affolée, la créole lui prit le bras, se fit caressante et dit : – Écoute, Barras a des manières un peu brusques, c’est vrai, mais c’est un homme bon et serviable. Il est fidèle en amitié, et quand on a su l’intéresser, on est sûr qu’il ne vous abandonne point et vous sert chaudement. Prenons donc les choses et les hommes comme ils sont. Barras peut-il nous être utile dans sa position ? Certainement. Tirons-en donc tout ce que nous pourrons, et ne nous occupons plus du reste.Ce petit discours avait calmé Bonaparte. Habitué à tirer parti des situations les plus équivoques, il prononça en souriant cette phrase que les historiens napoléo-nâtres se gardent bien de citer : – Oh ! S’il veut me donner le commande-ment de l’armée d’Italie, je lui pardonne tout : je serai le premier à me montrer le plus reconnaissant des hommes, je ferai honneur à la nomination, et nous aurons de bonnes affaires ; je réponds qu’avant peu nous roulerons dans l’or …Rien ne pouvait allécher davantage Joséphine.

– Tu auras ce commandement, promit-elle.Bonaparte savait remercier. Il prit la créole dans ses bras, la porta sur un lit, la dés-habilla complètement et s’efforça de lui être agréable par des moyens éprouvés…

« Bonaparte mit sa fiancée au service de son ambition »

Dès cet instant, selon le mot de Roger de Parnes, « Bonaparte mit sa fiancée au ser-vice de son ambition ». Presque chaque jour, il envoya Joséphine chez Barras pour solliciter le commandement en chef de l’armée d’Italie, en feignant d’ignorer les liens qui avaient uni – et qui unissaient encore – le Directeur et la vicomtesse. Cette absence de préjugés étonna bien des gens, à commencer par Barras lui-même. Quelques jours plus tard, Barras, ravi de se débarrasser à si bon compte de cette hys-térique, faisait nommer le « petit général » commandant en chef de l’armée d’Italie.Joséphine, ayant obtenu ce qu’elle voulait, annonça alors qu’elle allait se remarier avec ce Bonaparte dont les Parisiens pronon-çaient si mal le nom et dont elle connaissait, elle, si bien l’impétueuse ardeur…

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Pour se venger de Joséphine, Napoléon prend pour favorite Bellilote

Promenade dans le jardin Tivoli Garden du Caire, Félicien de Myrbach-Rheinfeld, collection privée, © Look and Learn

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l repensa alors à Pauline Fourès et se demanda comment il pourrait la rencontrer. Le hasard allait l’aider…

Depuis quelque temps, la vie au Caire s’organisait. Des cafés, des boutiques, des pâtis-series, des glaciers, s’ouvraient chaque jour, et l’on attendait, en ce mois de novembre 1798, la création d’un établissement dont l’animateur voulait faire l’équivalent du fameux Tivoli où tous les Parisiens allaient s’amuser le dimanche…L’inauguration de ce « Tivoli égyptien » avait été fixée au30 novembre, jour où, sur l’ordre de Bonaparte, devait avoir lieu le lancement d’une montgolfière… Bonaparte arriva vers six heures, suivi de Junot. Il admira les jardins, applaudit les acrobates et allait se diriger vers des danseuses, lorsqu’on le vit s’arrêter brusquement, pâlir, et regarder une jeune femme qui descendait des balançoires en riant aux éclats.

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

Cette femme était Pauline Fourès. Laissant là Junot, il se précipita vers elle, s’inclina et lui adressa quelques com-pliments d’artilleur. Ravie d’avoir été remarquée par le général en chef, mais atrocement intimidée, la jeune femme bredouilla des mots inintelligibles. Bonaparte s’inclina de nouveau et lui baisa la main.– J’espère que nous nous reverrons bien-tôt et dans un lieu plus intime, dit-il en la quittant.Candide, Pauline se réjouit alors à la pensée que cette rencontre pouvait être bonne pour la carrière de son mari…

Le surlendemain matin, Bonaparte, qui, on le sait, pouvait faire plusieurs choses à la fois, fit appeler Junot, et, tout en dic-tant une note destinée aux membres de l’Institut d’Égypte, lui dit : – Tu te souviens de la citoyenne Fourès : il faut que je la revoie. Puis il jeta les grandes lignes d’une réor-ganisation des musiques militaires et continua : – Son mari est parti ce matin en colonne dans le delta ; tu vas en profiter pour aller chez elle. Il conçut ensuite un projet d’uniforme pour les mameluks appelés à servir dans la marine et conclut : – Tu lui feras comprendre habilement qu’elle me plaît et tu tâcheras de lui faire accepter de venir dîner avec moi. Junot avait beaucoup de qualités, mais il manquait de finesse.

Il se rendit chez Pauline, claqua les talons, salua et dit sur le ton qu’il aurait pris pour faire une proclamation à ses soldats : – Citoyenne ! Je viens de la part du géné-ral Bonaparte. Vous lui plaisez. Il voudrait que vous deveniez sa maîtresse !… La jeune femme fut saisie. Les yeux durs, elle regarda Junot sans rien dire. Tant de maladresse la navrait. Depuis deux jours, elle était prête, en effet, à se donner à Bonaparte ; mais une proposition aussi brutale, aussi grossière, l’empêchait main-tenant d’accepter. – Colonel, dit-elle, vous direz au géné-ral que j’aime mon mari, et que je ne l’ai jamais trompé ! Très ennuyé, Junot chercha un moyen d’arranger les choses et crut bien faire en ridiculisant Fourès. D’un ton ironique, il le mit en parallèle avec Bonaparte. Cette fois, Pauline lui désigna la porte… L’aide de camp revint piteusement au palais d’Elfi-Bey et raconta son entrevue à Bonaparte. Celui-ci comprit qu’il n’avait pas bien choisi son ambassadeur. Le soir même, il envoyait Duroc, son deu-xième aide de camp, chez Pauline. Duroc était galant, habile, diplomate… Enfin, au moment de prendre congé, il déposa un petit coffret sur le guéridon : – Le général m’a chargé de vous remettre ceci en souvenir de la soirée de Tivoli, dit-il. Dès qu’il fut parti, Bellilote ouvrit le coffret et trouva un magnifique brace-let égyptien enrichi de pierreries et de diamants.

Pour se venger de Joséphine, Napoléon prend pour favorite Bellilote

Jamais la petite couturière de Carcassonne n’avait vu un aussi beau bijou. Elle fut éblouie et pensa qu’il devait être bien agréable de vivre en compagnie de ce généreux général…

« Le sommeil de Pauline est troublé par des rêves lubriques »Dès lors, Duroc vint chaque matin, très régulièrement, apporter à Pauline une lettre de Bonaparte accompagnée d’un cadeau. La jeune femme lisait avec délices les déclarations passionnées que le Corse avait écrites pendant la nuit, puis s’en allait cacher les nouveaux bijoux dans un coffre dont Fourès ignorait l’existence. Au bout de quinze jours, Bellilote com-mença à s’impatienter.Le désir, bien légitime, qu’elle avait de remercier son adorateur avec les moyens que la nature lui avait donnés finit par lui causer « une démangeaison locale » dont le remède était – hélas ! – au palais d’Elfi-Bey… Ses nuits furent bientôt troublées par des rêves d’une lubricité dont elle s’étonnait elle-même au réveil…Mise ainsi en appétit, elle devint ner-veuse et pensa que le général ne semblait pas pressé de lui donner rendez-vous. Alors qu’elle commençait à désespérer, elle reçut une carte du commandant du Caire, le général Dupuy. Celui-ci l’invitait à dîner – seule. Ce qui surprit beaucoup le lieutenant Fourès.

– Il est bien étonnant, dit-il, que je ne sois pas invité avec ma femme, car enfin je suis officier. Pauline lui fit valoir qu’elle ne pouvait se dérober à une invitation, qui, « venant d’un général, était presque un ordre mili-taire », et s’en alla chez les Dupuy, le cœur battant. Elle avait bien raison d’être émue et son mari n’avait pas tort d’être inquiet…Cette mise en scène avait été organisée naturellement par Bonaparte, qui vint s’asseoir auprès de Pauline. Après lui avoir adressé quelques mots, il prit sa tasse de café et – comme par mégarde – la renversa sur la robe de la jeune femme. Tout le monde poussa de grandes excla-mations, et Bonaparte, feignant la confu-sion, proposa de réparer lui-même le dommage : – Je suis désolé, dit-il, où y a-t-il de l’eau ?– Dans ma chambre, répondit le général Dupuy. – Allons-y, je ne veux pas que vous conserviez un mauvais souvenir de ce dîner, à cause de moi… Pauline suivit Bonaparte dans la chambre.Ils ne reparurent que deux heures plus tard !« Les apparences étaient à peu près conservées », nous dit- on. Pourtant, les deux amants avaient un air à la fois las et triomphant qui en disait long sur leur façon d’effacer les taches de café…

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

On se débarrasse d’un mari importun

Rentré dans son palais, Bonaparte pensa que le lieutenant Fourès allait être bien gênant désormais. Résolu à faire de Bellilote sa favorite ordinaire et à l’affi-cher aux yeux de tous, il décida d’éloigner l’importun. Le lendemain, Berthier, chef d’état-major, convoqua le lieutenant qui accourut aus-sitôt : – Mon cher Fourès, lui dit-il, plus heureux que nous, vous allez revoir la France ! – Moi !– Oui, le général en chef, qui a eu sur vous d’excellents rapports, vous envoie en Europe porter des dépêches au Directoire…– Vous quitterez Le Caire dans une heure, ajouta le général, la voiture et son escorte sont prêtes. – Je vais dire à ma femme de préparer rapidement nos bagages, dit Fourès. Berthier sursauta :– Votre femme ? Vous n’y pensez pas ! La faire figurer dans une mission pareille serait un scandale ! Songez en outre que vous pouvez être surpris par la croisière anglaise, et imaginez les dangers aux-quels la pauvre pourrait être exposée ! Dangers de tous ordres, mon cher : risque de recevoir un mauvais coup, risque de tomber aux mains des officiers de S.M. britannique, lesquels, vous ne l’ignorez pas, tiennent la mer depuis des mois et sont affamés de chair fraîche ! Soyez

raisonnable et mettez ce projet de côté. Sans laisser percer la moindre ironie, il ajouta :– Nous veillerons ici sur la citoyenne Fourès !Alors, le lieutenant, fort étonné « des faveurs singulières qui venaient le cher-cher dans son obscurité», alla faire ses bagages.À sa femme, il expliqua en bombant le torse que le général en chef avait enfin reconnu ses mérites…

À cinq heures du soir, émerveillé par sa propre chance et pensant que le destin avait vraiment pour lui des attentions par-ticulières, le lieutenant Fourès entraîna Bellilote sur un grand lit pour lui dire galamment au revoir, et quitta Le Caire d’un cœur léger. Or, à peine « la poussière soulevée par les chevaux de l’escorte » était-elle dissipée que Junot sortit d’une maison voisine et se présenta chez Pauline. La jeune femme se trouvait encore dans l’état où le lieutenant l’avait laissée après leur séance d’adieux… Elle se voila la face dans un peignoir et, tout essoufflée encore, reçut Junot. Celui-ci claqua les talons, salua et récita la phrase que Bonaparte, prudemment, lui avait fait apprendre par cœur : – Citoyenne, le général vous prie à dîner, ce soir, au palais d’Elfi-Bey. Pauline, un peu étonnée tout de même par tant de précipitation, s’inclina : – J’y serai ! répondit-elle.

Pour se venger de Joséphine, Napoléon prend pour favorite Bellilote

Le soir, assise à la droite du général en chef, « elle illumina par sa beauté toute l’assemblée qui avait été réunie en son honneur ». Avec cette extraordinaire faculté d’adaptation qu’ont les femmes, l’ancienne ouvrière de Carcassonne sut immédiatement jouer son rôle de favo-rite. Au dessert, on l’eût prise pour la maî-tresse de maison… À minuit, elle se trouvait d’ailleurs à la porte du salon, aux côtés de Bonaparte, pour dire au revoir aux invités… Quand tout le monde fut parti, le général en chef, qui s’était montré, tout au long du repas, tendre et facétieux, conduisit la jeune femme dans sa chambre et lui fit, en guise de bienvenue, exactement ce que Fourès lui avait fait en manière d’adieu…

Retour fâcheux du mari cocu

En pleine nuit, une embarcation du Lion déposa Fourès dans une petite crique située non loin d’Alexandrie. L’aube le trouva assis sur un rocher, claquant des dents, mais heureux à la pensée de revoir bientôt sa Bellilote. Vers huit heures, un Égyptien qui passait accepta de le prendre dans sa voiture à âne et, à midi, le lieutenant atteignit la ville. Aussitôt il courut chez Marmont, com-mandant d’Alexandrie, et lui conta son aventure. – Grâce à l’extraordinaire clémence de l’officier anglais, dit-il, rayonnant de joie,

je vais pouvoir faire une bonne surprise à ma femme. Le général – qui savait que Bonaparte venait d’installer Pauline dans un palais somptueux, à deux pas du sien – parvint à ne pas éclater de rire, mais pensa que la vie valait la peine d’être vécue. – Je crois, dit-il, que vous feriez mieux de

La duchesse d’Abrantes et le général Junot, Marguerite Gérard, Marguerite, Johnny van Haeften Gallery, Londres, Royaume-Uni

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L’As des cœurs, Hans Buchner, Collection privée, © Bonhams, Londres, Royaume-Uni

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Histoires d’amour de l’Histoire de France ...

rester ici. Votre mission est interrompue, mais pas terminée. Le général Bonaparte va nécessairement vous envoyer des consignes. Il serait maladroit de votre part de prendre une initiative pouvant lui déplaire… Fourès hocha la tête :– Je suis sûr qu’il comprendra ma hâte. Et puis, j’ai perdu mes dépêches : je ne suis qu’une malle vide. Que feriez-vous d’une malle vide à Alexandrie ? Si elle doit être de nouveau remplie, il faut que je retourne au Caire. Marmont, s’il s’amusait, était tout de même inquiet à l’idée du scandale qui allait éclater. Ne sachant plus quel argu-ment utiliser, il prit un ton rude et dit : – Je n’ai pas qualité pour vous retenir, lieutenant, mais un homme averti en vaut deux : si vous retournez au Caire, il pourra vous en cuire ! Fourès sourit :– Sans doute le général en chef sera-t-il déçu par mon échec, dit-il, mais il sera si content de me revoir sain et sauf, alors que les Anglais pouvaient me garder pri-sonnier, qu’il me pardonnera !… Tant de naïveté, tant d’assurance stupide, finit par agacer Marmont. Il pensa que cet imbé-cile méritait une leçon et le laissa partir…

Bellilote, surnommée Clioupâtre par les soldats

Fourès s’embarqua sur un djerme qui remontait le Nil et, six jours plus tard, arriva au Caire. Impatient d’embrasser

Pauline, il courut chez lui. En trouvant la maison vide, sa stupeur fut immense. Il appela, ouvrit toutes les portes, remar-qua qu’une couche de poussière recou-vrait les meubles et que tous les objets qui appartenaient à sa femme avaient dis-paru. Comme il n’était pas aussi sot qu’il en avait l’air, il en conclut que Pauline était partie…Cette découverte le rendit furieux.D’un pas vif, il courut au cercle où se réu-nissaient les officiers du 22e chasseurs, afin de connaître le nom de son rival.Quand il entra, quatre lieutenants jouaient aux cartes. – Où est Pauline ? hurla-t-il.Les quatre hommes se regardèrent fort ennuyés. L’un deux alla prudemment fer-mer la porte, puis revint à sa place.– Ta femme est chez le général Bonaparte !Et par le menu, comme s’il s’agissait d’une histoire quelconque, il conta à Fourès comment Pauline l’avait trahi. Le pauvre apprit ainsi qu’elle habitait dans un magnifique palais situé sur le Birket-el-Ratle et presque contigu au palais d’Elfi-Bey, que tous les jours, à trois heures, elle allait rejoindreBonaparte, qu’elle se promenait à ses côtés, que les soldats l’avaient surnommée Clioupâtre et Notre-Dame de l’Orient, qu’elle présidait les dîners du généralissime et qu’elle ne rentrait dans son palais qu’au petit matin. Gentiment, l’officier précisa à Fourès que toute la garnison du Caire désapprouvait

la conduite de Pauline et que le général en chef avait droit à des épithètes peu flatteuses…

Clioupâtre est cravachée, puis consolée

Le lieutenant n’en éprouva aucune conso-lation. Sans dire un mot, il rentra chez lui, prit une cravache et se dirigea vers le Birket-el-Ratle. En arrivant devant le magnifique palais qu’habitait Pauline, sa colère redoubla. Les mâchoires serrées, il traversa une cour plantée de sycomores, longea les fontaines aux eaux chantantes, et se per-dit dans un dédale de somptueux salons où s’entassaient des tapis, des coussins, des objets précieux. Un domestique vint à sa rencontre ; il le bouscula, ouvrit des

portes et, soudain, découvrit Pauline, nue dans sa baignoire… En le voyant paraître, la jeune femme – qui le croyait à Malte – fut horrifiée. Elle tenta de se sauver, appela à l’aide, supplia ; mais Fourès l’attrapa par les cheveux et, sept fois, la cravacha au sang… Les hurlements qu’elle jugea bon de pous-ser en cette occasion finirent par attirer les domestiques, qui – non sans mal – s’emparèrent du lieutenant et le jetèrent dans la rue. Aussitôt alerté, Bonaparte vint au chevet de sa maîtresse.– Il faut le faire arrêter, gémissait Pauline, le jeter en prison. « Militaire avant d’être amant, nous dit Léonce Deschamp, le Corse refusa de commettre une seconde faute » et déclara simplement : – Je ne peux pas ; mais, dès demain, tu demanderas le divorce…

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Par patriotisme, Marie Walewska entre dans le lit impérial

Tant que les passions domineront les hommes,

vous serez, mesdames, une des puissances

les plus redoutables.

Vertu indécise, Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Collection privée, © Christie’s Images

Tandis que Paris chantonnait sans grand respect la naissance de son premier fils, Napoléon se préparait à entrer à Varsovie.La Pologne, à ce moment, je l’ai dit, avait cessé, depuis treize ans, d’exister en

tant qu’État sur la carte du monde. La Prusse, l’Autriche et la Russie se l’étaient partagée.La venue de l’Empereur des Français suscitait donc chez les patriotes polonais un enthou-siasme indescriptible. On sortait les drapeaux gardés religieusement, on revêtait les costumes nationaux et les uniformes de l’ancienne armée, on s’embrassait, on chantait les hymnes interdits et l’on dansait des polkas effrénées. Tout le monde pensait qu’il allait être aussi facile à Napoléon de ressusciter la Pologne que d’anéantir la Prusse…Cet intérêt allait donner une idée singulière aux chefs de la « résistance » polonaise. Ils imaginèrent de pousser une jeune femme dans le lit de Napoléon avec mission de

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

commettre un adultère patriotique.L’enthousiasme innocent d’une ravissante aristocrate de vingt et un ans allait servir leurs desseins.Le 1er janvier 1807, Napoléon, venant de Pultusk et se rendant à Varsovie, s’arrêta pour changer de chevaux dans un relais de poste établi aux portes de la petite ville de Blonie.Sa voiture fut immédiatement entourée par une foule en délire. Soudain, deux élégantes jeunes femmes, qui avaient réussi à se frayer un chemin au milieu des paysans gesticulants et braillards, agrip-pèrent le bras de Duroc.

Une jolie blonde avec le bonnet national

La plus jolie des deux, une blonde aux yeux bleus très tendres qui portait le bon-net national, lui dit en français :– Ah ! monsieur, je vous en supplie, conduisez-nous à l’Empereur et faites que je puisse l’entrevoir un seul instant.Le grand maréchal considéra cette jolie Polonaise, pensa que son maître serait bien aise de l’admirer et sourit.– Venez ! dit-il.Et, prenant la jeune femme par la main, il la tira jusqu’à la portière de la voiture impériale.– Sire, dit-il, voici une jeune personne qui a bravé tous les dangers de la foule pour vous. Elle veut absolument vous parler.Napoléon regarda, fut séduit, retira son

chapeau et se pencha pour dire quelques mots aimables. Il n’en eut pas le temps. La petite Polonaise, rougissante, mais singu-lièrement exaltée, lui prit la main, la baisa et s’écria :– Soyez le bienvenu, mille fois le bienvenu, sur notre terre ! Rien de ce que nous ferons ne rendra d’une façon assez énergique les sentiments que nous portons à votre per-sonne, ni le plaisir que nous avons à vous voir fouler le sol de cette patrie qui vous attend pour se relever !L’Empereur, touché et pensant qu’il y avait là une occasion à ne pas laisser échapper, prit alors dans sa voiture un bouquet qu’on lui avait offert à son départ et le tendit à la jeune femme.– Gardez-le, dit-il, comme garant de mes bonnes intentions.Nous nous reverrons à Varsovie, je l’espère, et je réclamerai un merci de votre belle bouche…S’étant ainsi, à tout hasard, réservé l’avenir, il rappela Duroc et donna l’ordre de repartir.La voiture s’éloigna rapidement. Mais la foule, qui hurlait sa joie, vit Napoléon agi-ter son chapeau par la portière à l’adresse de la blonde inconnue.

La jeune patriote refuse un prétendant parce qu’il est russeCette jeune femme s’appelait Marie Walewska.Fille de Mathieu Laczinski, elle

Par patriotisme, Marie Walewska entre dans le lit impérial

appartenait à une très ancienne, mais très pauvre famille de Pologne. Après la mort de son père, qui laissait Mme Laczinska avec six enfants, elle avait été une petite fille vibrante, passionnée et plus occupée du sort de son pays que des robes de ses poupées…À dix-sept ans, un jeune homme, beau, charmant, riche et bien né lui avait demandé sa main. Bien qu’il lui plût infi-niment, Marie l’avait refusé parce qu’il était russe…

Conduite à l’autel, après une paire de gifles

Alors, le comte Anastase Colonna de Walewice-Walewski, riche châtelain de soixante ans, veuf pour la seconde fois, et grand-père d’un garçon ayant neuf ans de plus que Marie, s’était déclaré prétendant.Mme Laczinska, ravie de voir entrer une belle fortune dans la famille, avait agréé le vieillard.Informée du sort qu’on lui préparait, la jeune fille s’était permis de faire quelques objections. Elle avait reçu une paire de gifles.Rendue malade par cette réaction impré-vue, Marie était restée quatre mois entre la vie et la mort.Ce qui donne la mesure de sa sensibilité.À peine remise, elle avait été conduite à l’autel. L’année suivante, malgré son peu de goût pour le comte Walewski, elle s’était laissé fléchir et avait consenti à

accomplir son devoir conjugal.Un enfant était né de cette minute d’abandon.

Marie idolâtre Napoléon

Depuis, elle vivait dans l’espoir que l’em-pereur des Français – qu’elle idolâtrait – viendrait un jour délivrer son pays. Cette passion l’avait conduite à Blonie…Marie avait espéré que sa rencontre avec Napoléon demeurerait ignorée ; mais, dès le lendemain, tout Varsovie en connais-sait les détails par Elzunia, qui n’avait pu tenir sa langue. Il fut donc facile pour la police impériale d’identifier l’inconnue de Blonie.Quand il sut que sa jeune admiratrice était mariée à un vieillard, Napoléon se frotta les mains et envoya Duroc chez le ministre de la Guerre du gouvernement provisoire, le prince Poniatowski, dont le palais de la Blacha était le centre de la haute société polonaise.– Vous lui direz que je m’intéresse à cette dame et que je désire la rencontrer le plus tôt possible.Duroc courut répéter ces propos au prince qui, sur-le-champ, conçut d’uti-liser à des fins politiques les bons senti-ments de Napoléon à l’égard de Marie Walewska.– Veuillez répondre à Sa Majesté que, si elle veut bien me permettre de lui offrir demain soir un bal, elle y rencontrera cette jeune femme.

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

Pendant que le grand maréchal allait, tout joyeux, porter cette réponse à Napoléon, le prince Poniatowski informait les membres du gouvernement de son des-sein et se rendait chez les Walewski. Marie le reçut, un peu effarée.– Je sais, madame, dit-il, que vous avez rencontré Napoléon à Blonie. Aujourd’hui, cet empereur tout-puissant veut vous revoir. L’intérêt qu’il vous porte est une chance inespérée pour notre pays. J’offre, en son honneur, un bal, demain soir, en mon palais. Il faut que vous y soyez.Devant ce prince qui souriait avec un air complice, Marie fut atterrée. Elle pensa qu’on s’était mépris sur le sens de son geste, et des larmes lui vinrent aux yeux.– Non, dit-elle, je n’irai pas !

« Je ne danse pas ! »

… Lorsqu’elle arriva au bal, Napoléon, le visage crispé, marchait de long en large dans un coin du salon.Dès qu’il vit entrer Marie, il s’arrêta, appela Poniatowski et lui exprima son enthousiasme par une série de phrases lapidaires un peu crues, dont les invi-tés qui n’avaient pas été artilleurs s’étonnèrent.Aussitôt, le prince alla vers la jeune femme.– On vous a attendue avec impatience, lui dit-il. On vous a vue arriver avec joie. On s’est fait répéter votre nom jusqu’à

l’apprendre par coeur. On a examiné votre mari. On a haussé les épaules en disant : « Malheureuse victime ! » et l’on a donné l’ordre de vous engager dans la danse !– Je ne danse pas, répondit Marie. Je n’ai nulle envie de danser.Furieux, le prince alla informer l’Empe-reur de cette mauvaise volonté.… Dans la voiture, heureuse d’en avoir fini, elle soupira.Car son mari, toujours ravi, toujours hilare, lui apprit qu’il avait accepté une invitation à un dîner où l’Empereur devait se trouver.– Cette fois, dit-il, tu mettras une robe plus élégante. Car j’ai cru remarquer, ce soir, qu’il n’était pas satisfait de ta toi-lette. Or, c’est me faire honneur que de lui plaire !…

Je ne désire que vous

Marie l’aurait volontiers giflé. Elle se contenta de tapoter son appui-bras. Mais, dès qu’ils furent arrivés, elle courut se réfugier dans sa chambre.Elle s’y trouvait à peine qu’une femme de chambre vint lui remettre ce billet qu’elle eut du mal à déchiffrer :Je n’ai vu que vous, je n’ai admiré que vous, je ne désire que vous. Une réponse bien prompte pour calmer l’impatiente ardeur de N.… Le lendemain, à son réveil, la comtesse trouva un second billet. Elle ne l’ouvrit pas, l’attacha au premier et ordonna qu’on les rendît au porteur.

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Par patriotisme, Marie Walewska entre dans le lit impérial

Dès qu’elle fut levée, on vint lui annoncer une délégation du gouvernement.Sur l’ordre de son mari, et bien qu’elle eût prétexté une migraine, elle dut rece-voir tout ce monde. Alors, le plus âgé des hommes d’État la regarda d’un air sévère.

Premier pas vers le lit impérial

… Dès qu’on sut que Marie avait accepté d’assister au dîner qui était offert à l’Em-pereur, une vague d’enthousiasme souleva les patriotes polonais.

Ce repas présentait, en effet, pour eux, le premier pas de la jeune comtesse vers le lit impérial. Certains assuraient, les larmes aux yeux, qu’à l’instant où la chose se passerait, ils allumeraient une bougie devant l’icône familiale. D’autres juraient d’accrocher un drapeau à leur fenêtre. D’autres encore prétendaient qu’on n’avait rien vu de plus beau depuis le sacrifice d’Abraham.Bref, tout le monde pensait, le coeur gon-flé d’émotion, que la minute où Marie allait donner sa marmotte à Napoléon serait un grand moment dans l’histoire de la Pologne…

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Sophie Dosne fait de Adolphe Thiers un grand homme d’Etat

Qu’une vie est heureuse qui commencepar l’amour et finit par l’ambition.

Stendhal

La Coquette, James Wells Champney, Collection privée, © Christie’s Images

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ce moment – on était en 1826 – Talleyrand travaillait secrètement au ren-versement de Charles X. Inspirant des articles dans la presse d’opposition, suscitant des haines contre le pouvoir, grossissant des amertumes, il espé-

rait bien faire chasser, une fois de plus, les Bourbons de France. Le petit Thiers, qui avait une tribune au Constitutionnel, pouvait être un auxiliaire précieux.Il le rencontra, le séduisit facilement et lui dit en souriant :– Un jour, monsieur Thiers, vous serez ministre… Mais pour cela, il faut que le Palais-Royal se rende aux Tuileries…Au Palais-Royal se trouvait Louis-Philippe d’Orléans, fils de Philippe Égalité, qui vivait très bourgeoisement avec sa femme Marie-Amélie et ses enfants. La phrase de l’ancien évêque d’Autun était donc claire. Pour que les ambitions d’Adolphe Thiers pussent se réaliser, il fallait que Charles X cessât de régner et que le duc d’Orléans montât sur le trône…

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

Le jeune journaliste comprit parfaitement ce qu’il devait faire et ce qu’on attendait de lui. Dès ce moment, il attaqua avec verve, âpreté et, il faut le reconnaître, beaucoup d’intelligence, les décisions prises par les premiers ministres succes-sifs de Charles X. Le public commença à le connaître, les salons s’ouvrirent devant lui, il devint un polémiste à la mode.

Sophie Dosne a fait la fortune de son mari en s’allongeant sur des canapésEn 1829, devinant que, sous le règne du monarque dont il préparait l’avènement, la bourgeoisie occuperait une place pré-pondérante et se substituerait peu à peu à l’aristocratie, Adolphe Thiers pensa qu’il était prudent de s’assurer, sans attendre, des appuis dans cette classe méfiante.Il devint alors l’amant de Mme Dosne, épouse d’un important agent de change qui s’était enrichi en spéculant sur les ter-rains. Ainsi protégé à droite et au centre par deux ravissantes dames, le petit Thiers n’avait nul besoin de se chercher une moitié…Mme Dosne avait fait la fortune de son mari en s’allongeant sur des canapés avec tous les financiers de l’époque.C’était ce qu’on appelle une femme de tête.

Le « berlingot de Sophie » et ses carnets de note

Elle notait en bourgeoise méticuleuse et ordonnée le nom de ses amants sur un carnet et faisait chaque mois le compte de ce qu’elle avait pu en obtenir. Ceux qui ne s’étaient pas montrés suffisamment utiles ou efficaces n’avaient plus droit, suivant le mot des intimes, au « berlingot de Sophie »…Depuis longtemps, la jeune femme rêvait d’avoir un salon politique et de recevoir chez elle des hommes d’État, des diplo-mates, des journalistes. Le petit Thiers, pensait-elle, pouvait lui apporter tout cela.Ce minuscule personnage qui l’avait, dès leur première rencontre, prodigieusement agacée par ses gilets aux tons criards, sa faconde, son accent et son insupportable aplomb, irait loin, elle le pressentait. Malgré le peu de sympathie qu’il lui ins-pirait, elle l’avait donc fait entrer dans son lit avec l’espoir d’être ainsi liée à un destin exceptionnel. Charles Pomaret, qui s’est penché avec un oeil d’entomologiste sur ce couple ambitieux et arriviste, écrit :« Sophie est mariée depuis quelque qua-torze ou quinze ans quand Thiers lui est présenté. Quelle aubaine ! Cette femme mal née et qui n’envie pas la noblesse a du bon sens et de l’ambition politique. Elle est libérale et s’entend vite avec ce jeune Méridional qui fréquente les ventes des carbonari. Son génie, sa chance ? C’est simplement de pressentir l’avenir du petit journaliste, de deviner chez cet

Sophie Dosne fait de Adolphe Thiers un grand homme d’Etat

être sautillant, un homme exceptionnel, ambitieux. Elle l’aidera à “aller”. Elle s’ac-croche à lui. Elle est sa confidente, son témoin, son disque enregistrant. »

Des ébats strictement utilitaires

Sophie ignorait, bien entendu, que, de son côté, le petit Marseillais entendait profiter de sa liaison avec elle pour gra-vir quelques échelons. Pendant plusieurs semaines, leurs ébats furent donc stricte-ment utilitaires.Puis Thiers se laissa prendre par le plai-sir et fit tant et si bien que Mme Dosne émerveillée, subjuguée, ronronnante, tomba réellement amoureuse de lui.– Je ferai de toi le plus grand homme d’État français, lui disait-elle, lorsqu’il avait bien oeuvré.Et le futur libérateur du territoire la remerciait d’un geste bien placé…Le 1er janvier 1830, Thiers devint, avec ses amis Mignet et Armand Carrel, codi-recteur d’un nouveau journal d’opposi-tion, Le National, financé par Talleyrand.Ce quotidien, qui était favorable au duc d’Orléans, publia tout de suite des articles extrêmement violents contre le régime.« Dès son premier numéro, écrit Sainte-Beuve, il mit la révolution en état de siège. »Bien entendu, Mme Dosne exultait :– Ce journal va te faire connaître de toute la France ! Continue… Attaque ce roi qui

règne mais ne gouverne pas. Et attaque Polignac dont le ministère est une insulte au pays.La politique maladroite de Charles X allait aider brusquement Sophie à pous-ser son amant vers le pouvoir.Le 26 juillet 1830, Le Moniteur publia les fameuses ordonnances royales suspen-dant la liberté de la presse.Aussitôt, les journaux de l’opposition se groupèrent pour protester. En apprenant cette nouvelle Sophie exulta.Polignac, dont la mère avait été l’amie de Marie-Antoinette, était adoré du roi qui l’appelait familièrement Jules. Il est vrai que Charles X, alors qu’il était comte d’Artois, avait été l’amant de Guichette, la ravissante duchesse de Guiche, soeur de son ministre.– C’est le moment d’agir, Adolphe. Cours à ton journal et dirige le combat, parle, crie, fais en sorte qu’on ne voie que toi…Et la partie est gagnée.

Les interminables bavardages politiques après l’amourThiers bondit au National, rue Saint-Marc, se fraya un chemin dans la foule de ses confrères qui tenaient déjà une réunion, donna de la tête, donna du pied, cria plus fort que tout le monde, gesticula, monta sur la table, fit un discours et finalement fut chargé de rédiger lui-même le texte de protestation.

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

On lui donna une grande feuille de papier. D’une écriture nerveuse, il y traça tout ce qu’il disait à sa maîtresse au cours de ses interminables bavardages politiques d’après l’amour, et signa le premier.Le 27 juillet, toujours fort excité par Mme Dosne, Thiers réunit un grand nombre d’électeurs dans les salons du National et les entraîna chez Casimir Perier « pour tenter de susciter une action parlemen-taire ». Après quoi, il regagna son jour-nal, rédigea un violent appel aux armes et rentra se coucher tandis qu’au Palais Royal et place des Victoires les premiers coups de feu claquaient.…Adolphe écouta cette rumeur alarmante derrière ses volets, se frotta les mains et courut se calfeutrer dans le fond de son cabinet. Il y resta toute la jour-née, pendant que Parisiens et militaires s’entre-tuaient.Le soir, le canon fit soudain trembler le petit Thiers. Effaré derrière ses grosses lunettes, la tête enfoncée dans son immense cravate, il écoutait l’écho de cette révolution qu’il avait aidé à déclen-cher ; et cet écho lui faisait peur.À dix heures, Royer-Collard vint l’infor-mer que la capitale devenait un endroit dangereux. Épouvanté, le farouche tribun prépara rapidement une valise, s’enfonça un chapeau sur les yeux, courut jusqu’à un fiacre et se fit conduire à bride abattue en direction de Pontoise.À Bessancourt, il s’arrêta pour dormir un peu dans une auberge.

À peine était-il au lit qu’un grand fra-cas retentit dans l’escalier. Le drap tiré jusqu’au menton, le pauvre Adolphe gre-lottait de peur lorsqu’il entendit une voix familière à travers la porte.– Monsieur Thiers ! Levez-vous !…C’était son domestique qui, dépêché à sa suite par des amis, venait l’informer que le succès de la Révolution était certain et qu’il n’y avait plus rien à craindre.Immédiatement, Thiers se transforma. Fronçant les sourcils, il prit un air terrible :– Retournons à Paris, nous aussi, et allons aider ces braves !Le 29 à l’aube, il arrivait dans la capitale et tombait en pleine victoire populaire : les Tuileries étaient prises, la garde royale s’était rendue, le drapeau tricolore flottait sur l’Hôtel de Ville.Le petit homme se fit conduire chez Mme Dosne qui le gronda pour s’être enfui de Paris au moment où le pouvoir était à la portée de sa main.– Maintenant, va chez Laffitte, c’est là que va se jouer la partie.Thiers se rendit chez le banquier où les chefs de l’opposition étaient, en effet, en train de conférer. Certains propo-saient d’organiser une entrevue avec Charles X, installé dans sa résidence d’été de Saint-Cloud.Adolphe s’y opposa avec vigueur.– Plus de Bourbons ! cria-t-il.Puis il prit son ami Mignet par un bras, courut jusqu’à l’imprimerie du National et rédigea une proclamation en faveur du duc d’Orléans...

Sophie Dosne fait de Adolphe Thiers un grand homme d’Etat

Comment Sophie eut le plus beau salon politique de ParisLe lendemain, 30 juillet, cette affiche était collée sur tous les murs de Paris. Pendant que les badauds la lisaient avec un peu d’étonnement, M. Thiers, monté sur un poney, avec ses bas blancs, ses escarpins et son grand chapeau, arrivait, après mille incidents, au château de Neuilly, rési-dence d’été du duc d’Orléans.Il fut reçu par la duchesse Marie-Amélie et Madame Adélaïde, soeur de Louis-Philippe.– Son Altesse Royale n’est pas ici.Le Marseillais expliqua avec force gestes qu’il devait voir le duc le plus rapidement possible. Madame Adélaïde parut embar-rassée. Il lui était difficile d’expliquer que son frère, dès les premiers coups de feu, était allé se cacher au Raincy, chez un de ses gardes forestiers.– De quoi s’agit-il ? dit-elle seulement.Thiers savait quelle influence Madame Adélaïde avait sur le prince.– La Chambre, dit-il, a décidé que le duc d’Orléans serait lieutenant général du royaume. Il est urgent que Son Altesse Royale se montre à Paris.Les deux femmes, fort surprises, ne pen-sèrent pas à demander à M. Thiers par qui il était accrédité auprès de la branche cadette et qui l’envoyait à Neuilly…Le soir même, le duc d’Orléans rentrait au Palais Royal.Le 9 août, il était roi des Français…

Alors, Mme Dosne, ravie, embrassa son petit Adolphe.Elle allait avoir le plus beau salon poli-tique de Paris…

La Soirée, Jean Béraud, Musée Carnavalet, Paris, France

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Miss Howard se voit en égérie du prince Louis-Napoléon

Elle avait de l’argent, il n’en avait pas.Ce fut le coup de foudre.

Pierre Boulanger

Dans le miroir, Auguste Toulmouche, Bibliothèque des Arts Décoratifs, Paris, France, Archives Charmet

L

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es pamphlétaires antibonapartistes s’ingénièrent à présenter Miss Howard sous les traits d’une prostituée de bas étage. Ils voulaient ainsi, nous dit Adolphe Ibbels, « faire rejaillir la boue du ruisseau londonien sur la radieuse

tunique du prince Bonaparte ». On le vit bien lorsqu’un journaliste crut résumer spi-rituellement la situation en deux phrases qui eurent un succès considérable : « Louis-Napoléon se considère comme le dauphin de l’Empereur. Hélas ! ce dauphin n’est qu’un maquereau!»La plupart des pamphlets publiés entre 1848 et 1875 font des amours de Miss Howard et de Louis Napoléon un roman crapuleux et sordide.Pour donner une idée de leur ton, il me suffira de citer quelques extraits d’un petit ouvrage publié à Genève, en 1862, et diffusé dans toute la France par les soins de zélés républicains.L’auteur prétend y relater le début des relations du prince et de la jeune Anglaise.

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

Écoutons-le :« En Angleterre comme en Amérique, Louis Bonaparte n’était pas riche. Aussi chercha-t-il tout d’abord des amours faciles qui, non seulement ne le ruineraient pas, mais encore pourraient, au besoin, lui être d’une grande utilité. Il avait, du reste, depuis longtemps, contracté l’habitude de vivre aux dépens des femmes, et cet hon-nête moyen d’existence lui avait trop bien réussi pour qu’il ne cherchât pas une occa-sion de l’employer de nouveau.« Le hasard, ce protecteur des coquins, le servit encore cette fois à souhait. Un soir, qu’enveloppé dans une longue redingote boutonnée jusqu’au cou pour se proté-ger de l’humidité du brouillard, le futur empereur se promenait sur les trottoirs de Londres, il rencontra une jeune miss, assez jolie, qui, comme lui, hantait l’as-phalte. À sa mise, comme à sa démarche, notre homme vit tout de suite à qui il avait affaire. Il suivit donc la belle qui rentra immédiatement à son logis, non sans s’être retournée plusieurs fois pour bien s’assurer qu’elle était suivie.Arrivé chez elle, moyennant trois shil-lings, le prince put goûter le bonheur le plus complet avec la belle qui s’aban-donna à lui sans voile.

Comment faire fructifier les charmes de sa maîtresse

« Par une de ces affinités mystérieuses qui attirent entre elles certaines natures,

Louis Bonaparte et sa récente conquête sentirent dès les premiers jours le plus vif attrait l’un pour l’autre. Aussi se rencon-trèrent-ils dès lors tous les soirs. La belle Élise – c’est ainsi qu’elle se nommait – congédia son amant de coeur, un marin nommé Sampaïo, et lui donna l’altesse impériale pour successeur. Hélas ! mal-gré les nombreux clients à qui la tendre miss prodiguait ses charmes, l’escarcelle de nos deux tendres amants restait vide.« Louis Bonaparte chercha donc un moyen d’utiliser d’une manière plus fructueuse les charmes de sa maîtresse ; voici comment il s’y prit. Il connaissait à Londres un nommé Jack- Young-Fritz-Roi qui tenait un brelan où il allait sou-vent jouer. Il lui proposa, pour attirer de nombreux chalands dans sa maison, de se servir de sa maîtresse dont il lui vanta les charmes et la séduction. L’honorable industriel voulut bien essayer et fut si content des débuts qu’il engagea l’adroite Élise et lui donna, ainsi qu’à son amant devenu son croupier, une large part dans les bénéfices.« Chaque jour, Élise pipait de nouveaux étourneaux dont l’or et les livres sterling passaient rapidement dans la caisse de Jack-Young-Fritz-Roi qui, pour donner plus de cachet à sa maison, fit l’acquisi-tion pour Élise – qui prit dès lors le nom de Miss Howard – d’un élégant coupé et de deux superbes poneys. Notre sédui-sante Miss, richement vêtue, se prélassait presque tous les jours à Hyde Park, non-chalamment étendue dans sa voiture. Elle

Miss Howard se voit en égérie du prince Louis-Napoléon

put, dès lors, viser à des conquêtes plus élevées. Sa beauté, sa grâce, son adresse et sa coquetterie captivèrent de nombreux adorateurs qui venaient chaque soir, pour lui plaire, se faire plumer chez Jack. Ses charmes furent alors mis au plus haut prix. Ce n’étaient plus trois misérables shillings, mais mille livres sterling qu’il fallait pour la posséder. Lord Clebden paya généreusement ce prix, et la tendre Laïs lui prodigua les trésors de sa beauté. D’autres joueurs, piqués des préférences qu’elle accordait au noble lord, sollici-tèrent les mêmes faveurs qu’ils obtinrent au même prix : aussi la misère de l’amant de Miss Howard fit place à l’opulence, le prince impérial put faire une figure digne de son rang et de la race auguste à laquelle il appartenait. Le constable de Londres devint un parfait gentleman, on le vit briller dans les théâtres et dans les courses, le cirque d’Eglington fut témoin de son triomphe. »Il était, on le pense bien, difficile de men-tir davantage.Mais alors, qui était Miss Howard ? Et d’où venait-elle lorsque Louis-Napoléon la rencontra ?On ne devait le savoir qu’en 1958.C’est en effet, grâce aux travaux de Mme Simone André- Maurois que l’on connaît enfin le vrai visage de la femme qui plaça le conspirateur malheureux de Strasbourg et de Boulogne sur le trône de France et fit le second Empire.Miss Howard n’était qu’un pseudonyme. Elle s’appelait en réalité Elizabeth Ann

Haryett. Contrairement aux affirma-tions de certains historiens qui la font naître « sans papa ni maman, sur un trot-toir de Douvres », elle avait vu le jour à Brighton en 1823. Son père, Joseph Gawen Haryett, exerçait l’élégante pro-fession de bottier pour dames et sa mère, en bonne et pieuse protestante, tenait l’ouvroir de la paroisse. À quinze ans, Élisabeth se sentit attirée par le théâtre et déclara à ses parents abasourdis qu’elle voulait devenir actrice.

Une élégante à la mode et entretenue

Les Haryett s’y opposèrent fermement et la jeune fille sombra dans un déses-poir shakespearien. À ce moment, on était en 1839, le fils d’un riche marchand de chevaux, Jem Mason, la remarqua. « À quinze ans, nous dit Mme Simone André-Maurois, elle avait acquis l’art subtil de troubler les hommes. Ils n’en souffraient pas tous, mais tous étaient charmés. »Jem Mason tomba amoureux. Lorsqu’il sut quels désirs animaient Elizabeth, il décida d’en tirer parti.– J’ai mes entrées dans les coulisses de tous les théâtres, dit-il, je peux vous aider à débuter.La jeune fille fut éblouie. Quelques jours plus tard, elle s’enfuyait avec Jem et deve-nait sa maîtresse.À Londres, Elizabeth, se sachant défini-tivement brouillée avec les siens, prit le

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

nom d’Howard, le prénom d’Harriet, la qualité d’orpheline, et vécut somptueuse-ment avec son amant dans Oxford Street.Grâce à ses relations, Jem Mason réussit à lui faire obtenir des engagements dans de petits théâtres. Elle s’y montra peu douée.En 1842, à dix-sept ans, Miss Howard était une des élégantes à la mode. Ses attelages et ses bijoux faisaient l’admiration des snobs. Pourtant, elle n’était pas heureuse. « Jem Mason, qui l’avait séduite, refusait de l’épouser. C’était un libertin sans scru-pules et un cynique sans illusions. D’une provinciale candide et confiante, il avait fait cette petite fille entretenue. »Ce fut alors qu’elle rencontra Francis Mountjoy Martyn, major aux Life Guards. Celui-ci avait trente-deux ans. Il était affligé d’une épouse de santé fragile, pleu-reuse et languissante.Il tomba amoureux d’Harriet, lui offrit une merveilleuse maison à Saint John’s Wood et une fortune placée sous l’admi-nistration de plusieurs trustees.La jeune fille accepta.Le 16 août 1842, en échange de toutes ses bontés, elle donna au major un gros garçon que l’on appela Martin-Constantin Haryett et que l’on présenta au pasteur du quartier comme le fils de Joseph Gawen Haryett…

Les attraits cachés de Louis-Napoléon

Nantie de ce petit frère qui eût bien étonné le bottier de Brighton, Miss

Howard continua de jouer un rôle de premier plan dans la vie mondaine de Londres. Or, un soir de 1846, dans le salon de lord et lady Blessington, le comte d’Orsay, devenu son ami, la pré-senta à un petit homme à l’oeil vague qu’il appelait Monseigneur et Son Altesse Impériale.Harriett fléchit le genou.Deux destins venaient de se rencontrer pour fonder un Empire…Le double coup de foudre fut immédiat.Tandis qu’un semblant de lueur tein-tait concupiscemment l’oeil de Louis-Napoléon, une flamme d’admiration faisait briller la prunelle intelligente de Miss Howard.Harriet avait alors tout juste vingt-trois ans. Elle était d’une éclatante beauté. Un de ses admirateurs nous la décrit ainsi : « Une tête de camée antique sur un corps superbe. » Louis- Napoléon, lui, était beaucoup moins séduisant. À trente-huit ans, il présentait déjà un visage marqué, usé, avachi, aux bajoues ballotantes, à l’oeil cerné et à la moustache jaunie par la cigarette. Court sur jambes, il semblait toujours trottiner et n’avait quelque pres-tance qu’à cheval où son grand buste fai-sait illusion. Bref, cet exilé qui sortait de prison sans un sou vaillant n’avait rien qui pût séduire une jeune et ravissante courtisane habituée à se donner soit pour une fortune, soit pour éprouver du plai-sir avec un joli et ardent garçon. Mais Louis-Napoléon avait pour Miss Howard d’autres attraits.Comme tous les Anglais – comme toutes

Miss Howard se voit en égérie du prince Louis-Napoléon

les Anglaises – Harriet vouait paradoxa-lement un véritable culte à Napoléon.Aussi l’air abruti et la misère de ce prince lui importaient peu. Il lui suffisait de pen-ser que Louis-Napoléon s’était, dans son enfance, trémoussé en braillant sur les genoux de l’Empereur pour être saisie,

nous dit Edgar Shirer, « d’une émotion qui l’atteignit jusque dans son intimité ».Pendant toute la soirée, le prince et Miss Howard, unis par une connivence secrète

Une Soirée chez la Païva, Adolphe Joseph Thomas Monticelli, Collection privée, © Christie’s Images

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

et spontanée, établirent un dialogue public qui avait déjà toutes les qualités et toute la saveur d’un tête-à-tête.C’est pour elle, en effet, qu’il évoqua ses souvenirs : c’est à elle qu’à travers un nuage de fumée de cigare, et sans se soucier des autres invités, il raconta les coups d’État manqués de Strasbourg et de Boulogne, sa vie au fort de Ham, son évasion ; c’est pour la faire sourire qu’il s’amusa à placer dans sa phrase quelques mots insolites ; c’est pour elle, enfin, qu’il raconta sa jeunesse à Arenenberg. Sans la quitter des yeux, il parla pendant deux heures. Sans fuir son regard, elle l’écouta dans un ravissement croissant.

Le prince n’est pas tombé sur une enfileuse de perles

Le lendemain ils se revirent. Le surlende-main ils étaient amants.Tout de suite, Louis-Napoléon fut émer-veillé. Il faut dire que Miss Howard, en courtisane accomplie, connaissait – si j’ose dire – son métier sur le bout du doigt. Consciencieuse et sachant que toute pro-fession exige un tour de main, elle s’était documentée auprès d’hommes et de femmes expérimentés et n’avait pas craint de chercher des recettes compliquées ou anciennes dans des ouvrages techniques tels que les Ragionamenti de l’Arétin ou les Contes de Boccace. Elle y avait appris des postures originales, des fantaisies peu connues et de revigorantes caresses.

Le prince comprit qu’il n’était pas tombé sur une enfileuse de perles. Il décida de garder pour lui cette extraordinaire amoureuse et d’en user abondamment.Comme il avait toutefois du savoir-vivre, il exprima son sentiment en termes voilés :– Je vous aime, dit-il.Miss Howard, fort troublée, éclata en sanglots :– Vous ne connaissez rien de ma vie.Et, tête basse, elle avoua que, depuis cinq ans, elle vivait avec un homme marié dont elle avait un fils.Louis-Napoléon sourit :– Eh bien ! moi, j’ai deux fils. Deux bâtards. Ils sont nés lorsque j’étais à Ham. Ce sont les fruits de la captivité… Nous aurons donc trois enfants.Le lit, première marche vers le trôneMiss Howard, comme toutes les femmes de son espèce, pensait vite. Elle com-prit que l’intérêt que lui portait ce prince pouvait la conduire aux plus hautes desti-nées. Elle savait que, malgré deux échecs, Louis-Napoléon conservait un immense prestige, que les plus grands noms d’An-gleterre l’entouraient de leur sympathie respectueuse et que des hommes poli-tiques aussi avertis que Disraeli voyaient en lui le futur empereur des Français.Le lit où elle se trouvait nue sur les cou-vertures et les draps en désordre lui sem-bla la première marche vers le trône.Aussi, après avoir donné au prince un nouvel aperçu de ses connaissances, elle se rhabilla à la hâte et courut annoncer au major Montjoy-Martyn qu’elle avait décidé de le quitter.

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Miss Howard se voit en égérie du prince Louis-Napoléon

Le malheureux ouvrit de grands yeux :– Pourquoi ?Elle lui expliqua alors que l’amour venait de lui être révélé par une Altesse Impériale et que son caractère entier l’empêchait de se partager entre deux hommes.Le major fut galant et généreux. Il accepta la rupture et laissa à Harriet sa fortune, ses propriétés, ses bijoux, ses attelages.Quelques jours plus tard, Louis-Napoléon quittait l’hôtel modeste où il vivait et, avec cette superbe désinvolture des grands, allait s’installer dans la somp-tueuse demeure que la courtisane venait de louer à Berkeley Street.Son existence changea immédiatement. Grâce à la fortune de sa maîtresse, il put donner des réceptions, chasser le renard, circuler dans Londres en voiture, monter des chevaux splendides, avoir sa loge à Covent Garden et s’habiller comme un dandy…Le destin avait placé Miss Howard sur sa route, elle était belle, intelligente, fortu-née ; elle embellissait ses nuits, elle ornait ses jours et pouvait, en finançant un mou-vement politique, l’aider à atteindre le but qu’il s’était fixé. Pourquoi se fût-il arrêté à des considérations de morale bourgeoise ?

Naissance d’une Pompadour impériale

Tandis que Louis-Napoléon menait cette existence paresseuse et confor-table, Harriet, confiante en l’étoile de son prince, se préparait à tenir les délicates – mais enivrantes – fonctions d’égérie impériale. Pour combler les failles d’une instruction assez rudimentaire, elle enga-gea des professeurs, étudia les lettres, l’histoire, l’art, la philosophie.Or, son professeur d’histoire, l’écrivain Alexander William Kinglake, à qui le céli-bat pesait, pensa que d’une aussi sédui-sante élève il pourrait faire une maîtresse. Connaissant le passé de Miss Howard, il se crut autorisé à mener les choses ron-dement. Un matin, sans même prononcer un mot aimable, ilse pencha sur Harriet et lui mit la main à la fesse.La jeune femme prit un air outragé qui eût fort étonné une bonne partie de la gentry. Kinglake, stupéfait, essaya alors de lui tâter un sein.Il reçut une gifle magistrale.La petite courtisane était morte. Une Pompadour naissait…

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Louis-Napoléon épouse Eugénie de Montijo qui lui refuse ses faveurs

Je veux tout ou rien, Eugénie de Montijo

Soirée aux Tuileries, 10 juin 1867, Pierre Tetar van Elven, Pierre Tetar, Musée Carnavalet, Paris, France

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ans le coeur de Louis-Napoléon, en effet, venait de naître un nouvel amour, bien faible encore, mais qui allait grandir… car il était espagnol…L’objet de cet amour était une admirable créature de vingt-sept ans, grande,

distinguée, un peu rousse, au teint rose thé et aux yeux bleus, qui possédait les plus belles épaules du monde, une poitrine ferme, de longs cils et une bouche où les connaisseurs décelaient quelques signes annonciateurs d’une émouvante perversité…Elle se nommait Eugénie de Montijo.Louis-Napoléon l’avait rencontrée chez la princesse Mathilde et s’était, dès la pre-mière entrevue, senti profondément troublé.L’idée bien arrêtée de la faire ronronner dans un grand lit avait, dès lors, occupé toute sa pensée.Mais Mlle de Montijo n’était pas de ces jeunes personnes qui se jettent au cou du premier venu. Elle avait, nous dit M. de Blaye dans son style pittoresque, « baissé

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

les yeux dès qu’un éclair lubrique était apparu dans la brume bleutée du regard de Louis-Napoléon ».Qui était Eugénie de Montijo ?Une jeune fille de l’aristocratie espa-gnole dont le père, un ancien officier de l’armée de Napoléon, répondait au nom sonore de Cypriano Guzman Palafox y Portocarrero, comte de Téba et de Montijo. Sa mère était l’héritière d’un Écossais, William Kirkpatrick y Grivegnée, qui avait fait une belle fortuneà Malaga dans le commerce des fruits et des vins fins.... Mme de Montijo alla s’installer à Paris. Les deux femmes y louèrent un appartementau 12 de la place Vendôme et fréquentè-rent bientôt les salons les plus aristocra-tiques de la capitale.

Première rencontre qui relègue Miss Howard au second planUn soir, dans un de ces salons, Eugénie fit la connaissance du prince-président. Cette première rencontre fut contée de bien des façons par les historiens et les mémorialistes. … Louis-Napoléon et Eugénie de Montijo se rencontrèrent, pour la pre-mière fois, dans le salon de laprincesse Mathilde, lieu guindé où les invités n’avaient point l’habitude de mettre la main au « fessier » des dames…

Depuis longtemps, la princesse Mathilde tremblait à la pensée que Louis-Napoléon pouvait épouser Miss Howard. Un soir, bien décidée à aider le destin, elle donna, dans son appartement de la rue de Courcelles, un dîner en l’honneur du prince-président et invita Eugénie de Montijo dont elle venait de faire la connaissance.Le résultat fut stupéfiant.À peine entré dans le salon, Louis-Napoléon se pencha vers sa cousine :– Mathilde, qui est donc cette jeune femme ?– Une nouvelle venue, une étrangère, de famille andalouse : Mlle de Montijo…Le prince hocha la tête :– Ah ! Vraiment ? Mais il faut me la présenter…Dix minutes plus tard, Louis-Napoléon, dans un coin de cheminée, faisait à Eugénie une cour fort pressante.L’oeil gourmand, la main malheureuse, il considérait avec émotion les bras nus, les épaules, le cou délicat et la poitrine provocante de la belle Espagnole.« Il ressemblait, écrit Stelli, à un enfant devant un beau gâteau à la crème… »Tout en la dégustant du regard, il s’enquit des goûts de la jeune fille. En apprenant qu’elle aimait lire, il vit là une occasion d’être agréable et promit de lui envoyer son Traité d’Artillerie. Ouvrage bien sérieux sans doute pour une demoiselle, mais qu’Eugénie se déclara poliment enchan-tée de recevoir…

Louis-Napoléon épouse Eugénie de Montijo qui lui refuse ses faveurs

Eugénie n’est pas une danseuse de l’Opéra

Le lendemain, un garde lui apportait le Traité, ainsi qu’une invitation à un bal. Bientôt, les dames de Montijo devinrent des habituées de l’Élysée.Un soir, le prince-président, qui ne voyait en Eugénie qu’une favorite pos-sible, essaya de placer une main qui s’impatientait.Un coup d’éventail assez sec vint lui rappeler qu’il n’avait point affaire à une danseuse de l’Opéra… Pourtant, Louis-Napoléon pensa qu’il arriverait à ses fins et poursuivit sa cour.Quelque temps après, comme il passait à cheval sous les fenêtres de la jeune fille, il s’inclina :– Comment arrive-t-on chez vous ?Elle lui répondit en souriant :– Par la chapelle…Louis-Napoléon, cette fois encore, crut à une boutade. Il continua d’être galant, invita aux chasses, envoya sa loge à l’Opéra et fit porter des fleurs. En vain. La belle acceptait tout, mais ne donnait toujours rien.

« Il n’est pas pressant de bassiner le lit »

Le soir du 31 décembre 1849, la princesse Mathilde organisa une soirée pour fêter l’année nouvelle. Le prince-président et Eugénie y furent naturellement conviés.

Quand les douze coups de minuit son-nèrent, la princesse Mathilde – à la demande de Louis-Napoléon, qui avait son plan – s’écria :– Minuit ! Tout le monde s’embrasse !Aussitôt, le prince se précipita sur Eugénie. Mais celle-ci était souple. Glissant vivement entre les mains pré-sidentielles, elle s’échappa et courut se mettre à l’abri derrière un fauteuil.– C’est l’usage en France, bredouilla Louis-Napoléon en la rejoignant.Eugénie lui lança son regard bleu et dit simplement :– Ce n’est pas l’usage dans mon pays.Cette fois, le prince comprit que les choses n’iraient pas aussi vite qu’il ne l’avait espéré et que – suivant le mot de Stelli – « il n’était pas pressant de bassi-ner le lit ».… À leur retour d’Allemagne, les dames de Montijo furent conviées à une récep-tion à l’Élysée.Louis-Napoléon, que l ’échec de Combleval n’avait pas découragé, se montra fort galant avec Eugénie, et les témoins remarquèrent « que ses yeux semblaient attachés, comme des sang-sues, aux épaules tombantes de la jeune fille »…Le lendemain, le prince-président, qui cherchait décidément à plaire par les moyens les plus inattendus, envoya à Eugénie son livre intitulé l’Extinction du paupérisme.La jeune Espagnole fut d’abord dérou-tée par le titre. Puis elle lut l’ouvrage et

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

découvrit en Louis-Napoléon un être rêveur et un peu chimérique, assez sem-blable à elle-même. Elle en fut touchée.… Pendant toute l’année 1852, le

prince-président, sans abandonner ni miss Howard – qui avait financé son coup d’État – ni les petites danseuses de l’Opéra – dont les cuisses légères venaient égayer son lit –, poursuivit la lente et difficile conquête de l’Espagnole.Régulièrement, il lui écrivait de longues

L’impératrice Eugénie et ses dames de compagnie, Franz Xaver Winterhalter, Château de Compiègne, Oise, France

Louis-Napoléon épouse Eugénie de Montijo qui lui refuse ses faveurs

lettres de collégien amoureux, pleines de citations de Racine et d’images poétiques empruntées aux chansonnettes du temps.En retour, Eugénie, aidée par Mérimée qui s’amusait follement, répondait à cette littérature de midinette par des pages pleines de vues profondes sur l’art de gouverner un Étatou sur le mécanisme des alliances depuis Louis XV.À l’automne, les dames de Montijo, qui avaient voyagé pendant tout l’été, ren-trèrent à Paris. Aussitôt, Louis-Napoléon les convia à Fontainebleau où il donnait une chasse à courre.Elles y arrivèrent le 12 novembre, par un train spécialement frété pour les invités.Au château, elles furent logées, de façon modeste, au second étage de l’aile Louis XV dont les chambres donnaient sur le jardin anglais.Personne alors n’aurait pu soupçonner qu’Eugénie serait trois mois plus tard impératrice des Français…Le 13 novembre, il y eut une grande chasse. La jeune Espagnole, montant un cheval des écuries du prince, s’y mon-tra une cavalière éblouissante de har-diesse. Le soir, Louis- Napoléon lui fit remettre le pied du cerf. Honneur qui figea de morgue tous ceux qui allaient bientôt devenir les plus plats courtisans de la belle Andalouse.Le lendemain était la veille de la sainte Eugénie. Le prince fit porter des fleurs à Mlle de Montijo et la pria d’accepter le cheval qu’elle montait la veille. Cette fois, on jasa et le prince Napoléon, frère de la

princesse Mathilde, fit à haute voix des plaisanteries fort déplacées… … Le séjour à Fontainebleau se termina le 18 novembre. Le 21, par 7 824 189 « oui » contre 233 145 « non » le plébiscite consacrait le rétablissement de l’Empire, qui fut solennellement proclamé le 1er décembre. Cette fois Mme de Montijo pensa qu’il fallait jouer serré. Louis-Napoléon pouvait, dans un moment de tendresse et de reconnaissance, être ramené vers miss Howard.

Sa Majesté l’Ampleur

Il pouvait aussi, cédant aux pressions de Morny et de Mathilde, s’unir à une prin-cesse étrangère. La comtesse devait, nous dit Fillon, « pousser l’empereur à désirer si fort la possession du corps délectable d’Eugénie que rien d’autre au monde ne dût plus compter pour lui ».Mme de Montijo réussit parfaitement.Bientôt, le nouveau souverain ne put voir Eugénie sans montrer une énorme et gênante émotion. Phénomène à ce point évident que les familiers des Tuileries, se poussant du coude, ne nommèrent plus Napoléon III que Sa Majesté l’Ampleur…« J’avais cru venir dans la maison d’un gentleman »Le 18 décembre, Napoléon III invita la cour – et les dames de Montijo – à Compiègne. Il voulait tenter un dernier assaut avant de se décider au mariage. Sur ses ordres, l’architecte Lefuel avait percé

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

le mur de la chambre destinée à Eugénie.Au cours de la première nuit, la jeune fille fut réveillée par d’insolites attou-chements. Elle poussa un cri. Une voix qu’elle connaissait bien murmura alors :– N’ayez pas peur… c’est moi.À la lueur du feu qui flambait dans la che-minée, elle reconnut l’empereur.Très calme tout à coup, elle ramena sur elle les couvertures que le souverain avait soulevées et dit :

– J’avais cru venir dans la maison d’un gentleman…

Napoléon III, penaud, repartit par la porte dérobée, « emportant, nous dit-on, sa courte honte et mordu par un amour qui ne lui laissait plus son libre arbitre ».Le lendemain, Eugénie le salua avec un sourire un peu ironique, mais ne refusa pas la promenade qu’il lui proposait de faire dans le parc. La matinée était belle et cette promenade fut pour l’empereur l’occasion de se faire pardonner son incar-tade de la nuit.

Je suis toujours mademoiselle de Montijo

… Un matin, Napoléon III eut besoin de parler de son amour à quelqu’un. Il fit appeler le comte Fleury, le pria de s’asseoir et alla vers la fenêtre. Un long moment, il regarda en silence les arbres

du parc qui semblaient dormir sous le ciel d’hiver. Puis, il se retourna :– Fleury, j’aime Mlle de Montijo.Le comte sourit.– Je le comprends, sire, et je vois bien que ce n’est pas aujourd’hui. Mais alors, il n’y a qu’une chose à faire… Épousez-la !Napoléon III baissa les yeux.– J’y pense sérieusement, dit-il.Il y pensait, en effet, depuis quelques jours, donnant ainsi raison à la princesse Mathilde qui, un soir, avait déclaré :– Louis épousera, si elle le veut, la pre-mière qui lui refusera ses faveurs…Mme de Montijo connaissait ce mot. Aussi rappelait-elle quotidiennement à sa fille de ne pas se laisser entraîner sur un lit par l’empereur…Eugénie n’avait pas besoin de ses conseils. Elle savait fort bien manoeuvrer pour aiguiser le désir du souverain et amener celui-ci au but qu’elle s’était fixé.… Si Napoléon III était maintenant fer-mement décidé à épouser Eugénie, une question, pourtant, le tourmentait : la jeune Espagnole était-elle encore pure, à vingt-six ans ?Un matin, alors qu’il se promenait dans le parc avec elle, le souverain lui posa tout benoîtement la question.Mlle de Montijo le regarda dans les yeux :– Je vous tromperais, sire, si je ne vous avouais pas que mon coeur a parlé, et même plusieurs fois ; mais ce que je puis vous dire, c’est que je suis toujours made-moiselle de Montijo…Napoléon respira.

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Louis-Napoléon épouse Eugénie de Montijo qui lui refuse ses faveurs

Et, en revenant à petits pas vers le châ-teau, il arracha d’un chêne une branche de lierre, l’arrondit en couronne et la posa tendrement sur la tête d’Eugénie :– En attendant l’autre, dit-il.

« Demain, on ne vous insultera plus »

À la fin de décembre, la cour rentra à Paris. Aussitôt, Napoléon III se rendit chez Miss Howard. Il lui tardait, en effet, de rompre cette liaison à laquelle, pour-tant, il devait tout. … Le 31 décembre, Napoléon III donna une réception aux Tuileries. Les dames de Montijo y étaient, bien entendu, conviées. Au moment où elle allait pas-ser le seuil de la salle des Maréchaux, Eugénie fut bousculée par Mme Fortoul, femme du ministre de l’Intérieur, qui lui lança d’une voix acide :– Je ne cède pas le pas à une aventurière !Livide, Eugénie se rangea et dit :– Passez, madame !Après quoi, elle alla prendre place avec sa mère à la table de l’empereur. Tout de suite, celui-ci vit que la jeune fille avait les larmes aux yeux. Il se pencha :– Qu’y a-t-il ?– Il y a, sire, qu’on m’a insultée ce soir, mais qu’on ne m’insultera pas une seconde fois… Je quitterai Paris demain…Alors, Napoléon posa doucement, tendre-ment, sa main sur le poignet d’Eugénie :– Ne partez pas… Demain, on ne vous

insultera plus…Après le dîner, Mlle de Montijo rentra se coucher avec des « feux d’artifices » dans la tête…Le lendemain, 1er janvier 1853, Mme de Montijo pensa que l’empereur allait venir incognito lui présenter ses voeux et en profiter pour demander la main d’Eugé-nie. Très énervée, elle fit mettre des fleurs dans tous les vases, se para d’une robe de soie vert d’eau et alla se poster à la fenêtre.Tout au long du jour, de nombreuses voitures s’arrêtèrent devant le 12, place Vendôme, mais Mme de Montijo ne vit sortir d’aucune d’entre elles le gros nez qu’elle attendait.Le soir, deux plis amers descendaient de sa bouche…Le 2 janvier, la comtesse attendit avec encore un peu d’espoir.Le 3, elle attendit avec angoisse, le 4 avec colère, le 5 avec haine.Finalement, le 6, elle convia chez elle son cousin, Ferdinand de Lesseps, son ex-amant Prosper Mérimée et le comte de Galve, frère du duc d’Albe, son gendre.Le futur perceur d’isthmes fut formel :– Il faut partir, quitter Paris, la France même et donner ainsi une leçon à Napoléon III. Eugénie était de cet avis.– Nous devons partir tout de suite. Sans un adieu et sans un mot.Puis elle avoua qu’elle préparait sa malle depuis la veille et elle éclata en sanglots. Cette fois, Mme de Montijo explosa :– Je ne veux pas que tu souffres ! Partons

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

pour Rome et que notre départ soit comme une gifle à l’empereur. Cet homme n’est qu’un fourbe. Il a trompé toute sa vie !À ce moment, Mérimée intervint :– Non ! Ne partez pas. Vous auriez l’air de fuir. Toute la cour ricanerait… Le 12 janvier, il y a un grand bal aux Tuileries. Vous y serez invitées. Allez-y et annon-cez vous-mêmes à l’empereur votre résolution…À la pensée que la cour pouvait ricaner, la comtesse blêmit :– Vous avez raison. Ne partons pas. Soyons les plus fortes.

« Tu auras au moins une belle fille dans ton lit »

Or, tandis que Mme de Montijo s’apprê-tait à livrer le dernier combat, Napoléon III subissait les assauts des membres de sa famille et de ses amis intimes.Un soir, au cours d’un véritable conseil tous lui démontrèrent que, pour assurer ce second Empire naissant, il devait s’unir à une princesse de sang royal et non à une « Mlle de Montijo ».À tous, il répondit simplement :– Je l’aime…Alors Plon-Plon donna des coups de poing sur les tables, la princesse Mathilde cria que ce mariage serait la perte de l’Em-pire et Persigny, agrippant l’empereur par un bouton de son habit, hurla :– Ce n’est pas la peine d’avoir risqué le

coup d’État avec nous pour épouser une lorette…Napoléon III, impassible, répéta :– Peut-être, mais je l’aime…Finalement, l’ex-roi Jérôme lui mit la main sur l’épaule :– Fais-en à ta tête… Puisque tu l’aimes, prends-la pour femme… Tu auras au moins une belle fille dans ton lit…

La déclaration de mariage

Le 12 janvier, les dames de Montijo arri-vèrent aux Tuileries où toute la cour les considéra d’un oeil ironique et méprisant.Un incident allait figer tous les sourires…Écoutons un témoin, le comte de Hübner, ambassadeur d’Autriche :« Mlle de Montijo parut au bras de James Rothschild, toujours sous le charme de la jeune Andalouse. Un de ses fils condui-sait Mme de Montijo. Ces messieurs comptaient placer leurs “dames” sur la banquette occupée par les femmes des ministres. Une d’elles (Mme Drouyn de Lhuys), passionnément contraire au mariage et ne voulant pas l’admettre comme possible, dit sèchement à Mlle de Montijo que ces places étaient réservées aux femmes des ministres. L’empereur s’en aperçut, se précipita vers les deux dames espagnoles en détresse et leur assigna des tabourets près des membres de sa famille. Grande fut la confusion de la sévère gardienne des règles de l’étiquette, qui s’aperçut trop tard de son erreur. Mais

Louis-Napoléon épouse Eugénie de Montijo qui lui refuse ses faveurs

plus grande fut la surprise des témoins de cette scène presque burlesque, qui leur révélait les intentions matrimoniales de l’empereur. On peut dire qu’à ce bal a eu lieu la déclaration de mariage. »Malgré l’honneur qui venait de lui être fait, Eugénie était toujours résolue à quit-ter Paris.Au second quadrille, l’empereur l’invita. Très troublés, tous les deux, ils dan-sèrent un long moment en silence. Enfin, Napoléon III parla :– Qu’avez-vous ? Vous paraissez fati-guée… Il faudrait pourtant que je vous parle…– Moi aussi, sire. Je dois vous faire mes adieux.– Comment ?– Je pars demain.L’empereur pâlit.– Venez !Et, devant les invités ébahis, il entraîna la jeune fille vers son cabinet. Ils en sor-tirent une demi-heure plus tard, souriants

et presque goguenards. Toute la cour, immédiatement, pensa qu’une scène importante venait de se jouer.Mais laquelle ?Personne ne pouvait soupçonner que l’empereur des Français venait – presque sous la dictée d’Eugénie – d’écrire une lettre adressée à une autre femme.Cette femme, il est vrai, était Mme de Montijo.Quant à la lettre, la voici :Madame la Comtesse, Il y a longtemps que j’aime Mademoiselle votre fille et que je désire en faire ma femme. Je viens donc aujourd’hui vous demander sa main, car personne plus qu’elle n’est capable de faire mon bonheur, ni plus digne de porter une couronne. Je vous prierai, si vous y consentez, de ne pas ébruiter ce projet avant que nous ayons pris nos arrangements.Recevez, Madame la Comtesse, l’assurance de mes sentiments de sincère amitié.Napoléon.Mme de Montijo allait pouvoir remettre des fleurs dans les vases de son salon…

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Le général Georges Boulanger sacrifie son destin pour le lit de Marguerite de Bonnemains

Chaque nuit, à l’heure du crime, cette femme le dissolvait,

André Germain.

La mort de Mme Bovary, Albert-Auguste Fourié, Musée des Beaux-Arts, Rouen, France

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u mois de janvier 1887, la comtesse de Saint-Priest, dont le mari était colo-nel en garnison à Beauvais, invita Boulanger à déjeuner.

Une fesse bien dessinée est plus importante d’un regard intelligent

Elle pensait pouvoir obtenir pour son époux un commandement à Paris en se laissant un peu lutiner. Craignant toutefois d’être victime du trop galant ministre, elle pria une de ses amies intimes de venir l’assister. Cette amie s’appelait la vicomtesse de Bonnemains…

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

À midi, le général parut. En voyant cette jeune femme « dans le triomphe de ses trente ans », il fut ébloui. Son regard s’at-tarda sur la poitrine ferme et bien placée, sur les cheveux blonds, sur les lèvres sen-suelles et glissa sur les yeux noisette dont un contemporain nous dit qu’ils étaient « inexpressifs et même calmement sots »… Boulanger accordait plus d’importance à une fesse bien dessinée qu’à un regard intelligent. L’instant d’après, il était amoureux… C’était une jeune femme sentimentale, sensuelle et, depuis quelques mois, entiè-rement libre, que le général Boulanger considérait d’un œil caressant. Mme de Bonnemains s’efforça de cacher son trouble en riant très fort et en mon-trant une agressivité maladroite. Avec stupeur Mme de Saint-Priest l’entendit ironiser sur les femmes qui se jetaient aux pieds du général. – Je sais, dit-elle, qu’il y a des amazones qui ne vont au Bois que pour vous y rencontrer… Boulanger sourit suavement.– Je regrette de ne vous y avoir vue qu’une fois !…Mme de Bonnemains rougit et fit mine de chercher dans ses souvenirs. – Oui, continua le général, un matin, au Bois, où, quand j’allais incliner la tête vers vous, j’ai été foudroyé du regard. Marguerite n’avait pas oublié cette ren-contre, l’œillade de Boulanger et sa colère, à elle. – J’étais furieuse que vous osiez me regar-der ainsi, dit-elle.

Puis elle éclata d’un rire nerveux qui donna tous les espoirs à Boulanger.Jamais Mme de Bonnemains ne s’était montrée aussi provocante et aussi coquette avec un homme. Mme de Saint-Priest la regardait faire avec stupéfaction. À plusieurs reprises, elle avait essayé de prendre la parole, de parler de son mari en garnison à Beauvais et du bonheur qu’elle aurait à le voir nommé à Paris. En vain. Marguerite et Boulanger, les yeux dans les yeux, poursuivaient leur passe d’armes sans rien entendre. Finalement, Mme de Bonnemains s’écria :– Nous devrions être fières, car c’est une grande faveur que vous nous faites ce soir… Il paraît que le succès vous a tel-lement grisé qu’il est impossible de vous faire accepter une invitation à dîner… Le regard du général devint extrêmement tendre.– Ceux qui vous ont dit cela, madame, ont eu l’impertinence de vous mentir. Et si vous vouliez en avoir la preuve, il vous suffirait de me faire le très grand honneur de me convier chez vous. Vous me ver-riez accepter à l’instant. La vicomtesse, les yeux brillants, les joues en feu, riposta aussitôt : – Chez moi, général ? Mais avec plaisir, et quand il vous plaira. Fixez vous-même le jour. – Le plus tôt possible, alors. Demain, si vous le permettez, madame. – Eh bien, général, à demain !Lorsque le général eut pris congé, Mme de Saint-Priest s’emporta contre son amie

Le général Georges Boulanger sacrifie son destin pour le lit de Marguerite de Bonnemains

et, dans sa colère, la griffa, paraît-il, au bras gauche. – C’est indigne, criait-elle, tu t’es don-née à ce militaire, là, devant moi, sur ma table !… Le lendemain, Boulanger, fringant, se ren-dit au 39 de la rue de Berri où habitait Mme de Bonnemains.Le repas fut gai. Marguerite, qui avait changé de ton, demanda au général de lui parler de ses voyages. Il se montra brillant, spirituel, décrivit avec humour New York, Washington, la Tunisie, la Cochinchine, conta des anecdotes, imita des accents. Elle l’écoutait avec une admiration qu’elle ne cherchait plus à dissimuler. Après le café, Boulanger, la moustache en bataille et la main gourmande, passa à l’attaque. Il y eut soudain des éclairs de jupons et Mme de Bonnemains, ravie, se trouva renversée sur le canapé. Quelques minutes plus tard, le ministre

de la Guerre, qu’un faisan à la purée de marrons n’avait point alourdi, retira son uniforme et sut se montrer agréable… Si agréable même que Marguerite lui demanda de revenir le lendemain. Il revint tous les soirs, fou de désir et amoureux pour la première fois…

De galantes anagrammes

À la fin de janvier 1887, les boulangistes fervents et les patriotes austères eussent été bien étonnés s’ils avaient pu voir de quelle façon leur idole passait ses soirées. Assis sur un pouf aux pieds de Marguerite, Boulanger, qui avait lu dans un alma-nach que Charles IX était parvenu à écrire « je charme tout » avec les lettres du nom de Marie Touchet, sa maîtresse,

La fierté de Dijon, William John Hennessy, Collection privée, © Cooley Gallery, Old Lyme, Connecticut, Etats-Unis

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

s’efforçait de composer, lui aussi, une galante anagramme. Soir après soir, inlassablement, il cher-chait toutes les combinaisons possibles. Certaines étaient passionnées, d’autres un peu gaillardes, la plupart approxima-tives. Il écrivait par exemple avec les dix lettres du nom de la vicomtesse : Ma bonne amie de nuits, signé G, ce qui laissait deux r inutilisés, ou : Ma bonne reine m’a séduit, G., ou encore : Nu, ton sein ami me regarde, signé B (Boulanger). Un soir, ils s’aper-çurent qu’en écrivant Baiser d’amour ne ment, les quatre lettres superflues formaient le mot Gien. Ils virent là un signe du destin et décidèrent aussitôt de faire dans cette ville une petite fugue d’amoureux…

Quand le ministre de la Guerre était fatigué de chercher des anagrammes, il ouvrait un recueil de poèmes et lisait à Marguerite des vers, en donnant, nous dit François Moutier, « à sa voix faite pour le commandement, des inflexions propres à émouvoir »… Peu à peu, ces jeux d’amoureux devinrent l’activité principale du général. « Au moment, écrit F. Turner, où Boulanger allait épouser la France, au moment où les bans étaient déjà publiés dans les cœurs et où toutes les cloches d’Europe allaient sonner, Mme de Bonnemains, l’écartant de son devoir, l’entraîna dans une aven-ture insensée. Tout changea en lui et ses admirateurs eussent frémi en apprenant que, le soir, avant de s’endormir, il ne pro-nonçait plus le nom de la sainte Patrie, mais celui de Marguerite… » Au mois d’août, les deux amants quit-tèrent discrètement Paris. Alors que les journalistes les croyaient en Scandinavie, ils goûtaient « la douceur aphrodisiaque des nuits de Barcelone, de Madrid, de Grenade et du Maroc ». Boulanger revint de ce voyage épuisé et méconnaissable…L’arrêt de la Haute Cour, malgré son injus-tice, ne constituait pas pourtant le prin-cipal sujet de tourment pour Boulanger.

La diabolique beauté d’une maîtresse phtisique

Marguerite était malade. À Bruxelles, elle s’était alitée et l’on avait diagnostiqué une

La vie du général Boulanger, Collection privée, Archives Charmet

Le général Georges Boulanger sacrifie son destin pour le lit de Marguerite de Bonnemains

pleurésie. En fait, elle était atteinte de tuberculose. Depuis, elle était secouée par une mauvaise toux. À l’automne, les brouillards de Londres aggravèrent son mal. Elle commença à maigrir et à cracher le sang. Naturellement, la phti-sie avait sur cette jeune femme, dont le tempérament était déjà singulièrement chaleureux, ses effets habituels. Bientôt Marguerite devint un brasier. Ce « besoin de volupté » lui donnait d’ailleurs une dia-bolique beauté qui affolait le général.« Il semblait, écrit Branthôme, que la maladie, avant de détruire ce corps, voulût en tirer une flamme d’un éclat incomparable…Elle avait tout pris à son amant, elle lui don-nait avec fureur tout ce qu’elle avait encore. Elle le grisait de son corps embrasé. »

Amour frénétique à Jersey

À la fin d’octobre, les deux amants allèrent s’installer dans l’île de Jersey au climat plus doux. Là, leur vie, partagée entre le patriotisme et le plaisir, fut simple. Levés à onze heures, ils déjeunaient, grimpaient sur une falaise d’où, par temps clair, on apercevait les flèches de la cathédrale de Coutances, regardaient la France en pleurant et rentraient bien vite dans leur maison de Saint-Brelade pour s’y aimer frénétiquement. Cette existence exténuante dura deux ans. Au début de 1891, Marguerite, consumée par la mala-die, épuisée par les jeux de l’amour, n’était

plus qu’« un spectre de femme drapée dans un grand manteau de fourrure »… À la fin d’avril 1891, l’état de santé de Mme de Bonnemains s’aggrava brusque-ment et le général, affolé, décida de quit-ter Jersey pour retourner en Belgique.

« Préparez-vous c’est la fin »

Le 4 mai, après un voyage épouvan-table, les deux amants s’installèrent dans la banlieue de Bruxelles, au 79 de la rue Montoyer. Marguerite était épuisée. Elle se coucha et les rares amis qui vinrent lui rendre visite furent horrifiés en décou-vrant ce squelette haletant qui les fixait de ses yeux immenses.Secouée par des quintes de toux, ruisse-lante de sueur, la malheureuse passa deux mois atroces. Au début de juillet, le général, désespéré, s’adressa à des spécialistes parisiens qui ordonnèrent de remplacer la créosote par un remède nouveau, le gaïacol, adminis-tré en injections sous-cutanées. Boulanger tint à faire les piqûres lui-même. Un soir, il eut une grande joie : Marguerite, qui ne toussait plus depuis le matin, parut apai-sée et lui dit : – Je me sens mieux, moins oppressée. Je crois que tu as trouvé le bon remède. Dès que je serai guérie, nous partirons faire un voyage… Hélas ! quelques jours après, le 14 juillet, elle était saisie de vertiges. On appela le médecin qui prit le général à part :

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

– Préparez-vous, c’est la fin…Boulanger s’installa au chevet de la mou-rante et y demeura douze heures sans prendre un moment de repos. Parfois, elle tendait vers lui ses mains qui se gla-çaient. Il les couvrait alors de baisers. Le 15, dans la nuit, Marguerite le fixa lon-guement, désespérément et murmura : – À bientôt…L’instant d’après, elle entrait en agonie. Pendant des heures, elle râla, l’écume aux lèvres, et à l’aube, « ses yeux ayant tourné », elle rendit l’esprit.

Chaque nuit, il se couchait dans le lit de la morte

Boulanger, écrasé de douleur, assista aux obsèques sans dire un mot, puis s’en-ferma dans son appartement, seul avec quelques photographies de Marguerite et une mèche de cheveux blonds. Au bout de quinze jours, il écrivit cette émouvante lettre à Marie Quinton :

Bruxelles, 79 rue Montoyer Samedi 1er AoûtC’est bien vrai, ma pauvre bonne meunière, elle n’est plus, cette créature adorable qui m’a donné les seules années de bonheur que j’ai eues dans ma vie. Elle est partie, me laissant seul, tout seul, et au moment même où l’amélioration produite par un traitement nouveau de Paris me faisait croire qu’elle était sauvée. Heureusement, la chère créature tant aimée ne s’est pas sentie mourir. Elle s’est éteinte sans aucune

souffrance, faisant encore des projets la veille de sa mort. Je dis heureusement, car elle eût été trop attristée si elle avait compris que nous allions être séparés, pas pour longtemps, je l’espère. Sa famille voulait avoir son corps. J’ai refusé, et je le garde, je le garderai envers et contre tous. Ma seule consolation est d’aller toutes les après-midi au cimetière la voir et causer avec elle. J’ai placé moi-même sur son cercueil le charmant bouquet de petites marguerites que vous et votre sœur lui avez envoyé.Merci en son nom. Je lui fais, en ce moment, construire un caveau où elle reposera en paix au milieu des fleurs qu’elle aimait tant et où elle m’attendra… Car, vous qui l’avez connue, vous devez comprendre, n’est-ce pas, qu’on ne peut survivre à la perte de cet ange de beauté, de grâce, de douceur et de bonté. Je sais que je ne m’appartiens pas, que j’appartiens à mon pays. Aussi j’irai jusqu’au bout de mes forces ; mais après, si je pars, personne n’aura rien à me reprocher. D’ailleurs, je ne vis plus que matérielle-ment, je suis un corps sans âme. Écrivez-moi de temps en temps, ma bonne meunière. Parlez-moi d’Elle, cela me fera du bien.Et pensez souvent à moi qui ai été le plus heu-reux des hommes et qui en suis aujourd’hui le plus malheureux. J’espère que vous allez bien, ainsi que votre mère et votre sœur et, pour moi et pour ma pauvre petite morte tant aimée, je vous embrasse du plus profond de mon cœur. Général Boulanger.

Tous les jours, Boulanger allait au cimetière d’Ixelles où était inhumée Marguerite. En rentrant, il s’efforçait de

Le général Georges Boulanger sacrifie son destin pour le lit de Marguerite de Bonnemains

cacher son chagrin en prenant un ton jovial qui sonnait faux. – Le grand air m’a creusé, criait-il, j’ai une faim atroce !Et, nous dit Branthôme : « Il piquait bru-yamment dans son assiette pour faire croire qu’il mangeait. Mais dès qu’il pas-sait dans une autre pièce, on tremblait d’entendre soudain la détonation de ce revolver qu’on l’avait surpris plusieurs fois en train d’examiner. » Le soir, il se couchait dans le lit où Marguerite était morte et lui parlait jusqu’à l’aube en pleurant.

Il se parfume avant de se suicider

Une telle vie ne pouvait durer longtemps. Lorsque le caveau définitif de Mme de Bonnemains fut terminé, Boulanger décida de se tuer le 30 septembre. Le 29, il rangea ses papiers, brûla les lettres et les documents qui risquaient de compro-mettre ses amis, paya ses fournisseurs et rédigea deux testaments, l’un politique et l’autre privé...Puis, toujours aussi calmement, le géné-ral rédigea quelques dépêches qui devaient annoncer sa mort. Celle qu’il adressa à sa femme lui posa un problème :

comment devait-il désigner la générale ? Finalement, il écrivit : Mme veuve Boulangerrue de Satory, Versailles. Après quoi, il dîna de bonne humeur, dis-cuta gaiement avec un ami et se coucha. Le lendemain, vers 11 heures du matin, après s’être rasé de près et parfumé d’eau de lavande, il se rendit au cimetière d’Ixelles, un bouquet de roses rouges à la main et son revolver d’ordonnance, modèle 1874, dans la poche de sa redin-gote. Il était 11 h 30 lorsqu’il arriva devant la tombe de Marguerite. Un ouvrier, non loin de là, finissait d’ériger une croix. Le général attendit qu’il eût terminé. Quand il fut seul, il déposa les fleurs, retira son chapeau, s’assit sur la dalle, prit son revol-ver, l’appliqua contre sa tempe droite et fit feu. À Paris, l’annonce du suicide de Boulanger causa une immense émotion. Les femmes qui, depuis toujours, adoraient le général, furent naturellement les plus troublées. – Comme il l’aimait, dirent-elles.Les politiciens se contentèrent, pour la plupart, de ricaner ou de hausser les épaules. Clemenceau seul parla. Ce fut pour prononcer ce mot méprisant : – Boulanger est mort comme il a vécu : en sous-lieutenant !…

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Félix Faure s’effondre sous les jupes de Mme Steinheil

Mme Steinheil était d’une nature gourmande,

Curnonsky

Nana, Edouard Manet, Nana, Hamburger Kunsthalle, Hambourg, Allemagne

L

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e 17 février 1899, les Français achetèrent des journaux qui, dans leur majorité, étaient bordés de noir. On y annonçait que le président de la République, M. Félix Faure, était mort à l’Élysée subitement, la veille au

soir. Voici ce qu’écrivait le rédacteur du Petit Parisien : « Une foudroyante nouvelle nous arrive : M. Félix Faure est décédé hier soir. Cette mort provoquera dans toute la France une stupeur sans égale. M. Félix Faure, qui avait reçu dans l’après-midi un grand nombre de personnes, s’est senti, à l’issue de ces réceptions, pris d’un malaise subit dans son cabinet de travail. Il était alors cinq heures. Le président de la République a fait aussitôt mander auprès de lui M. Le Gall. « – Je me sens très mal, a-t-il dit au directeur de son cabinet.Je souffre horriblement de la tête ! Cela ne va pas du tout !

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Histoires d’amour de l’Histoire de France

« Le directeur du cabinet a transporté M. Félix Faure sur un canapé et lui a donné quelques soins. Le président, revenu de sa syncope, a serré la main de M. Le Gall et l’a remercié avec effusion. « À sept heures, pris d’une autre syncope, il s’est de nouveau affaissé. « Mme Félix Faure et Mlle Lucie Faure que l’on venait seulement de prévenir, se sont précipitées, affolées, les yeux en larmes, dans les bras du malade qui les a reconnues et les a embrassées à plu-sieurs reprises. À huit heures trente, les deux docteurs appelés en consultation ont déclaré que tout espoir était perdu. À ce moment, le président, couché sur un canapé entouré de sa famille et de ses intimes, reconnaissait encore tout le monde, adressant aux uns et aux autres des paroles d’espoir. « À dix heures moins cinq, M. Félix Faure a essayé de se lever, a jeté autour de lui un regard à demi éteint, puis d’une voix très faible a dit : « – Pardonnez à tous ceux qui m’ont offensé.« À peine avait-il prononcé ces mots qu’il s’affaissait et rendait le dernier soupir. »De son côté, La Petite République annon-çait en gros caractères : LA MORT DE M. FÉLIX FAURE Le président de la République a succombé alors qu’il était penché sur les affaires de l’État… Titre qui allait bientôt faire rire toute la France car on ne devait pas tarder à apprendre que les choses s’étaient passées

bien différemment… Bref, qui donc aurait pu désirer la mort de ce chef d’État presti-gieux et fin politique dont la grande allure flattait le peuple et séduisait les bourgeois du faubourg Saint-Germain ? Personne.« Sauf un mari jaloux », disaient certaines personnes bien informées en clignant de l’œil. Car ce monarque républicain, grand coureur de jupons, avait des favorites. La plus célèbre avait été Cécile Sorel, et la dernière, une jolie rousse de vingt-huit ans fort appétissante qui s’appelait Marguerite Steinheil – Meg pour les intimes. Elle était l’épouse d’un peintre sans grand talent à qui Félix Faure, bon prince, faisait avoir des commandes de l’État.

Grandes manœuvres pour le sofa des plaisirs présidentielsIl l’avait rencontrée pour la première fois dans les Alpes, au cours des grandes manœuvres d’été de 1899. Alors qu’il chevauchait, vêtu d’un cos-tume sport, coiffé d’un chapeau crons-tadt gris à gros ruban noir, botté, ganté, monoclé, plus intéressé par les bergères à la poitrine rebondie que par les pièces d’artillerie légère, il découvrit soudain, au détour d’un chemin, un peintre travaillant à une toile posée sur un chevalet.Près de lui, une ravissante dame était assise dans l’herbe. En voyant paraître le cavalier, elle avait saisi un appareil

Félix Faure s’effondre sous les jupes de Mme Steinheil

photographique et pris un cliché de Félix Faure qui, galamment, ayant ralenti l’al-lure de son cheval, s’était tourné vers la jeune femme pour poser pendant quelques instants. Le lendemain, ayant fait rechercher le nom et l’adresse du couple, il avait invité les Steinheil à dîner sous sa tente. Au des-sert, il s’était penché vers sa voisine : – Avez-vous déjà suivi des grandes manœuvres, madame ?– Jamais, monsieur le Président.– La chose vous amuserait-elle ?Toute émoustillée à l’idée de se promener dans les Alpes avec deux mille hommes, Meg s’était inclinée en souriant :– Follement ! – Bien. Je vais donner des ordres pour que vous puissiez nous accompagner de la façon la plus confor-table qui soit. Et pendant quelques jours, les soldats, un peu étonnés, avaient vu une jeune femme en robe blanche, coiffée d’une capeline rose, braquer sur eux d’énormes jumelles, puis discuter avec Félix Faure des mou-vements militaires et de la position des pièces d’artillerie en affectant un air com-pétent qui n’était pas sans agacer un peu les officiers de carrière… À son retour à Paris, le président avait convié Meg à l’Élysée et leur entrevue s’était terminée dans le petit salon Argent, sur le sofa des « plaisirs présidentiels » où elle avait montré un agréable savoir-faire. Après quoi, elle était rentrée chez elle, son corset sous le bras et la mémoire enrichie de l’image amusante – et rare

– d’un président de la République en chemise… Depuis, elle se rendait deux fois par semaine faubourg Saint-Honoré.

Une femme spécialiste du métropolitain

Avant d’être la maîtresse de Félix Faure, Mme Steinheil, dont le tempérament était ardent et la bourse plate, avait créé un curieux commerce qui lui permettait d’assouvir ses appétits et de vivre large-ment. Écoutons le professeur Locard : « La commune renommée affirmait qu’elle s’était spécialisée dans les sorties de métro. Elle montait avec une grâce qui n’appartenait qu’à elle les escaliers par où l’on sort des caves, mais sa cheville trop fine lui jouait le mauvais tour de se tordre au moment précis où passait un monsieur que le hasard faisait suffisamment vénérable, mais toujours cossu. Comment ne pas se précipiter au secours d’une beauté qui fait un faux pas ? Elle s’appuyait donc au bras galamment offert, acceptait l’offre d’une voiture et se laissait accompagner chez elle. Là, c’est-à-dire impasse Ronsin, le monsieur rencontré était présenté au mari.Celui-ci était peintre spécialisé dans les portraits comme sa femme dans le métropolitain. » Comment imaginer ce mari complai-sant, doux et effacé, devenant soudain jaloux et allant assassiner le président de la République ?

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« Si ce n’est ce mari-là, disaient les gens bien renseignés, peut-être en est-ce un autre ? »…Quel autre ? Félix Faure n’avait, au moment de sa mort, que cette unique liaison…

Des imprudences dangeruses pour son âge

Puis, certains bruits qui se chuchotaient à l’intérieur de l’Élysée parvinrent dans les salles de rédaction. Prudents, les journa-listes se contentèrent tout d’abord de glis-ser, sous forme de « clin d’œil au lecteur », des allusions à peine voilées. C’est ainsi que le rédacteur du Figaro écrivit malicieusement dans son article nécrologique : « Il remplissait ses charges avec un dévouement, un tact, et une solidité à toute épreuve. Il y ajouta d’ailleurs des jouissances qui en multipliaient et en rehaussaient les attraits. » Hugues Le Roux, qui connaissait bien Félix Faure, fut plus catégorique encore : « Il est mort de ses artères usées. N’a-t-il pas su se défendre contre d’autres impru-dences plus dangereuses à son âge et pour le mal dont il souffrait ? » Puis quelques petits journaux s’enhar-dirent jusqu’à donner des précisions. Entre autres, le Journal du Peuple du 22 février

Banquet offert par le président Félix Faure en l’honneur du général Duschesne, © De Agostini Picture Library, G. Dagli Orti

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1899 qui, après avoir noté que Félix Faure était mort « pour avoir trop sacrifié à Vénus en marge du Code et de cette morale offi-cielle dont il était le plus haut représen-tant », ajoutait : « Nous connaissons le nom et l’adresse de la jeune personne qui jouissait des faveurs présidentielles. Nous la désignerons, si vous le voulez bien, par l’initiale peu transparente de Mme S… »…Enfin, la presse d’opposition commença à parler de « la femme d’un peintre qui aurait reçu le dernier soupir du président dans une curieuse posture », et, le 20 février, à la Chambre, un député dévoila au public le nom qui circulait dans les milieux politiques : – Saviez-vous, demanda-t-il, que Mme Steinheil avait rendu visite à Félix Faure le 16 février à 6 heures du soir ? Alors, les langues se délièrent et peu à peu l’on sut la vérité.

« L’art de casser les reins aux mâles »

Que s’était-il donc passé à l’Élysée entre 17 et 18 heures, le 16 février ?Quelques familiers du palais présidentiel vont nous le révéler. Écoutons d’abord M. Maurice Paléologue qui dirigeait les « affaires réservées », c’est-à-dire le service de renseignements du Quai d’Orsay : « Vers cinq heures et demie, une jeune femme est arrivée, Mme Steinheil, dont le mari a quelque réputa-tion comme portraitiste. Jolie, séduisante, lascive, très experte dans “l’art de casser

les reins aux mâles”, comme disait Guy de Maupassant, elle affolait depuis quelque temps déjà le président par le philtre capi-teux de ses ardeurs savantes. Or le beau Félix, malgré la sveltesse de sa taille et la cambrure de son torse, n’avait pas moins de cinquante-neuf ans et, plusieurs fois, on avait remarqué son œil vitreux, ses paupières boursouflées, sa gêne subite dans l’articulation des mots. »

Deux fâcheuses audiences qui retardent les ébats

Pour se revigorer et montrer son allant à Mme Steinheil, le président avait recours à des pilules aphrodisiaques. Le 16 février, il devait, hélas, en abuser. Écoutons Gabriel-Louis Pringué : « Les sentiments amoureux du président man-quant de vigueur, cet excellent homme prenait avant les entrevues deux pilules réconfortantes. Un timbre particulier annonçait les visites des intimes. Le jour qui fut le dernier, le timbre résonna. Le président, attendant sa belle amie, avala deux pilules. Hélas ! ce fut le cardinal Richard, archevêque de Paris, qui entra et conversa longuement sur des compli-cations ecclésiastiques. Le président mar-cha beaucoup de long en large dans son cabinet. Le cardinal enfin partit … »Félix Faure allait se précipiter dans le salon Argent lorsqu’on lui annonça le prince de Monaco. Très ennuyé car l’effet des pilules devenait gênant, il accorda l’audience, mais fut incapable d’écouter

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le prince. Tandis que celui-ci lui parlait de l’affaire Dreyfus, « il ne cessait de marcher, la face congestionnée, nous dit Charles Braibant. À un certain moment, il ouvrit la porte d’un geste machinal, comme pour inviter son visiteur à prendre congé. Se ravisant, il s’excusa aussitôt ».

Mais l’aphrodisiaque avait cessé d’agir

Le prince se leva et l’entretien prit fin. Hélas ! quand il fut seul, le président constata avec désespoir que l’aphrodi-siaque avait cessé d’agir. Trop vaniteux pour avouer sa faiblesse, il avala deux nouvelles pilules et se précipita vers le salon Argent.Quelques minutes plus tard, c’était le drame. Écoutons encore Maurice Paléologue :« Vers six heures trois quarts, Le Gall, qui montait docilement sa piteuse faction à la porte du cabinet présidentiel, croit discer-ner des cris étranges, des cris oppressés qui viennent du boudoir. Il s’approche, puis, ne doutant plus d’un malheur, il se décide à forcer la porte de la chambre close.

Un président foudroyé, près de lui, Mme Steinheil est toute nue« Et que voit-il ? Le président évanoui, foudroyé, dans le dévêtement le plus significatif ; près de lui, toute nue, Mme Steinheil hurlante, délirante, convulsée par une crise de nerfs. Avant d’appeler au secours, il veut rétablir un peu d’ordre. Mais, outre que Mme Steinheil se débat dans les spasmes et les contorsions, le président lui tient les cheveux entre ses doigts crispés. » Il fallut couper la mèche. Puis Le Gall se tourna vers Meg qui se rhabillait en pleurant : – Fuyez, dit-il, et qu’on ne vous revoie plus !Elle disparut, abandonnant son corset qui fut conservé comme une relique par le directeur de cabinet…Quelques instants plus tard, un prêtre arrivait. La légende veut qu’il ait demandé si le président « avait encore sa connais-sance ». Un garde aurait alors répondu : – Non, monsieur l’abbé, on l’a fait sortir par l’escalier de service… Mais le mot semble trop beau pour être vrai…

Félix Faure s’effondre sous les jupes de Mme Steinheil

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