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Maria Hermínia Amado Laurel, “De ‘la littérature du Midi de l’Europe’ a l’avènement d’un « nouveau monde » littéraire: l’œuvre de Simonde de Sismondi et Ferdinant Denis revisitée”, Carnets, Invasions & Évasions. La France et nous; nous et la France, numéro spécial automne-hiver 2011-2012, pp. 173-186. http://carnets.web.ua.pt/ ISSN 1646-7698 DE LA LITTERATURE DU MIDI DE L’EUROPE’ A L’AVENEMENT D’UN ‘NOUVEAU MONDE’ LITTERAIRE L’œuvre de Simonde de Sismondi et celle de Ferdinand Denis revisitée 1 MARIA HERMÍNIA AMADO LAUREL Universidade de Aveiro [email protected] Résumé Le départ de la couronne portugaise au Brésil à la suite des projets impériaux napoléoniens en Europe a attiré l’attention des érudits sur un monde nouveau, susceptible de produire des changements profonds dans le cadre des rapports culturels et littéraires des puissances européennes avec les peuples colonisés. Le cas brésilien, particulièrement présent dans l’œuvre de deux des premiers historiens étrangers de la littérature portugaise, Simonde de Sismondi et Ferdinand Denis, offre en ce sens un domaine de recherche fructueux. Notre analyse portera essentiellement sur la publication de De la littérature du Midi de l’Europe, en 1813, par le premier, et sur Résumé de l’histoire littéraire du Portugal suivi du Résumé de l’histoire du Brésil , par le second, en 1826. Abstract The departure of the Portuguese royal family and the court to Brazil as a consequence of Napoleon’s project for Europe has caught the attention of scholars to a new world, and its capacity of producing important changes in the cultural and literary relations between European countries and colonised ones. The Brazilian case, particularly present in the work of two of the first foreign historians of Portuguese literature, Simonde de Sismondi and Ferdinand Denis, provides an interesting field of research in this sense. Our analysis will focus on the publication of the book De la littérature du Midi de l’Europe, in 1813, by the first, and on the Résumé de l’histoire littéraire du Portugal suivi du Résumé de l’histoire du Brésil, by the latter, in 1826. Mots-clés: Simonde de Sismondi, Ferdinand Denis, Madame de Staël, Littératures du “Midi”. Keywords: Simonde de Sismondi, Ferdinand Denis, Madame de Staël, Literatures of the South of Europe. 1 Cet article a été écrit au sein du projet "Interidentidades", de l'"Instituto de Literatura Comparada Margarida Losa" de la Faculté de Lettres de Porto, une I&D subventionnée par la "Fundação para a Ciência e Tecnologia", dans le cadre du "Programa Operacional Ciência e Inovação (POCI 2010), Quadro Comunitário de Apoio III (POCI 2010-SFA-18-500)".

LA LITTERATURE DU MIDI DE L’EUROPE’ A L’AVENEMENT D’UN ‘NOUVEAU MONDE’ LITTERAIRE

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  • Maria Hermnia Amado Laurel, De la littrature du Midi de lEurope a lavnement dun nouveau monde littraire: luvre de Simonde de Sismondi et Ferdinant Denis revisite, Carnets, Invasions & vasions. La France et nous; nous et la France, numro spcial automne-hiver 2011-2012, pp. 173-186. http://carnets.web.ua.pt/ ISSN 1646-7698

    DE LA LITTERATURE DU MIDI DE LEUROPE A LAVENEMENT DUN

    NOUVEAU MONDE LITTERAIRE

    Luvre de Simonde de Sismondi et celle de Ferdinand Denis revisite1

    MARIA HERMNIA AMADO LAUREL

    Universidade de Aveiro

    [email protected]

    Rsum

    Le dpart de la couronne portugaise au Brsil la suite des projets impriaux napoloniens en

    Europe a attir lattention des rudits sur un monde nouveau, susceptible de produire des

    changements profonds dans le cadre des rapports culturels et littraires des puissances europennes

    avec les peuples coloniss. Le cas brsilien, particulirement prsent dans luvre de deux des

    premiers historiens trangers de la littrature portugaise, Simonde de Sismondi et Ferdinand Denis,

    offre en ce sens un domaine de recherche fructueux. Notre analyse portera essentiellement sur la

    publication de De la littrature du Midi de lEurope, en 1813, par le premier, et sur Rsum de

    lhistoire littraire du Portugal suivi du Rsum de lhistoire du Brsil, par le second, en 1826.

    Abstract

    The departure of the Portuguese royal family and the court to Brazil as a consequence of Napoleons

    project for Europe has caught the attention of scholars to a new world, and its capacity of producing

    important changes in the cultural and literary relations between European countries and colonised

    ones. The Brazilian case, particularly present in the work of two of the first foreign historians of

    Portuguese literature, Simonde de Sismondi and Ferdinand Denis, provides an interesting field of

    research in this sense. Our analysis will focus on the publication of the book De la littrature du Midi

    de lEurope, in 1813, by the first, and on the Rsum de lhistoire littraire du Portugal suivi du

    Rsum de lhistoire du Brsil, by the latter, in 1826.

    Mots-cls: Simonde de Sismondi, Ferdinand Denis, Madame de Stal, Littratures du Midi.

    Keywords: Simonde de Sismondi, Ferdinand Denis, Madame de Stal, Literatures of the South of

    Europe.

    1 Cet article a t crit au sein du projet "Interidentidades", de l'"Instituto de Literatura Comparada Margarida

    Losa" de la Facult de Lettres de Porto, une I&D subventionne par la "Fundao para a Cincia e Tecnologia", dans le cadre du "Programa Operacional Cincia e Inovao (POCI 2010), Quadro Comunitrio de Apoio III (POCI 2010-SFA-18-500)".

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    Dieu dessine les contours de la gographie,

    mais cest le Diable qui crit lhistoire en lettres de sang.

    Angelus Choiselus

    Lpigraphe que jai choisie pour cette tude est inscrite par Angelus Choiselus2

    (pseudonyme de Michel Tournier), lexplicit de la prface du livre Le gnie du lieu, Des

    paysages en littrature (Bouloumi et Trivisani-Moreau, 2005 : 7-9). Une phrase dont la

    nature dpiphonme3, place en fin de discours dans le texte do je lai transpose,

    accordait ce discours un certain ton de vrit gnrale, conclusive, tout autant que de

    justification.

    Affrontant le paradoxe, afin de mieux en tudier leffet, je me suis permis de la placer

    en exergue mes rflexions.

    Resitue dans le contexte de cette communication, cette figure de rhtorique y

    remplit une double fonction : elle justifie, dune part, une relation que la littrature a travaille

    depuis toujours ; dautre part, une relation qui se trouve la base de la constitution de

    lhistoire de la littrature elle-mme : le lien entre lhistoire, la gographie et la littrature. Une

    relation qui ntait pas toujours vidente, lhistoire de la thorie littraire le prouve, qui sest

    faite au prix de lhistoire littraire4.

    Cest donc sous lvocation de cette double postulation (dont les chos baudelairiens

    ne sont pas loin dvoquer la tonalit parfois conflictuelle qui a teint cette relation) que je me

    suis propos de revenir aux origines de lhistoire des littratures dites du Midi. Ce voyage me

    permettra, je lespre, outre que dy reprer des critres constitutifs de lhistoire littraire en

    tant que discipline naissante, des lments constitutifs de littratures moins connues

    lpoque, comme la littrature portugaise ou la littrature brsilienne, dont les deux auteurs

    saluent lmergence dans le domaine des littratures du Midi. Par ailleurs, ltude de la

    relation tantt voque nous offre loccasion de rflchir sur lmergence dtudes quil nous

    faudrait situer, dun point de vue historique, dans le domaine des formes dexpression

    originaires de ce qui allait devenir, quelques 200 ans plus tard, la coopration bilatrale

    entre la lusophonie et la francophonie, entrevue par le regard de deux rudits de langue

    franaise, Simonde de Sismondi, dorigine italosuisse, qui a vcu entre 1773-1842, et

    2 Daprs la *Note de lditeur: Angelus Choiselus est le nom de fantaisie que se donne [] Michel Tournier par

    rfrence au village de Choisel o il a lu domicile (Bouloumi ; Trivisani-Moreau, 2005 : 9) 3 Selon la dfinition donne par G. Molini dans le Dictionnaire de Rhtorique, ouvrage quil a publi en 1992,

    un piphonme [] consiste en une phrase, la plupart du temps assez courte, qui, dans un discours, exprime une opinion de type gnral, prsente comme nappelant pas de contestation possible ; cette phrase est donc autonome et amovible, mais se trouve insre (souvent la fin) dans un dveloppement quelle conclut ou quelle illustre (Molini, 1992 : 139). 4 V. labolition des chapitres consacrs lhistoire littraire dans les ditions postrieures celle de 1967 du livre

    Teoria da Literatura, publi par Aguiar e Silva, alors assistant la Facult des lettres de lUniversit de Coimbra.

  • De la littrature du Midi de lEurope a lavnement dun nouveau monde littraire

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    Ferdinand Denis (1798-1890), de nationalit franaise, qui fut pendant plus de quarante ans,

    entre 1841-1885, le conservateur de la Bibliothque Sainte-Genevive, Paris. Deux

    uvres matresses baliseront notre tude : La Littrature du Midi de lEurope, publie par le

    premier en 1813, et le Rsum de lhistoire littraire du Portugal suivi du rsum de lhistoire

    littraire du Brsil, par Ferdinand Denis, galement Paris, treize ans rvolus sur cette date.

    Lmergence et la porte de luvre de Simonde de Sismondi ne sauraient tre bien

    comprises sans que lon tienne compte, pralablement, de linsertion de cette uvre dans le

    contexte politique et intellectuel o elle a pris forme.

    Une nouvelle figure de la modernit sannonait pendant les annes de la Rvolution,

    et se renfora peu aprs, au long des annes napoloniennes : celle de lexil intellectuel.

    Lexprience de cet exil aux traits particuliers est la base de la constitution de nouvelles

    communauts drudits, dont les membres sont devenus, malgr eux, de vritables passeurs

    entre cultures, agents de mobilits transfrontalires riches denseignements et davenir.

    La vie de Sismondi (Francillon, 1996) illustre cette nouvelle figure, par son parcours,

    lui qui, sans avoir connu la malveillance de lempereur, a crois Madame de Stal - la

    clbre exile de Napolon -, dont il est devenu un ami proche. Ne souhaitant pas nous

    allonger sur les dtails de son existence5, force est de reconnatre que ses diffrents exils

    ont aiguis son observation aigu du monde contemporain et nont pas manqu dinspirer

    ses crits, parmi lesquels ses travaux dconomie et dhistoire ont t reconnus ds leur

    parution. Attardons-nous sur lanne de 1813, qui a t marque par de profonds

    changements dans le panorama littraire europen, la suite de la publication de deux

    livres : De lAllemagne, publi Londres, en franais, par Madame de Stal, un livre quelle

    avait conu comme un recueil pistolaire ds lanne de son premier voyage en Allemagne,

    1803, et le livre La Littrature du Midi de lEurope, par Sismondi, Paris.

    Une notion est commune ces deux livres : celle de Littratures du Midi. Cette

    notion, de base territoriale, sinon gographique, devrait trouver quelques annes plus tard,

    sous la plume de Charles Victor Bonstetten, un autre lment du groupe de Coppet - lan

    de Madame de Stal, de Benjamin Constant et de Sismondi -, son application

    ethnographique la distinction des peuples europens, dans son livre Lhomme du midi et

    lhomme du nord, publi en 1824, et rdit en 1992 par lditeur LAire, Lausanne

    (Francillon, 1996: 395, n. 15). Lisons Bonstetten :

    Chez lhomme du nord, le sentiment plus concern que chez lhomme du midi, est

    pour cela mme toujours prs de linspiration. Sous le ciel du midi, le sentiment, en se

    portant sur des objets extrieurs, svapore en jouissances ; sous le ciel brumeux du

    nord, il se concentre en lui-mme (Bonstetten cit par Francillon, 1996 : 395).

    5 La vie de Madame de Stal, et son existence rpartie entre la France, la Toscane, le canton de Genve,

    lAllemagne et lAngleterre est dcrite dans Francillon, 1996.

  • Maria Hermnia Amado Laurel

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    Mais nanticipons pas.

    Pour Madame de Stal, que Sismondi accompagna (avec Benjamin Constant) dans

    ses voyages en Allemagne et en Italie (Francillon, 1996 : 389), voyages qui furent, pour les

    deux, loccasion de rencontres dterminantes avec la communaut intellectuelle de

    rfrence du temps, il ny a [] dans lEurope littraire que deux grandes divisions trs

    marques : la littrature imite des Anciens et celle qui doit sa naissance lesprit du Moyen

    Age (Stal, 1968 : 46).

    La rfrence gographique se prcise, pour la chtelaine de Coppet (Francillon,

    1996 : 392) par le recours des critres priodologiques dordre historique : lpoque

    classique et le Moyen Age ; critres qui sappuient, leur tour, sur une rpartition trs nette

    de trois races : la race latine, la race germanique, et la race esclavonne , la premire

    constitue par les peuples du Midi : les Italiens, les Franais, les Espagnols, mais que les

    climats, les gouvernements, et les faits de chaque histoire peuvent modifier (Stal, 1968 :

    45).

    Et Michel Delon, historien du Groupe de Coppet, de conclure sur cette figure

    exceptionnelle qui: oppose une littrature du midi, toute en extriorit et en plasticit, une

    littrature du nord, tourne vers lintriorit et limpression morale. Le contraste est celui du

    paganisme au christianisme et du classicisme au romantisme (cit par Francillon, 1996:

    395).

    A lopposition entre les rfrents dune vieille civilisation qui dans lorigine tait

    paenne [o l] on trouve moins de penchant pour les ides abstraites que dans les nations

    germaniques (Stal, 1968 : 45), et les rfrents de ce nouveau modle qui dictera

    dsormais le got littraire correspond son tour, sur le plan intellectuel, la bipartition de

    lEurope en deux blocs, difficilement conciliables, lEurope du Nord et lEurope du Midi.

    Cest ladmiration prouve par Madame de Stal pour la pense et la littrature

    allemandes qui se trouve la base de la perscution qui lui valut les foudres de Napolon,

    perscution quil renfora partir de 1810, la condamnant lexil dfinitif. Le rle du tout

    aussi habile que cynique ministre de la Police de lempereur, le gnral Savary, duc de

    Rovigo, a t dterminant pour lavenir de Madame de Stal. La lettre quil lui adresse le 3

    octobre 1810, que lauteure de De lAllemagne transcrit dans la Prface quelle crira trois

    ans aprs, lors de la parution de ce livre Londres, renforce la porte politique de son acte

    de censure. Savary y signalait Madame de Stal la saisie des preuves de son livre chez

    limprimeur Nicolle, avant de les faire pilonner.

    Pour Napolon, vainqueur de la 3e Coalition Austerlitz, et avant la cinglante dfaite

    de Leipzig, il ny a pas dautre rapport possible avec lAllemagne que celui de la domination

    militaire. Savary le fera bien comprendre Madame de Stal, lorsquil lui crit : Nous nen

  • De la littrature du Midi de lEurope a lavnement dun nouveau monde littraire

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    sommes pas encore rduits chercher des modles dans les peuples que vous admirez :

    laccusation de haute trahison est nette sous ses mots propos de De lAllemagne, un livre

    qui, pour lui et lEmpereur, nest point franais.

    Pour lauteure des livres De la Littrature (1800) et De lAllemagne (1813),

    cependant, qui avait t initie aux cercles intellectuels franais et europens dans le salon

    parisien6 de sa mre, ne Suzanne Curchot - la femme du tout puissant ministre des

    finances de Louis XVI, lhomme daffaires suisse, Necker -, la durabilit des relations

    internationales svaluait en dautres termes que ceux de la domination par la voix du

    canon : elle obit aux principes de la circulation libre des ides entre les nations, obligation

    morale de leurs lites cultives .

    Dans le cas occurrent, il sagissait pour elle de mieux se faire connatre entre elles

    deux nations sopposant par leur systme littraire et philosophique , qui jusque l

    signoraient mutuellement : LAllemagne intellectuelle nest presque pas connue de la

    France ; bien peu dhommes de lettres parmi nous sen sont occups, reconnat-elle. Cest

    la raison pour laquelle Madame de Stal a donc cru quil pouvait y avoir quelques

    avantages faire connatre le pays de lEurope o ltude et la mditation ont t portes si

    loin quon peut le considrer comme la patrie de la pense (Stal, 1968 : 47)7.

    Si, comme lon vient de le constater, les considrations sur la littrature exprimes

    par Madame de Stal concernent, en exclusivit, la situation europenne, Sismondi, quant

    lui, largit la notion de littratures du midi aux confins de la littrature europenne, ceux

    de la littrature portugaise8 et, par le biais de celle-ci, la premire des littratures de cette

    langue en dehors de la pninsule ibrique, la littrature brsilienne.

    Fruit des cours quil avait professs lAcadmie de Genve, en 1811 et 1812, son livre

    met laccent sur quelques aspects qui me semblent importants pour notre propos . Sismondi

    sappuie sur les conceptions littraires contemporaines, dont le Cours de littrature

    dramatique dAugust W. Schlegel constitue la rfrence majeure ; la priodisation de base

    ethnographique, climatologique, historique et politique propose par Mme de Stal linspire

    galement; il renforce lide selon laquelle un rapport troit se tisse entre la littrature et la

    langue, rapport qui lui permettra de fonder son modle priodologique. Cest ainsi quil

    6 Le salon de sa mre, haut lieu du cosmopolitisme politique, artistique, philosophique et littraire parisien de

    lpoque. 7 Cet pisode du conflit entre Madame de Stal et Napolon porte rflexion sur ce que nous vivons lheure

    actuelle. Il est effectivement rvlateur de lun des enjeux contemporains des tudes littraires, que certains voudraient conjurer, notamment luniversit : le danger de la littrature, versus, la reconnaissance de son pouvoir. 8 Je ne mattarderai pas dans le contexte de cet article sur les considrations de Sismondi propos de la

    littrature portugaise, et inviterais le lecteur lire ltude que jai publie ce sujet Simonde de Sismondi e a sua obra De la litrature du Midi de lEurope (1813). O esprito de Coppet na formao do iderio histrico-literrio de incios do sc. XIX, publi dans Mthesis, 13, 2004: 277-290. V. aussi, pour ce qui concerne la situation de Sismondi et de F. Denis dans le panorama des premiers historiens de la littrature portugaise, mon tude intitule Origens da historiografia literria portuguesa , ICALP, Set. 1989 : 202-217.

  • Maria Hermnia Amado Laurel

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    considre lexistence de deux grandes divisions littraires, celle forme par la littrature des

    langues romanes , lautre par les littratures des langues teutoniques (Sismondi, 1929 :

    10). Tel que jai pu le remarquer9, Sismondi ne semble pas particulirement touch par la

    littrature portugaise, o seul le nom de Camoens lui semble digne de note. Les raisons

    voques par Sismondi ce sujet acquirent tout leur sens dans la mesure o elles

    tmoignent, dune part, de la diffusion considrablement rduite de la littrature portugaise

    ltranger ; dautre part, dans la mesure o elles sont rvlatrices des circonstances qui

    dfinissent la littrature au regard dun intellectuel europen de lpoque, circonstances

    parmi lesquels nous mettons en vidence:

    - Le partage dune sensibilit qui saccorde avec la sensibilit europenne, sensibilit

    que Sismondi a du mal dmontrer par rapport la littrature portugaise ;

    - La mconnaissance du Portugal contemporain dans lEurope cultive, le Portugal

    dont seules les gloires passes sont connues ;

    - La localisation excentrique du Portugal par rapport au cur de lEurope ;

    - La proximit de lEspagne, dont les vnements historiques sont reconnus constituer

    une barrire la libre diffusion de la littrature portugaise.

    A partir de ces constatations, un pas peine franchir pour que Sismondi puisse

    conclure : Peut-tre le rgne de la langue portugaise est-il sur le point de finir en Europe

    (Sismondi, 1929 : 562). Il voque lappui de cette constatation des facteurs dordre

    historique (les pertes progressives de lempire portugais) ; gographique (le rtrcissement

    des frontires du pays la suite de la perte de bien de possessions indiennes, et en

    Afrique), politique (laffaiblissement progressif de la culture, de la langue, de la religion, du

    droit, de la souverainet portugaise dans le monde). Devant ce panorama dcadent,

    Sismondi considre que seule l immense tendue du Brsil reste au Portugal, prfigurant

    ainsi la puissance de ce vaste pays dans le nouvel ordre mondial.

    Form aux valeurs conomiques, politiques et sociales de son temps, valeurs partages

    par les individualits qui se rencontrent Coppet dans le transit de leur exil europen, et

    attribuant une importance considrable aux facteurs dordre climatique et gographique

    comme sources dune nergie renouvele, Sismondi fondera sur ces valeurs les conditions

    de possibilit dune littrature neuve. Si la littrature portugaise semble ne plus pouvoir y

    rpondre de faon positive, cest sur le Brsil que repose, pour Sismondi, en 1813, lavenir

    mme de la langue et de la littrature portugaises :

    Dans le plus beau climat et le plus riche sol, ils ont fond une colonie qui dpasse

    douze fois en surface leur ancienne patrie ; ils y ont transport aujourdhui le sige de

    leur gouvernement, leur marine et leur arme ; des vnements que rien ne pouvait

    9 V. Note prcdente.

  • De la littrature du Midi de lEurope a lavnement dun nouveau monde littraire

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    prvoir, y donnent la nation une nouvelle jeunesse et une nouvelle nergie, et peut-

    tre le temps approche-t-il o lempire du Brsil produira, dans la langue portugaise,

    de dignes successeurs du Camons (Sismondi, 1929 : 563).

    Sismondi partage la pense de Madame de Stal concernant les caractristiques des

    littratures du Midi : la littrature qui, dans son origine, a reu du paganisme sa couleur et

    son charme, et la littrature dont limpulsion et le dveloppement appartiennent une

    religion essentiellement spiritualiste (Stal, 1968, t. I : 46). Pour lui aussi, ces littratures

    sont censes produire une: jouissance sensuelle [] une jouissance de cette partie la plus

    thre de notre tre physique, la plus rapproche de lme , sentiment quil ne pouvait

    prouver que dans la posie italienne, espagnole, provenale ou portugaise (Sismondi,

    1929 : 566).

    Trs curieusement, et de mme que pour Jean-Jacques Rousseau, le premier, on le

    sait, avoir employ le mot romantique pour qualifier les aspects esthtiques et les effets

    dordre motionnel quils induisent chez le contemplateur du paysage10, cest le rfrent

    suisse qui lui permet de mieux exprimer lalliance sensuelle entre lexpression littraire et le

    climat, pour dire la beaut du paysage, qui caractrisent, daprs lui, les littratures du Midi :

    La cration rayonne tout entire autour de nous, et le monde se montre toujours dans

    cette posie, comme on voit auprs des plus belles cascades de Suisse, lorsque le

    soleil frappe leurs eaux ; liris fait resplendir le paysage, et tous les objets de la nature

    brillent des couleurs du ciel (Sismondi, 1929 : 567).

    Revenons aux balises historiques de notre tude11.

    Nous nous situons un moment o lpope napolonienne se prcipite vers sa fin

    inluctable (le dsastre de Waterloo nest pas loin, lanne de 1814 approche

    inexorablement), lmancipation dune nouvelle nation, le Brsil, sera formellement

    10

    Rfrence situe dans la Cinquime promenade du livre Rveries du promeneur solitaire, projet initi en lautomne 1776, propos de la beaut des rives du lac de Bienne, et lmotion que leur vue dclenche sur lauteur . Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genve, parce que les rochers et les bois y bordent leau de plus prs ; mais elles ne sont pas moins riantes [] Comme il ny a pas sur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures, le pays est peu frquent par les voyageurs ; mais quil est intressant pour les contemplatifs solitaires qui aiment senivrer loisir des charmes de la nature, et se recueillir dans un silence que ne trouble aucun autre bruit que le cri des aigles, le ramage entrecoup de quelques oiseaux, et le roulement des torrents qui tombent de la montagne (Rousseau, 1960 : 61-62). 11

    Nous invitons le lecteur la lecture du volume V de lHistria de Portugal, dirig par Jos Mattoso (Torgal, 1994) pour la comprhension des diffrents enjeux lis cette priode de lhistoire du Portugal, de mme qu la consultation de la page web : http://www.bb.com.br/docs/pub/inst/dwn/Langsdorff.pdf, pour les informations concernant lexpdition Langsdorff (page consulte au mois de novembre 2010). Les livres de Ferdinand Denis, Rsum de lhistoire au Brsil suivi du lhistoire de la Guyane (1927) , Rsum de lhistoire littraire du Portugal suivi du rsum de lhistoire littraire du Brsil (1826). Prcd de Scnes de la nature sous les tropiques et de leur influence sur la posie, suivies de Camoens et Joz Indio, (1824) se rvlent des auxiliaires prcieux pour ltude de cette priode.

  • Maria Hermnia Amado Laurel

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    incontournable ds 182112, lanne du retour la mtropole du roi Jean VI, lanne mme du

    dcs de Napolon, proscrit lle de Sainte Hlne, territoire sous administration

    britannique aux confins de locan Atlantique, la suite de lphmre gouvernement des

    100 jours, en 1815. Lexil de la cour portugaise au Brsil, un exil paradoxalement volontaire

    (un nombre approximatif de 15000 personnes lauraient suivie), et impos (fruit de la

    stratgie des politiques conomiques britannique franaise visant la libre circulation

    commerciale maritime, et, long terme, leur domination sur les colonies portugaises), a eu

    des consquences extrmement intressantes.

    Le vaste pays quest le Brsil se donne alors voir au monde par dautres facettes

    que celles qui avaient attir les premiers voyageurs. Effectivement, ce pays accueillera,

    partir de la dterritorialisation de la capitale portugaise vers le continent sud-amricain, entre

    1808 et 1821, les hritiers des Lumires, des explorateurs qui sy rendent afin de pouvoir

    tudier sur place des phnomnes dordre ethnographique, linguistique, zoologique,

    botanique, domaines du savoir o se dfinissait alors la modernit.

    Il suffirait, sur ce point, de faire rfrence lextraordinaire projet soutenu par le tsar

    de Russie Alexandre I, lexpdition du naturaliste le baron Langsdorff (alors consul de Russie

    Rio), qui, au long de huit annes de 1821 1829, se proposait de parcourir lintrieur du

    Brsil afin de faire connatre ce pays au monde. Des cartes, des journaux de voyage, des

    dessins, des aquarelles, des peintures de paysage et dhistoire, les descriptions les plus

    diverses en ont rsult et constituent des documents dune valeur inestimable13. Le Brsil

    accueille galement, en consquence de la fin de lEmpire, partir de 1815-16, la Mission

    artistique franaise14, un groupe drudits compos, entre autres, par des bonapartistes

    dissidents de la Restauration, qui runissait des artistes peintres, architectes, dessinateurs,

    sculpteurs, attirs par lexubrance du paysage tropical. Parmi les membres de ce groupe se

    retrouvent danciens lves de lAcadmie du peintre de lEmpire, David et divers membres

    de la famille Taunay, dont des peintres de paysage, et des peintres dhistoire, comme Jean-

    Baptiste Debret, lui-mme neveu de David15.

    Cette Mission, de mme que celles qui la suivirent, intgraient non seulement des

    scientifiques mais aussi des gens de lettres et des artistes. Elles partageaient en plus des

    objectifs politiques et conomiques, une donne fondamentale : la reconnaissance claire de

    la valeur cognitive de lart et de la fiction pour dire le rel, pour dire le monde. Georges le

    12

    Lindpendance du Brsil sera proclame, localement, en 1822 et ratifie par le Portugal et par lAngleterre en 1825. 13

    Ce patrimoine a t lobjet de plusieurs expositions, au Brsil, au long de lanne 2010. 14

    Pour plus de renseignements sur les missions artistiques, consulter Gentil, 1928, Bourdon, 1957. 15

    Le rle du peintre Hyppolyte Taunay auprs de F. Denis a t soulign par Georges le Gentil. Eveilleur de sa vocation littraire, ils auront fait ensemble le voyage pralable la composition de loeuvre en huit volumes Brsil ou lhistoire, moeurs et coutumes des habitants (1822) : Foi ele que, arrancando-o vida enganadora do candidato perptuo ao consulado, s ambies quimricas do garimpeiro e do pesquisador de oiro, lhe indica um programa e lhe fornece, praticamente, os meios de o executar (Gentil, 1928: 304).

  • De la littrature du Midi de lEurope a lavnement dun nouveau monde littraire

    http://carnets.web.ua.pt/ 181

    Gentil souligne le rle de ces expditions, dont celui de la mission artistique de Lebreton, sur

    lclosion de lexotisme brsilien, courant dterminant pour lmergence de lhistoire littraire

    de ce pays (Gentil, 1928 : 305).

    LAmrique se rvle alors, pour la gnration des premiers romantiques, pour celle

    des exils europens, tout autant que pour celle dont les rapports avec Napolon sont

    devenus problmatiques (et je pense Chateaubriand, lexil de la Rvolution et le du de

    lEmpire, au Chateaubriand du Gnie du Christianisme, uvre fondamentale pour ltude du

    romantisme franais, tout autant quAtala, 1801, ou Les Natchez, de 1826, livre paru l anne

    o F. Denis publie le Rsum de lhistoire littraire du Portugal suivi du rsum de lhistoire

    littraire du Brsil ), lAmrique sannonce alors pour ces gnrations comme le Nouveau

    monde , avec toutes les connotations positives et idalistes que lexpression pouvait

    contenir.

    Cest justement dans ce sens que F. Denis sexprime sur la nouvelle littrature dont il saisit

    lmergence au Brsil.

    Effectivement, son livre Rsum de lhistoire littraire du Portugal suivi du rsum de

    lhistoire littraire du Brsil ne constitue pas tout fait un ouvrage dhistoire littraire. Cela

    aurait t sans doute prmatur pour un pays dont lindpendance venait peine dtre

    reconnue. Son livre sannonce surtout comme un cri despoir sur les potentialits qui

    soffrent la littrature de se constituer dans dautres contres, libre du poids de la

    tradition classique (ou no-classique) qui subjuguait la littrature europenne du Midi des

    modles prims.

    La vie et luvre de Ferdinand Denis, minent lusophile16, fin connaisseur de la

    langue portugaise (quil apprit avec Filinto Elysio, un autre exil de renom, victime de

    lInquisition) firent lobjet des recherches drudits profondment lis la culture portugaise,

    notamment luniversit de Coimbra, dont les franais Lon Bourdon et le dj cit Georges

    le Gentil, et le portugais Costa Pimpo. Georges le Gentil voque une priode

    particulirement fconde de la vie de F. Denis situe entre les annes 1820 et 1835 - en

    traant un parallle avec la projection dune image tout aussi positive du Portugal, en ces

    termes:

    Ferdinand Denis [] encarna uma poca em que Portugal foi bem conhecido, em que

    Portugal foi muito amado, em que os sbios dos dois pases se uniam pelos laos da

    amizade, em que as tipografias das duas capitais colaboravam nos mesmos

    trabalhos, em que uma comovente familiaridade aproximava os investigadores, desde

    os modestos empregados das bibliotecas at aos acadmicos, em que as relaes

    16

    V. ses publications sur le Portugal, Denis, 1846-1847.

  • Maria Hermnia Amado Laurel

    http://carnets.web.ua.pt/ 182

    mundanas serviam a cincia e em que a cincia se esforava por atingir o pblico

    ilustrado (Gentil, 1928: 322).

    Pour F. Denis, linfluence de la nature sur la cration littraire est dterminante. Cest

    ce dont font preuve plusieurs de ses pages, particulirement celles quil a publies sous le

    titre Scnes de la nature sous les tropiques et de leur influence sur la posie, suivies de

    Camoens et Joz Indio, 1824.

    Parti au Brsil en 1816, pour des raisons purement conomiques, sa famille stant

    retrouve ruine dans les tourbillons de la Rvolution, F. Denis y resta jusquen 1819.

    Cultiv grce la bibliothque de son pre, un homme du XVIIIe sicle, et familier

    des cercles romantiques parisiens, il na pas manqu de tenir un journal intime pendant son

    sjour dans le nouveau monde, journal quil a drlement intitul Mes sottises

    quotidiennes, dont la lecture rvle son sens aigu de lobservation ou comme le dit Lon

    Bourdon en parlant de ses tonnantes facults dobservateur du monde nouveau quil avait

    sous les yeux (Bourdon, 1957 : 144). Il tait dailleurs familier de quelques membres de la

    Mission artistique franaise laquelle nous avons dj eu loccasion de faire rfrence, dont

    les peintres Hyppolite Taunay et Hercule Florence, et a clbr le succs de lexpdition de

    Langsdorff.

    La partie de son livre consacre lhistoire littraire du Brsil, ne pouvait pas encore

    remplir son objet, la premire partie compose de plus de 500 pages sur la littrature

    portugaise, dans le format prcieux du in-16, et prcieusement conserv la Bibliothque de

    Sainte-Genevive, Paris, o il fut le conservateur pendant plus de 40 ans, celle consacre

    la littrature brsilienne, en fin de volume, se rduisant environ 80 pages peine (de la

    page 512 la page 601). Attardons-nous uniquement sur le premier chapitre de ce livre,

    dont lhybridit caractrise la suite des chapitres qui le suivent17, intitul: Considrations

    gnrales sur le caractre que la posie doit prendre dans le Nouveau-Monde. Remarquons

    la valeur prospective de lexpression verbale devoir prendre.

    Effectivement, Ferdinand Denis y dresse tout un programme pour le dveloppement

    de la nouvelle littrature mergente. Il commence alors par relever les caractristiques qui,

    daprs lui, identifient cette littrature. Cest ainsi quil parvient conjuguer en termes de

    complmentarit et dautodtermination mutuelle des facteurs dordre littraire et des

    facteurs dordre politique. En ce sens, son programme dtudes nest pas loin dvoquer les

    17

    II : Coup dil sur quelques potes du dix-septime et du dix-huitime sicle III : Jos de Santa Rita Duro, Caramr (Camourou), pome pique. IV: Basileo da Gama, lUraguay, pome pique. Quitubia. Cardoso. Tripoli, pome latin. V: Marilie, chants lgiaques de Gonzaga da Costa - Mtamorphoses du Brsil de Diniz da Cruz, Caldas, Alvarenga, posies de M. B., etc. VI: Du got des Brsiliens pour la musique. VII : Orateurs historiens brsiliens Manoel de Moraes, Rocha Pitta, Azeredo. VIII : Gographie, voyages, etc,

  • De la littrature du Midi de lEurope a lavnement dun nouveau monde littraire

    http://carnets.web.ua.pt/ 183

    objectifs que Gustave Lanson allait assigner sa mthode de lhistoire littraire, quelques

    cinquante ans aprs. La formation de F. Denis est sans doute marque par la sensibilit la

    nature, prromantique, de ses prdcesseurs, tels Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de

    Saint-Pierre. Leur rfrence tutlaire nourrit son got littraire, qui met en valeur la couleur

    locale comme source dinspiration premire des crivains brsiliens: un climat dlicieux

    les entranaient leur insu ; potes de la nature, ils en avaient clbr la beaut ; soumis

    aux passions nobles et ardentes, ils chantaient leur pouvoir18 (Denis, 1827 : 515).

    Tenant en considration les enjeux politiques qui dtermineront lavenir du nouveau

    pays, F. Denis considre que le temps nest plus o lAmrique mridionale, soumise au

    joug de deux puissances europennes, sembla condamne leur fournir des richesses sans

    partager leur gloire (Denis, 1827 : 513). Cest ainsi que des considrations de nature

    politique acquirent souvent, sous la plume de F. Denis, une porte identitaire.

    Effectivement, la conclusion est claire, pour lui, selon laquelle, la prsence des Europens

    avait contribu veiller chez les Brsiliens la conscience de leur pays . Lappel la prise

    de la conscience nationale fonde sur la constitution dune littrature qui leur soit propre

    devient lespace o se retrouvent les critres dordre littraire et politique selon lesquels F.

    Denis identifie la nouvelle littrature, lespace o se joue lmergence et lavenir de la

    littrature brsilienne. Des critres qui snoncent en plein accord avec le credo romantique

    qui lui est contemporain, en Europe. Pourtant, si la doctrine romantique stimule le retour aux

    sources dinspiration nationales tout en revalorisant les traditions locales, dans le cas

    prsent, pour ce jeune pays, il sagit de dfinir les frontires de lappartenance un monde

    sans quivalent, et de garantir la sauvegarde de son originalit fondatrice. F. Denis insiste

    sur la qute des racines autochtones et sur la fidlit de la littrature celles-ci: le Brsil

    prouve dj le besoin daller puiser ses inspirations potiques une source qui lui

    appartienne vritablement. Le credo romantique de F. Denis sappuie sur une perspective

    volutionniste de lhistoire des peuples. Lemploi rcurrent dexpressions temporelles que

    nous pouvons lire dans la suite de cette citation soutient cette filiation: le Brsil prouve

    dj le besoin daller puiser ses inspirations potiques une source qui lui appartienne

    vritablement ; et dans sa gloire naissante, il nous donnera bientt les chefs duvre de ce

    premier enthousiasme qui atteste la jeunesse dun peuple (Denis, 1827 : 515).

    Pour conclure, Ferdinand Denis partage avec la gnration romantique laquelle il

    appartient le dsir de renouvellement des modles et formes littraires. La citation suivante

    explicite linsistance sur le resserrement des liens du binme nation/littrature qui rgit son

    programme : LAmrique enfin doit tre libre dans sa posie comme dans son

    18

    Cest nous qui soulignons.

  • Maria Hermnia Amado Laurel

    http://carnets.web.ua.pt/ 184

    gouvernement (Denis, 1827 : 516) ; un programme que la discipline en voie de constitution,

    lhistoire littraire, se proposera de dvelopper, selon son fondateur, Gustave Lanson.

    Le programme propos par F. Denis est exigeant. Son application tait suppose

    produire encore des effets la hauteur dune nouvelle prise de conscience europenne, face

    lmergence des nouvelles nations. Pour lauteur, lEurope devrait cesser de se considrer

    comme un modle, voire comme le modle, du seul fait de ses traditions et du partage de

    ses langues avec le Nouveau monde: Notre gloire littraire ne peut toujours lclairer dune

    lueur qui saffaiblit en traversant les mers, et qui doit svanouir devant les inspirations

    primitives.

    F. Denis rejoint son an Sismondi propos de la suprmatie du nouveau monde sur

    lancien. Pour lui aussi, en peu dannes ils deviendront nos gaux (Denis, 1827 : 519-

    520), ils viendront un jour visiter lEurope comme nous portons nos pas vers les ruines de

    lantique Egypte, en lui payant un juste tribut de reconnaissance. LEurope a fond la

    grandeur du Nouveau Monde, mais ce sera peut-tre un jour son plus beau titre de gloire.

    Quelle sache sen rendre digne. Le passage suivant, extrait de Rsum de lHistoire du

    Brsil, suivi du Rsum de lhistoire de la Guyane, ne saurait mieux illustrer la pense de F.

    Denis ce propos:

    Par sa situation gographique, par sa navigation intrieure, par sa fertilit et par ses

    richesses naturelles, le Brsil peut occuper le premier rang dans lAmrique

    mridionale. Quil jouisse aussi dune paix durable ainsi que les pays voisins ! Que

    lEurope, si long-temps agite par ses dissensions, puisse au moins se rjouir davoir

    offert une leon profitable au nouveau monde, qui semble appel de si hautes

    destines ! (Denis, 1827 : I.- ij).

    F. Denis, fut sans doute lun des premiers tablir des ponts entre la vieille

    mtropole et le nouveau monde , en franais (dont la Guyane, qui fait frontire avec le

    Brsil). Pour Denis, la production littraire se fondait sur la connaissance de lhistoire

    politique du pays quelle illustrait, sur lhistoire des relations que les pays entretenaient entre

    eux. Ses rsums dhistoire littraire, demandent donc tre lus en parallle avec ses livres

    dHistoire. Lire F. Denis rvle ainsi un parcours de vie extrmement intressant, celui dun

    homme qui, au dpart ne stait pas conu une destine drudit, lors de son embarquement

    pour le Brsil, o il esprait peine trouver un bateau portugais qui lemmne, peu de

    frais, pour lInde o il aurait apparemment pu faire une fortune et ainsi constituer une dot

    pour sa sur.

    Le programme dhistoire littraire propos par Denis est rvlateur des

    caractristiques quil se figurait dj si prometteuses dune littrature naissante. Le lire, cest

  • De la littrature du Midi de lEurope a lavnement dun nouveau monde littraire

    http://carnets.web.ua.pt/ 185

    aussi loccasion de pntrer dans lhistoire de la prsence des portugais et dautres nations

    trangres au Brsil, et des liens que ces nations ont tisss avec ce nouveau pays :

    A ce propos, jaimerais terminer sur une apprciation trs curieuse de F. Denis dans

    son livre Rsum dhistoire du Brsil suivi du rsum de lhistoire de la Guyane. Lauteur

    nous situe dans un temps historique o les colonies portugaises, dont la principale, le Brsil,

    tait devenue lenjeu des manuvres diplomatiques les plus subtiles, en consquence de la

    premire (et unique ? les historiens y rpondront mieux que moi) dislocation dune capitale

    europenne dans le Nouveau Monde, celle de Lisbonne Rio de Janeiro. Sous-jacente

    lhistoire du Brsil, se dresse dans luvre de F. Denis lhistoire des rapports entre la France

    et lAngleterre au sujet du Brsil, mais aussi dans le monde, en particulier dans lEurope,

    pendant les annes cruciales qui ont prcd et succd lindpendance du Brsil.

    F. Denis en fait le bilan : Linfluence des Anglais ne tient pas seulement au pouvoir

    quils exercent en Europe sur toutes les contres doutre-mer, elle est locale, et devient de

    plus imposante : au Brsil, les Franais sont aims et les Anglais puissans19 (Denis, 1827 :

    192).

    A une poque o lhistoire littraire se cherchait encore une mthode, les livres de

    Madame de Stal, de Sismondi et de Ferdinand Denis proposent des programmes daction

    fonds sur la reconnaissance du pouvoir de la littrature. Un pouvoir qui nest autre que celui

    qui provient de sa capacit dire le rel, faire connatre lhistoire des nations et inviter

    les lecteurs sinterroger sur le monde contemporain.

    A lheure actuelle, bien des annes aprs que les disciplines dont se constituait

    lhistoire littraire primitive se sont donn une mthode, bien des annes aprs que cette

    mthode fut son tour conteste au point que les tudes littraires ont sembl sen carter

    dfinitivement, le moment est peut-tre venu de revisiter lapport que certaines de ces

    disciplines, dont lhistoire ou la gographie, ou dautres, sans doute tout aussi reconnues

    socialement, comme lconomie, lhistoire politique, lhistoire des ides et celle des relations

    internationales, pourront aboutir une meilleure connaissance de lhistoire littraire,

    envisage avec la distance dun regard comparatiste.

    Les chercheurs runis de nos jours autour du concept de littrature mondiale (world

    literature) semblent y tenir, parmi lesquels, entre autres, Franco Moretti, qui publie en 2001

    le livre Il romanzo, dont le sous-titre du premier volume est rvlateur des nouvelles postures

    de lecture littraire que ce livre propose: histoire, gographie, culture.

    19

    Nous gardons la graphie de ldition originale de Denis consulte.

  • Maria Hermnia Amado Laurel

    http://carnets.web.ua.pt/ 186

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