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Med Pal 2007; 6: 289-298 © 2006. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés EXPÉRIENCES PARTAGÉES Médecine palliative 289 N ° 4 Septembre 2007 La formation en soins palliatifs : une chance pour la médecine ? Donatien Mallet, unité de soins palliatifs des hôpitaux de Luynes-CHRU de Tours, Hôpital de Luynes, Luynes. Stéphane Amar, équipe mobile de soins palliatifs, Hôpital Hôtel-Dieu, Paris. Jean-Louis Béal, Quétigny. Philippe Hubault, unité de soins palliatifs, CHU d’Angers, Angers. Jean-Michel Lassaunière, équipe mobile de soins palliatifs, Hôpital Hôtel-Dieu, Paris. Danièle Leboul, faculté de médecine, Département de sciences humaines, Brest. Summary Training in palliative care: a chance for medicine? The technicoscientific concept of disease largely dominates medical training. Reco- gnizing the pertinence of this model, pallia- tive care specialists attempt to construct a practical approach to care which is not limited by implementation of scientific rationality. In palliative care, patients’ complaints, inter- preted initially within the framework of an evidence-based process, should take on a broader more existential dimension. In order to reach this goal, we propose sev- eral potentially useful approaches for training in palliative care. During the med- ical school curriculum, the student be- comes aware that medical practice is at the center of inherent temporal and spatial tensions counterbalancing the objective body and the subjective being, scientific reasoning and practical care, displacement and recognition of limitations, individual responsibility and interdisciplinary team- work. Training in palliative care would be helpful in coping with these paradoxical situations linking them with the funda- mental triad of technicoscientific rational- ity, human relations, and ethical consider- ations. In this optic, training in palliative care could be an exceptional opportunity for medical training, repositioning medi- cine in its posture linking science and existence. Key-words: training, palliative care, epis- temology, ethics, technicoscience. Résumé La formation médicale actuelle s’appuie très largement sur une lecture technos- cientifique de la maladie. Sans nier la per- tinence de ce modèle, les acteurs des soins palliatifs cherchent à construire une pra- tique soignante qui ne se limite pas à la mise en œuvre d’une rationalité scientifi- que. L’interprétation de la plainte du pa- tient, basée initialement sur un référentiel scientifique, sera réintégrée dans une vi- sion plus globale de la situation. L’expé- rience d’être malade sera resituée dans une dimension plus existentielle. Pour tenir cette exigence, nous proposons quelques axes qui pourraient servir de support à une formation en soins pallia- tifs. Lors de son cursus, l’étudiant pren- drait conscience que sa pratique se situe au sein de tensions inhérentes à la prati- que soignante, notamment les tensions entre localisation et temporalité, corps objectivé et corps vécu, démarche scienti- fique et pratique soignante, déplacement et reconnaissance de la limite, exercice individuel de sa responsabilité et travail en interdisciplinarité. Une formation en soins palliatifs tenterait d’assumer ces pa- radoxes en les articulant à un trépied comprenant des données technoscientifi- ques, relationnelles et éthiques. Dans cette optique, la formation en soins palliatifs pourrait constituer une véritable opportunité pour la formation médicale. Elle la réinscrirait dans une posture de médiation entre science et existence. Mots clés : formation, soins palliatifs, épistémologie, éthique, technoscience. Ce travail est le fruit d’un groupe de réflexion pluridisciplinaire instauré dans le cadre du Collège national pour la formation universitaire en soins palliatifs. Mallet D, Amar S, Béal JL, Hubault P, Lassaunière JM, Leboul D. La formation en soins palliatifs : une chance pour la médecine ? Med Pal 2007; 6: 289-298. Quelques caractéristiques de la formation médicale actuelle La formation médicale actuelle s’inspire très largement d’une lecture technoscientifique de la maladie. Les connaissances fondatrices sont issues essentiellement de données bio-phy- sico-chimiques ou d’études de cohor- tes de patients. L’étudiant apprend à transcrire la plainte de la personne malade en lésions d’organes ou en dysfonctionnements de systèmes. Dans cette optique, prendre soin d’un patient nécessite d’objectiver et de quantifier des pathologies par des examens de laboratoire ou par l’ico- nographie médicale afin d’appliquer ultérieurement des traitements selon des protocoles standardisés. Cette conception d’une médecine fortement influencée par les données technoscientifiques présuppose la sé- lection d’une représentation du corps. Le corps est conçu comme un système complexe dont les fonctionnements ou dysfonctionnements obéissent à des lois et sont analysables par la rationa- lité scientifique. Ce corps, objectivé par la science, est séparé de l’esprit. Ce dualisme médical s’inscrit dans une société civile marquée par la pro- motion des droits des patients. Pour nos contemporains, le corps devient une matière appartenant à un individu. La Adresse pour la correspondance : Donatien Mallet, unité de soins palliatifs des hôpitaux de Luynes-CHRU de Tours, Hôpital de Luynes, avenue du clos Mignot, 37230 Luynes. e-mail : [email protected]

La formation en soins palliatifs : une chance pour la médecine ?

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© 2006. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

E X P É R I E N C E S P A R T A G É E S

La formation en soins palliatifs : une chance pour la médecine ?

Donatien Mallet, unité de soins palliatifs des hôpitaux de Luynes-CHRU de Tours, Hôpital de Luynes, Luynes.

Stéphane Amar, équipe mobile de soins palliatifs, Hôpital Hôtel-Dieu, Paris.

Jean-Louis Béal, Quétigny.

Philippe Hubault, unité de soins palliatifs, CHU d’Angers, Angers.

Jean-Michel Lassaunière, équipe mobile de soins palliatifs, Hôpital Hôtel-Dieu, Paris.

Danièle Leboul, faculté de médecine, Département de sciences humaines, Brest.

Summary Training in palliative care: a chance for medicine?

The technicoscientific concept of disease largely dominates medical training. Reco-gnizing the pertinence of this model, pallia-tive care specialists attempt to construct a practical approach to care which is not limited by implementation of scientific rationality. In palliative care, patients’ complaints, inter-preted initially within the framework of an evidence-based process, should take on a broader more existential dimension.

In order to reach this goal, we propose sev-eral potentially useful approaches for training in palliative care. During the med-ical school curriculum, the student be-comes aware that medical practice is at the center of inherent temporal and spatial tensions counterbalancing the objective body and the subjective being, scientific reasoning and practical care, displacement and recognition of limitations, individual responsibility and interdisciplinary team-work. Training in palliative care would be helpful in coping with these paradoxical situations linking them with the funda-mental triad of technicoscientific rational-ity, human relations, and ethical consider-ations.

In this optic, training in palliative care could be an exceptional opportunity for medical training, repositioning medi-cine in its posture linking science and existence.

Key-words: training, palliative care, epis-temology, ethics, technicoscience.

RésuméLa formation médicale actuelle s’appuie très largement sur une lecture technos-cientifique de la maladie. Sans nier la per-tinence de ce modèle, les acteurs des soins palliatifs cherchent à construire une pra-tique soignante qui ne se limite pas à la mise en œuvre d’une rationalité scientifi-que. L’interprétation de la plainte du pa-tient, basée initialement sur un référentiel scientifique, sera réintégrée dans une vi-sion plus globale de la situation. L’expé-rience d’être malade sera resituée dans une dimension plus existentielle.Pour tenir cette exigence, nous proposons quelques axes qui pourraient servir de support à une formation en soins pallia-tifs. Lors de son cursus, l’étudiant pren-drait conscience que sa pratique se situe au sein de tensions inhérentes à la prati-que soignante, notamment les tensions entre localisation et temporalité, corps objectivé et corps vécu, démarche scienti-fique et pratique soignante, déplacement et reconnaissance de la limite, exercice individuel de sa responsabilité et travail en interdisciplinarité. Une formation en soins palliatifs tenterait d’assumer ces pa-radoxes en les articulant à un trépied comprenant des données technoscientifi-ques, relationnelles et éthiques.Dans cette optique, la formation en soins palliatifs pourrait constituer une véritable opportunité pour la formation médicale. Elle la réinscrirait dans une posture de médiation entre science et existence.

Mots clés : formation, soins palliatifs, épistémologie, éthique, technoscience.

Ce travail est le fruit d’un groupe de réflexion pluridisciplinaire instauré dans le cadre du Collège nationalpour la formation universitaire en soins palliatifs.

Mallet D, Amar S, Béal JL, Hubault P, Lassaunière JM, Leboul D. La formation en soins palliatifs : une

chance pour la médecine ? Med Pal 2007; 6: 289-298.

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Ce dualisme médical s’inscrit dans ne société civile marquée par la pro-otion des droits des patients. Pour nos

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-mail : [email protected]

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EXPÉRIENCES PARTAGÉES

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plasticité du corps, son adaptabilité, son éventuelle transformation sont placées sous la responsabilité de son propriétaire 1. De ce fait, la relation mé-decin-patient est modifiée. Le paterna-lisme d’antan est contesté. Le patient est considéré comme autonome, responsa-ble de lui-même et de la gestion de son corps. La personne malade doit être informée des décisions relatives aux traitements de son corps. Il peut s’y op-poser. Mais le médecin ne doit « en aucun cas se substituer à la décision sous couvert de l’expertise » [1].

Ainsi, sur le plan sociétal, une nou-velle organisation apparaît. Au dualisme médical répond en écho l’autonomie présupposée dans le cadre d’un indivi-dualisme social. À la médecine le corps machine, à la justice la régulation du contrat entre un propriétaire et un prestataire de services.

Dans ce contexte, la visée princi-pale de la formation médicale peut se décliner selon deux grandes orienta-tions. Un premier axe est de former des futurs médecins afin qu’ils puissent réparer des corps défaillants, en s’ap-puyant sur des données scientifiques pertinentes, opérationnelles et actuali-sées. Un deuxième axe est de promouvoirune relation médecin-patient fondée sur la déontologie et le cadre légal.

Cette conception de la médecine se révèle parfaitement efficace dans beau-coup de situations. Le corps est effecti-vement une machine dont le réparateur est le médecin. La relation médecin-malade peut être conçue comme un contrat entre deux sujets autonomes. Mais l’expérience de la maladie grave, évolutive, chronique, parfois létale met à mal cette conception. Voilà que le corps résiste à la connaissance et au pouvoir médical. Le corps n’est plus cette ma-

tière plastique, infiniment révisable. Il échappe, engendrant un véritable chaos pour la personne malade et son entou-rage. Parallèlement à cette faillite du corps, le patient vit une crise d’identité [2], globale et sans cesse évolutive. Sa capacité à exercer son autonomie devient limitée.

Suite à cette faillite des repères, soignants et soignés sont désemparés. Le mouvement des soins palliatifs cherche à développer une approche soignante adaptée à ces situations de crise. Les acteurs des soins palliatifs promeuvent une pratique soignante qui ne se limite pas à la mise en œuvre d’une rationalité scientifique ou d’une rencontre fondée sur un contrat entre deux autonomies. L’interprétation de la plainte du patient, basée initiale-ment sur un référentiel scientifique, sera réintégrée dans une vision plus globale de la situation 2. L’expérience d’être malade sera resituée dans une dimension plus existentielle.

Présentation du paradigme des soins palliatifs 3

Les soins palliatifs reposent sur une approche globale 4 du patient. Ce-

lui-ci n’est pas qu’un corps clivé de son esprit. La personne malade est unique, indivisible, en recherche de son unité 5, en liens conscients et in-conscients avec son environnement matériel et humain. Les soignants cherchent à être attentifs à la singu-larité de la personne, perçue dans les différentes dimensions de son exis-tence. Compte tenu des interactions étroites entre le patient et son entou-rage, les soignants prêtent attention aux proches du patient ; ils leur pro-posent, s’ils le désirent, un accompa-gnement personnalisé.

L’approche palliative ne conteste pas la capacité d’autonomie du patient. Bien au contraire, les acteurs de soins palliatifs cherchent à promouvoir sa participation aux décisions le concer-nant. Mais l’autonomie sollicitée n’est pas considérée comme allant de soi, irréductible, quel que soit l’état de dé-pendance ou la souffrance de la per-sonne malade. Le patient est perçu comme porteur d’une histoire et copar-ticipant à l’élaboration de son présent et de son devenir. L’autonomie est plus une visée [3] à développer au sein d’une relation marquée par l’authenti-cité des différents acteurs. Dans toutes ces dimensions, la responsabilité des différents protagonistes, soignants, soi-gnés, entourage, est sollicitée. Cette approche participative est bien diffé-rente de l’application standardisée d’un protocole dans le cadre d’un contrat de soin juridiciarisé.

Les acteurs de soins palliatifs ne nient pas la pertinence et l’opérativité de la rationalité scientifique. Mais ils ne réduisent pas la médecine à l’ap-plication de référentiels technoscien-tifiques.

Ainsi, les soins palliatifs, sans oc-culter la valeur du signe, ne réduisent

1. Cette conception rejoint une tradition philoso-phique dans laquelle les hommes « sont parfaite-ment libres d’ordonner leurs actions, de disposer deleurs biens et de leurs personnes comme ils l’en-tendent, dans les limites du droit naturel, sans de-mander l’autorisation d’aucun autre homme ni dé-pendre de sa volonté ». Locke J. Deuxième traité dugouvernement civil. Paris : Vrin 1985.

2. « Il s’agit de substituer à une interprétation baséesur la réduction qui caractérise la perspective scien-tifique, une interprétation capable de comprendre lasituation du point de vue de l’existence. On ne peutcependant mettre tout simplement entre parenthèsesla perspective scientifique et le mode de compréhen-sion du monde et de l’interprétation qu’elle proposede l’univers des artefacts. La substitution dont il estquestion ne peut donc être simplement le remplace-ment d’un système d’interprétation par un autremais plutôt une reprise dans une interprétation plusenglobante de celle que fournit la vision scientifiquedu monde. » Ladrière J. L’éthique dans l’univers dela rationalité. Namur, Catalyses, Artel Fides ; 1997 :55.3. Un paradigme est un modèle théorique de penséequi oriente la recherche et la réflexion scientifique.Ce sont les présupposés reconnus implicitement parles différents acteurs du domaine. Pour avancerdans cette réflexion sur l’identification des para-digmes médicaux, nous pouvons nous référer auxtravaux de Michel Foucault dans La naissance dela clinique (Paris : PUF 1964) et à ceux d’AlainFroment intitulés Médecine scientifique, médecinesoignante (Paris : Archives contemporaines 2001).4. La globalité est plus que la totalité. La sommedes parties ne constitue pas le tout.

5. Cadoré B. Tout dépend t-il de la médecine ? In :Jacquemin D, coord. Manuel de soins Palliatifs. Pa-ris, Dunot ; 2001 : 742-54. « Le patient aspire àêtre considéré et respecté dans son unité de sujetou, pour le dire plus exactement, dans la tensionqui l’anime vers son unification essentielle. »

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et al.

pas la plainte à un symptôme. La dou-leur est certes perçue et analysée dans sa composante « sensorielle », organi-que. Elle est aussi interprétée dans un registre plus subjectif, « émotionnel », avec des composantes affectives, co-gnitives, comportementales. Plus en amont, la plainte est entendue pour elle-même, sans qu’une interprétation classifiante ne soit posée. Elle n’est pas immédiatement formatée dans une nosographie médicale ou psycho-logique. Elle est d’abord expérience existentielle et plainte du sujet en son corps.

De même, l’approche palliative ne conteste pas la pertinence des études randomisées en double aveugle, des recommandations de bonnes pratiquesétablies à partir des publications médi-cales ou des conférences de consensus. Mais l’approche palliative tend à va-loriser la singularité de la situation au sein d’une rencontre intersubjective. Dans ce processus décisionnel, l’ap-proche est toujours empirique. Elle tend à respecter la temporalité de cha-que acteur, et plus particulièrement du patient. Les soignants s’engagent dans leur subjectivité et leur respon-sabilité. Les décisions sont toujours singulières, non reproductibles. Ainsi, les posologies des thérapeutiques an-talgiques sont adaptables, évaluées avec la participation du patient et l’engagement du soignant. Il en est de même pour toutes décisions relatives à la proportionnalité des traitements.

Cette promotion de la subjectivité des acteurs se fait dans un cadre in-terdisciplinaire, afin notamment de lutter contre toute normativité portée par chaque discipline. Cela implique donc une organisation collective afin que soient instaurés des temps de ren-contre entre les différents membres de l’équipe. L’analyse des situations bé-néficie de l’éclairage de chaque acteur de soin, indépendamment de sa fonc-tion et de sa position hiérarchique. L’élaboration est collective, mais res-pecte l’identité professionnelle et la responsabilité de chaque soignant.

Enfin, l’approche palliative ne sau-rait occulter la problématique de la li-mite, et plus particulièrement de la mort. L’expérience humaine est mar-quée par la limite. Le vivre humain est un vivre incarné en un corps fini. L’exercice médical implique de pou-voir assurer un double rapport à la li-mite. Si repousser, voire dépasser les limites est une des fonctions de la mé-decine, assumer l’existence irréducti-ble de la limite dans l’expérience hu-maine en est une autre. L’approche palliative cherche à accompagner la personne humaine dans son complexe et évolutif rapport avec les limites qu’elle subit et avec la perception pré-sente qu’elle a de sa mort future.

Les acteurs de soins palliatifs ne revendiquent pas une posture de spé-cialisation sur le temps du mourir, comme le ferait un spécialiste sur un organe ciblé. Bien au contraire, dès l’origine, le mouvement des soins pal-liatifs a toujours considéré que chaque soignant, quel que soit son lieu d’exer-cice ou sa spécialisation, est porteur d’une responsabilité spécifique, voire d’un engagement 6 singulier, envers la personne gravement malade. Indépen-damment de l’évolution de la maladie, le soignant demeure responsable du de-venir du patient, des soins et de son accompagnement. L’enjeu n’est donc pas de constituer une spécialisation revendiquant une hégémonie territo-riale. Il s’agit au contraire de contri-buer à la diffusion des pratiques de soins palliatifs en participant à la formation de l’ensemble des profes-sionnels de santé. Compte tenu de l’ampleur et de la complexité de cette tâche, il est nécessaire que les acteurs des soins palliatifs puissent disposer d’un temps dévolu à cette activité et d’une reconnaissance institutionnelle, permettant réellement de mettre en œuvre cet objectif de santé publique.

Visée de la formation médicale en soins palliatifs

Dans le contexte actuel de l’ensei-gnement médical, la visée de la for-mation en soins palliatifs pourrait se décliner en trois grands axes.

Un premier axe serait de permettre aux étudiants de s’approprier les prati-ques de soins palliatifs, en portant no-tamment une attention aux dimensions technique, relationnelle et éthique.

Un deuxième axe serait de décou-vrir, à travers l’analyse des pratiques de soins palliatifs, des traits communs à l’exercice de la fonction soignante, quels que soient les lieux d’activités. La formation en soins palliatifs consti-tuerait alors une porte d’entrée pour ré-fléchir sur les pratiques soignantes et interroger la médecine sur ses présup-posés, notamment technoscientifiques.

Cet axe pédagogique ne peut seconcevoir sans une réflexion épisté-mologique 7 sur la science et la méde-cine. Cependant, s’il apparaît important d’introduire une distance critique, no-tamment sur une adéquation imagi-naire entre science, réel et vérité, ou sur une conception de la médecine comme asservie à un référentiel technoscienti-fique, il ne s’agit pas de sombrer dans un obscurantisme ou une critique idéo-logique de la démarche scientifique. L’approche palliative est une approche médicale et les soins palliatifs bénéfi-cient grandement de la pertinence et de l’opérativité des technosciences.

Sur le plan pratique, la réalisation de cette option pédagogique pourrait être, dans un premier temps, de construire, à partir de situations cliniques, une ré-

6. Se référer à l’intervention de Régis Aubry lors dela présentation de ce travail au CNEFUSP enjuin 2006.

7. Le mot « épistémologie » a deux sens : - il est synonyme de « théorie de la connaissance ».L’épistémologie est la partie de la philosophie quis’interroge de manière générale sur les fondementset les limites de la connaissance. C’est l’analyse dela démarche scientifique et des conditions de pro-duction des faits scientifiques ;- il est aussi synonyme de « philosophie des scien-ces ». Il s’agirait alors de penser la médecine, dedévelopper une philosophie de la médecine.

2007; 6: 289-298 © 2007. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés 291 www.masson.fr/revues/mp

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La formation en soins palliatifs : une chance pour la médecine ?

flexion critique vis-à-vis du référentiel scientifique et de la place qu’il prend dans l’activité médicale. Dans un deuxièmetemps, il s’agirait de soutenir que la mé-decine est une pratique sous-tendue par plusieurs rationalités, émanant des sciences empirico-formelles 8 mais aussi des sciences humaines et sociales. Cette pratique de soins est fondée sur une rencontre humaine, engageant la sub-jectivité des deux acteurs et s’élaborant en interdisciplinarité.

Un troisième axe serait d’accompa-gner l’étudiant dans une dynamique personnelle afin qu’il construise et s’approprie sa propre pratique profes-sionnelle sur son lieu de soin. Cette créativité mise en œuvre serait prati-que et réflexive. Afin d’être réellement insérée dans le réel, ce cheminement devra tenir compte du contexte profes-sionnel et des données socioculturelles.

Propositions de quelques points d’attention pour une formation en soins palliatifs

Entre localisation et temporalité, une possibilité de récit

La structuration de la médecine autour d’un pôle scientifique s’est réalisée au XIXe siècle, avec notam-ment le développement de l’anatomo-pathologie. Cette discipline va modifier radicalement le statut de la maladie et secondairement de l’exercice médical. « Le médecin, en partant des cadavres pour connaître le vivant, découvre que ce qui est invisible sur l’être vi-vant est en fait visible sur le cadavre. L’“être” de la maladie cesse dès lors

d’être intéressant pour le médecin, car ce qui va désormais l’intéresser, c’est le siège de l’affection morbide, c’est l’espace local de la maladie qui est en même temps et immédiatement son espace causal. » [4]

En introduisant cette nouvelle conception de la maladie, un premier renversement est effectué. La lumière n’est plus à rechercher dans la vérité du vivant. C’est à partir du corps mort que la médecine se fonde. C’est du point de vue de la mort que la méde-cine peut rendre compte de ce qu’est la maladie. Dès lors, un des piliers de la démarche médicale sera d’avoir ac-cès, du vivant du malade, au corps observable lors de la dissection. Cette recherche du signe visible s’est poursui-vie au XXe siècle avec la gigantesque expansion de l’iconographie médicale.

Cette démarche diagnostique, qui promeut le signe, s’accompagne de l’éclipse du symptôme et de l’amoin-drissement de la plainte. Ce n’est pas la parole du patient qui est signi-fiante. C’est le signe cherché et obtenu par un artifice médical. Si la plainte est prise en compte, elle sera essen-tiellement analysée dans ses compo-santes localisatrice et descriptive [5]. Ce qui importe est d’intégrer la plainte dans le système topographique d’in-terprétation biomédicale 9.

Or, la plainte s’inscrit aussi dans une histoire. Elle rompt la continuité du temps. Elle entrave la fluidité du présent. Elle altère l’évidente percep-tion du futur. Du fait du désagrément constant qu’elle occasionne et de sa présence contaminante dans le corps, elle s’associe inéluctablement à des si-gnifications psychiques ou existen-tielles qui dépassent l’interprétation purement médicale.

Une focalisation exclusive sur la localisation de la plainte occulte l’ex-

périence du patient, l’ouverture à la parole, la possible élaboration d’un récit. Le malade comme porteur et sou-vent commentateur de son symptôme est ainsi « mis entre parenthèses » [6]. C’est son corps livré et objectivé qui devient signifiant. Ce n’est plus son vécu en son corps souffrant.

Une formation en soins palliatifs peut éveiller l’étudiant à développer une double attention à la localisation et à la temporalité de la plainte. Cette dialectique sensorielle se retrouverait à travers l’utilisation qu’il fait de sa vue ou de son ouïe, du voir ou de l’écoute. S’il s’agit de traduire la plainte en une localisation médicalement signifiante, il apparaît aussi nécessaire d’ouvrir un espace au récit 10 du patient afin qu’il puisse intégrer cette nouveauté dans son propre réseau temporel de sens.

Du corps objectivé au vivre incarné en un corps fini

Dans la tension classique entre le corps-objet et le corps-vécu, la méde-cine occidentale a opté pour un corps objectivable, offert à de multiples quan-tifications. Le corps est une « machine composée d’os et de chair telle qu’elle paraît dans un cadavre » 11. Son fonc-

8. Trois types de sciences peuvent être individuali-sés : - les sciences herméneutiques à la recherche d’unevérité rationnellement fondée sur leur domaine(sciences humaines, théologie…) ;- les sciences formelles (la mathématique ou la lo-gique) ;- les sciences empirico-formelles (biologie, physi-que, biochimie…).

9. L’usage valorisé de l’imagerie médicale renforcela prédominance de la vue dans l’exercice médical.À l’heure actuelle, le clinicien voit plus qu’iln’écoute.

10. Nous nous référons ici aux travaux de Paul Ri-cœur et à la place centrale qu’il fait au récit dansla constitution du soi. La médiation narrative a uneplace centrale dans la constitution du soi. Le récita un pouvoir unificateur. C’est à travers le récit desoi que nous sommes amenés à nous comprendre,à nous interpréter en termes temporels et histori-ques ainsi qu’en termes éthico-moraux. En se dé-signant elle-même dans la continuité du temps, lapersonne confectionne l’unité narrative de sa vie.La vie racontée apparaît à la fois dans sa singula-rité et son unité. Une vie, c’est l’histoire de cettevie en quête de narration. Ricœur P. Soi-mêmecomme un autre. Paris : Seuil 1993.11. Pour reprendre les catégories de la traditionphénoménologique, (notamment Husserl E. La crisedes sciences européennes et la phénoménologietranscendantale. Paris : Gallimard 1935), le corpspour la médecine n’est pas appréhendé en sa cor-poréité habitée par un sujet (Leib), mais, selon lavisée de Descartes, en sa « substance étendue »(Körper), voire en la dimension informationnelledu code génétique. Cette représentation objecti-vante du corps induit une représentation de la ma-ladie perçue davantage comme dysfonctionnementphysiologique (disease), que comme épreuve exis-tentielle à un niveau personnel (illness) ou commeélément perturbateur d’un équilibre psychosocial(sickness). C’est cette réduction qu’il s’agit de re-prendre dans une perspective plus existentielle.

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tionnement ou dysfonctionnement est déchiffrable par des lois scientifiques. C’est au corps mécanique que la méde-cine s’adresse. C’est à sa plasticité qu’elle fait appel. C’est cette « chose étendue » finalement peu valorisée qu’il s’agit de traiter.

Le choix de cette conception du corps ne s’est pas fait aisément. Ainsi, à l’époque des premières dissections, il occasionna de nombreux débats 10. Pour les premiers anatomistes, toute une ambiguïté demeurait. Bien que les premières planches anatomiques de Vésale dévoilaient des corps sans vi-sage et sans peau, les postures demeu-raient paradoxalement humaines 12. Elles s’inscrivaient dans un décor ha-bité de nature et d’architecture. Même disséqué, l’homme de Vésale restait un humain vivant dans un monde hu-manisé. Cette même humanité est soulignée dans le tableau de Rem-brandt dévoilant une dissection hu-maine. Le visage du cadavre reste étonnamment vivant, habité, comme questionnant l’anatomiste sur la si-gnification de son geste.

Cette ambiguïté du statut du corps semble aujourd’hui obsolète. À l’heure de la télémédecine, seule compte l’image recréée par la technique, véhi-culée à distance par le truchement des fibres optiques. Ce corps reconstruit, analysé, projeté sur un grand écran tend à évincer l’existence du corps vécu.

L’adieu au corpsCette disjonction entre le corps-

objet et le corps-vécu est d’autant plus accrue que l’échelle de la repré-sentation de la maladie va progressi-vement se modifier. Si la maladie était autrefois identifiée à un organe ma-lade, le laboratoire va aujourd’hui la localiser à un niveau cellulaire, puis moléculaire. Ainsi, si certains cancers

du sein étaient autrefois rattachés ex-clusivement à un organe malade, ils sont aujourd’hui associés au génome qui devient siège et cause de la dé-faillance. L’étiologie n’est plus dans le sein, elle est dans la mutation d’un acide nucléique sur un brin d’ADN.

Cette recherche d’une localisation de plus en plus microscopique s’ac-compagne d’une certaine disparition du corps. À travers le prisme du labo-ratoire, le corps s’évanouit. Comme le souligne Didier Sicard, « à mesure que la connaissance de l’intime molécu-laire progresse, que l’écran numérique devient le miroir du corps, le corps matériel, lui, en tant qu’enveloppe et organe, s’éloigne, se dissout » [7-9]. Ainsi, nous assistons à une forme d’« adieu au corps » 13 sous la double influence du développement des tech-niques d’imagerie médicale et de la localisation de la maladie dans l’infi-niment petit.

Or, pour la personne malade, le corps se révèle être autre que le siège d’un dérèglement bio-physico-chimi-que, objectivé par les technosciences ou disséqué par l’iconographie médi-cale. Le corps est d’abord le vivre en un corps. Il incarne l’être au monde de la personne. Il est la condition sine qua non de son existence. Il est ce par quoi son existence a été, est, et se poursuit. Il est le lieu de la constitu-tion du soi, médiation dans le rapport avec autrui et siège des interactions avec l’environnement. À travers l’épreuve de la maladie, l’homme se découvre indissociable de sa chair. Il est traversé par elle et toute son ex-périence de vie passe par sa média-tion.

Dans un rapport complexe, le corps du patient est à la fois le lieu de l’épreuve, mais aussi le garant d’une certaine unité et d’un certain maintien dans le temps. Alors que

l’autonomie physique, la place dans la famille, le statut social s’effritent et s’effondrent inexorablement, à l’heure où les pertes se succèdent, dénaturant jour après jour une identité laborieu-sement construite, au moment où tout ce qui était n’est plus et tout ce qui est aujourd’hui ne sera plus demain, demeure la permanence du corps.

Ainsi, pour le patient, le corps est une donnée dialectique, à la fois lieu d’étrangeté inassumable, mais aussi familiarité coutumière. L’altération et l’altérité que la per-sonne malade découvre en son corps s’associent à la perception que son corps est paradoxalement le lieu de résistance qui la garde dans une tem-poralité et une certaine unité. Le corps, bien qu’altéré, demeure le lieu irréductible de maintien du sujet.

Ainsi, le corps se meut entre deux pôles sans prétendre les réduire. Le corps n’est pas qu’un instrument tra-versé par des états qui n’appartien-draient qu’à la psyché, siège de l’être et forteresse imprenable. Il n’est pas non plus l’ensemble de l’être au monde, réductible dans une approche neurophysiologique 14.

Un des enjeux de la formation en soins palliatifs est d’inciter les étu-diants à prendre conscience de la di-versité de ce rapport au corps. Il s’agi-rait d’assumer le prisme réducteur de la démarche scientifique attentive au corps objectivable, tout en ne limitant pas pour autant l’expérience du vivre en un corps à des données quantifiables.

Pour le soignant, prendre conscience de cette dimension existentielle du

12. Descartes R. Méditations métaphysiques, VI,OC. Pléiade : 323-4. « Il est certain que ce moi,c’est à dire mon âme, par lequel je suis ce que jesuis, est entièrement et véritablement distincte demon corps et qu’elle peut être ou exister sans lui. »

13. Sur ce sujet, nous pouvons nous référer au rap-port Cordier ainsi qu’à l’Avis n° 84 du CCNE sur laformation à l’éthique médicale.

14. Pierre Bourdieu décrit la nécessité d’une cer-taine croyance, d’une illusio pour prétendre entrerdans une communauté scientifique. Il s’agit certes,d’un savoir mais aussi d’un rapport au savoir.(Bourdieu P. Le champ scientifique. Actes de re-cherche en sciences sociales 1976 ; 2-3 : 88-104).

Le corps est d’abord le vien un corps.

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corps, c’est proposer au soigné un chemin d’ouverture qui le désenglue d’une lecture objectivante de son corps et de son histoire. Cette ouver-ture peut se faire de la manière la plus manifeste dans les soins au corps. Ainsi, lorsqu’une aide-soignante pro-pose un bain à une personne alitée depuis longtemps, elle ne réalise pas que c’est un acte hygiénique. Elle of-fre un espace et un temps d’ouverture où le patient peut rééprouver une sen-sation d’existence en un corps apaisé. Le corps n’est plus un objet encom-brant, inconfortable et dérangeant, quantifié « sous toutes ses coutures ». Il redevient lieu d’identité, de plaisirs, de sensations, de relations. À travers des massages, il est agent de relation, souvenirs de sensations passées, pro-position d’une certaine régression probablement nécessaire à certains temps de la maladie.

Pour le médecin, l’attention à la dimension existentielle du corps de l’autre peut être signifiée dans sa ma-nière de toucher, d’examiner. En pal-pant le ventre, la main du clinicien peut d’abord se poser, signifiant par là même que la rencontre des peaux n’est pas limitée à la recherche du si-gne. Nous pouvons, à titre d’exemple emblématique, nous inspirer de l’obs-tétrique. En effet, la parturiente et l’obstétricien ont bien perçu la diver-sité des touchers. Tous deux différen-cient la main examinatrice qui cher-che la position de l’enfant et la main qui se dépose, comme pour reconnaî-tre et nommer l’existence à venir.

Dans un tel horizon, la pratique médicale, « loin d’être un vecteur de plus de réduction technoscientifique de la personne à sa dimension biolo-gique objectivée, pourrait tenir lieu de médiation aidant les sujets à habiter leur corporéité humaine en toutes ses dimensions, au cœur même d’une cul-ture, y compris clinique et médicale, fortement marquée par les technos-ciences » [10].

Entre démarche scientifique et pratique soignante

Du fait de la prégnance du mo-dèle scientifique, une formation en soins palliatifs ne peut se concevoir sans une réflexion épistémologique sur la connaissance scientifique et sur la médecine. Cette critique épis-témologique ne relève pas exclusi-vement des formateurs en soins palliatifs. Elle est de la responsabilité d’autres enseignants, émanant entre autres des sciences humaines et so-ciales.

Selon les facultés, l’étudiant béné-ficiera d’une formation en épistémo-logie à travers une approche philoso-phique, sociologique, méthodologique ou autre. Cette distanciation d’une certaine fascination pour le modèle scientifique peut s’acquérir aussi par le compagnonnage au lit du malade avec des « anciens », chefs de clini-ques, praticiens hospitaliers ou pa-trons, à la condition que ces derniers aient réussi à établir pour eux-mêmes cette posture critique 15.

En ce qui concerne la formation en soins palliatifs, l’impératif initial est que les enseignants soient à la fois critiques et pacifiés face au ré-férentiel scientifique. En effet, pour la plupart d’entre eux, le modèle scientifique a été le socle fondateur de leur formation. Modifier sa pra-tique, sans renier pour autant ce bel héritage, est une tâche difficile. Cela l’est d’autant plus que l’apparte-nance aux communautés médicale ou universitaire présuppose une certaine ad-hésion, voire une certaine croyance, envers le modèle scientifique et son appendice technicien [11].

Pour tenir une visée pédagogi-que à la fois critique et créative, il

apparaît souhaitable que les forma-teurs en soins palliatifs soient cons-cients de la relativité des données scientifiques ainsi que de la place qu’occupe la science dans la méde-cine ainsi qu’au sein de notre so-ciété. Si les technosciences ont per-mis à la médecine d’accroître ses capacités d’action, la science ne peut, pour autant, prétendre incar-ner une posture de vérité.

En effet, la démarche scientifi-que implique une réduction préala-ble qui consiste à séparer le (soi-di-sant) noyau objectif du phénomène de sa signification existentielle 16. Cette opération détruit le phéno-mène en tant que phénomène. Elle le substitue au phénomène authen-tique en le transformant en un objet, abstraitement défini, dont la meilleure forme sera fournie par les outils de la mathématique. La vision du monde que nous propose la science est entièrement conditionnée par cette procédure. C’est une image réduite, idéalisée, construite dans des relations formelles qui en cons-tituent la structure intelligible. Ce n’est pas une signification existen-tielle qui s’inscrirait dans une inter-prétation ou un réseau de sens.

La démarche scientifique conduit donc à proposer une interprétation ou une construction réductrice, évolu-tive, collectivement validée par la communauté scientifique [12]. Ce prisme sélectif en fait à la fois sa per-tinence, mais en constitue aussi une de ses limites.

15. Cette domination de la raison scientifique n’estpas sans conséquence pour la réflexion éthique. Elleinspire une méthodologie qui s’efforce de fonder lavalidité des normes éthiques sur des données empi-riques. C’est une méthodologie que l’on retrouve àl’œuvre dans les formes d’utilitarisme ou de consé-quentialisme. Gadamer H G. Philosophie de la santé,trad M. Dautrey. Paris, Grasset ; 1998 : 12.

16. Pour le bien vivre économique ensemble, il fautstimuler la consommation, accroître les rendementsfinanciers, obtenir plus de rentabilité ; il faut que laBourse monte et que la croissance soit. « En bref, lemouvement est dirigé vers le plus et le plus ; plusde marchandises, plus d’années de vie, plus de déci-males dans les valeurs numériques des constancesuniverselles, plus de publications scientifiques, plusde gens avec un doctorat d’état – et “plus” c’est“bien”. “Plus” de quelque chose de “positif” et, bienentendu, algébriquement, “moins” de quelque chosede “négatif”… C’est ainsi que finalement le dévelop-pement en est venu à signifier une croissance indé-finie, et la maturité, la capacité de croître sans fin. »Castorialis C. Domaines de l’homme. Les carrefoursdu Labyrinthe II. Paris, Seuil ; 1986 : 141.

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Une formation incluant une réflexion sur l’usage des études randomisées en double aveuglePour mettre en œuvre ces objectifs

pédagogiques, une attention pourrait, par exemple, être portée à l’utilisation et à la valorisation de l’outil statistique.La médecine s’inspire aujourd’hui très largement de l’outil statistique à tra-vers le recours aux études randomi-sées en double aveugle. L’EBM, les Recommandations de Bonnes Prati-ques sont basées en grande partie sur la statistique. Sans nier la pertinence de cet outil mathématique, force est de reconnaître que son principe de base est de tenter de laminer la sin-gularité portée par le sujet pour l’in-clure dans une cohorte d’éléments dont les caractéristiques définies sont déclarées équivalentes. C’est la singu-larité du sujet qui est mise de côté afin de se donner la meilleure chance de lui administrer le traitement le plus statistiquement correct. L’outil statis-tique implique une désingularisation du patient.

Pour le clinicien, le recours quasi exclusif à ces critères peut s’accompa-gner de sa propre désubjectivation. Son sens clinique, son expérience, son atten-tion à ses perceptions infraconscientesou inconscientes, voire son intuition, ne sont plus des valeurs investies. Seules sont recherchées les caractéristiques prédéterminées du patient afin de le faire rentrer dans la cohorte ou sous-cohorte d’où logarithmiquement sortira la bonne conduite à tenir.

Cette désingularisation de la per-sonne malade associée à une certaine désubjectivation du médecin peut être illustrée par ce récit d’un patient. At-teint d’un cancer métastasé, il de-mande avec angoisse à un médecin ce qu’il va lui arriver dans le futur. Le médecin lui présente un graphique avec trois courbes. Il pointe une courbe et lui tient ces propos : « Vous êtes un stade II. Vous appartenez sta-tistiquement à ce groupe. Vous avez

25 % de chances de survie à 5 ans ». Si la réponse est exacte statistique-ment, elle n’est pas forcément juste humainement. La quantification ma-thématique du temps par la statistique n’a rien à voir avec la temporalité du patient. La moyenne de survie collec-tive est de nature différente de l’ex-périence quotidienne du sujet. Deux catégories s’opposent : celle du temps quantifié, mathématisable, mesuré statistiquement par le suivi d’une po-pulation ; celle du temps éprouvé, singulier, avec des minutes qui sont parfois des heures et des journées qui passent en un instant. Ce qui est va-lidé statistiquement n’est pas forcé-ment juste individuellement.

La valorisation excessive des étu-des randomisées en double aveugle risque d’induire une double exclu-sion : certes celle de la subjectivité du patient mais aussi celle du médecin, notamment dans sa capacité à exercer sa responsabilité.

Une réflexion sur la prise de décisionUne autre porte d’entrée pour tra-

vailler l’articulation entre démarche scientifique et pratique médicale pour-rait être de réfléchir avec les étudiants sur la prise de décision. Beaucoup de décisions sont fondées uniquement sur des critères émanant des sciences empirico-formelles. Les autres rationa-lités ne sont pas prises en considération. D’autres éléments plus subjectifs ou re-lationnels sont volontairement mis de côté.

Ce type de processus décisionnel est fondé sur une valorisation injus-tifiée de la science. En effet, pour cer-tains, la science peut se revendiquer, de son propre chef, comme étant « l’unique expérience certaine et le seul savoir qui confère à l’expérience sa légitimité » 15. Dans cette optique, tout savoir humain acquis en dehors de la science n’a aucune validité s’il n’est pas soumis à une vérification expérimentale. Cette exigence de vé-

rifiabilité est une normativité interne à la science. Mais cela ne signifie pas pour autant que la science peut couvrir l’ensemble des critères décisionnels.

Cette hégémonie de la rationalité scientifique, associée à une minimisa-tion de la valeur de l’expérience per-sonnelle, influence les médecins dans leurs décisions. Des attitudes de persé-vérance thérapeutique sont ainsi légi-timées par une rationalité objectivante alors qu’un rapport au monde tenant plus compte de leur propre subjectivité aurait naturellement conduit à une abstention thérapeutique. Du prestige de la science découle une méfiance pour tout ce qui est de l’ordre de l’in-tuition, de la sensation, de l’évidence. La subjectivité de chacun, l’expérience brute, quotidienne, infraconsciente ou inconsciente n’ont aucune pertinence. La vertu du « bon sens » est occultée par un imaginaire social empli de ra-tionalité scientifique [11].

Pour percevoir ces tensions, l’étu-diant pourrait analyser, à partir de situa-tions cliniques, les différents argumentsutilisés pour légitimer une décision. Les critères décisionnels ont-ils été uniquement scientifiques ? D’autres rationalités soutenues par d’autres disciplines ont-elles été prises en compte ? Comment s’est construit le processus de décision ? Avec quelle participation du patient ou de son en-tourage ? Le médecin a-t-il été dans une position exclusive de transmission de connaissances ou s’est-il engagé personnellement ? Quelle attention a-t-on porté au respect de la temporalité des différents intervenants ?….

À partir de ces situations concrè-tes, l’étudiant pourrait être invité à s’interroger sur le statut de la méde-cine, voire à réfléchir sur une certaine philosophie de la médecine. La méde-cine est-elle une science ? Peut-elle être considérée comme une discipline appliquant certaines sciences ? N’est-elle pas une « pratique soignante, personnalisée » 16, accompagnée de di-verses sciences et techniques ?

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Entre déplacement et reconnaissance de la limite

La science développe un rapport au monde où la limite n’est jamais dé-finitive. Ce rapport à la limite est d’autant plus justifié que le monde découvert semble plus infini que fini. Le temps où l’atome était la plus pe-tite entité reconnue est achevé. De même, les astrophysiciens en investi-guant le Big-Bang s’interrogent plus sur l’expansion infinie du monde que sur son éventuelle finitude. Pour le scientifique, le terme « limite » évoque plutôt le seuil actuel des connaissan-ces et des possibilités d’investigations qu’une donnée constitutive et struc-turante du réel. Le médecin n’échappe pas à ce jugement qui valorise le dé-placement de la limite.

Le système économique ne fait que renforcer socialement ce rapport dévalorisant à la limite [12]. Cette va-lorisation du « plus » par la science et l’économie fonde un imaginaire mé-dical et social où le « plus » est érigé en valeur morale. La flèche ascendante pourrait être le symbole de notre so-ciété. Cette minimisation, voire cette occultation de la limite, ne fait qu’ac-croître la difficulté de nos contempo-rains à vivre le mourir et appréhenderla mort, limite irréductible par essence.

Une des fonctions légitimes de la mé-decine est de repousser les limites. En ré-ponse à une demande émanant des pa-tients, les médecins cherchent à accroître les connaissances médicales et l’efficacité des thérapeutiques. Ils tendent à parfaire les prises en charge en organisant les structures et les filières de soins. Il s’agit de faire « mieux » et « plus ».

Cependant, la médecine ne peut s’inscrire uniquement dans un mou-vement qui chercherait exclusivement à repousser les limites. La condition humaine impose la confrontation quotidienne, et souvent douloureuse, de son désir avec des limites corporelles, intellectuelles, relationnelles, sociales, financières… Cette confrontation à la limite constitue un passage obligé du petit homme jusqu’au vieillard. Elle est

une expérience fondamentale et struc-turante de l’homme.

Une des apories d’une médecine trop enracinée dans un référentiel technoscientifique est qu’elle « semble convoquée à répondre techniquement au désir dont la demande par défini-tion est sans limite » [12]. Or, une des tâches de la médecine n’est-elle pas d’aider les patients à instaurer un rap-port juste à leurs désirs de santé, en tenant compte notamment des limites corporelles et humaines ? Ne s’agit-il pas aussi d’accompagner le patient afin qu’il réhabite, à partir de son dé-sir, son corps et sa finitude ? Cette fonction soignante n’est pas de l’ordre d’une imposition qui ne tiendrait pas compte des spécificités psychiques du patient, de ses mécanismes de défense ou de son propre système de valeurs. Mais « si la médecine est sollicitude pour l’humain, a-t-elle le droit d’en-courager celui qu’elle doit servir à se mentir à lui-même en croyant qu’il pourrait s’assurer et se prémunir contretous les risques de la mortalité et de la finitude ? » [12]

Ainsi, une formation en soins pal-liatifs devrait sensibiliser l’étudiant à ce légitime paradoxe de la fonction médicale. Selon les situations et en ré-ponse à une demande, le médecin de-vra opter pour une médecine, valori-sée par la société, qui tendra à repousser les limites en tentant par exemple de prolonger au maximum la quantité de la vie. Dans d’autres si-tuations, le médecin devra faire mé-diation entre le désir du patient de continuer à vivre et la limite inhé-rente à la condition humaine.

Ainsi, au sein d’une société dé-pourvue face à la finitude, émerge une nouvelle responsabilité médicale. Le médecin représente celui qui gué-rit, voire qui sauve. Mais il est aussi celui qui annonce et accompagne la possibilité de la mort.

Cette posture de médiation n’est pas à assumer de manière exclusive. Elle requiert au contraire l’engagement et la participation du patient, de son

entourage et d’autres représentants de la société. Elle est ouverture au dialo-gue afin d’établir un réseau de sens te-nable, si possible, pour les différents protagonistes. Sans volonté d’ouvrir la délibération à des acteurs non-méde-cins, le risque serait de normaliser dans un paradigme médical la tension vie-mort, constitutive et structurante de toute communauté humaine.

Entre l’exercice individuel de sa responsabilité médicale et l’apprentissage d’une pratique interdisciplinaire

L’impératif d’un travail en inter-disciplinarité ne va pas de soi. Plu-sieurs dérives sont possibles, qui vont de l’autoritarisme médical à la dilu-tion des responsabilités, de la confu-sion des rôles à la domination d’un groupe disciplinaire, sans oublier la possible hégémonie normative d’une équipe aux dépens de la singularité du patient… Afin d’éviter ces travers, une formation soucieuse de promouvoir l’interdisciplinarité pourrait éveiller l’étudiant à plusieurs points d’atten-tion.

Dans un premier temps, l’étudiant pourrait identifier la spécificité de chaque fonction soignante. En effet, l’ouverture à l’interdisciplinarité né-cessite que chacun soit déjà bien posé dans son identité professionnelle. Cela implique aussi que chaque soi-gnant identifie en partie le langage, la démarche, le domaine de compé-tence des autres fonctions soignantes. Cette délimitation des territoires n’est pas définitive. Elle peut être évolutive, mais une différenciation demeure né-cessaire.

La formation chercherait à faire re-connaître, notamment pour les futurs médecins, la pertinence des autres fonctions soignantes et du paradigme qui les sous-tend. Cette reconnaissance s’appliquerait certes aux autres mem-bres potentiels de l’équipe, qu’ils soient infirmiers, aides-soignants, psycholo-gues, kinésithérapeutes, assistants so-ciaux, aumôniers, bénévoles ou autres.

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Mais elle devrait s’élargir de manière plus théorique aux champs disciplinai-res. En effet, en tant qu’expérience hu-maine, la situation d’« être malade » suscite de nombreuses réflexions ou pratiques portées par des disciplines comme la psychologie, la psychana-lyse, l’anthropologie, la sociologie, la philosophie, la théologie… Ces discipli-nes ne sont pas des sous-catégories, inféodées à la rationalité médicale. Elles sont porteuses de leurs propres cohérences et pour certaines d’une ca-pacité de développer une sollicitude envers autrui.

Cette ouverture à la fois pratique et théorique à l’interdisciplinarité sol-licite une capacité de compréhension et de formulation rationnelle des ana-lyses et des argumentations. L’élabo-ration collective nécessite que les in-tervenants développent une capacité de présentation orale de leur pensée, de dialogue constructif, de confronta-tion respectueuse. Une formation en soins palliatifs pourrait contribuer à l’étayage de ces qualités.

Cependant, sur le terrain de la cli-nique, la pratique interdisciplinaire ne se réduit pas à ces dimensions pure-ment rationnelle et dialogique. Tra-vailler ensemble s’associe à la mise en jeu de mécanismes conscients et in-conscients qui modifient les percep-tions de la situation et, au décours, les pratiques soignantes individuelles et collectives. Dans le processus de dé-cision, c’est parfois la délibération qui est essentielle plus que la décision en elle-même.

Pour illustrer cette dynamique, l’étudiant pourrait découvrir, à l’issu d’un enseignement dirigé, que les échanges collectifs ont radicalement déplacé la représentation qu’il se fai-sait du patient ou l’analyse qu’il avait initialement de la situation. Le regard ayant été déplacé, les décisions théra-peutiques s’en trouvent modifiées.

Cette ouverture à une pratique soi-gnante interdisciplinaire ne dédouane pas le médecin de l’exercice individuel de sa responsabilité. Bien qu’il existe

des lieux d’engagement commun, la responsabilité de chaque soignant de-meure singulière et spécifique. Ainsi, l’étudiant pourrait éprouver la nécessité d’exercer de manière solitaire ce qui re-lève de sa responsabilité médicale, tout en développant une ouverture à l’inter-disciplinarité. Cette tension est à assu-mer. Elle est une des données inhérentes à l’exercice médical au sein d’une équipe interdisciplinaire.

Une des visées de la formation en soins palliatifs serait que l’étudiant perçoive la fécondité, pratique et théorique, du travail en interdiscipli-narité. Une fois médecin, sa respon-sabilité sera de participer à cette « vie en équipe » et d’en assurer en partie l’animation. Cette place singulière du médecin nécessite certes des compé-tences argumentatives et rationnelles mais aussi des qualités relationnelles, une réflexion critique avec une capa-cité à relire des situations. C’est une pratique à perfectionner dans le temps qui peut être initiée, notamment lors d’une formation en soins palliatifs.

Tenir un trépied technicoscientifique, relationnel, éthique

La pratique médicale peut se décli-ner en trois grands axes : une compo-sante technicoscientifique caractérisée par une volonté d’objectivation de la plainte dans un référentiel scientifi-que ; une composante relationnelle attentive à la subjectivité du patient et soucieuse de favoriser une rencontreentre deux personnes ; une compo-sante éthique, interrogative, attentive à l’analyse de la situation et à l’éla-boration d’un sens pour l’action. Un des enjeux d’une formation en soins palliatifs serait de tenir cette triple compétence, sans en exclure ou favo-riser une.

Se limiter à la délivrance de pro-tocoles techniques apparaît réducteur et non adapté compte tenu du carac-tère existentiel de l’expérience d’« être malade ». Ce serait se limiter à une

médecine au « ras du symptôme », se-lon l’expression de Gilbert Desfosses.

Exercer une médecine qui valorise-rait à l’excès la dimension subjective et relationnelle du soin reviendrait à né-gliger les fantastiques progrès apportés par les technosciences. Ce travers a été maintes fois dénoncé. Il conduit à une marginalisation du mouvement pour les soins palliatifs et à des attitudes qualifiées par certains d’« acharnement psychologique ». Ainsi la présentation idéalisée et médiatique des soins pallia-tifs repose sur une trop grande focali-sation sur la dimension relationnelle du soin et de l’accompagnement.

Développer une réflexion éthique en shuntant le contexte, notamment scientifique et relationnel de la situa-tion, conduit à bâtir un réseau de sens déconnecté de la réalité rencontrée. Les« beaux discours » n’ont de pertinence que si les soignants s’en trouvent for-tifiés pour exercer quotidiennement leurs pratiques.

Tenir ces trois grands axes peut permettre au clinicien de développer une pratique au sein des paradoxes inéluctables à la fonction soignante, notamment les tensions entre objecti-vation et attention à la subjectivité, entre localisation et temporalité, entre corps objectivé et expérience du vivre incarné en un corps fini, entre démar-che scientifique et pratique soignante, entre dépassement et respect de la limite…

Conclusion

Bien loin d’être cantonnée uni-quement à la phase terminale des ma-ladies létales, l’approche palliative pourrait constituer une véritable op-portunité pour la formation médicale.

Le temps, si particulier, des phases avancées des maladies létales constitue un moment privilégié pour question-ner une médecine, trop exclusivementasservie à un référentiel technoscien-tifique. S’opposant à toute dichoto-mie, les acteurs de soins palliatifs

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cherchent à développer une pratique soignante qui tient compte et assume certaines tensions inhérentes à l’exer-cice médical, à la condition humaine et à la vie en société.

Selon les facultés, cette volonté d’engagement pédagogique est plus ou moins acceptée, reconnue, voire soutenue. Et pourtant, il apparaît plus que souhaitable que ce type de forma-tion se développe, tant nos contem-porains s’en remettent éperdument à une médecine perçue comme unique instance salvatrice de leurs difficultés. Penser l’exercice de la médecine comme une « pratique soignante per-sonnalisée » [11], qui assumerait la pertinence du référentiel technoscien-tifique et la nécessité d’inscrire l’ac-tion dans une dimension existentielle, pourrait être une manière de ne pas sombrer dans le systématisme de l’ob-jectivation, puis de l’instrumentalisa-tion des corps livrés. Dans cette visée,

le médecin pourrait être celui qui as-sume, individuellement et collective-ment, une posture de médiation entre science et existence [13].

Références

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