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La fille au gros nombril et l'ogre entreprenant

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"La fille au gros nombril et l'ogre entreprenant"Essai d'analyse ethnolinguistique d'un conte mahongwé

Le conte populaire comme d'autres genres de la littérature orale est souvent révé-lateur de l'image de la société qui le produit.

A travers ce qui est dit de façon explicite ou métaphorique dans un conte, on peut êtrerenseigné sur le mode vie d'un groupe social, son histoire, son système de valeurs, savision du monde, sa façon de s'exprimer, ses désirs, ses rêves ou ses fantasmes.

Ainsi, selon les objectifs que l'on poursuit ou les centres d'intérêts auxquels ons'attache, différents types d'approche peuvent s'appliquer au conte populaire: for-melle, littéraire, psychanalytique, ethnologique, etc.

Ici, pour accéder au sens du conte mahongwé qui présente une jeune fille au grosnombril aux prises avec Elolongo l'ogre, nous adoptons une démarche ethnolinguis-tique.

L'intérêt de ce type d'approche vient de l'importance accordée d'une part au texteproduit en langue d'origine et, d'autre part, au contexte socio-culturel et au paysagesymbolique dans lequel s'inscrit et prend sens l'œuvre.

Dans le patrimoine verbal mahongwé, le conte de "la fille au gros nombril et l'ogreentreprenant" se rattache au cycle des récits de "l'ogre et la jeune fille".

Dans la plupart des versions que nous avons collectées, la jeune fille qui vit au dé-part au village s'égare en brousse où elle cohabite avec un ogre ou avec son amie (lafille de l'ogre) et l'ogre.

Presque toujours, l'héroïne réintègre son milieu d'origine qui apparaît ainsi commele seul cadre propice à son épanouissement en tant que femme.

Même si on peut dégager un archétype commun aux récits de ce cycle, on relève sou-vent d'une version à une autre, des différences qui impriment à chacune de ces œuvresune marque particulière.

Ici, c'est l'articulation singulière des rapports entre l'ogre et la jeune fille qui a retenunotre attention.

Le conte qu'on va lire a été recueilli par nous en 1994 à Koltang1; la conteuse âgéede 24 ans l'a relaté à l'intention de sa fille devant un auditoire essentiellement composéde femmes.

Nous en donnons une traduction presque littérale et un résumé schématique.

La jeune fille au gros nombril et l'ogre entreprenant

Dans mon esika2 là, Zambé a plongé3.

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Cet homme là avait épousé deux femmes.L'une d'elles n'avait mis au monde qu'un seul enfant. C'était une fille à la peau

claire, une très jolie fille qui avait un gros nombril.La femme qui avait mis au monde cet enfant vivait dans son foyer avec sa mère.Le temps passait et elles vivaient toutes deux au village avec cette jolie fille qui ne

sortait pas, elle n'allait jamais en brousse, elle ne restait qu'assise dans la case.On n'avait jamais vu une aussi jolie fille; elle restait toujours assise dans la case.Un jour que ses mères 4 étaient parties travailler aux plantations, sa grand-mère

l'appela et lui dit: «J'ai déjà pilé le manioc mais ta mère ne revient pas des plantations,accompagne-moi en brousse tout près là, cueillir les kayi»5.

L'enfant refusa mais elle l'incita à y aller, finalement, l'enfant se leva et l'accom-pagna.

Elles partirent toutes les deux et à mesure qu'elles cueillaient les kayi, elles s'en-foncèrent dans la brousse6.

En cueillant les kayi, la grand-mère avait suivi un chemin et sa petite fille un autre.Elles s'étaient éloignées l'une de l'autre, elles s'étaient perdues de vue.

La grand-mère revint sur ses pas et se mit à chercher l'enfant pendant longtemps.En la cherchant, la grand-mère prit un chemin qui la reconduisit au village.A son arrivée au village, les femmes du foyer qui étaient revenues des plantations

lui demandèrent:- Mais où est l'enfant qui est resté avec toi pendant la journée?La grand-mère répondit :- Je suis partie avec elle cueillir des kayi mais je ne sais pas où elle a disparu.La mère de l'enfant désespérée s'écria:- Toi ma propre mère, comment as-tu pu me faire ça! Que vais-je devenir? Tu as pris

l'enfant d'autrui et tu l'as emmené cueillir les kayi en brousse alors que tu sais bienqu'on ne la sort jamais, pas même ceux à qui elle appartient. Comment vais-je me sor-tir de ce pétrin!

A l'annonce de la disparition de la fille, les villageois se regroupèrent et partirentchercher la fille en brousse. Ils se sont dispersés et l'ont cherchée en vain. La fille er-rait dans la brousse. Elle marchait, elle rencontra cet Elolongo là7.

Elolongo la prit par la main et l'entraîna dans la brousse.Comme elle avait un gros nombril, il lui dit:- Donne-moi ton nombril là.Elle lui répondit:- Mais comment puis-je te le donner, c'est une partie de mon corps! Pourquoi te don-

nerai-je mon nombril?Il insista:

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-Je ne veux manger que ton nombril.Elle répliqua:- Mais moi je ne peux te le donner.Les jours passèrent et les villageois continuaient à la chercher. Pendant ce temps,

Elolongo continuait à l'entraîner dans la brousse. Elle proposa à Elolongo de prendresa tête, mais il lui répondit:

- Je ne prends pas la tête, je ne veux que le nombril.Elle lui dit ensuite:- Prends mes mains.Mais il lui dit:- Je ne prends pas les mains.Elle lui proposa les pieds puis toutes les autres de son corps mais il ne voulait que

le nombril.Il s'en allaient tous les deux en discutant; la fille marchait en chantant que:

"Je te donne ma main, tu refuses, iyo ndenga ikadoJe te donne mon pied, tu refuses, iyo ndenga ikadoJe te donne ma tête, tu refuses, iyo ndenga ikadoJ'implore là mon nombril que je ne peux te donner,iyo ndenga ikado "8-

Ils continuaient à marcher, Elolongo lui disait:- Je ne te lâcherai pas tant que tu ne m'auras pas donné la chose que je veux, je ne

veux que ton nombril, le reste ne m'intéresse pas.Il s'en allèrent et la dispute reprit de plus belle. Elle avait maigri. Ils continuaient à

marcher et elle chantait toujours:"Je te donne ma main, tu refuses, iyo ndenga ikadoJe te donne mon pied, tu refuses, iyo ndenga ikadoJe te donne ma tête, tu refuses, iyo ndenga ikadoJ'implore là mon nombril que je ne peux te donner,iyo ndenga ikado ".

Ils continuaient à marcher. Ils partirent loin, très loin. La fille qui marchait en chan-tant n'avait plus de voix mais elle continuait à répondre à Elolongo:

- Je ne te donnerai pas mon nombril sinon je mourrai; prends une autre partie de moncorps. Tiens, coupe la main si tu veux, mais mon nombril, tu ne l'auras pas.

Ils s'en allèrent en se disputant, la fille se remit à chanter:"Je te donne ma main, tu refuses, iyo ndenga ikado

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Je te donne mon pied, tu refuses, iyo ndenga ikadoJe te donne ma tête, tu refuses, iyo ndenga ikadoJ'implore là mon nombril que je ne peux te donner,iyo ndenga ikado "

Pendant tout ce temps, les villageois qui continuaient à chercher la fille arrivèrentprès d'une rivière. C'était une rivière aussi grande que Mundumbe"; des enfants s'ybaignaient.

Elolongo et la fille s'avançaient vers cette rivière-là en se disputant.Et depuis le pont, les enfants perçurent un filet de voix. Ils dirent à ceux qui s'ébat-

taient:- Chut! Ecoutez la voix, on dirait que quelqu'un chante.

Aussitôt, les autres se turent pour écouter cette chanson:

"Je te donne ma main, tu refuses, iyo ndenga ikado

Je te donne mon pied, tu refuses, iyo ndenga ikado

Je te donne ma tête, tu refuses, iyo ndenga ikado

J'implore là mon nombril que je ne peux te donner,

iyo ndenga ikado".

Tout d'un coup, les villageois virent Elolongo et la fille déboucher de cette piste-là.Ils le pourchassèrent mais il réussit à s'enfuir. Les jeunes du village vinrent porter lafille pendant que d'autres coururent au village annoncer l'heureuse nouvelle aux pa-rents de celle-ci.

Quand on la ramena chez elle, les villageois criaient de joie. Le beau-fils prit sa belle-mère et la battit à mort.

Puis il dit à sa femme:

- C'est ta mère qui a emmené la sorcellerie ici. J'ai interdit de sortir ma fille; mêmemes sœurs, mes parents n'ont jamais osé l'emmener en brousse. Mais toi, pourquoil'as-tu fait? Ta mère et toi, vous êtes des "sorcières"10.

Ainsi donc, le beau-fils tua la belle-mère parce qu'elle avait emmené sa petite filleen brousse.

- Cet esika est entièrement terminé11.

RESUME SCHEMATIQUE DU CONTE

Ire séquence: Mise en place du récit et des personnages

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Zambé a deux femmes. L'une d'elles vit avec sa mère au foyer et elle a une jolie filleau gros nombril qui vit recluse.

2ème séquence: La disparition de la fille en brousse

La mère va aux plantations et confie la fille à la grand-mère qui l'emmène cueillirles feuilles en brousse.

La fille refuse mais elle insiste.

Elles s'en vont finalement cueillir les feuilles et la fille se perd en brousse.

3ème séquence: Le désespoir de la mèreDe retour au village, la grand-mère annonce la disparition de la fille.

La mère de la fille désespérée accuse sa mère.

Les villageois se mobilisent et cherchent en vain l'enfant.4ème séquence: La rencontre avec Elolongo l'ogreLa fille rencontre Elolongo qui l'entraîne au plus profond de la brousse et demande

à manger son nombril.La fille refuse mais il insiste.Elle lui propose tour à tour sa tête et toutes les parties de son corps mais il refuse pour

ne vouloir que son nombril.Ils marchent longtemps dans la brousse en se disputant: la fille amaigrie ne cesse de

chanter en lui refusant son nombril mais l'ogre ne lâche pas.

5ème séquence: Le retour de la fille au villageLes enfants du village qui se baignaient entendent sa voix puis ils la voient apparaître

avec l'ogre à ses trousses.L'ogre s'enfuit à la vue des villageois qui ramènent la fille au village.Le père tue sa belle-mère et accuse en même temps son épouse de "sorcellerie".

ANALYSE

1. LA MECHANTE GRAND-MERE

En nous présentant dans l'épilogue la sanction que Zambé fait subir à sa belle-mère après avoir retrouvé sa fille bien-aimée, ce récit de type ascendant, selon laclassification de Denise Paulme , condamne en fait le comportement négatif de cepersonnage qui vient rompre l'équilibre familial en transgressant un interdit que tout

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le monde observait. En effet, cette grand-mère dont le comportement s'oppose à celuidu reste de la famille est présentée comme un élément déstabilisateur qui introduit lemanque qui sera comblé à la fin du récit. Ce sont d'ailleurs les propos que lui tient sapropre fille qui révèlent l'importance de cet enfant unique pour son statut conjugal etexacerbent cette image de mauvaise grand-mère et de mère indigne.

"Oh, comment peux-tu me faire ça? Que vais-je devenir? Tuas pris l'enfant d'autrui et tu l'as emmené cueillir les kayi enbrousse alors que tu sais bien qu'on ne la sort jamais; pasmême ceux à qui elle appartient".

C'est ce désespoir qu'elle cause à son enfant qui nous fait mesurer la gravité de l'actequ'elle a posé et légitime du même coup, à ce niveau de notre analyse, le châtiment quilui sera infligé par son beau-fils. Comme un "sorcier", elle s'est emparé par convoi-tise d'une chose qui ne lui appartenait pas et c'est pourquoi, celui qui en a la propriété,réprimande cet acte asocial.

Au regard des règles de conduite extrêmement mesurées qui régissent les rapportsentre une belle-mère et son beau-fils dans la société mahongwé, la légitimation d'untel acte a l'égard de celle à qui ordinairement on voue le plus grand respect, soulignela toute puissance de ce beau-fils.

2. L'INVITATION A L'AMOUR

Dans de nombreuses versions mahongwé du cycle de l'ogre et la jeune fille, c'estl'ogre qui assure en dernière instance la fonction de père, puisque c'est lui quil'élève.13

Dans tous ces récits où l'ogre est le père de la fille, on remarque aussi que son ap-pétit bestial est focalisé vers des personnes autres que sa fille, des personnes qu'ilconsidère souvent comme des étrangères, c'est-à-dire extérieures à son univers. Ici,dans notre version, la jeune fille n'apparaît pas à l'ogre comme sa fille mais plutôtcomme cet "autre", ce gibier qu'il peut manger.

Ces deux modalités (fille: non comestible/étrangère: proie comestible) à partir des-quelles semble s'articuler la relation ogre/jeune fille apparaissent d'ailleurs claire-ment dans l'histoire des deux amies inséparables. L'une d'elles est sa fille, il n'entrepas dans sa chambre et ne peut la manger et l'autre, dont il sent l'odeur, est une étran-gère présentée comme une proie potentielle consommable par l'ogre.

Si on admet qu'ici la jeune fille peut être dévorée par l'ogre parce qu'elle n'est passon enfant, on est cependant surpris de le voir lui demander la permission de la man-ger.

De plus, on remarque qu'il refuse de manger non pas sa chair, mais tous les or-

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ganes qu'elle lui propose pour focaliser son désir de dévoration sur une partie bien spé-cifique de son corps: le nombril.

On peut le dire, notre ogre semble courtois comme devrait l'être dans la sociétémahongwé un prétendant à l'égard de la fille qu'il veut épouser (et des parents de celle-ci). L'on est bien loin de l'être sauvage et brutal que nous renvoient certains récits surl'ogre.

Mais pourquoi l'un et l'autre s'attachent-ils autant à cet organe? A-t-il un lien avecle changement dans la personnalité de la jeune fille qui s'affirme maintenant en tenanttête à l'ogre?

Au début du récit, cet organe était déjà mis en valeur dans la caractérisation de labeauté de la jeune fille par la conteuse:

"C'était une fille au teint clair, une très jolie fille qui avait un gros nombril".Ce trait de beauté de la jeune fille est aussi dans la culture mahongwé un canon de

beauté. C'est d'ailleurs traditionnellement celui auquel les hommes sont le plus sen-sibles parce qu'il préfigure, disent-il, les prouesses sexuelles de la femme.

En effet, pour les Mahongwé, le nombril qui est un troisième sein est relié au clitorisde la femme. On croit généralement qu'une femme qui a un gros nombril est trèssensible et procure du plaisir à son partenaire parce que son vagin est étroit13.

C'est l'image sexuelle qu'évoqué cette grosseur du nombril inversement propor-tionnelle à celle du canal vaginal qui nous permet d'établir une équivalence entre"manger le nombril" et faire l'amour.

Nous préciserons pour confirmer cette hypothèse que chez les Mahongwé commedans plusieurs sociétés africaines, la correspondance entre les aliments, l'acte demanger et l'acte sexuel est largement attestée. On sait par exemple que les chansonsd'amour que s'adressent mutuellement les jeunes filles et les garçons s'organisentsur cette analogie.

Par ailleurs, la gourmandise des hommes souvent réprimandée dans la morale descontes et dans le discours quotidien apparaît clairement aux individus comme unemétaphore d'une sexualité débridée qui met en danger l'ordre social.

Au regard de toutes ces données fournies par le contexte culturel, il apparaît nette-ment qu'il s'agit d'une confrontation amoureuse: l'ogre fait des avances à la jeune fillemais celle-ci se refuse à lui.

3. LE PARCOURS INITIATIQUE

C'est cette invitation à l'amour et les transformations sur la jeune fille qui nousconduisent à poser l'hypothèse d'une signification initiatique où la grand-mère,contrairement à la première lecture, assurerait le rôle positif d'initiatrice. Ce départdans un lieu inconnu qui aboutit à une réintégration sociale après que la jeune fille eutsubi des épreuves ayant transformé son être (elle a maigri et perdu sa voix), évoque leschéma bien connu des rites de passage.

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Pour Geneviève Calame-Griaule, le scénario de l'initiation qui se reflète dans lastructure de nombreux récits africains comporte les étapes suivantes16:

- séparation d'avec le groupe familial et social;- phase de réclusion comportant des épreuves, un enseignement, des transfor-mations corporelles, une mort et une renaissance symbolique;

- retour (fête).C'est la permanence du thème initiatique à travers de nombreuses cultures qui

conduit cet auteur à le considérer comme une clef pour l'interprétation des contesafricains.

Si l'ogre, être extérieur à l'environnement familial et social de la jeune fille (il vit enbrousse), se présente comme celui qui la consacre en tant qu'objet de désir, la grand-mère, en sortant sa petite fille de son univers pour la mettre à la portée de cet "autre",apparaît bien ici comme une initiatrice.

En aidant la jeune fille recluse à accéder à un monde plus large, elle met un termeà un état antérieur (jeune fille recluse) et enclenche son intégration au processusnormal de sociabilisation des jeunes filles dont l'aboutissement est l'acquisition du sta-tut de femme et des fonctions maternelles. C'est le mariage qui apparaît comme la vé-ritable initiation des jeunes filles même si autrefois on pratiquait des rites pubertairesdès l'apparition des premières menstrues.

Ces deux statuts (jeune fille/femme mariée) s'articulent dans le récit sur le paradigmeimmobilité/mobilité qui met en évidence une conception mahongwé de la femme:

- "Le temps passait et elles vivaient toutes les deux au villageavec cette jolie fille qui ne sortait pas, elle n 'allait jamais enbrousse", elle ne "restait qu'assise" dans la case (...) toujours as-sise dans la case. Un jour que ses mères étaient parties travailleraux plantations.

Une femme mariée, c'est quelqu'une qui comme les mères se déplace pour vaqueraux occupations liées au statut d'épouse dans la culture mahongwé; c'est une femmelaborieuse, une femme qui travaille pour pouvoir nourir sa famille.

Par contre, au regard du système éducatif mahongwé préconisant la préparationdes jeunes filles dès leur plus jeune âge aux futures fonctions de la femme mûre parleur participation aux travaux agricoles et aux tâches ménagères, une jeune fille qui vitrecluse et de surcroît inactive apparaît nettement comme un être immature et inapte aumariage.

Nous précisons qu'à travers de nombreux contes que nous avons personnellementrecueillis, l'idée d'immobilité et de réclusion est souvent associée au refus de se ma-rier. De même, l'expression "ù moyi mwè élongwéè" (littéralement dans le ventre dela maison) qui traduit souvent dans ces récits le fait pour une jeune fille de rester re-cluse et inactive, connote l'idée d'immaturité. A contrario, l'aptitude à se déplacer peutêtre considérée comme le signe d'une certaine maturité.

Ce qui nous amène à considérer le fait que la jeune fille, précédemment recluse etégarée, se soit retrouvée sur le chemin du village non pas seulement comme fruitd'un heureux hasard (ainsi que le présente manifestement le récit) mais aussi, et sur-tout, comme l'expression de cette maturité acquise.

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4. L'APPROPRIATION DE LA FILLE PAR LE PERE

C'est après avoir mis en évidence ce niveau initiatique que l'acte de tuer sa belle-mère, figure toute puissante du lignage maternel, prend toutes sa signification.

Tuer sa belle-mère peut apparaître ici comme un acte de divorce marquant symbo-liquement la rupture à la fois d'avec le lignage et les velléités masculines qui pourraientconsacrer la fille comme objet de désir.

Le meurtre de la belle-mère qui exprime le refus du père d'intégrer sa fille dans lecircuit des échanges matrimoniaux correspond au désir de faire d'elle la propriétéexclusive du lignage du père représenté dans le récit par un père tout puissant, les vil-lageois zélés et des enfants. Cette appropriation de la fille par le père soulève le pro-blème de la rivalité sous-jacente entre les lignages matrilinéaires qui rejaillit toujoursà chacune des phases de la vie sociale d'un individu (circoncision, mariage, décès, nais-sance, partage de l'héritage...).

Cependant, cet accaparement rappelle, par son caractère exclusif et par la nature dulien affectif qui unit le père à la fille, une pratique sociale qui consiste chez les ma-hongwé à valoriser une fille en faisant d'elle, et cela dès son enfance, une "mwayitowa diyo", littéralement, la femme de la famille. Aux dires d'une de nos informatricesqui appartenait justement à cette catégorie de filles, cette pratique vise à empêcherqu'une fille unique et/ou très aimée de son père, aille s'asservir par le mariage et en-richir d'autres lignages au détriment du sien. Comme dans notre récit, il s'agit d'unefille choyée par son père. On dit généralement que ce type de femmes sont désen-sualisées et qu'elles finissent par acquérir dans la famille le statut d'homme. Elles sonthabilitées à garder le panier à reliques du culte des ancêtres, attribut essentiel d'un chefde famille. Même si notre récit ne nous présente pas de façon nette une désensuali-sation de la jeune fille, nous pouvons néanmoins lire à travers l'amaigrissement et laperte de voix de celle-ci, un effacement des traits qui dans la société mahongwécomme dans de nombreuses cultures africaines distinguent physiologiquementl'homme de la femme. Dans la même ligne d'idée, on peut se risquer avec beaucoupde prudence, à émettre l'hypothèse selon laquelle le nombril proéminent serait l'ex-pression symbolique d'un phallus qui fait passer cette jeune fille exceptionnelle de lacatégorie des femmes à celle des hommes.

Serait-ce la signification profonde de la lutte entre l'ogre et la jeune fille? Pourrait-on y voir les traces d'un rite initiatique féminin (excision) très ancien que le conte gar-derait en dépôt?

Sans qu'il se présente comme une "parole légère" ou un "récit mensonger", l'esikaapparaît dans le patrimoine des productions verbales mahongwé comme un type de dis-cours étroitement lié au divertissement. En effet, c'est le soir dans les campements depêche ou de chasse, qu'après avoir travaillé, tout le monde sans la distinction d'âge nide sexe, se réunit pour s'amuser en racontant les histoires bien connue d'un ancêtremythique nommé Zambé.

C'est aussi dans le cadre de détente, ouvert à tous, que les individus les plus atten-tifs s'instruisent sur les règles , les modèles de comportement et les valeurs en coursdans leur société. Cette fonction éducative de l'esika est largement reconnue par lesauditeurs mahongwé. Ceux-ci précisent que cette pratique sociale sert de substitutparental aux orphelins qui n'ont personne pour les instruire dans leur foyer familial.

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Comme un auditeur attentif et averti, notre ambition tout au long de ce travail étaitde faire apparaître les niveaux de signification qui pourraient être attachés à cetteœuvre dans la culture pour qui et par qui elle a été produite.

Ces différents niveaux de signification correspondent aux multiples fonctions qu'unconte peut assurer dans une société donnée. En effet, comme le note Jean Dérive, unconte peut à la fois:

- «distraire par son intérêt dramatique;- dispenser un enseignement moral:- par une morale de portée générale;- par une morale sociale propre au groupe;- dispenser un enseignement ésotérique par la symbolisationdes personnages et des événements».16

En nous appuyant sur les éléments signifiants de l'œuvre, nous avons pu progresserd'un niveau explicite qui sanctionnait l'auteur d'une transgression vers un niveauprofond soulevant le problème bien connu dans les cultures africaines du conflitentre les lignages patrilinéaires et matrilinéaires.

Même si généralement on dit qu'un enfant appartient à son clan paternel, il apparaîtici que la volonté du père de faire de la fille sa propriété exclusive au détriment de lagrand-mère traduit une angoisse: celle de voir la fille lui échapper au profit du clan ma-ternel surtout.

C'est pourquoi, à notre avis, l'autorité du père est rappelée justement par la mèrelorsqu'elle s'écrie:

"Toi ma propre mère, comment as-tu pu me faire ça! Que vais-je devenir? Tu as pris l'enfant d'autrui et tu l'as emmené cueillirles kayi en brousse alors que tu sais bien qu 'on ne la sort jamais,pas même ceux à qui elle appartient. Comment vais-je me sortir dece pétrin!"

S'il est significatif que cette autorité soit reconnue par un membre du clan adverse,il ressort cependant que l'expression la plus forte de ce pouvoir est le meurtre de lamère de la fille, de celle qui s'est appropriée l'enfant.

Léa ZAME AVEZO'ODépartement des Lettres Modernes

Faculté des Lettres et Sciences HumainesLibreville

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NOTES ET RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

(l)Village fang situé à 24 km environ de Libreville (Gabon) où certains Mahongwé,désertant la capitale, se sont installés pour mener une vie rurale.

(2) Terme Mahongwé désignant les récits d'un ancêtre mythique (Zambé) qu'on seraconte la nuit dans les campements de pêche. Nous les avons traduits dans notreanalyse par "conte" malgré la dimension mythique qu'ils comportent.

(3) Abrégé de la formule habituelle d'introduction des esika chez les Mahongwé. Laformule complète est "Zambé dzo, Zambè Gnélélé, na bwangu bwa mboka esikà".Littéralement "Zambé plonge, Zambé émerge, avec la vitesse du monde des esika".

(4) II s'agit des épouses de son père et des sœurs de celui-ci.(5) II s'agit des grandes feuilles ovales de couleur verte à l'aide desquelles on enroule

habituellement les tubercules de manioc trempés (fin de la note).(6) L'idée, c'est qu'en cherchant les meilleurs kayi, elles s'enfonçaient sans s'en

rendre compte dans la forêt.(7) II s'agit d'un être de très grande taille qui vit en brousse, se nourrit de chair

humaine, et s'exprime d'une voix nasillarde. Nous l'avons souvent désigné dansl'analyse par le terme "ogre" .

(8) Les chants qui sont habituellement insérés dans les esika embellissent le récitet apportent de l'animation à la séance par la participation active de l'auditoire. Le plussouvent ils sont étroitement liés à l'histoire. Ici cette séquence formulaire chantéeest une lamentation qui traduit le désespoir de la fille face à la demande pressante del'ogre, c'est un cri de désespoir qui émeut l'assistance.

(9) Pour donner de la réalité à son récit, la conteuse fait référence à une rivière deson village natal traversée par un pont que l'auditoire connaît bien.

(10) C'est le terme qui désigne dans le français d'Afrique, des individus envieux etmalfaisants qui dévorent la nuit l'énergie vitale de leurs proches.

(11) Formule habituelle qui clôture les esika.(12) D. Paulme, La mère dévorante. Essai sur la morphologie des contes africains,

Paris, Gallimard, 1976, p. 24.(13) C'est bien à l'ogre que le frère qui se fait passer pour le prétendant demande

la main de la fille dans toutes les versions du "frère courageux et Elolongo l'ogre".Dans une version de l'histoire des "deux amies inséparables", on retrouve même despassages qui soulignent l'amour qu'éprouvé ce père pour sa fille.

(14) Par analogie avec le sabot de la gazelle, un vagin étroit se désigne par l'ex-pression "ipala la hézi", littéralement, le sabot de la gazelle. On l'oppose souvent àl'expression "ipala la hibo" qui renvoie au gros sabot de l'antilope.

(15) G. Calame-Griaule, Les cauris au marché Essai sur des contes africains.Mémoires de la société des africanistes, Paris, 1987, p. 15.

(16) J. Dérive, "La pluralité des versions et l'analyse des œuvres du genre narratiforal d'après un exemple négro-africain" in Langages et cultures africaines, Maspéro,1978, p. 267.