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LA MAGIE « SCIENTIFIQUE » À LA RENAISSANCE : UN PARADOXE ? Silvia Lippi ERES | « Cliniques méditerranéennes » 2012/1 n° 85 | pages 77 à 89 ISSN 0762-7491 ISBN 9782749231891 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2012-1-page-77.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Silvia Lippi, « La magie « scientifique » à la Renaissance : un paradoxe ? », Cliniques méditerranéennes 2012/1 (n° 85), p. 77-89. DOI 10.3917/cm.085.0077 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.188.9.252 - 23/10/2017 18h08. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 88.188.9.252 - 23/10/2017 18h08. © ERES

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LA MAGIE « SCIENTIFIQUE » À LA RENAISSANCE : UN PARADOXE?Silvia Lippi

ERES | « Cliniques méditerranéennes »

2012/1 n° 85 | pages 77 à 89 ISSN 0762-7491ISBN 9782749231891

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2012-1-page-77.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Silvia Lippi, « La magie « scientifique » à la Renaissance : un paradoxe ? », Cliniques méditerranéennes 2012/1 (n° 85), p. 77-89.DOI 10.3917/cm.085.0077--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Silvia Lippi

La magie « scientifique » à la Renaissance : un paradoxe ?

La soif de connaissance de l’homme dérive, aux yeux de Freud, de son désir de maîtriser le monde, de son exigence de soumettre la nature à son pouvoir 1. Ce n’est pas seulement le savoir d’un point de vue spéculatif qui l’intéresse, mais la façon dont celui-ci peut l’aider à interagir avec le monde et le changer.

La magie est une technique exceptionnelle pour réussir dans cette emprise de maîtrise du monde. À certaines époques, la magie s’est alliée à la connaissance en contribuant à l’avancement de cette dernière, et en renfor-çant en même temps la conviction d’élargir la domination de l’homme sur le monde. En Italie, à la Renaissance, philosophie, magie, science et religion se réunissent dans une forme très particulière de savoir : l’hermétisme. Le savant capable de pratiquer la magie était en même temps un philosophe qui mettait son art au service de la science. C’est le cas notamment de Marsil Ficin, Jean Pic de la Mirandole, Giordano Bruno et Tommaso Campanella. Nous verrons de quelle manière magie et science se rencontrent et se stimu-lent dans leurs différences aussi bien que dans leur but commun, affirmer la toute-puissance de l’homme sur les phénomènes.

LIBERTÉ ET TOUTE-PUISSANCE DANS LA PENSÉE : L’HUMANISME

L’homme de la Renaissance est un homme « opérant », qui cherche à tirer son pouvoir de l’ordre divin et naturel. La magie et la science sont capa-bles de donner un sentiment de toute-puissance, dans la pensée comme dans

De formation philosophique, Silvia Lippi est psychanalyste à Paris. Docteur en psychologie, elle est psychologue clinicienne (EPS Barthélémy Durand, Étampes) et enseigne la psychanalyse à l’université Paris 7-Denis Diderot. 1. S. Freud, Totem et tabou, Paris, Gallimard, 1993, p. 192.

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l’action. Le changement dans la façon de concevoir le savoir est radical : l’hu-maniste ne s’intéresse plus à l’aspect théorico-spéculatif – sous cette forme, la pensée grecque avait atteint son apogée –, mais il déplace sa curiosité sur l’ap-plication pratique du savoir. L’éducation officielle n’était plus en mesure de donner les instruments pour connaître la réalité et affronter ses problèmes ; la vérification expérimentale des hypothèses, qui n’intéressait pas spécialement le philosophe grec (qui de toute façon n’en avait pas les moyens), vient main-tenant au premier plan : c’est l’origine de la science, telle qu’elle est encore conçue aujourd’hui. La raison a failli, on se tourne alors vers d’autres appro-ches plus mystiques et magiques, on commence à cultiver le Noûs, la faculté intuitive de l’homme. Noûs et magie sont donc unis dans la quête d’une autre forme de connaissance, non dialectique, spéculative, abstraite, une connais-sance capable de donner des avantages pratiques 2 : l’homme veut interagir directement avec le monde, il veut changer les choses, aussi bien que son destin. Le savant pense que la magie permet d’obtenir de tels effets. Le mage se substitue, grâce à son art, à Dieu : la pensée magique arrache à celui-ci le pouvoir d’agir sur les choses et de les modifier à son gré.

Précisons que l’humaniste « pur » – l’homme de lettres, l’imitateur de textes anciens – est peu favorable à la magie. Giordano Bruno le leur reproche, il appelle « pédants grammaticaux » les humanistes qui s’occu-pent seulement de la forme littéraire des textes et qui sont incapables de comprendre les activités du mage. Mais il est rare que cette atmosphère soit sans mélange : les éléments d’une tradition viennent souvent s’infiltrer dans l’autre. En effet, le mage ne pouvait trouver son inspiration et sa force que dans une ambiance humaniste.

Freud analyse le processus magique dans les sociétés primitives et le compare au comportement du névrosé, dominé par le narcissisme (évident ou masqué) : « On est donc tenté d’établir un rapport entre la surestimation élevée […] des actions psychiques, trouvée chez les primitifs et chez les névrosés, et le narcissisme, et de regarder cette estimation comme un élément essentiel de ce dernier. Nous dirions que la pensée est encore hautement sexualisée chez les primitifs, que c’est de là que proviennent la croyance à la toute-puissance des pensées, la confiance inébranlable dans la possibilité de dominer le monde et l’inaccessibilité aux expériences, faciles à faire, qui pourraient renseigner l’homme sur sa véritable position dans le monde 3. »

Si on s’en tient à Freud, la toute-puissance de la pensée a permis aux mages, fidèles à l’esprit humaniste de leur temps, de « capter » la toute-

2. Notons que Machiavel, selon Leo Strauss, établit la numération des chapitres du Prince en se basant sur la numérologie de la kabbale. L. Strauss, Pensées sur Machiavel, Paris, Payot, 1982, p. 75 et suiv.3. S. Freud, op. cit., p. 210.

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puissance divine : Dieu change de place, il descend sur terre, ou mieux, il s’instaure dans la pensée de l’homme, la pensée magique.

Dans l’humanisme, l’idéal n’est plus en Dieu mais dans l’individu. L’homme sort de la soumission et prend le pouvoir sur lui-même 4. Cette forme de narcissisme est une révolte 5 contre toute domination verticale. La science moderne donnera le coup final à toute forme de domination trans-cendante. Dans la science comme dans la magie, le désir de toute-puissance soutient la recherche 6 (dans ces deux cas, le narcissisme donne des bons fruits).

La transformation se fait par degrés : Dieu entre dans les choses et leur donne la vie (animisme). La religion est bien sûr encore présente à la Renais-sance (dans la philosophie, dans la magie et dans la science), mais sous la forme d’un compromis, comme principe de transition, élément de passage nécessaire pour quitter un monde, le monde « théistique », et pouvoir entrer dans un autre, le monde « humaniste ».

Le concept « théistique » pose comme principe l’idée d’un ordre surna-turel qui domine l’univers ; le concept « humaniste » considère le principe de tout dans l’intime, l’âme, l’esprit de l’homme. Dans le théisme, Dieu est l’origine de tout, dans l’humanisme, est à l’origine de ce qu’il pense. Pic de la Mirandole, dans son traité « Sur la dignité de l’homme 7 », soutient que la dignité de l’homme ne réside pas dans sa nature close, dans son statut de microcosme, mais dans l’exercice de sa liberté : liberté de devenir toute chose, et surtout, liberté de penser de manière autonome. Dans le théisme, l’homme reçoit le bien (de Dieu) et se sent soumis à une autorité surnaturelle, dans l’humanisme, il établit lui-même les critères du bien, et l’autorité surna-turelle disparaît : l’homme découvre en soi la faculté de créer (Pic lui aussi se réfère au pouvoir créateur de l’homme en tant que mage 8).

À la Renaissance, l’architecture se transforme. L’humanisme marque la fin d’une certaine architecture : l’architecture comme aspect extérieur et comme entreprise, pyramidale, verticale. Cette architecture, inspirée de la

4. En utilisant également la magie, la philosophie, les mathématiques, les sciences naturelles.5. Révolte subtile, car elle ne se montre pas ouvertement. Surtout avec les mages, car leurs théories magiques étaient imprégnées de religion.6. Freud parle de la pulsion de savoir, comme toujours en couple avec la pulsion d’emprise : « La pulsion de savoir ne peut être […] subordonnée exclusivement à la sexualité. Son action correspond d’une part à un aspect sublimé de l’emprise, et, d’autre part elle travaille avec l’énergie du plaisir scopique. » S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1987, p. 123.7. J. Pic de la Mirandole, Œuvres philosophiques, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1993, p. 4. Voir aussi, dans le même ouvrage, O. Boulnois, « Humanisme et dignité de l’homme selon Pic de la Mirandole », p. 293.8. F. A. Yates, Giordano Bruno et la tradition hermétique, Paris, Dervy, 1996, p. 197.

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forme ptoléméenne de l’univers 9, perd sa raison d’être, puisque la forme idéale vient à manquer 10.

La magie fait son apparition dans l’histoire des idées en même temps que le besoin de liberté dans le savoir, et surtout, vis-à-vis d’une autorité surnaturelle. Pour le dire en termes psychanalytiques : le combat avec le Père est commencé.

LES MAGES-PHILOSOPHES : HUMANISTES ET HOMMES DE SCIENCE

À la Renaissance, la recherche du vrai va avec la quête de l’ancien, de l’originaire ; l’histoire de l’homme n’est pas un processus évolutif allant vers une complexité croissante, le progrès se traduit par une renaissance de l’Antiquité. Le passé est supérieur au présent : l’humaniste redécouvre l’art, l’architecture, la littérature, la philosophie classique (c’est-à-dire gréco- romaine) de même que le réformateur religieux se tourne vers l’étude des Écritures et des premiers Pères de l’Église. Quant au mage, il s’intéresse plutôt au contexte païen des débuts du christianisme, c’est-à-dire à une reli-gion cosmique influencée par la magie et les croyances orientales, une sorte de version gnostique 11 de la philosophie grecque 12.

C’est autour de la figure d’Hermès Trismégiste – les Grecs donnent le nom de leur dieu Hermès à la divinité égyptienne Thot, le dieu de la sagesse –, que se développera, au IIe siècle après le Christ, une importante littérature grecque, concernant la philosophie et les sciences occultes. Asclepius et Corpus hermeticum sont les ouvrages principaux qui nous sont parvenus de cette époque.

Hermès Trismégiste devient à la Renaissance un personnage véritable, un prêtre égyptien, source d’une sagesse à laquelle Platon et les Grecs avaient puisé leur savoir. Il est le point de référence des mages-philosophes, qui lui attribuaient l’Asclepius et le Corpus hermeticum. Bien que saint Augustin critique âprement le culte des idoles d’Hermès, sa croyance en esprits et démons, et son admiration pour les techniques magiques des Égyptiens 13,

9. Le modèle ptoléméen est géocentrique, c’est-à-dire, la terre est immobile au centre de l’univers.10. A. Savinio explique que le sens architectonique, si développé dans les Italiens, n’est que l’expression plastique de la vision théistique du monde, à laquelle les Italiens restent tenacement fidèles. A. Savinio, « Introduction » à Tommaso Campanella, La città del sole, Milan, Adelphi, 1995, p. 19.11. La gnose est un mouvement religieux qui se fonde sur la croyance que les hommes sont des âmes divines emprisonnées dans un monde matériel créé par un dieu mauvais appelé démiurge.12. F. A. Yates, Giordano Bruno et la tradition hermétique, op. cit., p. 20.13. Qu’ils utilisaient pour attirer les démons à l’intérieur de leurs statues, devenues désormais des idoles.

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la magie décrite dans l’Asclépius reste aux yeux de mages-philosophes l’élé-ment le plus séduisant des textes hermétiques.

Pour Ficin, la magie constitue le point de départ de sa philosophie néoplatonicienne : il voit la magie comme une forme de théologie ancienne (prisca theologica 14) qui le conduira jusqu’au noyau originel du platonisme, une gnose dérivée de la sagesse égyptienne 15. Nonobstant l’opposition de l’Église, les travaux de Ficin ont largement contribué à l’expansion de la magie et de la philosophie hermétique à la Renaissance. Ficin prêche le fait que les médecins et les prêtres de l’Antiquité étaient des mages ; le Christ, pour le philosophe, était lui aussi un mage guérisseur. Tout traité médical au Moyen Âge et à la Renaissance faisait appel à l’astrologie : « Les ordonnances médicales se fondaient généralement sur les idées reçues selon lesquelles les signes gouvernaient différentes parties du corps, et les différents tempéraments corporels relevaient des différentes planètes 16 », remarque F. A. Yates.

De toute manière, on ne peut pas considérer la magie de Ficin comme une pratique purement médicale, dissociée de la religion : comme le souligne D. P. Walker, la magie de Ficin était elle-même une sorte de religion 17. Nous arrivons au noyau paradoxal : la magie est à la fois une science et une religion, impossible de séparer les deux domaines. Pourquoi alors la magie n’était-elle pas bien vue par l’Église ? Où se situe son élément transgressif : dans le fait que la magie entrait en concurrence avec la religion et se substituait à celle-ci ? Dans le sentiment de toute-puissance que sa pratique donnait ?

La magie de Ficin est subtile, imaginative, « naturelle » ; elle n’invoque pas les démons et implique l’utilisation de talismans. D. P. Walker estime qu’il y a deux courants dans la magie de Ficin : la magie incantatoire, qui se pratique avec des hymnes et des invocations, et la magie « sympathique », fondée sur les groupements naturels et les talismans 18. La plupart des ennuis avec l’Église concernaient en effet ce point : de quelle magie le philosophe fait-il usage ?

Il y a bien sûr une continuité entre l’ancienne magie (du Moyen Âge), invoquant les démons, et la nouvelle magie (de la Renaissance) ; en même temps la magie de Ficin se présente toujours avec un canevas philosophique.

14. La prisca theologica est une philosophie purifiée, révélée oralement par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï. 15. D’ailleurs, l’Égyptien Hermès l’emportait par l’ancienneté sur le Grec Platon. Ficin a traduit le Corpus hermeticus, qu’il appela Pimandre (c’est-à-dire « esprit divin »), avant les œuvres de Platon. F. A. Yates, Giordano Bruno et la tradition hermétique, op. cit., p. 32.16. Ibid., p. 85.17. D. P. Walker, The Ancient Theology : Studies in Christian Platonism from the Fifteenth to the Eigh-teenth Century, Londres, Duckworth, 1972, p. 42 et suiv.18. D. P. Walker soutient que la magie incantatoire décrite par Ficin dans le « De vita coelitus comparanda » et les chants orphiques sont une seule et même chose. Ibid., p. 23.

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La pensée magique s’unit à la philosophie de Plotin et au néoplatonisme chrétien : Ficin justifie le recours aux talismans et à la magie de l’Asclépius en se référant au néoplatonisme. Les sages de l’Antiquité et les utilisateurs modernes des talismans n’invoquent pas des diables, ils possèdent une compréhension profonde de la nature, et celle des étapes suivies par les reflets des Idées divines descendant dans le monde terrestre (voici le lien avec le platonisme). Selon Ficin, les formes dégradées du monde sensoriel peuvent être reconstruites par la manipulation des images supérieures dont elles dépendent. Il écrit : « Quand tout élément de la matière est exposé à des choses supérieures […] il subit aussitôt une influence surnaturelle par cet agent tout-puissant de force merveilleuse et de vie qui est partout présent […] comme le miroir reflète le visage ou l’Écho renvoie le son d’une voix 19. »

Le spiritus, situé entre l’âme et le corps du monde, canalise l’influence des astres. Grâce au spiritus mundi les influences astrales descendent sur l’homme. Celui-ci est formé de matière inférieure, liée à la matière du spiritus contenue dans les astres : la magie consiste à guider et à contrôler l’influx du spiritus dans la matière. Le recours au talisman est indispensable, car il est la « matière » abritée par le spiritus d’un astre qu’on introduit en lui 20.

Pic de la Mirandole ajoute à la panoplie du mage de la Renaissance la magie kabbalistique 21. La kabbale est une tradition mystique juive transmise oralement depuis Moïse. Ses moyens ressemblent à ceux des autres procé-dures magiques, mais c’est à la puissance sacrée de la langue hébraïque qu’on fait recours. Cette magie est plus ambitieuse que la magie naturelle de Ficin et reste indissociable du discours religieux.

La kabbale, comme l’hermétisme, s’interroge sur la création du monde ; elle s’intéresse au logos. L’alphabet hébreu détient une puissance extrême aux yeux des kabbalistes : il contient le Nom (ou les Noms) de Dieu, il reflète la nature spirituelle fondamentale du monde, et le langage créateur de Dieu 22. La kabbale est une forme de mysticisme, s’accompagnant d’une magie que

19. M. Ficin, « De vita coelitus comparanda, 26 », dans Opera Omnia, Bâle, 1575 (deux volumes), p. 571.20. Le talisman, aux yeux de Ficin, tient son pouvoir principalement de la matière et non des images. Les talismans sont réalisés sous l’influence d’une harmonie, semblable à l’harmonie céleste.21. Pour les humanistes, passionnés de « symétrie » dans l’architecture comme dans la pensée, il existe un certain parallélisme entre les écrits d’Hermès Trismégiste, Moïse, et la kabbale. La kabbale, d’après Pic, est une source de sagesse judéo-chrétienne : elle confirme en effet la vérité chrétienne. F. A. Yates, Giordano Bruno et la tradition hermétique, op. cit., p. 109-110.22. « La création, du point de vue de Dieu, est l’expression de Son Être caché qui se donne Lui-même un nom, le nom de Dieu Saint, l’acte de création perpétuel. » Ibid., p. 119.

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l’on peut exercer de façon subjective sur soi-même, comme une sorte d’auto-hypnose.

Notons dans quelle mesure l’esprit religieux est présent dans la magie de Pic, celui-là même qui avait théorisé sur la dignité de l’homme libre des puissances supérieures. Mais encore une fois, la magie comme technique d’extension des pouvoirs de l’homme sur le monde cherche à se distinguer de la théologique. Dans la magie naturelle et kabbalistique, Dieu est un moyen – comme le talisman, la planète, la formule magique, la lettre, l’esprit, etc. –, et non une finalité. En ce sens, toute magie est hérétique et sacrilège.

Les labyrinthes de la spéculation philosophique et religieuse dans la magie kabbalistique sont d’une extrême complexité, comprenant des aspects numérologiques et harmoniques, tout en maintenant une forte dimension magique. Pour Pic, ce sont les signes magiques contenus dans les lettres de l’alphabet hébraïque qui sont opérants 23, les lettres prennent une valeur numérique et permettent des calculs mathématiques très sophistiqués : encore une fois, magie et science unissent leurs chemins 24. La magie se tourne vers le nombre comme clé potentielle des opérations 25 : le nombre est l’instrument principal dans les opérations par lesquelles les forces de l’univers ont été mises au service de l’homme.

Dans la magie kabbalistique, on peut saisir à quel point magie et mathématique s’enrichissent mutuellement. Pour Campanella, la magie est opérante seulement quand elle s’associe à la science (en l’occurrence la méca-nique) et inversement, la science doit son essor à la magie. Il écrit : « La vraie magie artificielle produit des effets véritables […]. Cependant, cet art n’est en mesure de produire des effets merveilleux qu’avec l’aide de mouvements localisés, de poids et de poulies, ou en se servant d’un vide, comme pour les appareils pneumatiques et hydrauliques, ou bien en appliquant de la force aux matériaux. Mais de telles forces et de tels matériaux ne suffisent pas à capter une âme humaine 26. »

23. On peut oser une similitude entre « signe magique » et « signifiant » : les deux sont opérants dans leurs domaines respectifs, la magie kabbalistique et la psychanalyse.24. F. A. Yates explique qu’une des méthodes les plus compliquées, dans la magie kabbalis-tique, fut la Gematria : « Celle-ci, fondée sur les valeurs numériques attribuées à chaque lettre hébraïque, donnait lieu à des opérations mathématiques d’une complexité extrême grâce auxquelles, quand les mots étaient transposés en chiffres et les chiffres en mots, il était possible de lire la totalité de l’organisation du monde en termes de mots numériques. » F. A. Yates, Gior-dano Bruno et la tradition hermétique, op. cit., p. 119.25. Pythagore pense que le nombre est la racine de toute vérité.26. T. Campanella, Magia e grazia, Rome, Fratelli Boca, 1957, p. 180. Il est vrai qu’encore aujourd’hui, on lit peut-être plus facilement les traités des mages-philosophes que leurs corres-pondants scientifiques. Une trouvaille scientifique une fois périmée perd sa force ; il n’en va pas de même pour la pensée qui la fonde et la soutient.

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Grâce à la magie naturelle, l’homme a compris comment se servir de la chaîne qui relie la terre au ciel, tout en apprenant, grâce à la kabbale, comment manipuler la chaîne supérieure qui relie le monde céleste au Nom divin. La magie naturelle se sert des images, et la magie kabbalistique, en utilisant des lettres, se sert des chiffres (les valeurs numériques des lettres hébraïques). La magie de Pic se sert donc des mathématiques, et comme la magie de Ficin, elle est aussi religieuse 27. Et bien sûr hautement imaginative, artistique, car elle est capable d’élargir les perspectives esthétiques au moyen de procédures magiques 28. Les mages de la Renaissance sont des artistes, comme Donatello et Michel-Ange, qui ont su, grâce à leur art, imprégner leurs statues et leurs pensées de la vie divine. En ce sens, l’art magique fait du savant un homme divin : en se servant aussi bien de la magie que de la kabbale, il peut dominer le monde par sa science.

GIORDANO BRUNO ET LA MAGIE « SCIENTIFIQUE »

Grâce à des « scientifiques » comme Kepler et Copernic, on a pu passer d’une conception du monde géocentrique à celle d’un monde héliocen-trique. La portée scientifique d’une telle découverte est énorme, comme l’est la conception révolutionnaire de la pensée qui la soutient : c’est encore un problème d’organisation spatiale, de décentrement, de déplacement du pouvoir.

Les frontières entre science et hermétisme sont incertaines à la Renais-sance, et la magie reste un facteur de changement fondamental. La magie et la philosophie hermétique ont sûrement contribué à cette révolution scientifique, pour ne pas dire que la révolution, elles l’ont en quelque sorte provoquée. Il est évident que ce n’est pas par magie que Copernic est parvenu à son hypothèse de la Terre tournant autour du Soleil, mais par des calculs mathématiques. Néanmoins, la théorie de l’héliocentrisme s’instaure dans l’atmosphère de la religion du cosmos : Copernic présente sa découverte comme un acte de contemplation du monde, compris comme révélation divine.

La vision du monde de Copernic se réfère au néoplatonisme magique de Ficin (toujours inspiré par Hermès Trismégiste) 29 ; et quant à Giordano Bruno, il présenta les théories coperniciennes à Oxford en citant plusieurs extraits du « De vita coelitus comparanda » de Ficin 30.

27. Chez Pic, il est possible d’étudier à la source le lien organique entre magie et religion. J. Pic de la Mirandole, Œuvres philosophiques, op. cit., p. 4.28. F. A. Yates, Giordano Bruno et la tradition hermétique, op. cit., p. 132.29. H. Trismégiste, on peut le lire dans ses textes, donne une immense importance au soleil. La magie solaire de Ficin rejoint Platon sur le plan philosophique : le soleil est la splendeur intelli-gible, l’image principale des idées.30. F. A. Yates, Giordano Bruno et la tradition hermétique, op. cit., p. 189.

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Pour Bruno, si Copernic avait compris l’héliocentrisme en tant que mathématicien, il n’en avait pas tiré assez d’implications philosophiques. Bruno écrit : « Nous lui sommes redevables [à Copernic] d’avoir été libérés de certains préjugés erronés de la philosophie courante, que je n’irai pas jusqu’à nommer de l’aveuglement. Lui-même, cependant, n’a pas été jusqu’à la transcender, car, étudiant les mathématiques plutôt que la nature, il n’a pas su pénétrer assez profondément pour ôter les racines des principes faux et trompeurs, et, en démêlant toutes les difficultés qui obstruaient le chemin, à libérer lui-même et les autres de leur poursuite d’enquêtes vaines pour tourner leur attention vers les choses constantes et certaines 31. »

L’idée de la rotation de la Terre autour du Soleil a été accueillie avec enthousiasme par Bruno, non pour des raisons scientifiques, mais pour soutenir sa philosophie du changement perpétuel, du mouvement incessant de toute chose 32 : « [la Terre] est en mouvement afin de se renouveler et de renaître […]. Car ces choses qui ne peuvent être éternelles à titre individuel […] le sont en tant qu’espèce ; […] l’anéantissement complet est impossible à l’échelle de la nature entière, la Terre transforme de temps en temps toutes ses parties selon un ordre nouveau, et se renouvelle de la sorte […]. Et j’af-firme que la cause de son mouvement, non seulement de sa totalité, mais de ses parties, est de lui permettre de traverser toutes les vicissitudes afin que sa totalité puisse se retrouver en tout endroit et subir de la sorte toutes formes et doutes dispositions 33 […]. »

Fou, amoureux, poète : la mégalomanie du mage se double d’un enthou-siasme poétique prodigieux. L’élan émotionnel dans l’impulsion hermétique et magique de sa philosophie est hautement créatif. Le narcissisme et la toute-puissance de la pensée de Bruno donnent là les meilleurs résultats : l’idée de Bruno de relier sa conception de l’univers infini (peuplé par des mondes infinis 34) au système de Copernic est surprenante. Les intuitions

31. G. Bruno, « La cena delle ceneri », dialogo I, dans Opere italiane, vol. I, Laterza e figli, Bari, 1907, p. 28. Pour Bruno, les mathématiques pouvaient être une forme de pédantisme, une façon de s’arrêter à mi-chemin avant d’arriver à la vérité profonde.32. Pour Bruno, un univers immuable aurait été un univers mort : un univers vivant doit pouvoir se mouvoir et changer. A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1988, p. 65. Pensons au panta rei (« tout coule ») d’Héraclite. Héraclite, Fragments, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2002, p. 98-113.33. G. Bruno, « La cena delle ceneri », dialogo I, op. cit., p. 29.34. Des mêmes mots de Bruno : « Je suis sûr […] qu’il ne sera jamais possible de trouver une raison même à moitié probable pour laquelle il dût y avoir une limite a cet Univers corporel, et par conséquent, une raison pourquoi les astres qui sont contenus dans son espace dussent être en nombre fini. » Giordano Bruno, « La cena delle ceneri », dialogo III, op. cit., p. 73, cité dans A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, op. cit., p. 61. A. Koyré précise : « L’espace de Bruno, l’espace d’un Univers infini et en même temps le “vide” infini (quelque peu mécompris) de Lucrèce, est parfaitement homogène et partout pareil à lui-même » (p. 67). L’idée d’un espace infini contenant des mondes innombrables est déjà dans la De natura rerum de Lucrèce.

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« magiques » de Bruno ont donné des résultats aussi considérables que les calculs mathématiques de Kepler, Copernic et Galilée ; elles se sont révélées scientifiquement valables, même si à la place des calculs mathématiques, il utilise l’imagination et des formules magiques.

La magie de Bruno est « scientifique » – il écrit en 1589 De magia mathe-matica – et aussi religieuse. Néanmoins, il est sûrement plus proche de l’animisme que de la théologie : Dieu est un moyen de connaissance à la disposition du philosophe de la nature. Bruno cherche la divinité dans l’uni-vers infini 35 : Dieu s’étend dans les choses, les phénomènes, les hommes, les mondes qu’il a créés. C’est dans cette « dispersion » que Dieu manifeste sa toute-puissance, comme l’homme capable de le saisir dans sa pensée.

La vision du monde de Bruno est vitaliste 36 et magique ; aux yeux d’A. Koyré, Bruno n’a pas encore l’esprit d’un homme moderne : « Pourtant, écrit Koyré, sa vision de l’Univers est si puissante et si prophétique, si raison-nable et si poétique qu’on ne peut que l’admirer. Et elle a – du moins par sa structure générale – si profondément influencé la science et la philosophie moderne, que nous ne pouvons qu’assigner à Bruno une place très impor-tante dans l’histoire de l’esprit humain 37. »

Sûr de ses idées, impertinent et innovateur, Bruno ne céda jamais sur ses positions « magico-scientifiques ». Accusé d’hérésie par l’Inquisition, après huit ans de procès, il fut brûlé vif le 17 février 1600 à Rome.

TOUTE-PUISSANCE DE LA MAGIE, TOUTE-PUISSANCE DE LA SCIENCE

C’est dans ce contexte turbulent de la Renaissance que se développe la pensée magique, et avec elle, le savoir scientifique. Magie et science partent du même principe, déplacer la puissance depuis Dieu jusqu’à l’homme. Peu à peu, l’esprit « fou » et créatif qui entoure la magie sera remplacé par la recherche de l’exactitude, par les formules mathématiques et logiques.

Depuis Galilée et Descartes 38 et jusqu’à nos jours, c’est la science qui « gouverne » le monde : la toute-puissance n’est plus dans la pensée magique

35. « C’est ainsi que l’excellence de Dieu se trouve magnifiée et se manifeste la grandeur de son empire. Il ne se glorifie pas dans un seul, mais dans d’innombrables soleils, non pas en une seule terre et un monde, mais en mille, que dis-je ? une infinité [de mondes]. » G. Bruno, De l’infinito, universo e Mondi, épître dédicatoire, cité dans A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, op. cit., p. 64. L’espace de Bruno est un vide, mais qui n’est nulle part réellement vide, car il est partout rempli d’être. « Un vacuum que rien ne remplirait constituerait une limitation de l’action créa-trice de Dieu », explique A. Koyré (p. 62, note 2).36. Dans la conception vitaliste, la matière est animée d’une force vitale : c’est une force occulte qui insuffle la vie à la matière.37. A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, op. cit., p. 78.38. Les deux philosophes n’ont jamais eu de sympathie et de respect envers la magie et les mages-philosophes. Galilée a quand même reconnu la validité de certaines thèses de Giordano Bruno.

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mais dans le calcul scientifique. Freud écrit dans Totem et tabou que « dans la conception du monde scientifique, il n’y a plus de place pour la toute-puissance de l’homme 39 », mais il ajoute tout de suite après que « dans la confiance en la puissance de l’esprit humain, qui tient compte des lois de la réalité, survit une part de la croyance primitive à la toute-puissance 40 ».

Freud ne s’est pas trompé. On peut constater aujourd’hui que la toute-puissance de la science n’est pas seulement imaginée – elle n’est pas qu’une croyance –, mais qu’elle exerce une vraie domination dans tous les champs de la société (savoir, politique, social).

La science a pris la place de Dieu. Dans sa tentative de combattre le déterminisme, la science devient ce qui détermine le sujet et son histoire. L’individu s’abandonne aux bons soins de la médecine, comme avant il se mettait dans les mains de Dieu : le sujet est dans l’attente du médicament prodigieux, comme avant il attendait le miracle.

Un exemple : la maladie héréditaire est l’équivalent scientifique du déterminisme. Dans le film de James Gray, Two lovers (2008), un homme est obligé de quitter la femme qu’il aime, car le couple est porteur d’une maladie génétique transmissible à leurs futurs enfants. À cause de cette séparation, l’homme tentera plusieurs fois de se suicider. Le diagnostic médical de sa maladie héréditaire arrive pour lui comme une sentence divine : « Tu es porteur de la maladie X = tu es malade = tu es nul. Ergo, tu ne mérites pas l’amour = tu dois mourir. »

La toute-puissance de la science règne comme ne l’a pas fait la magie 41. Comme nous avons vu, celle-ci était une sorte de compromis entre la puis-sance divine et la puissance de la pensée de l’homme : la magie savait garder l’équilibre. La pluridisciplinarité des humanistes – intéressés par la philoso-phie, les lettres, la peinture, l’architecture, l’astronomie, les mathématiques, la magie… éparpillait la toute-puissance du savoir, qui perdait son centre.

L’esprit inquiet, impudent et courageux qui anime l’humaniste est proche du « dilettantisme 42 » de la Grèce présocratique. « Dilettantisme »

39. S. Freud, Totem et tabou, op. cit., p. 208. Les passages qui précèdent la citation disent : « Dans le stade animiste, c’est à lui-même que l’homme attribue la toute-puissance ; dans la phase religieuse, il l’a cédée aux dieux, mais il n’a pas renoncé pour de bon car il se réserve de diriger les dieux selon ses désirs en exerçant sur eux des multiples influences. » Freud se base sur des études anthropologiques sur les sociétés primitives, cependant dans l’histoire de la pensée, c’est la phase religieuse qui précède la phase magico-animiste.40. Ibid. 41. J. Gray, lors d’un entretien, se demande pourquoi on pense toujours le génie comme « scien-tifique ». Gray pense, en revanche, qu’il existe des génies « émotionnels », c’est-à-dire ceux qui sont capables de comprendre le comportement émotif des gens. 42. À savoir, la Grèce la plus « libre ». A. Savinio, « Introduction » à Tommaso Campanella, La città del sole, op. cit., p. 16, note 1. La Grèce de la conscience, celle de Socrate et de Platon, est, aux yeux de Savinio, « décadente ». De même, nous pouvons considérer l’époque de la science

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dans le sens de désinvolture, de désintérêt, de l’absence de finalisme dans la vie : le panta rei d’Héraclite exprime cette attitude dans sa majeure intensité. Car la contradiction fait partie de la phusis : ce n’est pas le fait d’expliquer la nature qui enferme et affaiblit l’esprit humain, mais de l’expliquer d’une seule manière. Le « dilettantisme » donne vie au multiple : expositions contradictoires, jeux spéculatifs qui nous charment. On retrouve le « dilet-tantisme » chez les mages humanistes.

Le sentiment de toute-puissance que leur donne la magie – pensons à la mégalomanie de Bruno – se mélange au tourment : l’errance de Bruno et de Campanella en est un exemple 43. La toute-puissance de la pensée magique s’allie à l’inquiétude, l’angoisse, l’agitation : pour saisir l’impuissance et la transformer en force il faut faire l’expérience de la toute-puissance et de sa chute. C’est un processus psychique (et historique) inéluctable.

« Prendre le pouvoir sur soi-même » : cette pensée fondatrice de l’huma-nisme pourrait s’adapter aussi à la psychanalyse 44. La différence est que le sujet ne se prend pas pour Dieu à la fin d’une psychanalyse. Le narcissisme est blessé : la chute des idéaux 45 dont parle Freud (équivalent de l’anathème nietzschéen « Dieu est mort ») n’est pas un devoir moral, une forme de rési-gnation qu’on aurait héritée de l’attitude religieuse, mais une force, la vraie et la seule « puissance » du sujet.

Mais l’Idéal, même quand on lui a résisté, est toujours là : la science a « battu » la religion, mais non l’idéal que la soutenait. Idéal prêt à écraser le sujet, à lui enlever son indépendance, « sa dignité d’homme », pour le dire comme le mage Pic de la Mirandole. Dans ce monde postmoderne, tour à tour exalté et déçu par la science, le sujet renaît grâce à son narcissisme blessé. Ou du moins, c’est ce qu’on peut s’attendre d’une psychanalyse.

BIBLIOGRAPHIE

BRUNO, G. 1584. Opere italiane, Bari, Laterza e figli, 1907.CAMPANELLA, T. 1602. La città del sole, Milan, Adelphi, 1995.CAMPANELLA, T. 1613-1624. Magia e Grazia, Rome, Fratelli Boca, 1957.FICIN, M. 1575. Opera omnia, Bâle (deux volumes).

moderne, de Galilée et de Descartes, comme le début de la décadence de la culture humaniste. Savinio parle aussi du « stendhalisme » comme modèle d’humanisme perfectionné.43. Pensons au Dieu grec, ambulant, voyageur : le Dieu grec est « passager ». C’est grâce à son amour pour l’errance qu’il laisse les hommes libres sur terre. Dieu se montre théocrate quand il s’arrête de voyager, quand il devient immobile. Comme Dieu, l’homme immobile est aussi dangereux. Ibid., p. 20, note 1.44. Au sens, de « se prendre en main », sortir de la dépendance vis-à-vis de l’Autre.45. Idéaux de toutes sortes : soi-même, le Père, Dieu, la Religion, la Nation, la Science, la Poli-tique… « L’Autre est barré (A) » dit à plusieurs reprises Lacan. Voir, entre autres, J. Lacan, L’objet de la psychanalyse (1965-1966), séminaire inédit, AFI, HC, p. 147.

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FREUD, S. 1905-1924. Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1987.

FREUD, S. 1913. Totem et tabou, Paris, Gallimard, 1993.HÉRACLITE. 2002. Fragments, Paris, Flammarion, coll. « GF ».KOYRÉ, A. 1957. Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1988.LACAN, J. 1965-1966. L’objet de la psychanalyse, séminaire inédit, AFI, HC.PIC DE LA MIRANDOLE, J. 1993. Œuvres philosophiques, Paris, PUF, coll. « Épiméthée »,

2004.STRAUSS, L. 1958. Pensées sur Machiavel, Paris, Payot, 1982.YATES, F. A. 1964. Giordano Bruno et la tradition hermétique, Paris, Dervy, 1996.WALKER, D. P. 1972. The Ancient Theology : Studies in Christian Platonism from the

Fifteenth to the Eighteenth Century, Londres, Duckworth.

RésuméIl s’agit d’analyser le concept de toute-puissance de la pensée magique à la Renais-sance, et en particulier chez Marsil Ficin, Jean Pic de la Mirandole, Tommaso Campa-nella et Giordano Bruno. L’humaniste, grâce à la magie, cherche à prendre la place de Dieu, il pense que sa science lui permettra de changer les choses et son propre destin. Les mages humanistes, avec leur imagination et leurs intuitions, ont contribué à la naissance de la science moderne. Celle-ci finira par se substituer non seulement à la pensée magique, mais à Dieu : dans la tentative de combattre le déterminisme, la science devient ce qui détermine le sujet et son histoire. On passe ainsi de la toute-puissance de la pensée magique à la toute-puissance de la science. Quelle est la posi-tion de la psychanalyse vis-à-vis de ces deux disciplines ?

Mots-clésAnimisme, déterminisme, géocentrisme, héliocentrisme, hermétisme, humanisme, idéal, magie kabbalistique, magie naturelle, narcissisme, nature, théisme, vitalisme.

THE « SCIENTIFIC » MAGIC IN THE RENAISSANCE : A PARADOX ?

SummaryOur aim is to analyze the concept of omnipotence of the magic thought in the Renaissance, and in particular with Marsilio Ficino, Giovanni Pico della Mirandola, Tommaso Campanella and Giordano Bruno. The humanist, thanks to the magic, tries to take God’s place, he thinks that his science will allow him to change things and his own fate. The humanist magicians, with their imagination and their intuition, have contributed to the birth of modern science. This one will finish to substitute not only the magic thought, but God himself : in the attempt to fight determinism, science becomes what determines the subject and its story. Thus, we go from the omnipo-tence of the magic thought to the omnipotence of science. What is the position of the psychoanalysis towards these two disciplines ?

KeywordsAnimism, determinism, geocentric, heliocentric, hermetic, humanism, ideal, kabalistic magic, natural magic, narcissism, nature, theism, vitalism.

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