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Saadane Benbabaali et Beihdja Rahal : Bahdj at al-nufûs fî bahâ’i dj annât al-Andalus Bahdj at al-nufûs fî bahâ’i dj annât al-Andalus La joie des âmes dans la splendeur des paradis andalous Textes et traductions : Saadane Benbabaali Photographies Fleurs et jardins d’Andalousie : Saadane Benbabaali Photographies de Beihdja Rahal : Amel Meddour 1

La joie des âmes

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L'amour, la femme et les jardins dans la poésie andalouse.

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Saadane Benbabaali et Beihdja Rahal : Bahdjat al-nufûs fî bahâ’i djannât al-Andalus

Bahdjat al-nufûs fî bahâ’i djannât al-Andalus

La joie des âmes

dans la splendeur des paradis andalous

Textes et traductions : Saadane BenbabaaliPhotographies Fleurs et jardins d’Andalousie : Saadane BenbabaaliPhotographies de Beihdja Rahal : Amel MeddourDVD du Concert de Beihdja Rahal :Prise de vues, conception et montage : Saadane Benbabaali CD, enregistrement live : Institut du Monde Arabe

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Saadane Benbabaali et Beihdja Rahal

Bahdjat al-nufûs fî bahâ’i djannât al-Andalus

La joie des âmes dans la splendeur des paradis andalous

Fleurs et jardins dans la poésie andalouse

Suivi de

Florilège de chansons andalouses printanières

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À toutes les femmes,Mères,Sœurs,

Amoureuses ou épousessans lesquelles les plus beaux jardins

ne seraient pour les hommes que des lieux de solitude,

tristes et stériles.

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SOMMAIRE 

Première partie: Fleurs et jardins dans la poésie andalouse

Préambule

La poésie de la nature  I. Premier jardin : du désert d’Arabie aux jardins d’Andalousie

A. L’Orient et les origines de la poésie florale. B. L’Occident musulman et la rénovation poétiqueC. Rawdiyyât et Nawriyyât dans le répertoire chanté

II. Deuxième jardin : paradis terrestres et Éden CélesteA. Al-Firdaws al-mafqûd  ou le Paradis perdu. B. Djanna et djinân

III. Troisième jardin : “Ton corps est un jardin d’amour“A. “Les roses ont la couleur de tes joues“. B. “Le saule d’Égypte a volé la finesse de ta taille“.C. Quand les jardins s’exhibent comme des belles.

Notes

Documents annexesInterview de Saadane Benbabaali dans la Revue Kalila Portrait de Beihdja Rahal par Kamel Bouchama

Bibliographie

Index des mots arabes transcrits

Deuxième partie : Florilège de chansons andalouses printanières

I. Poèmes chantés par Beihdja RahalII. Poèmes “printaniers“ traduits

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TRANSCRIPTION UTILISÉE

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ط ظ ع غ ف ق ك ل م ن ه و ي ء

tz‘ghfqklmnhwy’

Syllabes longues : â, î, et û.

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Après La Plume, la Voix et le Plectre, paru en 2008 aux éditions Barzakh à Alger, nous poursuivons notre périple poético-musical avec ce deuxième ouvrage sur le thème des “Fleurs et Jardins dans la poésie andalouse chantée“. L'importance de ce sujet dans les azdjâl appartenant à la Nawba maghrébo-andalouse est telle que nous avons eu la curiosité d'aller visiter l'univers poétique floral présent dans ces poèmes.

Nous reprenons dans ce livre, en l'enrichissant, la formule adoptée dans le précédent ouvrage :1. Une étude approfondie du thème choisi qui offrira quelques clés de lecture d'une poésie souvent mal comprise. 2. Une traduction en français des poèmes appartenant au thème floral. Nous donnons une large place à ce volet avec plus de cinquante pièces dans leurs versions complètes et intégralement traduites. Ainsi cet ouvrage est de tous les recueils de chansons andalouses celui qui réunit le plus grand nombre de pièces traduites. Un index des termes d’origine arabe et leurs définitions se trouve à la fin de ce texte.4. Des photographies réalisées par Saadane Benbabaali au cours de ses nombreux voyages en Andalousie et appartenant à sa collection personnelle. Elles permettent d’illustrer et de donner à voir la beauté des jardins andalous.3. Un CD-audio live d'un concert donné par Beihdja Rahal à l'Institut du Monde Arabe à Paris en Février 2010.4. En bonus, un DVD de près de 40 minutes du concert du 5 Février 2010.

Nous espérons que le lecteur trouvera dans ce livre “la joie de l'âme“ que prédit le titre que nous avons choisi. Nous espérons surtout avoir mené à bien notre mission de “transmetteurs“ d'un pan important de la culture maghrébo-andalouse qui est un héritage commun au Maghreb et à l'Europe.

Remerciements :

Je remercie d’abord Beihdja Rahal qui a accepté de poursuivre avec moi cette aventure musico-littéraire et d’avoir œuvré avec détermination à sa réalisation. Un grand merci à mes amis Nadji, Mokrane, Noureddine et Hocine, les musiciens inspirés de l’Ensemble Beihdja Rahal, qui ont donné à ce livre une dimension musicale de haut niveau. Nous remercions vivement M. Wahid Bouabdellah, Président directeur général d'Air Algérie qui a cru en notre projet et l'a soutenu ainsi que M. Ahmed Boucenna, Président directeur général de l'ANEP qui a accepté notre proposition et à contribué à sa réalisation. Nos remerciements vont également à Amel Meddour pour les photos de Beihdja Rahal.Ce texte doit beaucoup à tous ceux qui m'ont encouragé à le réaliser par l'intérêt qu'ils ont porté au sujet traité. Je n'oublierai pas non plus mes enfants Samy, Yanis et leur maman ainsi que mon collègue Mostefa Harkat qui ont lu le texte en français et m'ont permis d'en améliorer tant la forme que le contenu.

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Enfin, ce livre n'aurait pas vu le jour sans le soutien quotidien et la patience de mon épouse Fatiha durant les longs mois de conception et d'écriture qui ont précédé sa parution. Qu’elle trouve ici l’expression de ma profonde reconnaissance.

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PRÉAMBULE

“Je m'étonne, dit-elle, de l'amoureux qui, grisé par ses charmesse pavane parmi les fleurs du jardin !“

Je lui dis alors: " Ne t'étonne pas de ce que tu vois,Car ce que tu contemples c’est toi-même dans le miroir d'un homme !“

Ibn Arabi, Turdjumân al-Ashwâq

Les poètes et musiciens qui se sont succédé depuis le 9e siècle en terre d’al-Andalus et au Maghreb nous ont légué un fabuleux trésor : des centaines de muwashshahât et azdjâl (1) et de très belles mélodies appartenant au système des nawbât. Ce précieux héritage constitue ce qu’on appelle désormais le répertoire « maghrébo-andalou ». Malgré les vicissitudes du temps et les limites de la mémoire des transmetteurs, ce précieux répertoire est aujourd’hui en grande partie sauvé de l’oubli.

En effet, des artistes de plus en plus nombreux l’interprètent et l’enregistrent, des Associations dans toutes les grandes villes du Maghreb et d’Europe l’enseignent et des musicologues et des poéticiens l’étudient. Les “Héritiers de Ziryab“, chacun avec sa personnalité et ses particularités, participent au sauvetage et à la mise en valeur de cette richesse. Ils redonnent à la musique maghrébo-andalouse et à la poésie qui est chantée dans ses nawbât la place qui est la leur dans le patrimoine culturel mondial.

Il faut reconnaître que si cet héritage ancestral millénaire a été sauvé de l’oubli, son étude, tant poétique que stylistique, en est encore à ses débuts. Jusqu’ici la priorité a été accordée, à juste titre, à la préservation de ce que la mémoire des générations précédentes nous a transmis. L’accueil chaleureux qui a été réservé à notre premier ouvrage (2), dont la 1ère édition est épuisée, nous a encouragé à poursuivre notre recherche dans le domaine thématique. Nous avons choisi d’étudier le rapport à la nature dans les poèmes andalous chantés. Al-Andalus fut - réellement ou de façon mythique – un paradis terrestre que les poètes ont magnifié dans les œuvres qui nous sont parvenues.

Malgré le ton souvent grave et l’austérité qui caractérisent certaines interprétations (3) de ce répertoire musical, c’est la joie de vivre qui domine dans les azdjâl chantés. Dans ces poèmes, on ne parle ni de la guerre ni de la mort. Ces sujets ont fini par être définitivement abandonnés à la poésie de facture classique dont les auteurs assument la tâche d’évoquer tous les désagréments de la vie sociale et les moments pénibles de l’histoire d’al-Andalus. Quand le washshâh et le zadjdjâl traite de la souffrance, ils la

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présentent comme une épreuve valorisante qui ennoblit l’amant et l’élève parfois au rang de «  martyr de l’amour ». Dans ces poèmes, les hommes et les femmes qui sont en quête d’amour vivent dans une sorte de printemps éternel parmi les fleurs et les plantes odorantes. C’est cet univers poétique que nous voulons explorer et dont nous voulons montrer la particularité et la beauté.

Cependant, une précision s’impose : ce livre n’est ni un précis de botanique, ni un essai sur le métier de jardinier. C’est avant tout le travail d’un poéticien qui tente de saisir le fonctionnement d’un thème particulier dans la poésie strophique andalouse appelée muwashshah et zadjal. Il est vrai que le botaniste, le jardinier et le poéticien peuvent occasionnellement travailler sur le même sujet : les jardins et les fleurs. Mais leurs activités sont totalement différentes. Le premier s’intéresse aux fleurs en tant qu'espèces végétales et en étudie l’aspect "scientifique", le jardinier, quant à lui, connaît les gestes et les techniques qui permettent de cultiver de belles espèces de fleurs ou de plantes et d’en améliorer certains aspects. Le poéticien, quant à lui, n’est pas obligé de connaître la botanique ni le jardinage. Il parle des fleurs et des jardins en tant que mots, images et métaphores dans les poèmes. Mais ceci ne l’empêche pas, bien sûr, de reconnaître les différentes variétés de roses et de savoir les admirer pour leurs couleurs et leurs senteurs.

De notre point de vue, l’appellation de djannân (jardinier ou botaniste) ne convient pas tout à fait aux poètes qui ont écrit sur les jardins, les fleurs et les phénomènes de la nature. Quelles que soient leurs connaissances dans le domaine floral ou en arboriculture, ce sont avant tout des poètes créateurs d’images. Quand ils parlent des arbres et des fleurs, ce n’est point pour les décrire comme des objets tels que les saisit le regard du commun des mortels. Leurs poèmes transfigurent les roses et les amandiers ainsi que les parfums printaniers en leur assignant une fonction poétique. C’est ainsi que l’on doit peut-être comprendre ces vers d’al-Sanawbarî (4) lorsqu’il affirme que :

“Celui qui respire le jasmin du printemps dit :Ni le musc n’est musc ni le camphre n’est camphre en réalité“.

Le « poète est celui qui a accès à un autre monde», il est celui qui, tournant le dos au réel tel qu’il apparaît, accède au réel “tel qu’il est“. C’est ce que proclame le poète Roland Gaspar (5) quand il affirme que :

« Le réel « total », le seul réel véritable, n’est accessible qu’à l’intuition poétique (les grands philosophes, les grands mystiques et quelques grands scientifiques sont des poètes), qui par une approche sans cesse renouvelée, par des chemins si différents, jette, dans ses meilleurs moments, une lumière instantanée, inexplicable sur ce qui n’a pas de visage… »

La question qui nous préoccupe n’est pas de savoir si les poètes andalous avaient une connaissance scientifique de la flore du pays où ils avaient vécu. C’est un sujet qui peut intéresser les historiens ou les sociologues. Notre but est de comprendre comment des « magiciens du verbe » se sont saisis des couleurs des fleurs pour « créer une esthétique littéraire florale».

“Chaque aspect de la nature devenant métaphore du sentiment intérieur : la douceur triste de la lumière, la flétrissure des fleurs, le froid hivernal constituent les images d'un paysage moral et affectif. La description de la nature prend un tour psychologique.“ (6)

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Nous cherchons à montrer comment des poètes andalous et maghrébins ont su nous révéler avec simplicité et délicatesse, la « réalité esthétique » que l’on peut percevoir derrière l’apparence d’une rose ou d’un jasmin. Leur poésie se distingue par la place primordiale accordée aux jardins dans lesquels ils ont situé les scènes bachiques et amoureuses qui constituent leurs thèmes favoris. Il demeure néanmoins que, longtemps avant eux, tant d’autres poètes arabes (shu‘arâ’) avaient aussi chanté la nature avec ses arbres et ses fleurs. Afin de renouer le fil invisible - et pourtant si solide - qui relie la poésie orientale à sa jumelle de l’Occident musulman, nous allons remonter le fleuve jusqu’à sa source.

Sans nous attarder sur la poésie florale depuis les origines, nous essayerons d’en donner les principaux jalons. Le voyage que nous proposons aux lecteurs ne comporte que des étapes agréables parmi une flore odorante dans des lieux de plaisir lumineux et colorés. Et notre périple commence avec Labîd un barde du désert (7). Sa célèbre mu’allaqa (‘afati ad-diyyâru) comporte un superbe tableau où les pluies orageuses apportent fraîcheur et vie nouvelle à la terre brûlée du désert. Les torrents impétueux révèlent à nos regards médusés les vestiges autrefois enfouis sous la poussière comme les mots du poète qui redonnent vie à ce qui a été oublié :

“Les constellations printanières ont verséSur ces campagnes désertes leurs rosées fécondes

Et les nuées orageuses de l’étéLes ont inondées de leurs torrents

Ou rafraîchies de leurs douces ondées (…)Là, la roquette sauvage se couvre

De rameaux longs et vigoureux  (…)Les torrents, entraînant la poussière

Qui couvrait les traces de ces demeures abandonnées,Les ont rendues à la lumière ;Ainsi la plume d’un écrivain

Renouvelle les traits des caractèresQue le temps avait effacés.“

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LA POESIE DE LA NATURE 

I. Premier jardin :

Du désert d’Arabie aux jardins d’Andalousie (8)

A. L’Orient et les origines de la poésie florale

En poésie arabe, le besoin de classer les œuvres en fonction des thèmes traités est sans doute plus ancien que les préoccupations des critiques et anthologues médiévaux dont le plus célèbre reste Ibn Qutayba (9). Ce dernier est connu pour avoir tenté de théoriser la structure de la qasîda préislamique (10). C’est de lui que nous tenons cette division de l’ode antique  en trois grandes étapes:

• nasîb ou prologue amoureux, • rahîl ou étapes du parcours, • gharad ou but du poème qui clôt la composition.

Selon ce schéma, le poème antique traite tous les thèmes dans le cadre de cette structure fondamentale en trois temps. Ainsi, l’amour, l’ivresse, la description des montures ou des paysages ainsi que les sentences sapientiales, la glorification de la tribu et la louange destinée au protecteur sont tour à tour abordées dans cette grande ode multithématique.

On comprend alors pourquoi les critiques arabes anciens n’étaient pas tous d’accord sur le nombre de genres poétiques servant à classer les poèmes en fonction de leurs thèmes. Ainsi pour Tha‘lab (Abû al-‘Abbâs Ahmad, mort en 291/903), il y en a sept : le panégyrique, la satire, le thrène, la poésie érotique, la poésie de l’excuse, la comparaison et les développements pseudo-historiques. La liste de Qudâma (Ibn Dja‘far) comporte six genres et celle d’Ibn Rashîq (mort en 456/1063) (11) n’en comporte pas moins de dix avec, en sus, la poésie de jactance (al-fakhr), le rappel des promesses (al-‘iqtidâ), le reproche (al-‘itâb) et la menace.

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Cette divergence est sans doute due aussi au fait que ces critiques appartenaient à des périodes historiques différentes. Les genres littéraires ne constituant pas une réalité figée, stable et définitive, certains d’entre eux se développent alors que d’autres disparaissent. Ils laissent alors la place à de nouveaux genres qui naissent du fait d’une nouvelle situation économique et sociale. Même si une étude complète de la poésie classique arabe fait encore défaut, nous en connaissons la principale tendance : celle qui a mené des compositions multi-thématiques à des poèmes consacrés à un thème unique.

Ainsi la khamriyya (poème évoquant le vin et l’ivresse) était à l’origine réduite à un simple « énoncé inséré » dans les célèbres poèmes préislamiques que l'on désigne sous le nom de Mu‘allaqât. L'auteur consacrait quelques vers seulement au thème du vin et de l'ivresse dans une longue composition où divers sujets étaient traités comme nous l’évoquions plus haut (12). La poésie bachique n'atteindra sa pleine maturité qu'avec Abû Nuwâs. Ce poète lui donnera ses lettres de noblesses et une “signification existentielle qui ne se réduit pas au simple plaisir de boire“, selon l’expression de J. E. Bencheikh.

Une analyse globale et approfondie de la poésie florale (rawdiyya) consacrée aux fleurs, aux jardins et au printemps reste encore à faire. Les études qui auraient permis de déterminer l’importance et de préciser l’évolution de ce genre de poésie (13) font encore cruellement défaut. Cependant, grâce aux éléments dont nous disposons déjà, nous savons que le genre floral a connu un développement naturel lors du passage de la société bédouine limitée des Arabes de la Djahiliyya à celle d’un vaste empire où la vie citadine a pris une place très importante.

À la suite des conquêtes et du contact avec l’ancienne Perse qui avait de grandes traditions dans le domaine, et la découverte de sa civilisation millénaire on assistera à la naissance d’un genre autonome consacré principalement aux fleurs et aux jardins. Les poèmes traitant de ces thèmes prendront alors les noms de rawdiyyât (poèmes campagnards), nawriyyât, zahriyyât (poèmes floraux), ou rabî‘iyyât (poèmes sur le printemps).

Dès l’époque préislamique, les poètes de la cour d’al-Hîra (14) développèrent une poésie citadine qui donna une place, certes limitée, mais perceptible aux thèmes floraux. Cependant le genre n’atteindra pas le statut d’autonomie avant la fin du deuxième siècle de l'Hégire (8e siècle ap. JC) durant "l’Âge d’or" de la dynastie abbaside. Au début, les poètes se contentent de perpétuer la tradition des Anciens consistant à évoquer la décoration florale dans des scènes bachiques se déroulant souvent à l’intérieur des tavernes.

Il faudra attendre Abû Nuwâs pour que la nature vienne occuper une place plus marquée dans les poèmes bachiques. Même si Abû al-Hindi (15) peut être considéré comme le précurseur dans le domaine, le véritable créateur de la khamriyya en tant que genre autonome reste Abu Nuwâs.

La description des jardins où se tiennent les banquets donnera l’occasion à ce poète hors du commun d’évoquer un certain nombre de fleurs dans ses compositions sur le vin. La nature et les fleurs ont surtout pour fonction de valoriser les jardins qui se sont développés dans les nouveaux centres urbains et d’ironiser sur la vie fruste dans le milieu désertique et hostile de l’ancienne poésie. Au thème des pleurs sur les atlâl (vestiges des campements abandonnés par la bien-aimée) va se substituer celui de la joie de l’ivresse dans un décor urbain :

“Accours, car les jardins de Karkh sont élégantsPour te charmer

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Ne les a point happés pour la guerre une mainCouleur de cendre

Y sont beaucoup d’oiseaux de diverses espèces (..)

Par leurs chants, aucune âme ils ne laissent courbéeDessous sa peine

Sans la remplir de joie, y semer l’allégresse,Guérir son mal.“ (16)

Abû Tammâm (804-845) participa à l'émergence de la poésie florale en opérant un grand changement dans l'un de ses poèmes. Il remplaça le prologue amoureux (nasîb) par une description du printemps et de ses fleurs. Celle-ci fut utilisée « comme reflet imparfait du mamdûh, (et) connut un succès extraordinaire, non seulement parmi les panégyristes arabes, mais parmi les Persans, les Turcs et les Hébreux. » (17)

Chez Ibn al-Rûmî, (836-896) la description des fleurs et des jardins prend une nouvelle dimension. Selon S. Boustany :

“(il) étale un sentiment de la nature profond et nouveau par rapport à son époque. La nature, dans ses poèmes, est un être vivant qui a ses joies et ses peines, ses espoirs et ses déceptions, et il est peut-être le premier et le seul poète arabe ancien qui ait réussi à s’assimiler à elle et à la chanter avec autant d’amour apportant une vision nouvelle de choses mille fois vues et mille fois décrites avant lui“.(18)

On peut dire que c’est avec lui que la nawriyya devient un poème vraiment indépendant. Ce poète, dont la vie ne fut pas très heureuse, est plutôt d’inspiration amère et mélancolique. Il ne décrit pas la nature pour elle-même, mais il la personnifie et y trouve un refuge apaisant quand le désespoir le saisit dans les milieux hostiles qu’il fréquente (19). Faisant écho aux mouvements de l’âme, la nature devient chez le poète un miroir qui reflète les sentiments qui l’agitent. Elle est un refuge contre le désarroi de l’âme, un spectacle apaisant et esthétique. Le lyrisme poétique devient un moyen de transcender la souffrance. 

Dans l’un de ses poèmes Ibn al-Rûmî peint un tableau émouvant où le soleil couchant fait ses adieux au jour avant de rejoindre le monde des ténèbres :

“Le soleil du soir lança ses derniers éclats,Éparpillant à l’horizon ses grains de waras (20)

Il fit ses adieux à la vie avant la séparation,Épuisant les derniers instants avant l’agonieIl vit alors les fleurs, en proie à un malaise,

Poser sur la terre les joues pleines d’humilité;Comme les yeux du moribond voient le visiteur

Souffrir de son mal et se tordre de douleur, Humectant leurs yeux de rosée,

Les fleurs laissèrent leurs larmes coulerComme le malheureux affligé.“ (21)

Chez lui la description d’un jardin au printemps devient une prière où la nature s’anime pour louer le

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Créateur  :“C’est un jardin…

Remerciant le Protecteur de Ses bienfaitsLouant le Ciel …

Avec une brise pénétrant les âmesComme les âmes s’insinuent dans les corps.“

Mais c'est un poète syrien de la cour hamdanide de Sayf ad-Dawla à Alep qui a donné la place la plus large à l’évocation des paysages, des plantes et des fleurs. Même s’il eut comme prédécesseur le célèbre Ibn al-Rûmî, le premier grand poète de la nature dans l’aire arabophone reste Abû Bakr al-Sanawbari (mort vers 334/945) (22). Il est considéré comme le représentant principal et même le créateur de ce genre, par l’importance qualitative des nawriyyât dans son Anthologie (Dîwân). Avant lui, la poésie florale entrait dans le cadre du wasf, la description insérée dans la qasîda multithématique et ne constituait pas encore un genre autonome. Ayant vécu durant la même période qu’al-Mutanabbî, même s’il fut son aîné de quelques années, al-Sanawbarî apparaît toutefois comme “un poète mineur“ dans les autres genres de poésie comme le souligne Gaston Wiet (23). Son Dîwân (24), contient des panégyriques, des poèmes d’amour, des poèmes cynégétiques (sur la chasse), des thrènes, etc… Mais c’est le rôle exceptionnel qu’il a joué comme chantre de la nature qui lui a sans doute permis d’échapper à l’oubli. C’est lui qui donna vraiment à ce genre sa pleine identité. Malheureusement, une grande partie de son œuvre a été perdue. Cependant son Dîwân comporte toutefois 40 poèmes appartenant aux rabî‘iyyât, zahriyyât, rawdiyyât et même thaldjiyyât (poèmes sur la neige).

Al-Sanawbari chante dans ses poèmes les villes de Raqqa et d’Alep et les jardins fleuris de Damas, l’ancienne capitale omeyyade. La poésie florale prend avec lui une dimension tout à fait nouvelle.

“Ce serait donc dans la littérature arabe le premier poète qui se soit rendu célèbre par son amour des joies de la nature, trouvant d’ailleurs des accents nouveaux par rapport à ses devanciers de l’Antéislam“.(25)

Les poèmes floraux d’al-Sanawbarî ne sont aucunement “ un artifice littéraire“ ; ils sont composés pour être lus dans des occasions comme les assemblées de plaisir qui se tenaient en pleine nature (26). C’est un poète unique dans son genre pour décrire les fleurs et les scintillements des lumières, pour peindre le ciel, la lumière et l’atmosphère. Parmi les joyaux de la poésie florale qu’al-Sanawbari nous a laissés, on cite souvent l’extrait suivant :

“L’éternité n’est qu’un printemps illuminé,Lorsqu’arrive le printemps, t’inondent fleurs et lumière,

Rubis devient la terre, perle est l’atmosphère,Turquoise est l’herbe, et l’eau devient cristalline.En lui, les roses sont harmonieusement disposéesEn bonne compagnie et les giroflées éparpillées.

Celui qui respire le jasmin du printemps dit :« Ni le musc n’est musc ni le camphre n’est camphre en réalité .“

Dans l’aire musulmane persane on ne trouve pas d’exemples à donner sur la poésie florale avant al-

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Sanawbarî. C’est pour cette raison qu’il apparaît paradoxalement comme l’inspirateur d’un grand poète persan, Abû Nadjm Ahmad (27), qui s’imposa comme " Le peintre de la Nature ". Il est l’auteur d’un célèbre hymne au printemps, lors de Nawrûz (28), la fête traditionnelle persane. Son poème fait penser au style d'al-Sanawbarî et constitue un écho fidèle à bien des azdjâl floraux andalous que nous présenterons plus loin :

“Norouz vint,Dès l’aube… Joie !

Du nuage noir sur l’herbe parfumée,L’hiver meurt et le printemps renaît,Et le monde devient berceau de paix.

Les roses s’attifèrent,Les haies se coiffèrent,

Et sur les cimes du platane,Les grives formèrent orchestre.

Fleurissant dans les haies,Les coquelicots,

Et, ornant les fleurs,La rosée.

Sur le chef des coquelicots,Un voile de musc,

Et sur la face des fleurs,Un manteau de perles.

Les petites tourterelles apprirent à jouer de la flûte,Et, de part et d’autre du ruisseau,

Les peupliers se firent coudre de nouveaux habits.Et les amoureux perdirent âme et cœur

Nous déchirâmes nos cœurs du chagrin de l’amour(…)“ (29)

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B. L’Occident musulman et la rénovation poétique

Comme pour les autres genres littéraires, l’Espagne musulmane resta longtemps tributaire de la production poétique orientale. Le genre appelé rawdiyya avait atteint un tel degré avec Ibn al-Rûmî et al-Sanawbarî qu’il paraissait impossible pour les Andalous de rivaliser avec leurs pairs orientaux. Cependant, dans ce domaine, l’Espagne musulmane avait un avantage sur les contrées orientales : son climat et sa nature. Dans son livre sur la poésie classique en terre d’al-Andalus, Henri Pérès écrit :

“Ce genre, qui a reçu le nom de rawdiyyât (…), fournirait à lui seul la matière de plusieurs volumes ; c’est à croire que l’Andalousie et l’Espagne tout entière n’ont été qu’un vaste jardin où les fleurs et les arbres déployaient leurs couleurs les plus séduisantes et leurs frondaisons les plus fraîches ; mais on remarquera aussi que le thème du jardin est inséparable de celui du printemps et des premières pluies fécondantes qui marquent la fin de l’hiver et l’arrivée des premières chaleurs.“ (30)

Malgré cet avantage, les Andalous manifestèrent au départ peu d’intérêt pour la poésie de leurs concitoyens. Il faut dire que jusqu’au 11e siècle, on ne trouve aucune anthologie de poésie andalouse digne de ce nom. Il y a bien eu la tentative d’Ibn Faradj al-Djayyânî (m. en 366/976) de consigner des œuvres poétiques andalouses dans son Kitâb al-Hadâ’iq (Le Livre des Jardins). Mais cet ouvrage, inspiré de Kitâb al-Zahrâ d’Ibn Dâwûd a été malheureusement perdu. Cependant les extraits qui nous sont parvenus dans des ouvrages ultérieurs attestent tous que les morceaux choisis appartiennent à des Andalous.

Ce n’est qu’un demi-siècle plus tard que la réaction contre la suprématie orientale viendra rendre justice à la production poétique andalouse. Un ouvrage au titre évocateur, Al-Badi' fi Wasf Ar-Rabi' (Le Merveilleux dans la description du printemps) venait donner une suite aux Hadâ’iq d’Ibn Faradj. Son auteur, Abû-l-Walîd al-Himyarî al-Ishbîlî (mort en 1048) est le fils d’un vizir du Qâdî Abû al-Qâsim Ibn ‘Abbâd de Séville. Il reçut une formation littéraire solide sous la direction de son père qui fut proche des ‘Abbadides, les souverains de Séville. Dans leur cour Abû al-Walîd put accéder aux recueils de poésie et aux ouvrages de grammaire nécessaires à l’instruction des lettrés. Il composa de nombreux poèmes dès son plus jeune âge, mais son œuvre littéraire est limitée car il mourut avant la trentaine.

Cet andalou, très fier de sa patrie, constata que la plupart des poèmes composés par ses compatriotes avaient été perdus à cause du peu d’intérêt dont ils furent l'objet en Espagne même. Il pensa alors qu’il était grand temps d’accorder une attention particulière à la poésie hispano-arabe :

“(Hélas) leurs descriptions ne parviennent plus aux oreilles et ne s’insinuent plus dans les âmes les enflammant de désir (…) Car la plupart d’entre elles sont perdues et du fait du désintérêt des Andalous pour ces oeuvres ignorant leurs qualités du vivant de leurs auteurs (…). Je jure que je veux corriger cette erreur et affirmer la beauté et la douceur de ces œuvres.“ (31)

La Préface de son livre al-Badî‘ est un véritable manifeste de nationalisme littéraire. Abû al-Walîd y déclare sans détour que :

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Saadane Benbabaali et Beihdja Rahal : Bahdjat al-nufûs fî bahâ’i djannât al-Andalus

“Les poésies de l’Orient ont retenu si longtemps notre attention qu’elles ont cessé de nous attirer et de nous séduire de leurs joyaux. D’ailleurs nous pouvons nous en passer, car il n’est pas nécessaire d’avoir recours à elles quand les Andalous possèdent des morceaux de prose étonnants et des poèmes d’une beauté originale…Les Orientaux, malgré le soin qu’ils ont apporté à composer des vers, à écrire leur histoire, servis qu’ils étaient par la longue période pendant laquelle ils ont parlé l’arabe, n’arrivent pas à trouver dans leurs œuvres des comparaisons (tashbîhât) relatives aux descriptions que je relève dans les compositions de mes compatriotes (ahl baladî)… »

L’Anthologie d’al-Himyarî comporte des morceaux, pour la plupart en vers, dont les thèmes sont le printemps, les fleurs et les jardins. Ils ont tous été composés par des lettrés de Séville. L’ouvrage qui a été conservé est assez important et laisse imaginer ce qu’aurait pu être une Anthologie qui aurait recueilli tous les poèmes floraux dans l’Espagne entière.

Parmi les compositions recueillies par al-Himayrî, nous avons choisi quelques exemples afin de donner une idée du génie andalou dans ce domaine. La technique de personnification de la nature, que nous avions évoquée précédemment à propos d’Ibn al-Rûmî, est souvent utilisée par ces poètes. Mais ce qui distingue ces derniers, c’est l’ambiance joyeuse et festive qui habite leurs poèmes comme celle que l'on constate dans cet extrait qui appartient à Abû Ayyûb ibn al-Battâl. Ce dernier tresse des métaphores subtiles qui animent d’une vie intense les arbres et leurs branches, les fleurs et les insectes du jardin. Dans cet univers miniature, en état d’effervescence, tous les éléments sont pris d’une ivresse juvénile et exhibent leur beauté séductrice. On a rarement uni avec autant de bonheur la nature, l’amour et l’ivresse que dans ces vers :

“La terre nous apparut dans toute sa fierté,Drapée dans ses splendides habits

Ses fleurs étaient des coupesQue tenaient les doigts des buveurs;

Ses branches étaient des brasAuxquelles servaient à boire d’autres branches;

Les insectes, ébahis par la beauté des fleurs,Fredonnaient dans une suprême extase ;

Et quand le vent du sud soufflait, elles s’embrassaientComme des jeunes filles échangeant des baisers;

Et la rosée qui brillait dans leurs corollesÉtait comme des larmes versées

Par des amis lors de la séparation.“(32)

L’Anthologie d’al-Himyarî comporte parfois des pièces uniques comme cet extrait où un homme de religion (faqîh) Abû al-Hasan Ibn ‘Alî décrit une variété de narcisse nommée al-nardjis al-kabîr (33). Selon H. Pérès, il s’agit du narcisse porillon qui n’est décrit que par ce seul poète :

“Il a une coupe (ka’s) dont le fond est étroit, mais s’évase vers le hautEt qu’il montre pour être admiré

C’est un bouquet de parfums lorsque l’on flaire sa fleur

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Saadane Benbabaali et Beihdja Rahal : Bahdjat al-nufûs fî bahâ’i djannât al-Andalus

Et c’est un vase pour la bonne compagnie quand on veut des coupes.En inclinant le cou (djîd) à cause de l’ivresse du bien-être qui est en lui,

Il imite l’inclinaison de l’homme ivre qui se passionne pour le jeu.(ou bien il est ) telle une belle femme svelte

Qui, dans sa robe en étoffe de soie verte (sundus),Se lèverait pour les buveurs, tenant à la main une coupe d’or.“(34)

Ces vers qui évoquent les merveilles de la nature, le printemps et ses fleurs servent souvent d’introduction à des poèmes de louanges adressés à des protecteurs. Ils sont l’occasion pour le poète de montrer sa maîtrise dans l'évocation des thèmes floraux. Avant de présenter sa demande au mécène par le biais d’un panégyrique, le poète de cour « éblouissait » l’assistance par un tableau printanier enchanteur qui faisait naître le plaisir dans l’âme des auditeurs. Les images dont se sert le poète ne sont jamais gratuites, elles sont souvent destinées à susciter la générosité du mécène et à le pousser aux plus larges gratifications.

C’est ce que fait Abû Dja‘far Ibn al-Âbbâr dans un poème adressé au Hâdjib (Chambellan) Abû al-Qâsim Ibn ‘Abbâd. Le poète déploie toute son habileté dans le choix des expressions visant à flatter le destinataire du poème. Il fait rimer jeunesse avec richesse, beauté avec bonté et surtout l’or avec l’argent :

“Le printemps épanoui a revêtu le manteau de sa jeunesseEt a montré sa douceur après les blâmes subis

Le roi des saisons a gratifié la terre de toute sa richesseEn exhibant ses parures à ses vallées et à ses collines ;

Ses fleurs montrent la beauté des pans de ses robesEt ses arbres donnent à voir le vert de ses dais.

Le soir, son soleil couchant les recouvre de son orEt le matin leur donne, avec ses larmes, une couleur d’argent…“ (35)

Al-Andalus a inspiré par la beauté de ses paysages de très nombreux poètes dont Kitâb al-Badî’ n’a mentionné qu’une infime partie. Mais al-Himyarî, avec son Anthologie, a tracé la voie aux défenseurs de la littérature andalouse en général et à sa poésie en particulier. Après lui, de nombreux lettrés s’évertueront à démontrer les qualités indéniables de la production andalouse.

L'un des plus célèbres d’entre eux est, sans conteste, Ibn Bassâm Al-Shantarînî. Ce poète et historien andalou né à Santarem et mort en 1147 est l’auteur d’une Anthologie dont le titre seul est un véritable manifeste pour la défense et l’illustration de la culture andalouse. Son “Kitâb al-Dhakhîra fî mahâsin ahl al-Djazîra“ (Le Livre des trésors sur les mérites des habitants de la Péninsule), en quatre volumes, constitue l’une des plus importantes sources d'information littéraire et culturelle de l’Espagne musulmane. L’auteur y présente un choix d’une très grande richesse d’extraits en prose et en vers et y défend la cause de l’Occident musulman contre l’attitude méprisante des lettrés orientaux. Ibn Bassâm a recueilli dans son ouvrage de très nombreux textes en prose et en vers dans lesquels apparaît le génie andalou dans toute sa splendeur.

Mais le poète qui est resté célèbre pour ses poèmes sur la nature est Ibn Khafâdja (36). Cet “amant de la nature“, comme l’a surnommé le professeur Hamdane Hadjadji, est né à Alcira, en terre d’al-Andalus, en 1058 et il mourut en 1139 à plus de quatre-vingts ans. Son Dîwân, comprenant plus de 243 poèmes et près de 3000 vers, “ un des rares qui nous soient parvenu dans son intégralité, est un florilège établi par le poète lui-même (…) à un âge avancé“ (37). C’est donc une poésie composée par un homme au sommet de

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son art qu’il nous a léguée. De plus, issu d’un milieu aisé, n’ayant besoin de flatter aucun mécène, il fut poète par amour de la poésie. Ibn Khafâdja s'est distingué par la description des paysages, des fleuves et des jardins de sa région natale qu'il considérait comme “la fleur d'al-Andalus“.

Chez lui l’évocation d’un paysage est un jeu poétique raffiné où ont été composés des bouquets d’images vivantes comme dans cet extrait du poème qui commence par :

Huththa l-mudâmata fa-n-nasîmu ‘alîlu…(38)

“Qu’on apporte du vin ! Car la brise est là, si odorante !Les fleurs, à leur éveil, sont des yeux en larmes

Et l’eau coule souriante, scintillant comme un sabre poli ;Sous l’effet de l’ivresse, les flancs de l’arak (39) ploient,

Et ses rameaux murmurent et chantent (…)Savourant les bienfaits (de la pluie), le jardin frémit sous son manteau

Et, sous la caresse du vent d’Est, titube d’ivresse.“

Cet extrait est assez représentatif de la poésie dite florale : il contient les thèmes essentiels qui la définissent et présentent les figures de style les plus courants dans ce domaine. Le lecteur y trouve associées l’ivresse humaine et celle - imaginée - de la nature comme est associée l’image au miroir qui la reflète. Le vin que réclame le locuteur au lever du jour, au début du poème, trouve son équivalent dans la pluie bienfaisante qui arrose les parterres et "enivre" arbres et plantes. Quant "aux parfums de la brise et à la caresse du " Vent d’Est ", ils suggèrent avec une grande discrétion un érotisme raffiné.

Le poète offre à ses lecteurs un double plaisir : celui qui relève de la beauté des mots et celui de l’ érotisme qu’il suggère à l’imagination du lecteur. La poésie florale, comme nous le verrons plus loin, vise rarement à dépeindre un paysage naturel pour lui-même. Elle unit, comme dans une tresse, le corps de la bien-aimée et les multiples facettes que présentent les fleurs et les jardins. Ibn Khafâdja nous en donne encore une fois la preuve dans ces vers magnifiques :

Wa kimâmatin hadara s-sabâhu qinâ‘a-hâ ‘an safhatin tandâ min al-azhâri (40)

“Le matin retirait aux corolles leurs voilesEt révélait, tout embuée, la joue des fleurs.Dans le vallon, la marguerite tend les lèvresSans cesse vers le sein généreux des nuées.

Tout au creux du jardin, la main du vent d’Est sèmeDes perles de rosée et des drachmes de fleurs.

(...)J’ai fait halte en ces lieux où l’eau me souriait,

Joue heureuse, et la rive en était le duvet.Une brise agitait les cheveux des collines,Le matin se levait sur mille gouttelettesVenues éclabousser le visage des arbres,

Et passant de beauté en beauté, j’admiraisLe galbe d’un versant sur le flanc de la plaine.

Au cœur du mimosa, la colombe chantait,L’aurore retirait son voile au front du jour,

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Et l’arbre, pour l’oiseau tremblait de tout son corpsQui venait le parer sous un manteau de fleurs.“

Cet extrait est apparemment consacré à un paysage matinal, et le poète y évoque les “corolles des fleurs“ (al-kimâma), les “lèvres de la marguerite“ (thughûru al-iqâha) et les “nuées gonflées comme des seins“ (akhlâfa kulli ghamâmatin midrâr). Cependant, ces fleurs qui laissent tomber leurs voiles suggèrent au lecteur une scène une scène d’amour encore plus vraie que nature où la bien-aimée, objet du seul désir, se dénude et se prête aux caresses et baisers de son amant. Ce tableau, bucolique en surface, recèle un érotisme que les connaisseurs savent déceler et dont ils apprécient le raffinement.

C. Rawdiyyât et Nawriyyât dans le répertoire chanté

1. Le muwashshah andalou et la qasîda antique

Tous les poèmes que nous avons présentés jusqu’ici sont des compositions de forme classique. Elles obéissent aux règles qui régissent la qasîda, l’ode antique en vigueur depuis l’époque préislamique. Mais qu’en est-il du nouveau genre de poésie strophique appelé muwashshah ou zadjal qui est l’objet de notre étude ?

Rappelons d’abord brièvement en quoi consiste cette nouvelle forme apparue pour la première fois en Espagne musulmane. Jusqu’à la fin du 10e siècle, la poésie arabe se caractérise par l’unité de la rime et du mètre (41). La qasîda est construite selon une succession de vers (bayt pl. abyât) composés chacun de deux hémistiches (shatr pl. ashtâr). Le bayt s’achève par une rime (qâfiya pl. qawâfî) et il est construit sur un mètre (bahr pl. buhûr) qui reste le même tout le long du poème.

- Schéma d'un vers (bayt) d'une qasîda:

A (qâfiya)------------------------------- ---------------------------- Bayt (vers) Shatr 2 (2e hémistiche) Shatr 1 (1er hémistiche)

- Schéma d'une qasîda de 8 vers (abyât):

A ------------------------------- ----------------------------Vers 1A ------------------------------- ----------------------------Vers 2A ------------------------------- ----------------------------Vers 3A ------------------------------- ----------------------------Vers 4A ------------------------------- ----------------------------Vers 5A ------------------------------- ----------------------------Vers 6A ------------------------------- ----------------------------Vers 7A ------------------------------- ----------------------------Vers 8

Sur le plan sémantique, la tradition consiste à donner à chaque bayt une autonomie. Chaque vers doit se suffire à lui-même et porter un sens complet même s’il participe avec ce qui le précède et/ou le suit à une

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signification plus large.

Pendant les deux premiers siècles qui ont suivi la conquête de l'Espagne, les poètes andalous sont restés fidèles à cette tradition. Sur le plan littéraire, ils acceptaient sans trop de difficultés la tutelle de Damas puis de Bagdad. Ils avaient pour modèles, après les bardes de la Djahiliyya, ‘Umar B. Rabî’a, al-Mutanabbî ou Abù Nuwâs.

Les Andalous sentirent ensuite la nécessité de se doter d’une forme de poésie originale exprimant les spécificités d’une histoire et d’un mode de vie particuliers. Vers la fin du10e siècle, ils furent à l’origine d’un mouvement « d’indépendance poétique » qui allait leur permettre d’affirmer leur propre identité et de tracer leur propre voie. Une fois ce processus enclenché, les poètes andalous « revisitèrent » tous les thèmes traditionnels de la poésie en les marquant de l’empreinte d’une société multiethnique et multiculturelle. Bien plus, ils osèrent « inventer » une nouvelle forme de poésie, qu’on appela muwashshah (littéralement : poésie embellie) qui allait mettre fin à la suprématie et au caractère quasi sacré de la qasîda orientale. Dans ces poèmes, l’unité était désormais la strophe composée de deux éléments, le ghusn (littéralement : le rameau) et le qufl (littéralement : le fermoir) et non le vers.

Pour plus de clarté, nous donnons ci-après le schéma d'une strophe (appelée aussi bayt) d'un muwashshah ou d'un zadjal :

B -------------------- A ------------------B -------------------- A ------------------B -------------------- A ------------------

D ------------------------------- C ----------------------------D ------------------------------- C ----------------------------

La strophe représentée ici (qui n'est qu'un exemple de combinaison possible) comprend deux parties: un ghusn ( représenté par les 3 premières lignes ) et un qufl (représenté par les 2 dernières lignes). Le ghusn a des rimes en AB AB AB et le qufl des rimes en CD CD. Un muwashshah ou un zadjal peuvent comprendre plusieurs strophes (de cinq à plus de dix). Et c'est le dernier qufl de la dernière strophe (appelé khardja) qui comporte parfois un mélange d'arabe et d'espagnol ou de langue populaire.

Les muwashshahât et azdjâl ont d’abord été ignorés par les tenants de la poésie traditionnelle qui ont refusé d’en faire état dans leurs recueils et leurs Anthologies poétiques. On considérait comme un sacrilège non seulement de remettre en question les anciennes règles de la qasîda concernant la structure du poème, mais aussi d’oser introduire une langue non-arabe dans ce genre de poésie. Car si les washshâhûn composaient leurs poèmes en arabe “classique” (fusha), ils avaient introduit une innovation importante dans la dernière strophe. En effet, certaines muwashshahât se terminent par une pointe finale appelée khardja utilisant soit l’arabe parlé andalou, soit un mélange d’arabe et de romance (espagnol ancien). Pour les gardiens de la pureté du langage poétique, toujours sous l’influence de l’Orient, une telle hérésie était inacceptable.

Cette poésie strophique qui a bouleversé les règles anciennes de l'unité du mètre et de la rime finit par s’imposer comme forme d'expression typiquement andalouse. Elle devint un genre très cultivé non seulement par les poètes d’origine populaire qui furent ses premiers adeptes, mais même dans les milieux aristocratiques. À l’époque nasride, le souverain Abû al-Hajjâj Yûsuf (1408-1417) lui-même composa des muwashshahât sans parler du rôle d’un personnage hors du commun : Lisân al-Dîn Ibn al-Khatîb (Loja

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1313- Fès 1374). Ce dernier est d’abord connu pour son fameux Djaysh al-tawshîh grâce auquel nous sont parvenues des dizaines de muwashshahât qui n’existent dans aucune autre source connue. Cet ouvrage fut écrit dans la deuxième moitié du 8e/14e siècle, par souci de sauver de l’oubli ou de la disparition un patrimoine inestimable (42). Il constitue le recueil le plus important de muwashshahât connu à ce jour après ‘Uddat al-Djalîs d’Ibn Bushrâ. (43)

Hormis son statut de ministre et de conseiller du sultan Mohammed V, Ibn al-Khatîb fut aussi un grand poète. Il est connu dans tout le monde arabe pour avoir composé un poème devenu très célèbre qui commence par cette prière émouvante et pleine de nostalgie :

“Djâda-ka al-ghaythu idhâ al-ghaythu hamâyâ zamâna al-wasli bi-l-Andalusilam yakun waslu-ki illâ hulumâ

fî-l-karâ aw khulsati l-mukhtalisi”

“ Ô temps de nos amours en terre d’al-AndalusQue la pluie qui tombe te soit bénéfique ;

Nos amours de jadis ne sont plus qu’un rêve évanescent,Éphémère comme l’instant que l’on ravit furtivement.”

Dans ce poème, la nature magnifiée par Ibn al-Khatîb n’est pas seulement un élément décoratif. L’auteur la personnifie et en fait un témoin complice qui participe à la joie des amants. La troisième strophe de sa longue muwashshaha donne à voir une petite scène très banale – des couples d’amants dans un jardin parsemé de roses où coule un ruisseau- mais qu’Ibn al-Khatîb anime avec humour et délicatesse :

“ fa-idhâ al-mâ’u tanâdjâ wa-l-hasâ wa-khalâ kullu khalîlin bi-akhî-hi ”

“ Alors que l’eau du ruisseau conversait en toute intimité avec les galetsChaque amant se retira avec sa bien-aimée

Tu verrais alors comment les roses, mécontentes et jalouses,Se couvraient comme elles pouvaient pour cacher leur dépit ;

Et le myrte, compréhensif, intelligent et raffinéPrêtait son oreille si fine aux confidences des amoureux”

Ce poème appartient à la période où l’art du tawshîh se pratiquait en Espagne musulmane avant qu’il ne franchisse le Détroit de Gibraltar à la conquête non seulement du Maghreb mais aussi de l’Orient. De cette époque originelle nous sont parvenues près de six cents compositions dont les auteurs sont connus pour la plupart. Ce qui n’est pas le cas pour les poèmes chantés dans la tradition andalou-maghrébine qui sont presque tous anonymes.

Nous projetons de consacrer prochainement une étude permettant de situer les poèmes chantés dans les écoles andalouses maghrébines tant sur le plan historique que géographique. En attendant, nous présentons dans cet ouvrage une étude comparative des poèmes strophiques andalous et maghrébins du point de vue de la forme et du contenu thématique.

Un examen attentif permet de constater une grande différence entre les œuvres des poètes primitifs andalous et ceux qui semblent dater d’une époque plus récente et pourraient appartenir à des auteurs

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maghrébins ou immigrés andalous installés au Maghreb. Ces dernières nous sont parvenues sous forme de strophes isolées sur lesquelles plane un grand mystère. Nous ne savons pas si ces pièces sont d’origine limitées à une seule strophe ou si elles constituent des extraits éparpillés de poèmes plus longs.

Ce qui est sûr, c’est que les chanteurs qui utilisent ces poèmes dans la tradition musicale andalou-maghrébine ont des besoins différents selon la partie de la nawba qu’ils interprètent. En effet, si une seule strophe suffit dans les mouvements lents comme le m’saddar, btayhî et le dardj il faut parfois deux ou trois strophes dans les mouvement plus rapides comme l’insirâf et le khlâs. Ce genre de poésie se serait-il adapté au répertoire musical dans lequel il est chanté ? Les poètes composaient-ils leurs « chansons » en fonction des besoins des munshidûn (chanteurs solistes) ? Ou est-ce que les strophes uniques chantées ont appartenu à un même poème avant d’avoir été séparées pour les besoins spécifiques du chant ? Une analyse thématique et métrique qui permettrait de retrouver la structure originelle de certains d’entre eux reste encore à faire.

2. Fleurs et jardins dans le répertoire chanté

Comme notre analyse porte sur la poésie florale appelée rawdiyya et nawriyya appartenant au répertoire chanté au Maghreb, nous avons étudié l’ensemble des textes chantés dans les différentes écoles musicales dites “andalouses“. Nous avons accordé une attention particulière aux poèmes chantés en Algérie, mais nous avons également consulté les textes appartenant au répertoire marocain.

Parmi les ouvrages de référence dans ce domaine, nous nous sommes servis d’abord de l’inestimable document qu’est l’Anthologie intitulée Al-muwashshahât wa-l-azdjâl, de l’Institut National Algérien de Musique (44). Nous avons ensuite consulté les recueils publiés par A. Serri, K. Darsounî et M. Hadj Slimane afin de comparer les différentes versions chantées dans les trois principales écoles algériennes (45). Enfin, nous avons parcouru le livret constitué par le regretté cheikh Abdelkrim Raïs sous le titre  : Min wahyi al-rabâb (46). De ce fait notre analyse concerne la quasi-totalité du patrimoine poétique chanté au Maghreb dans les différentes écoles, soit près de 600 chansons.

Nous avons examiné la manière dont les auteurs de ces muwashshahât et azdjâl ont traité le sujet qui nous préoccupe. Nous nous sommes intéressés à la manière dont procédaient leurs auteurs pour peindre la nature. Nous avons aussi tenté de savoir le rôle que jouent les fleurs et les jardins dans des pièces appartenant souvent au genre amoureux et bachique.

Pour cela, nous avons d’abord recensé systématiquement tous les passages évoquant les fleurs et les jardins. À partir des extraits ainsi sélectionnés, nous avons dressé un tableau assez exhaustif des expressions utilisées traitant des thèmes floraux. Nous avons trouvé plus de cent poèmes comportant des expressions liées à l’évocation des fleurs et des jardins. Il s’agit du 1/5e de l’ensemble du corpus des poèmes du répertoire chanté.(47)

Voici les premières observations que nous pouvons faire :1. Il apparaît d’abord que ces expressions peuvent être classées selon deux catégories nettement distinctes :

o La première regroupe les expressions florales utilisées pour évoquer certaines parties du corps de la femme : les joues, les lèvres, les dents, le cou, la poitrine et la taille essentiellement. Dans cette catégorie, la femme apparaît comme un jardin rassemblant toutes variétés de fleurs.

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o La seconde est celle où les fleurs et les jardins sont personnifiés. Ils se présentent comme de jolies femmes exhibant leurs charmes. Les poètes les ont aussi animés de mouvements et dotés de comportements qui accentuent leur féminité : les jardins “se pavanent“, “se balancent“ et “étalent de superbes parures“. Des oiseaux prennent la parole et chantent à la fois pour distraire les promeneurs amoureux et prodiguer de sages conseils aux protagonistes de la scène décrite.

2. Même si tous les poèmes analysés appartiennent aux genres dénommés rawdiyyât et nawriyyât ou zuhriyyât, deux observations peuvent cependant être déjà faites :

o Les auteurs de ces poèmes consacrés à la nature parlent également d’amour et d’ivresse et inscrivent ainsi leurs oeuvres dans les genres amoureux (ghazal) et bachique (khamriyya). La différence entre les différentes compositions réside surtout dans les images créées et la manière de combiner les trois principaux thèmes évoqués: la nature, l'amour et l'ivresse. o En outre, les auteurs de ce genre de poésie, malgré des différences d’inspiration, appartiennent tous au même univers poétique. Même si les poètes manifestent leur originalité par des “trouvailles“ personnelles, ils le font dans un cadre qui semble bien déterminé. Ceci montre que pour faire partie d’un univers poétique, il faut respecter ses règles fondamentales et se conformer à des conventions collectivement adoptées. Celles-ci concernent aussi bien le lexique (al-mu‘djam) que la thématique ou la vision des rapports mis en scène entre les amants et la nature.(48)

Ce sont ces aspects particuliers que nous nous proposons d’analyser dans cet essai. Le but étant de mettre en valeur ces textes que l’on chante souvent sans en saisir toute la beauté. Celle-ci réside aussi bien dans des formulations souvent mal comprises (48) que dans l’apparente simplicité qui pousse les spécialistes de la poésie à considérer ces textes comme des poèmes “mineurs“. Or nous savons que les plus belles compositions ne sont pas forcément les plus complexes ni les plus obscures, exception faite peut-être, des Mu‘allaqât ou de certains poèmes de Mallarmé. Nous aurons l’occasion de présenter à nos lecteurs des poèmes d’une simplicité déroutante et qui n’en sont pas moins de véritables joyaux de la poésie arabe.

Pour ne pas s’écarter du but ultime à atteindre (la ville d’Alep et son protecteur Sayf al-Dawla), Al-Mutanabbi proclamait :

Lâ aqamnâ ‘alâ makânin wa in tâba wa lâ yumkinu al-makâna ar-rahîlu

“Nous ne mettrons pas fin à notre marche même si le lieu est excellent (...)Chaque fois qu’un beau jardin nous souhaitait la bienvenue, nous lui disions :

Alep est notre but et tu n’es que le chemin ;Tu n’es qu’un pâturage pour nos coursiers et nos montures

C’est vers elle que nous allons au galop comme à pas lents.“

Dans notre cheminement à travers les nombreuses créations poétiques que nous avons réussi à glaner, nous adopterons, en ce qui nous concerne, une démarche différente. Nous prendrons le temps de nous promener dans chaque jardin, d’admirer chacune de ses fleurs, de humer chaque parfum, de jouir de chaque forme et de chaque couleur.

Chaque poème est porteur, par ses images, d’un sens métaphorique ; il est à son tour porté par une mélodie que les amateurs de musique andalouse peuvent écouter et même chanter. C’est pour cela que le lecteur est convié à partager le plaisir total que l’auteur de ces lignes a goûté. Plaisir des mots, bien sûr, pour la fraîcheur des images et l’harmonie de l’atmosphère mais aussi plaisir du cœur et de l’esprit au

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contact d'un univers d’amour et de beauté.

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II. Deuxième jardin : 

Paradis terrestres et Éden Céleste

A. Al-Firdaws al-mafqûd ou le Paradis perdu (50)

Aucune contrée perdue n’a laissé autant de nostalgie à ses anciens conquérants qu’al-Andalus n’en a laissé aux Musulmans et ibères islamisés qui en ont été chassés. Désignée souvent comme al-Firdaws al-mafqûd (le Paradis perdu), l’Espagne musulmane continue toujours de vibrer non seulement dans le cœur des descendants des anciens Andalous mais aussi de tous ceux qui ont créé un lien avec cette patrie mythique. Ses anciens habitants, d’origine arabe, berbère ou ibère - arabisés et islamisés - n’ont jamais fait le deuil de la perte de ce qu’ils considéraient comme une réplique de l’Éden céleste. Tous les amateurs de musique andalouse connaissent le magnifique poème d’Ibn Khafâdja, Yâ ahla andalusin, (Ô gens d’al-Andalus !) souvent chanté en tant qu’istikhbâr et dont nous avions donné la traduction dans notre précédent ouvrage. (51)

Pendant près de huit siècles, les Andalous vécurent dans cet univers paradisiaque chanté par tous les poètes. Puis ils le perdirent une province après l’autre jusqu’à la chute en 1492 du dernier royaume musulman : Grenade. Enfin, le 22 septembre 1609, Philippe III signe le décret d'expulsion de tous les Morisques (52). Déportés, ces derniers trouvèrent refuge principalement au Nord du Maghreb. Ils s'installèrent dans différentes villes d’Algérie comme Oran, Tlemcen ou Alger. Au Maroc, c’est à Rabat, Salé, Fès, Tanger et Tétouan qu’ils trouvèrent refuge. En Tunisie, ce sont les villes de Tunis et Testour qui accueillirent un grand nombre de ces expulsés de la dernière heure.

Cette tragédie laissera un goût amer et une poignante nostalgie aux Andalous chassés de leur ancien paradis terrestre. Leur douleur et leur vaine espérance s’expriment de façon très émouvante dans le célèbre inqilâb (53) intitulé “Yâ asafî“ chanté dans le mode Djarka :

Yâ asafî ‘alâ mâ madâ ‘alâ zaman inqadâ…(54)

“Grande est ma peine pour une époque désormais révolue,Où les jours s’écoulaient dans la joie et la satisfaction;Ô ma peine d’être séparé des demeures d’al-Andalus !

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Saadane Benbabaali et Beihdja Rahal : Bahdjat al-nufûs fî bahâ’i djannât al-Andalus

Nous avions passé des soirées auprès de ceux qui ne m’avaient jamais délaissé;Nous avions goûté de délicieuses nuits à Grenade

Dans cette ville des réjouissances et de la gaîté, tant de belles j’ai rencontrées ;Puis elles m’ont boudé

Ô ma peine d’être séparé des demeures d’al-Andalus !

Mon Dieu, par Ta Grâce, permets-moiDe revoir un jour ces lieux de félicitéD’être enfin uni à celle que je désire

Et de vivre auprès d'elle un instant de bonheur ;Ô ma peine d’être séparé des demeures d’al-Andalus !“

Mais le cri le plus déchirant, sans doute, est celui qu’un poète inconnu lance dans un poème célèbre intitulé “Min tilka d-diyâr“. Dans ce poème qu’interpréta, avec son inoubliable voix de ténor, le regretté Mahieddine Bachtarzi (55) transparaît l’attachement indéfectible des anciens habitants d’al-Andalus pour leur patrie perdue. Chaque brise est porteuse pour eux des senteurs du Firdaws al-mafqûd. Toute la magie des assemblées de plaisir (madjâlis al-uns) se trouve ravivée par la délicate messagère venue de la patrie que pleurent ses enfants. L’auteur anonyme de ce poème dépeint son personnage comme un amant qui a quitté la terre de ses anciennes amours après y avoir laissé son cœur. Qui n’a pas frémi, parmi les amateurs des chants andalous, aux paroles émouvantes de ce zadjal ?  :

“De nos demeures d’antan m’est parvenu un parfum subtilEt tant nos âmes y ont été sensibles

Que l’ivresse a failli faire choir les turbans de nos têtes." Nobles gens, me suis-je écrié, qu’est-ce donc que cette joie

Qui nous surprend dans cette assemblée de convives de choix ?Nous avons la nostalgie de nos réunions de plaisir en Andalousie ".La flamme de ma passion s’est rallumée et la plaie s’est réouverte,Les larmes ont inondé nos joues, le corps est désormais sans âme ;

On m’a dit alors : “puisse le Consolateur qui allège toute peine,Mettre fin au tourment de l’attente“. 

Je venais alors de quitter Malaga, vidé de mon êtreCar j’avais abandonné mon cœur à Grenade,

Que faire, ô mon Dieu ?“

B. Djanna et djinân

Même si la pluie et la végétation ont toujours été plutôt rares dans certaines régions du sud de la Péninsule ibérique, l’image d’al-Andalus est souvent celle d’un jardin verdoyant . Malgré l’été torride

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dans ces zones arides et l’hiver glacial des zones montagneuses, les poètes n’évoquent dans leurs poèmes que la saison des fleurs ! Un éternel jardin printanier, telle est la représentation d’al-Andalus qui domine dans les muwashshahât et azdjâl !

C’est un jardin noyé dans l’eau de pluie que dépeint l’auteur d’un poème chanté en tant qu’insirâf dans le mode M’djanba.(56) Ce tableau bucolique dépeint les fleurs du jardin, toutes trempées après la pluie, et le poète y invite à profiter d’un moment de bonheur fugace :

Qum tara z-zahar gharîq ‘âyim min bukâ’ l-ghamâm

“Viens voir ! Les fleurs sont toutes trempées des larmes des nuées !Sur les parterres des jardins, leurs pétales sont parsemés ;

Et la brise souriante, aux fleurs exhalant leurs parfums, communique son sourire.Lève–toi, pauvre malheureux, fais tourner les coupes et profite de cet instant !Ô toi, juge des croyants et des amants, qu’as-tu donc à dire sur cette affaire ?“

Dans ces poèmes, les jardins sont tout à la fois potagers et sont appelés djanna, jardins de plaisirs et sont nommés rawd, vergers et prennent le nom de bustân (57). À la différence des deux premiers noms d’origine sémitique, le troisième est un mot persan composé de bû “odeur ou parfum“ et du suffixe de lieu estân ; il signifie donc littéralement “le lieu où l’on vient humer les parfums des fleurs et des plantes odorantes“.

“S’il s’emploie communément dans le sens du “jardin potager“, nos andalous l’utilisent plus fréquemment pour désigner le verger, peut-être en souvenir de l’Iran, patrie de la plupart de nos fruits, pays par excellence des plantations irriguées et des cultures arbustives auquel le monde musulman doit son initiation à l’art des jardins.“ (58)

Ainsi le jardin (djinân ou djanna) partage d'abord avec le Paradis céleste (Djanna) une proximité étymologique et une identité phonique: le même mot (djanna) servant à les désigner tous les deux. En outre, le jardin que dépeignent les poèmes andalous partage avec l’Éden Céleste beaucoup de traits communs. Dans Le Coran, les croyants sont souvent décrits en train de se prélasser au milieu d’une luxuriante végétation. En compagnie de sublimes houris aux yeux noirs, ils dégustent un vin paradisiaque que leur servent à boire de séduisants éphèbes :

“Entre eux circuleront des échansons éternisés,avec des jattes, des aiguières, une coupe de jaillissement

qui ne leur cause migraine ni déraison;et puis des fruits à leur choix,

des chairs d'oiseau à leur appétit.Il y a de celles aux yeux noirs,

Telles les semblances de la perle cachée,en récompense de leurs actions passées

Ils n’entendront là propos frivolenon plus qu’incitation au péché.“ (59)

Comme les bienheureux cités dans Le Coran, les amants trouvent dans les jardins toutes sortes de

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bienfaits. Ils s’adonnent à la boisson en compagnie d'agréables compagnons avec lesquels ils partagent des moments de plaisir. Ils ne cessent de se servir mutuellement de nombreuses coupes. Mais leur ivresse, comme dans le Paradis promis par Le Coran, ne provoque pas de maux de tête et n’occasionne pas de disputes entre les commensaux.

Cependant, dans la poésie amoureuse, les amants sont loin de connaître l’harmonie dont parle Le Coran: ils vivent sous la surveillance permanente d’un ennemi redoutable : le raqîb (l’espion). Ce personnage malfaisant est chargé par le père ou le mari d’empêcher la jeune fille courtisée de déroger aux règles qui régissent les liens du mariage.

Mais ce qui surprend c’est que, dans une société régie par les lois de l’Islam, ce personnage - qui est censé veiller sur le respect des mœurs - a toujours le mauvais rôle. Son image est toujours négative comme celle du ‘adhûl (le censeur), ou du hasûd (le jaloux envieux). Les poètes adoptent souvent un ton libre et se mettent toujours du côté des amants même si leurs relations sont condamnables du point de vue de la morale sociale. Dans le combat entre les fuqahâ’ et les adeptes de l’amour ce sont toujours ces derniers qui sortent vainqueurs. Le plus étonnant enfin est que, face à la persécution des « censeurs », les amants s’en remettent toujours à Dieu dont ils implorent le secours et la clémence.

Dans le Paradis céleste, Iblîs est l’ange déchu qui incite le couple originel à goûter au fruit défendu afin d’accéder à l’immortalité et à la connaissance (60) :

“Votre Seigneur ne vous a interdit cet arbre, dit-il, que pour vous empêcher d’être deux anges ou des éternels ; et de leur jurer : “ Je suis pour vous le meilleur des conseillers“Ainsi perfidement les faisait-il dévaler. Alors dès qu’ils eurent goûté à l’arbre, ils découvrirent leur sexe et commencèrent par tresser dessus des feuilles du Jardin .“ (61)

Dans les poèmes andalous, l’incitation à s’adonner à la vie de plaisirs est présentée comme une action positive et louable. Les Andalous, à la suite du poète latin Horace, ont développé toute une philosophie du carpe diem consistant à profiter de chaque instant de chaque jour. C'est un thème récurrent dans les azdjâl chantés où même les oiseaux appellent à profiter de l’instant qui passe invitant les amants à s’adonner à l’amour et à l’ivresse. Dans un décor champêtre, ils participent, par leurs chants, à l’allégresse qui prévaut dans les jardins. Ils sont personnifiés par les poètes qui leur attribuent des paroles de sagesse que les hommes sont appelés à mettre en pratique.

Aucun sentiment de transgression n’existe dans cette poésie qui apparaît toujours comme un hymne à la vie et à la joie, dons du Créateur et du Miséricordieux. Les oiseaux chantent des « psaumes » à la gloire de Celui qui a créé les jardins où foisonnent des fleurs que l’eau du Ciel arrose généreusement. L’amour, l’ivresse et les prières cohabitent dans un univers poétique où Dieu est d’abord glorifié en tant que Dispensateur de tous les biens et de toutes les jouissances terrestres. La chanson très connue, “Wâhd al-ghuzayyal“, est le meilleur exemple de cet état d’esprit :

Fiq yâ mudallal unzur li-r-riyâd azhar (…)

Hâdhî sâ ‘a haniyya wa-l-hamdu li-l-Lâh (62)

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“Lève-toi, belle coquette, regarde comme le jardin est en fleurs ;Les fleurs ouvrent leurs couronnes, et les roses rouges sont sublimes !Remplis les coupes et sers donc à boire de ce vin vieux et vermeille !

Pourquoi me livres-tu à la pitié de mes ennemis ?Je promets que lorsque mes yeux te verront, je me repentirai

Et je proclamerai : quel instant de bonheur, que le Seigneur soit remercié !“

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III.Troisième jardin :

“Ton corps est un jardin d’amour“

“Ne vas pas au Jardin des fleurs!Ô mon amie, n´y vas pas!

En toi est le Jardin des fleurs .“

Kabir, poète indien (1398-1440)

Dans le dernier ouvrage que nous avions publié sur les chants et poèmes andalous, nous écrivions :

“Les poètes andalous et leurs successeurs ont ainsi concentré dans le corps de la femme un univers miniature avec ses minéraux, végétaux et animaux. Ils y ont uni aussi les plaisirs du monde terrestre aux délices du Paradis promis aux bienheureux dans l’Au-delà.“ (63)

Dans ces poèmes, les femmes sont représentées comme la réplique humaine de la nature dont les éléments deviennent à leur tour un miroir de la condition humaine. Les poètes personnalisent les arbres et les fleurs en leur attribuant émotions et sentiments humains. Jamais la nature et les hommes ne sont apparus aussi liés et solidaires que dans ces poèmes où « les nuages pleurent et les narcisses rient », jamais ils ne sont aussi délicatement peints que dans ces tableaux où « les visages des belles sont un jardin où s’épanouissent roses et jasmins ». Ils deviennent les prolongements les uns des autres, reliés en permanence par les joies qu’ils savourent et les peines qu’ils endurent.

Ce procédé qui consiste à utiliser en poésie les éléments de la nature pour parler du corps du bien-aimé est très ancien. On le retrouve déjà dans ce chef-d’œuvre biblique qu’est Le Cantique des Cantiques :

“Moi, l'amaryllis du Sharôn, le lotus des vallées.Comme un lotus parmi les vinettiers,

Telle est ma compagne parmi les filles.Comme un pommier parmi les arbres de la forêt,

Tel est mon amant parmi les fils.Je désirais son ombre, j'y habite; son fruit est doux à mon palais.(…)

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Ses lèvres, des lotus, dégoulinent de myrrhe ruisselante.(…)Ses mains, des sphères d'or remplies d'émeraudes;

Son ventre, un bloc d'ivoire évanoui dans des saphirs.Ses jarrets, des colonnes d'albâtre fondées sur des socles de vermeil.

Tes deux seins, tels deux faons, jumeaux de la gazelle, pâturent dans les lotus.(…)Jardin fermé, ma soeur-fiancée, onde fermée, source scellée !“ (64)

Lorsque les poètes évoquent le corps de l’aimé (e) ils relient souvent chacune de ses parties à un élément minéral, végétal ou animal. Ainsi les yeux sont souvent comparés à ceux des gazelles, des antilopes ou de l’oryx (al-mahâ), les dents à des perles et le cou au marbre. Mais ce qui nous intéresse c’est le rapport établi entre le corps de la femme et les végétaux, notamment ceux que l’on trouve dans les jardins andalous ou ceux des pays du Maghreb.

Dans beaucoup de poèmes "classiques", les parties du corps sont déjà comparées aux fleurs : les joues ont la couleur des roses et les yeux évoquent les narcisses. Cependant, cette technique reste encore timide et ne prendra une véritable ampleur qu’avec les poètes andalous. Dans ces petits poèmes, composés pour être chantés, on découvre une représentation particulière de la femme. Avec une grande simplicité, les poètes y dépeignent la bien-aimée comme un jardin exquis où l’amant vient cueillir de magnifiques fleurs ou des fruits aux formes harmonieuses. Exprimées avec une certaine pudeur, mais non dénuées d’une forme d’érotisme, ces compositions sont des pièces raffinées et pleines de charme. Les joues sont tantôt des roses et tantôt des fleurs de grenadier; les seins sont des pommes ou des grenades et la taille est toujours comparée à un rameau souple et élancé.

A. “Les roses ont la couleur de tes joues“

Les poètes ont exploité toutes les possibilités de dérivation et de synonymie de la langue arabe pour créer des images neuves et donner à voir un spectacle plein de fraîcheur malgré un semblant de naïveté. Ils se saisissent, par exemple, de la racine w.r.d et la déclinent sur tous les tons. La mise en relation des joues des belles et des fleurs se fait selon des procédés qui vont de la forme la plus simple aux combinaisons les plus élaborées.

Nous nous contenterons de présenter les deux modes d'expression les plus courants: 1. Le premier procédé se limite à l’attribution d’une qualité (couleur, parfum, fraîcheur). Dans ce cas, les expressions les plus utilisées sont : al-khaddu wardî, al-khaddu ‘akrî, al-khaddu djamrî ou tout simplement ahmar. Toutes ces métaphores ont pour fonction d' établir un lien entre la rougeur des joues et celle des roses. 2. Le second procédé réside dans l’usage de figures complexes où excellent les compositeurs de ce genre de chansons. Ils se révèlent de véritables maîtres dans l’art de tisser des métaphores et des comparaisons parfois inattendues. Avec une grande délicatesse, ils savent suggérer au lecteur leur vision nouvelle de la femme. Ce faisant, ils finissent par rendre naturel le mouvement qui mène de l’humain au végétal et du végétal à l’humain afin que l’on puisse parvenir à saisir l’insaisissable.

En définitive, cette poésie permet au regard de changer afin que tout amant puisse s’écrier :

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“Sur tes joues, ô ma belle, mille fleurs s’épanouissent !“

Pour les auteurs de ces poèmes, les jardins où se cueillent les roses ce sont les joues des belles :Naqtifu l-ward min al-khadd (214)

“Nous cueillerons les roses de leurs joues“

C’est sur les visages des belles que, dans toute leur splendeur, les roses éclosent (yaftah), s’épanouissent et se révèlent (yudjlâ). Dans un poème chanté dans le m’saddar Maya nous trouvons:

Al-wardu fatah fi khudûd al-milâh (170)

“Les roses éclosent sur les joues des belles.“

Dans un dardj du mode Hsîn, nous retrouvons la même formule :Al-wardu yaftah fi-l-khudûd (57)

Ce qui provoque chez l’amant une profonde jubilation et un bonheur total : Bushrâ-ka yâ sa‘d as-su‘ûd !

“Heureuse nouvelle ! ô bonheur dans sa plénitude !“

Un autre amoureux affirme :Al-wardu fawqa-l- khudûd yudjlâ (34)

“Les roses se révèlent sur les joues.“

Dans un autre extrait, le poète emprunte le verbe lâh (=jeter ses rayons), réservé habituellement aux premiers rayons du jour, pour désigner l’éclat des roses sur les joues de la belle : 

Ward al-khudûd qad lâh (209)

Dans Layâlî s-su‘ûd, l’amant exprime ainsi le vœux qui comblera son existence :Wa nadjnî al-wurûd min al-khudûd Ankammal bi-hâ murâdî ( 23)

“Je cueillerai les roses de tes joues et ainsi mon désir sera comblé“

Les roses viennent toujours parfaire le charme de la belle qui a la clarté de la lune quand elle est pleine :Yâ badr fî sa‘d as-su‘ûd (…)Wardu-hâ tilka-l-khudûd (59).

“Ô lune dans sa plénitude (…) ses roses, ce sont ses joues !“

Un poète inspiré nous a laissé deux superbes hémistiches qui expriment la soif d’amour de l’amant devant le refus de la belle :

Asqayta-nî ka’sa z-zamâ

wa mana‘ta-nî warda l-khudûd (221)

“Tu m’as servi la coupe de la soifEt tu m’as refusé les roses de tes joues !“

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Un rapprochement original nous est proposé dans un hémistiche où les roses sont également associées au vin. Du trait commun, que constitue la couleur, naît une image bachique insolite :

Qad farrash al-wardu khadda-k bi-l-mudâm (31)

“Les roses ont étalé sur tes joues un vin vieux.“

Les roses ont ici le rôle de l’échanson qui empourpre les joues de la belle en lui servant le vin. La beauté et l’ivresse contribuent ensemble à aiguiser l’excitation de l’amant dont parle ce poème chanté comme insirâf dans le mode Dîl.

Les joues prennent ainsi la couleur des roses (wardî) (28) ou même celle des braises (djamrî) (125). Elles en deviennent empourprées (muwarradîn) :

La-hû khudûd muwarradîn (163)

Dans les muwashshahât, le désir sexuel, pourtant omniprésent, n'est jamais mentionné directement alors que cela se fait dans d'autres genres de poésie érotique. Cependant, pour l'évoquer “ sans choquer ni provoquer “, les poètes opèrent une double translation lorsqu'ils parlent des joues de la bien-aimée :

1. La première consistera à en faire le lieu de cristallisation du désir;2. La seconde à se servir de comparaisons et des métaphores où la couleur rouge des roses qui éclate dans les joues des belles va suggérer la passion amoureuse.

Toutes ces formules mettent en évidence un rapport symbolique. Et quelle meilleure évocation de l’amour passionné que celle qu’un poète a su créer dans cet hémistiche :

Wa-l-khudûd ya‘shaq-hâ al-ward (189)

“Elle a des joues dont les roses sont amoureuses.“

Le ‘ishq est en arabe un des nombreux noms de l’amour signifiant “l’enchevêtrement des âmes des deux amants imbriqués l’un dans l’autre au point de devenir inséparables“. Le lien étroit créé par le poète entre les roses et les joues des belles, suggère celui qui relie les deux êtres qui s’aiment.

Les roses sont le plus fréquemment évoquées pour « donner à voir » la beauté de la bien-aimée, mais elles ne sont pas les seules. En effet, toute une variété de fleurs ont pris le visage de la femme pour jardin. Elles y trouvent le milieu, non pas naturel mais poétique, où va éclater leur magnificence.

Parmi les fleurs qui prêtent leurs couleurs aux joues des belles, il y a celles du grenadier (al-djullinâr) :Khaddu-h ka-l-djullinâr (50)

“Ses joues sont comme les fleurs du grenadier.“

Dans cette comparaison, le poète utilise la fleur du grenadier dont la superbe couleur rouge orangé apporte une nuance chromatique particulière. Cette fleur occupe dans les poèmes chantés du répertoire andalou une place particulière. On ne connaît pas vraiment la raison qui l’a imposée dans le lexique floral des azdjâl. Est-ce l’émerveillement des poètes devant la beauté réelle du djullinâr ou alors leur besoin des caractéristiques sonores du signifiant qui sert à nommer cette fleur ? En effet, le terme djullinâr réunit d’abord les trois voyelles fondamentales de la langue arabe (u, i et a). Leur voisinage dans le même mot donne une sonorité très riche à l’hémistiche où il est employé. En outre, djullinâr se termine par la syllabe

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nâr très prisée par les versificateurs. Ceci parce qu’elle rime avec des mots-clés du lexique amoureux : nâr (feu, flamme), intizâr (attente), ‘idhâr (duvets sur la joue), masrâr (charmant) comme dans cet extrait :

Rît al-djullinârfî khadd i‘tikâr (166)

“J’ai vu des fleurs de grenadiersur des joues écarlates.“

On peut observer ici, sur le plan phonique, un renforcement sonore grâce à une rime très riche due aux deux dernières syllabes (linâr/tikâr) de djullinâr et d’i‘tikâr. En même temps, la fleur de grenadier vient renforcer le teint écarlate naturel de la joue. Ainsi les aspects phonique et sémantique contribuent à la magie poétique qui donne à la fois à entendre des sons harmonieux et à voir des images et des couleurs très intenses. C’est dans cet agencement subtil que réside le génie de ce genre de poésie qui parvient avec des mots simples, mais bien agencés, à produire un effet esthétique certain.

En prêtant ses couleurs à la joue de la belle, la fleur de grenadier la rend encore plus séduisante. Elle lui octroie également deux autres traits importants : la fraîcheur et la jeunesse comme dans cet extrait :

Yâ qawm btulît bi-hubbi taflaLa-hâ khaddun yahkî l-djullinâr (218)

“Ô mes amis, je suis affligé par l’amour d’une jouvencelleDont les joues sont semblables aux fleurs du grenadier !“

De toutes les images qui précèdent, ce qui ressort essentiellement c’est une insistance sur les couleurs. Mais curieusement, les poètes n’évoquent presque jamais les fragrances qui pourraient exciter l’odorat. Cette omission est compréhensible en ce qui concerne les fleurs de grenadier qui ne sont pas particulièrement odorantes, mais il n’en est pas de même pour les roses qui se distinguent précisément autant par leurs couleurs que par leurs parfums.

Comment expliquer alors l’absence d’allusion à cette qualité ? Où est le parfum de l’amant qui fait dire à l’amante dans Le Cantique des Cantiques :

“Ton parfum est d'une odeur suave, ton nom est un baume répandu,C'est pourquoi les jeunes filles t'aiment“

La réponse de l’amant vient alors comme un écho :“Qu'il est beau ton amour, ma Sœur, mon Épouse !

Il est meilleur que le vin, ton amour !Et l'odeur de ton parfum préférable à tous les aromates“

Dans nos poèmes, les essences qui parfument le corps de l’aimée ne sont pas absentes mais suggérées. Elles se diffusent à partir de l’image des roses qui s’ouvrent, comme nous l’avons vu précédemment dans les hémistiches :

Al-wardu fatah fî khudûd al-milâh (170)et al-wardu yaftah fî-l-khudûd (57)

La rose qui s’ouvre offre à la fois son éclat, sa nouveauté (naissance et jeunesse) et libère aussi sa fragrance très vive au moment de l’éclosion.

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B. “Le saule d’Égypte a volé la finesse de ta taille“

Al-bân ou saule d’Égypte tient une place centrale dans l’évocation du corps de la femme par les poètes andalous. Il est l’élément végétal qui revient le plus souvent lors de la description du corps de la bien-aimée. Mais que savons-nous de cet arbre? L’Encyclopédie de Lamarck le présente ainsi :

“Un très bel arbre (…) d’une moyenne grosseur, dont le tronc s’élève à vingt-cinq ou trente pieds de haut et plus, revêtu d’une écorce lisse, (…) munie à sa partie supérieure de branches étalées et de rameaux allongés, (…) cylindriques.“ (65)

S’il s’agit effectivement du bân dont parlent nos poètes, on retiendra surtout de cette définition les caractéristiques de ses rameaux. En effet, la taille de la bien-aimée est comparée dans la plupart des poèmes à qadîb ou ghusn al-bân :

“Yâ qâmat qadîb al-bân  yâ râhat an-nufûs“ (49)

Ô toi qui as la taille du rameau du bân,

Ô bien-être des âmes !

“Yâ qadda ghusn al-bân  yâ ghazâlî (64)

Ô toi qui a la taille du rameau du bân, Ô ma gazelle !

Dans ces deux extraits, on ne trouve aucun terme exprimant la qualité commune à la taille de la belle et au rameau du saule d’Égypte. L’absence de précision laisse supposer la connaissance par le destinataire du poème de l’attribut que le poète juge inutile de mentionner. Cette comparaison remonte à une tradition très ancienne et elle fait partie des clichés convenus dans la poésie amoureuse.

Cependant, les poèmes fonctionnent comme des parties constitutives d’un ensemble cohérent. Nous pouvons ainsi deviner ce qui a été laissé sous silence dans un poème grâce à ce qui est explicitement précisé dans d’autres… Et les exemples ne manquent pas :

“Mâ rît mithla-k fî l-wudjûd yâ ghusna nâ‘im (66)“

“Je n’ai jamais vu quelqu’un de semblable à toiÔ rameau si tendre et si doux.“ (57)

Ici, nous ignorons à quel arbre en particulier appartient le rameau, mais nous savons que ce sont ses qualités de nâ‘im (souple, tendre et doux au toucher) qui sont mobilisées pour décrire de la taille de la belle. Ceci est confirmé par l’extrait suivant dans lequel la jeune vierge, qui fait souffrir son prétendant, est présentée comme étant :

“Min al-ghusûn al-muldi ‘adhriyyu s-sifât“(63)

“(Sa taille) est celle d’un rameau soupleEt ses qualités sont celles d’une vierge.“

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Cet exemple montre encore une fois que la qualité mise en relief est la souplesse et la flexibilité rendues par le qualificatif amlad -pl. muld ( souple). L’effet est encore plus accentué par la virginité de la belle qui fait penser à la jeunesse de la bien-aimée et donc à la souplesse du corps et la douceur de la peau.

Souple, flexible, tendre, et douce au toucher, telles sont les qualités conventionnelles de la taille et de la peau de la femme dans ce genre de poèmes. Mais elles ne sont pas les seules puisque d’autres attributs sont clairement mentionnés dans les autres exemples que nous allons présenter.

Les rameaux et les branches (67) fournissent au poète les éléments de comparaison pour évoquer une silhouette élancée, droite et harmonieusement proportionnée ainsi que le balancement des hanches.

“Ghusnu bân istawâ (…)Malikun fawqa th-tharâ fî-hi dâ’un wa dawâ (133)

“C’est un rameau de bân bien droitUn roi qui règne sur la terre entière,

Qui est à la fois (mon) mal et (mon) remède.“

Dans cet exemple, c’est la forme rectiligne du rameau de l’arbre qui est utilisée comme trait de comparaison. Ailleurs, c’est l’i‘tidâl (la juste proportion) qui est mise en avant à deux reprises dans le même poème :

“Wa qaddu-hu ka-l-ghusni fî ‘tidâl (…)qadîbu bân mu‘tadil al-aghsân“ (152)

Sa taille est comme un rameau aux justes proportionsC’est une branche de bân aux rameaux bien proportionnés.

Les derniers exemples concernent le mouvement du corps et la démarche de la belle. Ceux-ci entrent, comme on peut le deviner, dans la panoplie des moyens de séduction utilisés par la femme. Les branches se balançant sous la brise évoquent, dans ces poèmes, le dandinement de la belle :

“Qadîbu bân ma‘a n-nasîmi mâlaSan‘u r-Rahmân subhânuhu ta‘âlâ“ (151)C’est un rameau de bân ployant sous la brise ;Le Miséricordieux l’a créé, qu’Il soit glorifié.

Le saule d’Égypte n’est pas le seul arbre utilisé dans ce genre de comparaisons. Les poètes ont l’habitude de se servir aussi dans leurs descriptions des roseaux des sables (ghusn n-naqâ) pour la flexibilité de leurs tiges et leurs mouvements suggestifs lorsque le vent les fait danser.

“Ghusnu n-naqâ yamîl wa yuhdî la-ka z-zahar“ (189)

“Le roseau des sables, en ployant, t’offre des fleurs.“

La personnification opérée dans cet exemple, comme dans ceux qui ont été présentés précédemment, permet de parler de la femme sans la nommer. Ce procédé est conforme à l’esprit qui définit à un genre de poésie que l’on désigne sous le nom de ‘udhrite. Dans les poèmes de « l’amour pur et chaste », on peut tout dire de la bien-aimée à condition de ne pas divulguer son nom.

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Le rapport établi par les poètes entre la nature et les humains est à double sens comme nous l’avons énoncé plus haut. Les métaphores servent d’abord à intégrer la femme dans l’ordre végétal comme l’a fait un Malherbe dans ces vers célèbres :

“Et rose, elle a vécu ce que vivent les rosesL’espace d’un matin.“

Elles servent aussi à personnifier la nature en lui conférant des comportements humains. C’est ainsi que le sentiment de jalousie et les méfaits qu’il suscite chez celui qui en est affecté peuvent être attribués au rameau de l’arbre devenu jaloux de la taille de la bien-aimée. C’est souvent l’occasion de construire de belles scènes à l’image de celle que nous avions présentée dans le précédent ouvrage. On nous pardonnera de reprendre ce passage, à ce moment de l’analyse, autant pour son utilité démonstrative que pour le plaisir de le relire. Il s’agit de ce poème qu’interprète admirablement le regretté Dahmane Benachour, un grand chanteur de la tradition andalouse algérienne  :

“Saraqa l-ghusnu qadda mahbûbî wa-khtafâ fî-l-waraqQuti‘a l-ghusnu sâhati l-atyâr dhâ djazâ man saraq “(68)

“Le rameau a volé la taille de mon bien-aimé,Et parmi les feuillages s’est caché,

Mais le rameau a été coupéEt les oiseaux se sont écriés :

Tel est le châtiment de celui qui a volé !“

La même image se retrouve dans un autre passage qui utilise le terme (ista‘âra) employé précisément en poésie pour désigner l’usage de métaphores. Évoquant les qualités physiques de la belle, venue lui rendre une visite nocturne, l’amant déclare :

“Zâranî l-badru wa ‘indî nazalaWa fî qurbi s-subhi ‘annî afalâ (…)Wa sta‘âra l-ghusnu min qâmati-hiwa adâ’a l-hayya hîna la’la’a “ (99)

“La lune m’a rendu visite et, dans ma demeure, elle a passé la nuit,Puis, à l’approche du matin, elle a disparu.

Quand elle est arrivée dans toute sa splendeurElle a illuminé ma nuit avec son front clair ;

Le rameau lui a emprunté sa taille ;Et quand elle apparut, tout le campement fut illuminé.“

L’évocation de la taille de la belle est également une occasion pour le poète de parler de la poitrine de la bien-aimée et des seins qui attisent le désir de l’amant. Mais loin de donner lieu à une description érotique, le thème va être traité avec une délicatesse et une pudeur extrêmes. Les seins deviennent de « beaux fruits », ce qui contribue à faire du corps de la femme un bel arbre où poussent :

“Tuffâhatayn, âh ! rummanatayn (…)

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Lathnayn hum min fardi ‘ûd“ (163)“Deux belles pommes, oh ! deux grenades !Poussent ensemble sur la même branche.“

C. Quand les jardins s’exhibent comme des belles

Ce qui distingue le poète du commun des mortels, c’est sa quête permanente dans l'univers des mots. Il est l'artisan qui s'évertue à découvrir la combinaison la plus heureuse de leurs sonorités pour exprimer l’harmonie qui réside dans la beauté et l’amour. Les objets réels lui servent souvent de matière d’observation, mais il ne s’arrête pas à la surface des choses. Au-delà des apparences, son regard a cette capacité de saisir quelques facettes de l’essence des choses et des êtres. Sa poésie est le moyen de communiquer, avec plus ou moins de bonheur, au lecteur ou à l’auditeur – quand la poésie est orale- sa vision particulière. Tout son travail consiste à forger les mots, les images et les rythmes les plus appropriés afin de nous introduire dans l’univers dont il est arrivé à percevoir les contours.

Un grand spécialiste de la littérature andalouse, Henri Pérès, écrivait dans sa célèbre étude sur la production poétique du 11e siècle :

“ Les poètes andalous, dans leurs nawriyyât ont montré un amour sincère pour la fleur ; ils ont cherché avec évidence la plus grande minutie dans leur description, sans trop verser pour cela dans la préciosité. Les fleurs qu’ils décrivent ont été vues autrement qu’à travers des souvenirs d’école. Les précisions qu’ils donnent prouvent qu’ils ont fait leurs observations dans la nature même ; on n’a à aucun moment l’impression de végétaux en papier peint. (…). Quel que soit le procédé employé pour rendre leurs impressions, ils cherchent toujours à animer la nature, et, dans les couleurs, les parfums et les formes, à retrouver un reflet de la civilisation matérielle dont ils peuvent voir les nombreuses manifestations autour d’eux. En donnant une telle ampleur aux descriptions de fleurs, ils se sont en quelque sorte, approprié un genre que les Orientaux avaient connu, mais qu’ils n’avaient traité que comme accessoire. La fleur avec tout ce qu’elle éveille de couleurs et de parfums, est véritablement l’enchantement de la littérature andalouse du 11e siècle.“ (69)

Ces remarques concernent essentiellement la production “ classique “ qui comprend les poèmes monorimes appartenant au genre qasîda (70). Qu’en est-il des poèmes strophiques appartenant au répertoire que nous étudions ? Comment ces thèmes  sont-ils abordés dans les muwashshahât et azdjâl ?

En premier lieu, dans les chansons appartenant au répertoire andalou, les jardins ne sont pas clos mais ouverts. On ne trouve nulle part mention de clôtures, de haies, ou de murs. L’appellation de riadh dans certaines pièces pourrait laisser penser qu’il s’agit, comme c’est le cas au Maroc, de maisons entièrement fermées sur l'extérieur et s'organisant autour du patio central (71).

Cependant, les scènes décrites dans les poèmes et l’usage de mots comme bitâh ou bustân permettent de

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penser que nos poèmes floraux décrivent plus vraisemblablement un milieu ouvert. On imagine difficilement les amants, surveillés par le raqîb, se laissant aller au plaisir de la séduction dans un espace fermé et limité. Les jardins de la tradition andalouse diffèrent ainsi des pardes persans plus enclins à la méditation mystique qu’à l’effusion amoureuse ou les joyeuses libations.

Ensuite, de toutes les saisons, seul le printemps est évoqué. La raison n’est certainement pas d’ordre esthétique car, autant Espagne qu’au Maghreb, l’automne est aussi une très belle saison avec les feuillages dorés que revêtent les arbres ou les plantes grimpantes et les superbes couchers de soleil à la fin du jour. C’est aussi la saison de fruits comme les grenades ou les pommes pouvant inspirer des images magnifiques aux auteurs de rawdiyyât. On sait aussi qu’en été apparaissent des fleurs magnifiques qui pourraient trouver naturellement leur place dans des zahriyyât.

Malgré tout cela, le printemps reste la saison des fleurs par excellence. Cependant si nos poètes n’évoquent que lui ce n’est pas seulement pour ce qu’il est en réalité. La raison qui en a fait la saison préférée des auteurs de poèmes floraux est, à notre avis, essentiellement symbolique. Le printemps est le moment de la résurrection : les arbres sont en bourgeons, des fleurs de toutes sortes éclosent et les oiseaux égayent de leurs chants les jardins fleuris comme on peut le constater dans ce superbe zadjal :

Fî rawdin bâhî dh-dhawânib wa-t-tayru min fawqi l-qadîbWa ummu l-hasan fî r-tifâ‘a tafkhur ‘alâ djamî‘ at-tuyûr

“Dans un jardin où tout rayonne,Avec des oiseaux sur les branches

Et le rossignol qui domine et chanteUne mélodie si belle et si envoûtante

Qu’elle te distrait de la coupe qui tourne.La joie ne dure qu’un moment

Profite de ta vie avant qu’elle ne passe.“

Dans ces jardins, quand le printemps arrive, tout renaît et appelle à la vie, la joie s’empare de toutes les créatures. Tout dans la nature invite à l’allégresse, tout exhorte à admirer la beauté et l’harmonie dans l’œuvre du Créateur. L’éveil de la nature après l’hiver incite les hommes à sortir de leur léthargie et à profiter de chaque instant qui se présente. Nombreux sont les poèmes qui s’ouvrent avec l’impératif  : Qum ! (Lève-toi !). Parfois, c’est un appel destiné à attirer l’attention des hommes distraits qui ouvre la chanson comme dans ce poème, chanté dans le mode Hsîn :

“Nâdâ al-munâdî yâ ahl al-riqqa hâdhâ fasl as-surûr wa s-silwân “(…)

“Une voix est venue rappeler à tous les êtres raffinés :C’est la saison de la joie et de la félicité qui est revenue !

Le printemps est arrivé subitementEt a déployé ses bannières dans le jardin !Voyez comme il a revêtu ses habits de fête

Ô croyants, regardez toutes ces fleurs :Les roses exhalent leurs parfums et exhibent leurs parures

La joie est partout, écoutez les chants des oiseaux !Profitez de l’amour de cette jouvencelle

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Raffinée à la taille souple que Dieu Tout-Puissant a revêtuD’un habit de pudeur et de retenue

Sa beauté n’a pas de pareilleSeigneur que puis-je faire ?

J’ai trouvé la beauté de la création dans sa taille,Sa chevelure et ses seins semblables à des grenades

Le printemps est arrivé subitementEt a déployé ses bannières dans le jardin !“

La nature est personnifiée et le printemps métamorphosé en jeune homme plein de vigueur  déployant ses arbres en fleurs comme un roi déploierait ses bannières. Les roses sont de belles demoiselles exhibant leurs tenues. Quant aux oiseaux, ce sont de joyeux chanteurs dans ce paradis miniature. Le poète donne à voir dans cette chanson le tableau d’un Eden terrestre où des belles, pudiques et dotées d’une éternelle jeunesse, sont semblables aux houris promises aux croyants (72). Mais, à aucun moment le lecteur musulman n’éprouve de gêne car rien n’entame sa foi puisque toute la beauté qui s’étale et toute la joie qui se dégage sont présentés comme un bienfait provenant du Créateur. Tout se passe comme si, en attendant le Paradis céleste, les hommes sont gratifiés d’un bonheur terrestre qui leur donne un avant-goût des délices qui les attendent auprès de leur Seigneur. On croirait entendre le poète de l’esprit Kabir chanter :

“La fleur s’épanouit sans que le printemps soit venu, et déjà l’abeille a reçu son message odorant.

Le tonnerre gronde, les éclairs brillent ; des vagues s’élèvent dans mon cœur.

La pluie tombe et mon âme languit après mon Seigneur“.

Conclure ?

Ce voyage au cœur des mots venus des siècles passés pour nous transmettre couleurs, senteurs et formes harmonieuses nous aura permis de partager avec nos lecteurs une passion pour la poésie andalou-maghrébine. Il nous aura donné l’occasion d’apprécier l’art subtile de tant de poètes anonymes qui ont tissé des images et filé des métaphores pour dire à leur manière que le Paradis est souvent tout proche de nos yeux. Ils nous ont dépeint un mode de vie qui obéit au principe du carpe diem invitant à profiter de chaque instant comme le fait, après le poète latin Horace, Nathalie Vinciguerra, une poétesse contemporaine :

La vie, la mort.Pourquoi mourir ?Pourquoi vivre siNous savons que

Nous allons mourir ?Alors vis chaque instantAvec autant d’intensité Que si c’était le dernier.Remplis tes cinq sens

D’une orgie de sensations.

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NOTES

1. Muwashshah ou muwashshaha, pl. –at, est le nom donné à la poésie strophique apparue en Espagne musulmane (al-Andalus) vers la fin du 3ème / 9ème siècle. Le muwashshah possède un schéma de rimes particulier et une partie finale spéciale, la khardja. Le corps du poème est toujours composé en arabe classique, tandis que la partie finale dans la plupart des poèmes est en arabe dialectal ou en langue espagnole ancienne (appelée romance) mêlée plus ou moins au parler populaire andalou. Les strophes (au nombre de cinq la plupart du temps) sont construites sur le même modèle et présentent une alternance régulière de deux éléments le ghusn et le qufl. Le zadjal (pl. azdjâl) identique en tous points sur le plan de la structure ne se distingue du muwashshah que par l’usage de l’arabe populaire (‘ammiyya ) au lieu de l’arabe littéral ( fusha ) dans le corps même du poème.2. Benbabaali, S. et Rahal, B., La plume, la voix et le plectre, éd. Barzakh, Alger, 2008.3 Surtout dans les écoles musicales andalouses dites « gharnati » de Tlemcen et de la « sana’a » d’Alger. Dans la « âla » marocaine et le malouf constantinois et tunisien l’interprétation est plus festive et enjouée.4. Sur ce poète, voir le chapitre qui suit.5. La Revue Europe a consacré à ce poète,  « habitant de l’espace », à ce « flâneur du mouvement éternel » son numéro 918 d’Octobre 2005.6. Laurent Jenny, Méthodes et problèmes : la description, Université de Genève, 2004, chap. IV. 2.7. In Dermenghem, E., Les plus beaux textes arabes, éd. Les introuvables, 1980, p.16.Labîd ibn Rabi‘a (mort vers 660) est l’un des auteurs de mu‘allaqat. Ses odes constituées souvent par des descriptions du désert, montrent une très grande maîtrise de la langue et constituent de véritables réussites poétiques.8. Titre en référence et en hommage à l’Anthologie poétique publiée par le grand arabisant André Miquel, Du désert d’Arabie aux jardins d’Espagne, Paris,1992.9. Abû Muhammad ‘Abdallâh b. Muslim b. Qutayba al-Dînawarî (mort en 889 ap. J.-C.) est l’un des plus grands polygraphes du IXème siècle. Il est l’auteur de Kitâb al-shi‘r wa-sh-shu‘arâ’ (Le Livre de La Poésie et des poètes).10. On désigne par qasîda la forme la plus ancienne de la poésie arabe. Apparue sous une forme orale au moins deux siècles avant le début de l’Islam, elle se compose de vers (allant de sept à plusieurs dizaines) comportant deux hémistiches chacun et se terminant tous par la même rime. Tous les vers obéissant au même mètre. La forme qasîda se maintiendra au cours des siècles et constituera même la norme dans la poésie arabe. 11. Ibn Rashîq, Al-‘Umda fî mahâsin ash-shi‘r.12. J. E. Bencheikh, article khamriyya, Encyclopédie de l’Islam, vol. III, pp. 1030-41.13. Sur cette question, voir l’article Nawriyya de Teresa Garulo, in Encyclopédie de l’Islam, T. VII.14. Capitale des Lakhmides, à proximité de l’Euphrate, au Sud-est de l’actuelle Nadjaf (Irak), al-Hîra atteignit son apogée sous le règne du célèbre Mundhir III (503-54 ap. JC). Carrefour des trois cultures, persane, arabe païenne et byzantine, la ville attira de nombreux poètes parmi lesquels ‘Abîd, Tarafa et al-Nâbigha.

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15. Nous avons peu d’informations sur ce poète mort vers 180/796 qui a connu la fin de la période omeyyade. Il vécut dans le Khorasan, en Perse, et fut souvent désigné du doigt à cause de son comportement peu compatible avec les mœurs musulmanes. Il consacra toute sa poésie à la description du vin et des assemblées de plaisir et fut le premier à avoir donné au genre khamriyya une véritable identité. Il s’occupa très peu de son œuvre poétique, c’est sans doute la raison pour laquelle très peu de ses compositions nous sont parvenues.16. Trad. René Khawwam, La poésie arabe des origines à nos jours, Paris, Marabout 1967 p. 117.17. Voir art. Nawriyya cité ci-dessus.18. Boustany S., Ibn ar-Rûmî, sa vie et son œuvre, Beyrouth, 1967, p. 335. 19. De caractère enclin à la satire, Ibn al-Rûmî s’attira une haine farouche des victimes de ses pamphlets dont le célèbre al-Buhturî (821-897). Par ailleurs, ses idées proches des positions chiites, le tinrent à l’écart de la cour (Cf. ses deux thrènes dédiés à Yahya Ibn ‘Umar, un zaydite opposé au pouvoir ‘abbaside). Selon la légende, il mourut empoisonné à cause de son caractère difficile.  20. Plante servant à teindre en jaune rougeâtre.21. Texte arabe cité par Hanna al-Fâkhûrî, Al-Djâmi‘ fî târîkh al-adab al-‘Arabî, Beyrouth, 1986, p. 770.22. Voir Montgomery, J. E., article al-Sanawbarî, Encyclopédie de l’Islam. 23. G. Wiet, Introduction à la littérature arabe, Maisonneuve et Larose, Paris, 1966, p. 148.24. Dîwân al-Sanawbarî, éd. Ihsân ‘Abbâs, Beyrouth, 1970.25. G. Wiet, Introduction à la littérature arabe, p.148.26. “Lorsque le calife ou quelque grand personnage invitait les habitués de son salon à un « Sans-souci » dans les jardins au bout de la ville“ selon G. E. Grünebaum. Voir son article : Aspects of Arabic urban literature, dans Islamic studies,VIII, 1969, p. 293.27. Ibn Ghaws Ibn Ahmad Manoutchehri Dâmghâni naquit vers la fin du 4e siècle de l’Hégire. Il mourut jeune, à moins de 40 ans, en 432/1040. Né dans une région désertique, il alla se fixer dans le Tabaristan au Nord de la Perse où il s’attacha à la cour du roi ziaride Falak al-Ma‘âlî. C’est dans les montagnes verdoyantes de cette région, qu’il composa ses plus beaux hymnes à la nature.28. Le nom de cette fête qui tombe le premier jour du printemps signifie en persan  : nouveau (nov) jour (rouz).29. Hedjazi A., Le poète de la nature, in La revue de Téhéran, Avril 2007.30. Henri Pérès, La Poésie andalouse en arabe classique au XIe siècle, ses aspects généraux, ses principaux thèmes et sa valeur documentaire, Paris, 1953, p.161.31. Al-Himyarî al-Ishbîlî (Abû al-Walîd), Al-Badi' fi Wasf Ar-Rabi', Préface, p. 232. Al-Badi' fi Wasf Ar-Rabi', op. cité p. 9.33. Nommé al-qadûsî dans la langue populaire.34. Op. cité , p. 72 ; traduction de H. Pérès, La poésie andalouse, op. cité, p. 173.35. Idem, p. 15, labisa ar-rabî’u.36. Sur Ibn Khafâdja (1058-1138), voir:

- H. Hadjadji et A. Miquel,  Ibn Khafâdja, L’amant de la nature, Paris, 2002.- H. Hadjadji, Le poète vizir Ibn Khafâdja, l’amateur des jardins andalous, Beyrouth, 2006.

37. Ibn Khafâdja, L’amant de la nature, op. cité, p. 9.38. Idem, p.9 ; la traduction de cet extrait est de l’auteur du présent ouvrage.39. Le nom scientifique de l’arak est le Salvadora Persica.40. Ibn Khafâdja, L’amant de la nature, op. cité, pp. 32-3341. Sur la naissance et l’évolution de la poésie strophique andalouse, voir La plume, la voix et le plectre, op. cité, pp. 19-2642. Ibn al-Khatîb était très conscient de l’incertitude qui pesait sur al-Andalus qui, de défaite en défaite, a été réduite, comme une peau de chagrin, à une enclave vivant sous la menace chrétienne.

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43.The ‘Uddat al-Djalîs of ‘Alî ibn Bishrî (sic), an Anthology of Andalusian Arabic muwashshahât, éd. Alan Jones, Cambridge, 1992.44. Al-muwashshahât wa-l-azdjâl, Institut National de Musique, 3 t., Alger, 1972. C’est le 1er recueil de chansons dites « arabo-andalouses » publié en Algérie et le plus complet aussi. Il contient près de 660 pièces dont près de 500 sont encore chantées de nos jours. Les compositions restantes sont des poèmes dont les mélodies ont été perdues. Nous avons consacré une page entière à la présentation de cette Anthologie dans notre précédent ouvrage. L’ouvrage sera désormais mentionné Muw. I, Muw. II et Muw. III.Voir : S. Benbabaali et B. Rahal, La plume, la voix et le plectre, éd. Barzakh, Alger, 2008, pp. 37-38.45. Serri, Sid Ahmed, Chants andalous, recueil des poèmes des noubates de la musique Sanaa, Alger, 1997. Nouvelle édition, ENAG, Alger, 2006. L’ouvrage sera désormais mentionné Chants 1 (pour la 1ère

édition) et Chants 2 (pour la 2e édition).Darsouni, K., Recueil des poèmes de la musique andalouse Malouf de Constantine, Dâr al-Ba‘th, Constantine, s.d.Hadj Slimane, M., La musique andalouse à Tlemcen, 2001.46. Le titre complet est : Min wahyi al-rabâb, madjmu‘at ash‘âr wa azdjâl mûsîqâ al-‘âla, texte polycopié, s. d.47. Nous avions dressé pour cela un tableau de toutes les expressions et motifs traités.48. Nous reprenons en partie à notre compte ce constat fait par Marcel Béalu dans son Anthologie sur la poésie érotique où il écrit : “Si profondes et instinctives que soient les sources de l’inspiration, elles n’échappent pas aux lois du langage. Les forces de la vie recherchent nécessairement leur expression dans ce creuset qu’est l’esprit du temps “. In La poésie érotique, Seghers, 1971, p. 5.49. Cette “incompréhension“ est due principalement à deux raisons : la première est la déformation qui a affecté beaucoup de termes dans ces poèmes transmis oralement ; la seconde est la présence d’un lexique appartenant à un univers avec lequel nous avons perdu tout contact.50. Le Paradis perdu. Le mot firdaws trouve son origine dans le mot persan pairi daiza signifiant jardin, et le mot en sanskrit "pardis" ou jardin d'Éden. Le jardin persan est divisé en quatre parties équivalentes par des canaux disposés en croix, symbolisant les quatre fleuves du paradis terrestre (Nil, Euphrate, Tigre, Indus), avec au centre un bassin ou une fontaine.Le Pardès, littéralement "le verger", qui donnera ensuite le paradis, désigne, dans la tradition de la Kabbale juive, un lieu où l'étudiant de la Torah peut atteindre un état de béatitude.51. Voir La plume, la voix et le plectre, op. cité, p. 23.52. Musulmans d'Espagne convertis de force au catholicisme, à la suite des édits de conversion de 1502.53. L'inqilâb (ou neqlâb) se caractérise par sa grande diversité rythmique. Plusieurs inqilâbât peuvent être réunis dans la Nûba des niqlâbât, qui enchaîne tous les modes (tubû’) fondamentaux sur un tempo constant.54. Chants 1, p. 197; Chants 2, p. 268.55. Un dardj dans le mode Raml al-maya. Chants 1, 80.56. Muw., I, p. 241, Chants 1., p.45 ; Chants 2, p. 48.57. Sur les différentes fonctions des jardins en Andalousie médiévale et leurs multiples dénominations, voir Lagardère, V., Campagnes et paysans d’Al-Andalus, VIIIe-XVe s., Maisonneuve et Larose, p. 65.58. Article bustân, E. I (2), de Marçais, G, pp. 1385-138859. Le Coran, sourate L'Échéante, LVI ; v.17-25, trad. de J. Berque, Sindbad, Paris, 1990.60. Dans La Bible, Genèse, 3.5 : « le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. »61. Le Coran, sourate Al-A'râf, VII ; v. 20 à 22, trad. de J. Berque, Sindbad, Paris, 1990.62. Chants 1, pp. 167-168.

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63. La plume, la voix et le plectre, op. cité, p. 4564. A. Chouraqui, Le Cantique des Cantiques, suivi de Psaumes, PUF, Paris, 1984.65. Lamarck, J. B. ; Encyclopédie méthodique, Botanique, tome 6, Paris, 1804, p. 646. 66. Il est clair qu’il s’agit de la forme nâ‘im avec allongement de la voyelle a et non na‘îm comme on le trouve dans beaucoup de versions. La moindre des preuves de cette inexactitude est la rime correspondante : dâyim et non dayîm qui n’a aucun sens.67. Chaque genre de poésie a recours à des espèces d’arbres particuliers comme nous allons le voir. 68. Chants 1, p. 63.69. Henri Pérès, La poésie andalouse en arabe classique au XIe siècle, Alger, 1953 p. 187.70. Sur la différence entre la poésie strophique et la qasîda, voir La plume, la voix et le plectre, op. cité, pp. 20-22.71. Sur le modèle de l'habitat arabo-musulman traditionnel, ces maisons sont souvent arborées et dotées d'une fontaine centrale. 72. “Là, ils rencontreront les houris au regard chaste et que nul homme ni génie n’aura auparavant effleurées. Ar-Rahmân - 55.56. Ar-Rahmân“Deux Jardins habités par des houris aussi belles que vertueuses“.- 55.70

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ANNEXES

I. Interview parue dans la Revue Kalila.

À l'occasion de la sortie de notre ouvrage : La plume, la Voix et le Plectre, une interview a été donnée à la Revue Kalila. En voici le contenu.

Kalila : Pourquoi ce titre : ‘’La plume, la Voix et le Plectre’’ ?

Saadane Benbabaali : Ce un titre s’est imposé à moi naturellement par le sujet que traite le livre : la nawba andalouse. Celle-ci est en effet l’œuvre de trois protagonistes fondamentaux : le poète, le chanteur et l’instrumentiste. Le premier, avec sa plume, a composé les merveilleux poèmes appelés muwashshahât et azdjâl, le second les fait vivre grâce à sa voix et le troisième les habille de superbes mélodies grâce à son plectre. Enfin, pour la petite histoire, ce livre est né grâce à Beihdja Rahal qui est « la voix », mon ami Naji Hamma qui est le plectre et moi-même qui suis la modeste plume de cet ouvrage. Je rappelle que le livre est accompagné d’un superbe album où Beihdja Rahal interprète la nawba Raml.

Kalila : Quel objectif visiez-vous à travers cet ouvrage qui se veut, je suppose, pédagogique ?

S. B. : Ce livre est une contribution à la défense et à l’illustration de cet héritage inestimable qu’est la nawba andalouse. Son répertoire, hérité de nos ancêtres andalous, a été façonné et enrichi par les générations d’interprètes et de musiciens maghrébins qui lui ont donné son empreinte finale. Nous voulions rendre hommage à tous les artisans qui ont donné à cette musique une dimension universelle. Le texte de l’ouvrage se veut à la fois pédagogique par les analyses qui y sont développées et esthétique par son mode d’expression, sa part poétique et les photos qui s’y trouvent. Il s’agit d’une étude du muwashshah et du système de la nawba ainsi que la traduction des poèmes chantés par Beihdja Rahal. Sans nier l’importance de ce qui a déjà été publié au sujet de la san‘a algérienne nous avons tenté d’apporter une nouvel éclairage dans un domaine où les œuvres théoriques sérieuses sont plutôt rares. C’est un ouvrage qui, je l’espère, permettra de répondre à certaines questions tout en donnant du plaisir à ses lecteurs.

Kalila : Vous êtes spécialiste de la littérature arabo-andalouse. Vous appuyez également des associations qui perpétuent ce patrimoine et œuvrent à le promouvoir en France. Le fait d’avoir coécrit cet ouvrage s’inscrit-il dans cette même optique ?

S. B. : Cela fait plus de 30 ans que je suis entré dans l’univers magique de la musique et de la poésie andalouses et je crois que je ne le quitterai jamais tant que je serai en vie. Ibn Sanâ’ al-Mulk, un lettré égyptien du 13e siècle écrivait à leur propos que “ leur connaissance est un enrichissement pour l’esprit et leur ignorance une tare . Celui qui continue à ignorer les muwashshahât après les avoir entendues n’a pas

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sa place dans le monde civilisé.” Au lieu d’être un simple consommateur, je partage depuis des années, avec tous les amateurs de cette tradition musicale, les résultats de mon travail de chercheur en poésie andalouse et ma pratique de cette musique. J’exprime à cette occasion ma gratitude à tous les amis qui m’ont permis de percer quelques secrets de la nawba. J’ai d’abord contribué à la diffusion de la poésie andalouse en introduisant son enseignement à la Sorbonne où j’exerce mon métier. Ensuite j’ai fait connaître la richesse du muwashshah et de la nawba et le travail des Associations de musique grâce aux conférences que j’ai données sur le sujet au Portugal, en Espagne, en Angleterre, en Syrie et récemment à l’Université d’Alger. J’ai traduit des dizaines de poèmes chantés par Nassima, Sid Ahmed Larinouna, Omar Benamara et surtout Beihdja Rahal avec qui je travaille depuis de longues années. Enfin, avec La Plume, la Voix et le Plectre, j’entame, en collaboration avec Beihdja Rahal, une série de publications concernant des poètes et des interprètes de l’art arabo-andalou-maghrébin.

Kalila : Vous êtes en France et il existe plusieurs associations qui travaillent pour faire connaître cette musique savante dans l’Hexagone. Quelle appréciation apportez-vous à leur travail, noble en soi, et quelle est la place de cette musique dans le paysage culturel en France, au moment où la diversité, mais sur d’autres plans, est dans l'air du temps ?

S. B. : Il faut absolument saluer le travail de tous les acteurs - musiciens, interprètes, enseignants, éditeurs - qui oeuvrent en France à la préservation et à la transmission de ce patrimoine musical. Par leur travail, ils contribuent à la visibilité de la communauté maghrébine par ce qu’elle a de plus raffiné et de plus valorisant : la poésie, le chant et la musique. J’ai côtoyé pendant plus de trois décennies des femmes et des hommes dont j’ai pu constater qu’ils sont les dignes “ héritiers de Ziryab “. Paris est devenue une capitale de la nawba andalouse avec des Associations comme El Mawsili, Amel, As-Safina, Les Airs Andalous et Al-Andalousiyya de Paris etc…sans parler de l’enseignement discret mais combien efficace de Beihdja Rahal ainsi que d’autres personnes: je ne peux pas toutes les citer. Ces Associations transmettent l’héritage andalou dans toute sa diversité avec des approches différentes mais complémentaires. Grâce à elles, la musique andalouse a maintenant un public nombreux et fidèle que l’on retrouve à tous les concerts donnés dans les salles parisiennes du Centre Culturel Algérien de Paris, de l’Institut du Monde Arabe, du Théâtre de la Ville, etc… La Plume, la Voix et le Plectre est dédié à tous les artistes et amateurs de la musique andalouse. Sa publication en Algérie, par les Éditions Barzakh, grâce au soutien de l’ONDA, est notre façon de partager avec nos compatriotes ce que nous avons appris en France et de maintenir les liens avec notre patrie d’origine.

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II. Portrait de Beihdja Rahal par Kamel Bouchama

Beihdja, est-ce un nom commun, un nom propre, un toponyme, ou tout à la fois ? Plutôt un sentiment dans le monde euphorique de la joie et l’allégresse ; on peut dire même un bon présage qui prend naissance en ce juillet pas comme les autres. Car ce juillet de l’année 1962 est exceptionnel, glorieux. Il est celui du recouvrement de la souveraineté nationale, celui où le peuple venait d’être réhabilité dans ses droits à la liberté et à l’indépendance.

Et, dans cette ambiance de liesse populaire, qui nous donnait droit à des spectacles quotidiens faits de klaxon, de zorna, de youyou, de déploiement et d’exhibition d’emblème national, dans cette démonstration extatique d’une fierté inégalée d’un peuple appartenant désormais au monde libre, le père Rahal, petit fonctionnaire de l’EGA, travailleur inlassable, exaucé par deux étrennes : l’indépendance de son pays et la venue au monde d’une future héritière, s’acheminait vers la mairie du «Champ de manœuvre» – aujourd’hui Sidi M’hamed – pour ajouter, au nombre de cette population joyeuse, un petit ange qui sera promu au rang des intellectuels productifs.

Mais comment l’appeler pour marquer cette double circonstance ? Khedaoudj, Mériem, Zineb, Badi’a, Fettouma, Houria, Lylia ou par un autre prénom parmi ceux qui font trop algérois ? Ilhem, peut-être, qui annonce l'inspiration, l'illumination… ? C’est beau, mais rien de cela, car le prénom est tout désigné. Il s’est imposé de lui-même dans cette atmosphère de jours radieux et s’est attaché, tout simplement, à ce petit ange qui le gardera pendant toute sa vie. Elle s’appellera Beihdja, a décidé le père, parce qu’elle est arrivée dans la joie, le bonheur, l’espoir, l’exultation, et surtout dans «Djezaïr Beni Mezghenna», qu’on appelle communément «El Bahdja», la joyeuse, ou «El Mahroussa», la bien-gardée, ou encore «Alger la Blanche». Autant de qualités et de symboles par lesquels on peut parer cet ange qui vient dans un ciel serein, chargé de mille atours, en ce mois qui nous réconcilie avec la vie, la liberté.

N’était-ce pas autant de signes précurseurs, en ce juillet 1962, qui nous annonçaient, sous forme de prémonition, que Beihdja sera comptée parmi les noms illustres de l’Algérie de demain – ces grands noms de la musique classique algérienne –et que, par ailleurs, son souvenir restera vivace, dans l'esprit des générations futures, pour le sérieux de son travail et pour sa modestie ? En effet, une fois à l’école primaire, la petite fille de l’indépendance, accompagnée de ses frères, va forcer son destin, à un âge où ses camarades de classe jouaient encore à la poupée. Elle va droit au conservatoire d’El-Biar, s’y installe comme une grande, sans complexe aucun, gratte sur sa mandoline, apprend les rudiments de «l’Andalou», et montre à cet âge précoce qu’elle se passionne pour cette musique des ancêtres qui nous vient des belles contrées de la péninsule Ibérique.

Elle a de qui tenir. Sa maman déjà – plus que son père – était là, tout près d’elle et de ses autres enfants qui s’adonnaient affablement à cet art sublime que la famille Rahal affectionne particulièrement. C’était le «Violon d’Ingres» de Beihdja qui, sans jeu de mots, s’oriente directement vers la mandoline puis la «kouitra», aidée en cela par le regretté Zoubir Kakachi, le premier qui l’a initiée à poser ses doigts sur cet instrument et lui a appris à interpréter le répertoire andalou avec un timbre chaleureux et une belle tenue rythmique. A cet âge-là, elle ne pensait qu’à agrémenter ses moments de loisirs, après les cours astreignants du lycée où il fallait bosser très dur, sérieusement, pour assurer son avenir. Mais, au fait, pourquoi ai-je dit pour agrémenter ses moments de loisirs ? Eh bien, tout simplement, parce que la jeune Beihdja n’a jamais eu cette idée de faire carrière dans le chant et la musique et, de plus, ses parents ne la voyaient pas monter sur scène. C’était une chose exclue ! Aller au conservatoire, c’est bien, il y a de la

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morale, de la dignité, de la grandeur; d’ailleurs cela reste dans les cordes de la traditionnelle société algéroise, c’est même dans ses valeurs culturelles. Sans plus, vraiment… !

Le papa est derrière, toujours bienveillant et affectueux, quelquefois complaisant, mais intransigeant sur l’avenir de ses enfants. Il faut qu’ils arrivent à faire de bonnes études, ressassait-il en son for intérieur. Après… ? C’est leur problème, car ils auront assez de force et ils seront plus aguerris, pour «donner un sens à leur vie». En d’autres termes, voulait-il dire, en une formule elliptique : ainsi, soit-il !

Elève modèle, bien éduquée, elle réussit ses études secondaires. Et comment ne réussirait-elle pas, alors qu’elle partait au conservatoire, chaque jour ou presque, adoucir ses mœurs avec ce métissage culturel d'une grande richesse ? Oui, elle a eu le baccalauréat, cet examen difficile et éprouvant pour tout le monde, grâce à son assiduité, sa volonté d’aller jusqu’au bout de ses forces. Et de là, elle a fait mentir cette appréhension qui lui pesait et lui faisait peur jusqu’à lui prédire l’échec sinon de mauvais résultats… inévitables. Avec ce visa pour entamer des études supérieures, elle ne veut pas s’arrêter en si bon chemin. Elle a des prétentions raisonnables, elle s’inscrit en biologie pour débuter ce voyage universitaire qui lui donnera autant de fatigue que de satisfaction d’appartenir à cette gent intellectuelle du pays.

Et la musique ? Pourra-t-elle s’en séparer, ne serait-ce que momentanément ? Pourra-t-elle se soustraire à cette atmosphère qu’elle a si longtemps partagée avec d’autres adeptes de la «Nouba andalousia» dans laquelle la musique est au service de la poésie ? Pourra-t-elle délaisser tout ce qu’elle a appris de si ingénieux en matière de mélodies, aux influences cosmogoniques et aux symbolismes métaphysiques ? Pourra-t-elle se détourner complètement, en un sentiment délibéré, de cette suave Nouba Ghrib ou de l’autre, exquise et non moins mélodieuse, la Nouba Sika, représentant ces restes fabuleux déposés sur les rivages méridionaux de la «Mare Nostrum» après la chute de Grenade en 1492 ? Pourra-t-elle enfin, balayer du revers de la main l’imposante stature du grand maître Mohamed Khaznadji, avec lequel elle a étudié le chant, le maître Abderrazak Fakhardji, ainsi que le virtuose professeur Noureddine Saoudi – futur chef d’orchestre – ou les Associations «Fakhardjia» et «Essoundoussia» avec lesquelles elle a eu beaucoup de plaisir en se perfectionnant et en s’accrochant davantage à cet art venu d’une civilisation prestigieuse dont ses ancêtres ont été les précurseurs ?

Non, car Beihdja Rahal n’évoque jamais ses souvenirs d’enfance, ses années d’apprentissage et de formation, sans que la joie et le bonheur ne l’envahissent. D’ailleurs elle ne se serait jamais accommodée de l’oubli, de ce prisme déformant le passé, effaçant les souvenirs, elle qui a su allier ses études de biologie à la création artistique, à l’amour de cette musique qui a suivi sa propre évolution, après s’être émancipée et affranchie de celle de l’école classique orientale. Que l’on revisite l’Histoire de l’Andalousie ou celle de la civilisation arabo-islamique, d’une façon générale, et l’on comprendra que la plupart des hommes de science ont été soit de grands mélomanes voire de grands musiciens pratiquants. Aucune incompatibilité. Bien au contraire, la musique qui est une école de logique, va de pair avec la philosophie et les sciences. Par exemple, en Andalousie, le philosophe, médecin, astronome, géomètre et homme politique, Ibn Badja, qu’on nomme Avempace en Europe, a été un grand musicien, qui ne se contentait pas d’interpréter des textes, mais les composait lui-même. Il était l’exemple réel et pratique de cette polyvalence, mieux encore de cette symbiose. Il a été selon l’expression de l’historien et polygraphe andalou Ibn Said : «Le philosophe d’al-Andalus et son maître en musique». D’ailleurs, en son temps, l’Andalousie et le Maghreb ont eu à apprécier le «traité de musique» qu’il a écrit et les «chansons populaires» qu’il a composées.

Ainsi, comme disait l’Espagnol Jeronimo Pàez Lopez : «Mais la vie ne suspend pas sa fonction éternelle. Les causes qui mènent vers le déclin de la vieillesse croisent les chemins qui grimpent vers la jeunesse». En termes familiers, plus élémentaires et plus explicites, l’adage dit : «une génération pousse l’autre», et ainsi Beihdja Rahal, sur ses vingt ans, toute fraîche, toute belle, toute angélique, va dans sa candeur au devant de son destin. Certes, l’Université est là pour lui assurer son avenir, mais la musique l’accompagne, forcément, dans une parfaite communion d’un bonheur ineffable et d’un bien-être sans

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limite. Alors, là-bas au loin, un sémaphore brillant de sa lueur bienveillante, semble lui indiquer son chemin dans le monde mirifique de la musique, dans ce monde de la perfection du rêve et de l’espoir…, à l’abri de toutes les contrariétés. Elle saisit l’opportunité, elle accepte le défi. Etait-ce par innocence…, était-ce par crédulité excessive en ce monde où d’autres n’ont pas eu la chance d’arriver à l’hyacinthe andalouse ? C’est selon. En tout cas, la voilà s’essayant en solo dans un «btayhi» de la nouba Hsine, «Ya morsili».Un examen de passage réussi pleinement, du premier coup. Il faut dire, avant même de parler de la chance dans ce domaine difficile, laborieux, qu’elle a excellé en son genre, qu’elle a été sublime et que sa valeur intrinsèque, révélée en un bout d’essai, était pour quelque chose. Bel ouvrage de réflexion qui va la mener loin ! En tout cas plus loin qu’elle ne le pensait, à cause de sa voix pleine de chaleur, de promesse et, on ne le dira pas assez, chargée d’émotion dans toutes ses interprétations…

En effet, ce prélude à la notoriété, à la consécration, voire même aux égards, va se répéter et, un mois plus tard, Beihdja Rahal passera en duo avec Hamid Belkhodja, exécutant ce fameux «btayhi» qui lui a permis de mettre, assurément, le pied à l’étrier. Une année après, sur ses vingt deux printemps, elle sera admise en tant que membre, à part entière, dans l’Association «Fakhardjia». C’est un grand honneur, pour cette étudiante en sciences biologiques, qui aura l’occasion après l’amphithéâtre où elle prenait des cours éprouvants mais nécessaires, de goûter aux charmes de cette poésie qui lui murmure les mots les plus doux, les plus éloquents, décrivant «l’épanouissement des fleurs après le passage des nuages printaniers ou le murmure de l’averse qui ranime les tendres corolles, ou encore l’élégance des beaux châteaux entourés de verdure». Cette description parle du «Waçl», dans «Tawq el Hamama» ou «Le collier de la colombe» de notre maître Ibn Hazm El Andaloussi, et Beihdja Rahal ne m’en voudra pas d’avoir évoqué pour elle ce grand lettré avec lequel la poésie d’amour atteignit son apogée.

Là enfin, notre artiste s’affirme et confirme sa présence parmi ceux qui vont briller dans le ciel de la musique classique algérienne. Elle signe son premier contrat avec ce noble art qui se trouve être exalté, glorifié, par une communauté qui n’est plus à la recherche de son identité, puisqu’elle la connaît…, cette identité qui va dans les profondeurs de l’Histoire et qui la place parmi ces peuples qui ont fait la civilisation dans le Bassin méditerranéen. Elle y est maintenant, bien en place, la jeune Beihdja Rahal  ! Ce n’est plus la mélomane, qui vient par plaisir ou pour «agrémenter ses moments de loisirs», en considérant la musique comme «un plus» dans sa vie universitaire. Non ! Elle décide de s’intéresser davantage, d’en faire une activité permanente peut-être, en tout cas en parallèle avec la biologie qu’elle compte poursuivre en post-graduation.

Et comment ne va-t-elle pas s’accrocher à la «Sanaâ», et à ses dérivés, lorsque son maître, Abderrazak Fakhardji, la sollicite pour conduire l’interprétation de la Nouba Rasd al-dil ? Comment n’est-elle pas comblée, même après cet incontournable trac, lorsqu’elle est aux commandes d’un ensemble qui a le plaisir de la suivre révérencieusement, car subjugué par celle qui sera demain une voix, un style et un nom ?

Et la légende Beihdja continue, de la belle légende, dans ce paysage grandiose, en compagnie de musiciens et de poètes, dans un envoûtement où les mots pleins de couleurs ajoutent du charme à cette magnifique musique dont la structure en a été trop influencée. Oui, elle continue et, en 1986, elle est membre fondateur de l’Association musicale «Essoundoussia» en même temps que professeur dans cette même formation.

Ainsi de1986 à 1992, elle s’affirme dans son pays. Elle enseigne les Sciences naturelles au lycée, après avoir obtenu sa licence en biologie à l’Université d’Alger en 1988. Mais ne pouvant continuer ses études en post-graduation, faute de spécialité postulée, elle s’adonne à fond à la musique, en tant qu’artiste interprétant le patrimoine classique algérien, en particulier la Nouba andalouse, représentée par la «Sanaâ», propre à l’école d’Alger. Elle se donne à fond à cette tâche, et ce n’est pas inutile de le répéter, parce qu’elle corrige, elle purifie le jeu de cette musique en l’époussetant, en même temps qu’elle

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s’impose comme une chanteuse classique qui reprend les meilleurs tableaux de cette Andalousie admirable, joyeuse, où Zyriab s’est donné à cœur joie pour exhiber ses talents de virtuose d’un art ramené de Bagdad et qui allait avoir une influence décisive sur l'avenir de la musique andalouse. Ainsi, Beihdja Rahal, qui n’est pas une autodidacte – ce qui n’est pas dédaignable, le cas contraire –, mais une scientifique, dans le vrai sens du terme, doublée d’une artiste passionnée, donne la valeur à chaque image à travers le rythme, l’accent, l’assonance, le balancement, en fait à travers un savoir-faire qui joue un rôle apparent dans la pureté de son interprétation. Elle fait partie de ceux qui essayent de se perfectionner en donnant à notre musique des airs qui sont en accordance avec le style musical. Cela devait permettre aux différentes écoles de se rencontrer et d’enrichir, par le biais de leurs expériences, leur répertoire dans ce chapitre du patrimoine.

Elle restera dans son pays qu’elle aime tant, jusqu’en 1992, date à laquelle elle va en France pour s’y installer et continuer sa prodigieuse aventure dans la musique. D’ailleurs, aujourd’hui, elle ne fait que ça, là-bas, dans ce qu’appellent certains «Diar el Ghorba», une expression qu’elle refuse parce qu’elle la trouve maladroite et inélégante. Elle se consacre entièrement à son enseignement, à son groupe, à ses tournées et à ses contacts professionnels, car Beihdja Rahal est comme ce poisson qui ne peut vivre hors de l’eau.

Aujourd’hui, en France où elle se trouve, elle est corps et âme dans sa musique. C’est une battante, élevée dans la tradition du don de soi, de l’engagement et du sacrifice, dans un milieu déjà qui favorise les valeurs fondamentales, ne permet pas les atermoiements et autres subterfuges quand il s’agit de montrer du sérieux dans un projet qui représente notre culture, notre patrimoine. C’est pour cela, également, que toute modeste qu’elle est, est en train de faire de grands efforts pour nous faire revenir à l’authenticité, cette qualité qui nous permet d’apprécier notre position ô combien digne dans le concert de la musique arabo-andalouse, la vraie, prodigieuse et… fascinante.

Beihdja Rahal évolue d’une façon très ascendante, à l’image de ce monde qui est constamment tourné vers le progrès, notamment dans les sociétés cultivées qui vont dans le sens de l’essor civilisationnel, d’où le développement de l’art et de la culture. Pour cela, elle a à son actif cette création, essentielle, voire indispensable allions-nous dire, d’un orchestre en 1993 qui porte son nom et celui de sa ville natale «El Beihdja». Une appellation donc à double sens qui symbolise, en plus de l’amour qu’elle porte à cette capitale baignée par la Méditerranée, les charmes de la musique classique algérienne, notamment de la «Sanaâ», cette belle forme algéroise qui est née jadis à Cordoue, chez de grands maîtres, dans les belles demeures fastueuses de «Madinat az-Zahra».

Beihdja, qui refuse d’être considérée comme une émigrée – nous l’avons dit –, parce qu’elle ne l’est pas, est une véritable ambassadrice de la musique classique de son pays en Europe, et en France particulièrement, où il y a une importante communauté algérienne. Alors, elle réalise un travail d’orfèvre, admirable, impressionnant…, et elle a l’enthousiasme, la volonté, surtout la compétence et le courage, qui lui permettent d’être constamment derrière ce projet digne d’intérêt, un projet qui, malgré les vicissitudes du temps et quelquefois l’indifférence des hommes, réussira selon les prévisions tracées par cette dame qui ne désempare devant aucun obstacle.

Beihdja, aujourd’hui, a mûri, et ce style et ce nom, les siens, qu’on évoquait dans un précédent paragraphe, nous obligent à en parler aisément au présent. Car, au présent, elle s’impose, elle rayonne dans tous les pays du Maghreb, et en Europe, où elle se produit assidûment avec son ensemble au talent exceptionnel. Bien connue également dans «Bilâd al mouwashshahat», au Liban, en Jordanie, en Egypte et ailleurs, elle a séduit ces réputés «mounchidine», aux oreilles attentives, qui ne vivent que de leur art et dont la voix vous retourne l'âme et vous chavire le cœur. Avoir l’agrément de ces spécialistes à l’ouie très fine, est une sérieuse attestation pour les postulants à la gloire dans ce vaste Moyen-Orient. Et Beihdja a su être à la hauteur dans tous les examens que l’amour de la musique lui a imposés.

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Oui, Beihdja a mûri, et de sa voix suave, limpide, elle joue avec sa gorge, en émettant des sons harmoniques, comme si elle jouait avec sa mandoline. Le chant, chez cette Diva de l’andalou – nous insistons sur cette qualité même si elle la refuse – exprime ses états d’âme et libère ses émotions. Elle interprète de grandes poésies en mettant tout son cœur pour nous envoûter, nous séduire et nous entraîner dans ce havre de paix aux sonorités harmonieuses. Elle possède cette volonté de se dépasser en qualité qui lui commande une gymnastique difficile à travers l’émission simultanée de deux sons en même temps qui donnent plus de beauté à son interprétation de morceaux choisis. Ainsi, face à Beihdja Rahal, en spectateur assidu et en mélomane convaincu, l’on perçoit en ses œuvres cette forte personnalité et cette vigueur dans l’exécution qui font, comme disait un spécialiste de la voix, que «son énergie se transforme, sa vitalité s’accroît, ses sens et son mental étendent leurs champs de perception, son être réintègre sa place dans l’univers». Et comment n’est-elle pas tout cela ? Comment n’est-elle pas la poésie et le chant qui s’expriment à travers elle ?

Imposante sur scène, elle inspire du respect d’abord et de la confiance ensuite. Ce respect et cette confiance, elle nous les offre, spontanément, mais aussi intentionnellement, parce qu’elle souhaite, par ailleurs, que ce qu’elle chérit le plus, cet «art andalou» ancestral, doit évoluer constamment pour combattre une certaine tendance qui nous fait glisser vers une phase décadente à cause de compositions musicales à l’emporte-pièce, signes inquiétants d’un divorce entamé avec l’authenticité et l’identité culturelle de notre pays.

En effet, Beihdja Rahal est là, plus présente que jamais. Elle produit beaucoup, et son palmarès est éloquent : elle en est à son vingtième album dans tous les modes connus de la Sanaa andalouse. Elle est là, elle se refuse d’être en marge de cette ébullition culturelle et scientifique. Elle brille par son ingéniosité et sa compétence, à l’image de ces femmes que l’Histoire évoque et célèbre en lettres indélébiles, pour les faire connaître et les immortaliser. Elles sont nombreuses, et notre mémoire, quelquefois défaillante, n’ose les nommer une à une, au risque d’oublier peut-être les plus importantes parmi elles.

C’est ça Beihdja Rahal, une femme de caractère qui fait de son engagement, dans la musique classique algérienne, une éducation qui pousse de toutes ses vigoureuses racines. Et là, où elle se produit, elle laisse quelque chose…, qui vous accroche, qui vous émeut et qui vous rappelle ces parfums d’une époque autrement plus conviviale, plus dynamique, où l’art et la culture vivaient en totale symbiose avec la beauté de la nature qui inspirait aux gens des ardeurs exceptionnelles. Cette Dame – et là, le terme lui sied convenablement –, d’une certaine prestance lorsqu’elle interprète ses «classiques», qui ont fait autorité antan, pendant cette période de noblesse culturelle, veut à chaque occasion nous communiquer, pour nous la faire aimer davantage, cette poésie qui est pure, directe, suave et pleine de sensibilité. C’est ainsi, que dans ce dernier ouvrage, intitulé : «La joie des âmes dans la splendeur des paradis andalous», Beihdja, par ses chants lors d’un concert live et Saadane Benbabaali, par un essai sur la poésie florale et ses traductions de plus de cinquante azdjâl, nous invitent à « revisiter » l'univers parfumé et coloré du paradis perdu, le Firdaws al-mafqoud. Beihdja a entrepris depuis sa rencontre, il y a plus d’une décennie, avec Saadane Benbabaali, maître de conférences à Paris III, spécialiste de littérature arabo-andalouse, un long travail de défense et d’illustration de l’art poétique et musical andalou. Le professeur a signé les traductions de toutes les pièces chantées par Beihdja dans les sept derniers albums. Co-auteurs d’un premier ouvrage, La plume, la voix et le plectre paru en 2008, ces deux passionnés de l’héritage de Ziryab et des washshâhoun andalous poursuivent leur chemin avec un nouveau bouquet poético-musical : Fleurs et jardins dans la poésie andalouse . Comment alors, Beihdja, l’universitaire, exigeante quant au sens précis des mots qu’elle chante et consciente de leur juste valeur, ne tenterait-elle pas, avec ce poéticien inspiré, de « saisir le fonctionnement d’un thème particulier dans la poésie strophique andalouse appelée muwashshah et zadjal» ?

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Que dire enfin, dans ce modeste propos qui fait le portrait d’une artiste, d’une grande…, vraiment grande ? Que nous avons de nobles sentiments de respect et de considération à l’égard de cette dame qui nous réconcilie avec le bel art, l'authenticité, et nous promet un meilleur avenir pour la Nouba andalouse qui retrouve, avec elle, toute sa fraîcheur. Mais, à travers ces mots sincères et sans complaisance aucune, je l’avoue, d’aucuns verront peut-être dans ce texte un panégyrique, une apologie…, ceci n’est point vrai. Ce n’est que la juste réponse, à un travail assidu, à un engagement courageux, volontaire, de celle qui s’est vouée à une merveilleuse cause : celle de purifier et de mettre en valeur un patrimoine qui a été, malheureusement, longtemps soumis à l’indifférence des hommes et, le plus souvent, à leur ignorance de ces trésors valeureux qui témoignent de notre remarquable culture.

N’est-ce pas beau, aujourd’hui, d’apprécier Beihdja Rahal, dans un concert, auguste et impressionnante au milieu de son orchestre, nous livrer de sa voix tendre et douce, de sa «voix andalouse» comme l’écrivait Sofiane Hadjadj, les meilleures noubas de ce patrimoine des ancêtres ?  

Kamel Bouchama,

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BIBLIOGRAPHIE

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Schoeler, G. : Arabische Naturdichtung. Die zahriyyât, rabî‘iyât und rawdiyat von ihren Anfangen bis As-Sanawbarî, Beyrouth 1974.

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The ‘Uddat al-Djalîs of ‘Alî ibn Bishrî , an Anthology of Andalusian Arabic muwashshahât, éd. Alan Jones, Cambridge, 1992.

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Saadane Benbabaali et Beihdja Rahal : Bahdjat al-nufûs fî bahâ’i djannât al-Andalus

Index des mots arabes transcrits

‘Adhûl : terme désignant le censeur chargé de veiller au respect des moeurs sociales et qui adresse souvent ses reproches aux amants "illégitimes".Al-Andalus : nom donné à l'Espagne à partir de 711 par les conquérants musulmans .Bayt pl. abyât : terme désignant le(s) vers dans les poèmes classiques et la strophe dans les muwashshahât et azdjâl.Btayhî : Second mouvement de la nawba, le b’tayhi –tout comme le dardj- ne diffère pas du m’saddar pour ce qui est du rythme. Bustân : mot d'origine persane désignant le verger. Dardj : Troisième mouvement de la nawba.Dîwân : ce mot viendrait du persan et signifierait registre, administration. Il passe à l' arabe au VIIIe siècle avec le sens de recueil de poèmes. Djahiliyya : période historique ayant précédé l’apparition de l’Islam en 610 ap JC.Djanna : un des noms du Paradis, il signifie aussi jardin arboré dont les arbres sont touffus. Djannân : jardinier ou botaniste. Djullinâr : fleur du grenadier.Djinân : autre nom pour le jardin.Faqîh : homme de religion. Firdaws: mot emprunté par l' arabe au moyen perse pardêz (issu d'un plus ancien pairidaeza) il désignait un jardin ou un parc clos par des murs. Le Coran l'utilise pour désigner le Paradis.Gharad : partie finale qui clôt les poèmes monorimes anciens. Ghazal : poésie amoureuse.Ghusn : littéralement branche ou rameau ce mot désigne, dans le muwashshah, l'un des deux constituants de la strophe dont les rimes changent d'une strophe à l'autre. Hasûd : le jaloux envieux.Insirâf : quatrième mouvement de la nawba, son rythme est de mesure ternaire (légèrement boiteux 5/8 ou parfois 6/8). Son mouvement est assez vif et sa mélodie légère est assez rapide. Ista‘âra : métaphore.Istikhbâr : dans la nawba andalouse, il désigne une improvisation vocale non rythmée. Khamriyya : poème bachique.Khardja : dans le muwashshah , désigne la pointe finale utilisant soit l’arabe parlé andalou, soit un mélange d’arabe et de romance. Khlâs : Avec une mesure ternaire ( 6/8 ) et un tempo alerte et dansant le khlâs est le dernier mouvement de la nawba. Madjâlis al-uns : assemblées de plaisir.M’saddar : premier mouvement de la nawba de rythme lent chanté avec solennité.Mu’allaqa pl. mu’allaqât : poème antique, ode multithématique.

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Munshid pl. munshidûn : chanteur soliste dans les ensembles de musique andalou-maghrébine.Muwashshaha pl. muwashshahât : poème strophique comportant une alternance de rimes et utilisant parfois plusieurs mètres. Il fut inventé en Espagne musulmane à la fin du 10e siècle.Nasîb : prologue amoureux dans la poésie monorime traditionnelle.Nawba : elle désigne, dans la musique savante andalou-maghrébine, une suite de pièces vocales et instrumentales. Nawriyya pl. nawriyyât : un des termes désignant un poème floral. Qadd : taille d'une femme ou d'un homme.Qâma : autre terme désignant la taille.Qâfiya : rime dans un poème.Rahîl : partie de la qasîda antique monorime consacré à l'évocation et à la description du paysage parcouru par le cavalier en chemin vers la bien-aimée ou le bienfaiteur. Raqîb : l’espion chargé par l'époux ou un membre de la famille de surveiller la femme courtisée par le 'âshiq : l'amant.Rawd : terme désignant le jardin. Riad : au Maroc ce terme désigne une demeure avec un jardin intérieur.Rabi’yya : poème printanier.Rawdiyya pl. Rawdiyyât : terme formé à partir de rawd (jardin) et servant à désigner la poésie des jardins.Shâ‘ir pl. shu‘arâ’ : poète.Shatr pl. ashtâr : hémistiche(s).Tawshîh : art de la composition de muwashshahât.‘Udhrite (poésie) : poésie de "l’amour pur et chaste".Warda pl. wurûd : la rose.Washshâh pl. washshâhûn : nom désignant les auteurs de muwashshahât.Zadjal pl. azdjâl : poème strophique différent du muwashshah par l'usage de l'arabe parlé dans le corps même du poème.Zadjdjâl pl. Zadjdjâlûn : auteurs des poèmes strophiques de langue dialectale appelés azdjâl dont le plus célèbre fut Ibn Quzmân (Cordoue 1078 -1160).Zahriyya pl. zahriyyât : nom formé à partir de zahr (fleurs) et désignant les poèmes floraux.

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