218
Université de Lille II : Faculté de sciences juridiques, politiques et sociales Institut d’Etudes Politiques de Lille DEA de Sciences politiques La médiatisation de la départementalisation des services d’incendie et de secours dans le Nord Pistes pour l’analyse du rôle des médias dans les politiques publiques Jérémie NOLLET Mémoire préparé sous la direction de M. Pierre MATHIOT, professeur des universités en science politique (année universitaire 2001-2002) Lille, Septembre 2002

La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

  • Upload
    vuthien

  • View
    220

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

Université de Lille II :

Faculté de sciences juridiques, politiques et sociales

Institut d’Etudes Politiques de Lille

DEA de Sciences politiques

La médiatisation de la départementalisation

des services d’incendie et de secours dans le NordPistes pour l’analyse du rôle des médias dans les politiques publiques

Jérémie NOLLET

Mémoire préparé sous la direction de M. Pierre MATHIOT,

professeur des universités en science politique

(année universitaire 2001-2002)

Lille, Septembre 2002

Page 2: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

3

« Les rapports de force les plus brutaux sont en même temps des rapports symboliques et

les actes de soumission, d’obéissance, sont des actes cognitifs qui, en tant que tels, mettent en

œuvre des structures cognitives, des formes et des catégories de perception,

des principes de vision et de division. »

Pierre BOURDIEU

Page 3: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

4

Mes remerciements vont...

...à M. Pierre MATHIOT pour avoir initié ce travail en me faisant découvrir l’analyse des

politiques publiques, et pour avoir accepté de diriger mon mémoire de DEA. Merci également

pour la grande disponibilité qu’il a manifestée à mon égard pendant toute cette année et pour

la liberté intellectuelle qu’il m’a laissée.

...à M. Ludovic ROHART pour son aide généreuse, tant matérielle qu’intellectuelle, et

notamment sa relecture d’une partie de ce mémoire. Ce travail lui doit beaucoup. Pour autant

les analyses n’engagent que leur auteur.

...à M. Grégory DERVILLE pour ses précieux conseils.

...aux personnes (journalistes, élus, fonctionnaires...) qui m’ont accordé un peu de leur

temps pour la réalisation de ce mémoire en me recevant pour un entretien, en m’ouvrant leurs

archives ou simplement au fil de discussions.

... et à D. pour avoir su m’aider (et me supporter) dans les moments de doute.

Ce travail est pour mes anciens condisciples qui s’aventurent dans la voie du journalisme.

Puisse sa lecture les aider un peu dans l’exercice de cette profession difficile.

Page 4: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

5

Sommaire

INTRODUCTION..........................................................................................................................................8

Positionnement théorique du mémoire .................................................................................................10

Sociologie politique des médias ..................................................................................................................11

Analyse des politiques publiques.................................................................................................................13

Précaution théorique : pour une approche pragmatique...............................................................................16

Problématique, hypothèses et plan ......................................................................................................18

Problématique..............................................................................................................................................18

Hypothèses ..................................................................................................................................................19

Terrain et méthode................................................................................................................................21

PRÉAMBULE : QUELQUES ÉLÉMENTS POUR COMPRENDRE LA POLITIQUE PUBLIQUE

DE DÉPARTEMENTALISATION DES SIS DANS LE NORD......................................................................25

PREMIÈRE PARTIE : SE DÉBARRASSER D’UN MYTHE : LES EFFETS LIMITÉS DE LA

CONTRIBUTION MÉDIATIQUE À LA PRODUCTION DES ENJEUX PUBLICS...................................30

CHAPITRE 1. LES MÉDIAS ET LA MISE À L’AGENDA DES PROBLÈMES PUBLICS ............................................33

1.1. L’accès direct à l’agenda politique : les politiques publiques sans les médias.............................33

1.1.1. Les canaux d’élaboration des politiques publiques hors médias .............................................................33

Les arènes de la décision publique ..............................................................................................................33

La production cognitive des politiques publiques hors médias....................................................................36

La prise en compte cognitive des médias : la revue de presse .....................................................................41

1.1.2. Un usage (stratégique) des médias : le recours aux médias comme menace ...........................................44

1.2. Agenda public et agenda médiatique.............................................................................................47

1.2.1. Les événements médiatisés .....................................................................................................................48

1.2.2. Sociologie de la reproduction médiatique de l’agenda politique.............................................................51

L’impératif d’actualité .................................................................................................................................51

Le calage du travail médiatique sur les activités politiques .........................................................................55

Le cas spécifique des pompiers ...................................................................................................................58

1.3. Les effets limités des médias sur l’agenda politique......................................................................61

1.3.1. Limites de la contribution médiatique à la formation de l’agenda ..........................................................61

Une source d’information spécifique... parmi d’autres................................................................................61

L’agenda-setting n’est qu’un des usages des médias ...................................................................................63

1.3.2. Une influence de court terme sur des problèmes ponctuels ....................................................................64

Une influence de court terme.......................................................................................................................64

Une influence sur des problèmes ponctuels.................................................................................................75

Ce que les médias peuvent faire faire aux acteurs politiques.......................................................................79

Page 5: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

6

CHAPITRE 2. LES MÉDIAS ET LE TRAVAIL DE CADRAGE..............................................................................81

2.1. Les cadres des acteurs et ceux des médias ....................................................................................81

2.1.1. Vertus et limites des notions de cadres et de cadrage en politique publique...........................................81

Entre préréflexivité et postréflexivité, des définitions spécifiques à chaque sous-champ théorique............82

Les effets d’influence sur les cadres préréflexifs .........................................................................................84

2.1.2. Les cadres de perception des acteurs et des journalistes .........................................................................85

Les cadres des sapeurs-pompiers : défendre les conditions de travail et le statut ........................................86

Les cadres des acteurs institutionnels : le financement du SDIS et « la mauvaise loi » de 1996 ................88

Les cadres médiatiques : les intérêts du lecteur ...........................................................................................91

2.1.3. La production des cadres de perception des journalistes : un jeu d’influences .......................................98

Une influence inattendue .............................................................................................................................98

Positions, visions et prises de position dans le champ journalistique ..........................................................99

2.2. Une influence faussement paradoxale .........................................................................................104

2.2.1. Sociologie de la production des cadres journalistiques : la dépendance aux sources ............................105

La reproduction des cadres objectivés .......................................................................................................105

Jouer des logiques médiatiques .................................................................................................................109

Pour une approche pragmatique des cadres ...............................................................................................120

2.2.2. Une influence limitée ? .........................................................................................................................122

Les conditions de production de cadres critiques ......................................................................................123

Les conditions de transmission des cadres critiques : l’influence déterminante de la structure des

opportunités politiques........................................................................................................................................125

DEUXIÈME PARTIE: CE QUE LES MÉDIAS FONT (FAIRE) AUX ACTEURS : L’IMPACT DE

LA MÉDIATISATION SUR LES PRATIQUES DES ACTEURS ................................................................130

CHAPITRE 3. L’IMPÉRATIF MÉDIATIQUE. LES MÉDIAS COMME « POINT DE PASSAGE OBLIGÉ » POUR LES

ACTEURS DE LA POLITIQUE PUBLIQUE...............................................................................................................134

3.1. La croyance dans le pouvoir des médias et les impératifs de l’opinion ......................................134

3.1.1. L’impératif médiatique des mobilisations.............................................................................................134

Vouloir passer dans les médias..................................................................................................................135

Attentes et déceptions................................................................................................................................137

3.1.2. Impératifs médiatiques des décideurs publics .......................................................................................139

Le pouvoir présumé des médias : faire l’opinion.......................................................................................139

Des usages des revues de presse : la réduction pratique des médias à l’opinion........................................143

L’opinion médiatique : un enjeu politique dénié par les acteurs................................................................146

3.2. Les médias : points de passage obligé sans être traducteur........................................................149

Le processus de problématisation dans les politiques publiques ...............................................................149

Les médias comme point de passage obligé, non comme traducteur.........................................................152

Page 6: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

7

CHAPITRE 4. L’ENRÔLEMENT, OU COMMENT LA FIGURATION DANS LES MÉDIAS IMPOSE DES FAÇONS DE

JOUER ...............................................................................................................................................................155

4.1. Les médias et les mobilisations : stratégies d’accès et travail militant .......................................155

4.1.1. Un aspect des rapports entre médias et mobilisations : les stratégies d’accès aux médias ....................155

Agir pour les médias..................................................................................................................................155

La structuration de l’accès aux médias ......................................................................................................158

4.1.2. Les ressources médiatiques des mouvements sociaux...........................................................................161

Les ressources (et les contraintes) de la mise en scène de l’activité militante ...........................................161

L’usage de la violence ...............................................................................................................................167

Les mutations du travail militant ...............................................................................................................169

4.2. Les médias et les décideurs publics : la communication et le travail politique...........................171

4.2.1. Médias, communication et légitimation ................................................................................................172

Rendre visible son action...........................................................................................................................172

Le travail institutionnel de façade..............................................................................................................175

Un travail permanent de légitimation de l’action publique et de relégitimation des acteurs......................179

4.2.2. Les ressources médiatiques des décideurs publics ................................................................................183

Une ressource économique : les services de communication.....................................................................183

La ressource institutionnelle ......................................................................................................................186

4.2.3. Les médias et les mutations de l’action publique..................................................................................189

La fétichisation politique des médias : le jeu au détriment des enjeux ......................................................189

Les politiques publiques médiatiques (ou « cosmétiques ») ......................................................................192

4.3. Médias, politiques publiques et enrôlement.................................................................................198

4.3.1. L’intéressement : se faire choisir par les médias...................................................................................198

L’intérêt à l’alliance source/journaliste .....................................................................................................198

Un travail d’interaction : le jeu d’associés/rivaux......................................................................................199

4.3.2. L’enrôlement : quand les médias pèsent sur les pratiques des acteurs ..................................................202

Médias et mobilisations des ressources .....................................................................................................202

La contribution médiatique à la définition des rôles sociaux : ce que les médias font (faire) aux acteurs .205

CONCLUSION: MÉDIAS, POLITIQUES PUBLIQUES ET DÉMOCRATIE...................................207

Bilan ..........................................................................................................................................................207

Pistes pour un modèle d’analyse................................................................................................................209

L’emprise médiatique sur le fonctionnement des champs de l’action publique.........................................210

SIGLES .......................................................................................................................................................213

BIBLIOGRAPHIE.....................................................................................................................................214

Page 7: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

8

INTRODUCTION

Le jeudi 25 janvier 2001, dès 9h30, 450 sapeurs-pompiers professionnels et volontaires

(selon la police), venus de tout le département du Nord, manifestaient dans les rues de Lille à

l’appel de l’intersyndicale1. Parti du boulevard Jean-Baptiste Lebas, le cortège s’immobilise

sur la place de la République face à la Préfecture et au Conseil général. La manifestation est

visible : des véhicules sont de sortie, les gyrophares tournent, des fumigènes rouges sont

allumés, sirènes et klaxons deux tons se joignent au bruit des pétards. La grande échelle est

déployée sur la place vers 11h20, après que les forces de l’ordre aient accepté de laisser passer

les véhicules de sapeurs-pompiers. Quelques sapeurs-pompiers, hissés sur la grande échelle

projettent de la mousse sur les forces de l’ordre interdisant l’accès à la Préfecture. Celles-ci

manœuvrent pour bloquer la grande échelle et interpeller les quatre pompiers qui y étaient

installés. Des échauffourées s’ensuivent : CRS et gendarmes mobiles ripostent à coups de

tonfa et de grenades lacrymogènes. Un sapeur-pompier professionnel de 54 ans, venant du

centre de La Bassée, Edouard WALCZAK, voit sa main droite arrachée. Six autres personnes

ont été blessées, dont un journaliste de M6 (qui aura une semaine d’incapacité de travail).

Cette dramatique manifestation a conduit les médias à s’emparer d’un thème alors peu

« couvert » : la départementalisation des services d’incendie et de secours (SIS) dans le Nord.

Comme le souligne un journaliste, présent à la manifestation, elle marque aussi un tournant de

cette politique publique :

Et du coup est-ce que cette manif là, ça a – j’imagine que oui – modifié la façondont vous avez traité les négociations sur la départementalisation ?Oui encore plus. On était déjà pas convaincus par... On était déjà pas des convaincusde la départementalisation, mais après ce coup-là, on a dit « ça va quoi. » Attend« On balance des grenades en plus sur les pompiers, et en plus c’est bien, c’estchouette la départementalisation ». Et du coup d’ailleurs la situation s’est débloquéeelle aussi. Ils ont 10 millions de francs tout de suite. Après on a parlé de Conseilgénéral qui allait intervenir de plus en plus. Ça c’est... ça c’est un petit peu amélioréquand même pour les pompiers du Nord.2

1 CGT, CFDT, FASPP, SNOP-SAPEUR-POMPIER et SNSPP.2 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).

Page 8: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

9

La politique publique de départementalisation consiste, à la suite de loi du 3 mai 1996, à

regrouper dans un établissement public départemental (le Service départemental d’incendie et

de secours – ou SDIS) les services d’incendie et de secours qui dépendaient jusqu’alors des

communes ou des structures intercommunales1. La mise en place de cette départementalisation

n’est pas allée sans poser de problèmes dans le Nord. Le Conseil général, les grandes

communautés urbaines du département (Lille et Dunkerque), les maires des communes rurales

et, bien sur, les sapeurs-pompiers, professionnels et volontaires, se sont tantôt opposés, tantôt

alliés aux cours de négociations qui ont duré jusqu’à ce qu’une modification substantielle du

Conseil d’administration du SDIS vienne mettre, en juillet 2002, un terme (provisoire) à cette

politique publique.

Bien que cette politique publique, essentiellement locale2, ait été relativement peu abordée

dans les médias, elle permet néanmoins d’étudier l’impact de cette médiatisation3 sur la

politique publique. Nous nous proposons d’analyser comment – c’est-à-dire par quels

mécanismes et dans quelle mesure – la médiatisation a pu « jouer » sur la politique publique

de départementalisation. L’objet de ce travail ne consiste donc pas à se limiter à une analyse

de contenu du type « la départementalisation vue par la presse lilloise ». Privé de toute

explication sociologique4, ce type d’analyse paraît lacunaire pour rendre compte de l’impact

des médias sur le déroulement d’une politique publique : s’en contenter reviendrait à

considérer que le discours médiatique déterminerait complètement ou, de façon plus

raisonnable, partiellement le contenu de la politique publique. Il laisse également penser que la

présence des médias dans les politiques publiques n’a pas d’autre effet que la production de

1 Une présentation développée de la départementalisation des SIS dans le Nord est faite dans le préambule. Cf.infra en page 25. A notre connaissance, deux ouvrages traitent de cette question. Pour une analyse de droit public,Laurent DERBOULLES, Quel territoire pour le service public d’incendie et de secours ? Réflexion sur ladépartementalisation., Paris, L’Harmattan (coll. Administration et aménagement du territoire), 2000, 304 p. Pourune analyse de science politique, Jean-Gustave PADIOLEAU, Le réformisme pervers : le cas des sapeurs-pompiers, Paris, PUF (coll. Sociologies), 2002, 216 p.2 Même si la départementalisation concerne tout le territoire – à quelques exceptions près, parmi lesquelles Pariset Marseille où les pompiers sont militaires – le Nord fait figure de cas à part en raison de difficultés spécifiques,qui font dire à toutes les personnes que nous avons rencontrées que ce sont les caractéristiques géographiques dudépartement (notamment les grandes disparités entre les Communautés urbaines et les zones rurales) qui sont aufondement du problème.3 Nous entendons par médiatisation la production de discours journalistiques sur ce thème, et le fait même que lesjournalistes s’en emparent et travaillent autour de ce problème.4 Ce manque sociologique des analyses de contenu, souvent liées à la sémiologie, commence à être comblé. Voirpar exemple le manuel de Jean-Pierre ESQUENAZI, L’écriture de l’actualité. Pour une sociologie du discoursmédiatique, Grenoble, PUG, 2002, 183 p.

Page 9: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

10

discours. L’objectif de notre travail est tout autre : partant des constats (souvent critiques1) du

poids des médias sur telle ou telle politique publique, il cherche à définir les formes de

l’impact médiatique sur les politiques publiques. C’est pourquoi nous nous refusons d’entrée

de nous limiter à une simple analyse de contenu. Mais avant de préciser l’objet exact de ce

mémoire, il convient de cerner son inspiration théorique.

Positionnement théorique du mémoire

L’objectif qui est à l’origine de ce travail est de croiser deux champs d’étude liés à la

science politique : l’analyse des politiques publiques et la sociologie des médias. Nous

rejoignons donc le constat dressé par Patrick HASSENTEUFEL et Andy SMITH pour qui

l’analyse des politiques publiques « se fermerait aux autres approches du politique. En effet,

pour la France, on peut parler d’une double fermeture venant à la fois des analyses des

politiques publiques et des autres politistes. »2 Ce cloisonnement touche en effet l’analyse des

politiques publiques qui a « tendance à négliger les dimensions politiques des politiques

publiques »3. Mais il concerne également d’autres approches disciplinaires qui trouveraient

avantage à se rapprocher de l’analyse des politiques publiques plutôt que de se cantonner dans

un refus « généralisé de voir comment les dynamiques de l’action publique informent les

domaines plus classiquement traités comme "politiques", tels que la compétition politique

et les relations internationales. »4 A cette liste des domaines d’étude de la politique, nous

rajoutons la sociologie des médias qui, elle aussi, « [continue] à tourner le dos aux

questionnements et aux concepts d’analyse des politiques publiques. »5 Ainsi, sociologie des

médias et analyse des politiques publiques sont pris dans un certain nombre de limites que

seule une approche trans-disciplinaire d’un problème permet de surmonter.

1 Si ce travail se revendique d’une sociologie critique, il ne s’agit pas d’une critique contre les journalistes et lejournalisme. Il n’est pas question d’adresser des reproches à des professionnels dont nous avons pu éprouver lesdifficultés de travail. Nous tentons simplement, en se fondant le plus fidèlement possible sur le concret du travailjournalistique, de caractériser le fonctionnement du champ journalistique.2 Patrick HASSENTEUFEL et Andy SMITH, « Essoufflement ou second souffle ? L’analyse des politiquespubliques "à la française" », Revue Française de science politique, vol. 52, n°1, février 2002, p. 57.3 Ibid.4 Ibid.5 Ibid.

Page 10: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

11

Sociologie politique des médias

La sociologie des médias, tout d’abord, s’est longtemps focalisée sur l’éternelle question

du « pouvoir des médias ». Dans cette perspective, les effets politiques des médias consistent

en un pouvoir de persuasion, plus ou moins direct1, sur l’opinion des individus. Le chapitre

que Francis BALLE consacre à « Médias et politique »2 dans le Traité de science politique est

caractéristique de ces problématiques de la persuasion individuelle des médias. Dans cette

perspective, le « pouvoir » des médias sur les politiques se réduit à une capacité plus ou moins

grande, à former le jugement de l’électeur, qui, en désignant le gouvernement, détermine les

politiques publiques3. La limite d’une telle perspective est assez visible : une telle analyse

passe à côté d’une part importante de l’action publique, celle-ci ne pouvant se réduire à la

mise en application des décisions des électeurs. Comme le rappelle Pierre MULLER,

« l’apport essentiel de l’analyse des politiques est d’avoir montré que la sphère de la

représentation ne constitue que l’une des dimensions – certes très importante – permettant de

comprendre les décisions en matière de politique publique. »4 L’action publique (qu’elle

aboutisse ou non à une prise de décision) est un processus long et complexe, mettant en jeu un

nombre important d’acteurs hétérogènes (que ceux-ci soient collectifs ou individuels). Aussi,

il est insuffisant de ne prendre en compte que les effets des médias sur l’opinion des électeurs.

Deux principaux dépassements peuvent être dégagés : il convient d’une part de s’intéresser

aux effets de persuasions5 que les médias produisent sur l’ensemble des acteurs et à tous les

1 Tous les progrès scientifiques consistant à nuancer et complexifier la description des mécanismes par lesquelss’effectue cette persuasion.2 Francis BALLE, « Médias et politique », in M. GRAWITZ et J. LECA (dir.), Traité de science politique, Paris,PUF, tome 3, 1985, p. 574-601.3 Jacques GERSTLE dresse le même constat pour la littérature anglo-saxonne. Faisant référence à J. FEREJOHNet J. H. KULKLINSI (dir.), Information and Democratic Processes, Urbana, University of Illinois Press, 1990, ilsouligne : « On y envisageait l’interaction sociale, la formation des jugements politiques, la décision électorale etla représentation politique comme autant de questions pertinentes pour examiner la relation entre information etprocessus démocratique. Les comportements individuels, en particulier la contribution de l’information àl’opinion et aux choix électoraux occupaient une place centrale ». Jacques GERSTLE, « Les effets d’information.émergence et portée », in J. GERSTLE (dir.), Les effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan (coll.Logiques politiques), 2001, p.12.4 Pierre MULLER, « L’analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologie politique de l’actionpublique », Revue française de science politique, vol. 50, n°2, avril 2000, pp. 190-191.5 L’expression d’effets de persuasion est ici employée par défaut. Comme nous le verrons plus tard, employer cevocabulaire conduit à mal formuler le problème sociologique que constitue l’influence cognitive des médias surles acteurs d’une politique publique. Précisons simplement pour le moment qu’il nous paraît plus pertinent deparler de contribution médiatique à la production de cadres d’interprétation.

Page 11: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

12

stades de la politique publique considérée, et d’autre part de ne pas réduire l’impact des

médias à sa seule influence intellectuelle (ou idéelle) sur les acteurs de la politique publique.

La sociologie des médias a réussi à s’extirper, depuis plusieurs années, de cette définition

restrictive de son objet. Des textes importants, comme ceux de Marilyn LESTER et Harvey

MOLOTCH1 puis Philip SCHLESINGER2, ont montré qu’étudier les médias, et notamment le

journalisme, imposait de s’intéresser aux conditions pratiques de la production de

l’information, entendue comme un travail social dont les journalistes sont loin d’être les seuls

acteurs. L’analyse des médias ne se réduit plus désormais à l’évaluation, toujours plus

nuancée, de son influence sur l’opinion mais à la compréhension du processus complexe qui

met en jeu une multiplicité d’acteurs. Seulement, cette nouvelle perspective ne va pas au bout

de sa révolution théorique. La sociologie permet en effet de décrire la production de

l’information comme un processus, en étudiant notamment le rôle des

"sources d’information" et le fonctionnement social de ces "sources" en vue d’accéder

aux médias : professionnalisation, mise en œuvre de pratiques spécifiques... Mais cette analyse

ne s’interroge pas sur la suite du processus social, c’est-à-dire les usages de l’information ainsi

produite. Une fois admis que la production de l’information est un jeu social mettant aux

prises plusieurs types d’acteurs, il paraît logique de considérer qu’il en va de même pour sa

réception3. Là encore, il faut décrire un jeu social complexe où plusieurs types d’acteurs sont

impliqués, la réception de l’information ayant des effets idéels mais aussi pratiques sur chaque

type d’acteur.

C’est ici que les apports des politiques publiques à la sociologie des médias se

manifestent : ils attirent l’attention du chercheur sur la nécessité de prendre en compte

1 Marilyn LESTER et Harvey MOLOTCH, « Informer : une conduite délibérée. De l’usage stratégique desévénements », Réseaux, n°75, 1996, pp. 23-41. (1ère éd. 1974)2 Philip SCHLESINGER, « Repenser la sociologie du journalisme. Les stratégies de la source d’information etles limites du médiacentrisme », Réseaux, n°51, 1992, p. 75-98. (1ère éd. 1990)3 Comme le souligne Jean CHARRON, dans les années 1990, plusieurs auteurs procèdent à l’extension de l’usagedu modèle de l’agenda-setting :

« Cette extension pourrait conduire à une véritable sociologie des médias, c’est-à-dire à un cadre explicatif général, étayé par la recherche empirique, qui lie à la fois ceque déterminent les médias dans les sociétés (les effets) et les déterminants sociauxdes médias, comblant ainsi une des faiblesses majeures de la recherches sur lesmédias. »

Mais si ce projet d’élargissement de l’objet est pertinent, Jean CHARRON montre bien qu’adopter le modèle del’agenda est sclérosant. Jean CHARRON, « Les médias et les sources. Les limites du modèle de l’agenda-setting », Hermès, n°17-18, 1995, p. 74.

Page 12: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

13

l’ensemble du processus d’élaboration de la politique publique (et non seulement les moments

électoraux) et les effets sociaux complets (et non seulement les effets de persuasion

intellectuelle) sur l’ensemble des acteurs impliqués dans la politique publique. Prendre en

compte les politiques publiques permet de repenser la question du "pouvoir" politique des

médias ; celui-ci ne se réduit pas au pouvoir d’influence de ceux-ci sur les personnes, c’est-à-

dire sur les électeurs. C’est son emprise sur tous les acteurs et à tous les moments de la

politique publique qui mérite d’être analysée. Dans un ouvrage récent, Jacques GERSTLE se

réjouit des « bénéfices attendus de la transversalité »1. Analysant « les effets d’information en

politique », il souligne l’existence de différentes approches des rapports entre information et

politique. Les effets d’information sur les comportements individuels relèvent d’une analyse

traditionnelle, développée notamment par la sociologie des médias. En revanche, les effets

d’information sur les politiques publiques sont encore à explorer. On retrouve en effet au

moment de la réception des produits médiatiques la même complexité sociale qui est au

principe de la production de l’information. Plus encore, l’impact des médias sur les politiques

publiques et ses acteurs ne se réduit pas aux effets de ses productions. Elle participe aussi des

mutations des pratiques de ces acteurs liées à la médiatisation, c’est-à-dire à la réception des

messages médiatiques aussi bien qu’à la contribution (volontaire ou non) de ces acteurs à la

production de l’information. En d’autres termes, l’analyse du rôle des médias dans les

politiques publiques se doit de montrer les imbrications et les effets réciproques de deux

processus sociaux complexes : celui de production de l’information et celui d’élaboration des

politiques publiques.

Analyse des politiques publiques

Dans le même mouvement, la prise en compte de la sociologie des médias pour l’analyse

des politiques publiques permet d’enrichir celle-ci de concepts et résultats scientifiques qui

trouveraient utilement à s’appliquer dans l’analyse de l’action publique. Selon Andy SMITH

et Patrick HASSENTEUFEL, la limite sur laquelle bute l’analyse (notamment anglo-saxonne)

des politiques publiques2 est le postulat de la rationalité de l’action publique. Pour ces auteurs,

l’approche cognitive des politiques publiques a permis de se défaire de ce postulat. Elle

1 Jacques GERSTLE, « Les effets d’information. émergence et portée », art. cit., p. 12.2 Les auteurs visent notamment les paradigmes américains de la « théorie des jeux » et du « public choice ».Patrick HASSENTEUFEL et Andy SMITH, art. cit., p.54.

Page 13: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

14

permet de « rendre compte de la pluralité des logiques d’action à l’œuvre, dans le cadre d’une

démarche qui valorise la dimension des idées. »1 L’intérêt heuristique qu’il y a à

« sociologiser » l’analyse des politiques publiques est de mettre à jour, et surtout mettre en

cohérence dans un processus explicatif de la décision publique, la diversité des logiques

sociales et politiques – irréductibles à une simple rationalité – dans lesquelles sont pris les

acteurs des politiques publiques et qui déterminent leur action. Une sociologie des effets

politiques des médias éclaire l’analyse des politiques publiques sur les spécificités du

fonctionnement du champ journalistique et prévient donc un risque d’analyse du rôle des

médias dans les politiques publiques où l’on aurait attribué, par une sorte d’homologie, la

même rationalité aux médias qu’aux acteurs publics.

Décloisonner les approches disciplinaires permet d’enrichir la compréhension des

processus de décision. Et, comme le notent Andy SMITH et Patrick HASSENTEUFEL, « l’un

des moyens d’engager ce décloisonnement est de réinterroger l’articulation entre les politiques

publiques et la politique, autrement dit d’aborder frontalement le débat policy/politics.

L’intérêt de cet angle d’attaque est de permettre un véritable dialogue avec l’ensemble de la

sociologie politique, dialogue qui ne va pas sans difficultés. »2 Parmi ces difficultés, il faut

pointer, pour tenter de les faire disparaître, les conceptions souvent frustres ou incomplètes des

sociologies mobilisées dans l’analyse des politiques publiques. Ainsi, dans le cas qui nous

concerne, il est souvent accordé aux médias un rôle massif et/ou étonnamment disparate et peu

systématisé. Significatif à la fois de ce souci de prendre en compte les logiques spécifiques des

médias sur l’action publique et d’une compréhension partielle du rôle des médias dans les

politiques publiques est le passage que Pierre MULLER et Yves SUREL consacrent au « rôle

spécifique des médias » dans leur manuel :

« Dans ce cadre général, une catégorie d’acteurs, les médias, joue un rôleparticulier, qui commence seulement à être véritablement appréhendé dans l’analysedes politiques publiques. La nature de leur participation à l’émergence d’unproblème sur l’agenda peut être appréciée à différents niveaux. On pourra toutd’abord considérer que les médias opèrent un travail de sélection des sujetspertinents à leurs yeux, c’est-à-dire acceptables en fonction de leurs logiques propres.Cette dynamique peut faciliter, en accélérant la diffusion d’une problématisationparticulière, l’accès d’un problème sur l’agenda politique. La plupart des acteurs

1 Patrick HASSENTEUFEL et Andy SMITH, art. cit., p.54.2 Ibid., p. 63.

Page 14: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

15

individuels ou collectifs l’ont d’ailleurs bien compris, l’accès aux médias pouvantdevenir le préalable nécessaire à l’émergence d’un problème sur l’agenda.

Effet lié, la plupart des ‘causes’ qui apparaissent ont d’autant plus de chances derecueillir une certaine audience et l’attention des acteurs politico-administratifs,qu’elles s’appuient sur des individus ‘médiatiques’, tels que l’Abbé Pierre, lecommandant Cousteau ou encore Sæur Emmanuelle. Dans ce cadre les médiasagissent donc comme des amplificateurs et des diffuseurs de conflits, desrevendications, des représentations... produites autour d’un problème donné.Inversement, les médias peuvent rester fermés à toute publicisation d’un problèmeprécis, et opérer alors comme de véritables ‘inhibiteurs’ de l’émergence, le travaildes informations pertinentes conduisant au rejet des faits les moins spectaculaires, lesmoins chargés de représentations conformes aux valeurs dominantes...

Cette inhibition peut également se muer en une ‘trahison’ d’un problème précisen raison des phénomènes de parasitage des conflits sociaux produits par les logiquespropres aux médias. Ce ‘parasitage’ peut prendre par exemple la forme d’uneimposition de sujets, d’une simplification de discours, d’une confusion des donnéespertinentes... Les problèmes sont en effets construits par le prisme des médias, toutautant qu’ils profitent d’une médiatisation comme agent d’amplification de leuraudience. (...)

L’instrumentalisation, ou le simple passage par les médias, reste cependanttoujours ambivalent, car il ne s’agit pas là non plus d’un prisme neutre, ni d’unecaisse de résonance, ni d’un précurseur, ni d’un espace scénique. Les médiascontribuent à étendre et complexifier les processus de construction sociale de laréalité, et rendent par là même encore plus aléatoire toute constitution éventuelled’une matrice paradigmatique. On pourra également remarquer que, dans l’état actuelde la recherche sur le rôle des médias, l’attention s’est plutôt portée sur les modes deproduction de l’information, à partir d’analyse de contenu des supports écrits ouaudiovisuels, négligeant tout questionnement véritable sur les conditions et lesmodalités de réception et d’usage de ces informations. »1

Par delà les effets massifs (tels que la capacité des médias à imposer seuls une

formulation des problèmes publics, en trahissant les revendications d’un mouvement social) et

les phénomènes disparates (le recours à des personnalités « médiatiques » comme porteurs de

cause), il apparaît qu’il manque encore une analyse complète et équilibrée du rôle des médias

dans les politiques publiques2. C’est pourquoi l’apport de la sociologie des médias à la théorie

des politiques publiques consisterait à mettre les processus de production et de diffusion de

l’information en cohérence avec les processus d’élaboration des politiques publiques, c’est-à-

dire à rendre compte des effets du travail journalistique sur l’action publique. Il s’agit ici

d’effets idéels mais aussi pratiques induits par la diffusion de la production journalistique

comme par sa fabrication. Ce faisant, c’est toute la complexité du phénomène social de

l’activité médiatique, et plus particulièrement journalistique, qui est replacée au cæur de

l’analyse des politiques publiques.

1 Pierre MULLER et Yves SUREL, L’analyse des politiques publiques, Paris, Montchrestien, 1998, pp. 87-89.2 Une analyse pour laquelle les dernères lignes des auteurs donnent de sérieuses pistes.

Page 15: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

16

Précaution théorique : pour une approche pragmatique

On le voit, le travail que nous proposons se situe dans une perspective très proche de

l’analyse cognitive des politiques publiques telle qu’elle est définie par Patrick

HASSENTEUFEL et Andy SMITH : intégrer à l’analyse de l’action publique la diversité des

logiques sociales et politique des différents acteurs impliqués. Il convient pour autant de

préciser les limites que nous mettons à l’usage de ce paradigme : le refus de la réduction de

l’analyse du rôle des médias dans les politiques publiques aux seuls phénomènes idéels. Si,

comme le rappellent les auteurs, « on peut noter, en France, un accord général sur le fait que

les forces et les contraintes économiques et matérielles ne permettent pas, à eux seuls,

d’expliquer la nature de l’action publique »1, nous souhaitons éviter l’illusion mentaliste2 des

analyses cognitives3 des politiques publiques et ne pas oublier les très prégnantes dimensions

pratiques et pragmatiques de l’emprise des médias sur les politiques publiques.

« Pragmatique cognitive, [l’approche cognitive globale] se matérialise par desdispositifs, par des instruments, par des règles, par des conduites éminemmentconcrètes tant et si bien qu’il devient périlleux d’en extraire des référentiels objectifs,externes, sinon par appel à des scripts instrumentalistes de l’agir du type"référentiel" à "actions". »4

C’est pourquoi il est nécessaire de se prémunir contre l’illusion d’expliquer toute la

décision par la production médiatique5 et, plus globalement, par « l’information ». Oublier que

le décideur public est certes pris dans un système complexe d’informations, mais aussi de

contraintes pratiques (les ressources financières dont il dispose, par exemple) et pragmatiques

(telles que les structures d’opportunités politiques) est une forme d’intellectualisme d’autant

1 Patrick HASSENTEUFEL et Andy SMITH, art. cit., p.59.2 Jean-Gustave PADIOLEAU, op. cit., pp.15-16 : « L’usage réflexe de catégories globales (règles, structurations,cognitions, rationalités, incertitudes) dispense en général de mettre au jour et de modéliser les processus àl’æuvre. La présence de "référentiels", de représentations du risque ne sont pas des motifs suffisants pourdéclencher ou soutenir l’action collective. Ce mentalisme, caractéristique des travaux de sciences politiques,empreint souvent de raisonnements tautologiques et de scories psychologiques, dissimule ou relègue dansl’obscurité les catégories et les situations par l’intermédiaires desquelles les acteurs agissent. »3 « Celles qui insistent sur le rôle des idées et de l’apprentissage », selon Paul A. SABATIER et EdellaSCHLAGER, « Les approches cognitives des politiques publiques : perspectives américaines », Revue françaisede science politique, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, vol. 50, n°2, avril 2000, p.209.4 Jean-Gustave PADIOLEAU, op. cit., p. 62.5 Ce serait un autre médiacentrisme, après celui pointé par Philip SCHLESINGER : pas plus que les journalistesproduisent seuls l’information qu’ils diffusent, ils n’ont le monopole de la détermination de l’action publique vialeur influence cognitive sur les acteurs de la politique publique.

Page 16: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

17

plus grave dans le cas de l’analyse de l’action publique, que, comme l’a dit Pierre

BOURDIEU, « entreprendre de penser l’Etat, c’est s’exposer à reprendre à son compte une

pensée d’Etat, à appliquer à l’Etat des catégories de pensée produites et garanties par l’Etat,

donc méconnaître la vérité fondamentale de l’Etat. »1 Et si une analyse cognitive

intellectualiste est particulièrement dangereuse intellectuellement, c’est parce que « l’évidence

des injonctions de l’Etat ne s’impose aussi puissamment que parce qu’il a imposé les

structures cognitives selon lesquelles il est perçu. »2

Si l’on peut utiliser l’approche cognitive des politiques publiques, il convient de ne pas la

réduire à un idéalisme pur mais de la considérer dans un sens pragmatique, « c'est-à-dire

privilégiant l’étude des modalités concrètes d’accomplissement de l’action »3. Les idées, ou

leur objectivation sous forme de discours, ne peuvent être analysées qu’au travers des

mécanismes de leur mise en application concrète. « Quand il s’agit du monde social, les mots

peuvent faire les choses », note Pierre BOURDIEU avant de préciser : « mais cela sous

certaines conditions sociales »4. La dimension cognitive, telle que nous l’entendons, renvoie à

un contenu de connaissances et représentations, mais aussi aux conditions pragmatiques

(socialement situées) de leur mise en æuvre. En d’autres termes, nous nous proposons, au

travers du cas de la départementalisation des SIS dans le Nord, d’entreprendre une sociologie

cognitive pragmatique – et non une analyse cognitive intellectualiste.

Problématique, hypothèses et plan

L’ambition de ce mémoire est de proposer des pistes d’analyse du rôle des médias dans

les politiques publiques, et donc, avant toute autre chose, de proposer une cartographie des

effets (tant cognitifs que pragmatiques) des médias sur les politiques publiques en les

1 Pierre BOURDIEU, « Esprit d’Etat. Genèse et structure du champ bureaucratique », Raisons pratiques. Sur lathéorie de l’action, Paris, Seuil, (Point Essai), 1996 (1994), p. 101.2 Ibid. p. 127.3 Lilian MATHIEU, « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectives pragmatiques dans l’analysedes mouvements sociaux », Revue française de science politique, vol. 52., n°1, février 2002, p. 92.4 Pierre BOURDIEU, « Pour une pragmatique sociologique », Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001,p. 328. Et le sociologue de poursuivre : « C’est ce qui fait que la socio-logique a ses raisons que la logique neconnaît pas et qu’il serait vain d’essayer de rendre raison tant de l’efficacité d’une forme quelconqued’expression, discours politique ou æuvre littéraire, que de ses propriétés formelles, sans prendre en compte lesconditions sociales de sa production – c'est-à-dire, pour une æuvre littéraire ou philosophique, la position de sonauteur dans le champ de production – et les conditions sociales de sa réception, et en particulier la relation socialequi s’établit objectivement entre l’émetteur et le récepteur. »

Page 17: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

18

articulant les unes aux autres. Que font les médias aux politiques publiques ? Dans le cadre

d’un mémoire de DEA, nous ne pouvons prétendre qu’à présenter des pistes de recherche. Ce

travail est avant tout exploratoire, tant du point de vue théorique qu’empirique. C’est pourquoi

ces deux champs d’investigations n’ont pu être étudiés de façon exhaustive.

Problématique

Pour ne rien oublier du rôle des médias dans les politiques publiques et ne pas réduire,

dans une vision des médias assez proche du sens commun, ce rôle à celui de producteur

d’information1, il nous faut donc considérer les médias comme un acteur à part entière des

politiques publiques, c’est-à-dire impliqué de façon tout à la fois cognitive et pragmatique

dans le processus de politique publique. Loin de considérer les médias à travers leur seule

dimension cognitive (au sens restrictif), nous postulons que les médias ont d’autres fonctions,

d’autres effets que la production d’un discours journalistique. L’objet de ce mémoire est à la

fois de caractériser ces effets, de les articuler entre eux (afin de ne pas tenir pour déterminant

un phénomène isolé), et de mesurer leur impact sur l’action publique – c’est-à-dire de

comprendre en quoi l’activité médiatique pèse sur les formulations du problème public, les

pratiques des acteurs, et plus globalement les structures pragmatiques de la politique publique.

Pour le dire rapidement, les médias sont un instrument de production discursive avec des

effets de réel consécutifs tant de cette production discursive que de l’activité journalistique qui

concourt à sa fabrication.

L’objet de ce mémoire est donc d’évaluer dans quelle mesure il est possible de tenir les

médias pour un acteur du processus de politique publique. Leur participation à celui-ci suscite

nécessairement des attentes de la part des autres acteurs de la politique publique et définit ainsi

un rôle2, une façon de se comporter, de travailler dans le processus d’élaboration de la

politique publique. Mais en retour, les médias font immanquablement peser des attentes sur les

1 La remarque d’Erik NEVEU sur le rôle des médias dans les mobilisations doit être étendue à l’ensemble duprocessus des politiques publiques :

« Les médias ne sont pas en ce domaine un simple support sur lequel se projettentles discours des groupes mobilisés, ils sont désormais largement partie prenante desinteractions du mouvement social. »

Erik NEVEU, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2000 (1996), p. 93.2 Jacques LAGROYE, « On ne subit pas son rôle », in Politix, n°38, 1997, p. 9:

« Dans une situation d’interaction, l’attente peut être assimilée à l’anticipation dupartenaire quant au comportement qu’on va adopter (...) Mais l’attente est aussi ceque l’institution a forgé comme éléments d’objectivation. »

Page 18: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

19

autres acteurs de la politique publique, contribuant ainsi à redéfinir leur rôle dans ce

processus. Etudier le rôle des médias dans les politiques publiques revient finalement à

analyser comment les médias travaillent dans le processus d’élaboration de la politique

publique et comment ils travaillent les acteurs de ce processus, c’est-à-dire comment ils

induisent des mutations sur le travail de ces acteurs.

Par-delà les idées parcellaires ou exagérées qui circulent sur le rôle des médias dans

l’action publique, nous tenterons de proposer un modèle d’analyse1 suffisamment large pour

rendre compte des effets que produit l’activité médiatique sur l’action publique, c’est-à-dire

sur l’action des acteurs concourant à la décision (ou à la non-décision) publique.

Hypothèses

Rapportée à notre terrain d’étude, une telle problématique doit pouvoir apporter des

éléments de compréhension sur la prise de décision lors de la départementalisation des

services d’incendie et de secours dans le Nord – sans pour autant accorder aux médias un rôle

trop déterminant. Pour ce faire, nous nous intéresserons aux effets (purement) cognitifs mais

aussi pratiques des médias sur l’action publique. La première de nos hypothèses concerne

donc l’influence des médias sur le problème public de la départementalisation : il nous faudra

en effet vérifier si les médias ont pesé sur la mise à l’agenda politique de la

départementalisation et ont influé sur la formulation de ce problème (et sa solution) ou si ces

processus de l’action publique sont relativement indépendants de l’activité des médias. Pour

ce faire, il convient d’apporter des éléments de réponses à quelques questions importantes.

Formulées sur le mode de l’effet maximal des médias sur la politique publique de

départementalisation, elles appellent des réponses nuancées et surtout détaillées : ce sont les

mécanismes sociaux et politiques, les conditions, les limites de ces effets qu’il faut décrire.

Les médias conduisent-ils à une sélection des acteurs pouvant entrer dans le processus de mise

en place de la départementalisation ? Les médias ont-ils imposé aux décideurs publics (SDIS,

Conseil général, Communautés urbaines...) de se saisir du problème de la départementalisation

des SIS ? Les médias ont-ils imposé aux acteurs une formulation spécifique du problème de la

départementalisation, et, ce faisant, déterminé la solution apportée à ce problème ?

1 Ou plus modestement des pistes pour l’établissement de celui-ci, un travail de recherche bien plus importantnous paraissant nécessaire pour pouvoir prétendre à une certaine systématisation de l’analyse.

Page 19: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

20

La seconde hypothèse porte sur les effets des médias sur les pratiques des acteurs

impliqués : sapeurs-pompiers, membre du SDIS, élus du Conseil général, élus des

Communautés urbaines, maires... La présence des médias dans le processus de politique

publique a-t-il eu des conséquences sur les pratiques de ces acteurs, influant ainsi sur la façon

dont ils s’investissent dans la mise en place de la départementalisation ? Répondre à cette

question nécessite d’examiner plusieurs hypothèses, là encore formulées de façon

maximaliste. Les médias sont-ils considérés par les sapeurs-pompiers, les élus, etc. comme un

acteur incontournable de l’action publique relative à la départementalisation ? Les médias

imposent-ils réellement aux différents types d’acteurs impliqués des façons de faire qui ont

des conséquences directes sur leur action, et au final, sur la solution qu’ils apportent aux

problèmes posés par la départementalisation ?

Pour analyser ces deux hypothèses principales, nous avons choisi d’opérer en deux temps.

Dans la première partie de ce mémoire, c’est la question de la contribution médiatique à

l’élaboration des problèmes publics qui sera examinée. Il faudra pour ce faire revenir sur les

deux principales opérations de la production des enjeux publics (la mise à l’agenda de

problèmes – ainsi que la sélection d’acteurs appelés à s’en saisir – et le cadrage de ces

problèmes en vue d’une action publique). Dans les deux cas, c’est le rôle des médias qu’il

conviendra de décrire et d’analyser. La seconde partie du mémoire est consacrée aux effets des

médias sur les structures sociales de la prise de décision publique, c’est-à-dire sur les façons

de travailler à cette prise de décision qu’ont les acteurs, en l’occurrence les pompiers d’une

part et les décideurs publics (ou institutionnels) d’autre part. Il s’agit ici de comprendre la

nature des rapports entre ces acteurs et les médias, et les effets pratiques que ces rapports

produisent.

Terrain et méthode

Avant de commencer l’analyse, quelques précisions méthodologiques s’imposent.

Quelques mots sur le choix du terrain d’étude, d’abord. Ce n’est pas l’élaboration de la loi de

départementalisation en tant que telle qui nous intéresse, mais son application (problématique)

dans le Nord. Les contraintes de temps et de moyens qui pèsent sur un travail de DEA nous

ont en effet conduit à préférer une politique publique locale, mais ces contraintes ne vont pas

sans quelques vertus. Tout d’abord, elles obligent à se pencher sur la presse quotidienne

Page 20: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

21

régionale (PQR), objet encore illégitime de la sociologie des médias voilà quelques années1.

Avantage non négligeable pour le jeune chercheur, il semble que les journalistes de la PQR

soient plus disponibles pour une enquête sociologique. Au moment d’évoquer l’accès aux

rédactions, il nous faut d’ailleurs préciser les rapports que nous entretenons avec une fraction

du champ journalistique local : plusieurs fois employé comme CDD2 à Nord-Eclair, nous

avons avec cette rédaction quelques solidarités. Sans que ne nous connaissions

personnellement les journalistes interviewés pour ce travail, le fait d’être « de la maison » a

incontestablement favorisé certains contacts. Pour autant, puisqu’il s’agit d’objectiver notre

position de chercheur par rapport à notre objet, il ne nous paraît pas que ce lien avec un titre de

presse inclus dans notre enquête soit un biais déterminant pour notre étude : le travail que nous

y exercions3 ne nous a jamais permis de rencontrer les journalistes interviewés ni d’écrire des

articles sur la départementalisation (ou a fortiori d’être en contact avec les acteurs de cette

politique publique).

Sans empiéter sur le préambule de ce mémoire consacré à la description de la politique

publique de mise en place du Service d’incendie et de secours dans le département du Nord, il

nous faut préciser les limites chronologiques, spatiales et thématique de cet objet. La politique

publique de départementalisation telle que nous l’analysons débute avec la loi de 1996. Nous

excluons donc de notre étude les prémisses de cette loi et les mobilisations qu’a suscitées

l’élaboration de la loi : ce n’est pas la loi en elle-même que nous étudions mais son application

et son ajustement dans un contexte particulier, le département du Nord. Les problèmes

spécifiques posés par l’application de la loi de départementalisation dans le Nord4 font que

l’on peut considérer ce seul département comme espace géographique pertinent et tenir la

1 Ce manque est comblé par la nouvelle génération de sociologues des médias. Citons simplement CyrilLEMIEUX, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris,Métailié, 2000, pp183-246. Ou, dans un tout autre genre, Denis RUELLAN et Daniel THIERRY, Journal local etréseaux informatiques. Travail coopératif, décentralisation et identité des journalistes, Paris, L’Harmattan (Coll.Logiques sociales), 1998, 207 p. Pour continuer la cartographie du champ journalistique, ce serait maintenant unecomparaison entre le travail de la PQR et celui de la presse nationale qui devrait être entreprise, afin notammentde comprendre l’articulation entre ces deux journalismes. 2 Une table des sigles employés est proposée à la de ce mémoire.3 Un travail de secrétariat de rédaction pour les pages « Région », c’est-à-dire essentiellement la mise en page, ausiège du journal à Roubaix.4 La structure de ce département (avec notamment l’opposition en terme de qualité des secours, d’équipement etde moyens entre les Communautés urbaines et les zones plus rurales du département) a produit un problèmeparticulier : le financement de la mise en conformité des moyens (très disparates) des différents SIS communauxou communautaires avec les nouvelles exigences en terme de qualité des secours imposées par la réforme ?

Page 21: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

22

seule application de la loi sur une aire géographique limitée comme une politique publique

digne d’être étudiée en elle-même. Enfin, d’un point de vue chronologique, notre étude

s’arrête en juillet 2002, date à laquelle la modification de la composition du Conseil

d’administration du SDIS consacre l’avènement du Conseil général dans cet établissement

public, résolvant (temporairement ?) la question du financement.

D’un point de vue méthodologique, notre enquête se fonde sur trois types de

« matériaux » : une revue de presse, des entretiens et des archives. La revue de presse court

1995 à 2002, et comprend principalement des articles des deux journaux de la presse

quotidienne régionale : la Voix du Nord et Nord-Eclair. S’y ajoutent quelques articles de la

presse hebdomadaire régionale (Le Grand Lille Standard, la Gazette du Nord/Pas de Calais,

Liberté Hebdo) et de la presse nationale quotidienne (Libération, le Figaro, le Parisien, Le

Monde, l’Humanité) et hebdomadaire (L’Express). Au total, ce sont 238 coupures de presse

que nous avons prises en compte1. Pour autant, cette revue de presse2, n’est sans doute pas

exhaustive. Nous n’avons pu déterminer si elle est « représentative » de la production intégrale

sur la départementalisation dans le Nord3.

Nous avons réalisé six entretiens, ainsi que trois questionnaires, lorsqu’il n’a pas été

possible de rencontrer directement les personnes. Nous avons interrogé trois journalistes :

deux sont journalistes à Nord-Eclair et plus spécialement chargé des faits divers (ce qui les a

1 Nous n’avons retenu que les articles faisant référence – directement ou non, mais le plus souventexplicitement – à la départementalisation. En d’autre termes, nous avons retenu les articles où figure l’occurrence"départementalisation" (ainsi qu’un indice de localisation dans le département du Nord par les articles de lapresse nationale), plus quelques autres où la départementalisation apparaît très nettement en toile de fond.2 Notre corpus journalistique doit beaucoup aux archives personnelles de Ludovic ROHART. Qu’il soit une foisencore remercié pour toute l’aide qu’il nous apportée pour la réalisation de ce travail.3 Les critères et les moyens manquent pour établir une telle représentativité.

Page 22: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

23

conduit à couvrir les mobilisations des sapeurs-pompiers1), le dernier est journaliste à la Voix

du Nord et spécialisé dans la vie politique locale (couvrant ainsi plus spécifiquement l’aspect

institutionnel de la politique publique2). Nous avons également rencontré un haut responsable

des sapeurs-pompiers, lié tout à la fois au SDIS et à l’Union départementale des sapeurs-

pompiers du Nord (la principale association de représentation des intérêts des sapeurs-

pompiers), un élu (PS) du Conseil général du Nord siégeant au Conseil d’administration du

SDIS et le directeur d’une association d’élus locaux. Enfin, nous avons pu rencontrer un

fonctionnaire du service de documentation du Conseil général. Deux questionnaires ont été

envoyés à des responsables syndicalistes locaux de sapeurs-pompiers, ainsi qu’à un haut

fonctionnaire (et décideur public influent) chargé notamment de la sécurité civile. Notre

volonté de diversifier les acteurs rencontrés tient au projet de ce mémoire : mettre à jour les

effets des médias sur l’action publique implique de rencontrer les acteurs de cette action

1 Un de ces journalistes nous expose les raisons pour lesquelles il a été amené à couvrir la départementalisation etplus particulièrement, les mobilisations des sapeurs-pompiers. Ces raisons institutionnelles et hiérarchiques semêlent à son parcours personnel (Entretien avec un journaliste de faits divers, Nord-Eclair – n°1) :

Ma première question c’est comment vous, vous en êtes arrivé à couvrir ladépartementalisation. Pourquoi c’est vous à Nord-Eclair qui l’avez fait ?Oh, pour de nombreuses raisons. D’une part parce que je m’occupais des faits divers.Donc c’est moi qui suis en contact – enfin je ne suis pas le seul... Je suis en contactavec les services de police et de pompiers bien évidemment. Et si je suis arrivé ici àLille par m’occuper des faits divers, c’est bien parce que, comment dire... c’est parceque je connais le milieu sapeurs-pompiers depuis plus de trente ans parce que jetravaille avec eux... disons je travaillais même avec eux sur le plan personnel avantde travailler sur le plan professionnel.C’est-à-dire ?C’est-à-dire que je m’occupais – parce que j’ai plus le temps de le faire avec leboulot – je m’occupais de secourisme, je travaillais beaucoup avec les pompiers, auniveau formation, au niveau stage. J’y ai beaucoup de copains, j’y ai maintenant desmembres de ma famille euh... donc beau-fils, fille, etc., etc. Donc j’ai pas mal deconnaissances en la matière et c’est un peu pour ça qu’il y a une dizaine d’années onm’a demandé, quand il y a eu un problème ici sur Lille – à savoir un désistement dequelqu’un qui est parti, qui est passé à l’ennemi, qui est passé à la Voix – il fallaitpour le remplacer des gens – c’est pour ça qu’on m’a demandé – qui connaissent lemilieu, qui n’arrivent pas... à qui il ne fallait pas apprendre le métier quoi. Donc c’estun milieu que je connais bien depuis très longtemps.Et vous avez été sapeur-pompier volontaire, non ?Non, non. Je me suis occupé de secourisme et je continue un peu, beaucoup moinsmaintenant... Mais non, je n’ai pas été sapeur-pompier volontaire. Je m’occupe desecourisme donc de ce fait là, je me suis retrouvé en stage, j’ai fait des cours... Euh,je travaille avec eux depuis... 30... pratiquement 35 ans maintenant.

2 Il explique (Entretien avec un journaliste politique, Voix du Nord) :Mais comme c’était le Conseil général qui tenait les cordons de la bourse, moi j’aipas trop suivi les manifs, c’était plutôt les collègues qui faisaient en fait les faitsdivers qui suivaient les manifs. J’ai plus suivi le traitement politique.

Page 23: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

24

publique, mais aussi les journalistes afin comprendre comment ils ont travaillé sur la question

de départementalisation et notamment d’étudier leurs rapports avec les acteurs de cette

politique publique. Nous avons choisi de ne pas révéler l’identité des personnes interrogées

pour deux raisons. D’abord, un certain nombre d’informations, capitales pour ce travail, nous

ont été données sur le mode du off, comme disent les journalistes, requérant ainsi l’anonymat

de la source pour pouvoir être diffusée. La seconde raison est une vertu heuristique de la

« complète "dépersonnalisation" de l’analyse »1, comme le dit Erik NEVEU rendant

compte d’un ouvrage du sociologue québécois Jean CHARRON. « Ce que la lecture y perd en

saveur ou en allusions ironiques, elle le gagne en mise en évidence d’un pur système

d’interactions, où la compréhension des mécanismes structurels n’est pas oblitérée par

l’irruption de personnalités familières, de propos lisibles sur le mode du règlement de comptes

entre acteurs. »2

La dernière étape de notre travail a été l’étude de documents d’archives, provenant

principalement d’une association d’élus locaux. Nous ne pouvons pas préciser davantage

l’origine de ces archives car un certain nombre de celles que nous allons mentionner sont

"sorties" contre l’avis du responsable de ces archives, qui n’autorisait la photocopie que des

documents rendus publics. Nous avons dû recopier à la main des extraits de lettres notamment,

particulièrement intéressants pour notre étude. Ces traces écrites des étapes de l’élaboration de

la politique publique et des pratiques des acteurs permettent d’objectiver des comportements

que nous n’avions pu que conjecturer après l’analyse de la revue de presse et des entretiens.

1 Erik NEVEU, Compte rendu de l’ouvrage de J. CHARRON (La production de l’actualité. une analysestratégique des relations entre la presse parlementaire et les autorités politiques au Québec, Montréal, Boréal,1994, 447 p.) paru dans Réseaux, n°81, 1997.Consultation internet ( 25/08/02): http://www.enssib.fr/autres-sites/reseaux-cnet/2 Ibid.

Page 24: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

25

PREAMBULE : QUELQUES ELEMENTS POUR COMPRENDRE LA POLITIQUE

PUBLIQUE DE DEPARTEMENTALISATION DES SIS DANS LE NORD

Le 15 janvier 1995, Charles PASQUA, alors ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement

du territoire du gouvernement d’Alain JUPPE annonce à l’Assemblée nationale l’intention du

gouvernement de réformer les Services d’incendie et de secours, reprenant un processus posé

le 6 février 1992 dans la loi « Administration territoriale de la République ». C’est chose faite

le 3 mai 1996. Le Parlement vote deux lois qui réforment profondément les SIS1. La loi

« relative au développement du volontariat » définit un statut pour les sapeurs-pompiers

volontaires, en établissant notamment un régime indemnitaire uniforme et des conventions

avec les employeurs2 afin d’assurer la disponibilité des volontaires pour répondre aux appels

d’urgence et aux besoins de formations. Surtout, la loi n° 96-369 « relative aux services

d’incendie et de secours » prévoit le regroupement, avant le 4 mai 2001, des personnels et

équipements des services d’incendie et de secours (SIS) communaux et communautaires (ou

intercommunaux )3 dans un établissement public, le Service départemental d’incendie et de

secours (SDIS). Dès le départ, un problème se pose : celui du financement du SDIS4.

Le SDIS est financé principalement par les contributions obligatoires des communes, des

établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) et du département. Le montant

prévisionnel de ces contributions, arrêté par le conseil d’administration du SDIS, est notifié

chaque année aux autorités compétentes des collectivités concernées avant le 1er novembre de

l’année précédant l’exercice. Les modalités de calcul des contributions des collectivités sont

fixées par le conseil d’administration du SDIS à la majorité des deux tiers des membres

présents. A défaut, ces contributions sont réparties entre, d’une part, le département et, d’autre

1 Sur ces points, voir Jean-Gustave PADIOLEAU, op. cit., pp. 1-2.2 Les sapeurs-pompiers volontaires n’ont, par définition, pas le secours et la lutte contre l’incendie commeprofession. Ils sont donc généralement appelés pour épauler les professionnels lors d’interventions. « Lessapeurs-pompiers volontaires, qui ont vocation à participer à l’ensemble des missions des services d’incendie etde secours, peuvent être sollicités pendant leur temps de travail pour des missions urgentes ou des séances deformation. » in Ministère de l’Intérieur, Direction de la défense et de la sécurité civiles, Mémento juridique dusapeur-pompier volontaire, Paris, Imprimerie nationale éditions, 1999, p. 273 Avant la loi de 1996, les SIS sont placés sous l’autorité du maire, qui peut les déléguer aux structuresintercommunales. Ainsi, la Communauté urbaine de Lille gère son corps de sapeurs-pompiers de la métropoledepuis 1968.4 Christophe COLINET, « Pompiers : une route départementale sinueuse », Voix du Nord , 17 mai 1996. Tous lesarticles cités dans le mémoire sont reproduits en annexes.

Page 25: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

26

part, les communes et les EPCI au prorata de leurs contributions respectives dans le total des

contributions constatées dans le dernier comte administratif connu ; la contribution de chaque

commune et de chaque EPCI est ensuite calculée en fonction de sa population, de son potentiel

fiscal par habitant et de la part de sa contribution dans le total des contributions des communes

et des EPCI constatée dans le dernier compte administratif connu. Si ces dispositions

permettent au SDIS de maintenir son budget, elles ne lui donnent pas les moyens de

l’augmenter de manière à répondre aux nouvelles normes en terme de qualité des secours

introduites par la départementalisation1.

Le texte de loi dit peu sur la question et laisse aux collectivités locales une large marge de

manæuvre. Les maires des « petites » communes craignent de voir leur contribution

augmenter très substantiellement afin de rattraper le taux de contribution par habitant,

beaucoup plus élevé, des Communautés urbaines. Celles-ci, de leur côté, s’inquiètent de voir

les efforts réalisés pendant des années profiter aux communes rurales, en raison de

l’harmonisation départementale. Les pompiers enfin, redoutent une réduction des effectifs, une

augmentation du temps de travail et la remise en cause du régime indemnitaire2. De mai à

octobre 1997, grèves administratives et manifestations se multiplient dans les corps de

sapeurs-pompiers du département du Nord pour s’opposer à la loi de départementalisation.

Ces mouvements de protestation culminent avec une manifestation nationale le 15 octobre

1997 à Paris, jour où le nouveau ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre CHEVENEMENT, doit

signer les décrets d’application de la loi de 1996.

Le Conseil d’administration du SDIS du Nord est installé le 14 novembre 1997. Le maire

de Templemars, le socialiste Noël DEJONGHE est élu Président, à la demande de la

Communauté urbaine de Lille. Un geste (symbolique) est fait en faveur des maires de petites

communes : Gérard BECUE (maire de Zeggers Cappel, Communauté de communes de

Wormhout) devient Vice-président. Le premier budget du SDIS du Nord est adopté le 5 août

1998. Le SDIS lance également deux audits (sur le matériel et sur les bâtiments), et un

chantier de préparation pour le Schéma départemental d’analyse et de couverture des risques

1 Avec la départementalisation, un schéma départemental d’analyse et de couverture des risques (SDACR),élaboré par le SDIS sous l’autorité du préfet, recense les risques de toute nature pour la sécurité des personnes etdes biens auxquels le SDIS doit faire face et détermine les objectifs de couverture de ces risques.2 Nous ne développons ici qu’en quelques lignes les positions des acteurs. Pour une étude plus approfondie descadres avec lesquels les acteurs s’investissent dans la mise en place de la départementalisation, cf. infra p. 81.

Page 26: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

27

(SDACR). C’est le 1er avril 1999, que le Préfet du Nord, Rémy PAUTRAT, présente le projet

de SDACR aux maires. Il n’y a pas de suppression de centre de secours (ce que craignaient

les maires de certaines « petites » communes) et les sapeurs-pompiers de la Communauté

urbaine de Lille peuvent être appelés à intervenir dans un périmètre plus large que celui dont

ils relevaient avant la départementalisation.

L’année 1999 voit deux mobilisations des sapeurs-pompiers. Dans l’hiver 1998-1999, les

sapeurs-pompiers ont recours aux manifestations et à la grève administrative, pour des

revendications qui ne sont pas directement dépendantes de la départementalisation : le

classement de leur profession en catégorie dangereuse et insalubre, ce qui leur permet

notamment d’obtenir la retraite à cinquante ans. Une grande manifestation a lieu à Paris le 11

mars 1999. A l’automne 1999, la grève administrative et les manifestations reprennent. Le 14

décembre 1999, les sapeurs-pompiers obtiennent la retraite à cinquante ans (sous certaines

conditions1), mais rien sur le classement de leur profession en catégorie dangereuse et

insalubre.

Le SDACR est signé le 28 janvier 2000, mettant fin à une grève administrative de huit

mois. Le lendemain, Noël DEJONGHE présente le SDACR au Conseil d’administration du

SDIS. C’est l’acte fondateur de cette institution. Dorénavant, les objectifs sont assignés au

SDIS. Mais l’adoption du SDACR ne règle pas tous les problèmes de la départementalisation

dans le Nord. Au contraire. C’est le financement de ces réformes qui est maintenant au cæur

des débats. Ainsi, le 10 juin 2000, le congrès de l’Association des présidents de Services

d’incendies et de secours (APSIS), qui se tient à Arras, présente un livre blanc qui fait

notamment des propositions pour le financement des SDIS – ce point ayant été « oublié » par

le législateur. L’APSIS reprend l’idée, déjà formulée dans les débats législatifs relatifs à

l’organisation territoriale des SIS, d’une taxe additionnelle propre.

L’écart entre les objectifs fixés par le SDACR et la réalité des secours, en raison

notamment de l’incapacité des collectivités locales à se mettre d’accord pour un financement

du SDIS, fait monter la colère parmi les sapeurs-pompiers du Nord. Les mouvements de

grogne se multiplient dans l’hiver 2000-2001. Le budget du SDIS voté le 20 décembre

2000 tente de répondre à ces attentes. Il promet notamment la création de cinquante nouveaux

1 Les sapeurs-pompiers de 50 ans peuvent bénéficier, sur la base du volontariat, d’un reclassement dans lafonction publique territoriale ou bien d’une cessation d’activité avec 75% du traitement jusqu’à l’âge de 55 ans.

Page 27: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

28

postes – cette promesse non tenue reviendra en février 2001. Les sapeurs-pompiers ne sont pas

satisfaits par ce vote et poursuivent leur mobilisation. La mobilisation des sapeurs-pompiers

ne faiblit pas. Le jeudi 25 janvier 2001, ils sont 450 à manifester dans les rues de Lille. Après

des affrontements avec les forces de l’ordre, on compte huit blessés dont un journaliste de M6.

Edouard WALCZAK doit être amputé de la main après que celle-ci a été arrachée par une

grenade lacrymogène. En réponse à ces brutalités policières, un rassemblement de plus de

1.000 sapeurs-pompiers a lieu le lundi 29 janvier 2001, devant la préfecture de Lille, en signe

de solidarité avec Edouard WALCZAK. Le même jour, le Conseil général, qui votait son

budget, augmente sa participation au SDIS, la dotation supplémentaire passant de cinq à dix

millions de francs (760. 000 € à 1, 52 millions d’euros).

Pendant un an, les discussions entre financeurs se poursuivent. Le 26 décembre,

2001 l’adoption du règlement intérieur, du règlement opérationnel et de l’accord de réduction

du temps de travail du SDIS, est considérée comme la « fin » du processus de mise en place de

la départementalisation. La « fin » de la politique publique de départementalisation dans le

Nord est confirmée par un acteur proche du SDIS :

La loi de départementalisation du service d’incendie et de secours sur le fond est uneidée intéressante, qui néanmoins pose beaucoup de problèmes dans son application,parce que dans la même organisation, il s’agit, enfin il s’agissait plus exactement –puisque maintenant c’est fait – de regrouper tous les centres de secours de cedépartement et le niveau de fonctionnement des centres de secours était variable enfonction du secteur géographique qu’il représentait.1

La principale difficulté perçue et traitée par les acteurs, celle que l’on peut tenir pour le

problème public abordé, concerne pour une large part, la question du financement du SDIS.

Les questions d’embauches et de conditions de travail mises en avant par les sapeurs-

pompiers, les problèmes de mise à niveau posés par le SDACR sont tous liés au problème du

financement. Tout l’enjeu de cette politique publique consiste à abonder suffisamment le

budget du SDIS pour que celui-ci puisse répondre aux exigences et aux revendications

auxquelles il doit faire face. L’élargissement des financements est le principal enjeu de la mise

1 Entretien avec un haut responsable des sapeurs-pompiers lié au SDIS et à l’Union départementale des sapeurs-pompiers du Nord. Nous soulignons.

Page 28: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

29

en place de la départementalisation dans le Nord1. Les acteurs ont en effet une marge de

manæuvre quasiment nulle pour formuler autrement le problème. Des propositions

alternatives dans l’organisation de la départementalisation2 sont bien évoquées par les acteurs

que nous avons pu rencontrer, mais elles ne paraissent pas possibles en raison du cadre posé

par la loi de 1996. Dans ces négociations pour le financement du SDIS, les Communautés

urbaines s’opposent aux communes rurales. Le Conseil général est aussi visé : la part du

budget du SDIS en provenance du Conseil général est particulièrement réduite, en

comparaison à d’autres départements. Les sapeurs-pompiers notamment le prennent pour

cible, au même titre que le SDIS et son président, Noël DEJONGHE. Ce dernier défend le

Conseil général et attaque les communes pour le financement du SDIS : on sent ainsi le poids

des réseaux et des appartenances institutionnelles (il siège au Conseil général et Communauté

urbaine de Lille).

Au total, il paraît difficile d’établir un bilan « objectif » de la politique publique de

départementalisation dans le Nord3, ce qui rend plus complexe la tâche d’y définir précisément

le rôle des médias.

1 Il reste qu’il n’est pas le seul enjeu. D’autres, que nous aborderons moins, concernent par exemplel’organisation du travail des sapeurs-pompiers ou la place des sapeurs-pompiers volontaires dans ladépartementalisation.2 Par exemple mener une départementalisation en deux temps : mettre d’abord à niveau les petites communespuis intégrer les corps communautaires de sapeurs-pompiers au SDIS. L’élu au Conseil d’administration du SDISsuggérait quant à lui la création d’un impôt autonome.3 L’écart entre le point de vue du haut responsable des sapeurs-pompiers que nous avons rencontré, qui considèreque la manifestation « a mal tourné pour déboucher vers un plan de financement du SDIS tant attendu et je diraishélas ça a débouché sur une peau de chagrin » et un journaliste de Nord-Eclair pour qui « il y avait moitié moinsde budget – c’était 10 millions de francs qu’ils avaient eu tout de suite – il y avait 5 millions peut être ou 2millions [si Edouard WALCZAK] s’était pas fait arracher la main », est significative de la difficulté de dresser unbilan.

Page 29: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

30

PREMIERE PARTIE

SE DEBARRASSER D’UN MYTHE :

LES EFFETS LIMITES

DE LA CONTRIBUTION MEDIATIQUE

A LA PRODUCTION DES ENJEUX PUBLICS

Page 30: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

31

Avant de proposer des pistes de modélisation pour une analyse du rôle des médias dans

les politiques publiques, il est indispensable de rompre, de façon détaillée et argumentée, avec

le sens commun de la critique des médias. Selon ces conceptions, les médias1 transposent leurs

mauvais discours et leurs (mauvaises) visions du monde à tous les publics. Outre l’unicité du

public des médias2 (et des effets qu’il subit), c’est le postulat des effets massifs et

indiscriminés des médias que nous voulons discuter dans cette partie. Les effets considérés ici

sont avant tout cognitifs. Dans quelle mesure (et par quels mécanismes) les médias

influencent-ils les acteurs de la politique publique de départementalisation pour ce qui est de la

formulation des problèmes publics et des solutions possibles et pertinentes ? Si nier l’existence

de ces effets, en prônant la parfaite autonomie des acteurs (hommes politiques, sapeurs-

pompiers...) revient à faire preuve de myopie, accorder une toute puissance aux médias dans la

détermination des façons d’appréhender le problème de la départementalisation est tout autant

handicapant pour une juste compréhension de l’action publique.

Plutôt que de céder à la facilité d’une neutralité de l’entre-deux3, il nous paraît pertinent

d’entreprendre une cartographie des effets cognitifs des médias. Par quels mécanismes, dans

quelles situations et avec quelle limite, les médias peuvent-ils contraindre les acteurs de la

politique publique à reproduire la vision médiatique du monde ? « Deux paliers d’emprise sont

analytiquement séparables : celui de l’attention publique et celui du cadrage »4, explique

Jacques GERSTLE, à propos des effets des médias sur le grand public. Adapter cette

distinction à une catégorie particulière de public, les acteurs de politique publique5, nous

1 Ce pluriel englobant ne doit d’ailleurs par faire illusion : comme on le montrera plus loin, le champjournalistique, s’il se structure autour de règles communes, est extrêmement divers. Un journaliste de faits diversen presse quotidienne régionale est loin d’exercer le même métier que le présentateur d’un grand journal téléviséou le rédacteur en chef d’un revue spécialisée. Chacun de ces journalistes occupe une place spécifique dans lechamp journalistique où les règles, les représentations et les effets sur les autres champs sont différents. Pour uneprésentation du champ journalistique, voir Erik NEVEU, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, 2001,pp. 34-42.2 La critique de ce postulat est l’objet même de ce mémoire: nous montrerons que ce public n’est pas homogène,et notamment que les acteurs de la politique publique en constituent une part spécfique.3 Selon laquelle, le "pouvoir" des médias serait à mi-chemin entre les effets massifs et l’absence d’effets, sansque l’on sache exactement où situer cet entre-deux.4 Jacques GERSTLE, « Les effets d’information. émergence et portée », art. cit., p. 23.5 Pour faciliter l’analyse, nous distinguons deux types d’acteurs : l’institution (les décideurs publics : SDIS,Conseil général, Communautés urbaines, maires...) et la mobilisation (les sapeurs-pompiers). Nous considéronsl’institution et la mobilisation comme des espaces sociaux mais non comme des champs au sens de PierreBOURDIEU. Si ces espaces sociaux sont dotés d’une forme de cohérence, ils n’ont pas la structure etl’autonomie des champs. Jacques Le BOHEC montre bien par exemple qu’il est abusif de parler de « champpolitico-administratif » « car d’autres groupes sociaux (mobilisés en permanence ou au coup par coup) peuvent

Page 31: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

32

conduit à étudier les effets des médias sur deux éléments importants de l’analyse des

politiques publiques : la mise sur l’agenda public (considéré non plus, à la différence de

Jacques GERSTLE ou de Jean CHARRON1, comme la liste des thèmes qui s’imposent à tout

public, mais seulement comme les sujets soumis à l’attention des acteurs politiques2), puis les

effets de cadrages des problèmes publics.

en effet intervenir dans le processus de décision politique et la liste des acteurs pertinents à intégrer dans leschéma peut augmenter et varier lorsqu’on se penche sur des structures sociales réticulaires. » (Jacques LeBOHEC, Les rapports presse-politique. Mise au point d’une typologie « idéale », Paris, L’Harmattan, 1997,p.72.) Nous parlerons donc d’espace social au sens où emploie Lilian MATHIEU cette notion pour lesmouvements sociaux : « Parler d’espace des mouvements sociaux, c’est ainsi postuler que les mobilisations et lesorganisations qui les mènent se déploient dans un univers social relativement autonome, traversé par deslogiques propres, et dont les différents éléments sont unis par des relations de dépendance mutuelle. (...) Lesmobilisations se déploient dans un univers ne disposant pas d’un degré d’autonomisation, de structuration etd’institutionnalisation suffisant pour véritablement correspondre à ce que [Pierre BOURDIEU] définit commechamp» (Lilian MATHIEU, « Analyser les mouvements sociaux », art. cit., p. 95-96.) Par delà l’artificialité etl’arbitraire de cette séparation entre institution et mobilisation (un des acteurs que nous avons interrogés peutprétendre à un classement dans les deux catégories, en raison de son double positionnement à la fois au sein duSDIS et dans les instances dirigeante de l’Union départementales des sapeurs-pompiers du Nord – il reste qu’endépit des effets d’une socialisation dans le milieu des sapeurs-pompiers, sa position de dirigeant dans cettedernière association le place davantage du côté de l’institution, être pris dans les mécanismes de la représentationn’étant pas sans effets sur les dispositions que cette personne manifeste lors de la politique publique dedépartementalisation), celle-ci demeure pertinente puisqu’elle permet de saisir la division du travailjournalistique : les journalistes de faits divers suivent la départementalisation du côté des sapeurs-pompiers (lamobilisation) alors les journalistes politiques couvrent l’action institutionnelle sur la départementalisation (SDIS,Conseil général, Communautés urbaines...).1 « La notion d’agenda-setting modèle désigne un modèle qui établit une relation causale entre l’importance queles médias accordent à certains sujets (issues) et la perception qu’ont les consommateurs de nouvelles del’importance de ces sujets. Les médias influencent l’ordre du jour des affaires publiques dans la mesure où lepublic ajuste sa perception de l’importance relative des sujets à l’importance que les médias leur accordent. »Jean CHARRON, « Les médias et les sources », art.cit, p. 73.2 Nous emploierons par la suite le terme d’acteurs publics dans le sens d’acteurs de la politique publique, queceux-ci soient du côté de l’institution ou de la mobilisation. Pour désigner plus spécifiquement les acteurs situésdu côté de l’initiation, c’est-à-dire dans l’espace de la prise de décision publique, nous utiliserons les termes dedécideurs publics, d’acteurs institutionnels ou d’acteurs politiques. A l’inverse, le terme d’acteurs mobilisésrenvoie aux acteurs de la politique publique situés du côté de la mobilisation, en l’occurrence les sapeurs-pompiers.

Page 32: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

33

Chapitre 1

Les médias et la mise à l’agenda des problèmes publics

La première étape de ce travail consiste à savoir si les médias peuvent contraindre les

acteurs publics à se saisir d’un problème. Comparer les agendas médiatique et politique

éclairera ces mécanismes d’influence.

1.1. L’accès direct à l’agenda politique : les politiques publiques sans les

médias

Avant d’étudier l’influence des médias sur la mise à l’agenda politique des problèmes

publics, un réflexe méthodologique s’impose : ne pas considérer les médias comme l’unique

instrument de mise sur l’agenda. Evidemment, imaginer une politique publique sans les

médias est une pure construction intellectuelle. Les médias sont toujours plus ou moins

associés aux politiques publiques. Mais se poser la question de la mise à l’agenda sans les

médias a une vertu heuristique indéniable : ne pas oublier que l’action publique existe hors des

médias et comprendre dans quel contexte ceux-ci produisent leurs effets. Les médias ne sont

pas le seul lieu de rapports (coopération, confrontation...) entre les acteurs, ni le seul support

cognitif des politiques publiques.

1.1.1. Les canaux d’élaboration des politiques publiques hors médias

Au risque de frôler le truisme, il nous paraît indispensable de rappeler que les médias ne

sont pas le seul lieu dans lequel les acteurs des politiques publiques sont amenés à se

rencontrer, ni la seule source d’information conduisant à la formulation des problèmes tels

qu’ils seront traités par les acteurs publics.

Les arènes de la décision publique

Si les médias offrent aux acteurs des politiques publiques l’occasion de se rencontrer1, ils

ne sont pas les principaux lieux de travail des acteurs et d’élaboration de la décision publique.

1 Lors d’un débat télévisé par exemple.

Page 33: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

34

Les arènes1 normales de l’élaboration de la politique publique de départementalisation sont

assez clairement identifiables. Le budget du SDIS, qui est le fond du problème de la

départementalisation dans le Nord (tout du moins pour les acteurs institutionnels) est voté en

Conseil d’administration du SDIS2. Les besoins auxquels doit répondre ce budget, dans le

cadre spécifique de la départementalisation, sont officiellement définis lors de Comités

techniques paritaires3 (CPT). Les contributions des financeurs du SDIS du Nord sont votées

lors des séances plénières de ceux-ci : Conseil général, Communautés urbaines (Lille,

Dunkerque, Cambrais, Valenciennes...), conseils municipaux... Ce sont donc toutes les

instances de pouvoir avec lesquelles le SDIS est officiellement lié qui constituent, avec divers

degré d’importance, l’arène de la politique de départementalisation des SIS. La composition

du Conseil d’administration du SDIS révèle les liens de ces institutions au SDIS. Présidé

jusqu’en juillet 2002 par Noël DEJONGHE, il est constitué de deux collèges, le collège

institutionnel et le collège financier, auxquels il faut rajouter le préfet (ou son représentant, le

préfet délégué à la sécurité et à la défense), et les membres représentants des sapeurs-

pompiers. Le collège institutionnel est composé de quatre représentants des communes et

établissements publics de coopération intercommunale et de quatre représentants du Conseil

général. Le collège financier comprend trois représentants des maires du Nord et seize

représentants des EPCI, ainsi que trois représentants du Conseil général4.

1 La définition que Patrick HASSENTEUFEL et Andy SMITH donnent à la notion d’arènes, reprenant ladistinction de Bruno JOBERT entre forums et arènes (« Rhétorique politique, controverses scientifiques etconstruction des normes institutionnelles : esquisse d’un parcours de recherche », in A. FAURE, G. POLLET etP. WARIN (dir.), La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de la notion deréférentiel, Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 19-23.), nous paraît convenir. Celles-ci, « définies comme les espacesde négociation des compromis institutionnalisés, sont des lieux de production concrète des politiques publiques(dans un sens décisionnel principalement). »Patrick HASSENTEUFEL et Andy SMITH, art. cit., p. 70.2 Ce que confirme un élu pour se défendre des attaques dont a été la cible, notamment de la part des sapeurs-pompiers, le Conseil d’administration du SDIS : « Le conseil d’administration a joué pleinement son rôle etnotamment la concertation elle a été permanente. »3 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS :

On a droit à trois CTP différents. Les CTP sont donc les Comités techniquesparitaires : on a en un pour les sapeurs pompiers professionnels – je crois le plusfacile à gérer –, on en a un pour les sapeurs pompiers volontaires – et quand on saitque, bon, entre les sapeurs pompiers volontaires et les sapeurs pompiersprofessionnels c’est pas toujours l’entente la plus cordiale, on voit bien tout ce que çapeut amener de difficultés et nécessiter de doigté pour gérer tout ça – et après on a lecomité technique du personnel non sapeur pompier.

4 Notons que le président DEJONGHE, conseiller communautaire de la Communauté urbaine de Lille etconseiller général, siégeait en qualité d’élu de la métropole lilloise.

Page 34: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

35

Mais réduire les lieux de décisions aux arènes officielles est insuffisant. Les relations

interpersonnelles et hors des cadres institutionnels clairement identifiables entre des acteurs

ont un rôle non négligeable dans l’élaboration d’un financement complexe du SDIS. C’est ce

que confirme un élu du Conseil général siégeant au Conseil d’administration du SDIS :

De façon régulière, le président du SDIS prend sa sébile et va faire l’aumône. Il vavoir Pierre MAUROY pour lui dire : "Pierre il faut que tu me donnes un plus". Il vavoir Michel DELEBARRE en disant : "Michel, j’ai besoin d’un chouilla en plus". Ilva voir le président du Conseil Régional en disant : "j’ai besoin de plus".1

L’élu que nous avons interrogé avait lui-même un rôle réduit, en tant que représentant du

Conseil général :

Donc c’est à partir de ce moment là que DEROSIER m’a demandé d’être l’interfaceavec le Conseil Général. Bon en fait mon rôle a été très simple parce que dans biendes cas, Noël DEJONGHE, qui était aussi conseiller général, allait pas me dire :"tiens, tu vas aller demander…" Il le faisait lui-même, c’est bien logique. Mais enfait si vous voulez, moi ma position elle était : quand y’avait un débat, notamment ledébat sur le budget, c’était de donner la position du Conseil Général. (…) Bon benmoi j’en informais le président en disant : "Bon euh voilà ce qui se passe, voilà cequi se passe, donc voilà l’incidence derrière." Bon, mon rôle s’arrêtait là, puisque jene suis ni président du Conseil Général ni vice-président chargé des finances. (…)Est-ce que au sein du Conseil Général, vous participiez tout de même àl’élaboration de la décision relative au SDIS ?NonNon ? Comment se prenait cette décision ?Ben la décision elle se prenait au niveau du président, du vice-président chargé desfinances et du président du SDIS. Non moi, j’étais plutôt, pour être clair, courroie detransmission sur le fonctionnement et sur ce qui risquait de se faire jour. Mais jen’avais d’ailleurs pas de raisons… J’avais aucune part à la décision, c’est logiqued’ailleurs. La logique voulait que ça se situe au niveau des finances et que ça se situeau niveau du président du SDIS, qui par ailleurs était de la même famille politique,était aussi conseiller général. Alors bon il faut pas non plus qu’on ait une foultituded’intervenants. D’autant plus que moi je n’avais aucun pouvoir sauf cette demandedu président de faire l’interface entre les deux, c’est tout.1

« Courroie de transmission » de décisions auxquelles il ne contribue pas, cet élu montre,

par son expérience, qu’on ne peut pas réduire le rôle d’un élu aux positions de son institution.

De plus, les influences respectives de celles-ci sur l’action publique sont soumises à des

évolutions. Le cas du SDIS du Nord est remarquable. Alors que le Conseil général contribuait

à l’origine assez peu au financement du SDIS, son emprise sur le SDIS va croître au fil du

1 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS.

Page 35: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

36

temps (et des besoins) : la part croissante du Conseil général dans le budget du SDIS se

matérialise par la réforme récente de son Conseil d’administration. Le président du Conseil

général du Nord, Bernard DEROSIER (parti socialiste) succède ainsi à Noël DEJONGHE à la

tête du SDIS, et sur les vingt-deux membres du Conseil d’administration du SDIS, quatorze

viennent désormais du Conseil général (contre sept auparavant), sept des EPCI et un de

l’Association des maires du Nord.2 Une telle mutation de l’arène de décision modifie le

processus de prise de décision :

Y’a un risque d’affrontement à mon avis plus grand, puisque là les sapeurs pompiersvont avoir en face d’eux le président de la collectivité qui est chargée à terme depayer.3

Il reste que l’élaboration de la décision est la produit d’un jeu – successivement

institutionnalisé et informel – entre les acteurs de la politique publique d’où les médias sont

absents. Ou, tout du moins, ils n’y ont pas un rôle déterminant.

La production cognitive des politiques publiques hors médias

De même qu’il est excessif de prétendre que les médias sont l’arène dans laquelle se

développe la politique publique, il est exagéré de considérer qu’ils sont la seule source

d’informations des décideurs. Une rapide étude du fonctionnement du service de

documentation du Conseil général du Nord suffira à nous en convaincre4. Celui-ci remplit trois

1 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS.2 Cf. Antoine PLATTEEL, « Le président Bernard Derosier succède à Noël Dejonghe », Nord-Eclair, 6 juillet.Voir en annexes.3 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS.4 Cette analyse repose sur un entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général. Ilfaut sans doute considérer avec une nécessaire distance les informations ainsi collectées en entretien. L’usage del’entretien en politique publique doit en effet être soumis à deux sérieuses précautions méthodologiques. En toutétat de cause, ils ne peuvent être tenus pour une source sûre de renseignements factuels. Toutes les réflexionsméthodologiques sur l’usage des entretiens (notamment semi ou non directifs) montrent que l’interviewé en ditdavantage sur ses façons de voir la réalité que sur la réalité elle-même (cf. par exemple Pierre BOURDIEU,« L’illusion biographique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1986, n° 62-63, pp.69-72). L’entretiendans l’enquête de politique publique, s’il vise à recueillir l’analyse de l’interviewé sur son métier, sa fonction, lefonctionnement de son service, ne doit pas masquer le fait qu’il restitue les représentations de la personneinterrogée sur les sujets précités. Le problème n’est donc pas de faire ou non confiance à son interlocuteur maisde tenir pour des faits objectifs l’impression que l’interviewé a, en toute bonne foi, de ceux-ci. Les élémentsfactuels obtenus lors de ces entretiens devraient donc, dans l’idéal, être assurés par l’étude d’éléments objectifs.C’est le manque de temps, et la difficulté d’accéder à certains de ces éléments objectifs, qui nous obligent à nouscontenter des discours du membre d’un service pour rendre compte du fonctionnement de celui-ci.

Page 36: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

37

missions essentielles : la gestion des abonnements1, le traitement et la diffusion de

l’information (de la presse jusqu’aux textes réglementaires et techniques, le dépouillement du

JO, la presse spécialisée, la presse nationale et la presse locale) et la réponse aux utilisateurs,

quels qu’ils soient2. Le rôle du service de documentation pour la production cognitive des

politiques publiques paraît donc central. Dans une institution comme le Conseil général, ce

service est au cæur de la production cognitive des politiques publiques3.

Le service de documentation du Conseil général comprend douze personnes. Outre la

responsable du service, deux s’occupent de la gestion des documents, de l’achat de

documentation (avec un budget d’environ 250.000 € par an). Une personne s’occupe des

quatorze Centres d’information et d’orientation (CIO) gérés par la départementalisation dans

le Nord. Les autres personnes sont réparties par supports : deux pour la Voix du Nord, Nord-

Eclair et les « petits » journaux (le Journal des Flandres, l’Observateur…), deux pour la

bibliothèque et le secteur Europe (qui concerne les textes réglementaires et la documentation)

et deux pour le dépouillement de la presse spécialisée4. Enfin deux personnes s’occupent de la

scannerisation de la presse pour l’intranet. Les outils cognitifs produits par le service de

documentation sont assez divers. Outre la traditionnelle revue de presse (déclinée en une

version quotidienne et une version hebdomadaire), ce service réalise des annuaires5 et de

nombreux dossiers thématiques, allant du débat d’idées aux textes officiels – seuls sont exclus

les informations les plus techniques1. Ces dossiers peuvent donc être aussi bien des

« sommaires bibliographiques » sur un thème précis (comprenant des articles, regroupés par

1 Le service de documentation du Conseil général gère la ligne budgétaire pour tous les abonnements à despublications périodiques pour le département.2 Si tout citoyen peut avoir accès à ce service de documentation, 90% des demandes viennent de l’interne.3 Il faudrait, pour étayer cette affirmation, disposer d’études sociologiques sur la circulation et les mutations del’information entre les différents services et les élus d’une institution. Nul doute que le service de documentation(avec son organisation, ses pratiques, les représentations, dispositions et savoir-faire des acteurs...) aurait un rôledéterminant dans ces circuits d’information.4 Produisant notamment les dossiers "Lu pour vous" qui sont une synthèse des articles sélectionnés dans la pressespécialisée.5 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général :

Nous publions des annuaires : celui des maires du Nord (avec le nom, l’adresse, letéléphone, le fax, le député de la circonscription, le conseiller général, les autresfonctions du maire…), celui des départements (population, budget primitif : ça aideles services à faire leurs enquêtes), celui de gouvernements en place (les conseillerstechniques des ministères (…). On a créé un annuaire de l’intercommunalité carl’Etat ne peut le fournir, il nous faut pallier l’absence de moyens complète de l’Etat.

Page 37: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

38

mois, et des ouvrages), des dossiers de veille juridique (qui regroupent les textes

réglementaires et législatif français et européens), ou des dossiers documentaires thématiques2.

Un dossier sur la départementalisation a été réalisé en décembre 1999 :

On a fait un dossier sur le SDIS, en décembre 1999. Il contient une sélectiond’articles (presse spécialisée et presse quotidienne nationale), les textes et unebibliographie de tout ce qu’on possède sur la question. L’objectif, c’est que les gensaient l’essentiel de la question en quelques pages. Certains dossiers ont mis à jour,d’autres non. Le dossier sur les SDIS sera peut-être remis jour en 2006 si le SDIS estrattaché au département. Ces dossiers répondent aux demandes des élus, des services.Souvent, c’est le reflet des questions à l’accueil s’il y a un rapport avec ledépartement. (…) Pour le SDIS, pour tout ce qui est modification de compétences,c’est clair qu’on fait quelque chose. Les gens ont besoin d’avoir un outil rapide.3

En quelques lignes, l’introduction de ce dossier présente son objectif :

La loi du 3 mai 1996 sur la départementalisation instaure une nouvelle organisationdes services d’incendie et de secours. Acceptée sur son principe – celui de garantirune répartition plus homogène des secours sur l’ensemble du territoire – cetteréforme se révèle délicate à appliquer tant les enjeux humains, techniques etbudgétaires sont considérablesL’objet de ce dossier documentaire est de présenter les enjeux de ladépartementalisation, la nouvelle organisation et le financement des servicesd’incendie et de secours, ainsi qu’une revue de presse sur la départementalisationdans le Nord.

Les enjeux de la départementalisation sont exposés par un article de la Lettre du cadre de

juillet 1996, l’organisation des SIS est présentée par des dossiers extraits du Bulletin des élus

locaux et Les informations administratives et juridiques4. Le financement de SIS est étudié au

1 Selon un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général, « il y a peu de dossiers techniques, parexemple comment construire une route : les services compétents ont ce genre de dossier, les élus n’en ont pasbesoin. On est technique seulement sur des choses très transversales. »2 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général :

A la demande de personnes ou à notre initiative (sur la loi SRU, la loi Chevènement,la loi Voynet…), les dossiers documentaires ont une diffusion très large : environtrois cent personnes par semaine. En fait, les diffusions plus restrictives concernenttout ce qui est soumis au droit de copie…)

3 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général.4 Respectivement :Gilles DESTAERKE, « Services d’incendie et de secours : les enjeux de la "départementalisation" », La lettredu cadre, juillet 1996, pp. 27-33.« Les services d’incendie et de secours », Bulletin des élus locaux, n°135, janvier 1998, pp. 22-24.« Le personnel des services d’incendie et de secours », Les informations administratives et juridiques, n°2,février 1998, pp. 19-24.

Page 38: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

39

travers de chiffres communiqués par le ministère de l’intérieur sur les « contributions

prévisionnelles 1999 des départements au budget des SDIS », d’une enquête réalisée par

l’Association des Départements de France sur le financement des SDIS et d’un dossier de la

Gazette1. Le dossier sur le SDIS comprend également sept articles de la Voix du Nord et deux

de Nord-Eclair, une bibliographie2 et en annexes, le texte de la loi du 3 mai 1996, relative au

SDIS.

La place de la presse, notamment généraliste, dans ces dossiers, et plus globalement dans

la production cognitive des services de documentation est limitée. Mais pour saisir l’influence

de tels documents sur l’action publique, il est nécessaire d’analyser les usages par des

différents acteurs de la politique publique de ce genre de produits cognitifs. Il semble en effet

que les éléments ainsi préparés par le service de documentation participent à l’élaboration de

la décision. Mais, en réalité, tous les acteurs institutionnels n’ont pas le même usage des

services de documentation :

Il y a deux pôles de demandeurs : d’une part le cabinet, c’est-à-dire les conseillerstechniques, la présidence, le directeur de cabinet, le chef de cabinet, et d’autre partles services. Il y a aussi le public extérieur (pour les sujets qui sont de la compétencedu département). Les élus sont moins demandeurs. Ils viennent pour une missionautre que celle pour le Conseil Général. Par exemple, M. CARBON nous dépouille ;il prend tout ce qui est proposé mais formule peu de demandes. Les présidents decommission, les vice-présidents (Noël DEJONGHE, M. CARBON…), les assistantsd’élus, les députés sont très demandeurs. (…)On cible par rapport aux centres d’intérêts des élus ; par exemple un élu quis’intéresse au tourisme demande beaucoup de pages. On sent qu’ils veulent sespécialiser : cela recoupe la commission ou est le reflet des préoccupations de leurterrain (l’Avesnois, la métropole...). Les services sont de gros consommateurs detextes. Mais on situe mal le pourquoi du comment, à quel stade de la décision ilsdemandent de l’information. Ceux qui consultent le plus sont les servicestransversaux : l’IGS (pour la médiathèque départementale)… Il y a un travail dedébroussaillage avant même de commencer. Pour le cabinet, on est beaucoupsollicité pour une manifestation. Par exemple, demain il y a un colloque surl’évaluation des politiques publiques : on a une sollicitation quinze jours plus tôt.3

A en croire ce fonctionnaire du service de documentation – et en l’absence de données

chiffrées ou d’observations plus approfondies du fonctionnement de ce service – il apparaît

1 Philippe THIREAU, « Sécurité civile : départementalisation des services d’incendie et de secours : qui vapayer ? », La Gazette, 29 avril 1999, pp.18-27.2 Comprenant treize articles de la presse spécialisée, neuf extraits de jurisprudence, textes législatifs ou réponsesdu ministre lors des séances de question au gouvernement au Sénat et à l’Assemblée nationale3 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général.

Page 39: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

40

que les services du Conseil général ont recours à cette documentation qui entre donc dans la

production cognitive de la politique publique. Toute la question, qui reste encore ouverte, est

de savoir à quel moment, par quels mécanismes, dans quelles limites et selon quelles règles les

éléments du service de documentation entrent dans l’élaboration cognitive de la politique

publique. Il semble également que le cabinet du président du Conseil général se serve des

produits du service de documentation comme d’une aide à la préparation d’une manifestation.1

Enfin, les élus usent de ce service pour développer leur spécialisation des compétences et des

connaissances. Mais cette fonction cognitive auprès des élus est déniée par eux (ou tout du

moins minorée), au profit d’un apprentissage pratique :

Quand vous êtes arrivé au CA du SDIS, est-ce que vous connaissiez déjà laproblématique de la départementalisation des pompiers ou est-ce que c’est à cemoment-là que vous avez commencé à vraiment tout apprendre de ce dossierlà ?Ben dans la réalité c’est là que je l’ai appris moi hein, c’est en le vivant. De toutefaçon vous savez moi quand j’ai été candidat au Conseil Général, j’ai acheté unbouquin comme ça. [Il indique de la main la taille du livre…impressionnante] Je mesuis dit il faut quand même avoir la règle générale parce que mon parti m’avait ditc’est toi qui y iras et il a fallu… Je me suis dit il faut quand même que je sache dequoi il s’agit. Bon j’ai lu un bouquin complètement insipide qui m’a… Enfin je vaispas dire qui m’a rien appris mais… un Conseil Général ne fonctionne comme sonvoisin, donc c’est bien des approches différentes. Si on regardait quelles sont lescommissions dans les conseils généraux, bon c’est sûr qu’on a des commissionsqu’on retrouve partout, les routes et tout ça, mais après vous avez d’autrescommissions qui fonctionnent très différemment avec des critères différents, avecdes options tout à fait différentes. Donc moi je pense que en réalité on n’apprend quesur le tas.Est-ce que vous, par exemple, vous avez tout de même discuté avec le service dedocumentation du Conseil Général pour vous informer un peu ?Non pas du tout.2

Le circuit est complexe qui fait circuler l’information au sein de l’institution du Conseil

général. Les médias généralistes, mais surtout spécialisés3, ne sont pas absents de ce

processus. Mais pour en comprendre réellement l’impact, il faut en resituer les effets sur

1 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général :

Concernant le dossier sur le SDIS, celui-là avait servi à l’administratif en amont. Ledirecteur qui avait en charge ce dossier, son souci avant de faire une note desynthèse, c’était de voir tout ce qui avait été écrit sur la question. C’est uneinstitution de base

2 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS.3 « Dans les processus d’émergence et de déclin des objets de discussion publique, on ne peut ignorer l’actionsouvent déterminante des médias spécialisés et des médias dits "alternatifs" qui, par ailleurs, peuvent être plusou moins associés à des groupes d’intérêt. » in Jean CHARRON, « Les médias et les sources », art. cit., p. 84.

Page 40: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

41

chacun des acteurs, à chaque moment de ce processus de circulation de l’information qui

aboutit à la formulation du problème public. Les usages différenciés des sources d’information

par les acteurs du processus d’élaboration d’une décision publique seraient une piste de

recherche fructueuse sur le poids (relatif) des médias sur la formation des décisions publiques.

Nous ne pouvons pour le moment que constater la diversité de ces usages et des sources

mobilisées, ce qui revient à admettre que, d’un point de vue purement cognitif, les médias, et

plus particulièrement les médias généralistes que nous étudions ici, ont un rôle limité sur la

formation de la décision. Cette influence cognitive est d’autant plus limitée que ces circuits de

circulation interne de l’information sont autant d’occasion pour les acteurs de retravailler

l’information médiatique, de la reformuler, d’en modifier la portée et la signification. Cette

mutation à l’usage du discours journalistique à des fins d’utilisation politique interroge sur le

poids des médias sur la décision publique1.

La prise en compte cognitive des médias : la revue de presse

Outil principal de réception de la production journalistique au sein d’une institution, la

revue de presse est un instrument aux usages multiples et variables selon les utilisateurs.

Premier constat : au Conseil général du Nord, il n’y a pas une, mais deux revues de presse. La

1 Ces circuits complexes de circulation de l’information, où le rôle des médias existe mais est dilué dans unensemble de pratiques diverses, n’est pas le monopole des institutions publiques. Au sein de l’Uniondépartementale des sapeurs-pompiers, par exemple, des instances spécifiques ont un rôle cognitif de diffusion (etformulation) de l’information :

Est-ce que vous vous avez participé à ces réunions ? Quel rôle, notamment quelrôle peut jouer l’Union dans ce genre de négociations ?Non, l’Union départementale n’a pas participé à ce genre de réunions, on a pasparticipé.Euh… et est-ce que vous avez un rôle syndical, enfin je sais pas exactement ?On a eu dans le cadre de la vie associative, l’Union départementale a eu un rôle biensûr puisque notre rôle a été d’expliquer aux mandants de l’Union départementale lesdirectives qui ont été prises pour le fonctionnement du service départemental. (...)Donc c’est un rôle, on a eu un rôle d’explication vis-à-vis des sapeurs pompiers, pourexpliquer le but à terme avec la départementalisation, euh avec ladépartementalisation.Mais le rôle est très nettement différent envers les syndicats en terme demobilisation, de… d’apporter un message ?Oh ouais ouais ouais, nous c’était un rôle d’explication aux gens calmement, sans…sans euh… sans revendication. C’était d’expliquer que la départementalisation c’étaitde faire en sorte demain euh… qu’on utilise des taux d’intervention… des duréesd’intervention maximales pour chaque secteur de ce département, le SDACR quoi, leSDACR.

Entretien avec un haut responsable des sapeurs-pompiers lié au SDIS et à l’Union départementale des sapeurs-pompiers du Nord.

Page 41: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

42

revue de presse quotidienne (RPQ) permet de suivre les évolutions de l’opinion médiatique

tout autant que d’accumuler de l’information ; la revue de presse hebdomadaire (RPH) dresse

un bilan complet des "retombées médiatiques" de l’action du Conseil général. Mais il est

également une source d’information, permettant notamment une circulation transversale de

l’information dans une institution très cloisonnée :

[La revue de presse quotidienne] sert aussi de documentation pour la communicationinterne : l’administration est très cloisonnée. La revue de presse hebdomadairepermet de connaître transversalement toutes les actions du département. (…)Le président adore les revues de presse. Il y a fait très attention. Les revues de pressedonnent une vue transversale du Nord et des préoccupations globales. La revue depresse est perçue comme un outil interne de communication. Elle permet de voir ceque fait l’institution dans le Nord. Les groupes politiques la dépiautent.1

L’usage cognitif de la revue de presse, et à travers elle des médias, est indéniable. Elle

contribue, de façon assez paradoxale à la circulation interne de l’information... en se reposant

sur une source externe d’information. Ce détour cognitif soumet évidemment l’information à

des mutations : les sélections journalistiques des sujets pertinents et les reformulations

médiatiques ne sont pas sans conséquence sur la façon dont les acteurs d’une institution

perçoivent le travail de celle-ci. Il ne faut toutefois pas en déduire que le discours médiatique

imprègne directement la façon dont ces acteurs perçoivent les problèmes sur lesquels ils

travaillent. D’autres sources d’information viennent muter le discours journalistique. La

dissonance cognitive entre le vécu quotidien que chaque acteur a de son travail dans

l’institution et l’image qu’en donnent les médias n’est pas le moindre de ces facteurs mutants.

D’autres mutations sont induites par les usages – qu’ils participent d’un sens pratique ou qu’ils

soient objectivés dans des règles explicites – que les différents acteurs bénéficiants de la revue

de presse en font. Une mutation du discours médiatique est ainsi produite par la

hiérarchisation de l’information – différente, aux dires d’un fonctionnaire du service de

1 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général. L’usage est le même au seindu SDIS :

Et vous considérez que la revue de presse ça peut vous apporter quelque chose ?Euh… Si quand même, ça peut nous apporter un peu parce qu’on est pas au courantde toute la vie des centres de secours et puis parfois dans une revue de presse ondécouvre qu’un centre de secours s’inquiète un peu, ceci cela. Alors que bon ledépartement du Nord est tellement grand qu’on rencontre pas assez souvent les gens.

Page 42: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

43

documentation du Conseil général, de celle établie par les journalistes – en fonction de critères

propres :

Dans la revue de presse quotidienne, les articles les plus importants sont signalés : onleur hiérarchise l’information en fonction de tout ce qui concerne le Conseil généralet tout ce qui est problématique ou important (par exemple quand on lance unprogramme d’aide aux communes rurales). (…) On est des lecteurs professionnels(comme tous les centres de documentation). On leur débroussaille le terrain, on leurtient à jour… C’est un travail de fond énorme chaque jour. Rarement notre truc estfaux. On est un sélecteur d’informations et un point d’ancrage sur une informationqui bouge tout le temps. (...) Quand on réalise la revue de presse on se met dans lasituation d’un élu qui doit représenter le département à Paris et doit savoir lesprincipales informations.1

Par ses pratiques spécifiques, le service de documentation transforme, tant sur la forme

que sur le fond, le discours médiatique, et joue de ce fait un rôle cognitif non négligeable. Le

rôle cognitif des médias dans les politiques publiques semble donc exister bel et bien. Mais

cette contribution médiatique à la construction cognitive des problèmes publics doit être

médiatisée par les usages professionnels divers des acteurs du processus de la politique

publique. Ainsi, les différentes composantes de l’institution ont des usages spécifiques de la

revue de presse – ces usages étant, on le verra par la suite, révélateurs des représentations que

ces acteurs se font de la presse et donc de l’impact que celle-ci exerce sur eux :

Quel est l’impact selon vous des revues de presse sur les politiques publiques ?Je suis incapable de vous dire l’impact car on ne sait pas où on se situe dans lademande. Je le vois plutôt comme un support pour les assistants d’élus... lesassistants des vice-présidents prennent beaucoup de documentation. Pour lapréparation de discours, des réponses à des questions. Ça se situe plus en amont parrapport au choix d’une politique.2

Si le cabinet se sert de ces revues de presses pour la préparation des activités de

représentation, les services y ont recours pour un travail de repérage. Dans une certaine

mesure, les médias délimitent donc le champ du possible, du pensable. Mais il convient

d’explorer plus avant les mécanismes de transmission des informations médiatiques et leurs

Entretien avec un haut responsable des sapeurs-pompiers lié au SDIS et à l’Union départementale des sapeurs-pompiers du Nord.1 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général.2 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général.

Page 43: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

44

effets sur l’action publique – ce que nous allons faire par la suite. Mais un dernier aspect de la

politique publique sans les médias mérite auparavant d’être bordé : l’usage politique de cette

absence médiatique.

1.1.2. Un usage (stratégique) des médias : le recours aux médias comme menace

Si les politiques publiques peuvent se faire en dehors des médias, que ceux-ci ne soient

pas des initiateurs du travail entre acteurs ou qu’ils n’influencent pas (ou que très

indirectement) la formulation des problèmes publics, il reste que même en leur absence ils

peuvent peser sur le déroulement de l’action publique. La politique publique de

départementalisation, qui a été relativement peu médiatisée et a connu une alternance de

moment d’exposition puis de silence médiatique, offre des exemples de ces effets des médias

sur une politique publique sans les médias. L’exemple que nous nous proposons de développer

ici est celui la menace du recours aux médias par un des acteurs – en général, celui qui, situé

du côté de la mobilisation plutôt que de l’institution1, dispose de plus faibles ressources

institutionnelles, donc légitimes dans le processus de prise de décision publique.

Un fax, retrouvé dans les archives d’une association d’élus locaux2, fourni un cas

intéressant :

1 Il ne faut pas pour autant sous-estimer les recours de l’institution à la visibilité médiatique. Ce serait occultertoutes les activités de communication publique qu’elle mène. Cependant cette communication est une pratiquerituelle et institutionnalisée (même pour la communication de crise) et peut difficilement avoir l’effet (et l’usage)d’une menace.2 Sortie sans autorisation, cette lettre a été « anonymisée ».

Page 44: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

45

Fax du 02/11/00

Les sapeurs-pompiers volontaires de la Communauté urbaine de *** en colère

Depuis le premier juillet, nous sommes départementalisés et les problèmes commencent. C’est à croirequ’aucune préparation à ce changement de direction n’a été faite.

Le matériel sanitaire pour les VSAB qui n’arrive pas (il faut faire des appels d’offre, nous dit-on, nepouvions nous pas les faire avant).

Le logiciel de saisie des vacations non installé d’où le non-paiement de celles-ci (nous ne pensons pas quenos responsables accepteraient d’être traités de la sorte).

Le non-versement des sommes correspondant aux missions ERIKA (que fait-on de cet argent). Noscollègues du groupement sud qui souhaitaient avoir une réponse à cette question lors du congrès sont repartissans réponse.

Bientôt des regroupements sur un même site de sapeurs-pompiers professionnels et volontaires. Comment ?Sur quelles bases ? Les sapeurs-pompiers volontaires seront-ils considérés comme des sapeurs-pompiers desecond ordre, ne remplaçant que lorsqu’il y aura un déficit de professionnels ou leur trouvera-t-on une missionqui correspond à leur aspiration ? Il faut que nos responsables sachent que les sapeurs-pompiers volontairesrefusent d’être considérés comme corvéables à merci. Les temps changent.

Ne cherche-t-on pas à démobiliser les volontaires ? Nous nous posons la question.Le rôle des officiers chefs de centre devient flou, puisqu’il semble que le recrutement dans leur centre ne

soit plus de leur ressort.Il devient urgent que nos responsables nous parlent vrai, si cela s’avère ne pas être le cas, nous nous

dirigerions vers une situation de conflit que les sapeurs-pompiers volontaires de souhaitent pas. »___________________________________________________________________________________________

Rajouté à la main par l’expéditeur du fax :« Cet article paraîtra dans la presse dimanche "Voix du Nord" »

La rhétorique est celle du scandale, de la dénonciation d’une situation inacceptable.

Derrière cette intervention, et le mode sur lequel elle s’effectue, c’est une conception des

médias comme recours pour débloquer une situation qui transparaît. Une croyance fonde ce

genre de pratique : que la publicisation d’une vérité saura faire évoluer la situation, et plus

particulièrement le camp adverse. Les médias agissent comme des interlocuteurs quand un

acteur social ou institutionnel ne veut entendre un groupe mobilisé1. Celui-ci est pris dans la

croyance que les médias comme capables de débloquer une situation, d’ouvrir des portes. Le

passage dans les médias fait alors office de ressource pour modifier une structure des

opportunités politiques défavorable. Nous le verrons, le passage dans les médias n’est pas sans

1 Pierre LEFEBURE et Eric LAGNEAU repèrent une forme semblable de recours aux médias dans leur analysede la couverture médiatique de la fermeture de l’usine Renault à Vilvorde, en Belgique : « la volonté très fermede la direction de ne pas entamer de négociation avec les salariés s’est accompagnée d’une stratégie de retrait dudébat public. Face à de double positionnement, les syndicats ont été en quelque sorte dirigés vers les médias. »Pierre LEFEBURE et Eric LAGNEAU, « Les mobilisations protestataires comme interactions entre acteurssociaux et journalistes », in J. GERSTLE (dir.), Les effets d’information en politique, op. cit., p. 64.

Page 45: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

46

conséquence sur la participation d’un groupe mobilisé en vue de la production d’une politique

publique, ce qui fait que les médias ne peuvent être considérés comme une ressource sûre1,

même si certains acteurs sociaux (pour ne pas dire la plupart) sont portés à le croire. Ils le sont

d’autant plus que, malgré une maîtrise incertaine du sens de leur mobilisation et de fortes

contraintes sur leurs pratiques, ces (derniers) recours aux médias et les menaces de passage à

l’acte médiatique ne demeurent pas toujours sans effet sur les interlocuteurs visés. Ainsi, alors

que, quelques jours après la grande et malheureuse manifestation du 25 janvier 2001, les

sapeurs-pompiers préviennent d’un coup médiatique pour le lendemain, le président du SDIS,

Noël DEJONGHE, annonce la création de cinquante emplois par an sur dix ans2. Le

lendemain, mercredi 14 février, la page 2 de la Voix du Nord est barrée sur six colonnes par le

gros titre : « Pompiers : la pression baisse ». L’article commence ainsi :

Réunis en assemblée générale, les sapeurs-pompiers nordistes n’ont pas "décollé"du centre de secours de Lesquin, hier matin. Ceux qui envisageaient unenvahissement des pistes de l’aéroport en signe de mauvaise humeur ou uneoccupation de la mairie de Templemars, fief de Noël Dejonghe, président du SDIS etdonc aussi"patron" des pompiers nordistes, ont dû réviser à la baisse leur scénario.Il n’y a pas d’opération "coup de poing", ce qui ne signifie pas que tout soit réglé.Mais l’heure est à la détente et à la négociation. Une rencontre la veille entre lesporte-parole de l’intersyndicale et les responsables du SDIS a débouché sur desavancées significatives.3

En dessous, un important article, sur trois colonnes, est titré : « SDIS : un plan de dix

ans »4. De son côté, Nord-Eclair ouvre sa page sur la départementalisation et la mobilisation

des sapeurs-pompiers par un titre en cinq colonnes : « Sapeurs-pompiers du Nord : 50 emplois

tout de suite... ». Le journaliste écrit :

Hier matin, quelques 200 pompiers professionnels ou volontaires se sont réunis dansune des casernes où le sous-effectif se fait le plus cruellement ressentir. Les sapeurs-pompiers avaient prévu de bloquer les véhicules du centre de Lesquin puis de serendre sous les fenêtres de la mairie de Templemars où Noël Dejonghe, président duService départemental d’incendie et de secours (SDIS), est premier magistrat.

1 Pour s’en convaincre, voir par exemple Arnaud MERCIER, « Mobilisation collective et limites de lamédiatisation comme ressource. L’exemple du mouvement pacifiste de 1991 à la télévision française », in O.FILLIEULE (dir.), Sociologie de la protestation. Les formes de l’action collective dans la France contemporaine,Paris, L’Harmattan, 1993, pp. 233-257.2 Pour une analyse plus détaillée de cet épisode, voir infra pp. 77-78.3 Dominique SERRA, « Pompiers : la pression baisse », Voix du Nord , 14/02/01, p. 2.4 Dominique SERRA, « SDIS : un plan de dix ans », Voix du Nord , 14/02/01, p. 2.

Page 46: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

47

Seulement, Noël Dejonghe a largement court-circuité les rêves d’action des sapeurs-pompiers les plus prompts à en découdre. Lundi soir, il a rencontré l’intersyndicaledes sapeurs-pompiers et leur a proposé une batterie de mesures qui va dans le sensdes revendications des hommes du feu. 1

Stratégie de communication contre stratégie de communication, l’accès aux médias,

constitué en enjeu2, profite aux sapeurs-pompiers qui, par leur initiative, ont su contraindre

leur interlocuteur à modifier très substantiellement ses positions. Si les médias ne dictent pas

la formulation des problèmes publics ou leurs solutions ni ne forcent les acteurs à travailler

ensemble et sur des problèmes précis, réduisant ainsi l’influence cognitive massive parfois

attribuée aux médias, ceux-ci n’en ont pas moins des effets sur l’évolution du processus

d’élaboration de la politique publique, alors même qu’ils n’ont encore rien publié pouvant

influer sur les acteurs. La seule présence médiatique amène des acteurs à jouer du recours

médiatique potentiel et contraint d’autres à anticiper l’activité médiatique. En ce sens, les

médias contribuent à la formation de l’agenda politique. Mais l’analyse de cet effet médiatique

de co-construction de l’agenda mérite d’être élargie et systématisée, au-delà de ce seul usage

de la menace de médiatisation.

1.2. Agenda public et agenda médiatique

S’il est impossible d’accorder aux médias un rôle central et déterminant dans la

production de la politique publique, du point de vue de la formulation du problème public et

des solutions, on ne peut exclure pour autant que ceux-ci pèsent sur l’agenda public. Il faut

donc maintenant de préciser les liens entre l’agenda médiatique – c’est-à-dire les thèmes du

débat publics sélectionnés par les journalistes, mais aussi par le travail des sources

d’information pour accéder aux médias – et l’agenda politique – les problèmes dont se

saisissent les acteurs institutionnels. Première des deux questions structurant l’interrogation

sur le "pouvoir" politique des médias : les médias influencent-ils l’agenda public ? Ou, pour

reprendre la question de Jean CHARRON, « qui détermine l’agenda des médias ? Dans cette

1 Pierre-Laurent FLAMEN, « Sapeurs-pompiers du Nord : 50 emplois tout de suite... », Nord-Eclair, 14/02/01,p. 4.2 Sur la constitution de la présence dans les médias comme enjeux, voir infra p. 134.

Page 47: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

48

perspective il s’agit de déterminer qui, des sources d’information ou des professionnels des

médias, déterminent l’agenda des médias. »1

1.2.1. Les événements médiatisés

Pour répondre à cette première question, il convient d’étudier la "couverture"

médiatique de la départementalisation des SIS dans le Nord, ce dernier terme étant pour le

moins abstrait et, potentiellement, générateur d’une multitude de traitement. Que fut la

départementalisation telle qu’abordée par les médias ? De quoi ont parlé les journalistes

lorsqu’ils ont couvert la départementalisation ? Une rapide analyse statistique de contenu est

en effet très éclairante. Pour ce faire, nous avons classé les articles de notre corpus

journalistique en fonction de la nature des événements2 qui nous ont paru, à la lecture, en être

à l’origine3. La liste des catégories que nous avons pu établir en étudiant notre corpus

journalistique mérite une première analyse.

Trois grandes tendances ont été dégagées : les articles dont l’origine se trouve du côté de

la mobilisation, ceux dont l’initiative revient à l’institution, ceux enfin qui, dans le cadre de la

départementalisation, ne sont liés à aucun des deux. Du côté de la mobilisation, les médias ont

relaté les manifestations, quelques distributions de tracts, l’envoi de délégation auprès de

décideurs publics, des grèves (ou des mots d’ordre de grève), des assemblées générales, des

1 Jean CHARRON, « Les médias et les sources », art. cit., p. 75.2 Jean CHARRON a choisi d’étudier, non les événements initiateurs mais « quels sont les acteurs mis en scènedans la nouvelle. Dans la perspective de l’agenda-setting, il s’agit de mesurer l’importance relative des acteursmis en scène dans les nouvelles (l’"agenda des qui") en postulant que les acteurs les plus visibles (les plussouvent mentionnés ou cités) sont ceux qui ont le plus d’influence sur l’agenda des médias. » Mais comme lerappelle l’auteur, « l’influence sur l’agenda des affaires publiques se mesure à la capacité d’un acteur à imposerou à conditionner, par son discours ou son silence, une certaine définition de la réalité ; mais on ne peut rien diresur ce point si la mesure se limite à compter les présences. » Prendre en compte non les acteurs, mais lesévénements permet en partie de contourner ce biais : les événements permettant d’accéder à l’agenda médiatiquesont des actions volontaires. Contrairement au comptage de la présence des acteurs, le comptage des événementsinitiateurs garantit qu’aucune imputation de volonté d’accès aux médias ne soit en réalité une présencemédiatique à son insu puisque les acteurs paraissant à leur insu dans les médias le sont en raison des stratégiesd’accès aux médias du camp adverse. C’est l’activité de ce dernier qui est pris en compte. (Jean CHARRON,« Les médias et les sources », art. cit., p. 75 et 76.)3 238 articles ont été pris en compte pour l’analyse. On a exclu de ce corpus les articles de presse régionalehebdomadaires (trop peu nombreux) et les deux articles (Nord-Eclair et Voix du Nord) annonçant la prise de laprésidence du SDIS par Bernard DEROSIER. Le plus souvent, les événements initiateurs sont relatés, ou tout aumoins évoqués, dans l’article ; pour quelques articles, il n’a pas été possible d’établir si un événement en était àl’origine (et, le cas échéant, la nature de celui-ci). Il va de soi que quelques erreurs d’appréciation ne sont pas àexclure si bien qu’il faut considérer les tendances générales que livrent ces chiffres, et non entrer dans desanalyses à l’unité près. Cette précaution est d’autant plus nécessaire que si notre corpus est de taille significative,il n’est pas exhaustif ni représentatif de la production journalistique sur la départementalisation dans le Nord.

Page 48: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

49

campagnes d’information à la population, des congrès d’associations de sapeurs-pompiers, des

démonstrations (notamment celles du GRIMP, le Groupement d’intervention en milieu

périlleux, manœuvrant régulièrement sur la grande roue installée à Lille pour Noël), les

actions judiciaires entreprises suites à la manifestation du 25 janvier 2001 et les signes de

soutiens reçus par Edouard WALCZAK après sa blessure. Pour ce qui est de l’institution, ce

sont les séances de celles-ci (notamment le Conseil d’administration du SDIS, les séances

plénières du Conseil général, de la Communauté urbaine de Lille...), les annonces de décisions

publiques, les élections et nominations ou les actions d’élus au sein de l’institution

(notamment une pétition lancée par des maires de communes rurales pour refuser

l’augmentation de leur contribution au SDIS). Enfin, nous avons distingué ce que les

journalistes nomment des "marronniers"1 (fête de la Ste Barbe, tombolas des sapeurs-

pompiers, journées portes-ouvertes...) et ce que nous avons appelé des articles de fond, c’est-à-

dire non liés directement (à nos yeux) à un événement précis. Premier constat, les

« événements » sont souvent à l’origine des articles et la gamme des événements relatés est

relativement étroite. Le fait même qu’une liste limitée d’événements générateurs ait pu être

établie montre bien que le traitement journalistique reproduit des figures identifiées. En outre,

l’éventail le plus large des événements ainsi relatés est lié aux acteurs de la politique publique

de départementalisation, que ce soient les acteurs institutionnels (notamment les élus ou leurs

institutions) ou les sapeurs-pompiers.

Tableau 1. Evénements à l'origine d'un article de presse.

EVENEMENT Voix du Nord Nord-Eclair Pressenationale

TOTAL

manifestation 36 22 22 80autres activités de mobilisation 28 19 6 53total mobilisation 64 41 28 133séance (Conseil général, SDIS...) 12 10 1 23décision publique 7 9 5 21autres activités de l'institution 6 7 1 14total institution 25 26 7 58"marronniers" 13 6 0 19papiers de fond 3 10 1 14non précisé 2 2 1 5Total 107 85 37 229

1 Les "marronniers" sont les sujets journalistiques qui reviennent à fréquence régulière car l’événement dont

Page 49: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

50

Tableau 2. Evénements à l'origine d'un article de presse (%).

EVENEMENT (%) Voix du Nord Nord-Eclair Pressenationale

total

manifestation 33,6 25,9 59,5 34,9autres activités de mobilisation 26,2 22,4 16,2 23,1total mobilisation 59,8 48,2 75,7 58,1séance (Conseil général, SDIS...) 11,2 11,8 2,7 10,0décision publique 6,5 10,6 13,5 9,2autres activités de l'institution 5,6 8,2 2,7 6,1total institution 23,4 30,6 18,9 25,3"marronniers" 12,1 7,1 0,0 8,3papiers de fond 2,8 11,8 2,7 6,1non précisé 1,9 2,4 2,7 2,2Total 100,0 100,0 100,0 100,0

La couverture médiatique est presque exclusivement consacrée aux activités des acteurs

de la politique publique, et principalement les sapeurs-pompiers. Ce sont les initiatives de ces

derniers qui sont les principaux générateurs d’articles, devant les initiatives institutionnelles. Il

apparaît donc que manifester est pour les sapeurs-pompiers le moyen le plus efficace (ou tout

au moins le plus employé) pour accéder à l’agenda médiatique. Du côté de l’institution, siéger

et prendre des décisions permet également de figurer dans les médias. En revanche, les papiers

de fond – c’est-à-dire ceux qui ne sont pas liés à l’initiative d’un acteur – sont extrêmement

rares1. Pour simples qu’ils soient, ces chiffres révèlent une dimension importante du travail

des journalistes au sujet de la départementalisation des SIS dans le Nord : les médias ont un

faible rôle d’imposition de thèmes spécifiques. Contre les prénotions qui attribuent aux médias

un rôle puissant de construction de la réalité politique, il apparaît que c’est l’agenda politique

qui influence l’agenda médiatique, et non l’inverse.

Ce résultat est important dans le cadre d’une analyse du rôle des médias dans une

politique publique. Il signifie ni plus ni moins que les médias ne déterminent pas

structurellement et massivement l’agenda politique. Plus encore, le traitement médiatique

d’une question (et avant tout le fait même que les journalistes se saisissent d’un problème

ils traitent est lui-même cyclique.1 Le faible nombre d’occurrence relevées interdit d’interpréter la "spécificité" du cas Nord-Eclair. La présencedans la rédaction de ce journal d’un journaliste très proches des sapeurs-pompiers (cf. supra p. 23) n’explique pasce chiffre car aucun des articles de fond n’a été écrit par lui.

Page 50: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

51

public) est dépendant du fait que des acteurs sociaux médiatisables aient préalablement porté à

l’agenda politique cette question.

1.2.2. Sociologie de la reproduction médiatique de l’agenda politique

Pour que ce constat ne soit pas assimilé à un procès en suivisme1 du journalisme à l’égard

des pouvoirs qu’il côtoie, des éléments d’explication sociologique s’imposent. Deux faits

structurant du journalisme, notamment local, permettent de rendre compte, autrement que sur

le mode de la dénonciation sans profondeur analytique, de cette dépendance de l’agenda

médiatique à l’agenda politique : l’impératif d’actualité et le calage de l’activité journalistique

sur l’action publique.

L’impératif d’actualité

Les « événements » à l’origine d’articles concernant la départementalisation sont les

manifestations (et plus globalement toute l’activité protestataire de la mobilisation) d’un côté,

et l’activité institutionnelle de l’autre (séances plénières au Conseil général, annonce de

décisions...). Mais ce n’est pas tant le détail de ces initiatives qui nous intéresse ici, que le fait

même qu’il est établi presque comme une règle du métier journalistique qu’il faille un

« événement » pour justifier que le journaliste se saisisse du problème qu’il révèle (à ses

yeux) :

Et comment très concrètement on couvre ça : qu’est-ce qu’on couvre et qu’est-ce qu’on couvre pas ? Qu’est-ce qui mérite finalement de faire un article ?Qu’est-ce qui...Ben c’est en fonction de l’événement !Oui...C’est en fonction de l’événement. Bon il y a eu notamment, il y a maintenant un an etdemi, deux ans... il y a eu d’abord toutes les manifestations et toutes les choses quiont précédé la mise en place du SDIS avant 2000.2

1 Comme pourrait le dire Daniel SCHNEIDERMANN. (Cf. Daniel SCHNEIDERMANN, Du journalisme aprèsBourdieu, Paris, Fayard, 1999, 140 p.) Contrairement à certaines tendances du journalisme pour qui une enquêtene peut que produire des révélations de faits (et souvent de méfaits) occultés, la travail sociologique vise àproduire un modèle de compréhension et d’explication des mécanismes sociaux. Il ne s’agit donc pas de viser lesfautes de travail de tel ou tel, mais de comprendre pourquoi tel ou tel n’agit pas autrement. Réduire l’explicationde l’activité journalistique à une simple question de volonté, de choix conscients et d’actions rationnelles estinsuffisant, cela revenant à oublier les effets, souvent invisibles, de contraintes et de routines, généralementintériorisées, sur le travail journalistique.2 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1).

Page 51: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

52

Il est significatif que les deux grands articles1 qu’un journaliste de Nord-Eclair a consacré

à la départementalisation soient des "pré-papiers" c’est-à-dire des papiers, certes

préalablement et longuement préparés, mais destinés à paraître à l’occasion d’un événement.

En effet, même ces articles longs et très problématisés – qui sont très rares et d’une qualité

exceptionnelle dans le flot de la production journalistique – demeurent liés à l’événement du

lendemain, en l’occurrence l’examen de la loi de départementalisation de 1996 au Sénat pour

le premier et la manifestation – dont on ne connaît pas encore le tragique tour – du 25 janvier

2001. Pour se justifier, un papier doit pouvoir s’inscrire dans le flot des événements. Plus

encore il doit y être neuf :

Ça c’est oui. C’est pas forcément pour ça qu’il y aura un papier à chaque fois que jevais discuter avec des gens parce que je peux faire des papiers tous les jours.Ben justement, comment on décide de...Là on en fait un, et là on en fait pas ?Ben quand y a des événements, quand y a une information, quand y a uneinformation qui peut être intéressante pour le lecteur. Quand y a pas d’information,on va pas faire un papier pour le plaisir de faire un papier.C’est-à-dire il faut qu’il y ait une manif...Ben pas forcément, c’est quelques chose qui est une information, qui est du neufquoi, dans l’histoire. Euh, le neuf ça peut être une manif, ça peut être une création dececi ou une élimination de cela. Ça peut être beaucoup de chose, c’est... C’est uneinformation.2

Avec la dépendance aux événements, c’est en fait la nouveauté qui guide le travail

journalistique. Une des contraintes les plus déterminantes qui pèsent sur la production

journalistique est cette obligation de ne pas se répéter complètement. Chaque article doit

apporter des éléments neufs par rapport à celui de la veille. Pour ce faire, le travail

journalistique suit le rythme de l’actualité, cette dernière étant érigée en véritable impératif du

travail journalistique. Participant de la contrainte de temps, au même titre que le travail dans

l’urgence, l’impératif d’actualité agit comme un principe de sélection des informations

journalistiquement pertinentes. Point d’information – ou pour mieux le dire, point de nouvelle

– qui ne soit neuve, c’est-à-dire à la pointe de l’actualité. Véritable règle du travail

journalistique et contrainte qui n’est pas sans rapport avec l’emprise de la rentabilité

économique qui pèse sur le champ journalistique, l’obligation de l’actualité, comme principe

1 Pierre DUHAMEL, « Les pompiers du Nord en alerte », 28/03/96 et Pierre DUHAMEL, « Les raisons d’unconflit », Nord-Eclair, 25/01/01, p.2. ces deux articles sont reproduits en annexes.2 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1).

Page 52: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

53

légitimateur des articles, est intériorisée par le journaliste – ce qui n’interdit pas, par moment,

une prise de recul réflexive de celui-ci par rapport à celle-là. Il reste que l’actualité guide

littéralement la couverture médiatique de la départementalisation :

Et puis il y a un autre truc aussi qu’il faut avoir dans l’esprit. Pour ce genre deconflit, ça a quand même duré plusieurs semaines. Bon on peut pas en parler tous lesjours. Y a pas que ça dans la vie. C’est-à-dire que même s’ils manifestent tous lesjours, euh... faut qu’il y ait des éléments nouveaux au bout d’un certain temps pourrevenir, quoi. Donc, euh... il y a sans doute eu des périodes plus calmes dans lacouverture. Il y a eu une relance quand VERGES est venu. Et puis on va en reparlerpuisque la loi va rechanger de nouveau. Maintenant on en parle sous l’angle desnouvelles promotions qui sortent. Bon, c’est pareil, on a pris la première promotionqui est sortie et puis après il est sorti d’autres promotions de pompiers, bon ben çarentre dans la routine, hein. Sinon on va faire toutes les promos : les sortants del’IEP, et les... Hein, c’est nouveau à un moment et puis après ça se banalise, quoi.1

Soumettre la production de l’information à l’actualité, c’est soumettre un sujet – en

l’occurrence, la départementalisation – à la concurrence des autres sujets de l’actualité2, selon

le critère de la nouveauté. Conséquence de cet impératif d’actualité, une mobilisation pour

maintenir sa visibilité médiatique doit savoir produire de la nouveauté. Ce n’est pas parce

qu’une grève perdure et que la décision publique se fait attendre que l’attention des médias

demeurera constante, ni n’augmentera : une mobilisation doit savoir se renouveler pour ne pas

sombrer dans l’oubli médiatique – ou, tout au moins, une couverture médiatique épisodique.

Mais si l’impératif d’actualité guide les "choix" journalistiques, il participe en cela d’un

sens pratique plus vaste : la newsworthyness, littéralement le fait de mériter de figurer parmi

1 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).2 Il va de soi que l’actualité n’existe pas. Elle est une construction médiatique (ce dont parlent les médias...) et uneffet de l’habitus journalistique, comme dit Alain ACCARDO. Le journaliste construit l’actualité en même tempsqu’il la perçoit : sont nouveaux les événements que le journaliste perçoit comme tel – d’autres événementsn’ayant pas le droit d’accéder à la catégorie d’actualité. Si bien que « ce que l’on appelle un "événement" n’estjamais, en définitive, que le résultat de la mobilisation – qui peut être spontanée ou provoquée – des médiasautour de quelque chose qu’ils s’accordent, pour un certains temps, à considérer comme tel. » (PatrickCHAMPAGNE, « La vision médiatique », in P. BOURDIEU (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1998(1993), p. 101.) Le statut de "dominante" qui est accordé à certains thèmes d’actualité à l’AFP est significatifde cette construction journalistique de l’actualité : quand un sujet accède au statut de dominante de l’actualité, ilest traité de façon beaucoup plus exhaustive. Il est l’objet d’une attention médiatique particulière ; tout nouveaudéveloppement, toute nouvelle déclaration d’un acteur mérite une dépêche. Cf. Eric LAGNEAU et PierreLEFEBURE, « La spirale de Vilvorde : médiatisation et politisation de la protestation. Un cas d’européanisationdes mouvements sociaux », Les cahiers du CEVIPOF, Paris, janvier 1999. Disponible sur internet :www.cevipof.msh-paris.fr/publicat.htm. (consultation le 15/07/02)

Page 53: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

54

les nouvelles relatées par les médias1. Ce principe intuitif d’appréciation de la valeur (et de la

nécessité) d’une information semble constitué, au moins pour les informations relatives à la

départementalisation, de l’impératif d’actualité et d’une anticipation des intérêts du lecteur :

Alors justement dans la façon de couvrir et de relater ces négociations et lesmobilisations qu’il y a autour, qu’est-ce qui est intéressant et qu’est-ce qui est àmettre de côté qui est peut-être trop technique ou...Qu’est-ce qui est intéressant. Evidemment ce qui est intéressant c’est tout ce qui estmanifestation publique, hein quand ils font les manifs tout ça. Forcément bon, çabouge. Donc bon ce qui est intéressant aussi c’est de savoir alors au niveau... tout cequi est info service pour les gens. Combien d’impôts ils vont payer, enfin combiend’argent ils consacrent par an parce qu’ils paient leurs impôts aux pompiers.Combien ils vont consacrer dans le cadre de la départementalisation. Voilà, ça, çaconcerne les lecteurs. Après ce qui concerne pas les lecteurs c’est de savoir si ledélégué du SNSPT il s’est engueulé avec le mec de la CGT parce qu’ils étaient pasd’accord sur un point...1

Ainsi définie, la newsworthyness, c'est-à-dire le principe cognitif générateur des choix

journalistiques, combine impératif d’actualité (les manifestations qui bougent) et

l’information-service à destination du lecteur (le coût par habitant de la départementalisation).

Les négociations en coulisse ne sont pas considérées comme intéressantes. La newsworthyness

concerne donc l’information faite (par opposition à celle en train de se faire), ce qui n’est pas

sans favoriser implicitement, et par des mécanismes invisibles, les sources qui peuvent

annoncer des décisions, c'est-à-dire avant tout les sources institutionnelles. L’impératif

d’actualité permet de rendre compte de la forte présence dans les médias des acteurs –

institution, mobilisation – capables de produire de la nouveauté ; la newsworthyness focalise

l’attention des médias sur certains acteurs, notamment institutionnels.

Le calage du travail médiatique sur les activités politiques

Mais au-delà des effets de ce sens pratique, d’autres éléments, plus pragmatiques,

expliquent que le travail journalistique, notamment local, est solidement calé sur l’agenda des

acteurs publics, et notamment des hommes politiques. Dire cela n’est pas affirmer que les

journalistes sont suivistes : c’est expliquer qu’ils aménagent les contraintes lourdes qui pèsent

sur leur travail par des routines c’est-à-dire des savoir-faire spécifiques qui ne sont pas sans

1 Erik NEVEU définit la newsworthyness comme « la valeur d’information (...) d’une dépêche, d’un propos, d’unfait », établie en fonction d’« une compétence intuitive et efficace en matière de tri dans le flux d’information ».Erik NEVEU, Sociologie du journalisme, op. cit., p. 52. Pour une déconstruction de cette notion, cf. infra p. 116.

Page 54: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

55

effet sur leur production. « Ce maillage des routines s’observe aisément dans une rédaction

locale où le chef de la rédaction commence la journée par l’ouverture du recueil des annonces

parvenues à la rédaction (parfois appelé "bible") pour dépêcher tel journaliste sur le lieu

d’une kermesse paroissiale, puis pour assister au lâcher de truites du club de pêches. »2

L’usage de la "bible" est d’autant plus important pour expliquer la couverture médiatique

de la départementalisation (et notamment la forte emprise des activités de l’institution) qu’y

figurent en bonne place les emplois du temps hebdomadaires des principaux acteurs politiques

de la région (maire, président du Conseil général, etc.). Plus globalement, ce sont les

sollicitations des services de communication qui s’avèrent efficaces pour attirer l’attention des

journalistes sur tel ou tel point. Ainsi, comme le souligne Arnaud MERCIER, la conférence de

presse est « l’événement le mieux adapté aux logiques journalistiques »3 : c’est un prétexte

d’autant plus idéal qu’il est peu coûteux en investigation, en temps et en moyens techniques, et

donc bien adapté aux contraintes du travail journalistique.

La communication politique consiste à mettre en place des stratégies et à déployer des

savoir-faire afin de placer sur l’agenda médiatique un certain nombre de thèmes de l’agenda

public. La perception journalistique de ces stratégies et savoir-faire n’est pas homogène : les

journalistes ont une conscience sélective d’être "manipulés" par les sources, ce qui n’est pas

sans lien avec les représentations journalistiques des mouvements sociaux et de leur légitimité.

Plus une source est institutionnelle et dominante, plus elle est crédible c'est-à-dire plus ses

façons de communiquer sont en affinité avec les façons de voir, socialement produites et

intériorisées par les journalistes, notamment les journalistes politiques. On retrouve ici les

préférences journalistiques activées à travers la newsworthyness. La réponse d’un journaliste

politique à cette question est révélatrice :

Comment en êtes-vous arrivé à couvrir les négociations sur ladépartementalisation ?Chronologiquement, on a été alerté par deux conseillers généraux : Joël WILMOTTEet Jacques DONNAY. Et puis, il y a eu une fronde des petits élus ruraux au nom descontribuables. Y avait eu pas mal d’initiatives comme ça, ce qui fait que moi j’aidécouvert d’abord le sujet sous cet angle-là. Et puis, ensuite, le sujet est venu enséance plénière du Conseil général. Comme je suis le Conseil général, c’est devenu...

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).2 Erik NEVEU, Sociologie du journalisme, op. cit., p. 52.3 Arnaud MERCIER, « Mobilisation collective et limites de la médiatisation comme ressource », art. cit., p 252.

Page 55: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

56

il y a eu aussi des papiers là-dessus parce que le Conseil général était sollicité aumême titre que les communes pour financer ce SDIS, hein.1

Alors que nous demandions au journaliste les raisons pour lesquelles lui, et non un autre,

avait été amené à couvrir la départementalisation2, il commence par nous faire le (bref) récit

de la départementalisation du côté de l’institution et de l’action publique, laissant deviner le

primat qu’il accorde à cet aspect du problème. La façon dont le journaliste comprend la

question et y répond révèle des schèmes de perception du monde journalistique, social et

politique nettement favorables à une dépendance structurelle à l’agenda politique. Cette

proximité avec le champ de la représentation (sans doute davantage dans les discours que dans

les pratiques) apparaît dans les façons de travailler des journalistes :

Alors justement, sur la façon dont vous l’avez traitée... Tout d’abord quellesétaient vos sources d’information à vous ? Comment vous les sélectionniez ?Ben les sources d’information, c’est d’abord... bon, du côté pompier les syndicalistes,hein. Donc on voyait, je me souviens... je gars de la CGT s’appelait R***... Il y avaitaussi un type du syndicat, je ne me souviens plus du nom... Il y avait aussi un type deFO. Bon il y avait tout le panel syndical. J’avais assisté à une ou deux assembléesgénérales. Du côté de la hiérarchie des pompiers il y avait le colonel... MOUREAU,je crois, qui dirige le SDIS aujourd’hui. Il y avait le président du SDIS, qui lui est unélu, qui était délégué par le Conseil général, qui s’appelle Noël DEJONGHE... Euh,Bernard DEROSIER. Et ils n’étaient pas tous sur la même ligne. C’est-à-dire qu’onsentait bien que le président du SDIS, l’élu qui gérait le SDIS, Noël DEJONGHE,était prêt à lâcher davantage que Bernard DEROSIER, qui lui devait avoir une vued’ensemble et était moins soumis à la pression des pompiers et qui considérait peut-être aussi que bon ils réclamaient un peu beaucoup, quoi. Puis il y avait aussi lespetits maires qui râlaient. Il y a eu à un moment une polémique entre des maires quin’investissaient pas beaucoup et qui comptaient sur les investissements descommunes voisines, quoi. Et il y a des maires qui laissaient... Bon, j’ai souvenir –bon, il est mort maintenant – du maire de Steenvord, qui était aussi sénateur, quis’appelait Jean-Paul BATAILLE, qui avait un petit centre de secours.3

La forte capacité à donner les noms des acteurs traduit la nécessité professionnelle pour le

journaliste de maîtriser ces noms et donc révèle une conception personnalisée de l’action

politique. En outre, quand ce journaliste politique a dû couvrir les mobilisations, les seuls

interlocuteurs concevables pour lui furent les représentants syndicaux. La comparaison avec

les façons de travailler d’un journaliste de faits divers4 est significative de cette adoption des

1 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).2 La question fut ainsi comprise par les autres journalistes que nous avons interrogés.3 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).4 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2) :

Page 56: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

57

critères de fonctionnement du champ politique, et notamment des règles de la représentation.

L’action sociale telle que doit en rendre compte le journaliste passe par des acteurs, et des

acteurs "choisis" selon les critères (intériorisés) de la représentation, particulièrement à

l’æuvre au sein de l’institution. Au total, il apparaît que la presse quotidienne régionale est

contrainte1 de se plier aux sources d’information locale2. Comme le souligne Erik NEVEU,

« le journalisme de "locale" est marqué par une relation très étroite d’interdépendance à des

sources qui sont aussi des interlocuteurs que le journaliste fréquente au quotidien. Cette

proximité physique et sociale génère des contraintes particulières. »1 Agenda médiatique et

agenda politique sont donc extrêmement dépendants : sauf exceptions, être sur l’agenda

médiatique signifie être déjà sur l’agenda politique.

Le cas spécifique des pompiers

Il convient toutefois, pour terminer les explications sociologiques, de nuancer ce qui

précède. Si l’impératif d’actualité permet de comprendre l’omniprésence des événements –

initiés par l’institution comme par la mobilisation – le primat des sources politiques que

semble porter la newsworthyness, et plus globalement, le calage de l’activité médiatique sur

celle de sources institutionnelles, n’explique pas que, concernant la départementalisation, les

sapeurs-pompiers soient environ deux fois plus présents dans l’agenda médiatique que les

sources institutionnelles. Quelques explications sont à chercher dans la configuration

particulière du jeu entre sources (concurrentielles) et journalistes que représente la

médiatisation des SIS dans le Nord. Outre que, comme le souligne très justement Jean

CHARRON, l’influence d’une source d’information sur l’agenda médiatique « peut aussi

« Comment en fait on travaille à partir des manifestations, des négociationspour faire un article le soir. C’est un peu ça que je...Ah ouais... Et ben, on essaie de réunir le maximum d’interlocuteurs euh...emblématique que un sujet. Comme je vous le disais tout à l’heure, on va voir lesyndicaliste, le Pineau simple pompier, le... un officier, un truc comme ça. On essaied’avoir un éventail le plus... plus ou moins représentatif. »

Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).1 Avec toutes les possibilités de jeu et les libertés que peut laisser une contrainte.2 Il ne faut toutefois pas déduire de cette analyse qu’il s’agit d’une dépendance structurelle aux sourcesinstitutionelles. Comme l’a bien montré Grégory DERVILLE (Grégory DERVILLE, « Le combat singulierGreenpeace-SIRPA. La compétition pour l’accès aux médias lors de la reprise des essais nucléaires français »,Revue Française de science politique, vol. 47, n°5, octobre 1997, pp. 589-629), la position de « premiersdéfinisseurs » (primary definers) de l’information dont peut jouir l’institution n’est jamais définitivement acquise.Elle dépend de la capacité des acteurs à mobiliser des ressources en vue d’accéder aux médias. Sur cesressources, voir infra, p. 160 et 181.

Page 57: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

58

consister à ne pas figurer sur la place publique quand tel est son intérêt »2, la spécificité de la

position de la source du côté de la mobilisation – les sapeurs-pompiers – par rapport aux

journalistes produit un rapport sources d’information/journalistes particulier et produit sur

l’information.

Les sapeurs-pompiers sont pris dans des rapports professionnels avec les journalistes, et

plus particulièrement avec les journalistes de faits divers3. Or, ce sont précisément ceux-là qui

sont amenés à couvrir la départementalisation. Sur ce sujet, les journalistes ont donc un

contact quotidien (au minimum) avec les sources d’information du côté de la mobilisation.

Aucune information, aucune évolution de l’actualité ne leur échappe de ce côté-ci, les sapeurs-

pompiers étant pour les journalistes de faits divers une source d’information au moins aussi

routinière que les élus pour les journalistes politiques. Mais plus encore que d’être informés,

les journalistes sont pris dans une véritable situation de dépendance (plus ou moins consentie)

à l’égard de la volonté des sapeurs-pompiers d’accéder à l’agenda :

Notre but c’est aussi d’être « bien vu » entre guillemets par les pompiers, hein. Doncpour avoir des renseignements dans les cadres des faits divers – alors là c’est honnêtede ma part ce que je viens de vous dire – et donc des fois on faisait ça un petit peupour leur rendre service parce que le sujet est pas d’un intérêt supérieur pour nos

1 Erik NEVEU, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », Réseaux, n°98, 1999, p. 602 Jean CHARRON, « Les médias et les sources », art. cit, p.76.3 La production d’information de faits divers dépend de façon de faire très spécifiques. Les sources d’informationsont immuables : la police, la gendarmerie, le SAMU et les sapeurs-pompiers. Les informations sur un accidentde la route, une arrestation importante, etc. sont obtenues soit par un appel d’une de ces sources sur le téléphoneportable du journaliste de faits divers (qui part alors en reportage sur le lieu de l’accident), soit lors des"tournées" de faits divers qu’entreprend chaque jour le journaliste : allant d’une caserne à l’autre, le journalistedistribue plusieurs exemplaires du journal et recueille les faits divers directement auprès de ceux qui sontintervenus. Ces moments d’échanges sont des occasions quotidiennes d’interactions entre sapeurs-pompiers etjournalistes. On n’y parle pas que de faits divers : plus les sapeurs-pompiers connaissent le journaliste et plus ilspeuvent lui confier des informations relatives au "milieu" :Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2) :

La première question c’est : pourquoi c’est vous qui avez couvert ? Est-ce parceque vous aviez des... Ah oui, alors pourquoi j’ai couvert tout ce qui avait trait à la départementalisationdes secours dans le département du Nord. Pour la simple et bonne raison que j’étaisjournaliste chargé des faits divers à la Région, enfin à l’équipe Région à Lille. Etcomme j’avais des relations avec tout ce qui est police, pompiers, SAMU... alorsforcément par la force des choses c’est moi qui était leur interlocuteur privilégié.C’est-à-dire en fait vous aviez des contacts déjà avant par...Ben oui pour faire les faits divers, on passe dans les casernes et tout ça. On tisse,comment dire, un réseau de relations susceptibles de nous donner les renseignementsau moment M. Donc voilà, quoi. Du coup, ils nous parlent de leurs problèmes. On lesconnaît mieux que les autres journalistes a priori, c’est normal que ça soit nous quifassions les papiers là dessus. C’est une question de logique.

Page 58: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

59

lecteurs. Enfin, on essaie de ménager la chèvre et le chou (je ne sais pas qui est lachèvre et qui est le chou – enfin les lecteurs et les sapeurs-pompiers quoi). 1

Il ne faut toutefois pas porter un regard cynique sur ce rapport de dépendance. Affirmer de

façon sentencieuse que les journalistes sacrifient l’objectivité de l’information pour satisfaire

le besoin de faits divers2 revient à négliger les solidarités qu’engendre ce rapport spécifique

entre sapeurs-pompiers et journalistes de faits divers. La proximité professionnelle produit une

proximité de vue entre le journaliste et sa source. Côtoyant fréquemment les sapeurs-

pompiers, participant à leurs discussions, connaissant leurs conditions de travail, le journaliste

de faits divers peut partager tout ou partie de leurs revendications :

Ce qui est intéressant pour nous, c’était aussi de défendre des gens qu’on finit parapprécier personnellement. C’est de les aider dans leurs combats qui sont souventjustes, hein. Ils ne demandent que des moyens normaux pour pouvoir secourir lesgens, c’est pas si méchant que ça [rires].3

La proximité professionnelle crée des solidarités. La dépendance des journalistes de faits

divers à ses sources spécifiques est d’autant plus solide qu’elle n’est pas uniquement le produit

d’une convergence d’intérêts – la diffusion des faits divers – mais aussi d’une forme de

socialisation, de partage des façons de voir le monde (ou tout au moins le monde des sapeurs-

pompiers). Plus encore, ces solidarités peuvent être renforcées par des expériences communes,

surtout si celles-ci sont particulièrement intenses :

En 87, j’ai été témoin d’un accident mortel d’un sapeur-pompier qui s’est fait tuerdevant mes yeux sur une autoroute lors qu’un carambolage dans le brouillard... Doncj’étais là avant l’accident, j’ai vu... enfin, bref, j’ai vu l’enchaînement et à un momentj’ai eu envie de laisser tomber mes appareils pour aller justement me porter à sonsecours, lui donner un coup de main. Et ses collègues qui m’ont dit : « non, non, çava [journaliste de faits divers, Nord-Eclair – n°1], on est assez, continue à faire desimages, ça nous servira ».C’est-à-dire ça...Ben ça servira, pour montrer, pour montrer dans le journal. Bon, ça a servi pour lesenquêtes de police, etc., etc. Mais... non, non. « On est assez, continue à faire desimages. » Ils m’ont pas dit : « Bon, range tes appareils... » Non, c’est tout, non. Bonc’est sans doute le fait que je suis connu, que je les connais, hein, le gars qui s’est faittuer, c’était Michel D***, bon c’était un gars que je connaissais un peu Michel, je le

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).2 Les pages de faits divers sont les plus vendeuses, celles que les lecteurs lisent en priorité, selon les études demarketing journalistique.3 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).

Page 59: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

60

connaissais pas aussi bien que d’autres, notamment que ceux... ses collègues quim’ont dit « hein, vas-y, continue, quoi. »1

Il est évident que de vivre ensemble de tels moments dramatiques conduit à partager

davantage qu’un simple intérêt professionnel à travailler ensemble. Si les journalistes et leurs

sources sont des acteurs professionnels, on n peut les réduire à cette seule dimension, si bien

que la production de l’information ne peut être réduite aux effets de rapports professionnels.

D’autres formes de rapports (affectifs...) modifient la façon dont les journalistes perçoivent les

discours de leurs sources. Le traitement journalistique de la départementalisation, c'est-à-dire

l’agenda médiatique sur ce problème, est très largement initié, non par les journalistes, mais

par les sources d’information. Si cet état de fait s’explique assez facilement par la soumission

du discours médiatique aux événements et à l’impératif médiatique, rendre compte de

l’influence relative de la mobilisation et de l’institution sur la formation de l’agenda public est

plus complexe. Les contraintes qui pèsent sur le journalisme – et leurs contournements par des

routines de travail – comme certains aspects de la newsworthyness semblent favoriser les

sources d’information les plus institutionnalisées. Mais s’arrêter à ce constat revient à nier les

spécificités du jeu entre sources et journalistes dans le cas particulier de la

départementalisation : la position des acteurs de la politique publique par rapport aux positions

des journalistes dans le champ journalistique n’est pas indifférente. En l’occurrence, la

spécificité des rapports entre journalistes de faits divers (également chargés de la couverture

de la départementalisation) et les sapeurs-pompiers, en raison d’une proximité sociale,

convertie en proximité intellectuelle – explique que la mobilisation soit aussi influente sur

l’agenda médiatique.

1.3. Les effets limités des médias sur l’agenda politique

S’il s’avère que c’est l’agenda médiatique qui dépend de l’agenda public, et non l’inverse,

ce serait aller trop vite en besogne que d’exclure toute forme d’influence des médias quant à

l’imposition de thèmes (ou d’actions) aux acteurs publics. Il reste donc à déterminer dans

quelles conditions et dans quelle mesure les médias peuvent influencer l’agenda public.

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1).

Page 60: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

61

1.3.1. Limites de la contribution médiatique à la formation de l’agenda

Pour mieux percevoir les conditions de construction médiatique de l’agenda, il convient

d’en préciser d’entrée les limites.

Une source d’information spécifique... parmi d’autres

Au risque de la banalité, il faut commencer par rappeler que la mise à l’agenda public

d’un problème est un phénomène complexe et protéiforme. Ainsi, dans le cas de la mise en

place de la départementalisation, les distinctions classiques de description de la mise à

l’agenda ne peuvent qu’avoir une vertu explicative et clarifiante des types-idéaux. La question

centrale du budget du SDIS concerne à la fois un mécanisme de mise à l’agenda institutionnel1

– puisque, quoiqu’il advienne, le budget doit être voté tous les ans – et un mécanisme à

caractère conjoncturel2, tant le contexte – et notamment les mobilisations des sapeurs-

pompiers, mais aussi celles, moins démonstratives, de certains maires de "petites"

communes refusant les hausses de contribution que leur réclame le SDIS – pèse sur ce vote.

De même, le cas que nous intéresse ici semble relever tout à la fois de l’émergence

progressive et par canaux multiples du problème public, puisque le groupe mobilisé va

s’appuyer sur des syndicats, certains élus3, les médias, etc., de l’émergence instantanée, tant

l’évolution de la politique publique de départementalisation dans le Nord paraît, au moins pour

partie, répondre au tour tragique qu’a pris la manifestation du 25 janvier 2001, de l’auto-

saisine du champ politico-administratif, dans la mesure où le problème de mise en place de la

départementalisation se posait en dehors même la mobilisation des sapeurs-pompiers, et de

l’émergence captée, tant la mobilisation des sapeurs-pompiers est encadrée par

l’intersyndicale. Au total, devant la complexité des mécanismes de mise à l’agenda concernant

la départementalisation dans le Nord, il serait déraisonnable de considérer que les médias ont

fait l’agenda.

1 Yves MENY et Jean-Claude THOENIG, Politiques publiques, Paris, PUF (Coll. Thémis), 1989, p. 167 :L’agenda institutionnel « rassemble des problèmes qui par fonction ou par consensus de la compétence del’autorité publique considérée (...) L’exemple classique en est le budget. Il est annuel, automatique, standardisé. »2 Ibid. p. 168 : L’agenda conjoncturel ou systémique « est constitué de problèmes qui, au contraire du premier, nerelèvent pas de la compétence "habituelle" ou "naturelle" de l’autorité publique. »3 Par exemple, une élu communiste de la Communauté urbaine de Lille, membre de la commission des SIS,manifeste aux côtés des sapeurs-pompiers, le 5 juin 1997, contre la départementalisation. Voir FrédéricLEPINAY, « Une manifestation qui fait pin-pon », Voix du Nord, 06/06/97.

Page 61: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

62

Pour s’en convaincre, et en réduisant la démonstration à l’aspect cognitif de la politique

publique – où le rôle des médias pourrait être perçu comme plus important – il suffit de

considérer les sources d’information utilisées par les décideurs pour comprendre combien est

diluée l’influence des médias parmi de nombreuses autres sources d’information :

Les dossiers vont du débat d’idées aux textes officiels. Il y a peu de dossierstechniques, par exemple comment construire une route : les services compétents ontce genre de dossier, les élus n’en ont pas besoin. On est technique seulement sur deschoses très transversales. (…)On leur donne de tout, de la presse comme des livres, des textes, des ouvrages…1

En dehors de ces seuls dossiers réalisés par le service de documentation, la diversité et

l’abondance des sources d’information, et donc des informations elles-mêmes, est une

caractéristique du travail des décideurs publics. « L’analyse stratégique montre ainsi que les

"décideurs" (en réalité tous les acteurs des politiques publiques) sont immergés dans des

flux permanents d’information de toute nature (technique, économique, sociale, stratégique...)

et qu’ils sont donc confrontés à un problème de tri qui passe par la hiérarchisation de

l’information. »2 Une partie de ce travail de hiérarchisation est réalisée, pour les acteurs

institutionnels, par les services de documentation, où, comme nous l’avons vu plus haut, les

médias ont un rôle dilué. Au total, les médias ne sont qu’une source d’information parmi

d’autres pour le décideur public si bien que paraître dans les médias n’assure absolument pas

d’une inscription de son problème sur l’agenda politique.

Il reste que l’influence des médias sur l’agenda politique n’est pas nulle. En dehors des

cas rares où les médias mettent à l’agenda politique un thème sans s’appuyer sur d’autres

acteurs sociaux qu’eux-mêmes3, un problème public, pour être repris par les décideurs publics,

doit être porté par un acteur disposant de ressources spécifiques. Parmi ces ressources, il

semble que la publicisation et la visibilité sociale (et notamment médiatique) du problème peut

1 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général.2 Pierre MULLER, « Politiques publiques et effets d’information. L’apport des approches cognitives », inJ. GERSTLE (dir.), Les effets d’information en politique, op. cit., p. 237.3 Erik NEVEU, Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p. 100 : « Les médias peuvent également jouer unrôle autonome, comme l’illustre la réglementation du financement des partis, largement née du traitementjournalistique de divers scandales. » De tels cas mériteraient d’être étudiés afin de comprendre pourquoi lesmédias, puis le champ politique, se saisissent d’un problème alors que rien ne les y contraint réellement. Un casparticulièrement fascinant concerne les politiques publiques portant sur « l’insécurité ».

Page 62: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

63

être une ressource pour un entrepreneur politique1. Si les médias ont un rôle dans la formation

de l’agenda, c’est plutôt un rôle d’adjuvant qu’il faut rechercher.

L’agenda-setting n’est qu’un des usages des médias

Mais avant de s’engager plus avant dans la détermination des effets des médias sur

l’agenda public, il convient de garder à l’esprit qu’il est intellectuellement dangereux de

réduire le rôle des médias à ce seul aspect de ressource pour l’accès à l’agenda politique. Les

médias, compris comme ressource employée par une mobilisation, ne "servent" pas

uniquement à accéder à l’agenda. Arnaud MERCIER2 distingue quatre usages possibles des

médias pour une mobilisation : mobiliser des soutiens, obtenir la mise à l’agenda politique de

ses revendications, soutenir le moral des personnes mobilisées3 et obtenir de l’argent. Réduire

la ressource médiatique à la seule fin de l’agenda politique reviendrait à réduire de la même

manière une mobilisation à un seul de ses aspects. Les médias, comme les mobilisations,

agissent potentiellement sur les décideurs publics, mais aussi sur le public en général – qu’il

s’agisse, pour reprendre les catégories de COBB et ELDER, du groupe concerné, du groupe

mobilisable, du public éclairé ou de l’opinion publique – et sur la mobilisation elle-même.

A partir de ce constat des usages des médias par les mobilisations, Arnaud MERCIER1

établit quatre types d’objectifs pour la médiatisation d’une mobilisation. Il peut d’abord s’agir

d’une mobilisation restreinte et poursuivant des objectifs limités ; la médiatisation est ici

inutile voire contre-productive, certaines négociations requérant le secret. Ce peut également

être une mobilisation visant l’obtention d’un bien généralisé : l’enjeu est alors de toucher

l’opinion et donc d’être reconnu par le pouvoir et les médias. C’est le sens qu’ont pris les

mobilisations des sapeurs-pompiers, notamment dans les médias où la sécurité des habitants

est finalement ce pour que se mobilisent les soldats du feu. Les mobilisations peuvent aussi

avoir une fonction plus symbolique : acquérir une identité et faire parler de soi. Il s’agit alors

d’accéder à l’espace médiatique non pour y faire passer des revendications, mais pour y

diffuser une image de soi. Le dernier type de mobilisation établi par Arnaud MERCIER

1 Pour reprendre l’expression de Yves MENY et Jean-Claude THOENIG, op. cit., pp. 170-171.2 Arnaud MERCIER, « Mobilisation collective et limites de la médiatisation comme ressource », art. cit.,pp. 238-239.3 Ces trois premiers usages sont repris de R. KIELBOWICZ et C. SCHERER, « The Role of the Press in theDynamics of Social Movements », in L. KRIESBERG (dir.), Research in Social Movements, Conflicts ansChange, JAI Press.

Page 63: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

64

concerne les mobilisations « comme ressource identitaire pour ceux qui y participent. » Le but

est davantage de renforcer le sentiment d’estime de soi que de voir ses revendications aboutir,

le rôle des médias est celui d’indice de gratification. Usages revendicatifs, identitaires ou

psychologiques : la ressource médiatique pour une mobilisation ne saurait se réduire à l’aide à

l’accès à l’agenda politique.

1.3.2. Une influence de court terme sur des problèmes ponctuels

Mais pour complexes et divers que soient les usages des médias pour une mobilisation, un

usage retient l’attention : la mise à l’agenda de problèmes portés par une mobilisation. Comme

nous l’avons vu, cet usage ne saurait être massif ; ce sont donc les circonstances et les

mécanismes particuliers de mise à l’agenda grâce à la ressource médiatique qui nous intéresse

ici. Si les médias ne suffisent pas à le former complètement, que font les médias à

l’agenda public ? Dans quelles conditions et dans quelles limites les médias ont contraint-ils

les décideurs publics à ce saisir de problèmes relatifs à la départementalisation des SIS dans le

Nord ?

Une influence de court terme

Si, sur des problèmes globaux, la ressource médiatique pour la mise à l’agenda est très

aléatoire, pour ne pas dire inopérante, il semble que les médias agissent ponctuellement sur le

champ de la décision publique. Un des effets les plus puissants des médias est leur capacité à

se focaliser, de façon à la fois très courte dans le temps, mais très étendue dans l’univers des

titres de presse, sur un problème, donnant une grande visibilité publique à celui-ci. Un épisode

de la politique publique de départementalisation a activé ce phénomène de focalisation

médiatique : la manifestation du 25 janvier 2001. Depuis la fin décembre 2000 de nombreuses

actions des sapeurs-pompiers avaient donné lieu à une couverture médiatique relativement

importante pour le sujet. Les hebdomadaires locaux se mêlent au flot de la presse

quotidienne2. Symptomatique de cette focalisation naissante, un article de l’hebdomadaire

régional Grand Lille Standard, paru le 18 janvier 2001, participe de mouvement en même

temps qu’il le décrit :

1 Arnaud MERCIER, « Mobilisation collective et limites de la médiatisation comme ressource », art. cit., p. 239.2 « Le feu couve chez les sapeurs-pompiers », La Croix du Nord, n°1680, semaine du 12 janvier 2001, p. 3.

Page 64: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

65

« ÇA VA CHAUFFER !A la fin de ce mois de janvier, les syndicats ont exigé une table ronde de l’ensembledes responsables, une réunion collective afin que soit décrété l’état d’urgence, afinque les élus assument leurs responsabilités.L’affaire a aujourd’hui atteint son point critique et pourrait déraper si la réunion n’afinalement pas lieu ou n’aboutit à rien. S’ils n’obtiennent pas de réponse ce jour là,les élus sont prévenus : les pompiers sont prêts à mettre le feu à la baraque et nerépondent pas de leurs actes. »1

Le ton tragique de ce passage semble prophétique... Une prophétie dont on peut se

demander si elle n’est pas auto-réalisée, vu le tour qu’a pris janvier 2001. En effet décrire une

situation tendue, comme l’ont fait les médias vers la mi-janvier 2002, a contribuer à la

prescrire2. Que les médias, dans une unanimité faussement étonnante3, annoncent une situation

tendue contribue à la faire advenir. Outre que, ce faisant, ils objectivent encore un peu plus

l’état dégradé des relations4 entre la mobilisation et l’institution, ils donnent réalité à un état de

fait qui n’était peut-être pas exactement celui qui est décrit, leur discours trouvant appui sur le

crédit que les décideurs accordent à la presse. La phrase du préfet délégué à la sécurité,

Jacques FRANQUET, prononcée lors de la cérémonie des væux du président du SDIS et

reportée par Nord-Eclair semble préfigurer la manifestation qui doit se tenir deux semaines

plus tard. Le préfet prédit la pression qu’il ressent déjà :

« Jacques Franquet, préfet délégué à la sécurité et à la défense, a soutenu le travaileffectué par Noël Dejonghe et les siens tout en assurant aux sapeurs-pompiers :"Vous avez raison de manifester votre inquiétude." Ce que ces derniers ont bien

1 Elodie NELSON, « Les élus ? Les pompiers veulent leur mettre le feu », Grand Lille Standard, n°10, janvier2001, pp. 8-9.2 Pierre BOURDIEU, « Décrire et prescrire : les conditions de possibilité et les limites de l’efficacité politique »,Langage et pouvoir symbolique, op. cit., p. 187 :

« L’action proprement politique est possible parce que les agents, qui font partiedu monde social, ont une connaissance (plus ou moins adéquate) de ce monde et quel’on peut agir sur le monde social en agissant sur leur connaissance de ce monde.Cette action vise à produire et à imposer des représentations (mentales, verbales,graphiques ou théâtrales) du monde social qui soient capables d’agir sur ce monde enagissant sur la représentation que s’en font les agents. »

3 Sur les conditions de production des phénomènes de focalisation médiatique, cf. infra. p 72.4 En tant que rapport (de force, de confiance...), on peut ici considérer les relations entre l’institution et lamobilisation comme un phénomène subjectif mais objectivable, à travers notamment les discours des acteurs oules discours journalistiques.

Page 65: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

66

l’intention de faire le 25 janvier prochain lors d’une manifestation qui s’annonced’ores et déjà très rude. »1

Mais plus encore que l’avant 25 janvier, c’est le traitement médiatique de la manifestation

puis de ses suites qui a rendu le problème des sapeurs-pompiers du Nord incontournable pour

les décideurs publics. En quelques jours l’attention médiatique se focalise sur la cause des

sapeurs-pompiers, contraignant les décideurs publics à la suivre. Cet "emballement"2

médiatique commence avant même la manifestation, avec un long article de Pierre

DUHAMEL (Nord-Eclair) sur « les raisons d’un conflit »3. Cet article, publié en page Région

– c'est-à-dire les pages diffusées dans toutes les éditions de Nord-Eclair – et annoncé en

"une", dans le "vendeur"4, dispose d’une taille très importante pour un papier d’annonce.

Mais c’est avec le tour tragique que prend la manifestation du 25 janvier 2001 que l’attention

médiatique se focalise sur les sapeurs-pompiers. Le lendemain, la Voix du Nord fait son

"ventre" de "une" sur la manifestation5 et lui consacre trois articles1 (deux en page

1 Pierre-Laurent FLAMEN, « Les sapeurs-pompiers veulent... des pompiers », Nord-Eclair, 11/01/01, p. 4.2 Le terme est ici employé avec une certaine distance par apport à son sens commun : parler ici d’emballementn’implique aucun jugement de valeur, selon lequel les journalistes ne seraient pas capables de maîtriser la"machine médiatique". Il s’agit simplement pour nous de désigner l’accélération et l’amplification de lacouverture médiatique sur une courte période.3 Pierre DUHAMEL, « Les raisons d’un conflit », Nord-Eclair, 25/01/01.4 La "une", comme toutes les pages du journal, sont des espaces de position et de hiérarchisation. Un articletrouve sa place dans la page, et en "une", en fonction de son importance (sa newsworthyness) et des contraintesde place qui s’exercent ce jour. La "une" de Nord-Eclair, par exemple, est composée de quatre placesdistinctes dont chaque a une importance propre. La principale place dans la page de "une" est ce que le jargondésigne sous le terme de "ventre" : il s’agit de l’espace, au centre de la page, sous le logo du journal, où unephotographie d’illustration, un gros titre et un paragraphe de présentation indiquent qu’il s’agit du sujet le plusimportant dans l’édition du jour (selon les critères journalistiques, le choix étant fait par le journaliste responsablede la "une" avec rédacteur en chef et les chefs des sections du journal : Région, Informations générales, Sport.)Le "vendeur" – le terme est évocateur : dans l’imaginaire journalistique, sans doute conforté par des études demarketing, cette part de la "une", parce qu’elle est la plus visible quand le journal est rangé dans un kiosque,conditionne fortement le choix de l’acheteur – est la place se trouvant au-dessus du logo. Selon certainescontraintes (présence de publicité, illustration à disposition...) et la newsworthyness, le titre, au caractèreimposant, mais moins que celui du "ventre", peut être accompagné d’une photographie. Dans le cas de la"une" du 25 janvier 2001, le titre est apposé à côté d’une image d’archives d’une manifestation de sapeurs-pompiers. Troisième espace de la "une", le "deux col’" est la barre (d’une largeur de deux colonnes) quidescend à gauche du "ventre". Selon que le "vendeur" s’étale sur six ou huit colonnes, trois ou quatre"fenêtres" (surtitre, titre, photographie, légende et renvoi à la page de l’article) occupent ce "deux col’", laplace privilégiée étant celle du haut : la "tête". Enfin, dernier emplacement, le "pied de page", sous leventre, contient l’éditorial – s’il y en a un – et une dernière fenêtre de "une". Toute page du journal, et plusencore la "une" que toutes les autres, est organisée selon les critères implicites de la newsworthyness et lescontraintes de place.5 « La manif vire au drame », Voix du Nord , 26/01/01, p. 1.

Page 66: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

67

Région, un en page Métropole). Le même jour, Nord-Eclair consacre à la manifestation son

"vendeur" sur huit colonnes, avec une photographie d’Edouard WALCZAK blessé et un

long article en page Région2. L’attention médiatique ne faiblit pas le lendemain. La Voix du

Nord revient, avec une pleine page, sur la manifestation : une interview d’Edouard

WALCZAK3 sur son lit d’hôpital (annoncée en "une"dans le "vendeur"), un article sur

l’enquête de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et l’Inspection technique de la

gendarmerie (ITG), un autre sur l’augmentation pressentie de la contribution du Conseil

général au budget du SDIS et un sur les réactions des sapeurs-pompiers en caserne. Enfin, des

brèves dans le "deux col’" de droite reviennent sur une action des sapeurs-pompiers de

Roubaix, le possible recours à l’avocat Jacques VERGES pour la défense d’Edouard

WALCZAK et le soutien qui est manifesté à celui-ci. Nord-Eclair traite des suites de la

manifestation au travers d’un long article synthétique, en Région et annoncé dans le

"vendeur" de "une", auquel sont adjoints deux encadrés : l’un est une interview du

responsable du centre de secours de La Bassée où travaille Edouard WALCZAK, l’autre

annonce l’augmentation de la contribution du Conseil général au SDIS. L’édition suivante

(datée des 28 et 29 janvier 2001) est un peu moins imprégnée des suites de la manifestation. Si

Nord-Eclair consacre une longue interview, annoncée dans un petit "vendeur", à Edouard

WALCZAK, la Voix du Nord ne fait ce jour-là qu’une longue brève (avec photographie) sur

le soutien qui est manifesté à Edouard WALCZAK.

La mobilisation médiatique reprend dès le lendemain, pour rendre compte de la deuxième

manifestation des sapeurs-pompiers... et du vote du budget du Conseil général. La couverture

médiatique est encore plus impressionnante que pour la première manifestation. Le

rassemblement de soutien à Edouard WALCZAK fait le "ventre" des "unes" des deux

1 En Région : Christophe LEPINE, « Du sang sur la marche des pompiers » et « Un drame et une enquête quicachent le fond », Voix du Nord , 26/01/01, p. 2. Et en Métropole : « De la mousse, du sang et bien desquestions », Voix du Nord , 26/01/01.2 Pierre-Laurent FLAMEN, « Un pompier a eu la main arrachée », Nord-Eclair, 26/01/01, p. 3.3 Comme l’explique Patrick CHAMPAGNE, (« La double dépendance. Quelques remarques sur les rapports entreles champs politique, économique et journalistique », Hermès 17-18, p. 225) un des pouvoirs des médias est defabriquer des notoriétés. Mais, si Edouard WALCZAK attire l’attention médiatique et incarne, dans les médias,un moment de la mobilisation voire le mouvement tout entier (il est « le pompier qui a eu la main arrachée »),cette notoriété n’est pas en elle-même un pouvoir politique – dans une perspective de politique publique. Elle nepermet pas au pompier blessé de participer à la décision. La notoriété médiatiquement acquise doit être convertieen un droit d’accès aux lieux de pouvoir. Si la visibilité médiatique produit un rôle de représentant du groupemobilisé, un droit d’accès aux négociations, ce ne fut pas le cas pour Edouard WALCZAK qui demeura un porte-parole médiatique, dans les interviews que lui consacrent les journaux notamment.

Page 67: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

68

quotidiens locaux, Nord-Eclair y ajoutant un éditorial1. Ce même journal donne un article sur

la manifestation, accompagné d’un long encadré sur le vote du budget au Conseil général et un

autre sur une déclaration de FO police et FO pompiers après la manifestation du 25 janvier. La

Voix du Nord consacre deux articles à la manifestation de la veille (un en Région, un en

Métropole), un aux suites de l’enquête, un autre à la position délicate dans laquelle se retrouve

le préfet de police et un aux tractations en coulisses entre sapeurs-pompiers et décideurs

publics2 pour le financement du SDIS. Enfin, dans une autre page, un article sur le vote du

budget du Conseil général fait référence aux sapeurs-pompiers. Le lendemain, 31 janvier

2001, Nord-Eclair revient encore sur les suites de la manifestation : un article fait le point sur

l’enquête relative à l’usage de la grenade lacrymogène et un autre sur le vote du budget du

Conseil général. Le 1er février, c’est un long "une col’" que Nord-Eclair consacre en

Région aux dissensions entre gendarmes et policiers suite à l’usage de la grenade.

Mais, c’est le 2 février que l’attention médiatique se focalise une dernière fois assez

massivement sur la mobilisation des sapeurs-pompiers. Nord-Eclair comme la Voix du Nord

consacrent un papier à la venue à Lille, la veille, de l’avocat Me Jacques VERGES pour

rencontrer Edouard WALCZAK et porter plainte contre l’Etat (au tribunal administratif) et

contre X (en pénal), un X qui, aux dires de l’avocat désigne le préfet de police FRANQUET,

qu’il accuse d’avoir « du sang sur les mains » – ce qui lui vaudra une condamnation en

diffamation. Enfin, le même jour, Nord-Eclair fait un long article sur la rencontre improvisée

entre les représentants de l’intersyndicale et le président du Sénat, Christian PONCELET

invité pour toute autre chose par l’Association des maires du Nord. La couverture de la

départementalisation faiblit les jours suivants. Le 3 février 2001, la Voix du Nord revient dans

un petit article sur la polémique entre Jacques VERGES et les syndicats de police. Dans son

édition du 6 février 2001, Nord-Eclair couvre l’Assemblée générale de l’Union

départementale des sapeurs-pompiers de l’arrondissement de Lille. Le 8 février, Nord-Eclair

rapporte une déclaration des sapeurs-pompiers critiquant le manque de réactivité des élus,

tandis que la Voix du Nord relate, en Informations générales, la réception d’une délégation de

la Fédération nationale des sapeurs-pompiers par le premier ministre, Lionel JOSPIN. Le

1 Jules CLAUWAERT, « Walczak : un grand monsieur », Nord-Eclair, 30/01/01, p. 1.2 En l’occurrence : le président du Conseil général, Bernard DEROSIER, le président de l’Association des mairesdu Nord, Jean-Pierre DECOOL et le président du SDIS, Noël DEJONGHE, ainsi que les représentants desgroupes politiques du Conseil général.

Page 68: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

69

même journal, annonce dans une brève de l’édition des 11 et 12 février 2001 l’intention des

sapeurs-pompiers de se présenter aux élections municipales des 11 et 18 mars 2001 dans les

petites communes pour faire pression sur les élus. Dernier épisode de cette mobilisation,

l’Assemblée générale de l’intersyndicale et l’annonce par Noël DEJONGHE de cinquante

embauches dès l’année 2001 semble mettre un terme à la mobilisation, même si la grève

administrative se poursuit. Nord-Eclair consacre à cet événement un grand article en page

Région (annoncé dans une "fenêtre" du "deux col’" de "une"), accompagné d’un

article plus court sur le dépôt de plainte par Jacques VERGES. De son côté, la Voix du Nord,

fait un papier sur l’Assemblée générale des sapeurs-pompiers, un sur le plan d’embauches de

Noël DEJONGHE et un sur la venue de Me VERGES, cette page Région étant, elle aussi,

annoncée dans le "deux col’" de "une". Enfin, l’édition du 16 février de la Voix du Nord

contient un article (page Région, annoncé en bas du "deux col’" de "une") sur le dépôt

de plainte des gendarmes contre les sapeurs-pompiers.

La question est maintenant de savoir si cette focalisation médiatique a pesé sur les choix

des décideurs publics. Que les conseillers généraux aient voté, dans une unanimité

remarquée1, le doublement (de cinq à dix millions de francs, c'est-à-dire de 760.000 € à 1, 52

millions d’euros) de la dotation supplémentaire du Conseil général au SDIS semble beaucoup

devoir à la mobilisation des sapeurs-pompiers et à son relais médiatique. Cependant, aucun

élément objectif, autre que le rapprochement de ces deux faits, ne permet de vérifier le rapport

de cause à effet entre la focalisation médiatique momentanée et la décision publique. Il reste

que les journalistes, comme ce journaliste de faits divers, croient à une telle influence :

Pour terminer, est-ce que vous pensez que la façon dont les médias ont couvertla départementalisation et dont ils continuent de la couvrir, ça peut avoir unimpact sur cette politique publique ?En général on fait beaucoup, ils sont bien aidés eux-mêmes. Evidemment quand vousavez un pompier avec la main arrachée qui se promène à la "une" de tous lesVingt Heures de France, avec tous les journaux qui ne peuvent que s’insurger qu’unpauvre vieux de cinquante ans se soit fait arracher la main – même si à mon avisc’est lui qui l’a ramassée, mais bon je veux dire – et la France entière qui envoie descourriers au SDIS pour leur dire : « Allez, arrêtez les conneries maintenant », ouais

1 Le "chapô" d’un article de Nord-Eclair sur le vote du budget au Conseil général le dit : « On a voté lesrecettes 2001 : plus de 10 millions de F. Comment les dépenser ? Hier, c’était les "gros morceaux".L’opposition UDF-RPR a voté contre les budgets "action sociale" et "collège". Unanimité cependant pourles 10 MF supplémentaires au SDIS. » Et l’article commence ainsi : « Consensus, d’abord, pour les 10 MF quiportent à 82 MF la contribution du Département au SDIS en 2001. » in Antoine PLATTEEL, « La proximité descantonales ne met pas le feu aux poudres », Nord-Eclair, 31/01/01, p. 3.

Page 69: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

70

forcément, ça joue. DEJONGHE à mon avis, il a pas dû passer une bonne nuit cejour-là. Oui ça, ça joue énormément. WALCZAK à mon avis a fait beaucoup pluspour la lutte des pompiers en perdant sa main qu’il aurait pu faire en restant dans lesmanifs. C’est cynique à dire mais c’est... c’est la force de l’image ça, hein. Euh, cepauvre vieux avec sa main arrachée, bon. Ça la fout mal quand même pour l’Etat,ça... on sent que c’est pas terrible quand même.1

Le constat est le même pour un journaliste politique, que l’on peut supposer être un bon

connaisseur des coulisses et du fonctionnement de l’institution :

Alors venait se greffer là-dessus le fait que ils ont joué les pompiers... ils sontextrêmement populaires et que donc, la manif dramatique avec la main arrachée quimettaient évidemment en avant les secours à la population, ça a créé une pression surles élus qui ont dû, qui ont dû lâcher du lest. Et y eu je me souviens une séance dubudget au Conseil général, complètement dominée par la question des pompiers.Avec la venue du président du Sénat, qui venait là pour tout à fait autre chose,PONCELET, qui a dû à l’improviste recevoir les pompiers dans une salle de lapréfecture. Donc y eu une pression très forte des pompiers, y a eu des assembléesgénérales, y a eu un tas de chose...2

Pèse donc sur les décideurs publics une "pression", difficilement objectivable,

engendrée par la mobilisation et son relais médiatique. Il serait périlleux ici, en l’absence

d’une recherche plus approfondie3, de séparer trop nettement le rôle des médias de celui de la

manifestation elle-même. Admettons simplement que cette capacité des médias à modifier le

contexte politique, en se focalisant sur un problème, est d’autant plus efficace que les

structures de l’institution sont perméables, et mêmes attentives, à ces phénomènes

médiatiques4. Tout se passe comme si, sensible aux représentations médiatiques sur un

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).2 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).Et de poursuivre :

On a jamais toutes les cartes dans ce genre d’affaires. Simplement on sait que le faitde faire beaucoup d’articles, d’insister notamment sur cette... sur cette manifmalheureuse, ça a joué sur objectivement en faveur des pompiers. Ça a accentué lapression sur les élus et ça a sans doute débloqué plus de fric que ce qui avait étéprévu au départ, bon, dans un contexte de pression, enfin, d’émotion. Je me souviensqu’on avait été, enfin, qu’une collègue avait été le voir à la clinique, le malheureuxEdouard WALCZAK, bon tout ça, ça a... il y a eu un aspect corde sensible aussi...Un cynique pourrait dire : « S’il n’y avait pas eu cette main perdue, ils auraient moisobtenu. » Et c’est sans doute vrai d’ailleurs.

3 Notamment une difficile observation de l’intérieur de l’institution en train de vivre cette pression : comment estperçue la mobilisation ? Quels sont les réceptions des discours médiatiques ? Quelles sont les représentations durôle des médias ? Des dispositifs spécifiques ou routiniers sont-ils activés pour répondre à l’activité médiatique ?Comment ces réceptions, représentations et dispositifs pèsent-ils sur le travail des décideurs lors de la période decrise ?4 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général.

Page 70: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

71

contexte politique, l’institution fait advenir ces représentations en tenant pour réel ce qui est de

l’ordre du discours. Cherchant alors à modifier cette représentation réalisée, l’institution agit

dessus, lui donnant encore plus de réalité. En l’occurrence, l’institution s’ouvre (ou se ferme,

dans un premier temps) aux demandes de la mobilisation. Les médias contribuent donc à

travailler les structures des opportunités politiques (que nous assimilerons ici à celle de

Toutes les autres sont dépouillées le matin pour la revue de presse quotidienne à J+1. Mais si on y trouve un article polémique, il est faxé dans la journée à la personne.

Ces pratiques ne sont pas sans évoquer les conseils donnés dans les manuels de communication pour les cas decommunication de crise. Par exemple :

« Pendant la criseInterneà convaincre les divers rouages de l’organisation que le journaliste n’est pas

forcément un adversaire mais un allié, dans la mesure où il est un relais utile versl’opinion (en outre, il sait des choses que vous ignorez peut-être, et veut apprendreou vérifier de choses que vous savez), et que la transparence est un objectifindispensable surtout en période difficile ;à rappeler éventuellement que l’entreprise et sa hiérarchie ne sont pas la seule

source d’information du journaliste ;à faire connaître les besoins matériels compatibles avec l’état de crise ; s’adapter

à des moyens inhabituels ;à décider qui parle, qui ne parle pas : selon certains types de crise, vous ne

pourrez pas empêcher les syndicats, la concurrence, les témoins de parler. Au sein del’entreprise, néanmoins, les demandes d’entretien doivent remonter vers l’attachéde presse qui avise, avec le porte-parole éventuel et la Direction, de l’utilité detelle ou telle délégation, de tel ou tel interlocuteur, afin d’éviter les cafouillages,pertes de temps, contradictions donc décrédibilisation ;à toujours vérifier l’information donnée ;à organiser une revue de presse plus rapide ;Externeà livrer l’information à l’heure, c'est-à-dire faire vite ; comme les

événements peuvent évoluer très rapidement, privilégier les titres et médias dont lerôle de relais est important (les agences, les quotidiens et les radios notamment) ;à organiser une "salle de presse" de fortune et des points-presse, remettre les

documents disponibles ou réalisés à l’occasion, répondre aux questions en n’hésitantpas à y revenir de manière contradictoire le lendemain si la situation a évolué (il nes’agit pas de contradiction, mais d’évolution de la situation ; de même pourd’éventuels changements d’appréciation personnelle : se corriger, ce qui permet degarder sa crédibilité) ;à si le site Internet de l’entreprise est accessible, y donner toute information

utile ; supprimer les informations obsolètes, car il y a un avant et un après-crise ;à sélectionner les interventions de la Direction à bon escient (manque de

disponibilité, garder en réserve de l’autorité et du poids nécessaires);à envisager si certains documents d’information internes peuvent être utilisés à

l’extérieur (et réciproquement, non seulement pour gagner du temps, mais pourgagner en homogénéité et en cohérence) : notamment pour le personnel, les points devente, les autres sites ;à utiliser le off pour faire comprendre le climat dans lequel se déroulent les

événements : souvent une confidence off record peut permettre d’éviter de raidir unesituation, mais attention à n’utiliser le off qu’avec des journalistes de confiance. »

Page 71: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

72

« situation de conductivité structurelle »1, puisque cette notion semble n’être pas suffisamment

sûre pour pouvoir être employée2 en toute sécurité scientifique). Par ce mécanisme, ils

affectent les rapports entre la mobilisation et l’institution, et notamment l’aptitude de

l’institution à se saisir du problème porté par la mobilisation et à entendre ses revendications –

ce qui ne signifie pas les satisfaire pleinement.

Cet effet des médias sur les structures des opportunités politiques est limité dans le temps.

En effet, ses conditions de production ne sont pas immuables. Bien au contraire, elles sont

extrêmement temporaires. Cette focalisation médiatique, capable de modifier les structures des

opportunités politiques, n’est pas sans lien avec les effets homogénéisant des structures

(contraintes, savoir-faire, règles de travail... communs) du champ journalistique, ainsi qu’avec

les phénomènes de circulation circulaire de l’information3 dans le champ journalistique, qui

conduisent à produire une information relativement homogène, voire uniforme, d’un titre à

l’autre. Ce dernier mécanisme, effet involontaire et souvent inconscient4 du fonctionnement du

champ journalistique, et notamment des façons de travailler des journalistes (mais aussi de la

contrainte de rentabilité économique), est décrit par un journaliste :

Jean-Noël NOUTEAU, Les relations presse. Comment communiquer avec le public grâce aux médias.Paris, Les éditions DEMOS (coll. Demos communication), 2002, pp. 142-141. Nous soulignons.

1 Empruntée à Neil J.SMELSER (Theory of Collective Behavior, New York, The Free Press, 1962.), « cettenotion désigne notamment des facteurs proches de ceux aujourd’hui recouverts par celle de structure desopportunités politiques (arrangements institutionnels, possibilité d’accès au système politique, présence ouabsence de canaux de communication avec les autorités, etc.) » in Lilian MATHIEU, « Analyser les mouvementssociaux », art. cit., p. 91.2 Lilian MATHIEU, « Analyser les mouvements sociaux », art. cit., pp. 76-84.3 Pierre BOURDIEU, Sur la télévision, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1996, p. 26 :

« Le fait que les journalistes qui, au demeurant, ont beaucoup de propriétéscommunes, de condition, mais aussi d’origine et de formation, se lisent les uns lesautres, se voient les uns les autres, se rencontrent constamment les uns les autresdans des débats où l’on revoit toujours les mêmes, a des effets de fermeture et, il nefaut pas hésiter à le dire, de censure aussi efficaces – plus efficaces même parce quele principe en est plus invisible – que ceux d’une bureaucratie centrale, d’uneintervention politique expresse. »

Voir aussi Pierre BOURDIEU, « L’emprise du journalisme », Sur la télévision, op. cit., pp. 86-87. Ce texte estune reprise d’un article paru dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales : Pierre BOURDIEU, « L’emprisedu journalisme », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°101-102, mars 1994, pp. 3-9. Voir égalementErik NEVEU, Sociologie du journalisme, op. cit., p. 54.4 La production de ce phénomène de circulation circulaire de l’information est d’autant plus invisible etinconsciente qu’il fonctionne sur le mode de l’évidence, c'est-à-dire du sens pratique. Dans un moment de crise,tel que le dérapage de la manifestation du 25 janvier 2001, il est "normal" de couvrir ainsi l’événement (c'est-à-dire avec cette ampleur, avec ces angles, etc.) et il est "normal" que les confrères couvrent ainsi l’événement(à quelques différences minimes près).

Page 72: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

73

Pour ce qui est de la presse écrite, euh... je ne sais pas s’il y a eu un traitement trèsdifférent... chez Nord-Eclair, par exemple. J’ai pas l’impression. Je ne crois pas.Vous regardez ce que fait Nord-Eclair quand vous travaillez ?Toujours, oui. Ah oui on regarde... enfin, moi je regarde toujours, quand j’ai traité unsujet, ce que font les autres. Ben d’abord parce qu’on apprend. « Tiens, il a pris telangle. C’était pas mal. Tiens... » Ou alors, on se dit : « Ah non, vraiment là,aujourd’hui on a été mieux. » Hein, bon. Et puis par curiosité d’abord. Parce quec’est toujours intéressant de voir comment les autres appréhendent les choses. Doncmoi je sais que... Bon, tout le monde ne fonctionne pas comme ça. Mais moi quand jefais un truc et qu’il y a des confrères, le lendemain, je regarde toujours. Par curiosité,par intérêt...Mais c’est quelque chose a posteriori. Par exemple, quand on est sur le terrain, ya pas de discussion avec les confrères : quel angle ils vont faire...Si. Ça peut arriver aussi. Ouais, si avant, ça peut... Quand on s’entend bien. On seretrouve. Ça peut être : « Quel angle tu vas prendre ? ». Ça peut être : « Tu as de laplace ? Quelle place tu as ? » Ça peut même aller, si on est chargés : « Tu donnesdemain ? – Ça peut attendre. – Bon on attend tous les deux. » Bon, ça peut être... Sion est sûr d’être tout seul sur un truc, on le dit à personne. Mais bon, les pompiersc’était pas...1

Les structures du champ journalistique, et notamment le mode très particulier de

concurrence qui y règne2 et y fait régner la congruence, produisent une homogénéisation

(relative) de la production journalistique – les médias se saisissant au même moment des

mêmes sujets – qui fonctionne comme une focalisation médiatique sur un problème. Les

décideurs publics, particulièrement attentifs aux discours médiatiques et donc particulièrement

portés à croire – ou tout au moins à réagir – à cette construction médiatique de la réalité,

adaptent plus ou moins leur activité à celle des médias, modifiant ainsi la structure des

opportunités politiques. Il faut noter que si les médias travaillent les structures des

opportunités politiques, celles-ci en retour3 imposent certaines contraintes, et notamment des

effets d’autocensure, aux médias :

Et puis il y a des choses que les gens dans ce genre de débats... des choses que lesgens disent, que les élus disent off et qu’évidemment pour nous il est difficile dereprendre – puisque toutes les vérités ne sont pas toujours bonnes à dire ou àentendre surtout dans un climat qui était passionné et émotionnel, puisqu’il y avaitquand même toujours cette histoire de manif qui avait mal tourné – mais, bonentendait des choses sur les jours de repos des pompiers qui sont assez faramineux.Euh... bon, il y avait des sujets tabous en toile de fond. C’est-à-dire qu’il y avait deséléments que les gens avaient en tête mais qu’ils n’exprimaient pas clairement.

1 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).2 Cette cocurrence professionnelle entre journalistes – surveillance plus ou moins vécue comme telle et rattrapagedes retards et des "loupés" – semble exacerbée eu égard à la réalité de la concurrence économique entre cestitres.3 Et en renforcement des mêmes effets d’homogénéisation des production journalistique.

Page 73: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

74

Parce que ça allait à la fois contre le climat plus émotionnel et ça allait aussicontre la popularité » des pompiers...Ouais, ouais, ouais, ouais, ouais... Hein, on disait, c’est vrai, ils font des gardes de 24heures mais sur leurs 24 heures, ils dorment, ils regardent la télé, ils jouent aubowling... On va pas allumer des incendies pour le plaisir de les faire sortir. Donc lanotion de temps de travail, c’est pas comme le type qui est à la chaîne à sa machinequoi. Et puis ça dépend : être pompiers à Lille ou à Roubaix, c’est vrai que c’estusant, être pompier à Avesnes ou à Steenvord...1

Pour le dire en quelques mots, les phénomènes, favorisés par certaines règles de

fonctionnement du champ journalistique, de focalisation des médias sur un problème pour une

durée limitée conduisent les décideurs publics à modifier leur attitude vis-à-vis de la

mobilisation, pour durcir leur position ou à l’inverse s’ouvrir aux demandes de la mobilisation,

et finalement, contribuent à modifier les structures des opportunités politiques et donc à

modifier les conditions d’accès des problèmes à l’agenda public. Mais un tel phénomène est

éphémère, de court terme, car une "actualité" chassant l’autre, la focalisation médiatique se

porte rapidement sur un autre sujet, ce qui fait dire à Arnaud MERCIER que « les leaders d’un

mouvement peuvent sans doute faire quelques usages tactiques des médias ("coup de pub",

mise en valeur personnelles, choc émotionnel), mais un usage stratégique, qui supposerait

action sur la moyenne durée et effets positifs importants, paraît incertain. »2

Une influence sur des problèmes ponctuels

Si les effets des médias sur la mise à l’agenda sont des effets de court terme, ils

concernent principalement des problèmes ponctuels, et non une politique publique dans son

ensemble. Ces deux effets sont liés. La focalisation à court terme des médias sur un problème

produit – ou renforce – l’urgence dans laquelle les décideurs publics doivent (ré)agir. Or cette

contrainte d’urgence pesant sur l’action publique ne permet pas la construction d’une politique

publique globale. Cette contrainte d’urgence que les médias contribuent à faire peser sur les

décideurs publics conduit d’autant plus facilement à une prise en considération partielle du

problème public ainsi mis en avant que les médias eux-mêmes "segmentent" les politiques

publiques qu’ils couvrent. Un certain nombre de règles du travail journalistique conduisent à

1 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord). Signalons simplement qu’en 1998, la caserne de Lille-Bouvines (une des trois casernes lilloises), située dans le quartier de Fives, a fait 6.528 sorties soit presque 18 parjour en moyenne, selon les chiffres mis en lignes sur http://home.nordnet.fr/~bbilloo/ndstat.htm (consultation le16/01/02).2 Arnaud MERCIER, « Mobilisation collective et limites de la médiatisation comme ressource », art. cit., p. 257.

Page 74: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

75

la réduction d’une politique publique à un seul de ses aspects. Une des réalités

professionnelles aux effets les plus puissant de ce point de vue est le « rubricage »1. Une

politique publique mérite le plus souvent, en raison de son caractère transversal, d’apparaître

dans plusieurs rubriques d’une même édition. Cette division étant très difficilement

concevable dans un journal, il arrive fréquemment qu’un problème soit confié à un seul

journaliste qui en raison de ses compétences et de ses schèmes de perception ne pourra couvrir

qu’une partie de la politique publique. Concernant la départementalisation des SIS dans le

Nord, il apparaît clairement que, confiée à un journaliste politique ou à un journaliste de faits

divers, la couverture du problème diffère nettement2. Dans le même ordre d’idée, la sélection

d’angles – passage obligé de l’écriture journalistique – ne peut que réduire l’approche

journalistique de la politique publique. Il faut rajouter à ces explications les contraintes de

temps et d’espace1 qui ne permettent pas au journaliste de développer leur analyse autant

qu’ils peuvent le souhaiter.

Il reste que ces phénomènes journalistiques n’expliquent que très partiellement

l’appréhension de problèmes ponctuels par les décideurs publics sous la pression des médias.

Un problème public n’est en effet jamais repris tel quel par les décideurs publics : des logiques

de reformulation des problèmes publics internes propres à l’espace social de la décision, ainsi

que la fréquente concertation avec les acteurs de la mobilisation en dehors de la médiation

médiatique font que les acteurs publics n’apportent que très exceptionnellement des réponses

aux problèmes tels qu’ils sont formulés par les journalistes. Il n’en demeure pas moins que

c’est sous des formulations réductrices, voire ponctuelles, que les décideurs publics se

saisissent des problèmes que les médias ont contribué à porter à l’agenda public. Deux

exemples concernant la politique publique de départementalisation des SIS dans le Nord

abondent dans ce sens.

Le premier concerne le traitement politique de la manifestation du 30 janvier 2001. Il

s’agissait de la seconde manifestation, silencieuse et symbolique, en signe de soutien au

pompier blessé, mais qui n’allait pas sans exercer une certaine "pression" sur les élus du

Conseil général qui votaient ce jour là le budget. Une délégation est reçue par le président du

Conseil général, Bernard DEROSIER, le président du SDIS et conseiller général, Noël

1 Erik NEVEU, Sociologie du journalisme, op. cit., p. 49.2 Sur les cadres journalistes, cf. infra p. 91.

Page 75: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

76

DEJONGHE, le président de l’Association des maires du Nord, Jean-Pierre DECOOL, et les

présidents des groupes politiques du Conseil général. A l’issue de cette rencontre, dont tout le

monde sait alors que les médias guettent les résultats, les sapeurs-pompiers obtiennent dix

millions de francs de la part du Conseil général et peut-être autant des maires2. Une telle

annonce d’un plan d’urgence et d’un projet plus hypothétique de long terme semble anticiper

la couverture médiatique de la manifestation qui se déroule devant le Conseil général. Celle-ci

semble d’autant plus appeler une réponse médiatique de court terme sur un problème ponctuel

(l’augmentation de la dotation supplémentaire du Conseil général au SDIS) que les séances

suivantes du Conseil d’administration du SDIS ne prennent pas en compte la manifestation.

L’ordre du jour du Conseil d’administration du SDIS du 06 février 2001 (envoyé le 29 janvier

2001 aux membres du Conseil d’administration) ne mentionne rien concernant les

manifestations. L’annonce, le 16 février 2001, d’un Conseil d’administration extraordinaire du

SDIS, prévu le 8 mars au Nouveau Siècle, en présence de Bernard DEROSIER, ne prend

guère plus en compte les manifestations de janvier : « Ce Conseil d’administration aura pour

ordre du jour principal l’étude des conditions du renouvellement de ses membres. » Il semble

falloir en déduire que l’action régulière de l’institution est indépendante de l’action ponctuelle

de court terme. C’est tout au moins l’intuition d’un journaliste de faits divers ayant couvert la

départementalisation :

Moi je pense que les images qui ont été publiées, que ce soit dans la presse écritecomme passées à la télé sur Edouard WALCZAK avec sa main en sang ça a marquébeaucoup les consciences, hein les politiques, ça a fait réfléchir beaucoup de monde.Même si ça n’a pas abouti encore au résultat de ce qu’ils demandaient au départ,c’est-à-dire être classé profession dangereuse etc., il y a quand même des choses quiont bougé. Même si c’est loin d’être parfait et c’est loin d’être terminé. Je pense queça a eu quand même un impact. Ben s’il n’y avait pas eu ces images, s’il n’y avaitpas eu la presse à ce moment là, ben peut-être que les choses n’auraient pas évoluéaussi rapidement.Par exemple tu as eu des retours de ça, de la part d’élus, de syndicats...

1 Sur le compactage des formats, voir Erik NEVEU, Sociologie du journalisme, op. cit., p. 75.2 Compte-rendu de la police, 30/01/01 :

« Ils ont déclaré qu’ils avaient obtenu 10 millions de francs de rallonge pour lebudget du SDIS et que les maires pourraient de leur côté proposer également 10millions de francs ce qui devrait être confirmé jeudi. De plus, 20 millions de francspourraient être attribués en septembre dans le cadre d’un budget modificatif. D’autrepart, le mouvement des pompiers devrait entraîner une révision nationale de la loi surla départementalisation de 96. De plus, un plan pluriannuel d’augmentation dubudget devrait être mis en place après les élections. Enfin, une charte sur l’emploidevrait être signée par les élus, mentionnant le déficit actuel de 600 emplois. »

Page 76: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

77

Ben c’est quand même à la suite de cette manifestation que le Conseil général aquand même... s’est, entre guillemets, en étant trivial, remué le cul et voté quandmême une augmentation importante de sa participation dans le budget du SDIS, hein.Parce qu’il s’est dit, là, y a un problème, y a un problème... Alors qu’il a été mis,comment dire...les pompiers, représentants syndicaux qui n’agissaient pas toujoursde la manière la plus... comment dire, la plus logique, hein... c’était fait de manièredécousue, et comment dire, comment expliquer... ils étaient un peu moins pris enconsidération, parce qu’ils passaient un peu pour des... ils pouvaient paraître un peupour des rigolos ou des choses comme ça. Le fait que la presse ait soutenu à fond endisant : « ben, c’est inadmissible, c’est anormal qu’on en soit arrivé là », c’est qu’il ya une raison, donc ça les a fait réfléchir quand même...1

Outre la couverture médiatique d’un problème public, c’est parfois l’anticipation de celle-

ci qui fait agir les décideurs publics. Un exemple est donné aux lecteurs de la Voix du Nord et

de Nord-Eclair qui savent lire entre les lignes. Dans son édition des dimanche 11 et lundi 12

février 2001, en conclusion d’une brève sur la menace que font les sapeurs-pompiers de se

présenter aux élections municipales dans les petites communes s’ils n’obtiennent pas

satisfaction sur leurs revendications, la Voix du Nord mentionne : « L’intersyndicale annonce

par ailleurs"un gros coup médiatique" pour le 13 février "dans un lieu tenu secret". » Le

lecteur ouvrant son journal le lendemain, impatient de découvrir le "coup médiatique"

susdit, découvre, en autres titres, ceux-ci : « Pompiers : la pression baisse », et pour l’article en

dessous : « SDIS : un plan de dix ans »2. L’explication est donnée dans Nord-Eclair :

« Hier matin, quelques 200 pompiers professionnels ou volontaires se sont réunisdans une des casernes où le sous-effectif se fait le plus cruellement ressentir. Lessapeurs-pompiers avaient prévu de bloquer les véhicules du centre de Lesquin puisde se rendre sous les fenêtres de la mairie de Templemars où Noël Dejonghe,président du Service départemental d’incendie et de secours (SDIS), est premiermagistrat.Seulement, Noël Dejonghe a largement court-circuité les rêves d’action des sapeurs-pompiers les plus prompts à en découdre. Lundi soir, il a rencontré l’intersyndicaledes sapeurs-pompiers et leur a proposé une batterie de mesures qui va dans le sensdes revendications des hommes du feu. »3

Pour contrecarrer l’initiative médiatique des sapeurs-pompiers, Noël DEJONGHE

annonce un plan d’embauches. Cet effet d’annonce est réussi, tant son écho médiatique est

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1). Nous soulignons.2 Dominique SERRA, « Pompiers : la pression baisse » et « SDIS : un plan de dix ans », Voix du Nord, mercredi14/02/01, p. 2.3 Pierre-Laurent FLAMEN, « 50 emplois tout de suite », Nord-Eclair, mercredi 14/02/01, p. 4.

Page 77: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

78

fort. Alors que la Voix du Nord le relaie dans un article et décrit la décrue de la mobilisation,

Nord-Eclair barre sa page d’un titre significatif de l’effet d’annonce du plan d’urgence : « 50

emplois tout de suite... ». Et de préciser dans le "chapô" de l’article : « la grève du zèle se

poursuit, mais le temps semble à l’apaisement. » Plan d’urgence, réception de délégation, vote

d’une dotation plus importante que prévue... les réponses politiques aux problèmes que les

médias ont contribué à mettre sur l’agenda est généralement partielle, montrant ainsi que les

médias favorisent avant tout la prise en compte de problèmes ponctuels. Sans doute est-il plus

difficile pour les médias de porter des politiques publiques entières et complexes, et que leur

couverture aboutisse à une réelle action de la part des décideurs publics.

Ce que les médias peuvent faire faire aux acteurs politiques

La thématique de l’agenda-setting permet d’appréhender une partie du "pouvoir" des

médias sur l’action publique en offrant des catégories pour analyser les jeux d’influence entre

les médias et les acteurs de la politique publique. Ainsi, notre travail permet d’apporter des

éléments de réponse aux questions que pose Jean CHARRON :

« Quelle est l’autonomie des médias dans l’établissement de leur propre agenda etquel est l’apport des sources d’information dans la définition de l’agenda de médias ?Comment se forme l’agenda des décideurs politiques ? Quelle est son influence surl’agenda des médias et du public ? Bref, comment s’exerce l’influence respective desdécideurs, des médias et des citoyens dans le processus de formation de l’agenda desaffaires publiques, et quelle est la mesure de cette influence ? »1

A la différence de cet auteur, nous ne prenons pas en compte les effets des médias sur les

citoyens. Notre étude portant sur la théorie des politiques publiques, et non celle de la

démocratie, les citoyens ne semblent pas devoir occuper un rôle significatif – surtout compris

dans cette catégorie trop générale – tant le champ politique est autonome par rapport aux

citoyens2. Mais sans "passer" par les citoyens, il reste que les médias sont loin de n’avoir

pas d’effet sur l’agenda public. Certes cet effet n’est ni massif ni autonome : les médias ne

peuvent pas complètement déterminer l’agenda public, sans le travail d’acteurs "tirant"

dans le même sens – tant il est rare que les médias puissent se saisir d’eux-mêmes d’un

1 Jean CHARRON, « Les médias et les sources », art. cit., p. 74.2 Voir par exemple, Pierre BOURDIEU, « La représentation politique », Langage et pouvoir symbolique, op. cit.,pp. 213-258. Ce texte est une version modifiée de l’article « La représentation politique. Eléments pour unethéorie du champ politique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°36-37, février-mars 1981, p. 3-24.

Page 78: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

79

problème et le constituer en problème public. Mais les effets des médias sur l’agenda public

nous paraissent exister. Le cas que nous avons étudié, la départementalisation des SIS dans le

Nord, montre que les médias ont contribué à placer les problèmes publics portés par les

mobilisations de sapeurs-pompiers sur l’agenda public. Cette influence des médias sur

l’agenda est une influence de court terme – tant l’attention médiatique est réduite dans le

temps – qui porte sur des problèmes relativement ponctuels1. Elle n’en est pas moins décisive

pour le cours de la politique publique. Au total, les médias modifient les conditions d’accès à

l’agenda public en modifiant les structures d’opportunités politiques2. Par leur focalisation

éphémère mais puissante sur un problème, ils font peser sur les acteurs une pression

symbolique, c'est-à-dire fondée pas tant sur une contrainte objective que sur la croyance3 des

acteurs en l’existence de cette contrainte, ce qui les conduit à modifier leur attitude vis-à-vis

de la mobilisation.

Réels mais limités (dans le temps et dans leur ampleur), les effets sur l’agenda n’épuisent

pas, loin s’en faut, les "pouvoirs" des médias sur l’action publique. C’est pourquoi il faut

être vigilant sur les limites de la généralisation de ce modèle de l’agenda-setting pour rendre

compte des effets des médias sur les acteurs publics. La fonction d’agenda-setting est

finalement assez marginale dans l’analyse du rôle des médias sur les politiques publiques. Que

les médias aident ou non à placer un problème sur l’agenda ne dit rien sur le contenu des

politiques publiques que les médias contribuent ainsi à faire advenir4. C’est sur cet aspect

1 Mais pas nécessairement secondaires.2 On peut retenir ici la définition a minima qu’en donne Lilian MATHIEU :

« Le concept de structure des opportunités vise dans tous les cas à mettre en reliefce que l’activité protestataire doit à son environnement politique, et plusparticulièrement à montrer que des groupes disposant pourtant de ressourcesnécessaires à leur passage à l’action contestataire ne peuvent le faire qu’au momentoù le contexte politique leur devient favorable. »

Lilian MATHIEU, « Analyser les mouvements sociaux », art. cit., p. 78.3 Nous reviendrons plus loin sur l’analyse de cette croyance des acteurs de la politique publique dans le"pouvoir" des médias.4 Jean CHARRON, « Les médias et les sources », art. cit., p. 81.

« La métaphore [de l’agenda] masque en fait les formes les plus significativesd’influence de la réalité politique. Une première forme consiste à faire en sorte qu’unsujet soit débattu ; c’est la seule forme d’influence que la méthode de classement etde comparaison des agendas vise à mesurer. Une deuxième forme d’influenceconsiste à faire en sorte qu’un sujet ne soit pas débattu : ici la méthode classique del’agenda-setting ne peut rien mesurer puisqu’il n’y a rien à mesurer. Une troisièmeforme, plus déterminante, consiste à imposer une définition de la réalité à proposd’un objet. La méthode ne peut rien nous apprendre à ce propos tant que la substancedes "messages" n’est pas prise en compte. »

Page 79: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

80

qualitatif du rôle des médias dans la formation des politiques publiques qu’il faut maintenant

se pencher.

Page 80: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

81

Chapitre 2

Les médias et le travail de cadrage

L’influence des médias ne porte pas seulement sur la capacité de ceux-ci à forcer les

acteurs publics à se saisir d’un problème public (agenda-setting) ; il nous faut aussi considérer

la capacité des médias à imposer le contenu du problème public qu’il s’agit de prendre en

compte. Alors que Jean CHARRON considère (pour s’en démarquer) les concepts d’agenda

des "quoi"1 et d’agenda d’"attributs"2 de façon séparée, nous préférons une analyse en

termes de cadrage des problèmes publiques qui nous paraît saisir ensemble ces deux

dimensions.

2.1. Les cadres des acteurs et ceux des médias

Avant d’analyser les effets d’influence en terme de cadrage du débat public, il convient de

caractériser les cadres à travers lesquels le problème de la départementalisation est perçu par

les différents acteurs de la politique publique.

1 Jean CHARRON, « Les médias et les sources », art. cit., p. 77 :

« Les études qui s’inspirent le plus directement du modèle de l’agenda-settings’emploient plutôt à mesurer l’influence des sources en comparant le contenuthématique du discours d’une ou de plusieurs sources et le contenu thématique dudiscours de presse, pour tenter d’établir une relation causale entre les deux. »

2 Les attributs sont les critères de perception, de jugement, d’évaluation d’un problème.Jean CHARRON, « Les médias et les sources », art. cit., p. 81-82 :

« Il ne s’agit plus de constater que les médias nous disent quoi penser mais demontrer à partir du modèle de l’agenda-setting, qu’ils nous disent comment penser.(...) L’hypothèse est la suivante : les médias attirent notre attention sur certainsobjets, mais aussi sur certains attributs des objets et sur l’importance relative desattributs, ce qui a pour effet de conditionner notre évaluation des objets.

Bref, les médias définissent un "agenda d’attributs" qui guide notrejugement. »

Page 81: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

82

2.1.1. Vertus et limites des notions de cadres et de cadrage en politique publique

Une approche en terme de cadrage des problèmes publics est problématique, car chaque

approche disciplinaire que nous mobilisons pour cette analyse possède sa propre définition et

son propre usage de la notion de cadre1.

Entre préréflexivité et postréflexivité, des définitions spécifiques à chaque sous-

champ théorique

La notion de cadre, employée dans une perspective d’analyse des politiques publiques,

désigne à la fois la formulation particulière d’un problème public (en proposant une

configuration spécifique de ses différents aspects, la formulation spécifique d’un problème

public étant, loin d’être indifférente, l’enjeu de luttes politiques), le travail stratégique pour

imposer une formulation et les mécanismes inconscients qui aboutissent à cette formulation.

En d’autre termes, en politique publique, le cadrage est à la fois une réalité construite et

objectivable (c’est-à-dire le contenu de la politique publique) mais aussi le processus de

production de celle-ci. On retrouve ici l’ambivalence de la définition qu’en donne Daniel

CEFAI :

« Le problème public est construit et stabilisé, thématisé et interprété dans lescadres ou les trames de pertinence qui ont cours dans un horizon d’interactions etd’interlocutions. Son existence se joue dans une dynamique de production et deréception de récits descriptifs et interprétatifs ainsi que de proposition desolutions. »2

« Les cadres de pertinence sont cette ‘trame de pertinence’ qui s’incarnent dansl’identification des thèmes, et spécifient le type d’inférences interprétatives etd’opérations pratiques applicables à ces thèmes. »3

Si l’auteur définit les cadres comme des schèmes de production des formulations des

politiques publiques, le lien semble si fort entre le processus de production et le produit que

l’on a finalement à faire au même objet. L’ambivalence est la même dans l’analyse que fait

1 La notion de cadre fortement théorisée par Erving GOFFMAN, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991(édition originale : 1974). Voir aussi Isaac JOSEPH, Erving Goffman et la microsociologie, Paris, PUF, 1998,pp. 63-69.2 Daniel CEFAI, « La construction des problèmes publics. Définitions de situation dans des arènes publiques »,Réseaux, n°75, janvier-février 1996, p. 47.3 Ibid., p. 49.

Page 82: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

83

Dorine BREGMAN du débat sur la CSG1 : si la production cognitive du débat, c'est-à-dire les

luttes pour imposer des schèmes d’interprétation, est l’objet revendiqué de l’article, l’étude des

processus de production du problème public laisse largement la place à une description des

manières de voir le problème public. En d’autres termes, étudier le cadrage comme processus

conduit à décrire le cadrage comme objet. L’utilisation des cadres en sociologie des

mobilisations pose le même problème de distinction entre le produit et la production et donc

entre l’objectif (la formulation de la réalité) et le subjectif (les schèmes de perception de la

réalité) :

« La principale ambiguïté du modèle a trait au statut des cadres interprétatifs et del’activité de "cadrage". On constate en effet que l’alignement des cadres est lefruit d’un travail en grande partie tactique réalisé par des "agents recruteurs" surles représentations ou convictions antérieures des éventuels sympathisants, qu’ils’agit soit de connecter avec celles de l’organisation, soit de faire évoluer pour lesajuster à ces dernières. On assiste ainsi à un glissement implicite par rapport à laperspective initiale : alors que Goffman s’intéressait prioritairement au cadragecomme activité cognitive largement préréflexive de dotation de sens (ainsi qu’à sesdéfaillances) et n’accordait qu’une attention secondaire aux cadres en tant que tels,l’utilisation que font Snow et ses collaborateurs de cet appareil conceptuel déplacel’intérêt vers un travail cette fois réflexif, puisque conscient et tactique, deredéfinition des représentations. »2

Pour le dire vite, on assimilerait les schèmes de perception d’un problème (c'est-à-dire les

catégories de jugement qui permettent de se positionner par rapport à une situation) et les

revendications qui peuvent découler de cette perception problématique de la réalité. On

retrouve dans la sociologie du journalisme cette ambivalence3. Le cadrage peut être à la fois le

choix d’un angle pour un article, c'est-à-dire le fait de traiter tel ou tel aspect du problème,

mais, dans une perspective plus purement goffmanienne, il peut désigner le fonctionnement de

1 Dorine BREGMAN, « Le cadrage du débat public. Le projet de la CSG », Réseaux, n°75, janvier-février 1996,pp. 111-133.2 Lilian MATHIEU, « Analyser les mouvements sociaux », art. cit., p. 87.3 Voir par exemple l’usage que fait Emmanuel HENRY dans sa thèse de la notion de cadre : Emmanuel HENRY,Un scandale improbable. Amiante : d’une maladie professionnelle à une « crise de santé publique », thèse pourle doctorat de sciences de l’information et de la communication de l’université de technologie de Compiègne,2000, p. 285 et pp. 507-509. L’usage par l’auteur (p. 508) de la définition suivante de Todd GITLIN, oùperceptions du journaliste (subjective) et discours journalistique (objectif) sont mêlés est significative :

« Les cadres médiatiques sont des schémas [patterns] durables de connaissance,d’interprétation et de présentation ainsi que de sélection, d’accentuation, etd’exclusion par lesquels les producteurs de symboles mettent en forme les discours,qu’il soit verbal ou visuel. »

Page 83: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

84

ce que Philippe JUHEM appelle les cadres cognitifs des journalistes : « Il s’agit des schèmes

de perception et de jugement qu’ils mettent en æuvre pour présenter ou pour mettre en forme

l’information ou pour la commenter. »1

Si les trois approches ont en commun de considérer le cadrage comme un travail subjectif

et préréflexif de perception des problèmes, restant ainsi fidèle à l’usage goffmanien de la

notion2, aucune ne semble pouvoir écarter complètement la version objectivée de ces schèmes

de perception, c'est-à-dire le produit de ce processus de perception : description d’un problème

public, revendication ou angle d’un article.

Les effets d’influence sur les cadres préréflexifs

Unifier et clarifier ces définitions est une tâche d’ampleur, trop à l’écart de notre objet de

recherche pour que nous puissions y consacrer de nombreuses pages. Nous utiliserons donc ici

une définition a minima de la notion de cadre, largement inspirée d’une définition

goffmanienne, telle par exemple que l’énonce Isaac JOSEPH :

« Dispositif cognitif et pratique d’organisation de l’expérience sociale qui nouspermet de comprendre ce qui nous arrive et d’y prendre part. Un cadre structure aussibien la manière dont nous définissons et interprétons une situation que la façon dontnous nous engageons dans un cours d’action. »3

Nous privilégions un usage préréflexif des cadres car il nous paraît plus adapté à notre

démarche. D’une part l’objet de ce chapitre est de mesurer l’impact respectif des cadres des

journalistes et de ceux des acteurs de la politique publique. L’enjeu est donc de savoir

comment les cadres subjectifs de perception des uns sont influencés par les autres. D’autre

part, comme nous l’avons vu plus haut avec les mécanismes de réception des discours

journalistiques par les décideurs publics, il est très difficile ici de mesurer l’impact des

discours journalistiques sur les acteurs, et notamment sur leur approche cognitive du problème

Cette citation provient de Todd GITLIN, The whole world is watching. Mass media and the making and theunmaking new left, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1980, pp. 6-7.1 Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs des journalistes », in J. GERSTLE(dir.), Les effets d’information en politique, op. cit., p. 110.2 Voir par exemple Isaac JOSEPH, Erving Goffman et la microsociologie, op. cit., p. 65 :

« Un cadre est un dispositif cognitif et pratique de sens, qui régit l’interprétationd’une situation et l’engagement dans cette situation, qu’il s’agisse du rapport à autruiou à l’action elle-même. »

3 Isaac JOSEPH, Erving Goffman et la microsociologie, op. cit., p. 123.

Page 84: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

85

public. Nous adoptons donc une définition préréflexive des cadres de perception. Nous

entendons ceux-ci comme des schèmes de pensée et des façons d’appréhender et de se

représenter une réalité sociale, produits en fonction de la position sociale de l’acteur et

potentiellement générateur de formes objectivées (description d’un problème public,

revendication ou article)1. Les cadres ainsi entendus sont finalement plus préréflexifs que

postréflexifs, ils indiquent moins quoi penser que comment penser. Nous allons ainsi

caractériser les cadres de perception employés par chacun des acteurs et les journalistes, et

voir l’impact des éventuels jeux d’influence sur le cours de la politique publique. Il ne faut pas

oublier que, si les cadres sont un outil de gestion des activités cognitives ordinaires, leur usage

est très fortement lié à la pratique. Mais mettre un lien de cause à effet direct entre le cadre

préréflexif et le cadre postréflexif reviendrait à réduire le premier à une pure définition

cognitive et faire preuve de ce que Lilian MATHIEU appelle un « préjugé idéaliste »2. Cela

conduirait à nier les conditions pratiques de production des cadres postréflexifs. Or entre le

cadre de perception subjectif du journaliste et son article, il y a toute la complexité de

l’écriture journalistique3. De même, comme l’explique Erik NEVEU, les revendications d’une

mobilisation ne se déduisent pas directement des cadres de chacune des personnes qui y

prennent part :

« Les mouvements sociaux ne naissent pas mécaniquement d’une accumulationde frustrations. Le passage à l’action collective suppose un travail sur lesreprésentations qui donne un langage au mécontentement. »1

Si, comme nous le verrons en détails plus loin, les cadres objectivés des journalistes (tels

qu’ils apparaissent par exemple dans leurs écrits) ne sont que très indirectement dépendants de

leurs cadres subjectifs et préréflexifs de perception de la réalité, ce sont ces derniers que nous

allons dans un premier temps prendre en compte car ils sont au plus près des enjeux

d’influence que nous cherchons ici à mesurer.

1 Une telle définition n’est pas sans évoquer la notion d’habitus. Pierre BOURDIEU, La Distinction. Critiquesociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p.191 : « Structure structurante, qui organise les pratiques et laperception des pratiques, l’habitus est aussi structure structurée : le principe de division en classes logiques quiorganise la perception du monde social est lui-même le produit de l’incorporation de la division en classessociales. »2 Lilian MATHIEU, « Analyser les mouvements sociaux », art. cit., p. 86.3 Voir par exemple le chapitre « L’écriture journalistique » dans Erik NEVEU, Sociologie du journalisme, op.cit., pp. 62- 78.

Page 85: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

86

2.1.2. Les cadres de perception des acteurs et des journalistes

Pour comprendre les éventuels jeux d’influence cognitive entre les médias et les acteurs

de la politique publique2, qu’il s’agisse des sapeurs-pompiers ou des décideurs publics, la

première étape est de dessiner, certes à gros traits, les différentes façons de voir le problème de

la départementalisation dans le Nord. Il faut souligner d’entrée de jeu les limites qu’il y a à

construire des cadres trop généraux à partir de catégories arbitrairement constituées : sans

doute tous les décideurs publics n’ont pas les mêmes façons de voir le problème1. L’objet de

cette section n’est que de faire émerger les principales articulations des schèmes de perception

des différents acteurs.

Les cadres des sapeurs-pompiers : défendre les conditions de travail et le statut

L’analyse des cadres de perception des sapeurs-pompiers pose problème. En l’absence

d’entretien réalisé avec des pompiers, les matériaux à disposition sont rares et leur utilisation

est soumise à caution. L’analyse des citations de sapeurs-pompiers dans des articles de presse

ne permet que de rendre compte des cadres du journaliste (et non de la personne citée) ; le

choix de la phrase extraite d’une longue interview en dit bien plus sur les cadres avec lesquels

le journaliste considère le problème que ce qu’en dit la personne interviewée : c’est en effet

cet extrait que le journaliste juge plus pertinent de restituer pour rendre compte du sujet dont il

traite. De même, recourir à l’étude des tracts, d’ailleurs peu nombreux dans notre corpus,

revient à prêter plus d’attention à une forme objectivée des cadres.

Il reste que les principales revendications des sapeurs-pompiers portent sur leur statut au

sein de la départementalisation (notamment le classement de la profession en catégorie

dangereuse et insalubre) et leurs conditions de travail. Ainsi, à la veille de la manifestation du

1 Erik NEVEU, Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p. 90.2 Comme le rappelle Jean CHARRON, il convient de saisir ces jeux d’influence dans toute leur complexité et nonpas, comme le fait une analyse trop restrictive en terme d’agenda-setting, de se contenter des phénomènesd’influence directe. Jean CHARRON, « Les médias et les sources », art. cit., p. 78. :

« Le modèle de l’agenda-setting, une fois transposé aux relations sources-médias,laisse à penser que l’influence consiste pour la source à transférer des "thèmes"(issues) aux médias. L’idée d’une définition de l’agenda des médias par transfertapparaît peu appropriée pour caractériser ce qui est susceptible de se passer entre desjournalistes et des sources. Elle est la traduction, à propos des "effets" des sourcessur les médias, du vieux modèle de l’aiguille hypodermique qui a longtemps servi àexpliquer les effets des médias sur les publics. »

Page 86: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

87

25 janvier 2001, les sapeurs-pompiers réclament la création de 500 postes supplémentaires

dans le département. Cette double thématique – les conditions de travail et le statut –

apparaissent déjà en 1997. Dans une manifestation des sapeurs-pompiers de la Communauté

urbaine de Lille, les revendications portent sur la réduction redoutée des effectifs avec

l’intégration du corps communautaire dans le SDIS, la précarisation des emplois, et le système

de primes2.

Autre trait des cadres mobilisés par les sapeurs-pompiers : ceux relatifs aux liens

d’imputation de responsabilités3. Comme le montre le tract reproduit dans Grand Lille

Standard4, la cible des sapeurs-pompiers sont les « élus », et le Conseil général en particulier.

On retrouve ce type d’imputation de responsabilités dans la bouche d’un haut responsable des

sapeurs-pompiers :

C’est un peu ce qu’on peut reprocher de temps en temps à nos élus, ils auraient puavoir un langage réceptif pour les pompiers. Pas des grandes phrases, des grandesmachins pour dire de noyer le poisson.5

La figure de l’élu renvoie, pour les sapeurs-pompiers, à une double notion, celle de

hiérarchie d’une part, toujours plus ou moins suspecte car plus ou moins séparée du terrain et

celle du politique d’autre part, c'est-à-dire de l’autorité provenant d’un autre milieu. Ces

imputations de responsabilités contre les élus visent une personne en particulier, Noël

DEJONGHE car il incarne le SDIS. Cette forme d’homologie entre une institution et la

personne qui en est à la sa tête existe aussi chez les journalistes :

1 Que l’on considère simplement les oppositions au sein même du Conseil général entre les élus provenant de laCommunauté urbaine de Lille et ceux de petites communes rurales.2 « Les pompiers tirent la sonnette d’alarme », Nord-Eclair, 14/11/97.3 Voir notamment William FELSTINER, Richard ABEL et Austin SARAT, « L’émergence et la transformationdes litiges : réaliser, reprocher, réclamer », Politix, n°16, p. 41-54.4 Elodie NELSON, « Les élus ? Les pompiers veulent leur mettre le feu », Le Grand Lille Standard, n°10,18/01/01, p. 9.5 Entretien avec un haut responsable des sapeurs-pompiers lié au SDIS et à l’Union départementale des sapeurs-pompiers du Nord. Pour être précis, il faut mentionner l’ambiguïté des cadres mobilisés par cette personne. Prisentre le monde des pompiers et celui du SDIS, il peut faire usage des cadres de la mobilisation (par exemple, envisant « les élus ») comme ceux de l’institution. Ainsi, quelques secondes avant de prononcer les phrasesreportées ci-dessus, il émettait des réserves quant aux manifestations de rue des sapeurs-pompiers : « Leproblème, il était identifié depuis de nombreux mois, depuis de nombreuses années : on savait qu’il y avait unproblème de financement. C’est quand même un petit peu dommage que les pompiers soient obligés d’aller dansla rue pour en arriver là quoi. »

Page 87: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

88

Oui c’est qu’en gros la cible des pompiers, ben c’était Dejonghe.Ben oui voilà, ils sont contre. Ils sont toujours été contre. Et ils sont toujours contre.Parce que ça fonctionne pas ?Ben forcément surtout à Lille ou à Dunkerque, ils préfèrent quand c’était lacommunauté urbaine parce qu’ils avaient plus de moyens. Parce que là leurs moyenssont divisés à l’échelle du département alors forcément. Y avait des coins comme lesFlandres ou dans l’Avesnois où y avait très peu de moyens payés par les gens dansles communes et tout ça pour les pompiers et puis c’est tout. Forcément Lille est...On déshabille Paul pour habiller Jacques et... Voilà. Donc forcément les gens de lacommunauté urbaine de Dunkerque, enfin des deux communautés urbaines du Nordn’apprécient pas ça, c’est normal.1

Défense des conditions de travail (embauches...) et du statut des sapeurs-pompiers, ainsi

qu’imputation des responsabilités aux élus, et notamment à Noël DEJONGHE, sont les

principaux contours du cadre avec lequel les sapeurs-pompiers perçoivent la situation créée

par la départementalisation dans le Nord.

Les cadres des acteurs institutionnels : le financement du SDIS et « la mauvaise

loi » de 1996

Du côté des acteurs institutionnels, la principale façon de voir la question de la

départementalisation est de constituer celle-ci en problème (insoluble) de financement. Cette

réponse d’un élu du Conseil d’administration du SDIS est significative :

Comment s’est passée la départementalisation dans le Nord, est-ce que vouspouvez en quelques mots m’expliquer…Comment ça c’est passé ?Ouais…Bon, euh… relativement difficilement dans la mesure où d’abord dans un premiertemps le Nord était quand même très, très spécifique au regard de beaucoup d’autresdépartements, puisque le département du Nord avait dans sa façon de procéder deuxcollectivités locales particulièrement importantes qui étaient d’une part lacommunauté urbaine de Lille et d’autre part la communauté urbaine de Dunkerque.Ce sont ce que nous appelons maintenant des EPCI, des établissement publics decoopération intercommunale. Et ces deux communautés urbaines avaientévidemment j’allais dire pas mal de longueur d’avance sur euh… je peux pas direl’ensemble du reste du département où les situations étaient quand même trèshétéroclites puisque il y avait… des établissements publics intercommunaux quic’étaient déjà créés avec des services d’incendie qui fonctionnaient pas trop mal etpuis d’autres qui étaient particulièrement démunis. Donc euh ça été la premièredifficulté que nous avons rencontrée. C’est si vrai que à un moment donné PierreMAUROY qui était président de la communauté urbaine et en même temps sénateurétait intervenu au Sénat pour demander à ce que soient exclues de ladépartementalisation les communautés urbaines et notamment la communautéurbaine de Lille. Bon, à partir du moment où on a une spécificité de ce type qui se

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).

Page 88: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

89

rencontre pas ailleurs, on a repris l’ensemble du département avec, je vous l’ai déjàdit, des disparités très, très fortes, ce qui fait que bon, ceux qui étaient au… j’allaisdire au summum des… enfin au summum, je dirais qu’on est jamais au summum,enfin eux le disent toujours, mais par exemple notamment Dunkerque où y’avait desavantages consentis qui étaient assez, assez importants, la crainte a été de la part dessapeurs pompiers que l’on fasse une répartition des moyens et des hommes donc à cemoment-là avec une certaine tendance à déshabiller les centres les plus importants.Bon on ne l’a pas fait, on ne l’a pas fait, mais on s’est retrouvé devant une secondedifficulté, c’est-à-dire que ceux qui jusqu’à présent géraient leur centre d’incendie auniveau des communes et puis qu’ils étaient pas… bon c’est méchant ce que je vaisdire, je devrais pas le dire, on va dire qu’ils ne s’étaient pas impliqués ou qu’ilsn’avaient pas eu les moyens financiers… c’est plus compliqué que ça, il est évidentqu’une petite commune du Sud du département, si je dis qu’elle s’est pas impliquéedans les sapeurs pompiers, je serais obligé de dire que vraisemblablement elle n’enavait pas les moyens bon, quand même il faut relativiser ces choses-là… Ces centres-là alors qui fonctionnaient avec beaucoup de difficultés, et bien on dit maintenantc’est départementalisé, il nous faut des moyens rapidement. C’est-à-dire qu’auxmoyens qu’on a pas baissé d’un côté, il a fallu augmenter d’un autre côté ce qui n’apas forcément plu au plus gros parce qu’ils disaient : "ah bah oui vous être en train decompenser les autres, mais nous en attendant on… voit plus rien venir" Bon.1

Disparités départementales, mise à niveau (et conformité au SDACR), contraintes

financières des petites communes... : pour cet élu, tout est au fond une question de

financement, même si les perceptions institutionnelles de la départementalisation sont aussi

liées aux enjeux spécifiques du travail de l’institution, qu’il s’agisse de la question de

l’embauche de personnel administratif2, qui fait divergence avec les pompiers, ou celle,

proprement politique de la représentation et du leadership sur l’institution3. Il reste que le

1 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS. Nous soulignons.2 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS :

Donc vous gérez des choses de plus en plus importantes et vous avez un effectif denon sapeurs-pompiers qui sont chargés de faire tourner la baraque et eux ils sont enflux tendu permanent, c'est-à-dire que pour être clair on a insuffisamment depersonnes qui font fonctionner le SDIS au niveau des services. Je parle pas au niveaudes sapeurs. Mais comme on a dit priorité aux pompiers, ben ça veut dire que lesautres ils sont un peu en stand by ce qui nous amène quand même à connaître uncertain nombre de difficultés. Et comme dans le même temps vous savez que la loiest de plus en plus exigeante au niveau de tout ce qui est commission d’appel d’offre,il faut une rigueur absolument totale. Les appels d’offre c’est un travail préparatoireconsidérable…

3 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS :

C’est toujours difficile pour une corporation d’admettre qu’on sera plus ou moins,enfin pas plus ou moins, on sera régi par un conseil d’administration dans lequel iln’y a pratiquement pas de représentants du corps des sapeurs pompiers, sauf à titre –j’allais dire – euh d’observateurs, quoi, parce qu’aujourd’hui le nouveau conseilcomprendra vingt-deux personnes qui sont tous des élus, soit des élus desdépartements qui sont majoritaires puisqu’ils sont douze, soit des élus des deuxcommunautés urbaines, soit des élus des mairies qui là vont se retrouver dans cenouveau conseil d’administration véritablement à la portion congrue.

Page 89: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

90

cadrage financier du problème de la départementalisation est au centre des demandes qui sont

adressées aux élus1. Plus exactement, c’est sous l’angle de la question budgétaire (et plus

particulièrement de sa contrainte) que l’institution perçoit le problème public. Ce problème est

alors reformulé (et réduit) sur le mode de l’élargissement de cette contrainte par la recherche

de nouveaux financements, c'est-à-dire l’augmentation des contributions des collectivités

locales que la loi a désignées pour financer le SDIS2 ou l’invention (impossible) de nouvelles

formes de financement3. Sur ce dernier point, des pistes ont été évoquées, notamment par le

rapport de député Jacques FLEURY4, portant notamment sur une contribution des sociétés

d’autoroutes, sociétés d’assurances ou de l’Agence régionale d’hospitalisation.

Concernant les imputations de responsabilité, les acteurs de l’institution visent deux

cibles. La première est constituée d’autres acteurs institutionnels, en l’occurrence les

représentants des intérêts opposés à ceux de son institution d’appartenance5. Ainsi, un des

principaux clivages au sein même du monde institutionnel concernait l’opposition entre les

1 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS :

C’est que moi, j’ai d’ailleurs explosé un jour en conseil d’administration. Enfin j’aiexplosé… J’ai dit ce que j’avais à dire parce que un administrateur s’était autorisé àdire : "On s’aperçoit que d’après ce que disent les sapeurs pompiers y’a pas deconcertation dans la maison." Donc moi j’ai dit très clairement : "Ben si y’a de laconcertation, on y passe un temps fou et à partir du moment où on nous demande deschoses que financièrement on ne peut pas satisfaire la concertation, bah elle a seslimites". Moi je suis désolé si j’ai 100 francs à dépenser et que les sapeurs pompiersexigent 150 francs immédiatement, ben c’est sûr qu’ils vont dire : "Ouais, on serencontre, mais on a pas satisfaction." Bah oui mais… c’est pas… Si c’était aussisimple que cela on le saurait depuis longtemps, alors…

2 Entretien avec un haut responsable des sapeurs-pompiers lié au SDIS et à l’Union départementale des sapeurs-pompiers du Nord :

La départementalisation elle est ainsi faite, le financement du service d’incendie et desecours, c’est à la fois les collectivités locales et le Conseil Général, d’accord ? C'est-à-dire que le problème il est posé et chacun a une excellente raison pour dire : "Jesuis collectivité locale, c’est au Conseil Général de payer. Je suis le Conseil Général,c’est aux collectivités locales de payer." Voilà.

3 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS :Bon moi de toute façon là, j’ai une opinion très personnelle là-dessus. La loi ne l’apas retenu ; je pense que c’est un peu regrettable. Mais j’aurais personnellementsouhaité que le conseil d’administration du SDIS soit parfaitement autonome et qu’ilpuisse lui-même lever l’impôt nécessaire à la couverture de la sécurité dudépartement. Bon on est pas parti dans ce sens là. Bon ben c’est tout, hein, n’enparlons plus. Aujourd’hui on voit que la tendance c’est de ramener vers ledépartement et qu’à terme vraisemblablement le service sera départementals’identifiera au département.

4 Voir par exemple, Olivier DUCUING, « Réforme : le financement des pompiers en première ligne », La gazettedu Nord-Pas de Calais, 19-21 juin 2000 .5 Comme il est dit dans Grand Lille Standard (18/01/01) : « Tous se renvoient la balle et se tirent dans lespattes... ».

Page 90: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

91

Communautés urbaines et les maires des petites communes rurales (représentées le plus

souvent par l’Association des maires du Nord). La deuxième cible, nettement productrice de

division, est la loi de 1996, elle-même :

Il y aurait dû avoir la prise en compte de cette manifestation qui a mal tourné pourdéboucher vers un plan de financement du SDIS tant attendu et je dirais hélas ça adébouché sur une peau de chagrin. Et la grande erreur de cette loi, c’est d’avoirchanté partout que la départementalisation n’allait pas coûter un kopeck. C’est erreur,d’accord ? Parce que il est peut-être vrai que le changement de niveau n’allait pas…c’était pas lui qui engendrait les coûts, mais à un moment donné il fallait bien se direqu’avec la départementalisation, ce que les quelques communes n’ont pas pu ou pasvoulu faire il allait bien falloir dire une bonne fois pour toutes on va rattraper letemps perdu.1

Stigmatiser ainsi la loi, plutôt qu’un adversaire concret, rend plus vivable l’élaboration de

la politique publique de départementalisation. Ce cadre est également mobilisé, de façon sans

doute plus réflexive, par les acteurs pour justifier leur comportement et favoriser

l’acceptabilité sociale des politiques publiques menées2. Ainsi, après la manifestation du 25

janvier 2001, Noël DEJONGHE, sentant sa posture précaire, réalise le grand écart entre la

reconnaissance du cadre des sapeurs-pompiers et l’imposition de celui de l’institution, visant

la loi de 19963. Au total, quelques grandes caractéristiques définissent le cadre des acteurs

institutionnels : prédominance d’une vision financière de la question, liée à un jeu de

leadership politique (qui va payer ?), et mise en cause de la loi (plutôt que de ses modalités

d’application particulières dans le Nord).

Les cadres médiatiques : les intérêts du lecteur

Dans le cas du journalisme, étudier les cadres préréflexifs, plutôt que la production écrite,

a un avantage indéniable : éviter l’analyse paranoïaque du contenu journalistique4 qui tente de

démasquer approximations, erreurs, mensonges et autre malhonnêtetés intellectuelles du

1 Entretien avec un haut responsable des sapeurs-pompiers lié au SDIS et à l’Union départementale des sapeurs-pompiers du Nord.2 Patrick HASSENTEUFEL et Andy SMITH, art. cit., p.69. : « L’acceptabilité politique d’une politique publiquedépend aussi de ses fondements cognitifs, autrement dit de sa capacité à offrir une grille de lecture simple duproblème à traiter. »3 Il est cité dans la Voix du Nord du 26 janvier 2001 (« Un drame et une enquête qui cachent le fond ») : « Je l’aitoujours dit... De toute évidence, le SDIS demande un investissement qui est à chiffrer et de l’argent frais de tousceux qui participent à son fonctionnement, et ce, tant que la loi actuelle n’est pas changée... ».4 Pour un cas limite de cette posture, voir le passage d’Arnaud MERCIER, « Mobilisation collective et limites dela médiatisation comme ressource », art. cit., pp. 254-256.

Page 91: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

92

journaliste, c'est-à-dire les écarts entre la production journalistique et ce que pense le

chercheur de la question abordée. Ce qui nous intéresse ici n’est donc pas la façon dont les

journalistes rendent compte d’un problème public, mais la façon dont ils le perçoivent, en tant

que journalistes. Le premier critère à prendre en compte pour comprendre la façon dont les

journalistes comprennent la situation est l’intérêt du lecteur :

Et là concrètement, sur les pompiers c’est quoi ? Qu’est-ce qui peut êtreconsidéré comme le plus important ?Et ben c’est les résultats pour les gens, le concret sur le terrain... euh comment lesgens... savoir si on va ouvrir un centre de secours ou si on va fermer un centre desecours, si les gens sont en sous effectifs dans les engins, si... Etc., quoi. C’est leconcret, c’est ce qui intéresse les gens, c’est ce qui ressort sur le citoyen, parcequ’une fois encore le but c’est pas les intérêts des uns et des autres, hein.1

Pour le dire vite, la situation n’intéresse le journaliste qu’en ce qu’elle concerne (selon

lui) le lecteur. En ce sens, l’anticipation de l’intérêt du lecteur est constitutif de la

newsworthyness, puisqu’il est un critère plus ou moins conscient de choix journalistique.

Seulement l’intérêt du lecteur n’est pas une catégorie journalistique homogène, loin s’en faut.

Et derrière cette pétition de principe se trouvent des cadres très contradictoires. Ainsi, pour les

journalistes de faits divers, qui ont couvert les mobilisations de sapeurs-pompiers, dont ils sont

proches, l’intérêt des lecteurs, assimilé à celui de la population (par un mécanisme de

« ventriloquie usurpatrice » de l’opinion), est sa sécurité. Défendre les lecteurs revient donc à

défendre les sapeurs-pompiers, pour lesquels les premiers ont d’ailleurs une très forte

sympathie :

Ben moi j’ai toujours pris le parti de dire : « mon boulot de journaliste, c’est de voirl’intérêt de la population. » Moi l’intérêt se sont mes lecteurs, c’est pas les hommespolitiques, c’est pas... Donc moi j’ai toujours vu l’intérêt, j’ai toujours pris plutôt lecôté sapeurs-pompiers parce que toutes les... comment dire, je cherche le terme,toutes les enquêtes d’opinion prouvent que le sapeur-pompier est toujours quelqu’unde très bien vu sur le plan national. Euh la côte d’amour est très forte. Beaucoup plusd’ailleurs que celles des hommes politiques, quand on voit le taux de participationaux élections. Donc moi j’ai toujours pris le parti de dire, ben le sapeur-pompier,c’est lui qui monte dans les véhicules pour aller éteindre les incendies, pour allerramasser les blessés, pour aller soigner les blessés sur le bord de la route, donc moij’ai toujours pris la défense de ces gens-là, dans l’intérêt justement de la population.2

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1).2 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1).

Page 92: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

93

Même si ce partage partiel des cadres doit sans doute beaucoup à une forme de

socialisation produite par la fréquentation d’un milieu (celui des sapeurs-pompiers) par une

certaine catégorie de journalistes (ceux de fait divers), et fonctionne donc largement de façon

inconsciente, apparaissant de façon invisible dans les pratiques, il est réducteur de ne

considérer que ce « rapport pratique à la pratique ». Celui-ci se double en effet d’un rapport

réflexif à la pratique : les journalistes de faits divers, tout au moins à Nord-Eclair1, ont vécu

sur le mode du parti pris éditorial, et donc volontaire, la reprise des cadres des sapeurs-

pompiers2. Mais cette réflexivité est ambivalente : les journalistes pensant finalement avoir

une assez large liberté éditoriale – dans le mesure où il n’y a pas de cadre fixé explicitement

par la direction du journal – sont soumis à des mécanismes de censure passant donc par des

phénomènes plus implicites (façons de travailler incontournables, habitus journalistique...). Il

ne s’agit pas d’une censure explicite et volontaire telle que doit l’entendre un défenseur de la

liberté de la presse. Le censure désigne ici le fait que tous les discours ne sont pas absolument

possibles : l’insertion du locuteur (en l’occurrence le journaliste) dans une réalité sociale

1 La différence de taille et donc d’organisation entre les deux entreprises de presse que sont Nord-Eclair et laVoix du Nord fait que sans doute il est plus facile pour un journaliste très proche des sapeurs-pompiers de fairepartager son point de vue (perçu comme favorable aux sapeurs-pompiers) sur la départementalisation à sescollègues, malgré une position hiérarchique très défavorable (journaliste de faits divers, photographe qui plusest...). Sans doute le même journaliste aurait-il été moins écouté dans une structure plus grande et dontl’organisation hiérarchique est plus stricte.2 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).

C’est vrai que sur la départementalisation, on a eu un parti pris, à Nord-Eclair, entout cas, qui était contre. Enfin, on était pour sur le principe, que ce soit [journalisteNord-Eclair n°1], [troisième journaliste], qui a bossé aussi ou moi-même, on étaitpour sur le principe d’une égalité départementale par ce qu’il n’y a pas de raison parexemple qu’un mec qui se blesse à Tarzuille les Alouettes... il ait droit aux pompiersune demi-heure après s’être blessé tandis qu’à Lille il en a pour 5 minutes. Çaévidemment on est pour. Mais le problème de la départementalisation, en tout castelle qu’elle s’est faite dans le Nord, c’est qu’on a déshabillé carrément lescommunautés urbaines qui étaient super bien achalandées pour tout ce qui estmatériel pour... pour, comment dire, pour habiller ceux qui n’avaient jamais payéd’impôts en gros. C’est-à-dire que les gens de la communauté urbaine avaient...Donc nous on était quand même sur ce plan là, sur ce mode de financement de ladépartementalisation. Donc à mon avis on a pesé quand même, oui on a pesécarrément pour une départementalisation plus pour les pompiers. On a pesé plus pourles pompiers aussi parce que y a [journaliste Nord-Eclair n°1] qui bosse chez nous etqui est lui même pompier à l’origine. Donc forcément il avait déjà... Lui il avait déjàsorti une page avant la départementalisation. Une page complète où il développaittous les arguments...

Page 93: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

94

oriente ses façons de s’exprimer. Par exemple, la proximité des journalistes de faits divers

avec les sapeurs-pompiers induit un certain partage des cadres1.

1 Ainsi, on retrouve chez les journalistes de faits divers, la même dénonciation du recrutement de personneladministratif que chez les sapeurs-pompiers, au nom de la légitimité du terrain. Entretien avec un journaliste defaits divers (Nord-Eclair – n°2) :

Euh donc c’est vrai que c’est pas facile mais enfin y a des choix, ça c’est mon avis, ya des choix financiers qui ont été faits par le SDIS du Nord qui s’imposaient pasforcément quoi. C’est pas la peine d’avoir un siège aussi...Ouais ?Ouais, ouais... donc il y a beaucoup d’administration pour peu de fonctionnementquoi, on va dire. Parce que... Je m’exprime très mal... j’ai l’impression que le SDIS,y a trop d’administration, trop d’administratif par rapport au concret du terrain, quoifinalement. Ce pour quoi on paie les pompiers finalement, quoi, c’est pour qu’ilséteignent le feu, c’est pas pour qu’ils remplissent des paperasses. Enfin, bon lespaperasses faisant partie de notre monde... Je veux dire on peut pas, c’est difficile depas être caricatural quand on parle de ça... Voilà.

De même, on retrouve très prégnants chez les journalistes de faits divers les schèmes d’imputation deresponsabilités familiers aux sapeurs-pompiers. Chez ce journaliste, comme chez les pompiers, les responsabilitéssont imputées aux mêmes personnes et aux mêmes entités : le SDIS, la hiérarchie, les élus, les « bureaux »...Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1) :

Euh... oui donc de tout ça, j’imagine que vous gardé des contacts qui peuventvous servir après pour travailler.Tout à fait. Oui tout à fait. Et alors ceci est peut-être une parenthèse mais justementquand il y a eu la mise en place de ce service départemental – et c’est là où on peutavoir une certaine critique de ce qui s’est fait et de ce qui continue à se faire – c’estqu’au lieu d’avoir pris l’expérience des gens qui avaient déjà réalisé une opération unpeu similaire, euh... on a eu tendance un peu au contraire, au départ à les éloigner. Adire ben au niveau du département, il y avait c’est vrai une certaine friction, qui étaitpeut-être due plus, au départ, à des problèmes de personnes mais entre les gens ducorps communautaire des sapeurs-pompiers de Lille et le SDIS qui était à l’époqueun peu je vais pas dire insignifiant mais presque. Et donc le fait de cette loi de 96 quia dit, qui a donné au SDIS des pouvoirs beaucoup plus importants. Avant même lamise en place du Conseil d’administration c’est devenu quelque chose de très tenduparce qu’on n’a pas voulu prendre l’avis des officiers en place, on a dit « nous, ondevient... on est là pour mettre en place, pour créer LE service départemental », entreguillemets, ce sera le plus grand service départemental de France puisque le Nord estle plus grand département de France et voilà quoi. Donc il y a eu certaines, selon moihein, ça a été confirmé par des gens qui l’ont vécu de l’intérieur – non pas du côté duSDIS, et encore, mais plus disons les gens côté communauté urbaine quoi.Quels étaient justement les gros clivages ? J’imagine qu’il y avait des clivagesdurant les négociations...Ben le problème c’est qu’on voulait pas écouter les gens, on disait : « nous on est là,on est les chefs, on est le service département, vous vous ferez ce qu’on vous dira defaire quoi ». Alors que dans le... comment dire, le service départemental d’incendiedu Nord la communauté urbaine de Lille, qui est Lille Métropole communautéurbaine comme ça s’appelle maintenant, est quand même le service le plus importantque ce soit au niveau financement ou que ce soit au niveau, comment dire, étatd’avancement du service euh... effectifs, matériels, etc. hein puisque, il faut lerappeler, c’était le service pratiquement le plus important de France. Qui avait su secréer au cours des vingt-cinq ans mais – même plus de vingt-cinq ans d’ailleurs –mais disons se mettre en place progressivement et en prenant compte de gens sur leterrain. Ce qui n’était pas le cas là. Ça s’est décidé, ça s’est fait dans des bureaux.Encore maintenant, la dernière... comment dire, réorganisation qui est en cours

Page 94: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

95

Le cadrage (préréflexif) n’est pas du tout le même que celui développé par les journalistes

politiques, d’autant que celui que nous avons pu rencontrer travaille à la Voix du Nord, alors

que les journalistes de fait divers que nous avons interrogés travaillent à Nord-Eclair1. Par

exemple, le cadre comptable (c'est-à-dire opposé au recrutement de sapeurs-pompiers en

raison des contraintes budgétaires) est beaucoup plus prégnant et semble montrer une certaine

proximité intellectuelle avec l’impératif de gestion de l’institution2. L’intérêt du lecteur est

toujours constitutif du cadre de perception journalistique, mais le lecteur est ici contribuable,

plutôt qu’usager des SIS. Significatif de la prégnance de ce cadre "comptable" est le succès

de la formule journalistique : « la sécurité n’a pas de prix, mais elle a un coût ». On la retrouve

quatre fois (sur huit articles écrits entre le 15 février 1997 et le 27 janvier 2001) sous la plume

de notre journaliste3. Significatif aussi ce troublant courage de rompre, quand il le faut, avec

les canons de l’objectivité :

actuellement se fait dans les bureaux et non pas en fonction des gens sur le terrainquoi. (...)Moi c’est le gros reproche que je fais, à titre personnel. Je l’ai déjà fait mais là, je lefais je n’engage que moi en disant ça que malheureusement, on a fait un servicetechnique géré par des politiques. Les pompiers sont un service technique. Ce sontdes gens à qui on demande une compétence professionnelle, une permanence 24heures sur 24, 7 jours sur 7, et une efficacité ; et puis bon ce système-là on veut legérer par des politiques. Euh alors, les politiques, avec leurs qualités et leurs défauts,hein, ils ont leurs qualités, ils ont leur raison d’être, ben n’ont pas au départ,n’avaient pas au départ et n’ont pas pour beaucoup la compétence, la connaissancedes moyens techniques hein, et de la réalité sapeur-pompier. C’est comme si ondemandait à des politiques de diriger une armée ou à des services de police. Bon, ilspeuvent donner des grandes directives en disant : « on veut arriver à tel objectif »mais n’ont pas les trucs techniques. Or là, c’est ça. Tous les... toutes les réformessont votées par les politiques, et notamment le président.

1 Sans doute les deux variables suggérées ici (la spécialisation du journaliste mais aussi l’appartenance à deuxentreprises de presse bien différentes, en raison de leurs moyens économiques notamment) sont déterminantespour expliquer les différences de cadrage.2 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord) :

On ne pouvait pas mettre un pompier derrière chaque tronc d’arbre pour garantir,tiens... le principe de précaution si on le pousse à l’extrême, ça devient de la folie.Bon mais, il fallait arbitrer. Toute la difficulté c’était : où on arbitre ? Parce que sivous demandez aux gens : « Est-ce que vous voulez que l’ambulance déboule dansles trois minutes ? » Tout le monde va dire « Oui ». Quand on leur présente le coûtde la mesure...

3 Il faut préciser les conditions de production de cette formule : le journaliste ne l’emploie en moyenne qu’unefois par an alors que l’effet de focalisation du travail de dépouillement de la revue de presse attire l’attention surcette récurrence. Cette formule est avant tout une facilité d’écriture – servant à entamer ou à conclure les articles– même si elle dénote les représentations et les schèmes de perception avec lesquelles le journaliste saisit etprésente la départementalisation.

Page 95: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

96

On donne les deux [points de vue] déjà, et puis après on donne les résultats de lanégociation. Ça interdit pas, ça interdit pas les jugements de valeur. Ça interdit pasde dire : « si ça vaut cent millions, c’est tant de points d’impôts en plus, c’est sur lafeuille du contribuable. »1

Notre propos ici n’est pas de railler ou de stigmatiser cette prise de position. Il est bien

plus intéressant de comprendre comment les cadres orientent la perception que le journaliste

se fait de la réalité. Ce sont non seulement les façons légitimes de voir le problème, mais aussi

les dissidences qui sont définies par les cadres dominants. Au-delà de la formule, c’est une

certaine proximité intellectuelle, qui n’est pas sans lien avec la proximité professionnelle du

journaliste avec ses sources (les élus), que l’on retrouve dans la façon de voir le travail des

sapeurs-pompiers :

Parole d’élu au Conseil général et au Conseil d’administration du SDIS :

Aujourd’hui, il est clair que l’image de marque du sapeur-pompier dans la populationest extraordinaire. Y’a eu les événements new-yorkais, y’a… Et puis y’a une auraautour de ça, c’est les soldats du feu et bon… Si les gens savaient combien ils sontpayés et combien de temps ils travaillent, ils auraient peut-être pas tout à fait lamême approche. Bon, je dis ça off parce que alors je fais péter la baraque. (…) Maisje veux dire euh y’a une image d’Epinal du sapeur pompier qui ne correspond pasforcément à la réalité. Moi maintenant, je les fréquente bien depuis un certainnombre d’années - j’étais d’ailleurs membre du jury du concours de sapeurspompiers 2ème classe donc je vois bien comment ça fonctionne –, vous avez des gensquand même de grande qualité là-dedans aussi hein bon. Mais c’est comme touteprofession hein, vous avez le mec conscient sérieux. Et puis vous avez le farfelu ;y’en a qu’on pas grand chose dans le ciboulot quand même, non mais je veux direbonOuais, ouaisC’est inhérent à tout ça… Bon, mais ça c’est un peu une aparté parce que quelquefois quand j’entends des choses, je remets un petit peu en place quand même parceque bon, c’est pas toujours… Parce que quand on lit 24h de garde, ouais mais 24h degarde, y’a des fois où y’a des grosses interventions, mais y’a des fois où y’a rien heinOuais…Alors qu’est-ce qu’il fait le gars pendant ces 24h ? Il fait un peu de sport, il tape unpeu le carton, il va jouer au billard bah… Bon, c’est tout, il va dormir, bon. C’est vraique quand on a eu l’incendie, je crois qu’on a eu l’incendie de Roncq l’annéedernière, bon ben là c’est pas la joie hein. Quand ils ont fini, on peut les ramasser à lapetite cuillère. Donc c’est très, très difficile de parler des sapeurs pompiers parce quec’est un métier qui est, par définition qui est imprévisible. 2

Parole de journaliste politique, familier des couloirs du Conseil général :

Hein, on disait, c’est vrai, ils font des gardes de 24 heures mais sur leurs 24 heures,ils dorment, ils regardent la télé, ils jouent au bowling...On va pas allumer des

1 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).2 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS.

Page 96: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

97

incendies pour le plaisir de les faire sortir. Donc la notion de temps de travail, c’estpas comme le type qui est à la chaîne à sa machine quoi. Et puis ça dépend : êtrepompiers à Lille ou à Roubaix, c’est vrai que c’est usant, être pompier à Avesnes ouà Steenvord... Donc bon tout n’est pas comparable, quoi.1

Un dernier exemple, sans doute le plus facilement généralisable hors du contexte de la

départementalisation, de cette influence des sources sur les journalistes politiques est la

représentation de l’action collective comme modalité marginale et bien souvent peu légitime

de participation politique.

Le troisième aspect, c’était un volet social, c’est-à-dire que on a assisté à une sorte defronde des pompiers marquée par des manifestations plus ou moins spectaculaires etdramatiques. Et le temps fort étant la fameuse manif ou les pompiers ont aspergé demousse les CRS et les gendarmes mobiles, je ne sais plus, et où un pompier de LaBassée a rejeté une grenade et a eu la main arrachée. Ça a donné une dimensionémotionnelle et même irrationnelle au dossier, hein.2

En toute bonne fois, ce journaliste voit les mobilisations comme une forme irrationnelle

donc illégitime de participation politique3. Ce constat ne doit pas servir à dresser une

cartographie des bons journalistes et des mauvais, que l’on retienne pour cela des critères

proprement idéologiques4 ou même scientifiques5. Il montre simplement que le regard que

porte un journaliste sur un problème public, c'est-à-dire sa façon de cadrer ce problème, n’est

pas indépendant des rapports qu’il entretient avec certains acteurs de ce problème. Le constat

est donc double : les cadres de perception (c'est-à-dire les cadres préréflexifs) du journaliste

sont partiellement produits par les acteurs de la politique publique et cette influence des

1 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).2 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).3 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord) :

Moi j’avais pas couvert la fameuse manif qui a mal tourné, mais... et d’une est-ce quec’était très intelligent d’asperger de mousse les CRS ? Voilà, poser la question... Etde deux, est-ce que c’est normal que les pompiers déambulent avec des grandeséchelles et des fourgons en ville qui est quand même du matériel qui est... censéservir en cas de coup dur dans les casernes quoi ? C’est un peu l’histoire des routiersqui bloquent avec leur outil de travail, quoi. On peut quand même montrer du doigtdes comportements qui posent question.

4 Serait ainsi considéré comme bon le journaliste dont le discours conviendrait aux convictions politiques duchercheur.5 Les meilleurs journalistes seraient ceux qui partageraient les précautions élémentaires du travail scientifique :prise en compte de toutes les formes de participation politique (conventionnelles et protestataires, pour reprendreun vocable convenu), refus de jugement de valeur concernant celles-ci...

Page 97: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

98

acteurs de la politique publique sur les journalistes n’est pas homogène, mais correspond aux

relations habituelles d’un journaliste à sa source.

2.1.3. La production des cadres de perception des journalistes : un jeu d’influences

La reproduction des cadres de perception est due à leur circulation dans le jeu qui unit

journalistes et acteurs de la politique publique.

Une influence inattendue

L’influence, en terme de cadrage, c'est-à-dire d’imposition des cadres subjectifs et

préréflexifs de perception des problèmes publics, s’exerce (de façon non déterministe) dans un

sens inattendu : de l’acteur de la politique publique vers le journaliste. Inattendue, cette

influence l’est dans la mesure où elle contredit la prénotion assez communément répandue de

l’influence des médias sur la formulation des problèmes publics. Ce ne sont pas les médias qui

déterminent les termes du débat public, mais les protagonistes de ce débat qui influencent

(partiellement) le schèmes avec lesquels les journalistes comprennent ce débat. La conformité

des cadres journalistiques à ceux des acteurs, pour ne pas dire le conformisme, paraissent alors

littéralement normaux – c'est-à-dire dans la norme – aux acteurs de la politique publique :

Quel regard vous portez sur la façon dont les médias ont couvert ça, est-ce quec’était de bonne qualité ou…Si non mais moi je trouve bon, enfin ils ont bien couvert, ils ont… ils ont mis, jepense à [journaliste de faits divers, Nord-Eclair – n°1], il a mis, il a bien mis en avantles risques de cette départementalisation hein.1

Pour cet acteur de la politique publique de départementalisation, un bon traitement

médiatique consiste à user d’un cadre de perception proche du sien. Tout se passe donc

comme si la norme de l’activité journalistique est d’absorber les schèmes de perception que

développent les acteurs d’une politique publique pour prendre part à celle-ci. Comme le

soulignent Yves MENY et Jean-Claude THOENIG, la perception que les personnes – et les

journalistes ne dérogent pas à la règle – ont des politiques publiques est socialement produite,

et non la manifestation d’une rationalité coupée de la réalité sociale :

1 Entretien avec un haut responsable des sapeurs-pompiers lié au SDIS et à l’Union départementale des sapeurs-pompiers du Nord.

Page 98: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

99

« L’évaluation spontanée que les individus et les groupes expriment à l’égard del’action publique est de nature culturelle. Les faits extérieurs sont filtrés par descadres cognitifs dont les gens sont les porteurs. Il y a peu de place pourl’apprentissage. En d’autres termes, les gens jugent avant de regarder les faits. S’ilsse confrontent à des faits, ils auront tendance à sélectionner ceux qui leurconviennent. Et si des faits extérieurs remettent en cause les préjugés, les genschercheront plutôt à les écarter, ou à les tordre dans leur sens subjectif. Bref,l’information n’est pas la variable essentielle pour la formation des jugements. »1

La production du regard des journalistes sur les politiques publiques est ancrée dans le

contexte social de leur activité professionnelle, c'est-à-dire, en l’occurrence, leur rapport aux

acteurs de la politique publique qui sont leurs sources d’information.

Positions, visions et prises de position dans le champ journalistique

Mais constater ce primat cognitif des acteurs des politiques publiques sur les médias ne

suffit pas. Les cadres cognitifs des journalistes ne sont pas homogènes, et décrire une

influence massive des acteurs publics sur les journalistes serait réducteur. Il faut en effet tenir

compte de la division du travail journalistique (journalisme politique, journalisme de faits

divers...) et donc des différentes positions dans le champ journalistique. Selon, entre autres

critères, leur appartenance à tel ou tel titre de presse, leur spécialité et leur ancienneté dans le

métier, les journalistes sont plus ou moins proches du camp de l’institution ou de celui de la

mobilisation et entretiennent des rapports plus ou moins profondément ancrés avec certaines

sources d’information. Les phénomènes d’influence de cadrage est donc nettement dépendante

de la position du journaliste dans le champ journalistique, mais aussi de celle des

acteurs/sources dans leur champ. Dans le champ de l’information, les journalistes ne sont pas à

égale distance de tous les acteurs de la politique publique si bien que les rapports entre les

journalistes et les acteurs varient en fonction des positions respectives de ceux-ci. Ce

journaliste de faits divers ne dit pas autre chose, lorsqu’il explique qu’il se sent plus proche

des sapeurs-pompiers que du président ou du directeur du SDIS, le colonel MOUREAU :

Les relations avec les pompiers sur le terrain, qui soient les sapeurs, les sous-officiers, les officiers ou même les officiers supérieurs pour leur grande majoritésont des gens qui sont pratiquement des copains, sont des gens que je tutoie, qui metutoient, que j’appellent par leur prénom, qui m’appellent par mon prénom parce queje les connais depuis longtemps. Alors qu’avec DEJONGHE et MOUREAU, c’est

1 Yves MENY et Jean-Claude THOENIG, Politiques publiques, op. cit., p. 302

Page 99: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

100

M. le Président, M. le Directeur. Ils tiennent à rester à leur place et, euh... à la limite,moi, je les prends pour ce qu’ils sont, quoi, à leur place.1

Ces rapports différentiels des journalistes aux sources d’information selon les positions de

celles-ci et de ceux-là sont porteurs de jeux d’influence cognitive dont l’enjeu est inconscient.

Ce n’est pas pour convaincre intimement leur interlocuteur que journalistes et acteurs de la

politique publique travaillent ensemble. Pourtant, l’influence cognitive des seconds sur les

premiers est inhérente à la pratique quotidienne de l’activité journalistique. En d’autres termes,

positions dans le champ social et visions des problèmes publics sont liés. Dans une large

mesure, la façon dont les journalistes perçoivent une réalité sociale est déterminée par leur

position dans le champ journalistique et par celle de leur source d’information dans leur

champ social. Ainsi, le regard différent, pour ne pas dire antagonique, qu’un journaliste de fait

divers et un journaliste politique portent sur le président du SDIS semble liée aux positions

différentielles de ces journalistes dans le champ journalistique et aux rapports spécifiques que

chacun entretient avec lui2 :

Noël DEJONGHE, il est ce qu’il est ; c’est un homme politique, avec ses qualités etses défauts qui au départ n’y connaissait rien du tout du milieu sapeur-pompier. Bonil connaît maintenant un peu parce qu’il y est dedans depuis maintenant quelquesannées.3

Et puis sur les questions techniques, DEJONGHE, le président du SDIS, qui estquelqu’un qui communique assez facilement, hein, qui est assez disponible, bon.4

Ces différences de façons de voir interdisent de parler des journalistes. Le champ

journalistique n’est pas homogène, même si la lecture des articles peut donner l’impression

inverse – mais il ne faut pas confondre le cadre global (objectif) de chaque journal5 avec le

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1).2 Le rapport entre un journaliste et sa source n’est pas réductible à leurs rencontres, aux confrontations directes,c'est-à-dire aux rapports de face à face. Il est également construit par les rapports du journaliste avec d’autressources d’information. Par exemple, ce qu’un journaliste de faits divers peut apprendre du président du SDIS,non en dialoguant avec celui-ci, mais en discutant avec les sapeurs-pompiers contribue à façonner l’image qu’il ade lui et à régler les relations entre eux.3 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1).4 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).5 Les cadres globaux des journaux (ou, si l’on préfère, leurs lignes éditoriales pratiques, c'est-à-dire telles qu’ellesapparaissent au fil des articles, jour après jour, et non tels qu’ils sont consignés dans quelques textes fondateursou dans l’exégèse des éditoriaux du journal) paraissent au final assez proches les uns des autres, toujours en

Page 100: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

101

cadre de chaque journaliste, le journal étant lui-même un espace social, une portion du champ

journalistique, un lieu de lutte et d’enjeux propres. Le champ journalistique est une

constellation de positions, à la fois objectives et subjectives, définies relationnellement de

façon interne et externe. C’est pourquoi Erik NEVEU vante les mérites d’une analyse du

journalisme en terme de champ :

« Le recours à la notion de champ peut être l’outil d’une pensée doublementrelationnelle. Il invite à penser l’espace du journalisme comme un univers structurépar des oppositions à la fois objectives et subjectives, à percevoir chaque titre etchaque journaliste dans le réseau des stratégies, des solidarités et des luttes qui lelient à d’autres membres du champ. Il appelle à penser le champ journalistique danssa relation à d’autres espaces sociaux. »1

Si les positions objectives dans le champ sont définies par des critères objectifs (position

hiérarchique dans une rédaction, appartenance à un journal plus ou moins bien placé dans le

champ...), ces critères ne prennent tout leur sens qu’au travers de mises en relation : les effets

de position induits par l’inscription du journaliste dans la hiérarchie du journal ne se

manifestent que dans les rapports que le journaliste entretient avec d’autres agents, notamment

ses confrères. C’est parce qu’un supérieur lui donne des ordres ou qu’un stagiaire lui obéit que

le journaliste met en pratique sa position dans le champ. En ce sens, les positions du

journaliste dans le champ journalistique sont tout autant subjectives. Elles sont définies aussi

par les relations d’un journaliste avec d’autres agents du champ journalistique mais aussi avec

les agents d’autres champs connexes. Le cas de la départementalisation des SIS dans le Nord

montre bien que les journalistes entretiennent des relations avec des agents du champ

politique, celles-ci étant notamment produites par le jeu des prises de position2. Par une prise

de position, les journalistes donnent à voir leur position dans le champ journalistique, et l’état

raison de façons de faire journalistiques. Les mécanismes d’objectivation (i.e. : l’écriture journalistique, c'est-à-dire le passage de cadre de perceptions subjectifs à des articles donnant à voir des angles objectifs) et deglobalisation (i.e. : la juxtaposition dans chaque édition des articles de tous les journalistes, quelle que soit leurposition dans l’espace social de la rédaction : spécialité journalistique, niveau hiérarchique...) expliquent qu’àpartir de cadres de perceptions subjectifs divergents des cadres objectifs globaux puissent être produits.1 Erik NEVEU, Sociologie du journalisme, op. cit., pp. 34-35. Pour les grands traits d’une analyse du journalismeen termes de champ, voir la partie « Le champ journalistique », pp. 34-42.2 Pierre BOURDIEU, « La représentation politique », Langage et pouvoir symbolique, op. cit., p. 220. : « Uneprise de position, le mot le dit à merveille, est un acte qui ne prend son sens que relationnellement, dans et par ladifférence, l’écart distinctif. »

Page 101: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

102

de leur rapports avec des agents d’autres champs, tout en même temps qu’ils laissent voir leurs

visions, leur façon de voir (c'est-à-dire de cadrer) le problème public.

Les prises de position journalistiques, si elles sont présentes dans le journal, donc

objectivement formulées, ne sont pas pour autant visibles au profane, comme en attestent les

deux exemples suivants :

Et une fois qu’on a choisi euh, on va dire un point de vue sur la question...Ouais, on va dire ça comme ça, ouais... on a choisi son camp......euh, comment ça passe dans les papiers ? ça se ressent ? comment est-ce qu’onpeut faire passer...Oui ça se ressent... Comment on peut le faire passer ? sur une chute. Sur la chuted’un papier où on expose les arguments des deux parties et à la fin on sort une blaguecontre l’un ou l’autre. C’est clair. Oui, y a plein de techniques pour ça.Ouais.Je vais pas les exposer, c’est pas le lieu là.Mais ces techniques...Ça c’est des techniques journalistiques qu’on utilise aussi en politique politicienne.Euh.... voilà.Et ça c’est des trucs que seul un journaliste peut voir ou...Non, ben non, parce que. Je sais pas... c’est comment dire. C’est de trucs genre« Marine Le Pen, la fille de l’autre. » Là tu sens tout de suite que le journalisten’aime pas Marine ni Jean-Marie. Ben voilà, c’est des trucs comme ça. Non j’ai pasde souvenir de chute particulièrement spectaculaire sur le problème de ladépartementalisation.1

Pour rendre compte des craintes des sapeurs-pompiers de la Communauté urbaine de Lille

de faire les frais des mises à niveau imposées par la départementalisation, une formule a

beaucoup circulé dans la presse2 : « déshabiller Pierre pour habiller Paul ». Mais pour un

journaliste de Nord-Eclair, proche des sapeurs-pompiers, elle est devenue : « déshabiller

Pierre pour habiller Jacques » :

Parce que c’était ça, là, le truc, c’était déshabiller Pierre pour habiller Jacques. Bon,en réalité, c’était quand même des petits clins d’æils : parce que Pierre c’est doncbien Pierre MAUROY, président de la Communauté urbaine... pour habiller Jacques,Jacques MOUREAU qui était le directeur départemental et qui y est toujours, pourredonner au département voilà. [sourires] C’est sûr que le citoyen tout venant qui litça, il prend une expression comme ça. Bon, il y avait des petits clins d’æil et dansd’autres parties du papier, il y avait des choses...1

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).2 On la retrouve dans Nord-Eclair du 04/03/95 (deux fois), du 28/03/96 et 20/03/96 (dans une citation de JacquesREMORY, le conseiller communautaire chargé du corps de sapeurs-pompiers), ainsi que dans la Voix du Nord du30/06/95.

Page 102: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

103

Ces prises de position journalistiques explicites – et notamment les imputations de

responsabilités qu’elles véhiculent – paraissent bien faibles à côté de la puissance de la des

cadres. Le lecteur est sans doute beaucoup plus influencé par le cadre de l’article que par sa

chute. Ces prises de position stylistiques (plutôt que cognitives) sont d’autant plus inopérantes

et contre-productives que, donnant au journaliste l’illusion d’avoir opéré une prise de position

significative2, elles détournent son attention des effets sans doute beaucoup plus massifs de la

reproduction des cadres légitimes dans la quasi-totalité de son article. En fait, une telle prise

de position n’est significative que pour les personnes capables de les interpréter comme telles,

c'est-à-dire à la fois les confrères et les acteurs de la politique publique. Les prises de position

paraissent participer d’un jeu visible par les seuls initiés : il faut en effet connaître et maîtriser

la règle du jeu pour juger des écarts que sont ces prises de position. Ce faisant, les journalistes

participent d’une complicité implicite avec les acteurs de la politique publique qui assure

l’intérêt même du jeu qu’il jouent ensemble et la façon de le jouer :

« Il n’est rien qui ne soit plus absolument exigé par le jeu politique que cetteadhésion fondamentale au jeu lui-même, illusio, involvement, commitment,investissement dans le jeu qui est le produit du jeu en même temps qu’il est lacondition du fonctionnement du jeu : sous peine de s’exclure du jeu et des profits quis’y acquièrent, qu’il s’agisse du simple plaisir de jouer, ou de tous les avantagesmatériels et symboliques associés à la possession d’un capital symbolique, tous ceuxqui ont le privilège d’investir dans le jeu (au lieu d’être réduits à l’indifférence et àl’apathie de l’apolitisme) acceptent le contrat tacite qui est impliqué dans le fait departiciper au jeu, de le reconnaître par là même comme valant la peine d’être joué, etqui les unit à tous les autres participants par une sorte de collusion originaire, bienplus puissante que toutes les ententes ouvertes ou secrètes. »3

Le paradoxe n’est qu’apparent du journaliste qui, voulant s’opposer à la façon dont les

élus gèrent un problème public, légitime, en le tenant pour indiscutable, le fait que ces élus

gèrent ce problème public, qu’ils le gèrent en fonction des savoir-faire spécifiques des élus...

Voulant remettre en cause le déroulement d’une politique publique, le journaliste contribue en

fait, involontairement, à sa légitimation. Si ces prises de position contribuent à donner une

identité aux yeux des autres acteurs (membres du champ journalistique, ou des mondes de

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1).2 Une telle prise de position peut être significative... dans la limite du champ politique où précisément cette luttepour les positions est constitutive du jeu qui met aux prises les acteurs. (cf. P. BOURDIEU : « Lareprésentation », art. cit.)3 Pierre BOURDIEU, « La représentation politique », art. cit., p. 221.

Page 103: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

104

l’institution ou de la mobilisation), et donc à définir sa place dans le champ journalistique, et

dans l’arène construite autour de la politique publique, il ne faut pas les tenir pour la mise en

æuvre de stratégies explicites. Elles sont avant tout la manifestation, la forme objectivée de la

vision que les journalistes se font du problème public, la production de cette vision étant elle-

même, comme nous l’avons vu, liée à la position du journaliste dans le champ journalistique et

à ses rapports avec les acteurs de la politique publique situés dans d’autres champs. Les cadres

de perception (la vision) sont produits par la position et produisent les prises de position. Mais

avec l’analyse des prises de position, nous sommes déjà dans l’analyse des cadres objectivés.

Il s’avère en effet impossible de séparer cadres subjectifs et cadres objectifs, même si l’on ne

peut réduire les premiers aux seconds, ou les en déduire directement. En effet, si les cadres

objectivés (tels que le journaliste les donne à voir dans ses articles) sont influencés par les

façons de voir du journaliste (c'est-à-dire les cadres subjectifs, préréflexifs), elles-mêmes

influencées par la position du journalistes par rapport aux autres acteurs de la politique

publique, la production de ces cadres objectivés est un phénomène social complexe, lié au

travail journalistique – qui n’est lui-même pas indépendant des rapports entre le journalistes et

les acteurs de la politique publique.

2.2. Une influence faussement paradoxale

L’influence inattendue des cadres préréflexifs des acteurs de la politique publique sur les

journalistes (en fonction de proximités professionnelles) est d’autant moins surprenante,

finalement, qu’elle redouble les effets d’influence qui sont à l’æuvre dans le travail

journalistique qui produit les cadres objectivés, c'est-à-dire les façons de voir les problèmes

publics que l’on trouve dans les articles. C’est pour cette raison que l’analyse des cadres

préréflexifs que nous avons menée peut laisser la place à celle des cadres objectivés (ou

postréflexifs) : les mécanismes d’objectivation des cadres préréflexifs en cadres postréflexifs

fonctionnent, dans le cas du journalisme tout au moins, comme les mécanismes de

reproduction des cadres préréflexifs. Le travail journalistique, qui fait passer des cadres

préréflexifs à des formes objectivées (les articles), se fonde sur des mécanismes sociaux liés à

ceux de la circulation des cadres préréflexifs. Connaître les mécanismes de reproduction dans

les médias des cadres déjà à l’æuvre dans le champ de la décision publique permettra de

Page 104: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

105

mieux cerner les conditions dans lesquelles les médias peuvent contribuer à la diffusion de

cadres critiques, voire subversifs.

2.2.1. Sociologie de la production des cadres journalistiques : la dépendance aux

sources

Les mécanismes d’objectivation des cadres de perception sont spécifiques à chaque

champ, à chaque profession : la transmission des cadres objectifs d’un champ à un autre passe

donc par une transformation du cadre puisqu’il n’y est pas construit avec les mêmes outils,

schèmes et préoccupations. La production des cadres journalistiques objectivés n’est pourtant

pas autonome, sans être non plus influencée de façon directe et mécanique par les sources

d’information. En réalité, le travail journalistique et le travail des sources, qui sont aussi des

acteurs de la politique publique, sont imbriqués1.

La reproduction des cadres objectivés

Comme pour les cadres préréflexifs, les cadres journalistiques objectivés sont largement

influencés par les sources d’information. La production journalistique des cadres est fortement

contrainte par le jeu des acteurs (et de leurs cadres), cette contrainte s’appuyant sur la structure

du champ journalistique et notamment sur les façons de faire dominantes, qui malgré les

efforts et les apparences, ne parviennent pas à assurer l’autonomie du champ journalistique.

C’est ce que constate Philippe JUHEM qui explique que « les journalistes ou même les

rédactions ont une faible capacité à imposer un angle journalistique qui leur serait propre mais

qu’ils sont à l’inverse contraints par la structuration des débats et des commentaires que

provoque l’antagonisme des acteurs politiques et par la définition par ceux-ci de cadres

cognitifs de perception et de jugement préconstitués qui tendent à canaliser les commentaires

1 C’est cette imbrication des pratiques que Jean CHARRON prend en compte en compte en employant la notiond’agenda-building, plutôt que celle d’agenda-setting. Jean CHARRON, « Les médias et les sources », art. cit.,p. 79. :

« Conscients de cette limite du modèle, certains auteurs ont suggéréd’abandonner la notion d’agenda-setting au profit de la notion d’agenda-building,laquelle désigne un processus collectif d’élaboration de l’agenda impliquant unecertaine réciprocité entre les médias, les décideurs et le public. »

Il ne faut toutefois pas se contenter de cette simple notion d’agenda-building pour comprendre la réalité desinfluences cognitives entre les sources et les journalistes car comme le souligne Jean CHARRON, la notion debuilding « ne nous dit rien sur la manière dont les acteurs procèdent à cette construction. » (Ibid.)

Page 105: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

106

qui vont pouvoir être portés. »1 Pour un certain nombre de raisons (des contraintes pesant sur

la production de l’information) que nous détaillerons plus loin, le discours journalistique

dépend de celui des acteurs de la politique publique qu’il couvre dans la mesure où ils sont ses

indispensables sources d’information.

En ce sens, le vocable critiqué (à juste titre) de "source"2 trouve une seconde

justification : les sources sont l’élément originaire, générateur de l’information (ou, tout au

moins des cadres). Sans sources, il n’y aurait pas d’information. Ce constat ne remet pas en

cause l’analyse constructiviste de l’activité journalistique selon laquelle l’information ne

préexiste pas à son écriture par le journaliste. C’est en travaillant que le journaliste crée

l’information, mais le cadre dans lequel se réalise et prend forme cette information dépend très

étroitement de celui de la personne qui est à l’origine, à la source de l’information. Les façons

de voir un problème public sont transmises au journaliste – ou plutôt au journal, dans la

mesure où le journaliste n’est pas obligé d’y souscrire pour les reproduire dans son article –

par les acteurs de la politique publique, que ceux-ci soient sollicités par le journaliste, ou, a

fortiori, qu’ils cherchent à publiciser leur point de vue. « Sur tous les sujets qui sont défendus

par un groupe d’acteurs publics, les journalistes sont contraints de tenir compte du système de

prises de position et d’opposition ainsi défini. »3 Parler de « groupes d’acteurs publics » est

d’ailleurs plus pertinent que de ne prendre en compte que les acteurs politiques, et de façon

encore plus restrictive, les élus. Cette nuance est d’autant plus importante que la politique

publique que nous étudions est un problème local : la structuration du champ politique au

niveau local est telle que les clivages partisans y ont une moindre visibilité. Il ne faut donc pas

négliger de prendre en compte les clivages non du monde de la représentation, mais de

l’espace des acteurs impliqués dans la politique publique de départementalisation des SIS dans

1 Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs des journalistes », art. cit., p. 110. Pourl’auteur, cadres de perception (subjectifs) et cadres de jugements (objectivé, ou tout au moins objectivables) sontétroitement liés. Pour notre part, après avoir vu les jeux d’influence concernant les cadres de perception, il nousreste à préciser les mécanismes de ces jeux d’influence pour les cadres objectivés, sachant que les seconds nesont pas complètement et directement déductibles des premiers.2 Par exemple par Erik NEVEU, Sociologie du journalisme, op. cit., p. 55 : « La métaphore de la sourced’information est grosse de malentendus. Aller à la source suggère un comportement actif pour s’approvisionnerdans une denrée (l’eau ou l’information) naturellement disponible. Ce jeu de connotations s’accorde avec lesimages du journaliste fureteur et enquêteur. Il induit en erreur, non parce que les journalistes seraient dépourvusd’esprit d’initiative et de savoir-faire pour accéder à des informations cachées, mais parce que les sources sontaujourd’hui fondamentalement actives. Si une métaphore aquatique peut avoir du sens, elle est celle dejournalistes submergés d’un déluge d’informations par les sources. »3 Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs des journalistes », art. cit., p. 118.

Page 106: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

107

le Nord. Ainsi, comme l’indique le relevé des sources d’information dans les articles1, il

convient d’accorder une place prépondérante aux sapeurs-pompiers, et, au sein même du

monde de l’institution, de ne pas négliger la division entre les élus des Communautés urbaines

et ceux des petites communes rurales.

Tableau 3. Les sources d'information dans les articles.

sources Nord-Eclair Voix du Nord Totalreprésentants des sapeurs-pompiers 12 18 30officiers 10 2 12"simples" sapeurs-pompiers 6 8 14Me Jacques VERGES 3 3 6représentants + simples sapeurs-pompiers 1 0 1Edouard WALCZAK 2 1 3total mobilisation seule 34 32 66élus 5 3 8président du Conseil général 2 3 5président du SDIS 3 13 16directeur du SDIS (MOUREAU) 0 3 3CUDL (MAUROY + J.REMORY) 6 0 6Joël WILMOTTE (petites communes rurales) 0 1 1président Union des sapeurs-pompiers du Nord 3 2 5police et préfet de police 2 3 5total institution seule 21 28 49représentants sapeurs-pompiers + Conseilgénéral

1 0 1

sapeurs-pompiers + SDIS 5 6 11sapeurs-pompiers + police 1 2 3président Conseil général + élus 1 0 1président SDIS + J. WILMOTTE 2 1 3total mixte 10 9 19total 65 69 134

1 Nous avons ici classé les articles de notre corpus selon les citations en fonction du statut des locuteurs. Quandplusieurs locuteurs, notamment lorsque ceux-ci s’opposent sur tel ou tel enjeu de la départementalisation, nousavons créé des catégories spécifiques. Par exemple, sur les 134 articles ce notre corpus contenant des citations,trente ne contiennent que des citations de représentants des sapeurs-pompiers (il s’agit notamment desyndicalistes, mais aussi de membres d’associations professionnelles comme celle de sapeurs-pompiersvolontaires, SPV59).

Page 107: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

108

Tableau 4. Les sources d'information dans les articles (pourcentages)

sources Nord-Eclair Voix du Nord Totalreprésentants des sapeurs-pompiers 18,5 26,1 22,4officiers 15,4 2,9 9,0"simples" sapeurs-pompiers 9,2 11,6 10,4Me Jacques VERGES 4,6 4,3 4,5représentants + simples sapeurs-pompiers 1,5 0,0 0,7Edouard WALCZAK 3,1 1,4 2,2total mobilisation seule 52,3 46,4 49,3élus 7,7 4,3 6,0président du Conseil général 3,1 4,3 3,7président du SDIS 4,6 18,8 11,9directeur du SDIS (MOUREAU) 0,0 4,3 2,2CUDL (MAUROY + J.REMORY) 9,2 0,0 4,5Joël WILMOTTE (petites communes rurales) 0,0 1,4 0,7président Union des sapeurs-pompiers du Nord 4,6 2,9 3,7police et préfet de police 3,1 4,3 3,7total institution seule 32,3 40,6 36,6représentants sapeurs-pompiers + Conseilgénéral

1,5 0,0 0,7

sapeurs-pompiers + SDIS 7,7 8,7 8,2sapeurs-pompiers + police 1,5 2,9 2,2président Conseil général + élus 1,5 0,0 0,7président SDIS + J. WILMOTTE 3,1 1,4 2,2total mixte 15,4 13,0 14,2total 100 100,0 100,0

Au total, le périmètre du pensable médiatique, ou plus exactement du dicible médiatique

est défini par les prises de positions des acteurs (légitimes) de la politique publique. Comme

l’écrit Serge HALIMI, « un problème n’existe que s’il comporte la perspective d’une solution

dont on pourra "débattre" entre "responsables" dans le cadre d’un système social que

personne ne propose plus de remettre en cause. »1 Du point de vue de l’analyse des politiques

publiques, et notamment de son approche cognitive, ce constat n’est pas indifférent : les

médias ne peuvent produire de cadres cognitifs propres et enrichir ainsi la construction

cognitive du problème public – ce qui ne signifie absolument pas que les médias n’ont pas

d’influence sur la politique publique. Du point de vue de la sociologie des médias, ce constat

impose de repenser le rapport des journalistes à ses sources d’information et d’approfondir le

1 Serge HALIMI, « L’"insécurité" des médias », in G. SAINATI et L. BONELLI (dir.), La machine à punir.Pratiques et discours sécuritaires, Paris, L’esprit frappeur, p. 212.

Page 108: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

109

sillon tracé par Philip SCHLESINGER1. Comme le souligne en effet Philippe JUHEM, cette

analyse des effets d’influence sur les cadres cognitifs constitue une critique du

médiacentrisme2 (138) et invite à se pencher encore une fois sur les formes que prennent les

stratégies des acteurs de la politique publique pour accéder aux médias. Entrent en effet en jeu

un certain nombre de contraintes pratiques qui pèsent sur le travail journalistique, de façon

plus ou moins homogène en fonction de la place des acteurs dans le champ journalistique, et

qui dessinent ce que l’on peut nommer des « logiques journalistiques ». L’articulation et les

imbrications entre le travail des acteurs publics, en tant qu’ils sont engagés dans la politique

publique, et ces logiques journalistiques expliquent la production des cadres journalistiques

objectifs.

Jouer des logiques médiatiques

Nous entendons par « logiques journalistiques » les effets des structures du champ

journalistique, et notamment celles liées à l’activité journalistique (représentations et pratiques

journalistiques, c'est-à-dire façons de voir et de faire) – les structures du champ et donc ses

effets correspondant à un état historiquement situé du champ. Les logiques médiatiques sont

une suite de causalités qui induisent la production journalistique : les contraintes qui pèsent sur

le journaliste (et les représentations que celui-ci en a) conduisent à mettre en æuvre des

pratiques (façons de faire, écriture journalistique, rapports aux sources...) qui à leur tour

produisent effets sur l’information telle que les journalistes l’offrent à la lecture du (grand)

public. Dans cette perspective, « les médias » sont à la fois des personnes et des technologies,

des êtres vivants et des choses1. Quand un acteur des politiques publiques joue des logiques

médiatiques, il s’appuie à la fois sur des personnes (les journalistes avec leurs représentations,

leurs savoir-faire) et sur des objets (des outils technologiques, des contraintes techniques, des

moyens de communication...). Les logiques médiatiques correspondent au travail

journalistique et à ses effets sur le réel. Ce processus interroge autant les effets du travail

journalistique que les règles du champ journalistique. Nous distinguons deux traits structurant

1 Philip SCHLESINGER, « Repenser la sociologie du journalisme », art. cit.2 Son développement « conduit à relativiser les analyses médiacentristes qui accordent aux journalistes lacapacité souveraine de se prononcer sur la réalité sociale et d’en juger les acteurs. ». Philippe JUHEM, art. cit., p.138.

Page 109: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

110

de ces logiques médiatiques – la pratique de la neutralité et la contrainte économique –, même

si cette distinction est quelque peu arbitraire, chacun de ces traits ayant partie liée à l’autre, et

sans doute pas exhaustive.

Le premier élément structurant des logiques médiatiques renvoie aux pratiques (et aux

représentations qui la sous-tendent) de la neutralité. Une des conceptions les plus prégnantes

(tant au niveau des représentations que des façons de faire journalistiques) de la neutralité

journalistique concerne l’impartialité, conçue sur le modèle polyphonique2, selon lequel, le

journaliste ne devant prendre parti ni dans ses propres propos, ni par une sélection partiale des

informateurs, le travail journalistique consiste à faire entendre tous les protagonistes d’un

problème public. Au fil de la pratique journalistique, l’impartialité polyphonique ressemble de

plus en plus au modèle judiciaire d’impartialité, décrit par Patrick CHAMPAGNE3, où la

parole est équitablement donnée à l’accusation et à la défense. Ces représentations de la

neutralité journalistique guident non seulement l’écriture du journaliste (notamment sa façon

de mettre en scène, dans ses articles, sa position arbitrale et l’égalité avec laquelle il traite ses

informateurs : constructions symétriques, usage de citations...), mais aussi la pratique

professionnelle :

Nous on a une règle, hein. Si on met en, si on met en cause quelqu’un on est obligéde le faire parler. On n’est pas un brûlot anarchiste malheureusement... mais... héhé...voilà, les pompiers ils crachent tous sur la tête à Dejonghe, on va voir Dejonghe et onlui laisse ouvrir son parapluie deux minutes.4

1 La précaution méthodologique est la même que celle adoptée par Michel CALLON, « Eléments pour unesociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie deSaint-Brieuc », L’Année sociologique, 1986, n°36, pp. 176-177.2 Cyril LEMIEUX, Mauvaise presse. op. cit., p. 372 :

« La polyphonie, telle que nous l’entendons ici, c’est donc cette règle del’écriture journalistique moderne qui veut qu’en présence d’un conflitd’interprétation, soient agencées, dans un même discours ou dans une mêmeémission, des prises de position divergentes, auxquelles le journaliste tend à accorderun statut d’équivalence a priori. »

3 Patrick CHAMPAGNE, « La vision médiatique », art. cit., p. 107 :« Le souci (largement commercial), surtout dans les grands médias nationaux

(télévision mais aussi agences de presse), de ne pas prendre parti ou de ne paschoquer des auditoires socialement très hétérogènes conduit à une présentationartificielle et neutralisante de tous les points de vue en présence. L’enquêtejournalistique s’apparente à l’enquête judiciaire : l’objectivité consiste, comme dansun procès, à donner la parole à toutes les parties concernées, les journalistescherchant explicitement à avoir en chaque cas, des représentants de la défense et del’accusation, le "pour" et le "contre", la version officielle d’un incident et celledes témoins. »

4 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).

Page 110: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

111

Cette règle du travail journalistique, usitée par les journalistes de faits divers couvrant la

départementalisation du côté de la mobilisation, est tout aussi opérante (et peut-être même

davantage) pour les journalistes politiques :

Et comment dans ce genre de négociations, comment se manifeste la neutralitédu journaliste ? Par quelle formes ?Ben, dans une négociation, au départ il y a toujours deux points de vue. Il faut donnerles points de vue. Euh... du style si les pompiers disent : « Il nous manque 300hommes sur le Nord » et puis si le Conseil général : « 100 pompiers de plus ça coûte– je sais pas, je dis un chiffre au hasard – 30 millions. » On donne les deux déjà, etpuis après on donne les résultats de la négociation.1

En circonscrivant le champ du pensable journalistique à la reprise des points de vue déjà

visibles (tout au moins du journaliste), la pratique de l’impartialité judiciaire réduit les enjeux

du problème public à un affrontement (vrai ou factice) préexistant et exclut les points de vue

marginaux. Ce mécanisme de production de l’information journalistique permet facilement la

reproduction dans le journal des cadres de perception de la politique publique produits par les

acteurs principaux de celle-ci. Pour autant, comme il est indiqué dans le tableau n° 4, 15% des

articles seulement mettent en scène dans un même articles des sources différentes (et donc des

cadres divergents). La tâche du journaliste serait en effet titanesque s’il devait, pour tous les

articles qu’il écrit dans la même journée, pouvoir contacter tous les acteurs de chaque sujet.

Cette mise en scène de l’impartialité peut alors être réalisée sur deux jours. Ainsi dans

l’édition du 5 décembre 1998 de Nord-Eclair, les sapeurs-pompiers, investissant une

cérémonie de remise de médailles au Grand Palais de Lille, sont la seule source citée dans

l’article2. Le président du SDIS répond (et se justifie) dans l’édition du lendemain, où les

sapeurs-pompiers n’ont plus la parole1. L’équilibre est donc établi sur deux jours, sans doute

parce que l’auteur n’a pu avoir la réaction du président du SDIS le soir même de la cérémonie

malmenée. Outre les difficultés du métier de journaliste, cet exemple montre combien

l’impartialité visuelle (c'est-à-dire telle qu’elle apparaît dans le journal) est finalement moins

importante que le geste même de contacter un acteur, notamment institutionnel, quand il est

mis en cause. La pratique de la neutralité journalistique est donc tout autant un moyen de

1 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).2 Pierre-Laurent FLAMEN, « La colère des pompiers au Zénith », Nord-Eclair, 5/12/98, p. 6.

Page 111: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

112

régler les relations entre le journaliste et ses sources d’information qu’une forme d’éthique

professionnelle :

« Lorsque les rédactions sont confrontées à des groupes d’acteurs politiques ousociaux organisés (partis, courants partisans, syndicats, administrations), dont lesporte-parole sont susceptibles d’adopter des positions concertées et convergentes, etpar conséquent d’engager leurs ressources sociales et politiques dans les opérationsde définition des cadres de perceptions qui doivent s’imposer dans la situationconsidérée, il est difficile et coûteux pour les journalistes de les contredirepubliquement et de chercher à leur opposer un autre cadre de compréhension. Lesjournalistes sont au contraire amenés à considérer ces prises de position publiquecomme des "faits d’actualité" dont la relation qu’ils feront à leurs lecteurs devrarespecter les règles professionnelles du métier journalistique. Les journalistes dessegments "neutralisés" doivent en outre rapporter l’offre discursive de ces acteursen respectant leur posture d’objectivité et en contrôlant les jugements qu’ils portent.Cependant cet engagement s’opérera généralement sous couvert d’un traitementfactuel de l’actualité et en prenant soin de produire tous les signes de l’objectivitéjournalistique. Le processus de définition des cadres cognitifs employés par lesjournalistes pour écrire leurs articles ou réaliser leurs reportages n’est donc nullementindépendant de l’action des acteurs publics et de leurs déclarations. »2

Respecter la règle du jeu (i.e. : l’impartialité polyphonique) de la production de

l’information qui met aux prises journalistes et sources d’information amène les premiers à

considérer les prises de position des secondes, non comme un contenu cognitif qu’il s’agit

d’évaluer et de travailler, mais comme un fait dont il s’agit de rendre compte en toute

objectivité3, c'est-à-dire qu’il faut restituer tel quel, sans le trahir par les effets des présupposés

du journaliste4 :

1 Pierre-Laurent FLAMEN, « Pompiers en colère : gros débats pour un régime », Nord-Eclair, 6-7/12/98.2 Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs des journalistes », art. cit., pp. 118-119.3 Daniel CORNU, Ethique de l’information, Paris, PUF (Coll. Que sais-je ?), 1999 (1ère éd. 1997), p. 65 :

« L’objectivité journalistique est entendue comme l’adéquation de la nouvelle etde la réalité qu’elle prétend restituer, comme la capacité de restituer les faits telsqu’ils se sont produits. »

4 Est-il besoin de rappeler qu’une telle conception de la neutralité, si elle constitue, en tant qu’idéaltype, unéclairage sur le travail journalistique, qui n’est que très rarement aussi caricatural que cette rapide définition, n’apas résisté à l’analyse constructiviste de l’information. Voir par exemple Daniel CORNU, Ethique del’information, op. cit. p. 65 :

« La critique constructiviste dénonce, en effet, l’objectivité scientifique commeun "mythe", dès lors qu’il est impossible de connaître un objet indépendammentde l’existence de l’observateur. Elle signifie que l’objectivité journalistique estillusoire, parce qu’il est impossible d’avoir une connaissance pleine et entière de laréalité. Dirigée contre le positivisme, cette critique ébranle la notion de "fait brut",présente dans certaines traditions journalistiques et perceptibles dans la prétention àdistinguer les faits des commentaires. »

Page 112: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

113

En réalité, si on veut, si on regarde bien, en tant que journaliste, on n’a pas à prendreposition, on a à rendre compte. Donc on rend compte en faisant parler les uns et lesautres. Donc ben si on se rend compte que... comment dire les uns ont plusd’arguments que les autres, on leur donnera plus la parole.Hum.C’est une des manières de... Et non pas dire officiellement. On peut le faire dans unbillet, dans un billet à côté. Ou dans, c’était le cas par exemple, quand j’avais fait letruc sur la folie des grandeurs. C’était à côté d’un papier qui parlait de... qui faisaitparler les uns et les autres et à côté j’avais mis un papier en disant voilà donc là onprend position, mais il y a toujours le côté déontologique du journaliste qui donnel’information. On n’est pas un journal d’opinion, surtout pour nous pressequotidienne régionale.1

Cette bonne volonté éthique est incarnée dans des façons de faire neutralisantes qui sont

ainsi des mécanismes de reproduction des cadres déjà présents dans le débat public, cette

posture éthique n’étant pas sans lien avec une certaine anticipation des critiques2. La neutralité

journalistique est donc un fondement du jeu social auquel se livrent journalistes et acteurs

publics : la croyance commune dans les vertus de la neutralité telle qu’elle est pratiquée rend

possible ce jeu et en édicte les règles, puisqu’elle définit les attentes que doivent affronter les

journalistes quant à leurs façons de faire.

L’autre trait structurant des logiques médiatiques concerne les contraintes économiques3.

L’impératif de rentabilité pèse de plus en plus sur le champ journalistique, ce qui conduit à

une certaine précarisation du travail journalistique4. La contrainte économique pèse

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1).2 Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs des journalistes », art. cit., p.116.

« Le journaliste est ainsi amené à adopter le cadre de jugement qui lui vaudra lemoins de problèmes ultérieurs : protestations des sources ou des acteurs concernés,contradiction avec la ligne éditoriale du journal, tensions avec sa hiérarchie, critiquedes confrères, lettre de protestation des lecteurs, etc. »

3 Voir Actes de la Recherche en Sciences Sociales, « Le journalisme et l’économie », n°131-132, mars 2000.4 Entre autres effets, cette contrainte économique peut conduire les journalistes à une prise de risqueinconsidérée (Entretien avec un journaliste de faits divers, Nord-Eclair – n°2) :

« Y a un gars de M6 Lille aussi qui a été......bousculé. Ouais ben alors lui par contre. Je le trouve très sympa ce journaliste,mais là, ce jour là j’ai pas mal de reproches à lui faire. Heu ouais, c’est bien devouloir faire des images près de l’action mais entre un rang de CRS et un rang depompiers casqués et en blouson, faut pas s’étonner d’être bousculé après, hein. Euh,je veux dire là, il a manqué un peu de prudence. Enfin, sur ce que j’ai vu parce queon regarde pas... on voit comme ça des images, hein, c’est un peu spécial couvrir destrucs comme ça. Ça bastonne dans tous les coins, on ne sait plus où donner de l’æil.heu... Sur ce que j’ai vu, ils ont pris des risques... parce que en plus à M6 ils sont toutseuls, c’est-à-dire que le mec porte sa caméra alors qu’il a l’æil dans le truc, il voitrien d’autre et il va dans le tas, bon c’est... c’est courageux de sa part, ça fait desjolies images mais après c’est normal qu’il soit bousculé quand même. »

Page 113: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

114

notamment sur la « phase d’exploration »1, c'est-à-dire le moment où les journalistes vont à la

recherche (ou, pour être moins médiacentriste, à la rencontre) d’éléments d’information pour

composer leurs articles (enquête, reportage...). Les impératifs de rentabilité, qui deviennent

une contrainte d’urgence – la réduction des coûts de production de l’information conduisant à

donner davantage de travail à un nombre toujours plus réduit de journalistes – réduisent la

phase d’exploration2. L’obligation de faire vite pour passer à un autre sujet qui attend pour

l’édition du lendemain n’est alors pas sans effet sur l’information qui est offerte (ou plutôt

vendue...) au lecteur, comme l’explique bien ce journaliste de la Voix du Nord :

Et puis sur un sujet comme ça, on ne peut pas faire... on prend trois/quatreinterlocuteurs. On ne peut pas multiplier... il faut avoir à l’esprit qu’on rédigetoujours dans l’urgence – du jour même pour le lendemain –, dès lors qu’on a unpour, un contre, un syndicaliste, c’est bon, hein... c’est pas... c’est pas un roman surla question, quoi.3

Pour parer à ces contraintes (économiques) de temps, les journalistes mettent en place des

routines de travail. Privilégier, dans sa recherche d’information, les sources habituelles – et

notamment les sources institutionnelles4 – est une de ces routines. Le nombre de sources citées

dans les médias est donc limité, ce qui favorise la reprise de quelques cadres structurant la

Il faut en effet souligner que traditionnellement une équipe de tournage se compose deux ou trois personnes. Maisl’impératif renouvelé de rentabilité de l’information journalistique a modifié ces normes : le reportage estmaintenant laissé au seul journaliste reporter d’image (JRI) qui doit s’occuper tout en même temps de tourner lesimages, prendre le son, poser les questions... et veiller à sa sécurité.Plus généralement, sur la précarisation du travail journalistique, voir Alain ACCARDO (dir.), Journalistesprécaires, Bordeaux, Le Mascaret, 1998, 411 p. Et Gilles BALBASTRE, « Une information précaire », Actes dela Recherche en Sciences Sociales, n°131-132, op. cit., pp. 76-85.1 Pour reprendre le terme de Michel CALLON, Pierre LASCOUMES, Yannick BARTHE, Agir dans un mondeincertain. Essai sur la démocratie technique., Paris, Seuil, 2001, 358 p.2 La phase d’exploration est de plus en plus constituée en enjeu économique pour les médias. Si les journaux ontdes difficultés croissantes à "se payer" un grand reportage, une longue enquête d’investigation ou lapréparation d’un dossier relativement complet sur une question (l’archétype de cette raréfaction du travaild’exploration journalistique étant atteint par les nouveaux quotidiens gratuits dont la quasi-totalité du contenu estune reprise un peu retravaillée des dépêches d’agences), le maintien (et la mise en valeur) de telles pages tend deplus en plus à constituer un argument de vente, sur le mode de l’excellence journalistique.3 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).4 Les contraintes de temps favorisent une reprise d’autant plus efficace des cadres institutionnels qued’éventuelles sanctions de la part de l’institution (sous forme de boycott) feraient peser encore plus lourdement lacontrainte temporelle sur les journalistes. Cf. Philippe JUHEM, art. cit., p. 116 : « Pris dans ses contraintespratiques de rédaction de textes dans l’urgence, les journalistes sont conduits à minimiser les risques de heurtsavec les acteurs institutionnels. Ils tendant à intégrer dans la rédaction de l’article l’éventualité d’une protestationdes acteurs concernés. »

Page 114: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

115

configuration du débat entre les principaux acteurs de la politique publique identifiés et

sollicités par les journalistes.

Corollaire de cette tendance à la réduction des phases d’exploration, la vision souvent

fragmentée et décontextualisée des dossiers qu’offrent les journalistes permet très rarement

des problématisations plus complexes en termes d’injustice. Le montage court des sujets

audiovisuels et la multiplication d’extraits (brefs) d’interviews rend difficile de produire une

argumentation construite dans un sujet télévisé – les mêmes causes produisant à peu près les

mêmes effets dans la presse écrite. Pour William FELSTINER, Richard ABEL et Austin

SARAT1, l’émergence d’un litige est constituée de trois étapes : dans « réaliser » (« naming »)

la situation doit être définie comme problématique, constitutive d’une offense, dans

« reprocher » (blaming), ensuite, cette offense doit être imputable à un individu ou une entité

sociale et dans « réclamer » (claming), enfin, l’offense doit produire une réclamation, la

formulation d’une demande visant à réparer l’offense. Or, en raison notamment (mais pas

seulement) des contraintes (économiques) de temps pesant sur la phase d’exploration du

travail journalistique, ce processus est difficilement repris par les médias, engendrant ainsi une

disqualification des registres critiques dans l’espace médiatique. C’est ce que montrent

Dominique CARDON et Jean-Philippe HEURTIN2 : la dilution de l’imputation médiatique de

responsabilités dans les situations d’injustice (en raison de la complexification des rapports de

responsabilité et du manque de compétence particulière de journalistes non spécialisés pour les

comprendre et en rendre compte) rencontre une stratégie des responsables politiques de

dissimulation des responsabilités, notamment sous la forme de stratégies de communication.

Les simplifications imposées par les contraintes de place et de temps (donc de finances) et

leurs représentations (impératifs de neutralité, pédagogie3, etc.) rendent très difficile

1 William FELSTINER, Richard ABEL et Austin SARAT, « L’émergence et la transformation des litiges », art.cit., p. 41-54.2 Dominique CARDON et Jean-Philippe HEURTIN, « La critique en régime d’impuissance. une lecture desindignations des auditeurs de France-Inter », in B. FRANÇOIS et E. NEVEU (dir.), Espaces publics mosaïques.Acteurs, arènes et rhétoriques des débats publics contemporains, Rennes, PUR, 1999, p.105 :

« Un certain nombre de formules d’accusation sont aujourd’hui devenues de plusen plus difficiles à mobiliser, non tellement parce que les causes d’indignationauraient diminué, mais bien plutôt parce que les schèmes d’interdépendances quipermettent de lier le fait de l’injustice aux agissements d’un persécuteur se sontconsidérablement distendues, et que les formes de responsabilités sont devenues sicomplexes dans nos sociétés qu’elles perdent leur dimension agentive (i.e. faisantintervenir des individus responsables). »

3 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2) :

Page 115: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

116

l’explicitation de schèmes de responsabilité complexes et compliquées à établir et à

concevoir :

Voilà, mais je veux dire comme ils étaient partie prenante des négociations – yavait des syndicalistes qui participaient aux négociations – est-ce qu’ilsn’allaient pas un peu plus loin dans l’argumentation en disant « 1. Il nous fautplus d’argent parce qu’on porte secours. Mais aussi, il faut réfléchir d’où est-cequ’on peut l’avoir. » Par exemple, il y a eu plein de débats auprès de qui taper :auprès de l’Etat, auprès du Conseil Général...Auprès du Conseil Général... euh oui, oui, oui, c’est vrai. Euh, ils voulaient que cesoit le Conseil Général, oui. Oui, je...Et ça finalement quand on voit ce qu’ils racontent dans les médias, on voitmoins cette deuxième partie du... on voit plus le côté......Chercher le financement. Ça c’est de notre faute aussi. On en parle un peu maisc’est compliqué. Ça commence à devenir... on est un journal local, hein. On s’adresseà un lectorat, à un public qui n’est pas forcement au fait de tout ce qui est plan definancement... Donc on essaie de vulgariser un peu. Parfois trop parce qu’on prendles lecteurs pour des cons qu’ils ne sont pas vraiment. On les prend jamais pour descons, enfin j’espère. En tout cas moi non. Mais je veux dire, on est parfois un peutrop vulgarisateurs et ça devient un peu frustrant peut être pour certains lecteurs et...Oui, non... oui, c’est de notre faute ça. C’est pas de la faute des pompiers, ils nous enont parlé.1

Les contraintes économiques, et leurs manifestations sous forme de contraintes de temps

et de place favorise donc la reprise des cadres véhiculés par les principaux acteurs de la

politique publique, puisque n’ayant pas de temps à « perdre » les journalistes s’orientent

naturellement vers ces acteurs publics, plutôt que de chercher à entendre des interlocuteurs ne

participant pas directement à la politique publique (et donc pas à l’actualité). Et encore s’agit-

il souvent des cadres les plus « inoffensifs » dans la mesure où la mise à jour des schèmes de

responsabilités complexes prend souvent trop de temps.

Ces éléments structurant des logiques médiatiques n’apparaissent pas aux journalistes

sous cette forme objectivée. Rarement les professionnels de l’information ont un rapport

théorique à leur pratique. Les journalistes ne se perdent pas en de longues réflexions sur leur

métier : ils l’exercent. Ils ont, pour reprendre une expression bourdieusienne, un « rapport

« Et sur la départementalisation en général. Oui il y a eu des papiers dans la Voixaussi de vulgarisation du problème.Un papier pas mal, c’est un truc qui sans rentrer dans les détails...Oui voilà, c’est un papier qui vulgarise bien le sujet, qui donne, qui présente les... quipermet au lecteur d’avoir une idée de ce qui se passe. Evidemment pas une idée deprofessionnel de la chose mais – là je crois qu’il faut éviter, hein... Oui, voilà : avoirune idée correcte de la problématique. »

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).

Page 116: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

117

pratique à la pratique » : leur activité est guidée en situation par un sens pratique, intuitif,

indépendant d’une réflexion préalable explicite.1 Pour le cas du journalisme, ce sens pratique

est la newsworthyness : elle est le principe intuitif de sélection des informations. Elle fait

apparaître au journaliste ce qu’il doit couvrir et de quelle façon. La newsworthyness n’existe

évidemment pas en tant que telle : elle est un ensemble de phénomènes sociaux (valeurs,

représentations, contraintes...). Comme le note Grégory DERVILLE2, la newsworthyness est

un critère de construction journalistique de la réalité qui dépend de déterminants à la fois

professionnels (ce qui est « digne d’être répercuté », mais aussi les règles du jeu entre

journalistes et acteurs publics) et techniques (« ce qui peut aisément être commenté ou mieux

encore montré »). Il faut encore inclure dans la newsworthyness les contraintes économiques

qui pèsent sur le travail journalistique à travers des pratiques et des représentations. Parmi ces

représentations, par exemple, celles, économiquement déterminées, des intérêts du public, sont

constitutives de la newsworthyness3 :

Oui donc quand c’est comme ça y a un certain nombre d’infos qui méritent pasde passer en elles-mêmes et qui attendent qu’il y ait un événement à côté pour...Oui. Alors voilà oui. Mais c’est pas non plus n’importe quelle AG de syndicat ouenfin de comité ou... Non quand même pas. Il fallait que ça ait au moins un petitintérêt pour le lecteur hein quand même pour pas trop l’emmerder, sinon il s’en va,hein... [rires]Et justement, sur un dossier qui est quand même assez complexe et techniquecomme celui du SDIS, qu’est-ce qui mérite l’attention du lecteur si on peutdire...Ben le lecteur quand même ça l’intéresse, enfin je pense de... En tout cas ça rentredans le cadre de la formation d’un citoyen. Un lecteur de Lille à l’époque payait 300balles par an ou 250 balles d’impôts par an pour les pompiers euh... déjà : ça toucheau porte-monnaie. Et puis les pompiers ça... je veux dire c’est quand même unservice public qui a son importance. Enfin bon, c’est pas... C’est quand même vitalquoi, hein. C’est une question vitale, c’est pour porter secours à des gens. C’est paspour repeindre les façades quoi.4

1 Voir les explications de Philippe CORCUFF, Les nouvelles sociologies, Paris Nathan (Coll. 128), 2000 (1995),p. 38.2 Grégory DERVILLE, Le pouvoir des médias. Mythes et réalités, Grenoble, PUG (Coll. Le politique en plus),pp. 93-94.3 Patrick CHAMPGNE, « La double dépendance », art. cit., p. 118. :

« La censure économique, celle qui conduit à sélectionner les sujets en fonctiondes attentes, réelles ou perçues, du public et qui passe donc par les ventes desjournaux, est plus forte et beaucoup plus impitoyable. Elle est anonyme et peutparaître à beaucoup légitime : si le journal ne se vend pas, ou pas assez, à qui la fautesinon aux journalistes eux-mêmes qui ne savent pas intéresser leurs lecteurs ? »

4 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).

Page 117: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

118

Pour ce journaliste, la newsworthyness est vécue comme l’intérêt du lecteur. Comme tout

sens pratique, la newsworthyness engendre une occultation des conditions objectives de

production de l’information journalistique. Sous une formulation positive – les valeurs

journalistiques, l’éthique du métier, etc. – des contraintes qui pèsent sur le journaliste sont

intériorisées, acceptées et finalement intégrées inconsciemment au processus de production de

l’information.

Le sens pratique du métier de journaliste n’est pas connu que des seuls professionnels.

Les sources d’information, et notamment les plus routinières et institutionnalisées d’entre

elles, ont une connaissance pratique de ce sens pratique. Et c’est en s’appuyant sur cette

connaissance, plus ou moins intuitive, du fonctionnement du champ journalistique, et

notamment du processus de production de l’information, qu’ils peuvent transmettre les cadres

cognitifs aux journalistes. On peut alors se poser la question d’un usage stratégique des cadres

cognitifs par les sources d’information cherchant à peser sur le contenu de l’information

journalistique. L’exemple suivant montre que même d’un point de vue cognitif, il semble

exister un usage stratégique1 de l’information. Les sources, qui sont aussi des acteurs de la

politique publique avec des intérêts spécifiques jouent sur le dit, le non-dit et le su :

Il y a des moment, où parfois, il faut attendre un peu. C’est sûr que quand le mecperd sa main, c’est pas le moment de dire : « Ah oui, mais il avait qu’à pas... » C’estsûr qu’on se pose des questions. D’abord, le mec était dans un imbroglio. Bon, il y ades éléments qu’il ne faudra peut-être pas reprendre, mais je crois qu’il était en arrêtmaladie. Bon. Il avait rien à foutre là.Ouais...

1 Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 166 :

« Le langage de la stratégie, que l'on est contraint d'employer pour désigner lesséquences d'actions objectivement orientées vers une fin qui s'observent dans tous leschamps, ne doit pas tromper : les stratégies les plus efficaces, surtout dans deschamps dominés par des valeurs de désintéressement, sont celles qui, étant le produitde dispositions façonnées par la nécessité immanente du champ, tendent à s'ajusterspontanément, sans intention expresse ni calcul, à cette nécessité. C'est dire quel'agent n'est jamais complètement le sujet de ses pratiques : à travers les dispositionset la croyance qui sont au principe de l'engagement dans le jeu, tous les présupposésconstitutifs de l'axiomatique pratique du champ (la doxa épistémique par exemple)s'introduisent jusque dans les intentions les plus lucides. Le sens pratique est ce quipermet d'agir comme il faut (ôs dei, disait Aristote) sans poser ni exécuter un « ilfaut », une règle de conduite. Manières d'être résultant d'une modification durable ducorps opérées par l'éducation, les dispositions qu'il actualise restent inaperçues aussilongtemps qu'elles ne passent pas à l'acte, et même alors, du fait de l'évidence de leurnécessité et de leur adaptation immédiate à la situation. »

Page 118: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

119

Il avait rien à foutre là. Et je sais qu’ils ont eu un problème d’assurance pour sacouverture. En plus, entre nous, est-ce qu’il ne faut pas être un peu neuneu quand onest pompier pour ramasser une grenade... Donc ça on peut pas l’écrire, ça c’est sûr.On se fait – sans jeu de mot – incendier quoi, hein. Mais on peut donner deséléments. Le lecteur est pas idiot, les questions qu’on se pose, il se les pose aussi.Donc on n’a jamais dit, on n’a jamais dit qu’il était en arrêt maladie, hein.Et donc les informations circulent en off, avec les politiques ?Et oui parce qu’ils ont eu... Y a eu un pataquès terrible parce que... j’ai pas tous leséléments en tête mais il s’est posé un problème de couverture de soins, quoi. Je croisque la Sécu a dit à un moment : « Non mais attendez ». Alors, dans ces cas-là il fauts’arranger. Je pense qu’ils se sont arrangés, ils l’ont déclaré... enfin, je sais pas. Maisça on va pas commencer à déballer ça. Là on se dit l’affaire est suffisammentmalheureuse pour pas commencer à..Et puis il y a un risque de se griller auprès des sources, auprès des pompiers...Ouais, bon. Et puis à quoi bon enfoncer un type qui a déjà perdu une main, hein.Donc on fait comme si c’est une manif simple, le mec il manifeste, il perd une main,bon... Mais je sais que la situation dans le détail était plus compliquée.Du coup, il y a beaucoup d’informations qui circulent entre les journalistes etles différents acteurs de la politique qui n’apparaissent pas dans le journal maisqui circulent quand même entre les journalistes et eux...Ouais, il y a des éléments... Bon, c’est pas toujours le cas, mais là c’est un bonexemple. C’est un bon exemple.1

Cet épisode semble indiquer que des stratégies (consciente ou non) de la part des sources2,

en l’occurrence institutionnelles, sont mises en æuvre pour transmettre des cadres, des façons

de voir un événement qui décrédibiliseront l’adversaire, aux yeux du journaliste (et donc,

potentiellement, de ses lecteurs). Peu importe, finalement, que l’information, donnée en off,

soit vraie ou fausse3 : l’important n’est pas l’information en elle-même mais l’effet négatif

qu’elle produit sur le journaliste. La stratégie est d’autant plus efficace, que, paraissant être un

effet de l’éthique du journaliste, elle est invisible à ses yeux4. Comme le souligne Philippe

JUHEM un usage stratégique des cadres existe, qu’il faut distinguer de la « simple »

reproduction des cadres en vigueur dans le processus d’élaboration de la politique publique :

« On peut ici distinguer les stratégies de définition et de pression à l’utilisation decadres de perception ajustés aux intérêts des entreprises politiques des effets de

1 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).2 Même si nous n’avons pas pu vérifier l’origine de cette information, la dernière réponse du journaliste – et lefait que ses sources sont quasi exclusivement situées dans le champ politique – laisse penser que c’est bien undécideur public qui lui a donné cette « information ». 3 Il semble toutefois, selon des sources que nous n’avons pu vérifier, qu’elle soit fausse.4 C’est ce que suggère cette dénégation de la raison utilitariste :

« Et puis il y a un risque de se griller auprès des sources, auprès des pompiers...Ouais, bon. Et puis à quoi bon enfoncer un type qui a déjà perdu une main, hein. »

Page 119: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

120

clôture de l’espace du pensable que le simple spectacle des controverses exerce sur ladéfinition des représentations de la réalité sociale. »1

Ce travail politique d’imposition de cadres (et corollairement, de décrédibilisation de

cadres adverses) est une activité à part entière des acteurs publics. Ce résultat permet

d’enrichir la connaissance des politiques publiques de connaissances sociologiques du champ

politique : « le champ politique est un lieu privilégié de l’exercice du pouvoir de

représentation ou de manifestation qui contribue à faire exister pleinement, c'est-à-dire à l’état

objectivé, directement visible de tous, public, publié, officiel, donc autorisé, ce qui existait à

l’état pratique, tacite ou implicite. »2 Les médias ont ainsi partie liée avec le pouvoir politique,

puisqu’ils contribuent à l’objectivation des façons de voir que celui-ci cherche à imposer.

Pour une approche pragmatique des cadres

Mais une telle conception de l’usage des cadres cognitifs invite à rendre à cette notion

toute sa dimension pragmatique. Dans la perspective ouverte par Lilian MATHIEU d’une

critique des biais idéaliste et intellectualiste3, il convient de souligner que l’usage des cadres

n’est finalement pas uniquement cognitif. Il faut se préserver de l’illusion mentaliste selon

laquelle toute la politique publique n’est déterminée que par sa dimension intellectualiste. Or,

comme le montre l’exemple de l’usage stratégique des cadres, le rôle des médias dans les

politiques publiques ne réside pas exclusivement dans leur contribution au débat public. Il

existe une dimension pratique du rôle des médias dans les politiques publiques : la spécificité

des médias dans les politiques publiques tient également à son existence sociale dans un

processus mettant aux prises plusieurs acteurs. La reprise de cadres cognitifs est produite par

des rapports à des acteurs (c'est-à-dire à des personnes...) imposés le travail journalistique et

analysables sous le paradigme interactionniste, comme y invitent Pierre LEFEBURE et Eric

LAGNEAU4. Pour ces auteurs, les ajustements produits par les interactions entre acteurs et

1 Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs des journalistes », art. cit., pp. 130-131.2 Pierre BOURDIEU, « La représentation politique », art. cit., p. 224.3 Lilian MATHIEU, « Analyser les mouvements sociaux », art. cit., pp. 86-88.4 Pierre LEFEBURE et Eric LAGNEAU, « Les mobilisations protestataires comme interactions entre acteurssociaux et journalistes », art. cit., p. 65. :

« L’interaction est réelle et décisive, pleinement soutenue par le phénomène depolitisation : c’est la spirale. Elle tient notamment à la création d’expressions-slogans par lesquels les journalistes ont fourni aux acteurs sociaux des outilssymboliques bien plus identifiables et mobilisateurs que les périphrases de larhétorique syndicale. »

Page 120: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

121

journalistes (et notamment la reprise de cadres cognitifs) s’alimentent mutuellement pour

porter la mobilisation et sa couverture médiatique dans une certaine direction, c'est-à-dire,

pour reprendre leur terme, s’inscrivent dans une « spirale ». Une telle analyse n’est, il est vrai,

pas un pur interactionnisme au sens goffmanien du terme, notamment en quittant l’analyse

microsociologique (au niveau du face à face) pour un point de vue plus « macro ». Il reste que

la notion de cadre est un des principaux concepts de la sociologie d’Erving GOFFMAN. Une

autre notion employée par GOFFMAN est ici particulièrement utile, celle d’engagement, assez

proche du concept d’illusio1 :

L’engagement (en anglais, involvement ou commitment) est l’« obligation socialeque s’impose une personne dès lors qu’elle s’implique dans un rôle ou une actionconjointe et dont l’intensité varie de la distraction à l’emballement selon les autresobligations qui sont les siennes sur d’autres scènes. »2

Pour produire des cadres, les journalistes sont engagés dans un jeu (avec leurs sources) et

la participation à ce jeu implique l’acceptation de règles plus ou moins tacites. La grande

importance que prend l’idée de confiance dans les relations entre un journaliste et ses sources3

incarne ce respect de règles non dites : si le journaliste (ou la source) se comportait de telle

1 Pierre BOURDIEU semble revendiquer cette proximité conceptuelle. Voir la citation supra p. 103.2 Isaac JOSEPH, Erving Goffman et la microsociologie, op. cit., p.123.3 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1) :

Dans un sens tu es plus proche d’eux parce que tu les connais mieux, tu saismieux comment ils travaillent tout ça, hein ?Oui.Et est-ce que ça, ça permet d’avoir des infos plus facilement ? Ils te donnent desbonnes infos ?Oui, ben oui... Ben, oui. Parce que les gens me connaissent, me donnent des infos,même me disent quelquefois : « bon, ben ça on t’en parle mais tu le tiens pour toi... »Y a un sentiment de confiance. Mais c’est pas seulement avec les pompiers. Ça c’estle fait... C’est dans tous les domaines. Ça c’est le fait de journaliste... le journalistequi a une certaine ancienneté a des contacts avec les uns et les autres, même aveccertains hommes politiques, dans certains domaines, hein. Ça c’est le problème dujournaliste en général qui aura des informations parce qu’il connaît les gens, qu’il estavec eux depuis de nombreuses années, qui sait se retrouver avec dans d’autrescirconstances parfois que pour poser des questions. Moi ça m’est arrivé et çam’arrivera encore de passer des soirées dans des casernes pour de fêtes de St-Barbeou des fêtes de n’importe quoi, ou simplement pour discuter avec les gars, boire unpot, boire une limonade, un jus de fruit ou une bière – même si j’en bois pas – maisboire un pot tranquillement à discuter, parler du métier, discuter de la pluie et dubeau temps. Bon on a des relations à ce moment là qui sont autres, ce qui permet à cemoment là d’avoir des informations. Bon les gens parlent et c’est pas forcément pourqu’une information débouche le lendemain sur un papier mais simplement voilà, on

Page 121: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

122

façon qu’il ne respecte plus les règles imposées par le jeu et qu’il ne tienne plus son rôle

comme il le devrait, la confiance serait brisée et le jeu social de la production de l’information

cesserait. La production des cadres journalistiques, préréflexifs comme objectivés, est donc

ancrée dans un système de relations sociales, mis en place autour du problème public : elle

produit (et est produite1 par) la clôture du débat, c'est-à-dire la sélection des acteurs admis à

s’exprimer. Les implications pragmatiques des usages sociaux des cadres excèdent donc de

beaucoup leur seule dimension cognitive.

2.2.2. Une influence limitée ?

Avec un tel modèle de la production des cadres journalistiques, la question des modalités

et des limites de l’influence des médias sur les termes du débat public (et donc sur le contenu

de la politique publique) mérite d’être reposée. Il faut en effet discuter l’impression donnée

par une analyse trop rapide des mécanismes de reproduction dans les médias des cadres

préexistants par ailleurs. Dans quelle mesure, et surtout par quels mécanismes les médias

peuvent-ils avoir une influence pour produire des cadres cognitifs critiques – c’est-à-dire

susceptibles de remettre en cause le cours de la politique publique ? Si les médias ont une

influence sur la formation du problème public, notamment en amplifiant la légitimité de la

mise à l’agenda du problème public et de la sélection des cadres, cette influence est loin d’être

aussi massive qu’on ne le croit. Les mécanismes de production de l’agenda et des cadres

médiatiques dépendent tous deux directement de ce qui existe déjà dans la politique publique

hors médias. En ce sens, les cadres critiques s’imposent d’autant mieux dans les médias qu’ils

sont légitimes et donc qu’ils se sont imposés hors des médias. On devine alors que l’état de la

structure politique est déterminante dans la production des cadres critiques.

sait ce qui se passe. On parle de choses qu’on connaît et puis un jour l’informationsert et permet de faire un papier qui dit des choses... ou ne servira jamais.

1 Il ne faut pas pour autant considérer que la production des cadres cognitifs des journalistes n’est dépendante quedes rapports sociaux que ceux-ci entretiennent avec leurs sources. Parmi les éléments constitutifs des cadres, deséléments cognitifs plus globaux (référentiels, idéologie dominante...) contribuent à produire les cadres deperception en même temps que ceux-ci contribuent à les produire. La question de la production du référentiel (etsa contribution médiatique) est évacuée du présent mémoire car elle trop complexe et hasardeuse ici. Rien, parexemple, ne permet de dire que chaque acteur n’a pas une appropriation spécifique du référentiel : « le global estun méta-discours qui informe les dispositions, les positions et les interactions des acteurs sans qu’ils en soientforcément conscients ». Andy SMITH et Patrick HASSENTEUFEL, art. cit., p. 60.

Page 122: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

123

Les conditions de production de cadres critiques

Une des grandes vertus de l’analyse du rôles des médias dans les politiques publiques par

des approches en termes de cadres cognitifs est que cette théorie permet de penser le

changement politique et journalistique1. Pris dans les logiques médiatiques (initiées par les

impératifs de neutralité ou de rentabilité), l’engagement journalistique sous forme de cadres

critiques, c'est-à-dire en rupture avec ceux admis dans le cercle des acteurs admis à participer

de la décision publique, serait pour lui synonyme de disqualification aux yeux de tout ou partie

de ces acteurs. Ainsi, plus un journaliste (ou un journal) s’interdit de perdre la confiance (ou

tout au moins la collaboration en tant que sources d’information) de certains acteurs de la

politique publique et plus les cadres qu’il reprend doivent être légitimes pour ces acteurs –

soient qu’ils les partagent, soient qu’ils les considèrent comme des cadres d’opposition

légitimes parce qu’ils sont plus ou moins ceux des acteurs qu’ils admettent pour concurrents.

Pour autant ces interdictions journalistiques d’aborder certains discours n’apparaissent jamais

(ou très rarement) sous une telle forme objectivée ; elles se manifestent le plus souvent

reconverties en valeurs propres au milieu journalistique :

Y a des choix, ça c’est mon avis, y a des choix financiers qui ont été faits par le SDISdu Nord qui s’imposaient pas forcément quoi. C’est pas la peine d’avoir un siègeaussi... (...)Mais ça par exemple, c’est un truc que vous avez pas trop fait passé dans lespapiers. Le côté un peu... le SDIS un peu trop...Un peu trop dépensier. Ouais, ben non. On est quand même pas un journald’opinion : y a des choses qu’on voit objectivement et dont on parle. Et ça... Moi jesuis pas allé fouiller dans les comptes du SDIS pour savoir quelle était la part du... lapart du bâtiment. Donc dans ce cas là je m’abstiens quand même avant de dire desbêtises.Et ça c’est aussi parce que les pompiers l’ont pas trop mis en avant j’ail’impression. Les pompiers ont pas trop mis en avant ce détail là.Si ! Si, si. Ils en ont parlé. Ils en ont parlé aussi.1

Alors que ce journaliste partage la vision des pompiers sur la question des priorités des

embauches du SDIS et que les sapeurs-pompiers ont produit un discours pouvant être repris

dans la presse, ce cadrage des problèmes de la départementalisation y figure peu. Pourquoi un

tel cadre ne trouve pas sa place dans le discours journalistique ? La raison donnée, en toute

bonne foi, par le journaliste relève de l’éthique journalistique : ne pas donner d’information

1 C’est notamment ce que donne à voir la thèse d’Emmanuel HENRY, Un scandale improbable, op. cit., 884 p.

Page 123: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

124

qui ne soit pas vérifiée, donc potentiellement fausse. Mais apparaissent entre les lignes les

impératifs de neutralité (donc d’acceptabilité sociale des discours journalistiques) et les

contraintes de temps (donc d’argent), rendant presque impossible la production de ce cadre.

L’invention d’un cadre critique est très fortement contrainte par ces mécanismes structuraux

de censure2 et ne peut se faire sans l’appui d’acteurs sociaux légitimement engagés dans le

processus de la politique publique :

« Du fait de la nécessité de maintenir une posture "neutralisée", il est pluscoûteux pour des journalistes que pour des acteurs partisans d’assumer les risques del’invention d’un cadre critique et de sa diffusion. La définition d’un cadre cognitifcritique susceptible d’être adopté par les journalistes nécessite donc un travail deconstruction qui ne peut être mené qu’au cas par cas lorsque certains acteurs sociauxou politiques y ont intérêt. »3

La production originelle et originale de cadres critiques ne peut qu’à de très rares

exceptions4 être l’objet du travail journalistique seul. Il semble plus efficace qu’un discours

critique trouve un porteur parmi les sources habituelles (donc légitimes) du journaliste,

qu’elles soient du côté de la mobilisation ou, mieux (mais plus rare), du côté de l’institution.

quoiqu’il en soit, pour qu’un journaliste se hasarde à rendre compte d’un cadre critique, il faut

que l’acteur social qui en est porteur jouisse de ressources spécifiques permettant notamment

aux journalistes de faire croire à l’acceptabilité, par les acteurs de la politique publique

(notamment ceux liés au pôle institutionnel), des cadres critiques. Ainsi, la confiance qui

s’établit dans la durée entre une source et un journaliste n’est pas qu’une ressource pour la

quête journalistique d’information. Elle est aussi une ressource pour l’acteur public qui veut

partager ses façons de voir avec le journaliste :

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).2 Il ne s’agit pas ici d’une censure consciente et volontaire, telle que la réprouve l’éthique journalistique. Laforme de censure que produit la circulation des cadres est celle analysée par Pierre BOURDIEU, « La censure »,Questions de sociologie, Paris Minuit, 1984, p.138 :

« Toute expression est un ajustement entre un intérêt expressif et une censureconstituée par la structure du champ dans lequel s’offre cette expression, et cetajustement est le produit d’un travail d’euphémisation pouvant aller jusqu’au silence,limite du discours censuré. Ce travail d’euphémisation conduit à produire quelquechose qui est une formation de compromis, une combinaison de ce qui était à dire,qui prétendait à être dit et de ce qui pouvait être dit étant donnée la structureconstitutive d’un certain champ. »

3 Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs des journalistes », art. cit., pp. 126-127.4 Des exceptions qu’il serait instructif de repérer et d’étudier. Les politiques publiques dites d’« insécurité »semblent en offrir un exemple particulièrement net.

Page 124: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

125

Tu as des exemples de papiers qui ont débouché comme ça, à partir dediscussions...Par exemple, dans beaucoup des choses. Parce que bon beaucoup de contacts... Bony a des tas de choses que j’ai je ne pense pas... j’ai pense pas, j’ai pas souvenir –faudrait relire tous les papiers... Y a des choses que j’ai jamais écrit... Mais desavoir... Bon quand il y avait des réunions pour la mise en place du SDIS, savoir desréunions qui se passaient bien ou qui se passaient mal au niveau hiérarchique. Bon jesavais en gros qui avait dit quoi, qui avait dit... Bon c’est des choses que j’ai jamaisutilisées parce que les gens m’en ont parlé parce qu’ils revenaient d’une réunionécæurés ou contents... ou contents, hein, dans les deux cas. Bon ben c’est deschoses, bon là c’est plus, comment dire, qui permettent dans ces cas là de se faire uneopinion plus que de déboucher sur un papier direct pour dire telle ou telle chose.C’est-à-dire, si je comprends bien, toi ça t’aide à mieux comprendre le cours desnégociations et ensuite d’écrire un papier peut-être plus cohérent et plus...Ouais, ouais, pourquoi pas, oui... Parce que plus en connaissance de cause. Parce quebon, je vais aller à la source officielle, c’est-à-dire à la conférence de presse, ce quine m’empêchera pas de savoir... bon ben officiellement à la conférence de presse ondit ça, ça et ça. Mais sachant les choses avant ou de poser des questions, ou de lasavoir même si des questions n’ont pas été possibles ou si elles n’ont pas eu deréponse, de pouvoir faire le... faire une parenthèse ou quelques chose, quoi. Ça c’estoui. C’est pas forcément pour ça qu’il y aura un papier à chaque fois que je vaisdiscuter avec des gens parce que je ne peux pas faire des papiers tous les jours.1

L’existence d’un cadre alternatif suffisamment "audible" par les journalistes est

nécessaire pour la production de cadres journalistiques critiques, ou la mutation du cadre

journalistique dans un sens plus critique. Pour ce faire, les sources d’information doivent

posséder des ressources : crédit auprès des journalistes, proximité professionnelle... Il est

d’ailleurs intéressant de noter qu’accéder l’agenda médiatique, ou y avoir accès régulièrement,

crédibilise2 un acteur public (et donc ses cadres). Les principales entités politiques ont donc un

avantage structurel dans le jeu d’imposition des cadres cognitifs dans les médias.

Les conditions de transmission des cadres critiques : l’influence déterminante de

la structure des opportunités politiques

Pour comprendre l’influence cognitive des médias sur les politiques publiques, il convient

de comprendre comment les acteurs de ces politiques publiques reçoivent les cadres critiques

en provenance des médias. Par quels mécanismes pratiques les acteurs publics sont-ils amenés

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1).2 Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs des journalistes », art. cit., p. 121. :

« Les entreprises partisanes majeures, celles capables d’accéder augouvernement, sont donc susceptibles, pour leurs besoins argumentatifs, de mobilisercertaines rédactions et de contraindre les autres à "neutraliser" leurs anglesjournalistiques pour leur faire diffuser et cautionner leur offre politique. »

Page 125: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

126

à prendre en compte les cadres médiatiques (ou plutôt médiatisés) critiques ? Du côté de

l’institution, qui est finalement le décideur dans le processus d’élaboration d’une politique

publique, le premier outil de réception des discours médiatiques est la revue de presse, et – est-

il besoin de le préciser ? – la revue de presse exclut les médias audiovisuels1. On pourrait

alors déduire de ce (facile) constat, renforcé sans doute par une plus grande crédibilité de la

presse écrite par rapport à l’audiovisuel aux yeux des acteurs publics, un primat des cadres (et

aussi de l’agenda) de la presse écrite dans les phénomènes d’influence cognitive sur les

décideurs publics. Mais les revues de presse ne sont pas le seul contact des acteurs publics

(notamment des élus) avec le discours médiatique2 : en dehors de la revue de presse, les

lectures préalables et solitaires de la presse sont peut-être plus déterminantes, plus

convaincantes. En fait, l’impact de ces lectures dépend de l’impression, difficilement

objectivable et mesurable, qu’elles vont laisser au décideur. On peut toutefois avancer que ces

effets « sauvages » de persuasion des discours médiatiques sur les élus sont liées aux

représentations que celui-ci se fait de la presse. Ainsi, la crédibilité de certains journaux de

référence (Le Monde plutôt que Le Parisien, la Voix du Nord plutôt que Nord-Eclair), et donc

leur position dans le champ médiatique, peut avoir un impact. De même, la télévision peut être

plus impressionnante que la presse écrite, en raison du poids de ses logiques propres : le

spectacle, l’émotion...

De plus, il est réducteur de considérer que la seule information qui intéresse les décideurs

publics dans la presse est celle qui, comme le laisse entendre une analyse cognitive

intellectualiste, contribue à formuler le problème public. Il est indéniable qu’une autre

information journalistique préoccupe les décideurs : la (re)présentation de leur activité dans les

médias, c’est-à-dire dans l’opinion publique. A travers une lecture personnelle de la presse (et

une consultation des médias audiovisuels locaux), les élus « sentent » l’opinion publique. Or

les représentations politiques de ce que « veut » l’opinion publique n’est pas sans influence sur

l’ouverture des décideurs publics à d’autres points de vue. L’aptitude institutionnelle à la

1 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général.

On n’a rien sur les médias audiovisuels. Le service communication enregistreponctuellement des émissions. C’est une question de moyens. Dans le traitement quej’ai de la presse, il n’y a jamais un article revenant sur le journal TV : ça aura fait la"une" de tous les médias…

2 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général. : « Il existe une revue depresse, mais les élus ont tous leur édition locale. »

Page 126: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

127

réception des cadres n’est en effet pas constante mais dépend de rapports de force, dans

lesquels pèse la production médiatique de l’opinion publique. Un cadre ne trouve pas son

pouvoir d’influence en lui-même, mais s’inscrit dans un contexte particulier qui la rend plus

ou moins facile. Comme le note Grégory DERVILLE, dressant le bilan d’années de recherche

sur la réception des messages médiatiques, « si les médias peuvent avoir un impact, celui-ci

vaut seulement pour certains publics, dans certaines circonstances et sous certaines conditions

spécifiques. »1

Des conditions pragmatiques, que l’on peut qualifier de structure des opportunités

politiques, influencent donc la transmission des cadres. Ainsi, les manifestations de janvier

créent un contexte d’urgence, de crise qui confère une nouvelle crédibilité à des cadres

considérés jusqu’alors comme trop critiques pour être intégrés à la décision publique. Mais la

puissance de cet effet doit être nuancée : l’effet conjugué des médias et des structures

d’opportunités politiques sur la décision publique semble finalement déconnecté des cadres

cognitifs. Il est en effet assez peu tenu compte, dans les articles parus à cette période, des

revendications des sapeurs-pompiers. Si Nord-Eclair consacre une page le jour de la première

manifestation sur « les raisons d’un conflit »2 et la Voix du Nord ne compte pas laisser

détourner l’attention du lectorat par « un drame et une enquête qui cachent le fond »3 la quasi-

totalité des articles des jours suivant la manifestation portent sur les suites de celle-ci (enquête

de police, soutien à Edouard WALCZAK...) ou sur les séances du Conseil général. De même,

il n’est pas inintéressant de constater que, au seul moment où elle se saisit des problèmes de la

départementalisation dans le Nord, la presse nationale recadre les manifestations, non sur les

revendications des sapeurs-pompiers, mais, dans une veine plus proche des faits divers, sur

l’usage de la grenade par les forces de l’ordre4. Il semble donc, à la lumière de cet exemple,

que les médias contribuent davantage à modifier la structure des opportunités politiques, à

rendre plus audibles (ou inévitables) les cadres portés par une mobilisation plutôt que de

réellement faire connaître ces cadres en les diffusant largement, notamment aux décideurs

publics. Ils pèsent donc davantage sur la dimension pragmatique de l’action publique (c'est-à-

1 Grégory DERVILLE, Le pouvoir des médias. op. cit., p. 88.2 Pierre DUHAMEL, « Les raisons d’un conflit », Nord-Eclair, 25/01/01, p.2.3 Christophe LEPINE, « Un drame et une enquête qui cachent le fond », Voix du Nord , 16/05/01, p. 2.4 Le Figaro, dans son compte rendu de la manifestation du 25 janvier 2001, consacre un paragraphe à ladépartementalisation dans le Nord. Jean VALBAY, « Violents affrontements entre CRS et pompiers », LeFigaro, 26/01/01, p. 8.

Page 127: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

128

dire en relâchant ou resserrant les contraintes qui pèsent sur les acteurs publics, en modifiant

leurs marges de manæuvre – et la représentation que les acteurs, dont notamment les

principaux intéressés, en ont) que sur sa dimension cognitive. Pour le dire vite, les élus du

Conseil général n’ont pas découvert dans la Voix du Nord la façon dont les sapeurs-pompiers

voyaient le problème de la départementalisation dans le Nord ! Il reste que les médias ont

largement relayé l’action des sapeurs-pompiers et donc donné à voir les cadres mobilisés par

ceux-ci, cet effet n’ayant pas été aussi puissant si les sapeurs-pompiers n’avaient déjà été des

acteurs de la politique publique perçus comme légitimes par les médias – c’est-à-dire perçus

comme interlocuteurs jugés légitimes par les décideurs publics. Cette focalisation (relative)

des médias sur la départementalisation et la prise en compte des cadres des sapeurs-pompiers a

conduit les financeurs du SDIS à reconsidérer leur position1.

Ce n’est finalement pas la transmission plus ou moins imparfaite de cadres précis et

fortement structurés qui est opérante. Il semble que le phénomène soit plus grossier : c’est

l’accumulation d’articles à tonalité positive ou négative (ou perçus comme tels par les acteurs

institutionnels et les acteurs mobilisés) qui permettent de modifier le cours de la politique

publique, autorisant ou interdisant la prise en compte par les décideurs publics de certains

points de vue. Bien qu’elle ne soit pas tout à fait équivalente, cette analyse est fortement liée

aux effets médiatiques sur l’agenda.

1 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS :

Et juste pour terminer, je voulais vous demander si éventuellement la fortecouverture qu’il y avait eu au moment des manifestations de janvier 2001 a puavoir des conséquences sur le fait que le Conseil Général a donné une fortedotation au SDIS ? Est-ce que vous partagez cette analyse ?Je pense qu’honnêtement elle a aussi joué, je crois que le… on ne peut pas nierl’importance des rapports de force.

Page 128: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

129

On le voit, l’influence des médias sur la constitution des problèmes publics est au moins

autant pragmatique que cognitive. Les médias contribuent davantage à déterminer (ou à

contraindre) la façon dont les décideurs publics prennent en compte les problèmes plutôt que

la façon dont ils les voient. Comprendre le rôle des médias sur les politiques publiques

nécessite donc maintenant d’apprécier les mutations que la présence des médias dans les

politiques publiques imposent aux pratiques à leurs acteurs.1 Il s’agit donc d’étendre l’étude

pragmatique des effets des médias sur les politiques publiques au-delà de la seule approche

cognitive (au sens restreint du terme), c’est-à-dire la formation conjoncturelle sur d’un

problème public particulier.

1 Nous rejoignons encore une fois l’analyse de Jean CHARRON, « Les médias et les sources », art. cit., p. 85. :

« Mais en ce qui concerne l’état actuel de la recherche sur les relations sources-médias, la question est moins de savoir si des formes d’influence s’exercent entre lessources et la presse (ce dont personne ne doute), ni même d’en prendre une"mesure" (ce qui suppose qu’il y aurait quelque chose de systématique, derécurrent et donc de prévisible à mesurer et qui soit mesurable quantitativement (cedont on doute de plus en plus) que de comprendre dans sa complexité et sacontingence un phénomène crucial dans les processus de communication politique,c'est-à-dire comprendre les formes d’influence qui s’exercent et les manières dontconcrètement elles s’exercent. Dans cette perspective, il faut recourir à une approcheet des méthodes susceptibles de rendre compte de cette complexité. »

Page 129: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

130

DEUXIEME PARTIE

CE QUE LES MEDIAS FONT (FAIRE)

AUX ACTEURS :

L’IMPACT DE LA MEDIATISATION

SUR LES PRATIQUES DES ACTEURS

Page 130: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

131

L’objet de cette partie est de proposer les premières pistes de réflexion pour une analyse

du rôle des médias dans les politiques publiques qui se préserverait de ce que Jean-Gustave

PADIOLEAU appelle « l’illusion mentaliste ». Contre une conception trop simple de

l’influence cognitive des médias, selon laquelle les idées des médias influenceraient plus ou

moins les idées des acteurs publics, il nous faut admettre que le rôle des médias dans les

politiques publiques ne peut être exploré que par la prise en compte des usages sociaux,

pragmatiques, et non seulement idéels, des médias par les acteurs des politiques publiques.

C’est donc à l’emprise des médias sur les pratiques des acteurs des politiques publiques que

cette partie est consacrée1, sur le mode de pistes de réflexion, plutôt sur celui de la

présentation d’un modèle d’analyse construit et opérant2. Comme le suggère Philippe JUHEM

à propos de la production des cadres journalistiques3, l’analyse de l’activité journalistique est

inséparable de l’analyse de l’activité des acteurs des politiques publiques, ces deux activités

étant liées par un ensemble de jeux sociaux complexes. Les règles régissant le travail des

acteurs publics ont, comme nous venons de le voir, des effets sur l’activité des journalistes et

l’inverse est tout aussi vrai. Le rôle des médias dans les politiques publiques n’est donc pas

réductible à un jeu d’influence cognitive et son analyse ne se résume pas à savoir qui influence

1 Nous rejoignons ici, avec l’analyse de l’activité journalistique, le constat que dresse Anne-Marie GRINGAS surla communication politique. Anne-Marie GRINGAS, « L’impact des communications sur les pratiquespolitiques. Lectures critiques », Hermès, n°17-18, 1995, p. 37 :

« S’il est vrai que l’utilisation massive de certaines techniques de communicationa modifié les pratiques politiques – pensons aux qualités d’orateurs qui doivent êtreremplacées par celles de debater – l’étude rigoureuse de ces modifications n’en estqu’à ses débuts. On assimile trop souvent la "communication politique" à unensemble de recettes visant la maîtrise des techniques permettant de passer avecsuccès le test médiatique. Cette tendance s’avère d’autant plus importante qu’unecertaine "science politique" analyse les usages de ces techniques en les légitimantet en leur donnant les apparences de la scientificité. »

2 Une observation ethnographique du travail de chacun de ces acteurs permettrait une compréhension plusexhaustive de ces usages, mais un tel travail de recherche est trop ambitieux pour l’année d’étude de DEA.3 Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs des journalistes », art. cit., p. 139.

« Cette analyse entend (...) permettre une formalisation sociologique de l’étudedes débats politiques, notamment en envisageant conjointement les fluctuations desressources détenues par les entreprises politiques, l’évolution du contenu de leursdiscours publics et les transformations des jugements que les journalistes peuventporter sur elles. En effet, établir les relations entre le discours des acteurs partisans,l’élaboration des cadres de perception dominants des journalistes et les processus dedélimitation du pensable en politique permet de comprendre ce qui est en jeu dans lescontroverses politiques. En discernant les interdépendances entre les ressources desentreprises collectives, leurs stratégies discursives et leur capacité inégale à contrôlerles angles journalistiques qui leur seront appliqués, il devient possible d’envisager

Page 131: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

132

la façon dont l’autre construit le problème. Les jeux sociaux entre médias et acteurs publics, et

les conséquences pratiques de l’engagement de chacun de ces joueurs dans le jeu, doivent être

pleinement prises en compte. Nous rejoignons en partie Jean CHARRON1 pour qui il convient

de substituer à l’analyse d’effets d’influence globaux celle des jeux sociaux dont il s’agit de

faire apparaître les règles socialement (et historiquement) produites et situées. Par une sorte

d’« écologie des nouvelles », pour reprendre l’expression du sociologue québécois2, nous

voulons contribuer à faire apparaître ce que les médias font aux acteurs sociaux impliqués

dans les politiques publiques, et comprendre dans quelle mesure les médias pèsent ainsi sur les

politiques publiques. Il faut aussi, en retour, analyser ce que les acteurs font aux médias

puisqu’une telle activité ne saurait être soustraites à la notion d’action publique.

Or, les modalités et les limites de ces jeux d’influence pragmatique demeurent largement

inexplorées. Il est significatif par exemple que Grégory DERVILLE, dans son ouvrage sur le

pouvoir des médias ait (relativement) peu de références auxquelles renvoyer pour la partie

qu’il consacre aux « conséquences entraînées par la généralisation des médias de masse

moderne sur le jeu politique »3 : il semble qu’il existe encore peu de littérature sur les

mutations croisées de règles guidant la pratique des acteurs publics et celle des journalistes.

Mais avant de s’aventurer dans une sociologie pratique des effets structurels réciproques des

médias et des acteurs des politiques publiques, une précaution doit être rappelée : les médias

ne sont pas l’alpha et l’oméga de l’action publique. S’ils pèsent sans conteste sur les pratiques

de l’action publique, il ne faut pas pour autant occulter l’autonomie (certes imparfaite) des

champs médiatique et politique par rapport à l’autre.

une description plus réaliste de la logique des affrontements idéologiques et deseffets sociaux du travail discursif des porte-parole des entreprises collectives. »

1 Jean CHARRON, « Les médias et les sources », art. cit., p. 86.« Dans cette perspective, il ne s’agit plus de tester ou d’étayer un modèle formel

en produisant des propositions générales prédictives qui établissent des relationscausales entre l’agenda des sources et l’agenda des médias, mais de considérer qu’ily a là un "jeu" complexe de stratégies et de tactiques et que ce qu’il fautcomprendre, c’est la manière dont les joueurs jouent le jeu et le jeu lui-même, c'est-à-dire le processus de la gouverne à l’ère des médias. »

2 Jean CHARRON, « Les médias et les sources », art. cit., p. 86. :« Des notions comme celle de "jeu"et d’"écologie des nouvelles", qui

soulignent le caractère à la fois complexe et contingent de l’influence dans lesprocessus de communication politique, nous invite à aborder les actions des"joueurs" du point de vue de l’analyse stratégique. »

3 Grégory DERVILLE, Le pouvoir des médias, op. cit., p. 107.

Page 132: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

133

Pour tenter d’analyser sociologiquement les effets réciproques, à la fois cognitifs et

pragmatiques, de l’activité médiatique et de l’action publique, nous nous inspirons de la

sociologie de la traduction, développée notamment par Michel CALLON1. Le processus de

traduction qu’il décrit met en situation de coopération/concurrence les divers acteurs, humains

ou non-humains – les usages des objets n’étant pas sans conséquences sur les pratiques

humaines –, pour définir un problème public et sa résolution. Le modèle de la traduction nous

intéresse ici parce qu’il décrit un processus à la fois cognitif (transmission/reformulation des

savoirs) et pragmatique (lutte pour la définition de son identité et celle des autres acteurs, prise

en compte des compétences pour entrer dans cette lutte...). Il convient toutefois de préciser les

précautions et les limites d’un usage du modèle de la traduction extrait de son contexte et de

ses missions explicatives originelles. Ce modèle n’est pas conçu pour l’étude des médias dans

les politiques publiques : si certains concepts avancés par CALLON2 sont de puissants

stimulateurs intellectuels pour notre objet de recherche, nous préférons ne pas « torturer »3 le

modèle pour l’épuiser dans l’étude du cas qui nous intéresse. L’utilisation de ce modèle de la

traduction a une vertu exploratoire. L’approfondissement des recherches sur les rôles des

médias dans les politiques publiques nous amènera à proposer des pistes pour élaborer un

modèle plus approprié.

1 Michel CALLON, « Eléments pour une sociologie de la traduction », art. cit., pp.169-208.2 Ceux de « point de passage obligé » (PPO) et d’« enrôlement » notamment.3 Par écartèlement...

Page 133: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

134

Chapitre 3

L’impératif médiatique.

Les médias comme « point de passage obligé » pour les acteurs

de la politique publique

Apprécier le rôle des médias dans les politiques publiques, et évaluer les changements de

pratiques auxquels ils contraignent les acteurs des politiques publiques, implique de penser les

médias1 comme un acteur du processus d’élaboration de la politique publique et d’en dégager

les traits spécifiques. La première étape est donc d’établir l’identité de l’acteur médiatique.

3.1. La croyance dans le pouvoir des médias et les impératifs de l’opinion

Dans un jeu social, fondé sur les rapports avec les autres acteurs, la production de

l’identité de l’acteur médiatique dépend largement des représentations que les autres acteurs se

font des médias. Chaque acteur de la politique publique perçoit les médias au travers de

croyances et de représentations, ces dernières induisant la façon dont les acteurs de la politique

publique vont se comporter à l’égard des médias2.

3.1.1. L’impératif médiatique des mobilisations

Les mobilisations et les médias ont partie liée3 : volontairement ou non, ils sont

fréquemment amenés à travailler ensemble. La façon dont chacun s’engage dans cette

interaction dépend de la façon dont il voit l’autre. Pour les mobilisations, les médias peuvent

être perçus comme des alliés ou des ennemis (potentiels) ; mais à chaque fois, des

représentations et des attentes sont à l’æuvre qui induisent (ou orientent) des comportements

spécifiques.

1 Sans doute faudra-t-il réviser plus tard ce pluriel.2 Etudier les croyances et les représentations que les acteurs se font des médias ne conduit pas nécessairement àreproduire le mentalisme critiqué par ailleurs : ces croyances sont doublement liées aux pratiques. En mêmetemps qu’elles sont produites par la perception de ces pratiques, les croyances contribuent à former les pratiques.3 Voir par exemple, Patrick CHAMPAGNE, « La manifestation », Actes de la Recherche en Sciences Sociales,1984, n°52-53, p. 18-41.

Page 134: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

135

Vouloir passer dans les médias

A l’exception de cas particuliers, où la présence des médias est perçue comme contre-

productive ou n’est pas souhaitée pour d’autres raisons, l’accès aux médias est perçu par les

acteurs d’une mobilisation comme une ressource stratégique pour accéder à l’agenda politique

et contribuer à la construction du problème public. Comme nous l’avons vu, trois usages1 des

médias pour une mobilisation peuvent être dégagés2. Le premier de ces usages des médias

concerne la mobilisation de soutiens. Publiciser une cause doit permettre de la porter à la

connaissance du groupe mobilisable, du public éclairé et de l’opinion publique, pour reprendre

la typologie de COBB et ELDER, et éventuellement de susciter, sous une forme ou une autre,

leur soutien. Un exemple particulièrement net de ce premier usage est visible dans le soutien

massif qu’a reçu Edouard WALCZAK après sa blessure. Sapeurs-pompiers et médias ont

réactivé le soutien symbolique dont jouissent les pompiers auprès de l’opinion : l’écart entre

l’image favorable des sapeurs-pompiers dans l’imaginaire social et l’injustice faite à Edouard

WALCZAK (et relayée dans les médias, notamment avec la manifestation de « soutien à

Edouard », le 29 janvier 2001) n’a pu que susciter des gestes de sympathie, qui étaient au fond

davantage adressés au pompier qu’aux pompiers.

Le deuxième usage possible des médias pour une mobilisation est la mise à l’agenda des

revendications. Ici encore, il s’agit des usages tels qu’ils sont perçus par les acteurs de la

mobilisation. Nous l’avons montré plus haut : les médias ne font pas l’agenda public, tout au

plus contribuent-ils à le façonner (notamment avec des effets de court terme sur des problèmes

ponctuels). « Le schéma général sur lequel vivent nombre de militants est que la reprise, en

termes positifs, par les médias nationaux ou locaux (suivant l’échelle de la mobilisation) des

actions entreprises, est une étape indispensable et précieuse vers la satisfaction de leurs

demandes. En effet, l’action médiatisée, relayée, sensibilise l’opinion publique et prépare du

même coup la décision favorable des autorités, qui ne peuvent pas ne pas tenir compte de

revendications largement connues et soutenues par une majorité d’électeurs, allant au-delà du

1 Présentés par Arnaud MERCIER, « Mobilisation collective et limites de la médiatisation comme ressource »,art. cit., pp. 238-239, ces trois usages sont repris de R. KIELBOWICZ et C. SCHERER, « The Role of the Pressin the Dynamics of Social Movements », in L. KRIESBERG (dir.), Research in Social Movements, Conflicts ansChange, JAI Press.2 Il s’agit évidemment ici d’une construction analytique. Ces usages ne se présentent pas tels quels dans le mondesocial ; la meilleure preuve en est qu’ils peuvent avoir des effets inverses.

Page 135: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

136

cercle des sympathisants prévisibles. »1 Pour les militants, la reprise médiatique de leur

mobilisation est une étape indispensable : elle est perçue comme la première reconnaissance

de la légitimité de sa mobilisation, avant même que l’institution se saisisse ou non du

problème qu’elle porte. Cette reconnaissance est donc d’autant plus significative pour les

groupes à faibles ressources – politiques, institutionnelles, économiques, culturelles, sociales,

etc. – qu’elle permet de croire à un accès à l’agenda public, malgré les désavantages

structurels qu’ils subissent.

On comprend alors que les deux premiers usages (la mobilisation de soutiens grâce à la

publicisation de la cause et la mise à l’agenda grâce à la légitimation de la cause) engendrent

le troisième : les gratifications symboliques que l’on retire à voir sa mobilisation médiatisée,

c'est-à-dire le soutien du « moral des troupes ». La médiatisation d’une manifestation n’a en

effet pas que des usages matériels : la dimension psychologique n’est pas à négliger. Tout au

long de la mobilisation, les médias sont plus ou moins consciemment constitués en objectifs

importants dans une mobilisation : il est alors compréhensible qu’y paraître, et a fortiori y

paraître en termes positifs, est vécu comme une réussite en soit2. Un journaliste de Nord-

Eclair explique ainsi qu’en faisant la tournée de faits divers, il trouva un de ses articles collé

sur des camions de sapeurs-pompiers, bariolés de slogans à l’occasion d’une grève. Les

sapeurs-pompiers estimaient que cet article rendait compte de façon satisfaisante de leur

problème et pouvait donc être repris tel quel pour informer la population. La signification est

la même de cette affichette réalisée en photocopiant une photographie, particulièrement

explicite et violente, d’Edouard WALCZAK blessé. Cette photographie est reprise d’un article

de Nord-Eclair3, et accompagnée de la mention manuscrite : « Une main pour des moyens !!

Manifestation du 25 janvier 2001 ». La couverture médiatique d’une manifestation produit des

1 Arnaud MERCIER, « Mobilisation collective et limites de la médiatisation comme ressource », art. cit.,pp. 236-237.2 Ce phénomène est bien décrit dans Patrick CHAMPAGNE, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris,Minuit (Coll. Le sens commun), 2001 (1990), 235 :

« Il n’est pas rare de voir certains manifestants emporter des postes de radioportatifs pour écouter et répercuter dans le cortège les flashes d’informations quiconcernent le défilé. La plupart des participants rentrent rapidement chez eux, parfoisavant l’ordre officiel de dispersion, afin de voir ou d’écouter les reportages qu’enfont la télévision ou les stations de radio, passant d’une chaîne à une autre afin decomparer les divers comptes rendus. »

3 Pierre-Laurent FLAMEN, « Un pompier a eu la main arrachée », Nord-Eclair, 26/01/01, p. 2. (Photo AFP)

Page 136: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

137

attentes et peut provoquer satisfaction (notamment en procurant des gratifications

symboliques : image de soi positive...) ou dépit.

Pour un faisceau de raisons liées entre elles et largement dépendantes de représentations

et de croyances à l’égard des médias (pouvoir de placer son problème à l’agenda public,

pouvoir d’attirer le soutien de l’opinion publique...), passer dans les médias devient une

priorité, plus ou moins consciente, des mobilisations.

Attentes et déceptions

Constitués en objectif de la médiatisation, les médias sont de ce fait l’objet d’attentes de la

part des acteurs de la mobilisation. Lors de la manifestation du 25 janvier 2001, après

qu’Edouard WALCZAK ait eu la main arrachée et que la manifestation ait en un instant

changé de sens et de portée, le rôle que les sapeurs-pompiers accordent alors aux médias

change radicalement. D’une logique de publicisation d’un problème on passe à la dénonciation

de violences policières. Sans aucune intention de manipulation, les sapeurs-pompiers se

tournent, comme par un réflexe1 vers les journalistes :

Bon les réactions, elle venaient toutes seules, hein. Ben oui, hein. Ben ouais parceque là les pompiers ils venaient nous voir, hein carrément. Là ils viennent nouschercher carrément et nous disent « Woua, là tu as vu ce qu’il s’est passé. J’ai unbout de doigt sur mon casque... »2

Les acteurs mobilisés assignent aux médias une fonction sociale en faisant peser sur les

journalistes une forte attente, ces attentes variant en fonction du contexte. De telles attentes

n’existent en effet pas que dans des cas aussi visibles et tragiques : elles sont un phénomène

normal. Arnaud MERCIER le souligne pour ce qui est des participants à une manifestation :

« Les médias interviennent dans le sentiment subjectivement perçu par lesdifférents acteurs de la réussite ou de l’échec de la mobilisation. Ce phénomènes’impose selon plusieurs critères d’évaluation : les médias en parlent ou n’en parlentpas, ils en parlent en termes favorables, ils vont jusqu’à donner la parole auxresponsables du mouvement et les laissent s’exprimer. (...) Le compte-rendujournalistique est un des effets tangibles attendus d’une manifestation. »3

1 Un réflexe produit par leur représentation du rôle des médias, représentation qui tient à la fois desreprésentations globales du rôle des médias et aux rapports particuliers qu’ils entretiennent avec les journalistesqui couvrent la manifestation.2 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).3 Arnaud MERCIER, « Mobilisation collective et limites de la médiatisation comme ressource », art. cit., p. 235.

Page 137: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

138

Il reste que constituer les médias en objectif (souvent prioritaire) d’une mobilisation, et,

partant, se focaliser (parfois de manière excessive) sur le traitement médiatique de la

mobilisation crée des risques de déception. En particulier, comme l’a montré Arnaud

MERCIER dans sa contribution à l’ouvrage d’Olivier FILLIEULE sur la sociologie de la

protestation1, passer dans les médias impose une certaine dépossession de sa propre image : se

saisissant du problème porté par les acteurs de la mobilisation, les médias parlent les sources

d’information, plutôt qu’elle ne les laisse parler. Ce faisant, les médias peuvent être considérés

par les acteurs mobilisés comme un acteur spécifique qui joue contre eux et les « trahit ». Il

s’agit ici de perception subjective du rôle des médias dans les mobilisations, et non de leur

rôle objectif, c'est-à-dire tel qu’il fonctionne réellement. Si ces phénomènes de dépossession

existent en effet bel et bien dans le discours médiatique2, tel que peut le repérer un militant en

ouvrant son journal un lendemain de manifestation, son impact politique – notamment en

termes de politiques publiques – est bien plus incertain. Il reste que, le plus souvent, les

acteurs de la mobilisation croient plus ou moins fortement que les décideurs publics prêtent la

même attention qu’eux-mêmes au traitement médiatique de la mobilisation. Par un effet

d’homologie, ils assignent aux décideurs publics une réception des discours médiatiques

comparable à la leur – où plutôt à celle d’un lecteur (fictif) qui découvrirait la mobilisation, et

le problème public qu’elle porte, dans son journal. Et comme souvent le seul discours

médiatique n’est pas celui que voudraient les acteurs mobilisés, une telle transposition du

lecteur fictif dans la position du décideur est source de déception :

Et avec des couvertures un peu comme ça, quelle était du coup la réaction desgens. Par exemple la réaction de Dejonghe ou du SDIS...Dejonghe c’est un politicard. Les gens du SDIS c’est aussi des gens, même s’ils sontpompiers, ils touchent un peu, ils commencent un peu à tapoter la politique. Donceuh bon on sait jamais vraiment ses réactions. On peut deviner qu’il soit pas vraimentcontent d’un article ou d’un autre mais il va jamais nous... Non, non, il nous aimetoujours bien [sourire ironique]. Il est toujours prêt à nous mettre une grande tapedans le dos et nous payer un petit verre de champagne. Y a pas de problème. Non y apas vraiment de réaction. Par contre les pompiers ouais, ils sont vachement exigeantsles pompiers. Si tu écris un truc qui va pas tout à fait dans leur sens tu y as droit quoi.Là par contre quand tu vas dans la caserne « Ouais, gros connard... » Ouais. Voilà.

1 Arnaud MERCIER, « Mobilisation collective et limites de la médiatisation comme ressource », art. cit.,pp. 233-257.2 Encore qu’il faudrait les relativiser : s’ils ne les reproduisent pas à l’identique, les médias restent trèsdépendants des cadres d’une mobilisation.

Page 138: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

139

Même dans la durée, quand on les connaît bien...Quand on les connaît bien... ben d’autant plus [rire]. Bon comme ça au moins c’esthonnête. On sait tout de suite où on en est. Enfin bon. Même si c’est souvent avecexcès de la part des sapeurs-pompiers, y en a certains, bon on peut rien dire sur leurprofession, on peut pas faire la moindre critique sinon c’est...1

Les critiques souvent virulentes que des acteurs de mobilisations formulent à l’encontre

des médias trouvent une partie de leur explication dans ce phénomène : ces mêmes acteurs ont

de fortes attentes à l’égard des médias, se représentant un rôle que ceux-ci devraient tenir. Or,

pris dans d’autres contraintes, les médias ne peuvent tenir ce rôle et la réalité de la couverture

médiatique est souvent éloignée de ce qu’en attendent les acteurs. Les médias ne peuvent tenir

le rôle qu’on voudrait qu’ils tiennent.

3.1.2. Impératifs médiatiques des décideurs publics

Comme pour la mobilisation, les acteurs de l’institution, c'est-à-dire les décideurs publics,

formulent à l’égard des médias des attentes, dépendantes des représentations et des croyances

qu’ils ont sur eux. Ces attentes engendrent certains usages spécifiques que les acteurs de

l’institution font des médias.

Le pouvoir présumé des médias : faire l’opinion

La principale croyance des acteurs de l’institution concernant les médias porte sur le

pouvoir de ceux-ci sur l’opinion publique. En fait, deux croyances s’entretiennent ici

mutuellement. La première porte, comme l’a montré Patrick CHAMPAGNE, sur la primauté

dans la pratique politique de l’opinion publique, c'est-à-dire « la croyance, aujourd’hui

largement partagée par la quasi-totalité du champ politique, selon laquelle "faire de la

politique", c’est, notamment grâce à une "bonne communication", se situer le plus haut

possible dans les côtes de popularité. »2 Trouver dans (et par) son action le soutien de

l’opinion publique est le critère pertinent dans le champ politique. Cette notion, qui

« appartient au registre de la métaphysique politique et non pas à celui de la science sociale »3,

est un principe directeur de l’action publique, véritable illusio moteur du champ politique.

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).2 Patrick CHAMPAGNE, Faire l’opinion, op. cit., p. 154.3 Patrick CHAMPAGNE, Faire l’opinion, op. cit., p. 82.

Page 139: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

140

Dire cela n’est pas « plaquer », à partir d’une position extérieure, des cadres explicatifs sur

l’action des hommes politiques. De nombreux signes, dans les discours des hommes

politiques, donnent à voir la prégnance de ces croyances dans leur façon de concevoir leur

propre activité. Cette confession d’un très haut fonctionnaire (et décideur public influent)

chargé notamment de la sécurité civile indique bien que l’opinion publique est un principe

légitimateur et moteur de l’action publique :

« La réforme a eu du mal à être acceptée des pompiers du Nord et des élus car elle amanqué de s’appuyer sur l’opinion publique laquelle aurait très bien compris l’intérêtpour elle de cette réforme. »1

Pour ce haut fonctionnaire, il ne fait aucun doute que la fin de l’action publique est

l’opinion publique. Mais il est encore plus fascinant de repérer de telles références à l’opinion

publique dans les pratiques politiques elles-mêmes, et plus encore celles relatives, non aux

stratégies de présentation de soi, mais à l’action publique. Le travail sociologique réserve au

chercheur quelques surprises, comme cette lettre étonnamment explicite, découverte dans les

archives d’une association d’élus locaux :

1 Questionnaire d’un haut fonctionnaire chargé de la sécurité civile dans le département.

Page 140: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

141

16 janvier 2001XX à YY1

Monsieur le président,

A la suite de différentes entrevues et réunions de concertation, un budget a pu être voté au SDIS pour 2001.Il laisse sans réponse la question des emplois et du paiement des vacations dont il repousse le début du

déblocage à 2002 au plus tôt. De plus, le gouvernement vient de faire adopter le CSPPT des textes qui modifientprofondément le déroulement de la carrière des sapeurs-pompiers. Cette reconstruction de la carrière entraîne unnouveau surcoût, inconnu lors du débat du budget, de 6 à 8% de la masse salariale.

Compte tenu des décisions déjà prises de limitation drastique des contributions, ce sont 30 millions de francsqui manquent aujourd’hui.

Or, vous n’ignorez pas que la création de postes et le paiement des vacations des volontaires sont des sujetsauxquels nos sapeurs-pompiers sont particulièrement sensibles.

A juste titre, selon moi et les élus au Conseil d’administration, qui suivent ce dossier ; quelle que soit laméthode de calcul, il manque plusieurs centaines de sapeurs-pompiers professionnels. Par ailleurs toute astreintedoit légitimement être payée quels que puissent être le tarif et le nombre d’astreintes retenus, toujourssusceptibles d’appréciation.

J’ai reçu l’intersyndicale, jeudi 4 et vendredi 5 courant, mes interlocuteurs m’ont fait valoir l’urgence d’unesolution positive à leurs revendications. Ils sont déterminés à développer des actions dures qui inévitablementatteindront l’opinion publique.

Ils ont avancé l’idée d’une table ronde. Sur le principe, je ne vois qu’avantages à ce que l’ensemble desfinanceurs se retrouvent pour prendre ce problème à bras le corps. L’ensemble du service départemental estfrappé d’incapacité à faire face à sa mission.

(...)

Cette croyance fondamentale dans l’opinion a partie liée avec la croyance dans le pouvoir

des médias sur l’opinion publique. Pour les acteurs politiques, il est aussi naturel que les

médias ont le pouvoir d’influencer, voire de former, cette opinion, qu’il faut suivre l’opinion

(ou tout au moins ne pas durablement aller contre elle). Le fonctionnement de la fiction de

l’opinion est le même que celui du modèle classique de l’agenda-setting tel que le formule

Jean CHARRON :

« Les médias influencent l’ordre du jour des affaires publiques dans la mesure oùle public ajuste sa perception de l’importance relative des sujets à l’importance queles médias leurs accordent. »2

Cette capacité des médias à influencer l’opinion publique est une des plus prégnantes

croyances des acteurs politiques, et permet de régler leurs relations avec les journalistes. Les

1 Extrait d’une lettre du président du SDIS de l’époque au président d’une association d’élus locaux. Cette lettre,trouvée dans les archives de cette association, est recopiée par nos soins : ne souhaitant pas que soient publiés desdocuments qui ne soient déjà publics, le directeur de cette association ne nous a pas permis de photocopier lalettre. Nous soulignons.2 Jean CHARRON, « Les médias et les sources », art. cit., p. 73.

Page 141: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

142

représentants du champ politique ne doutent pas que l’information médiatique produit les

représentations que les lecteurs se font du problème et de la politique publique1 si bien que

pour agir sur l’opinion, il faut agir sur les médias. Un exemple en dehors de notre étude mais

particulièrement évocateur de cet impératif médiatique est visible lors des séances de

questions au gouvernement à l’Assemblée nationale. Par la magie d’un changement

impromptu de caméra, la foule visible autour de l’orateur se transforme en un petit groupe de

députés opportunément placés pour remplir le cadre de l’écran. Plus intrigant encore est de

retrouver quelques minutes plus tard, les mêmes députés réunis autour d’un nouvel orateur du

même groupe parlementaire. Au-delà de ce pittoresque exemple, la double croyance dans

l’opinion publique et dans le pouvoir des médias sur cette opinion est à l’origine de

nombreuses stratégies pour occuper l’espace médiatique. Ainsi, pour ce journaliste politique, il

est naturel qu’un acteur politique cherche à maximiser sa visibilité médiatique et déploie pour

se faire des pratiques spécifiques :

Mettons qu’il ait cinq/six coups de fils, il va hiérarchiser les réponses en fonction del’audience du média. Ça c’est sûr... Ben j’ai pas de conseil à leur donner, mais à leurplace je ferai comme ça. Je ferai la télé ; en deux, je ferai la Voix du Nord ; ensuite –statut à part – l’AFP si c’est un truc qui a une dimension nationale, Nord-Eclair,Fréquence Nord, et puis le reste si j’ai le temps. Hein, oui. Les hebdos c’est déjàmoins... bon, c’est moins chaud les hebdos, c’est pas pour le lendemain donc... Jedirais les hebdos ils pourront reprendre ce qu’on dit [sourire].2

Cette croyance dans l’impératif médiatique, si elle est caractéristique du champ politique,

est partagée par les agents des espaces sociaux liés au champ politique. Les journalistes

(notamment politiques) ne sont pas loin d’adhérer à la même croyance si bien qu’elle est

entretenue par les journalistes eux-mêmes. Non seulement, par leur activité professionnelle

même, les journalistes ont des attentes en terme de communication qu’ils adressent aux acteurs

1 Ce sont sans doute ces représentations qui font dire au président de l’Union départementale des sapeurs-pompiers « qu’il y a eu l’avant 25 janvier et qu’il y aura l’après 25 janvier ». Cité dans Christophe LEPINE, « Lecalme pour soutenir Edouard », Voix du Nord , 30/01/01, p. 2.2 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord) :

Y a pas de problème pour les avoir directement ?C’est rare qu’on arrive à les avoir directement. Mais ils rappellent. Ah, faut un peuun coup de bol, parce que c’est quand même des gens qui ont des agendas trèschargés, très denses. Il faut un coup de bol pour que pile au moment où vous appelez,la personne décroche. Voilà, mais c’est rien. Vous laissez un message ou vous avezle secrétariat, et puis il vous rappelle dans la journée.

Page 142: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

143

publics : prendre des photographie des acteurs, susciter des réactions1... indique aux acteurs

publics que les journalistes veulent les voir jouer le jeu de la médiatisation. Mais surtout les

médias contribuent à produire la croyance en leur propre pouvoir sur l’opinion, en

développant, pas forcément consciemment, des présentations et des représentations d’eux-

mêmes, notamment dans leurs articles. Dans l’édition du 27 janvier 2001 de Nord-Eclair, on

apprend ainsi que, grâce aux médias, « en l’espace de quelques minutes, la France est au

courant des événements dramatiques qui se sont déroulés à Lille » le 25 janvier 2001, en fin de

matinée. Il n’est donc nullement étonnant de constater qu’« après les pompiers et le grand

public, les élus ont réagi ». Mais si les journalistes donnent des signes laissant croire à leur

pouvoir de persuasion sur l’opinion, ce n’est pas avec une volonté consciente et

manipulatrice : ils véhiculent d’autant plus efficacement ces croyances qu’ils y croient eux-

mêmes. Les médias participent eux-mêmes à (et de) la croyance en leur pouvoir démocratique.

Des usages des revues de presse : la réduction pratique des médias à l’opinion

La croyance du pouvoir des médias sur l’opinion publique induit des pratiques spécifiques

de la part de l’institution, dont une des plus puissantes est la revue de presse. Celle-ci est une

source d’information pour les décideurs publics qui exige, dans des institutions de grande ou

de moyenne taille, le travail à temps complet de plusieurs personnes. Mais ce sont les usages

(différenciés) que les acteurs font des revues de presse, et notamment la nature des

informations qu’ils y recherchent, qui informent sur les croyances que les élus se font de

l’opinion publique et les effets de ces croyances. Au Conseil général du Nord, par exemple,

deux revues de presse, une quotidienne et une hebdomadaire, évoquent deux formes de veille

de la production médiatique2. Dans la revue de presse quotidienne sont consignées toutes les

coupures de presse, tout ce qui peut appeler une réponse du Conseil général – ce qui laisse voir

1 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).2 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général :

Et avec tout ce travail, quels sont les documents produits par le service ?Les produits documentaires concernent la revue de presse quotidienne et la revue depresse hebdomadaire qui rapportent tous les articles évoquant le Conseil général. Enquotidien, on sélectionne ce qui est polémique, ce qui suscite l’attention. Parexemple, ce matin il y a un article qui explique qu’il y a beaucoup d’accidents surtelle route et qui demande : "quand va bouger le Conseil général ?". Tout ce quirelève de l’information apparaît dans le quotidien. C’est tout ce qui appelle uneréponse, une étude. Les retombées médiatiques relèvent de l’hebdomadaire. La revuede presse quotidienne est diffusée au président, aux vice-présidents et aux présidentsde commission.

Page 143: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

144

qu’une partie de l’action publique est de répondre presque instantanément à une représentation

médiatique de la réalité. La revue de presse hebdomadaire établit un recension exhaustive de

la représentation médiatique de l’activité du Conseil général. Un usager de ces revues de

presse y voit deux fonctions :

On apprend quoi dans une revue de presse ?Quand on ouvre sa gueule de temps en temps, je dis ça parce que la mienne elle y estpas souvent parce que bon euh… Non mais la… la revue de presse bon, quand est-cequ’elle est inutile ? Parce que par exemple moi je fais partie de la commission desinfrastructures routières, on sait qu’il y a un pont – pendant un temps j’en étaisprésident – je sais qu’y a un pont qu’il faut refaire à tel endroit et puis je vois dans larevue de presse que les maires nanana ils se sont foutus en boule parce que si parceque ça…1

Pour cet élu, la revue de presse a un usage de veille, et notamment de l’appréciation

médiatique de sa propre activité, c'est-à-dire de surveillance de l’opinion publique. Mais elle

permet aussi, dans une veine plus cognitive, de repérer l’émergence de problèmes

potentiellement publics. Comme tout changement des pratiques, le passage de la revue de

presse du Conseil général en intranet est significatif des usages différenciés de la revue de

presse, et notamment de sa dimension spécifiquement politique de surveillance de l’opinion2.

Si les services administratifs ont un usage prioritairement thématique de la revue de presse,

c'est-à-dire un usage cognitif pour la réalisation des dossiers, les pôles de l’institution les plus

proches des logiques de la représentation (au double sens du terme) ont une revue de presse

hiérarchisée en fonction de l’image médiatique de l’activité de l’institution, afin de pouvoir

modifier cette activité pour améliorer son image médiatique. Ainsi, rapporté à l’analyse des

politiques publiques, le constat de Patrick CHAMPAGNE sur les mutations des luttes

politiques est valable pour l’action publique :

1 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS.2 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général :

Avec l’Intranet, il va y avoir deux systèmes de revue de presse. Le contenu sera lemême mais classé différemment. Pour l’administration, ce sera classé par thèmes.Pour le cabinet, les vice-présidents, on maintiendra la hiérarchie afin d’aller àl’essentiel.Pour ce qui est de la vie politique nationale ou régionale, on hiérarchise. Lahiérarchisation se fait au feeling. On privilégie tout ce qui est très proche du Conseilgénéral. Ça ne recouvre pas du tout la hiérarchie de l’information telle qu’on latrouve dans les journaux parce que notre objectif n’est pas de refaire un journalnational ni local. Des élus me disent "on ne lit plus que la revue de presse car on saitqu’on est dans votre boulot. C’est un outil de travail."

Page 144: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

145

« Dans la mesure où les agents du champ politique croient que les pourcentagestirés de sondages d’opinion peuvent être modifiés par des "prestationsmédiatiques", une partie de la lutte politique s’est trouvée déplacée, au moins pourles leaders politiques, vers le terrain de la presse et des moyens modernes decommunication. »1

Le même passage sur l’Intranet de la revue de presse d’une autre grande institution locale

a suggéré ce commentaire à un haut fonctionnaire :

« Depuis que cette revue de presse est sur Intranet je ne la vois plus jamais car c’esttrop long. »2

Sans doute cet usage limité des revues de presse peut s’expliquer par la position dans le

champ politique du locuteur. En tant que haut fonctionnaire, c’est-à-dire de décideur public

influent mais non soumis à l’élection, cette personne accorde une moindre attention à ce qu’est

l’opinion le concernant. De plus cet usage limité de la presse – et le fait qu’on puisse s’en

passer – indique que la presse sert moins à l’élaboration cognitive des dossiers qu’à constater

les « réactions de l’opinion » à la politique publique menée. Cette surveillance de l’image de

l’institution (et des acteurs publics) dans l’opinion ne paraît pas sans similarité avec des

pratiques d’entreprises privées : outre le développement d’un marché spécifique3, la mutation

du mode de fonctionnement de l’institution tend vers ce que Jean-Gustave PADIOLEAU

nomme le « managerialisme »4, c'est-à-dire considérer les services publics non plus comme

une institution à diriger mais comme une organisation à « manager » – les objectifs et les

façons de faire divergeant.

La revue de presse prend en effet une grande place dans le travail quotidien des élus.

Pour nombre d’entre eux, c’est en effet la presse qui constitue l’opinion. Ils prêtent alors une

grand attention à ce que dit d’eux le journal local :

Il existe une revue de presse, mais les élus ont tous leur édition locale. (…) Les élusfont attention aux photos. Pour une institution, il n’y a jamais de photo de

1 Patrick CHAMPAGNE, Faire l’opinion, op. cit., p. 154.2 Questionnaire d’un haut fonctionnaire chargé de la sécurité civile dans le département.3 Patrick CHAMPAGNE, Faire l’opinion, op. cit., 311 p.4 Voir notamment Jean-Gustave PADIOLEAU, Le réformisme pervers, op. cit., 216 p. et notamment la section« Institution ou Organisation ? », pp. 44-52.

Page 145: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

146

l’assemblée. Par exemple, Martine AUBRY, elle est toujours en gros plan, jamais ensituation. Aujourd’hui, il y a peu de photos de situation.1

Comme les journalistes, les responsables des revues de presse contribuent à consolider les

croyances dans l’opinion et l’importance à accorder aux médias (en raison de leur pouvoir

supposé). La régularité de la pratique de la revue de presse permet d’occulter ses présupposés,

les croyances sur lesquelles elle se fonde et les pratiques politiques qu’elle fonde. Il convient

donc de rajouter les responsables des revues de presse à la liste dressée par Patrick

CHAMPAGNE2 des professionnels de l’opinion3, qui, par leur pratique professionnelle même,

contribuent à entretenir ces croyances génératrices de pratiques. Le poids des services de

revues de presse est d’autant plus grand sur le champ politique local que les professionnels de

l’opinion (politologues, sondologues...) y sont moins nombreux.

L’opinion médiatique : un enjeu politique dénié par les acteurs

En fait, ces croyances sont largement occultées dans le champ politique, et par les acteurs

politiques notamment, ce qui les rend d’autant plus efficaces. Si, comme le pointe Arnaud

MERCIER, « la croyance en cette influence ne manque pas de produire des effets bien réels »4

– il arrive ainsi que des références à la production journalistique soient faites lors de réunions

de travail5 – cette croyance n’apparaît pas comme telle aux acteurs. Plus encore, ils se

1 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général.2 Patrick CHAMPAGNE, Faire l’opinion, op. cit., pp. 155-156. :

« Cette croyance est, sinon produite, du moins largement entretenue par lanouvelle structure de l’espace politique, avec ses conseillers en communication quijugent, en fonction de leurs critères propres, les passages des hommes politiques surles grands médias, avec ses politologues médiatiques qui croient et font croire en lascientificité des dispositifs qu’ils inventent et installent au centre même du champpolitique, avec ses journalistes politiques qui commentent les émissions de télévisionet enfin avec le public présent sous forme d’audience. »

3 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général :On est des lecteurs professionnels (comme tous les centres de documentation). Onleur débroussaille le terrain, on leur tient à jour… c’est un travail de fond énormechaque jour. Rarement notre truc est faux. On est un sélecteur d’informations et unpoint d’ancrage sur une information qui bouge tout le temps.

4 Arnaud MERCIER, « Mobilisation collective et limites de la médiatisation comme ressource », art. cit., p. 2335 Entretien avec un haut responsable des sapeurs-pompiers lié au SDIS et à l’Union départementale des sapeurs-pompiers du Nord :

Et est-ce que pendant par exemple une réunion ça vous est déjà arrivé de faireréférence à un article de presse ou de…J’ai pas d’exemple concret là dedans, j’ai pas d’exemple, c’est sûr que au moment oùon a eu de nombreux débats dans la départementalisation on a dû faire allusion à des

Page 146: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

147

défendent de croire en de telles spéculations. Les journalistes le confirment, indiquant ainsi

que l’usage en même temps que la dénégation font partie du jeu :

Ils ne pouvaient pas ne pas la voter...Ouais ben à mon avis, il y avait moitié moins de budget – c’était 10 millions defrancs qu’ils avaient eu tout de suite – il y avait 5 millions peut être ou 2 millions s’ils’était pas fait arracher la main. Enfin, sans doute les politiciens jureront leur...jureront le contraire.1

Et effectivement, ce pouvoir des médias et de l’opinion sur les acteurs politiques est

largement minoré par les élus :

Et juste pour terminer, je voulais vous demander si éventuellement la fortecouverture qu’il y avait eu au moment des manifestations de janvier 2001 a puavoir des conséquences sur le fait que le Conseil Général a donné une fortedotation au SDIS ? Est-ce que vous partagez cette analysé ?Je pense qu’honnêtement elle a aussi joué, je crois que le… on ne peut pas nierl’importance des rapports de forceOuais…Pour autant, je pense qu’y a quand même une volonté du département de prendre encompte les problèmes. Ce que je crains c’est qu’effectivement le département aurades difficultés à répondre immédiatement à certaines attentes et que effectivement àce moment là, les sapeurs pompiers - c’est une corporation très particulière parce quequoi qu’elle fasse elle a l’aval du public hein, même sur les choses…2

Contre la croyance d’un pouvoir des médias sur l’opinion publique, et donc d’une emprise

des médias sur l’activité politique, l’élu minore le rôle de la mobilisation et de sa

médiatisation… au profit de la volonté politique de son institution. Une telle dénégation

semble au principe des réponses de ce haut responsable départemental des sapeurs-pompiers :

En revanche euh vous avez quand même été un observateur enfin attentif detout ce qui c’est passé depuis 96 encore, est-ce que… comment vous avez vu lerôle des médias là-dedans, enfin l’influence des médias sur ladépartementalisation ?Vous savez moi les médias, les médias locaux moi je les connais hein, [journaliste defaits divers, Nord-Eclair – n°1], je connais, euh… comment il s’appelle déjà à laVoix du Nord ? euh… mince j’ai oublié son nom, CAMUS, je le connais. Donc euhon a eu des contacts, on s’est expliqué quoi. Bon parfois on a été dans ce qu’on aappelé dans notre jargon, y’a des choses qu’on pouvait dire en off, d’autres qu’onpouvait pas dire.

articles qu’on a lu dans la presse à un moment donné, mais ça remonte déjà à quatrecinq… enfin même sept ans.

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).2 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS.

Page 147: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

148

(…)Pour terminer est-ce qu’on pourrait dire que les médias ont pu avoir un rôledans les négociations peut-être entre notamment les manifestations de 2001 ?Je sais pas, je sais pas, je sais pas parce que bon… ils ont peut-être eu un rôle j’ensais rien, mais en tout état de cause, je fais partie des… un peu des déçus desconséquences de la manif de 2001. On aurait jamais dû en arriver à ce que un de noscollègues perde une main. Le problème il était identifié depuis de nombreux mois,depuis de nombreuses années : on savait qu’il y avait un problème de financement.C’est quand même un petit peu dommage que les pompiers soient obligés d’allerdans la rue pour en arriver là quoi.1

Ce haut responsable des sapeurs-pompiers, pris entre deux mondes, celui de la

mobilisation et celui de l’institution, pris aussi dans les mécanismes de représentation

caractéristiques du champ politique, contourne par deux fois la question d’une influence des

médias sur la politique publique. Nous pouvons parler, à titre d’hypothèse explicative

seulement, d’une dénégation – sans doute plus ou moins inconsciente et intériorisée – de ce

phénomène. De plus, la médiatisation n’est considérée que dans sa dimension cognitive : pour

ce responsable des sapeurs-pompiers, les médias n’ont pas de rôle pragmatique, preuve que

celui-ci passe complètement inaperçu pour les acteurs qui y sont soumis. Cet effet est d’autant

plus invisible que les élus, c'est-à-dire les acteurs politiques les plus soumis aux croyances du

pouvoir de l’opinion et des médias, ne concèdent pas même un influence cognitive aux

médias :

Donc pour revenir à la presse, y’a pas d’article, ou pas de sujet audiovisuel quivous a marqué sur la départementalisation ? rien de… rien de significatif ?Non, moi ce que j’ai appris de la départementalisation, je l’ai appris au travers del’exercice de mon mandat, au travers des bulletins et puis des conversations. Et puisc’est vrai qu’en plus, comme c’est un monde très à part on ne voit pas très où çamène.2

Si la croyance dans le pouvoir des médias est liée à des intérêts à croire et à faire croire à

ce pouvoir3, il existe aussi un intérêt à croire que l’ont ne croit pas, un intérêt à ne pas (se)

l’avouer. Il s’agit d’un intérêt de légitimation4 : si la croyance dans le pouvoir des médias et de

1 Entretien avec un haut responsable des sapeurs-pompiers lié au SDIS et à l’Union départementale des sapeurs-pompiers du Nord.2 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS.3 Patrick CHAMPAGNE, Faire l’opinion, op. cit., p. 157. :

« Ce que l’on appelle "le pouvoir des médias" pourrait bien n’être pourl’essentiel que le pouvoir de ceux qui ont un intérêt à croire et à faire croire aupouvoir des médias et dont font partie, au premier chef, tous ceux qui participent dupouvoir des médias. »

4 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1) :

Page 148: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

149

l’opinion est impérative pour se maintenir dans le jeu politique1, il est tout aussi impératif de

ne pas se donner à voir comme soumis à ces croyances, car celles-ci s’opposent assez

nettement avec les croyances de désintérêt, de don de soi, mais aussi de compétence

intrinsèque des hommes politiques qui fondent la légitimité de ces derniers.

3.2. Les médias : points de passage obligé sans être traducteur

Après avoir vu l’importance que les mobilisations, comme l’institution, accordent aux

médias, il convient, dans une entreprise d’élaboration de pistes pour un modèle d’analyse,

d’unifier les résultats obtenus. Nous nous servons, pour ce faire du modèle de la traduction

développé par Michel CALLON, et plus particulièrement de sa première étape, la

problématisation, que nous adaptons à l’analyse des politiques publiques.

Le processus de problématisation dans les politiques publiques

La première étape du processus de traduction, la problématisation, concerne l’émergence

et la formulation du problème : « la problématisation, et ceci n’est pas original, consiste donc

dans la formation de problèmes. »2 Mais surtout, il s’agit de « problématiser toute une série

d’acteurs, c’est-à-dire [d’]établir de façon hypothétique leur identité et ce qui les lie. »3 C’est

en ce que la notion de problématisation aborde ensemble la formulation cognitive et la mise en

Parce que les problèmes, c’est que bien souvent les hommes politiques sont imbus deleur personne, c’est eux qui ont raison, hein, et tous les autres ont tort. Hein, alors ilsvont pas dire, même si on les fait un petit peu évoluer dans leurs raisonnements, dansleur manière de penser les choses et d’agir, c’est grâce ou à cause des journalistes.Hein, parce que quand quelque chose va bien, c’est grâce à eux et quand ça va mal,c’est grâce... c’est à cause des journalistes. Mais ça, on a l’habitude, donc ça c’est pasgrave. Quel que soit le domaine d’ailleurs, hein. Dans d’autres domaines c’est pareil.

1 Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, Paris, Minuit ,1980, p.113-114 :« La foi pratique est le droit d'entrée qu'imposent tacitement tous les champs, non

seulement en sanctionnant et en excluant ceux qui détruisent le jeu, mais en faisanten sorte, pratiquement, que les opérations de sélections et de formation des nouveauxentrants (rites de passage, examens, etc.) soient de nature à obtenir qu'ils accordentaux présupposés fondamentaux du champ l'adhésion indiscutée, pré-réflexive, naïve,native, qui définit la doxa comme croyance originaire. Les actes de reconnaissanceinnombrables qui sont la monnaie de l'adhésion constitutive de l'appartenance et oùs'engendre continûment la méconnaissance collective sont à la fois la condition et leproduit du fonctionnement du champ et représentent donc autant d'investissementsdans l'entreprise collective de création du capital symbolique qui ne peut s'accomplirque moyennant que la logique du fonctionnement du champ comme tel resteméconnue. »

2 Michel CALLON, art. cit. , p.180.3 Michel CALLON, art. cit. , pp.182-183.

Page 149: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

150

rapport ordonnée des acteurs de la politique publique qu’elle nous paraît pertinente pour

rendre compte du rôle des médias dans les politiques publiques. L’intérêt pour cette notion est

encore plus grand car la mise en rapport des acteurs est liée à leur identité. La place des

médias dans le processus de politique publique est définie par les représentations et les

croyances que les acteurs se font des médias. Pour la mobilisation, le passage dans les médias

est perçu – à tort ou à raison – comme indispensable au succès de la cause. Pour l’institution,

la maîtrise de son image dans l’opinion, et la croyance du pouvoir sur celle-ci, implique

d’entreprendre une activité spécifique à l’égard des médias. Les journalistes, en retour, sont

liés aux acteurs des politiques publiques – qui sont aussi leurs sources d’information – par des

croyances et des représentations. Ces croyances réciproques et imbriquées lient les médias et

les différents acteurs de la politique publique, tout en définissant les identités. Mais la

croyance seule ne suffit pas : pour que celle-ci soit efficace, il faut que les acteurs aient un

intérêt, pas nécessairement conscient comme tel, à croire et à faire croire. Cet intérêt,

dissimulé par les représentations et les croyances que les acteurs du jeu entre les médias et les

acteurs de la politique publique ont et font, est celui de l’existence même de ce jeu. Cet intérêt,

à la fois objectif et subjectif, est ce que Pierre BOURDIEU nomme l’illusio :

« L'illusio comme adhésion immédiate à la nécessité d'un champ a d'autant moinsde chances d'apparaître à la conscience qu'elle est mise en quelque sorte à l'abri de ladiscussion : au titre de croyance fondamentale dans la valeur des enjeux de ladiscussion et dans les présupposés inscrits dans le fait même de discuter, elle est lacondition indiscutée de la discussion...

L'illusio n'est pas de l'ordre des principes explicites, des thèses que l'on pose etque l'on défend, mais de l'action, de la routine, des choses que l'on fait, et que l'onfait parce qu'elles se font et que l'on a toujours fait ainsi. Tous ceux qui sont engagésdans le champ, tenants de l'orthodoxie ou de l'hétérodoxie, ont en commun l'adhésiontacite à la même doxa qui rend possible leur concurrence et lui assigne sa limite : elleinterdit de fait la mise en question des principes de la croyance, qui menaceraitl'existence même du champ. Aux questions sur les raisons de l'appartenance, del'engagement viscéral dans le jeu, les participants n'ont rien à répondre en définitive,et les principes qui peuvent être invoqués en pareil cas ne sont que desrationalisations post festum destinées à justifier, pour soi-même autant que pour lesautres, un investissement injustifiable. »1

Les acteurs politiques ont intérêt à croire dans l’opinion et dans le pouvoir des médias

parce que c’est ainsi que se joue le jeu politique actuellement : refuser ces croyances

reviendrait à être marginalisé, voire exclu, du champ politique. En ne jouant pas le jeu de la

Page 150: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

151

politique médiatique, il ne peuvent prétendre à occuper les positions dominantes dans le

champ politique. Les acteurs des mobilisations ont intérêt à croire dans l’impératif médiatique

parce que ne pas jouer le jeu des médias revient le plus souvent à jouer contre les médias,

c'est-à-dire à perdre une ressource potentielle en en faisant un adversaire (ou un obstacle)

probable. Les journalistes enfin ont intérêt à jouer ce même jeu d’une médiatisation de l’action

publique, c'est-à-dire croire et faire croire que l’action publique se fait aussi dans les médias,

parce que leur intérêt professionnel est de faire des acteurs ainsi mythifiés sources

d’information sur lesquelles ils peuvent compter. Tous ont donc intérêt à coopérer, afin que se

développe le jeu qu’ils jouent ensemble ; et tous ont intérêt à ce que le jeu se développe parce

que la création d’un autre jeu est à la fois difficilement imaginable pour eux et trop coûteux

(perte d’une position acceptable dans le jeu, lourd investissement de ressources...).

Cette coopération généralisée implique un rapprochement, ou plutôt une mise en rapport

des pratiques : les acteurs de la politique publique, qu’ils soient du côté de l’institution ou de

celle de la mobilisation, doivent intégrer dans leurs pratiques les impératifs inhérents aux

pratiques journalistiques. De même, les journalistes doivent adapter leurs façons de faire aux

pratiques des acteurs de la politique publique. La production (cognitive) du problème public

n’étant pas séparable des acteurs qui se mobilisent et le portent, la formulation du problème est

dépendante du travail, volontaire ou non, des acteurs pour imposer tout ou partie de cette

formulation. Plus encore, cette mise en coordination des acteurs – et notamment l’imbrication

de leurs pratiques – fait partie de la formulation même du problème. Contre une analyse

cognitive qui réduit le rôle des médias dans les politiques publiques à une contribution plus ou

moins puissante et plus ou moins complexe à la formulation purement intellectuelle du

problème, il faut prendre en compte le travail de mise en ordre des acteurs autour des médias

qu’imposent ceux-ci par leur seule présence. Le problème public est au cæur d’un réseau

d’acteurs (et de pratiques) et c’est le jeu de ces acteurs (et de ces pratiques) qui définira le

problème. Il s’agit là d’une « problématisation comme entre-définition des acteurs. »2

1 Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, op. cit., pp. 122-123.2 Michel CALLON, art. cit. , p. 181.

Page 151: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

152

Les médias comme point de passage obligé, non comme traducteur

Selon la théorie de Michel CALLON, parmi ces acteurs, un aura dans la formulation du

problème un rôle particulièrement décisif : celui qui aura réussi à s’imposer comme point de

passage obligé (PPO)1. Celui-ci est l’acteur qui, à l’issue du processus de traduction,

imposera, dans son langage (donc selon ses propres critères), la formulation du problème à

partir des formulations des autres acteurs :

« Traduire, c’est également exprimer dans son propre langage ce que les autresdisent et veulent, c’est s’ériger en porte-parole. A la fin du processus, s’il a réussi, onentend plus que des voix parlant à l’unisson et se comprenant mutuellement. »2

Tout semble indiquer que les médias jouent ainsi, dans les politiques publiques, un rôle de

point de passage obligé. Toutes les croyances impliquées dans le jeu tournent autour des

médias et les pratiques suivent qui convergent vers les journalistes. « La problématisation,

outre la définition des acteurs qu’elle implique, possède donc des propriétés dynamiques : elle

indique les déplacements et détours à consentir et pour cela les alliances à sceller. »3 Au centre

de ces déplacements, le traducteur se rend indispensable en se définissant comme point de

passage obligé. Dans le processus de traduction, en tant qu’il scelle des alliances entre acteurs,

c'est-à-dire qu’il les met en association4, les médias ont un rôle central. Ainsi, comme le note

Patrick CHAMPAGNE, les médias apparaissent comme de véritables points de passage

obligés de l’activité politique :

« L’apparition, le développement et surtout la diffusion des nouveaux moyens decommunication, qui devenaient des points de passage obligés de la carrière deshommes politiques ayant une ambition nationale, ont entraîné un déplacementprogressif du centre de gravité de l’espace politique, des assemblées parlementairesvers les médias. » 1

La croyance est la même du côté des mobilisations :

1 Ibid., p. 183.2 Ibid., p. 204.3 Ibid., p. 183.4 Ibid., pp. 184-185. :

« La problématisation (...) décrit un système d’alliances, nous disonsd’associations, entre des entités dont elle définit l’identité ainsi que les problèmes quis’interposent entre elles et ce qu’elles veulent. Ainsi se construit un réseau deproblèmes et d’entités au sein duquel un acteur se rend indispensable. »

Page 152: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

153

« L’importance des médias ressort aussi de l’intériorisation, par les groupesmobilisés, des impératifs d’une action qui obtienne leur relais. »2

Les médias contribuent d’ailleurs à asseoir cette position centrale en se rendant

indispensables. De façon involontaire, parce qu’inhérente à leur façon de travailler et aux

mythes professionnels3, ils multiplient les signes qu’ils sont indispensable au jeu politique. Les

médias croient, plus ou moins fermement, en leur pouvoir. Et les manifestations de leurs

croyances, notamment au détour d’articles de presse, sont autant de raisons pour les lecteurs

de le croire aussi. Ces incitations à croire sont d’autant plus prégnantes pour les acteurs de

politiques publiques que, pris dans les rapports de sources d’information les contacts avec les

journalistes, et donc les occasions de "sentir" le pouvoir des médias, sont multipliés :

J’ai un exemple précis d’un député qui était donc un homme qui faisait aussi parti duConseil général, qui connaissait les problèmes, les répercussions pour le départementdu Nord... donc les enjeux pour le département du Nord. Donc je lui ai dit : « Ben àce moment là, vous ne votez pas contre cette loi ? » Et ben qu’il me disait :« discipline de parti, etc. ». Ben finalement, il s’est abstenu, il a pas été voté ce jourlà. Alors, je ne sais pas : je ne dis pas que c’est moi qui l’ai influencé, je ne pensepas, j’ai pas cette prétention là, et j’ai sans doute pas ce pouvoir là [sourire] mais bonpeut-être que ça lui aura fit un peu réfléchir quoi, hein.4

Mais, à la différence de l’analyse de Michel CALLON concernant la mise en æuvre

sociale de nouvelles techniques – en l’occurrence la culture de coquilles saint Jacques – le rôle

de point de passage obligé qu’occupent (partiellement) les médias n’est pas lié à une position

de traducteur, c'est-à-dire d’acteur apte à peser de façon décisive et définitive sur la

1 Patrick CHAMPAGNE, Faire l’opinion, op. cit., p. 147.2 Erik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p. 95.3 Les journalistes sont mus par la même illusio que les autres acteurs du jeu. Ainsi, comme en atteste cet extraitd’entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1), ils se perçoivent aussi comme PPO :

Les manifestations déjà au moment de la loi de 1996 où malheureusement lessyndicats étaient un peu désordonnés et faisaient un peu n’importe quoi quelquesfois. Ils n’avaient pas à mon avis pris assez l’importance du rôle de la presse en lamatière et de ce qu’on aurait pu leur apporter dans certains cas.

4 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1) :Le fait que la presse ait soutenu à fond en disant : « ben, c’est inadmissible, c’estanormal qu’on en soit arrivé là », c’est qu’il y a une raison, donc ça les a fait réfléchirquand même...

Les journalistes ont une représentation très rationnelle, très balistique et très cognitive de leurs effets sur lesdécideurs. N’étaient les dénégations politiques, notamment sur la puissance balistique, de certaines dimensions

Page 153: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

154

formulation du problème public d’un point de vue cognitif. Comme nous l’avons montré plus

haut, les circonstances dans lesquelles les médias peuvent contribuer à mettre à l’agenda

politique et à cadrer un problème public sont trop contraignantes. Il est en effet apparu que si

les médias peuvent avoir une influence sur la formation des problèmes publics, celle-ci n’est

qu’une influence de court terme, effet d’une focalisation médiatique nécessairement éphémère,

sur des problèmes généralement ponctuels, et non une solution au problème public dans sa

globalité. Il est donc difficile d’affirmer que les médias imposent la formulation des problèmes

publics, comme le fait le traducteur. Il reste qu’en raison des croyances et des attentes des

acteurs de la politique publique à l’égard des médias, ceux-ci ont un rôle de point de passage

obligé dans le processus de politique publique.

du pouvoir des médias, les représentations des journalistes et celles des acteurs sont très proches, pour ne pas direen « affinité structurale ».

Page 154: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

155

Chapitre 4

L’enrôlement, ou comment la figuration dans les médias

impose des façons de jouer

Les médias sont l’objet de croyances, de représentations et d’attentes de la part des

acteurs impliqués dans la politique publique. Celles-ci ne sont pas sans effet : elles permettent

le réglage des rapports entre ces acteurs et les médias, et donc l’adaptation de leurs pratiques

aux logiques médiatiques, cette adaptation structurant les modalités de l’action publique.

4.1. Les médias et les mobilisations : stratégies d’accès et travail militant

Du côté de la mobilisation, être soumis à l’impératif médiatique n’est pas qu’un objectif :

cela engendre des activités spécifiques qui modifient substantiellement la façon dont ces

acteurs participent au processus d’élaboration de la politique publique.

4.1.1. Un aspect des rapports entre médias et mobilisations : les stratégies d’accès

aux médias

Accéder à la visibilité médiatique, c'est-à-dire d’un point de vue plus interactionniste,

accéder aux journalistes, est un objectif pour les acteurs des mobilisations qui déploient pour

ce faire une activité spécifique.

Agir pour les médias

Une part importante de l’activité militante consiste à se soumettre à l’impératif

médiatique, ou tout au moins à en tenir compte1. Cette prise en compte de l’impératif

1 Grégory DERVILLE, « Le combat singulier Greenpeace-SIRPA », art. cit., p. 594. L’auteur cite JeanCHARRON, Les journalistes, les médias et leurs sources, Montréal, Gaëtan Morin, 1991, p. 101. :

« La routinisation des procédures de production de l’actualité rend les journalistesrelativement sourds aux groupes moins pourvus en ressources politiques et/ouéconomiques, qui souffrent en général aussi d’un manque de notoriété, de crédibilitéet d’expertise en communication. Dès lors, ces groupes sont souvent contraints, pourattirer l’attention des journalistes, de mettre au point ce que J. Charron appelle un"pseudo-événement", c'est-à-dire "une action symbolique dont la raison d’êtreest la diffusion publique d’un message qui passerait difficilement la rampe sans legeste d’éclat qui l’accompagne". Grâce à son caractère inattendu, incongru ou

Page 155: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

156

médiatique distingue par exemple les manifestations de premier degré1, qui ne se soucient pas

de l’image qu’elles donnent, des manifestations de second degré, qui se donnent à voir, qui se

donnent en spectacle. L’économie de la manifestation est alors profondément modifiée : les

manifestants fabriquent ce que Patrick CHAMPAGNE nomme « les manifestations "pour"

journalistes »2. La manifestation est mise en scène de façon plus ou moins formelle pour

faciliter sa reprise dans les médias3. C’est tout un travail de présentation de soi qui est l’æuvre

dans l’organisation de la manifestation :

« La tentation est grande, de la part des manifestants, de fabriquer desmanifestations pour journalistes et de faire des mises en scènes spécifiques afind’émouvoir ou d’amuser ceux qui la regardent avant de la donner à voir à leurslecteurs ou aux téléspectateurs. Les groupes qui défilent se sentent "enreprésentation" et fabriquent, pour reprendre la terminologie de Goffman, des"façades" manifestantes plus ou moins bien ajustées aux effets qu’ils entendentproduire. Les manifestations contemporaines tendent toujours davantage à êtreconçues pour des spectateurs dont le jugement est attendu, voire sollicité. »4

Un des aspects dont les journalistes sont supposés être les plus friands, et qui est donc le

plus structurant pour l’organisation de manifestations, est la dimension spectaculaire des

manifestations. De ce point de vue, les manifestations des sapeurs-pompiers, notamment les

plus importantes d’entre elles, celles de janvier 2001, ne manquent pas de parler aux

journalistes. En dehors même de la dimension dramatique de la manifestation du 25 janvier

spectaculaire, le pseudo-événement impose dans le flux routinier de l’actualité unerupture d’une telle ampleur que les médias peuvent difficilement l’ignorer. »

1 Patrick CHAMPAGNE, « La manifestation », art. cit., p. 22. :« Alors que, tendanciellement, les manifestations du premier degré sont des

manifestations "pour soi" de groupes réels, chaque participant, qui ne représenteguère que lui-même, se souciant relativement peu du spectacle qu’il peut donner auxautres et des effets éventuels que, à terme, son action peut entraîner, lesmanifestations du second degré, manifestations de masse le plus souvent, tendent àl’inverse à privilégier "l’effet de démonstration" exercé sur les autres, à soignerles effets, bref, à produire délibérément du spectacle, ou plus exactement duspectaculaire puisqu’il s’agit ici précisément d’agir en impressionnant. »

2 Patrick CHAMPAGNE, Faire l’opinion, op. cit., p. 232.3 Patrick CHAMPAGNE, « La manifestation », art. cit., p. 31. :« Pour sortir du silence, souvent politiquement mortel, des médias et pour franchir le "cercle magique" quiplace, comme le dit très bien l’expression, un événement "sous les feux de l’actualité", il faut fabriquer, àl’attention de toute la presse, quelque chose qui ressemble à ce qu’elle perçoit d’ordinaire comme "événementméritant la première page" »4 Patrick CHAMPAGNE, Faire l’opinion, op. cit., p. 235.

Page 156: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

157

20011, l’usage des camions rouges – et notamment la grande échelle – , d’autant plus voyant

qu’ils sont bariolés de slogans, accompagnés de sirènes, pétards et autres fumigènes, ne rend

pas particulièrement discret le cortège. Mieux : celui-ci produit des images colorées, des sons

significatifs, pouvant facilement servir d’illustration dans les journaux de la presse écrite et

audiovisuelle. Cette surabondance de signes permet une meilleure gestion du sens de la

manifestation, pour les acteurs mobilisés.

La couverture médiatique de la manifestation du 29 janvier 2001 montre combien la

préparation de celle-ci sert les manifestants en même tant qu’elle « aide » les médias. Le

« ventre de une » de Nord-Eclair est occupé par une large photographie montrant une

banderole blanche sur laquelle est écrit : « soutien à Edouard »2. Derrière cette banderole, des

sapeurs-pompiers massés et apparemment silencieux donnent une impression de nombre et de

calme. Ceux des sapeurs-pompiers qui sont au premier rang avancent leur bras droit sur la

banderole, la main rentrée dans la manche de leur parka, rappelant symboliquement

l’amputation de la main qu’a dû subir Edouard WALCZAK. Une photographie très proche de

celle-ci, seulement cadrée un peu plus large, et qui donnent donc à voir davantage la masse de

la manifestation, est reproduite en page Métropole de la Voix du Nord. La photo de « une » de

ce dernier titre est tout aussi symbolique : il s’agit d’une prothèse de la main scotchée sur une

planche, comme un étrange trophée tenu par un pompier. Derrière lui, ses collègues ont un

visage grave. La même prothèse, portée par le même pompier, apparaît en page intérieure de

Nord-Eclair pour illustrer l’article relatant la manifestation. Cette photographie, dont le

cadrage, loin d’être laissé au hasard, doit tout autant à la préparation et la mise en scène de ces

symboles par les sapeurs-pompiers qu’à « l’æil » du photographe qui, par un sens pratique de

son métier3, cadre « spontanément » la photographie de manière à ne donner à voir que le

1 La montée en dramatisation avec l’arrivée des sapeurs-pompiers en tenue de feu, laissant présager d’unemanifestation « musclée », les véhicules des sapeurs-pompiers arrêtés par plusieurs barrages, ce qui fait monter lapression, ou encore avec la projection de mousse et les premiers affrontements entre manifestants et forces del’ordre, comme la dramatique issue de la manifestation sont autant de raisons pour que les journalistess’intéressent à la manifestation.2 Cette scène est ainsi décrite par un journaliste dans : Pierre-Laurent FLAMEN, « "Edouard, on pense à toi" »,Nord-Eclair, 30/01/01, p. 2. : « Tous calmes. Tous dignes. Une seule banderole était la bienvenue selon laconsigne de l’intersyndicale des sapeurs-pompiers. Une banderole soutenue par les collègues d’EdouardWALCZAK où il était inscrit "Soutien à Edouard". »3 Entretien avec un journaliste de faits divers et photographe, auteur des deux images commentée (Nord-Eclair –n°1) :

Et à l’inverse des photos qui sont plutôt symboliques, ça apporte...Ouais...

Page 157: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

158

symbole, laisse voir autour du pompier tenant la prothèse, deux de ses collègues, de dos, avec

une affichette scotchée sur leur parka : « sapeur-pompier en colère ». La même affichette

illustre l’article en page de région de la Voix du Nord . Cet usage des symboles visuels et écrits

assure aux manifestants une certaine maîtrise du sens de la manifestation1. Les slogans sont

aussi repris dans les articles. « Fils ne deviens pas pompier, tu en auras les bras coupés,

deviens délinquant, c’est plus prudent » apparaît dans l’article en page région de la Voix du

Nord et ouvre l’article en page Métropole du même journal. Au total, le sens de cette

manifestation est très bien repris dans les médias.

Par l’action stratégique des acteurs mobilisés et l’activité (plus ou moins involontairement

complice) des journalistes, les manifestations sont tout autant des manifestations

« médiatiques », ou des manifestations de papier, que des manifestations de rue. « On pourrait

presque dire, sans forcer l’expression, que le lieu réel où se déroulent les manifestations,

qu’elles soient violentes et spontanées ou pacifiques et organisées, n’est pas la rue, simple

espace apparent, mais la presse (au sens large). »2

La structuration de l’accès aux médias

De telles stratégies d’accès aux médias ne sont pas à reproduire à chaque fois. Sous

l’effet, entre autres choses, des routines journalistiques, la relation entre la source

d’information et les journalistes se structure, ou pour être plus précis, se solidifie par apport de

Là quand tu l’as faite...Ah ben là je cherche à la faire en la faisant, là je... Là je me dis, là c’est le truc, hein.Tous les gars avec la main rentrée, c’est le symbole quoi.C’est comme un peu celle là, celle où y a la main...Oui, les mecs de dos : « sapeurs-pompiers en colère » et l’autre qui montre une main,quoi. C’est.... Oui, c’est symbolique. Bon, c’est dur, c’est fort comme image.

1 Ces stratégies de présentation de soi n’échappent pas au compte-rendu policier de la manifestation (daté du30/01/01) :

« Les sapeurs-pompiers étaient tous vêtus de leurs parkas et porteurs de casquettes.La plupart portaient symboliquement un gant à la main droite.Ils ont déployé une banderole qui a été fixée aux barrières. Elle était intitulée :"soutien à Edouard". De plus quelques agissements symboliques ont été réalisésdevant la presse : présentation d’une main sur un plateau, passage d’un pompier surune chaise roulante et pose de gants sur les pare-brise des véhicules de CRS.Ce rassemblement imposant s’est déroulé dans la dignité et dons le calme et demanière silencieuse. »

Nous soulignons. Il faut noter qu’emporté dans son élan déconstructioniste, l’auteur de ce compte-rendu tientpour une mise en scène la paralysie des jambes du sapeur-pompier venu manifester en chaise roulante. Interviewédans Nord-Eclair, cet ancien sapeur-pompier lillois explique qu’il a perdu l’usage de ses jambes après une chute,cinq années plus tôt, lors d’une intervention dans une usine désaffectée.2 Patrick CHAMPAGNE, « La manifestation », art. cit., p. 28.

Page 158: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

159

sédimentations sociales. La fréquentation régulière des journalistes et des sources

d’information produit, comme toute activité sociale, des circonstances qui complexifient ces

relations et les enrichit d’autres dimensions sociales et symboliques, surinvestissant ces

relations de sens social. Plus les journalistes et les acteurs d’une mobilisation travaillent

ensemble et moins ce rapport entre agents sociaux peut être réduit à des rapports purement

professionnels.

Dans le cas qui nous intéresse, la solidification des rapports entre sapeurs-pompiers et

journalistes est liée à la confiance qui se crée progressivement entre eux. Comme l’indique le

choix, fait aussi bien à la Voix du Nord qu’à Nord-Eclair, de journalistes de faits divers pour

couvrir les mobilisations de sapeurs-pompiers1 l’usage de cette confiance est privilégié à, par

exemple, la cohérence en terme de politique publique, selon laquelle tout le problème de la

départementalisation aurait été confié à un même journaliste ou à plusieurs journalistes d’une

même spécialité2. Or la couverture médiatique de la départementalisation des SIS est partagé

entre des journalistes politiques et des journalistes de faits divers. Ces derniers connaissent en

effet bien les sapeurs-pompiers et sont bien connus d’eux : ils les rencontrent tous les jours

lors des tournées de faits divers. A force de fréquentation, la proximité professionnelle devient

aussi proximité culturelle – ce qui explique, nous l’avons vu, des similitudes fortes entres les

cadres de perception des sapeurs-pompiers et ceux des journalistes de faits divers. Mais

l’institutionnalisation de cette interaction va bien au-delà de la simple coopération

professionnelle. Des solidarités se créent lors d’expériences communes intenses, fonctionnant

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2) :

La première question c’est : pourquoi c’est vous qui avez couvert ? Est-ce parceque vous aviez des... Ah oui, alors pourquoi j’ai couvert tout ce qui avait trait à la départementalisationdes secours dans le département du Nord. Pour la simple et bonne raison que j’étaisjournaliste chargé des faits divers à la Région, enfin à l’équipe Région à Lille. Etcomme j’avais des relations avec tout ce qui est police, pompiers, SAMU... alorsforcément par la force des choses c’est moi qui était leur interlocuteur privilégié.[interruption : un collègue passe...]C’est-à-dire en fait vous aviez des contacts déjà avant par...Ben oui pour faire les faits divers, on passe dans les casernes et tout ça. On tisse,comment dire, un réseau de relations susceptibles de nous donner les renseignementsau moment M. Donc voilà, quoi. Du coup, ils nous parlent de leurs problèmes. On lesconnaît mieux que les autres journalistes a priori, c’est normal que ça soit nous quifassions les papiers là dessus. C’est une question de logique.

2 Un tel cas de figure n’est pas à exclure. Ainsi dans les éditions du 24/11/99 et du 30/11/99 de la Voix du Nord ,un journaliste de faits divers rédige deux articles sur la départementalisation dans la page France, c'est-à-dire une

Page 159: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

160

un peu sur le mode de la socialisation commune. Ainsi, l’impressionnante manifestation du 25

janvier 2001 n’a pu qu’être vécue comme une épreuve psychologique de part et d’autre et

rapprocher journalistes et sapeurs-pompiers. Ce mécanisme est rapporté par un journaliste :

Et quand y a eu le... la manif du 25 janvier 2001...Là j’y étais. Alors là, j’ai carrément pris parti. J’ai pris parti contre la police, contreles forces de l’ordre et tout à fait pour les pompiers. Parce que bon j’ai suivi la manifdu début jusqu’à la fin. Et j’étais juste en face quand le mec s’est fait arracher lamain. Donc, euh ça fait bizarre. Donc j’étais déjà choqué quand j’ai écrit le papier etsurtout... Et je le suis encore maintenant, choqué que les gendarmes mobiles aientutilisé des grenades qui sont classés comme armes de première catégorie c’est-à-direque c’est comme s’il avaient dégainé leur flingue et tiré dans le tas sur des pompiersqui apparemment n’allaient pas mettre le feu à la préfecture non plus quoi. Voilà, j’aieu de grandes discussions avec des policiers, des policiers qui étaient présents, desbonnes engueulades et tout ça, mais j’en démordrai pas quoi. Je trouve que là...ouais, ils ont fait fort quand même...1

Du côté des sapeurs-pompiers, connaître les journalistes couvrant leur mobilisation est à

la fois rassurant et efficace. Rassurant parce qu’elle atténue la méfiance de nombreux acteurs

sociaux, anticipant un mauvais traitement, envers les journalistes. Efficace parce qu’elle

facilite les stratégies d’accès aux médias : ceux-ci sont disponibles, prêts à entendre et à croire

les discours des acteurs mobilisés... Au total, cette proximité est payante. Par exemple, dans la

Voix du Nord du 5 janvier 2001, l’annonce d’une distribution de tracts de sapeurs-pompiers

occupe un tiers de page (en hauteur) sur deux colonnes. A titre de comparaison, l’élection de

Bernard DEROSIER, président du Conseil général du Nord, à la tête du SDIS ne fera qu’une

brève dans l’édition de 6 juillet 2002 – qui n’est pourtant pas la période la plus chargée de

page réalisée par le service des Informations générales. Dans ce cas – rare – la spécialisation en terme deconnaissance du sujet est plus déterminante que la spécialisation en terme de division organisationnelle du travail.1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2). Il revient à cette manifestation un peu plus tarddans l’entretien :

Et puis on se promène. Et puis on attend. Et puis y a une grenade qui explose et onvoit un mec qu’a un moignon courir. Alors là, tout de suite ça fait... ça change un peul’ambiance... enfin bon. J’ai eu du mal après. J’ai été traumatisé. Pourtant j’ai vuplein de machabbées malheureusement dans mon boulot... plein de personnesdécédées pardon et mais... là ça faisait bizarre parce que là je m’y attendais vraimentpas. Ça faisait un peu éclair dans un ciel bleu d’azur. Et j’étais un peu... J’ai eu demal à dormir pendant 2-3 jours. Alors mais bon... comment on fait après que ça soitpassé ? Après que l’explosion...Ouais.Ben là on retire le lacrymo qu’on a sur... Ben, là je sais plus par contre, j’ai été unpeu choqué. Là j’ai marché sur un bout de doigt, enfin c’était un peu une boucheriepour moi ce jour là. J’étais... Donc c’est vrai que le papier que j’ai fait après c’est...

Page 160: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

161

l’actualité... Les rapports avec les journalistes ne sont pas les seuls que doit régler la source

d’information. Les sources ne sont pas seulement en interaction avec les médias : la réalité

sociale et politique est encore plus complexe. Les acteurs mobilisés sont aussi en rapport entre

eux elles : concurrence, adversité, collaboration, coalition de cause1... Mais si une certaine

forme d’institutionnalisation du rapport des acteurs mobilisés avec les journalistes facilite

l’accès aux médias, il reste que celui-ci nécessite la mise en æuvre de stratégies, et donc

l’emploi de ressources, spécifiques.

4.1.2. Les ressources médiatiques des mouvements sociaux

Comme le prône Philip SCHLESINGER, « quand on essaie de comprendre les stratégies

des sources d’information, il est crucial d’évaluer le rôle joué par les ressources dont elles

disposent. »2 Les ressources sont en effet à prendre en compte pour comprendre le succès (ou

l’échec) de la mise à l’agenda médiatique d’une mobilisation, comme la reproduction dans les

médias des cadres de celle-ci3. Relever les formes de ressources mobilisées, et les usages qui

en sont faits, permet de comprendre comment l’impératif médiatique impose des mutations

aux pratiques militantes. Cette cartographie des ressources a caractère un exploratoire : elle ne

saurait prétendre à l’exhaustivité.

Les ressources (et les contraintes) de la mise en scène de l’activité militante

Passer dans les médias exige d’adopter une stratégie – plus ou moins élaborée, complexe

et difficile à faire réussir – et pour ce faire de mobiliser des ressources dont disposent les

acteurs de la mobilisation dans leur champ social et qu’il leur faut reconvertir pour les rendre

efficients dans le champ journalistique. C’est dans cette reconversion de ressources acquises

dans un champ pour les investir avec quelque espoir de succès dans un autre champ que réside

le travail de mobilisation, c'est-à-dire les usages, de ces ressources :

c’était complètement surréaliste. Ecrire un papier après... je tremblais de tous mesmembres.

1 Un exemple particulièrement explicite fit suite à la manifestation du 25 janvier 2001. Une bonne part de lacouverture médiatique des suites de la manifestation est liée aux polémiques entre les sapeurs-pompiers et lesforces de l’ordre au sujet des violences (policières ou manifestantes ?). Or ces deux types d’acteurs sont lessources d’information privilégiées des journalistes de faits divers.2 Philip SCHLESINGER, « Repenser la sociologie du journalisme », art. cit., p. 92.3 Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs des journalistes », art. cit., p. 138.

Page 161: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

162

« C’est dans la relation entre le champ de la presse et les différents champssociaux que s’engendrent les "événements". Tout se passe comme si l’événementjournalistique était une forme reconvertie, dans la logique relativement autonome duchamp journalistique, du capital économique, institutionnel, culturel ou symboliquedont disposent les groupes sociaux : faire un événement, c’est réussir, au sens le pluslarge de l’expression, à "faire une performance" devant les journalistes, qu’ellesoit politique (vastes rassemblements), physique (longue marche, grève de la faimpar exemple), "esthétique", etc . »1

Comme y invitent implicitement Patrick CHAMPAGNE et, plus explicitement Phillip

SCHLESINGER, nous assimilerons ici la notion bourdieusienne de capital à celle de

ressource2. Plus exactement, c’est la reconversion d’un capital détenu dans un champ social

spécifique qui fait de celui-ci une ressource dans le champ journalistique3. Cela permet de

structurer les types de ressources autour de la typologique classique des capitaux : social,

économique, culturel et symbolique. Le capital social des sapeurs-pompiers renvoie entre

autres choses à la proximité quotidienne avec les journalistes de faits divers. Ces

connaissances permettent lors des manifestations d’être reconnu par le journaliste qui fait alors

du sapeur-pompier d’une source d’information de faits divers une source d’information sur la

départementalisation4. La capital économique désigne notamment toute les facilités matérielles

pour mettre en scène ses stratégies de communication ; le matériel (camions, mousse...)

« emprunté » pour la manifestation du 25 janvier 2001 en fournit un bon exemple. Le capital

culturel concerne les compétences intellectuelles et cognitives nécessaires à la mise en æuvre

1 Patrick CHAMPAGNE, « La manifestation », art. cit., p. 31.2 Sur l’assimilation des ressources et des capitaux, au sens de Pierre BOURDIEU, ou plutôt sur l’usage descapitaux comme ressources, voir Philip SCHLESINGER, « Repenser la sociologie du journalisme », art. cit., p.91 : « Les acteurs culturels utilisent dans la compétition leurs différentes formes de capital comme des ressourcessusceptibles d’accroître leur capital futur. »3 Ce mécanisme est semblable à la reconversion de capitaux, spécifiques à des champs sociaux, en ressourcesdans le champ politique. Voir Jacques LAGROYE, Sociologie politique, Paris, Presse de sciences-po et Dalloz,p. 145.

4 Puisque, nous l’avons vu, cette proximité est largement due aux positions dessapeurs-pompiers et des journalistes dans leurs champs respectifs, cette ressourcesociale est avant tout une ressource positionnelle. Celle-ci est également liée aucapital symbolique, mobilisé sous forme de crédibilité auprès des journalistes. Par unjeu d’associés rivaux, ces derniers sont en effet pris dans leurs relationsd’interdépendance avec les sapeurs-pompiers. Ce statut de source d’informationconvoitée (car quasi-monopolistique pour les faits divers) constitue une ressourcestructurelle pour les sapeurs-pompiers dans l’accès à l’agenda médiatique.

Cet avantage structurel, lié à la position dans le processus de production de l’information journalistique, estgénérateur de crédit : à force de travailler ensemble, sapeurs-pompiers et journalistes se font confiance. En cesens, la ressource positionnelle est l’équivalent, pour les acteurs de la mobilisation, de la ressourceinstitutionnelle.

Page 162: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

163

de la mobilisation1 ; il s’agit par exemple de formuler son problème selon les cadres attendus –

parce qu’il sont les leurs, intégrés à la newsworthyness – des journalistes. Les compétences

pour « monter en généralité », pour savoir-faire spectaculaire sont largement liées à la

détention de capital culturel. Le capital symbolique, enfin, renvoie notamment à ce que l’on

peut appeler, sans en faire une catégorie scientifique, le « capital de sympathie » ; dans le cas

des sapeurs-pompiers, cette bonne image dans l’opinion – c'est-à-dire la croyance par les

journalistes comme par les décideurs publics dans l’existence de cette bonne image dans

l’opinion2 – a été valorisé par la dramatisation engendrée par la blessure d’Edouard

WALCZAK.

Une reconversion privilégiée (et efficace) de ces capitaux consiste à produire dans le

champ journalistique la ressource du spectacle. La mise en æuvre d’une telle ressource

occupe une place spécifique dans le champ journalistique : les journalistes sont en effet

particulièrement sensibles au spectacle car celui-ci répond parfaitement aux principaux critères

de la newsworthyness3 (événement, actualité, critères techniques – une bonne image pour

illustrer le papier –... le tout déjà prêt, c'est-à-dire à faible coût en temps et en argent pour le

journaliste). Cette ressource spectaculaire est d’autant plus puissante que l’intérêt médiatique

1 On voit ici que la perspective d’inspiration bourdieusienne est plus large, et peut-être plus complète, que celleretenue par Lilian MATHIEU qui, dans son approche pragmatique, dont nous nous réclamons, semble accordertrop d’importance aux compétences cognitives, c'est-à-dire aux ressources issues du capital culturel, au détrimentdes autres formes de capitaux (économiques, social et symbolique). Cf. Lilian MATHIEU, « Analyser lesmouvements sociaux », art. cit., p. 922 Pierre BOURDIEU, « La représentation politique », art. cit., p. 241.

« Puissance objective qui peut être objectivée dans des choses (et en particulierdans tout ce qui fait la symbolique du pouvoir, trône, sceptre et couronnes), à lafaçon de la fidès telle que l’analyse Benveniste, le pouvoir symbolique est un pouvoirque celui qui le subit reconnaît en celui qui l’exerce et qu’il lui reconnaît. »

3 Ainsi, sur les démonstrations du GRIMP (Groupement régional d’intervention en milieu périlleux), qui, avecpar exemple des descentes en rappel sur la Grande roue de la place de Gaulle à Lille, attire l’attention sur laspécificité de certains corps de sapeurs-pompiers et s’oppose ainsi à l’unification des régimes indemnitairesproposée par le SDIS, entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2) :

Et quand les pompiers, enfin c’est un exemple, on peut aussi avoir ça d’autresacteurs, mais quand les pompiers font des manæuvres, enfin un peu des coupsde pub quoi par exemple y a...Les sorties du GRIMPOuais, ouais... sur la grande roue des trucs comme ça.Ça j’adore !Ouais ?Oui, ben oui j’aime bien ça parce que c’est bon pour nous, ça. Ben y a de l’image, y ade la sensation. Ils m’ont emmenés faire le couillon là-dessus. Donc ouais, c’est bien.Ouais, je m’amuse bien. Je me suis entraîné avec les pompiers aussi du GRIMP –

Page 163: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

164

pour le spectacle produit une dissimulation de la stratégie de communication qui l’initie car le

spectacle entre dans le processus normal – pour ne pas dire idéal – de production de

l’information journalistique :

Donc il y a avait eu un papier qui expliquait que le GRIMP avait fait unedémonstration sur la Grande roue pour expliquer justement que c’était uncorps un peu spécifique. Y a tout un problème avec la départementalisationeuh... sur les salaires en fonction des spécialités.Ouais, ça me dit vaguement quelque chose... voilà, ben voilà quoi. La preuve c’estque moi la seule chose que j’ai retenue c’est la démonstration du GRIMP sur laGrande roue et je me souviens plus du tout de l’aspect départementalisation duGRIMP. Oui, oui, sans doute oui. On fait beaucoup de papiers, en fait...Oui, c’est clair. Et quand c’est un truc un peu comme ça, on voit que c’est uncoup de pub, on dit que c’est un coup de pub ou on traite comme unedémonstration...Oh je sais plus comment on l’avait traité ce truc là. Ben c’est à dire on sait que c’estun coup de pub. Mais on le couvre comme on couvrirait une autre manifestation avecdes banderoles. Quand la CGT défile ou quand les gens défilent contre le Pen, c’estde pub contre le Pen. Enfin, je veux dire, on peut tout parler de coup de pub. C’estquelque chose qui s’est passé. Nous notre boulot c’est d’y aller. Après vous voulezdire de faire l’analyse et de dire « oui attention mais ils se sont servi de leur matérielet du côté spectaculaire pour, pour faire passer leurs revendications ». Pourquoi pasaprès tout ? Voilà, ils sont malins, tant mieux pour eux. C’est tout. De toute façons’ils veulent se servir des médias, c’est pas difficile.1

Plus spécifique aux mobilisations de sapeurs-pompiers est leur forte détention en capital

symbolique. L’image des sapeurs-pompiers dans l’opinion – c'est-à-dire sans les médias – est

incontestablement bonne2. Cette image médiatique3 des pompiers joue donc comme un

principe légitimateur de leurs actions, en rendant leur cause inattaquable :

enfin bon, ça ça n’a rien à voir avec la départementalisation. Ouais donc ça c’est bonpour nous, c’est vendeur.

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2).2 Cet éditorial, reproduit intégralement, paru dans le numéro du magasine Géo le montre, on ne peut plusclairement. Jean-Luc MARTY, « Pompiers, sauveurs de vie », Géo, Hors-série, mai 2002, p. 5. :

« Les événements du onze septembre dernier à New York l’ont rappelé : ilsn’hésitent pas à sacrifier leur vie pour sauver la nôtre. Ils exercent un métierexemplaire qui leur vaut une popularité et une reconnaissance sans égales. Ce quirend d’autant plus condamnable ces "caillassages" dont ils sont parfois victimesdans certaines de nos banlieues. Au-delà d’interventions de plus en plus humanitairessur le terrain, les pompiers, en France ou à l’étranger, sont confrontés aux maux issusdes atteintes à l’environnement : feux de forêt, pollutions marines, accidentsnucléaires, biologiques ou chimiques. Sur terre, sur mer ou dans les airs, ils luttentsur tous les fronts. Un engagement professionnel épaulé par celui des volontaires ;chez nous, ils sont deux cent mille. GEO a suivi ces sauveteurs de vie dans le monde.En hommage. »

3 Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs des journalistes », art. cit., p. 126. :

Page 164: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

165

« Il ne s’agit pas de dire que ces organisations sont à l’abri de toute mise en causemais seulement de remarquer puisque l’énonciation d’un angle critique à leurencontre est risquée et difficile à justifier, les journalistes ont souvent le choix entreen parler positivement ou s’abstenir. »1

Les sapeurs-pompiers jouent de ce capital symbolique, complètement immatériel, en le

transformant en ressource par de nombreuses démonstrations2. En face, les institutions doivent

faire face à un déficit d’image d’autant plus grand que les solutions employées pour contenir

la mobilisation des sapeurs-pompiers sont contre-productives, la main arrachée n’ayant pu que

susciter des gestes de sympathie de la part de la population, et, suprême impasse de

l’institution, contraindre des élus du Conseil général à donner leur « soutien aux pompiers »3.

L’institution est alors acculée à l’usage intensif de tactiques dilatoires, afin d’occuper l’agenda

médiatique par des sujets secondaires au regard des raisons de la mobilisation. Ainsi, la

polémique médiatique sur l’emploi de la grenade détourne pour quelques jours l’attention sur

le fond du problème. Nous n’avons pas d’élément pour affirmer que cet épisode – et

notamment l’affrontement par déclarations interposées – a été délibérément entretenu par

certains acteurs institutionnels4. Il reste que, sans doute du fait de la crédibilité de l’institution,

la Voix du Nord comme Nord-Eclair consacrent des articles importants à cette polémique5.

« On peut définir l’image publique d’une organisation ou d’un acteur politiquecomme étant constituée par l’angle journalistique qui est majoritairement adoptédans la presse – et notamment dans la presse "neutralisée" – pour traiter de sonaction. Il s’agit du cadre de perception dont l’usage suscite le moins de résistance etde protestations dans l’arène publique. L’image publique d’une organisation à uninstant t est donc le mode de description de celle-ci qu’un lecteur ou un auditeurprofane de la presse politique a le plus de chances de rencontrer. »

1 Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs des journalistes », art. cit., p. 125.2 Par exemple, au surlendemain de la manifestation du 25 janvier 2001, Nord-Eclair rend compte d’unedémonstration des sapeurs-pompiers devant la mairie de Roubaix (la place est inondée de mousse dans laquelle sedéplacent des sapeurs-pompiers pour montrer que, contrairement à l’accusation qui leur a été faite, celle-ci estinoffensive) dans un article titré : « Les pompiers plus populaires que jamais ».3 Antoine PLATTEEL, « Les communistes réclament la démission du préfet Franquet », Nord-Eclair, 30/01/01,p. 4.4 Le témoignage indique un travail de communication et de façade de la part des forces de l’ordre, mais rien nepermet de déterminer s’il s’agit de diversion ou de présentation de soi. Entretien avec un journaliste de faitsdivers (Nord-Eclair – n°2) :

Même si les policiers ont essayé, enfin les policiers et les gendarmes ont essayé defaire front au début en disant bon, on a utilisé ça parce qu’on était débordé tout ça, enaparté, ils reconnaissent tous : « ça va pas la tête, on envoie pas des grenades commeça sur des pompiers. » C’est pas, hein, c’est pas des mecs qui vont. Oui voilà, ils vontpas faire la révolution en France quoi. Voilà.

5 Pierre-Laurent FLAMEN, « La grenade de la discorde ? », Nord-Eclair, 31/01/01, p. 3. Et Emmanuel BEDU,« Les gendarmes réclament justice, vidéo au point », Voix du Nord , 30/01/01, p. 2.

Page 165: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

166

En dehors de cette concurrence entre les sources d’information pour imposer l’agenda

médiatique et ses cadres, le passage de la mobilisation dans les médias est également

contrainte par la course aux armements symboliques (et au désarmement du camp

adverse) que se livrent journalistes et candidats à l’agenda médiatique. Si les mouvements

sociaux connaissent de mieux en mieux le fonctionnement des médias (grâce à la diffusion de

savoir-faire, de connaissances théoriques : sciences sociales, sciences de la communication…),

les journalistes ne sont pas dupes des stratégies d’accès aux médias lors des mobilisations. Il

n’est, par exemple, pas rare que des remarques paraissent dans des articles au sujet de la mise

en scène d’une mobilisation, sur son côté médiatique1. Une telle mention peut avoir valeur de

sanction symbolique (ou tout au moins être perçue comme telle par le groupe mobilisé) car les

lectures militantes (et plus généralement communes) de la presse font confondre la

stigmatisation du caractère construit d’une mobilisation avec une dénonciation (plus ou moins

puissante et crédible) de son artificialité. Il est vrai que cette distinction n’est pas claire pour

tous les journalistes2. Mais les journalistes ont un intérêt professionnel à cette production de

symboles et de spectacles si bien que les stratégies symboliques des sources ne sont pas

pleinement perçues comme telles.

Ces exemples de concurrence/coopération dans les mécanismes de mobilisation des

ressources dans le champ médiatique laissent voir que l’utilisation des ressources disponibles

n’est pas absolument « libre ». Les stratégies et les capacités à mobiliser des ressources des

autres sources ainsi que les exigences et la réceptivité différentielle du champ journalistique de

l’usage stratégique de ces ressources fonctionnent comme une contrainte qu’il convient de

savoir maîtriser. Cette compétence peut être ramenée à un sens pratique des contraintes et des

opportunités dans la mise en æuvre des ressources : « sentant » la situation, les acteurs

mobilisés investissent telle ou telle ressource disponible. L’enjeu pour la source d’information

est la possibilité de contrôler la représentation médiatique de la mobilisation. Pour ce faire,

1 Par exemple : « Le mouvement qui a été déclenché hier se veut avant tout médiatique ». J-M VAILLANT,« Flambée de colère chez les pompiers », Voix du Nord , 8/12/98.2 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord). :

Mais ils étaient dans une sorte de surenchère. C'est-à-dire qu’au début ils ont fait desmanifs un peu gentilles, et puis il y avait une sorte de crescendo. Après on acommencé à sortir avec les engins... après... jusqu’au coup de la mousse. Hein, unesorte de dramaturgie, hein. C’est vrai que quand on est pompier, c’est plus facile dese faire remarquer que si on est employé à la préfecture. Si on sort avec son.. sonstylo et... [sourire – silence]

Page 166: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

167

elle mobilise (sous contrainte) des ressources en convertissant dans le champ journalistique

des capitaux sociaux, économiques, culturel et symboliques.

L’usage de la violence

La place de la manifestation du 25 janvier 2001 dans la couverture médiatique de la

départementalisation et dans la politique publique elle-même – même s’il convient de ne pas

exagérer ce dernier point – conduit à s’interroger sur la place spécifique de la violence dans le

processus de médiatisation des politiques publiques. La violence s’accorde particulièrement

bien avec les critères de la newsworthyness (spectacle, urgence...) :

Et puis, y a une troisième... y a une autre contrainte. Y a une contrainte de temps –souvent on rédige quand même vite – et y a une contrainte de place. C’est-à-direqu’on a pas toujours, on a pas toujours la place dont on rêve dans les pages, puisqu’ilfaut arbitrer entre plein d’autres sujets. Donc s’il arrive un gros fait divers avec lespompiers en action, ça passera toujours avant le dossier théorique du financement duproblème des pompiers, quoi, hein. Donc... y a... Faut gérer, faut jongler avec toutça...1

L’usage largement involontaire mais bien maîtrisé de la violence par les sapeurs-pompiers

a joué comme une ressources déterminante. La manifestation du 25 janvier 2001 n’a pu

qu’attirer (ou renforcer) l’attention médiatique. Les photographies publiées dans le Figaro,

Libération ou Nord-Eclair laissent voir que l’affrontement avec les forces de l’ordre et

l’ampleur de la répression policière2 conviennent bien à l’impératif de spectaculaire3. Mais il

reste que l’usage de la violence comme ressource médiatique est extrêmement incertain. La

réduction d’une cause à la violence de la mobilisation qu’elle suscite fonctionne comme une

capital symbolique négatif. En plus de la stigmatisation du groupe violent, la décrédibilisation

est redoublée par le dépolitisation de cette violence, généralement perçue comme gratuite et

purement destructrice. Les autorités jouent le jeu de la stigmatisation pour décrédibiliser

l’adversaire, c'est-à-dire lui faire perdre le capital le plus important. Comme le souligne

1 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).2 En plus d’Edouard WALCZAK, amputé de la main après l’explosion d’une grenade lacrymogène, cinq sapeurs-pompiers ont été blessés, ainsi qu’un journaliste de M6 (avec une semaine d’incapacité de travail).3 Voir Laurent MUCCHIELLI, Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, Ladécouverte (coll. Sur le vif), 2001, 141 p. Voir particulièrement le chapitre « Le spectacle de la violence », pp.12-25.

Page 167: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

168

Patrick CHAMPAGNE, seules les violences policières parviennent à retourner cette

stigmatisation :

« Les actions brutales par lesquelles s’exprime l’exaspération des groupessociaux dominés ne disposant que de leur force physique pour s’exprimer sont eneffet spontanément "mal vues" par la grande majorité des journalistes, quideviennent pour ces groupes un obstacle supplémentaire pour imposer leur point devue. Les dominés ne peuvent guère compter que sur une violence qui est encore plusmal vue par la presse parce qu’elle en est elle-même parfois la victime, à savoir celledes forces de l’ordre (les "bavures"). »1

Un tel renversement de la stigmatisation médiatique de la violence a pu être opéré par les

sapeurs-pompiers grâce au très fort capital symbolique dont ils bénéficient dans l’opinion. Ce

capital a été mobilisé dans la manifestation du 29 janvier 2001. L’organisation s’oppose point

par point à celle du 25 janvier : la non-violence, la posture de victime et le cadre d’injustice

sont mis en scène. Le registre du symbole2, très favorisé dans le champ médiatique, est

ostentatoirement mobilisé3 pour faire disparaître celui de la violence assigné, par ce tour de

passe-passe symbolique aux forces de l’ordre. Tout est organisé pour que la manifestation soit

calme4 : le service d’ordre des sapeurs-pompiers est particulièrement efficace5. Les

journalistes, dans leurs comptes-rendus de la manifestation insistent par exemple sur le fait

que les sapeurs-pompiers étaient venus cette fois-ci vêtus de leurs parkas et non en tenue de

feu, ce qui est un signe d’apaisement certain.6 Avec une parfaite maîtrise du sens de la

1 Patrick CHAMPAGNE, Faire l’opinion, op. cit., p. 239.2 Patrick CHAMPAGNE, « La manifestation », art. cit., p. 33. :

« Une action symbolique à fort capital culturel tend à être une action globalement"bien vue" (au deux sens) par une partie importante du champ journalistique et ade fortes chances de susciter rapidement la sympathie et la compréhension d’unsecteur suffisamment large du champ pour déclencher presque automatiquement unecampagne de presse favorable. »

3 Voir ci-dessus, l’analyse des photographies publiées à l’issue de cette manifestation.4 Compte-rendu de la police, daté du 30/01/01 : « Ce rassemblement imposant s’est déroulé dans la dignité etdans le calme et de manière silencieuse ».5 Compte-rendu de la police, daté du 30/01/01 : « Sur la place de la République, on notait la présence d’un car decommandement des pompiers, servant également de P.C. pour le rassemblement. De plus les pompiers avaientfixé des bandes réfléchissantes entre les arbres afin de diriger leur collègue arrivant par le métro. Des pompiers,munis de brassards jaunes, s’occupaient de la sécurité et de l’encadrement des manifestants afin d’éviter toutdébordement. »6 Patrick CHAMPAGNE, « La manifestation », art. cit., p. 28. :

« Les consignes de "calme"et de "dignité" que les organisateurs nemanquent pas de donner le plus souvent aux manifestants font partie du travail deprésentation qui s’est fortement accru depuis que les manifestants "passent à latélévision" ; elles s’adressent au moins autant aux participants qu’à la presse pour

Page 168: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

169

manifestation du 29 janvier 2001, les sapeurs-pompiers ont pu renverser la stigmatisation

souvent inhérente aux dérives violentes des mobilisations. Si elle n’avait coûté la main à un

sapeur-pompier, la violence apparaîtrait, paradoxalement, comme un enjeu symbolique. Le

crédit ou le discrédit qu’en donne l’image médiatique dépend largement de la réussite de la

mobilisation des ressources pour en maîtriser le sens.

Les mutations du travail militant

Ces stratégies de mobilisation des ressources, et plus globalement l’impératif médiatique,

ne vont pas sans imposer des contraintes structurantes et donc des mutations substantielles à

l’activité militante. La moindre de ces mutations du travail militant n’est pas l’évolution des

répertoires d’actions. Comme nous l’avons vu, les mobilisations sont contraintes de répondre

aux logiques médiatiques afin d’accéder à une certaine visibilité. Une partie du travail militant

(et des compétences requises) consiste donc à mettre en scène la mobilisation, créer des

symboles, produire des images qui pourront être reprises dans les médias pour illustrer les

reportages. On peut attribuer ces pratiques à la présence des médias dans le processus de

politique publique dans la mesure où, ne faisant pas partie en tant que telles de la mobilisation

en vue d’une cause1, ces formes du travail militant sont liées à l’activité médiatique dans la

mesure où sans cette dernière elles seraient de peu d’effets.

L’importance du travail de représentation a renforcé un rôle militant spécifique : celui de

porte-parole. Avec l’avènement de la dimension médiatique des mobilisations, s’est enclenché

un processus de monopolisation du droit à s’exprimer devant les journalistes2 – c'est-à-dire

presque du droit à s’exprimer. Comme l’a montré Philippe JUHEM3, en cas de dissonances

cognitive au sein même de la mobilisation, il est difficile de produire un cadre qui sera repris

qu’elle les diffuse largement, donnant ainsi des représentants une image de leaders"responsables". »

1 Sans nier la sincérité et le « besoin affectif » d’un rassemblement de soutien à Edouard WALCZAK, on peut sedemander quel est le besoin par exemple de mettre en scène une manifestation symbolique et silencieuse pourêtre reçu par le président du Conseil général.2 Un tract interne de l’association des sapeurs-pompiers volontaires SPV59 distribué en prévision de lamanifestation du 3 janvier 2001 indique, sous le titre « médias et autorités » : « Seuls sont autorisés à s’exprimerSylvie GEVAERT (présidente), Fabien CATTEAU (secrétaire) et à défaut Alain VANHOUTTE (présidentd’honneur). »3 Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs des journalistes », art. cit., p. 131 :

« Dans tous les cas où le personnel politique de l’un des camps partisans apparaîtdivisé sur la position à adopter sur une question d’actualité, le processus deconstruction d’un cadre cognitif alternatif cohérent est déficient. »

Page 169: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

170

en bonne et due forme dans la presse si bien que la limitation des personnes appelées à

s’exprimer médiatiquement permet de réduire les risques de cacophonie et de mieux faire

passer son message, c'est-à-dire d’y accroître les chances de reprises de son cadre cognitif.

Une fois encore, cette contrainte imposée sur le travail militant par les médias n’est pas sans

effet sur celui-ci. Avec l’émergence du porte-parole, et l’orientation de celui-ci vers les

médias, c’est un nouveau rôle – ou un rôle renouvelé si l’on considère comme porte-parole des

rôles anciens comme celui de tribun – qui apparaît parmi le personnel militant. Les porte-

parole ne sont pas des militants comme les autres : ils disposent de compétences individuelles

spécifiques qui les conduisent à parler dans la presse au nom d’un groupe1.

Plus globalement, la présence médiatique dans les politiques publiques – et, en

l’occurrence, dans la partie de la mobilisation – entraîne une redistribution du travail militant.

Ainsi, la tendance à substituer la communication médiatique à la communication interne par

des journaux militants revient à laisser ce travail à un petit groupe de spécialistes de la

communication ou à quelques porte-parole médiatiques. Permettant des gains de productivité,

l’usage des médias dans les mobilisations est source de chômage militant. Faire du passage

dans les médias un objectif en tant que tel, ou le premier des objectifs secondaires, conduit à

abandonner d’autres aspects du travail militant qui requéraient davantage de main d’æuvre.

Cette réduction de l’offre de travail militant conduit à un appauvrissement des rétributions du

militantisme. Elle conduit aussi à l’affaiblissement des possibilités de recrutement de

nouveaux militants : selon Jacques ION, cité par Erik NEVEU, « c’est 60 à 90% du

recrutement militant qui s’établit par contacts directs, de face à face, au sein de réseaux

sociaux partagés par recruteurs et recrutés. »2 Or la dimension médiatique, qui de plus en plus

remplace le travail « de terrain », ne peut que très difficilement se substituer à ces rencontres

de face-à-face.

Suivant leur croyance concernant le pouvoir des médias, les acteurs de la mobilisation

tentent d’y accéder, ce qui les conduit à orienter une partie importante de leur action vers cette

fin. Pour suivre ces stratégies, des compétences nouvelles sont valorisées et l’activité militante

1 La mutation des savoir-faire militants requis (passant d’une compétence tribunitienne à une compétence« médiatique ») est semblable à celle que fait Anne-Marie GINGRAS à propos du personnel des partis politiques.Anne-Marie GRINGAS, « L’impact des communications sur les pratiques politiques. Lectures critiques », art.cit., pp. 37-47.2 Erik NEVEU, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », art. cit., p.69.

Page 170: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

171

est partiellement redéfinie. Les effets, esquissés ici à gros traits, des médias sur les pratiques et

les ressources de la mobilisation ne sont pas réductibles à une approche cognitive qui serait

entendue comme purement idéelle ou intellectuelle. On oublierait beaucoup à ne pas

s’interroger sur la dimension pragmatique qui sous-tend la dimension cognitive.

4.2. Les médias et les décideurs publics : la communication et le travail

politique

Si les médias pèsent sur les pratiques, et donc sur l’action des mobilisations, il est

indéniable qu’une telle emprise existe au sujet de l’institution. Concernant les décideurs

publics, la prise en compte des médias est à rapporter au développement de la communication

politique. Comme le souligne Grégory DERVILLE1, la communication fait partie du travail

politique et exige donc d’être étudiée, non comme un nouveau champ de l’activité politique,

mais comme un phénomène structurant l’activité politique elle-même. En ce sens, nous

proposons quelques pistes pour une sociologie politique de l’action publique.

4.2.1. Médias, communication et légitimation

Contraignant l’action publique à une certaine visibilité, les impératifs médiatiques

induisent des stratégies de communication, c'est-à-dire des stratégies institutionnelles de

présentation de soi qui sont des ressources de légitimation.

Rendre visible son action

L’obligation de « transparence », c'est-à-dire de soumission aux demandes sociales2 de

médiatisation, fait peser d’un poids plus grand la communication dans les pratiques politiques.

Toute l’activité politique, et notamment celle relative à la décision publique, prend en compte

les impératifs de l’opinion – d’autant plus fortement sans doute que les acteurs de la sphère

1 Grégory DERVILLE, Le pouvoir des médias, op. cit., p. 108.

« La communication, loin de s’ajouter à la politique (pour en améliorer lefonctionnement, ou au contraire – et c'est le point de vue le plus fréquemmentdéfendu – pour la "dénaturer"), en est une partie intégrante. L’activité politiquene va pas sans communication, c'est-à-dire sans un flot continu à la fois ascendant etdescendant d’informations , du centre du pouvoir vers les gouvernés et vice versa. »

2 La critique du médiacentrisme interdit de ne considérer que les demandes directes de journalistes (demandesd’interviews, de réaction, de photographie....). La demande sociale de communication est une demande perçuepar les acteurs politiques comme émanant de la société, de l’opinion publique...

Page 171: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

172

politico-administrative se sentent proches des mécanismes de représentation politique – et le

pouvoir supposé des médias sur elle. Cette emprise de la communication sur l’activité

politique elle-même est tellement « naturelle » qu’elle est intériorisée par les journalistes :

C’est un sujet sur lequel tout le monde avait intérêt à communiquer parce que bon,dans l’affaire, tout le monde était de bonne foi. Je suis persuadé que tout le mondeétait de bonne foi.1

Il nous paraît nécessaire, pour comprendre ce que les médias (et les journalistes) font faire

aux acteurs politiques, de comprendre les représentations que ces acteurs se font des médias.

Les représentations que les acteurs se font du jeu et de ses règles conditionnent leur

investissement dans le jeu. Pierre BOURDIEU le souligne avec la notion d’illusio : pour jouer

le jeu, il faut y croire. Or, les médias font partie du jeu politique, et les croyances des hommes

politiques à l’endroit des médias sont déterminantes pour comprendre comment ils modifient

leurs pratiques pour en tenir compte. La place croissante de l’opinion publique dans l’action

politique fait de celle-ci une lutte pour le crédit auprès de l’opinion et induit un usage

extrêmement précis et réglé des médias2. Mais ces luttes pour l’accumulation ou la

préservation d’un « capital » médiatique apparaissent retravaillées sous la forme de croyances

« officielles » du rôle des médias (et des fonctions de la communication) dans l’action

publique. Une de ces croyances officielles, qui laisse voir une réelle croyance dans le fort

pouvoir de persuasion de la presse, porte sur le rôle d’éducation des lecteurs que la presse est

censée avoir, aux yeux des hommes politiques3 :

Donc si vous voulez, c’est vrai que j’ai trouvé que la presse – là je vais êtreméchant –, n’avait pas en la matière tellement joué un rôle d’éducation des lecteurs.

1 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).2 Pierre BOURDIEU, « La représentation politique », art. cit., p. 242. :

« Ce capital suprêmement labile ne peut être conservé qu’au prix d’un travail detous les instants qui est nécessaire et pour accumuler le crédit et pour éviter lediscrédit : de là toutes les prudences, tous les silences, toutes les dissimulationsqu’impose à des personnages publics, sans cesse placés devant le tribunal del’opinion, le souci constant de ne rien dire ou de ne rien faire qui puisse être rappelépar la mémoire des adversaires, principe impitoyable d’irréversibilité, de ne rientrahir qui puisse contredire les professions de foi présentes ou passées ou en démentirla constance au cours du temps. »

3 Il faut noter que les journalistes partagent souvent cette mythologie du rôle pédagogique de la presse.

Page 172: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

173

Bon c’est tout. Alors, je me fais sans doute une fausse idée de ce que doit être lapresse…1

Répondant à un questionnaire que nous lui avons fait parvenir, un haut fonctionnaire du

département décrit ainsi le rôle qu’il assigne aux médias dans la politique publique de

départementalisation :

Considérez-vous que les médias peuvent avoir un rôle quelconque à l’occasion d’une telle politiquepublique ? Comment analysez-vous ce rôle ?

« Oui bien sur.- pour informer les élus qui souvent ont critiqué (du moins certains) une réforme sans faire l’effort de la

connaître.- pour informer les populations des fondements de la réforme qui ne sont rien autre qu’une amélioration des

secours.

Difficultés :- rares sont les journalistes qui font l’investissement d’une étude approfondie des dossiers.- le désir du spectaculaire ou du sensationnel ou de la critique systématique empêches souvent des analyses

objectives, construites et des prises de positions conformes à l’intérêt général. »2

L’exemple le montre clairement : les représentations du rôle pédagogique de médias se

nourrissent de la croyance dans la primauté des effets cognitifs (par rapport aux effets

pragmatiques) des médias, tant sur les élus que sur la population. Les attentes que les acteurs

politiques formulent ainsi rejoignent celles relatives à la préservation du crédit dans l’opinion :

dans un cas comme dans l’autre, les décideurs publics se montrent particulièrement attentifs

(et réactifs) au contenu du discours journalistique. La dénonciation des écarts que l’homme

politique pourrait déceler dans le discours journalistique par rapport à la norme de ce qu’il

juge acceptable pour la préservation de son crédit dans l’opinion3 – c'est-à-dire en fait l’usage

par le journaliste de cadres de perception trop incompatibles avec les siens – est reformulée

sous une forme socialement plus acceptable – la dénonciation explicite de ces écarts étant

perçu comme un risque de perte de crédit auprès des journalistes donc auprès de l’opinion4 –

c'est-à-dire dans le registre de l’intérêt heuristique du lecteur/citoyen :

1 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS.2 Questionnaire d’un haut fonctionnaire chargé de la sécurité civile dans le département.3 En raison de ce qu’il croit être le pouvoir d’influence des médias sur celle-ci.4 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2). :

Et avec des couvertures un peu comme ça, quelle était du coup la réaction desgens. Par exemple la réaction de Dejonghe ou du SDIS...

Page 173: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

174

Vous racontez ce que vous voulez sur le SDIS ça n’intéresse personne. Enfin vousallez dire que je suis un peu… Non mais le mode de vie des gens, le mode de vie dela presse est sensiblement la même chose que les médias audiovisuels, c'est-à-direqu’on ne s’intéresse à quelque chose qu’à partir du moment où c’est croustillant.Bon, le jour où les pompiers descendent dans la rue, ça, rassurez-vous, c’est mis,hein. C’est utilisé, c’est exploité. Alors si en plus, vous avez un incident regrettablequ’on a rencontré avec M. WALCZAK, qui a perdu la main, bon ben il estévidemment que là la presse elle tourne. Mais je n’ai pas en mémoire d’avoir vu desarticles de fond sur la mise en place du SDIS en disant : "bon ben c’est une réforme,voilà ce qu’elle sous-tend, les difficultés, les intérêts derrière". (...)Les médias ont pu avoir un rôle sur la départementalisation, même si c’est unrôle complètement minime, marginal, ou alors vraiment euh…[Blanc] Bah… moi je pense qu’ils peuvent jouer un rôle, hein, mais euh… je répètece que j’ai dit bien souvent : pour jouer un rôle il faut qu’on fasse quelque chose enprofondeur.Ouais…Au niveau des médias écrits, ils sont plus tentés par la photo que par l’article de fond.Donc ça devient difficile. Et au niveau du média télévisé, alors là c’est tellement dansl’instantané, hein, y’a…que…1

Rendre visible son action sous le poids de l’impératif médiatique ne se fait pas au hasard.

Retravaillée notamment dans le registre de la pédagogie, cette contrainte justifie une mise en

visibilité médiatique sélective en offrant un registre acceptable de dénonciation des écarts par

rapport aux attentes de l’acteur politique. L’impératif médiatique de transparence est donc

approprié par les acteurs de l’institution et fait du rapport aux médias un enjeu de légitimation,

tant en même temps qu’il est un élément de structuration des mode d’action publique.

Le travail institutionnel de façade

Quelle que soit sa justification – et même si celle-ci n’est pas indifférente pour

comprendre les pratiques politiques – l’importance du contrôle de son image dans les médias

est un élément structurel de l’action des décideurs publics. Il faut, autant que faire se peut,

maîtriser ses apparitions médiatiques ce qui est à la base des techniques de communication. Le

Dejonghe c’est un politicard. Les gens du SDIS c’est aussi des gens, même s’ils sontpompiers, ils touchent un peu, ils commencent un peu à tapoter la politique. Donceuh bon on sait jamais vraiment ses réactions. On peut deviner qu’il soit pas vraimentcontent d’un article ou d’un autre mais il va jamais nous... Non, non, il nous aimetoujours bien [sourire ironique]. Il est toujours prêt à nous mettre une grande tapedans le dos et nous payer un petit verre de champagne. Y a pas de problème. non y apas vraiment de réaction. Par contre les pompiers ouais, ils sont vachement exigeantsles pompiers. Si tu écris un truc qui va pas tout à fait dans leur sens tu y as droit quoi.Là par contre quand tu vas dans la caserne « Ouais, gros connard... » Ouais. Voilà.

La différence entre les façons de faire de l’élu et celle des sapeurs-pompiers est évocatrice...1 Entretien avec un élu du Conseil général, membre du Conseil d’administration du SDIS.

Page 174: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

175

plus simple des moyens consiste à n’accepter de s’exprimer publiquement qu’en cas de besoin

défini par l’institution elle-même et donc de ne répondre aux sollicitations journalistiques que

le plus rarement possible et lorsque le refus de communiquer est perçu comme potentiellement

plus préjudiciable à l’image de l’institution que la communication elle-même. Un tel refus

peut parfois être direct :

Moi j’ai eu, au moment de là... je pense à ça avant le vote de la loi donc de 96,j’avais eu lors d’une réunion en préfecture... c’était je me souviens lors d’uneconférence de presse sur la loi qui venait d’être votée sur le développement duvolontariat. Donc ça se passait dans les salons de la préfecture, il y avait le préfet, lepréfet délégué à la sécurité, il y avait MOUREAU, etc. Donc il y a eu la présentation,comment on allait faire – bon finalement, rien ne s’est fait – comme ils avaient dit,enfin bref – et puis bon après j’ai posé une question parce qu’on était au moment dela préparation de la loi et je voulais avoir... j’étais en train de préparer cette, ce truclà. J’ai posé la question à MOUREAU de ce qu’il pensait, pour lui, avantages ouinconvénients de cette loi par rapport au département du Nord. Il a refusé derépondre.Et comment il fait ça ? Très froid, il fait : « non, c’est pas... »Ah ben il a dit : « non, moi j’ai mon avis, j’ai mon opinion, je la transmets à mahiérarchie ». Et c’est tout, je fais remarquer au préfet à la sécurité qui était là : « c’estce qu’on appelle une réponse franche, c’est vraiment pas ce qu’on appelle la languede bois. » [sourire] Et puis bon, c’est tout, ça m’a pas empêché de faire mon papier.Et je ne sais plus si quelque part je l’ai dit, j’ai pas souvenir de l’avoir dit je pense...1

Mais généralement, le refus n’est pas aussi explicite, il doit au contraire être intégré dans

le travail de façade afin de conserver de bons contacts avec la presse. Une des plus efficaces

solutions pour ne pas être acculé à pareil cas consiste non à attendre les demandes des

journalistes – incertaines donc potentiellement dangereuses – et de prendre les devants. En

d’autres termes, l’institution communique à des moments précis, selon ses besoins c'est-à-dire

selon ses logiques propres. Le répertoire d’action de l’institution est large (déclarations,

interviews, conférences de presse2, visites sur le terrain, cérémonies, fax aux rédactions1, etc.)

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1).2 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2) :

J’imagine que finalement y a pas que les pompiers qui suscitent... Lesnégociateurs à un moment ont peut-être aussi un peu besoin d’attirer l’attentiondes médias...Oui on a déjà été... Mais à ce moment là ça ressemble plus une convocation que...Vous parliez de Dejonghe et tout ça, là ,Ouais...Oui ben ils nous conviaient à des conférences de presse et tout ça et on y allait. C’estquand ils ont besoin de répondre quand ils se sentent un peu...Un peu mis en cause ?

Page 175: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

176

et efficace : rares sont les cas où les journalistes ne tiennent pas compte de ces

« convocations » institutionnelles2. Mais au-delà de la recension de ces techniques3, c’est

l’emprise même de l’impératif médiatique qui pèse sur le fonctionnement entier de

l’institution. Par exemple, ces exigences communicationnelles contribuent à définir les

fonctions des personnes au sein de l’institution, en soumettant le droit de s’exprimer dans les

médias à l’accord de la direction de l’institution. Cette subordination des prises de parole

individuelles à la politique de communication de l’institution pèse comme une contrainte de

position institutionnelle pour les décideurs publics :

Est-ce que vous-même vous avez été sollicité par des journalistes pourintervenir ?Non, non, non, des choses comme ça, j’ai rencontré CAMUS quand même à la courde la caserne, mais j’ai jamais eu de sollicitations… De toute façon je n’aurais pas...OuaisJ’étais quand même dans une position délicate.C’est-à-dire on ne peut pas prendre position ?Non.

Oui voilà, un peu mis en cause... Quand ils veulent faire passer leur point de vueparce que faut comprendre aussi le problème de Dejonghe. C’est pas... Y a un budgetlimité et puis il doit faire avec ce qu’on lui donne quoi.

1 C’est par exemple avec un fax que le préfet de police a fait connaître sa réaction après la manifestation du 25janvier 2001, cette façon de faire présentant l’avantage de ne pas devoir répondre aux questions des journalistes.Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2) :

Et pour avoir le point de vue des flics.Ben le point de vue des flics, euh, on l’a pas eu tout de suite. On a eu le point de vuedu préfet mais par fax si je me souviens bien.C’est un communiqué bien soigné...Un communiqué disant bon « l’ordre a été donné de faire usage de la force utile etnécessaire... » Je vois d’ici le communiqué bandant comme tout. [rire].

2 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1) :Bon on a aussi une position que l’on peut prendre – et moi je l’ai prise à plusieursreprises – c’est quand on est convié par le président pour des cérémonies officiellesde remises de médailles, de væux, etc., on couvre ou on ne couvre pas. On couvreou on ne couvre pas, on y va et on voit bien comment on le couvre, si on redonnel’intégralité du discours du président qui a envoyé des violons... enfin du président,ou d’un vice-président ? Ou d’une hiérarchie, hein, qui a envoyé les violons « c’estnous les plus beaux, c’est nous les plus forts », on s’en tient à une brève, hein, ou unephoto-légende en disant « c’était une remise de médailles, etc. » Bon, on peut enarriver là. Ça c’est déjà arrivé.

3 Une telle recension n’est pas inintéressante en elle-même puisqu’elle permet de cartographier un certain nombrede savoir-faire que les décideurs publics mettent en æuvre au cours du processus de politique publique. Cefaisant, elle permet d’enrichir d’un éclairage sociologique pragmatique l’analyse des politiques publiques. Pourautant, une telle recension ne révélera tout son intérêt que si les formes et techniques de communication politiqueainsi repérées ne sont pas tenues pour un aspect autonome de l’action publique mais comme un ensemble depratiques plus ou moins impératives articulées avec les autres aspects de l’action publique, et qu’elles contribuentà structurer.

Page 176: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

177

Euh… tout ça, même si des médias vous sollicitent, vous avez un certain nombreenfin de précautions dues à votre position qui fait que…C’est pour ça que j’ai précisé dans le début de l’entretien que je m’exprimais en tantque [position hiérarchique] de l’Union départementale des sapeurs pompiers, là jepeux avoir un peu plus de liberté en fait.1

Nous avons nous-mêmes, dans le cadre de cette enquête, subi les réticences du SDIS à

communiquer2. Que le contrôle de la visibilité de l’institution ne soit pas limité seulement aux

médias mais s’exerce au contraire sur tous les « observateurs » potentiels indique, outre que la

rhétorique de la transparence renvoie davantage à un mythe qu’à une réalité, à quel point le

travail de façade et de préservation du secret du fonctionnement interne réel pèse sur les

acteurs et donc sur le fonctionnement de l’institution. Tendanciellement, rien ne doit être fait

au sein du SDIS, comme dans toute autre institution, qui s’opposerait aux contraintes de

communication et de façade définies en interne. Ces contraintes pèsent d’ailleurs tout autant

sur le travail des journalistes, en ce qu’elle réduit leur accès aux sources d’information – ce

qui est sans doute, au final, l’effet recherché :

Alors le problème maintenant, le problème c’est qu’à la fois ils bouclent tout, mêmesi moi j’arrive encore à avoir quelques infos en direct, y a certaines personnes :« Euh, non, moi je peux pas te répondre sans l’autorisation du SDIS, servicecommunication». Voilà, c’est un truc fou. Moi, je trouve ça aberrant. Je trouve çaaberrant ! Le service communication d’une administration ça doit être contraire pourfavoriser. Par exemple, la mairie de Lille où y a un service de communication, bon,qui n’est pas forcément capable, ce qui est logique, de nous répondre et de nousdonner l’information précise, technique et autre mais c’est un service qui est efficace,on appelle, hein, « bon, ben oui, on vous met en contact avec la personne. » Bon onnous rappelle un quart d’heure après, j’ai l’information ou c’est : « bon, faut appelerun tel, il est au courant ». Voilà, quoi : ça se passe bien. Là, ça ne se passe pas bien.Là c’est, c’est l’information du président, c’est... tout doit passer par le président,c’est ça le truc. Je trouve ça aberrant. Et malheureux d’ailleurs.3

1 Entretien avec un haut responsable des sapeurs-pompiers lié au SDIS et à l’Union départementale des sapeurs-pompiers du Nord.2 Outre la mise en garde de début d’entretien reproduite ci-dessous, il nous a été impossible malgré denombreuses sollicitations (et avec le soutien de personnes introduites au sein de l’institution) d’obtenir desrendez-vous tant avec le président, le directeur ou la responsable de la communication du SDIS. Seul l’entretiensuivant nous a permis d’entrer « par la bande » et de façon trop peu approfondie dans le SDIS.Entretien avec un haut responsable des sapeurs-pompiers lié au SDIS et à l’Union départementale des sapeurs-pompiers du Nord :

Tout d’abord je tiens à préciser que je m’adresse à vous en tant que [nom del’interviewé], [position hiérarchique de l’interviewé] de l’union départementale dessapeurs pompiers du Nord, donc je parle au nom de la vie associative pompier, pasdu SDIS, d’accord ?

3 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1). Ce constat d’un journaliste de fait divers esttrès proche de celui dressé par un journaliste politique (Entretien avec un journaliste politique – Voix du Nord.) :

Page 177: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

178

Toutes les précautions ainsi déployées par les acteurs politiques montrent à quel point agir

dans l’institution c’est aussi donner à voir une image de celle-ci. Pour reprendre le titre d’un

ouvrage célèbre de communication politique, « gouverner, c’est paraître »1. Un des aspects de

l’action publique rejoint en effet ce qu’Erving GOFFMAN appelle le travail de façade, c'est-à-

dire le travail de présentation de soi mis en æuvre pour montrer aux autres acteurs de

l’interaction une apparence sociale (une « face »2) acceptable. L’intérêt de cette notion est

aussi que le travail de façade n’est pas séparé de l’action elle-même : il en est une condition en

même temps qu’il en est le produit.

Un travail permanent de légitimation de l’action publique et de relégitimation

des acteurs

Comme nous l’avons suggéré plus haut, se livrer à un tel travail de façade participe

évidemment d’un enjeu de légitimation puisqu’il s’agit de gérer au mieux son capital de

crédibilité auprès de l’opinion publique. La croyance renouvelée portée à cette entité induit en

effet un renouvellement des modes de légitimation. « A la légitimité traditionnelle fondée sur

la durée, la communication joint une légitimité de l’éphémère, toujours renouvelée, jamais

acquise. La légitimité qui est principalement visée ici est celle des élus, et, à travers eux, celles

des institutions qu’ils représentent.»3 Comme le suggère ici François RANGEON, la

légitimation construite par l’appropriation de l’impératif médiatique est double : légitimation

De toute façon, ça va toujours mieux quand on a un dialogue direct avec les gens.Bon sans passer par les intermédiaires et les : « laissez-moi vos questions et il vavous répondre... » On ne fonctionne comme ça que si on n’a pas d’autre possibilité,mais bon...C’est-à-dire le rôle des chargés de comm’ de vous...Ben s’il peut nous faciliter la tâche, tant mieux. Mais en général, on se débrouilleplutôt mieux tout seuls, ils font plutôt écran qu’autre chose. Donc... S’il peut nousprocurer... par exemple si on lui dit : « Pouvez-vous nous procurer les budgets descinq dernières années », c’est bien hein. Mais après si on a envie de poser desquestions au président, au responsable, ben là son rôle se limite à aménagerl’entrevue, hein, c’est tout.

1 Jean-Marie COTTERET, Gouverner c’est paraître. Réflexions sur la communication politique, Paris, PUF(Coll. Politique aujourd’hui), 1991, 175 pages.2 Selon Isaac JOSEPH, Erving Goffman et la microsociologie, op. cit., p.123, la face est la « valeur socialequ’une personne revendique à travers la ligne d’action qu’elle adopte au cours d’une interaction. La face n’est paslogée à l’intérieur ou à la surface d’un individu mais est diffuse dans le flux des événements de la rencontre. »3 François RANGEON, « Communication politique et légitimité », in CURAPP, La communication politique,Paris, PUF, 1991, p. 101.

Page 178: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

179

(ou plutôt relégitimation) des acteurs et légitimation de l’institution, c'est-à-dire légitimation

de l’action.

La légitimité tirée de l’élection par les décideurs publics semble en effet insuffisante à

ceux-ci puisque le jugement permanent de l’opinion publique leur importe tout autant1. Ce

jugement est produit par les sondages d’opinion et, plus généralement, notamment au niveau

local, par le discours médiatique2. L’enjeu de la communication politique – et plus

globalement du travail politique dans son ensemble – est pour l’acteur d’obtenir ou de

conserver un jugement favorable. Les façons de faire sont multiples mais toutes ont pour

objectif de donner à voir l’acteur sous un jour favorable, c’est-à-dire faire correspondre le

comportement de l’acteur aux critères supposés dominants dans l’opinion de ce que doit être le

comportement de l’acteur tout en contribuant à définir ces critères. Cette double stratégie de

légitimation est assez nette par exemple dans les tentatives des services de communication

pour personnaliser l’activité politique. Comme l’a bien vu un journaliste3, les productions du

service de communication du SDIS, « La lettre SDIS 59 » ou « SDIS info », permettent avant

toute autre chose de mettre en scène l’activité du président du SDIS. Il est par exemple

intéressant de constater que sur les quatre numéros de « La Lettre SDIS 59 » parus entre

septembre/octobre 2001 et mars/avril 2002, le président du SDIS apparaît sur 31 des 62

photographies publiées ! Ces photographies montrent généralement le président en visite sur le

terrain, c’est-à-dire au travail. Or, en même temps qu’elles le montrent au travail, ces

photographies définissent ce qu’est ce travail. Faire correspondre la réalité (donnée à voir) aux

normes supposées, ou plutôt attendues, de celle-ci permet d’enchanter le monde politique et de

produire de la légitimité charismatique : les coulisses, souvent peu reluisantes, du monde

1 Légitimation élective et relégitimation permanente ne sont pas exclusives l’une de l’autre : la relégitimationconstamment tirée du jugement de l’opinion publique peut être perçue comme une anticipation de la sanctionélectorale à venir.2 Les médias étant les principaux exégètes des sondages.3 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1) :

Et donc ce qu’on voit finalement, si je comprends bien c’est que là où ons’attendait finalement à une mise en place technique des moyens et des chosescomme ça, en fait c’est au moins autant politique dans les négociations que...Moi, je pense que les négociations sont politiques. Il suffit de regarder d’ailleurs pours’en convaincre le service communication du SDIS quand il a été créé. Ben son trucc’est pas la communication d’un service, c’est la communication du président. Si turegardes chaque numéro, ben à toutes les pages, y a la photo du président. C’estl’éditorial du président, c’est le président qui va inaugurer et mettre en place lenouveau véhicule... euh, à toutes les pages, il est... c’est le président, hein. On le voitpartout, hein.

Page 179: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

180

politique sont occultées au profit d’une façade travaillée pour être présentable1. Dans le

monde politique ainsi construit, l’acteur est au centre et cette centralité est légitimante.

La légitimation des acteurs politiques est finalement produite par la mise en scène de leur

action : le même processus permet aussi la légitimation de l’action publique et de l’institution

qui la permet. « Aborder ainsi les politiques publiques permet de souligner qu’elles n’existent

pas sans toute une série de dispositifs de légitimation qui permettent son acceptation. »2 En

d’autres termes, en même temps que l’action publique agit, elle se donne à voir comme

agissant, non comme elle agit, mais comme l’opinion voudrait qu’elle agisse. Par cet

enchantement du monde politique et la dénégation des règles réelles de fonctionnement du

champ politique, l’institution produit à l’usage des médias et donc de l’opinion une image qui

favorise la légitimation de sa façon d’agir. Un tel processus apparaît en filigrane dans les

explications de ce haut responsable du SDIS concernant la politique de communication de

cette institution :

On peut pas aller mettre sur la place publique tous ces problèmes de télescopaged’adjoints qui n’allaient plus l’être ou qui allaient le devenir. On allait pas le mettresur la place publique. En plus c’est pas le but de la départementalisation, le but de ladépartementalisation je vous dis c’était de faire en sorte que tous les citoyens de cedépartement soient couverts devant les risques de la même manière.3

Dans la façon dont la départementalisation est donnée à voir par ceux qui la mettent en

æuvre, les effets pervers et les ajustements internes doivent être dissimulés au profit de la

répétition des principes généraux et généreux de la départementalisation. C’est donc une

vision balistique de la politique publique qui est produite : l’action des acteurs mène

directement aux effets (souhaités). Cette vision balistique de l’action publique s’accorde

d’ailleurs assez bien avec les cadres de perception des journalistes qui tendent à donner à voir

la politique publique faite plutôt qu’en train de se faire4. Cette dernière tendance est

évidemment renforcée par les stratégies de communication de l’institution. Parmi les plus

1 Cf. Pierre BOURDIEU, « La représentation politique », art. cit., p. 230.2 Patrick HASSENTEUFEL et Andy SMITH, art. cit., p.69.3 Entretien avec un haut responsable des sapeurs-pompiers lié au SDIS et à l’Union départementale des sapeurs-pompiers du Nord.4 Cf. infra p. 54.

Page 180: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

181

basiques est le simple de fait de faxer l’agenda de l’institution – c’est-à-dire les « sorties »1

publiques des principaux acteurs – aux journalistes. Les journalistes ne sont en effets conviés

par l’institution que pour constater que la politique publique est faite (inaugurations,

conférences de presse pour annoncer des résultats, signature en public d’un document mettant

fin à de longues négociations2, etc.) ou est en train de se faire convenablement (visites aux

agents travaillant sur le terrain, etc.). Mais si l’action politique, sous l’emprise des impératifs

de communication médiatique, peut se donner à voir, elle peut aussi dissimuler à la vue des

médias une partie de sa réalité : donner à une politique publique un tour technique et spécialisé

empêche sa politisation et sa publicisation3

En donnant à voir ses acteurs et son action, la politique publique communiquée est

légitimée. « Le pouvoir fonde toujours une grande part de sa légitimité sur la mise en scène de

sa nécessité, de son efficacité, de sa rationalité ou de sa puissance. »4 Comprendre que la

communication, notamment médiatique, est, sous l’emprise des médias et de l’opinion

publique sur le travail des décideurs publics, inhérente à toute action publique met en lumière

une dimension essentielle des politiques publiques : sa légitimation.5 Dans ses pratiques

mêmes, l’action publique intègre ce travail de communication/légitimation. Si une large partie

de ce travail est discursive – dans la mesure où, comme le dit Pierre BOURDIEU, dire c’est

1 Le mot dit à merveille la distinction entre la façade, ce qui est visible de l’action publique de l’extérieur, dupoint de vue du profane, et les coulisses de la politique publique, c’est-à-dire de la réalité du travail del’institution tel qu’il se fait réellement et qui n’est visible que des acteurs de la politique publique eux-mêmes, ouplutôt de certains d’entre eux – il ne semble en effet pas que les acteurs de la politique publique du côté de lamobilisation aient réellement accès au cæur de l’institution.2 Voir par exemple un article en pages locales de Nord-Eclair sur la départementalisation du corps de sapeurs-pompiers d’Orchies : Marie-Jeanne Le ROUX, « La départementalisation ne manque pas de corps », Nord-Eclair,16/01/01, p. 11.3 L’analyse de Patrick HASSENTEUFEL et Andy SMITH fonctionne à rebours. Patrick HASSENTEUFEL etAndy SMITH, art. cit., p. 71. :

« La politisation d’un enjeu de politique publique est le produit d’unemobilisation d’acteurs en position de prétendant, cherchant à modifier le rapport deforce au sein d’un réseau de politiques publiques, dans la mesure où ladéspécialisation et la détechnicisation d’un enjeu permettent de trouver des alliésextérieurs au réseau. »

4 G. DERVILLE, Le pouvoir des médias, op. cit., p. 116.5 Patrick HASSENTEUFEL et Andy SMITH, art. cit., p.67. :

« L’intégration de la dimension de la légitimation politique dans l’analyse despolitiques publiques suppose de se placer à un niveau d’analyse différent : celui de ladimension politique des politiques publiques. Elle part de l’idée que les motscomptent autant, sinon plus, que les résultats concrets des politiques dans la mesureoù (...) il est parfois plus important pour les gouvernants de montrer qu’ils sepréoccupent d’un problème que d’agir sur ce problème. »

Page 181: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

182

faire (croire que l’on fait, ou va faire)1 – l’action elle-même est souvent mise à contribution,

modifiée de façon à la rendre socialement et médiatiquement acceptable. En réalité, la

production de façons légitimes de voir la problème public et les pratiques de l’action publique2

sont intimement mêlés : le discours ne peut être crédible que s’il peut donner à voir des faits à

l’appui (ce qui implique une mise en ordre de ces faits pour les faire correspondre aux discours

légitimateurs – au moins dans la limite de ceux qui sont donnés à voir3), et les faits ne

prennent un sens politique légitime que dans des discours. Les médias, en plus de contraindre

les acteurs publics à modifier leurs pratiques pour correspondre avec les cadres légitimateurs

de la politique publique, sont des vecteurs particulièrement efficaces de ces cadres de

perception légitimes4. « Leur "puissance" particulière tient à la position privilégiée dans le

contrôle de la visibilité sociale et de leur capacité massive de diffusion. »5 En ce sens, on peut

voir, à la suite de Pierre BOURDIEU, les journalistes comme des « faire-valoir » des acteurs

politiques et plus globalement de l’action publique6.

1 Pierre BOURDIEU, « La représentation », art. cit., p. 239. :

« En politique, "dire c’est faire", c’est, plus exactement, se donner les moyensde faire en faisant croire que l’on peut faire ce que l’on dit, en faisant connaître etreconnaître les principes de vision et de division du monde social qui, comme lesmots d’ordre, produisent leur propre vérification en produisant les groupes et, par là,un ordre social. »

2 Nous reviendrons un peu plus loin sur la mutation des pratiques de l’action publique sous l’emprise des médiaset de l’opinion. Voir infra p. 189.3 Voir par exemple Patrick HASSENTEUFEL et Andy SMITH, art. cit., p. 68. :

« Les politiques publiques peuvent donc aussi être appréhendées comme uneressource politique permettant d’affirmer une identité politique propre, dans unelogique de démarcation vis-à-vis de concurrents. »

4 On comprend ici un peu mieux les mécanismes de production et de diffusion des cadres cognitifs globaux(qu’on les nomme référentiels ou idéologie dominante). Ce n’est pas tant le « matraquage » médiatique decertains cadres cognitifs qui les rend dominants dans la société – s’en convaincre reviendrait à se contenter desthéories les plus frustres de la réception de messages médiatiques. Produire des cadres dominants c’est fairepasser pour dominants ses propres cadres, une telle stratégie étant favorisée par la position dominante du locuteurdans le champ politique donc légitime aux yeux des journalistes.5 J. GERSTLE, « Les effets d’information. Emergence et portée », art. cit., p. 22.6 Pierre BOURDIEU, « La représentation politique », art. cit., p. 243. :

« L’attention spéciale que les hommes politiques doivent accorder à tout ce quicontribue à produire la représentation de leur sincérité ou de leur désintéressements’explique si l’on songe que ces dispositions apparaissent comme la garantie ultimede la représentation du monde social qu’ils s’efforcent d’imposer, les "idéaux" etdes "idées" qu’ils ont mission de faire reconnaître. (C’est ce qui fait que l’hommepolitique a partie liée avec le journaliste, détenteur d’un pouvoir sur les instrumentsde grande diffusion qui lui donne un pouvoir sur toute espèce de capital symbolique :capables, au moins dans certaines conjonctures politiques, de contrôler l’accès d’unhomme politique ou d’un mouvement au statut de force politique qui compte et, pluscommunément, de contribuer à faire ou défaire les réputations, les journalistes sont

Page 182: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

183

4.2.2. Les ressources médiatiques des décideurs publics

Il ne faut toutefois pas en déduire que la reprise des stratégies de

communication/légitimation dans les médias est automatique et que les journalistes sont

déterminés (dans les deux sens du terme) à suivre l’action publique. Le succès de la

légitimation médiatique de l’action publique, et la capacité des acteurs politiques à bénéficier

largement de la visibilité médiatique, est liée à la réussite de mise en æuvre de ressources

spécifiques dont les acteurs politiques sont loin d’être dépourvus. Ce sont donc les ressources

spécifiquement détenues par les décideurs publics en vue de l’accès aux médias qu’il convient

maintenant d’étudier : cette analyse, inspirée de l’analyse bourdieusienne des capitaux,

demeure largement exploratoire et ne saurait prétendre à l’exhaustivité.

Une ressource économique : les services de communication

Une ressource d’importance, que l’on retrouve très largement répandue dans les

institutions de décision publique (mais pas seulement), est la possession d’un service de

communication, c’est-à-dire d’un service, plus ou moins important en moyens humains et

matériels, spécifiquement dédié à la valorisation de l’image de l’institution, des acteurs et de

leur action, notamment dans les médias. Un des principaux apports de ces services de

communication est leur parfaite adaptation aux contraintes du travail journalistique :

disponibilité, rapidité de la source d’information, production de dossiers de presse facilitant la

rédaction d’articles1, arrangement des contacts et des relations avec les élus2... Outre cette

voués, comme le critique, au rôle de faire-valoir hors d’état de faire pour eux-mêmesce qu’ils font pour les autres. »

1 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord) :Donc idéalement le chargé de comm’, c’est pour rendre rendez-vous avec l’élu,aménager un rendez-vous l’élu...Eventuellement fouiller un peu dans les archives, donner des documents... faciliter latâche, hein, quoi.Vous avez des exemples de documents qu’ils ont pu...Non... Non, moi j’ai souvenir d’avoir vu ça directement avec les interlocuteursdirectement. J’ai pas souvenir de... Maintenant c’est vrai euh quand y a uneconférence de presse au SDIS, c’est plus rare, bon, on nous prépare un petit dossier...qui est utile d’ailleurs, hein. Mais ça remplace jamais la discussion avec les décideurseux-mêmes.

2 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2) :Est-ce que, quand vous travaillez sur les négociations, vous avez des rapportsavec les services de comm’ ?Ben, si on veut avoir Dejonghe ou si on veut avoir un avis qui soit par exemple duConseil général, à un moment puisque le Conseil général commençait à intervenir

Page 183: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

184

capacité d’adaptation de leur activité aux contraintes journalistiques, les services de

communication se caractérisent par leur capacité à susciter quotidiennement l’intérêt des

journalistes. L’action de ces services de communication peut, par exemple, se ramener à une

collaboration implicite avec les journalistes pour produire du spectaculaire ou susciter des

informations confidentielles. Par ces façons de faire, le service de communication aide à

l’occupation de l’agenda médiatique. Il faut noter que, pour ce faire, le service communication

travaille avec celui de documentation – tout au moins au Conseil général du Nord1. Dans cette

perpective, les ressources documentaires servent aussi bien à la préparation de manifestations

de communication qu’à mesurer après coup les retombées médiatiques d’une opération de

communication – et donc son efficacité. Cela permet notamment une adaptation des pratiques

(plus ou moins stratégiques) de communication en fonction des retombées médiatiques : le

service de documentation offre donc une certaine connaissance pratique du champ médiatique.

Le service de communication travaille avec celui de documentation comme il peut travailler

avec d’autres services de l’institution. A travers ce dispositif, ce sont des ressources humaines,

matérielles, organisationnelles et au final économiques qui sont à la disposition de

l’institution. Engageant des capitaux économiques dans le jeu médiatique, les services de

communication sont également une ressource économique pour les journalistes, dans la

mesure où ils permettent de produire une information à moindre coût2 :

« Le fait que les sources officielles sont souvent privilégiées par les journalistespeut s’expliquer par la nécessité pour eux de recourir à des pratiques standardisées

dedans quand je suis parti du Nord euh... oui, on appelle le chargé de comm’ c’estplus facile. On n’a pas toujours les portables des grands caciques.

1 Entretien avec un fonctionnaire du service de documentation du Conseil général :Quelles sont vos relations avec le service de communication ?Le service de communication a beaucoup de relations avec nous. Les journalistes duNord (la publication externe du Conseil Général du Nord) ont le réflexe de voir ladocumentation pour préparer leurs articles. Ils utilisent aussi le service dedocumentation pour établir la rubrique "le Nord en chiffres" de l’agenda édité par leConseil général. Quand le cabinet doit lancer une conférence sur les problématiquesdu Conseil général, ils viennent nous voir. On fait une sélection des thèmesrécurrents dans les hebdos.Travaillez-vous avec le service de communication du cabinet du président ?On a peu de contact avec A. RAITH [responsable de la communication dans lecabinet du président]. C’est seulement quand doit voir le suivi d’une conférence depresse. (…) On donne une aide à la communication : on fait la liste des journauxintéressés.

2 On n’est alors pas loin de devoir considérer que l’institution attire vers elle l’attention médiatique en prenant àsa charge une partie du coût de l’information.

Page 184: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

185

destinées à rationaliser la production de la nouvelle à chacune de ses étapes(repérage, "cueillette", sélection, traitement, mise en forme) ; afin de la rendreplus "rentable", c'est-à-dire à la fois plus rapide et moins coûteuse. A cette fin, lessources les plus capables de fournir au meilleur coût et en quantité suffisante desinformations qui correspondent à ce que les journalistes considèrent comme de la"bonne information" (newsworthy), sont "naturellement" privilégiées. Cessources bénéficient en outre de leur proximité géographique, sociale et souventidéologique avec les médias à qui elles tentent de vendre leur "argumentation",ainsi que leur visibilité sociale et de la légitimité institutionnelle dont elles jouissentsouvent. Enfin, elles disposent de moyens importants (budget, personnel, expertisesen relation publiques...), qui leur permettent d’alimenter régulièrement les médias eninformation dont le contenu et la forme sont déjà adaptés aux impératifs de lanouvelle. »1

Le rôle des service de communication est à nuancer : toute la communication de

l’institution ne passe pas par ces services. Les journalistes sont généralement assez méfiants à

leur égard2 et ne peuvent de toute façon pas se contenter des discours de ces services pour

produire un article : dans un article, le journaliste cite un élu, pas un chargé de

communication. Les élus maîtrisent en outre un certain nombre de façons de faire et de

stratégies relatifs aux médias : travail de présentation de soi3, divulgation très médiatique de

« petites phrases »... Il reste que la mise en æuvre de capitaux économiques sous forme de

service de communication est une ressource déterminante pour l’accès aux médias.

La ressource institutionnelle

Si, avec les services de communication, l’institution met en æuvre une ressource en

convertissant dans le champ médiatique des capitaux économiques, les autres formes de

1 Grégory DERVILLE, « Le combat singulier Greenpeace-SIRPA », art. cit., p. 594.2 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2) :

Ça fonctionne comme ça dans tous les domaines. Si Dejonghe est joignable, donc onnous passe Dejonghe. S’il n’y est pas, c’est eux, qui savent de toute façon très bience que Dejonghe pense. Y a pas de problème. De toute façon, ils sont briefés sur cequ’il faut répondre donc bon voilà quoi... Ils répondent. En gros ils sont le doigt surla couture du pantalon, quoi, c’est leur boulot. C’est pour ça que je ferai jamais cemétier là, je préfère faire le mien [rire].C’est qu’en gros y a pas de différence énorme, un décalage énorme au niveau del’information entre un service de comm’ et avoir lui directement, quoi ?Ben sauf qu’avec l’élu... Avec l’élu on risque plus d’avoir des nouvelles infos quoi.Parce que euh, jamais un mec de la comm’ va se permettre d’annoncer quelquechose. Voilà. Il va répéter ce qu’il a entendu, il va jamais anticiper. Ça, c’est l’élu quidécide.

3 Cette capacité à se présenter existe jusqu’à la dimension microsociologique de interactionnisme. Voir parexemple l’article de Jacques Le BOHEC sur la façon dont les hommes politiques prennent la pose devant desphotographes de presse. Jacques Le BOHEC, « Le rapport entre élus et localiers. La photographie de pressecomme enjeu de pouvoir », Politix, n°28, 1994, pp. 100-112.

Page 185: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

186

capitaux (sociaux, culturels et symboliques) sont encore à prendre en compte. Comme le

souligne Philippe JUHEM, les sources institutionnelles jouissent de ressources certes

matérielles (« organismes officiels d’expertise, données statistiques, personnels et moyens

administratifs ») mais aussi symboliques (« légitimité élective, autorité professionnelle », etc.)

à faire valoir auprès des journalistes.1 Parmi ces ressources symboliques, il convient de

recenser notamment l’avantage de l’institution (par rapport à la mobilisation) en terme de

crédibilité aux yeux du journaliste. Cet écart de considération entre les manipulations de

l’institution et celles de la mobilisation, lâché en toute bonne foi par un journaliste pourtant

assez proche des sapeurs-pompiers, est significative :

Et ça arrive que l’élu, quand on le contacte comme ça, il lâche l’info un peunouvelle ?Ça c’est une info qu’il tire à son avantage de toute façon... Faut pas être dupe[sourire].Euh, toujours dans le rapport aux sources d’information, est-ce qu’il y a despersonnes à éviter ou à prendre avec précaution en sachant que ce qu’il va direest soumis à caution ?En chuchotant : Les sapeurs-pompiers. Non ben oui les... Certains sapeurs-pompiersfaut pas... Faut se méfier quand même. Les mecs sur les manifs, ou même ailleursd’ailleurs, c’est un peu la rumeur qui prévaut. Faut quand même faire gaffe à ça. Ilfaut toujours vérifier de toute façon. On est sensés vérifier nos informations. Donceuh oui, y a oui...Vous avez un exemple ?Les sapeurs-pompiers, faut s’en méfier. Enfin bon me faites pas dire... [rire] J’aibeaucoup d’amis parmi les sapeurs-pompiers je veux dire. Un exemple ? A unmoment y a une rumeur qui disait que y avait plus un seul VSAB [véhicule desecours aux blessés] qui était en état de fonctionner à Seclin. En fait, y en avait un oudeux qui étaient en panne mais... Je crois que c’était ça, je crois que c’était à Seclin.C’est vrai que y a des problèmes du fait de la départementalisation puisqu’ils sontobligés de faire des appels d’offre pour réparer. Donc ça ralentit évidemmentl’entretien des véhicules alors qu’avant le mec il allait dans le garage du coin et puisc’était bon. Euh maintenant c’est vrai que c’est plus long. Mais à mon avis y a aussides exagérations. Des trucs qui partent d’un fait vrai et puis la rumeur enflel’information pour arriver à un truc entre la vérité et le mensonge...2

Les stratégies de communication de l’institution passent beaucoup mieux auprès des

journalistes que les stratégies grossières de la mobilisation. Mais que ces stratégies

apparaissent plus grossières aux journalistes pour les sapeurs-pompiers que pour l’institution

n’est pas « naturel » : cet écart de perception est le fait d’un double processus social. D’abord,

1 Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs des journalistes », art. cit., p. 112.2 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2). Cette différence inconsciente de crédit estd’autant plus surprenante que l’on ne peut suspecter ce journaliste de parti pris en faveur de l’institution.

Page 186: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

187

malgré la dépendance objective aux sources institutionnelles, les mythologies professionnelles

des journalistes parviennent à produire l’illusion d’une liberté éditoriale ostentatoire qui

permet d’occulter aux yeux du journalisme lui-même l’existence, si ce n’est de cette

dépendance, ou moins celle de ses effets1. En d’autre termes, le journaliste croit pouvoir

prendre de la distance par rapport aux discours des acteurs institutionnels et de ce fait annihiler

les effets des stratégies d’accès aux médias déployées par ces acteurs institutionnels. Surtout,

c’est la proximité à la fois sociale et culturelle entre les journalistes et les élus qui permet

d’expliquer cette occultation. Tant du point de vue de la position sociale (salaire, condition de

vie, etc.) que de la détention de capitaux culturels, les journalistes sont bien moins éloignés

des élus que des sapeurs-pompiers. Cette proximité sociale et culturelle favorise une certaine

compréhension. Le monde social des journalistes est plus proche de celui des acteurs

institutionnels que de celui de sapeurs-pompiers. Aussi beaucoup de façons de faire des

premiers paraîtront « naturelles » aux journalistes parce qu’elles seront conformes à leur

habitus de classe2 tandis que des actions, tout autant stratégiques, de la part des seconds

« choqueront » davantage les façons de voir journalistiques. Les effets de cette proximité

sociale et culturelle (qu’il convient de nuancer, tous les journalistes n’étant pas semblablement

dotés de capitaux culturels et symboliques) sont redoublés par la promiscuité géographique et

professionnelle des décideurs avec les journalistes. A force de se côtoyer, pris qu’ils sont dans

une relation durable de dépendance aux sources, les journalistes et les acteurs institutionnels

opèrent une sorte de socialisation, tout au moins pour ce qui est du domaine d’activité qu’ils

ont en commun. En d’autres termes, à force de travailler ensemble sur la médiatisation de

certains problèmes publics, acteurs politiques et journalistes tendent à faire converger leurs

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2) :

Et c’est toujours finalement le point de vue des pompiers que vientl’information ou est-ce que des fois on prend plutôt le... Ben est-ce que çamarche pas un peu dans l’autre sens de la part des institutionnels, je sais pas, dela part du Conseil Général, du SDIS...Ah, je me souviens plus très bien mais le SDIS nous avait convoqués une paire defois pour nous expliquer son point de vue. Et je crois que je m’étais permis à la fin derajouter le point de vue des pompiers. Et... c’est vrai que sur la départementalisation,on a eu un parti pris, à Nord-Eclair, en tout cas, qui était contre.

2 Les schèmes de perceptions du journaliste étant finalement peu éloignés des schèmes avec lesquels un éluconçoit et déploie sa stratégie de communication, rien ne vient attirer l’attention du journaliste sur ce qui pourraitêtre une construction : le langage des journalistes est assez proche de celui des élus, le goût pour unecommunication plus symbolique et euphémisée que directe et explicite est aussi partagé par ces deux groupessociaux... La pratique de la communication institutionnelle par l’usage de « petites phrases » souventhumoristiques et savamment distillées en est un bon exemple.

Page 187: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

188

façons de voir ce type de problèmes, mais aussi les façons de concevoir les façons de travailler

autour de ce problème. La définition du rôle du journaliste dans la couverture (conception de

la neutralité sur le mode de la polyphonie sélective, intérêt pour certains types de sujets...) des

politiques publiques est produite en commun par les journalistes et les acteurs de celle-ci,

notamment institutionnelle. Ces effets de socialisation donc liés à une fréquentation sont liés

au capital social.

Au total, l’institution jouit auprès des journalistes d’une ressource toute spécifique : la

crédibilité inhérente à son statut, mais aussi à la position sociale de ses acteurs. Faire partie de

l’institution produit de la crédibilité. Mais parce que les acteurs publics sont socialement plus

proches des journalistes, ils leur paraissent plus crédibles. Ces reconversions de capital

culturel (une certaine proximité dans l’espace social produisant de fortes convergences dans

les façons de voir le monde social), social (les rapports sociaux d’interconnaissance dus aux

relations professionnelles produisant des convergences dans les façons de voir grâce à une

socialisation commune), et symbolique (ces invisibles convergences des façons de voir

produisant une apparence de crédibilité des sources institutionnelles) nous semblent participer

d’un même mouvement produisant ce que l’on peut nommer une ressource institutionnelle

puisque la configuration des capitaux ainsi impliqués est spécifique aux acteurs institutionnels.

4.2.3. Les médias et les mutations de l’action publique

Un des partis pris de ce travail est de ne pas considérer que l’impératif médiatique ne

s’impose aux décideurs publics que sous une obligation de « transparence » et de

communication qui se matérialiserait par des campagnes autonomes de communication, ou

même par un ensemble de techniques spécifiques de communication. Ce serait oublier ce que

l’on peut appeler la communication en actes, c’est-à-dire l’emprise de l’impératif médiatique

sur l’élaboration et donc sur le contenu des politiques publiques elles-mêmes.

La fétichisation politique des médias : le jeu au détriment des enjeux

Les croyances des acteurs de la sphère politico-administrative relatives aux médias

contribuent à accorder à ceux-ci une grande attention : en tant que « représentants » (ou plutôt

illusion d’objectivation) de l’opinion publique, les médias sont sous l’étroite surveillance du

champ politico-administratif. Dans les médias, les acteurs politiques guettent les moindres

Page 188: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

189

évolutions des perceptions par « l’opinion » de leur action. Un exemple particulièrement

révélateur de cet usage des médias par les acteurs politiques est la revue de presse, véritable

miroir de la marâtre de Blanche-Neige : tout va bien tant que l’image reflétée par le miroir est

celle attendue. Si l’image ne correspond plus aux attentes, alors il faut agir pour que tout

revienne en ordre. La première étape de cette surveillance des médias concerne leur présence

sur les lieux d’un événement ce qui permet d’anticiper la médiatisation (on non) de celui-ci.

Ainsi dans les comptes-rendus policiers des manifestations de sapeurs-pompiers de janvier

2001, on peut trouver les mentions « Presse régionale sur place »1, « Presse régionale et

nationale sur place »2 ou encore « Nord-Eclair sur place »3. Outre l’importance accordée aux

médias, cet exemple montre que l’action publique – en l’occurrence le maintien de l’ordre –

intègre l’impératif médiatique à sa pratique même. Les journalistes savent d’ailleurs que leur

présence compte :

Quand il y a des manifestations dans les rues les services de police et notamment lesrenseignements généraux... une des premières choses : présence de la presse sur leslieux. Ils savent que la presse est là ou qu’elle n’est pas là. Si elle n’est pas là, sansdoute qu’à haut niveau, on va peut-être bouger un peu moins. On bougera peut-êtreun peu plus si la presse est là, s’il y a la radio, la télé.4

Plus globalement, à force de fréquenter les acteurs politiques et d’avoir accès aux

coulisses de l’action publique, les journalistes sentent l’importance qu’on leur accorde. Sans

pouvoir en déduire une théorie de l’action publique et de leur rôle dans celle-ci, les

journalistes perçoivent dans la pratique qu’ils influencent le comportement des hommes

politiques. La réception de tel ou tel article par un acteur politique peut susciter chez lui une

attitude que le journaliste peut saisir, si bien que ce jeu de surveillance de l’activité

journalistique demeure largement une activité d’initiés :

Parce que c’était ça, là, le truc, c’était déshabiller Pierre pour habiller Jacques. Bon,en réalité, c’était quand même de petits clins d’æils : parce que Pierre c’est donc

1 Compte-rendu de la police : « manifestation départementale de sapeurs-pompiers professionnels et volontaires àl’appel de l’intersyndicale – jets de mousse sur les fonctionnaires – incidents avec les forces de l’ordre – usage dela force et des grenades lacrymogènes – 4 interpellations plusieurs blessés dont un grave. » Daté du 26/01/01.2 Compte-rendu de la police : « manifestation des sapeurs-pompiers suite aux événements survenus le jeudi25/01- présence de soutiens extérieurs syndicalistes ». Daté du 30/01/01.3 Compte-rendu de la police : « Manifestation sur la voie publique – Grand-place de Comines face à la mairie ».Daté du 30/01/01.4 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1).

Page 189: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

190

bien Pierre MAUROY, président de la Communauté urbaine... pour habiller Jacques,Jacques MOUREAU qui était le directeur départemental et qui y est toujours, pourredonner au département voilà. [sourires] C’est sûr que le citoyen tout venant qui litça, il prend une expression comme ça. Bon, il y avait des petits clins d’æil et dansd’autres parties du papier, il y avait des choses...Et tu penses que les deux principaux intéressés quand ils sont lu le papier, ilsont vu le truc ?Euh MAUROY, je ne sais pas, il ne m’en a jamais parlé parce que bon benMAUROY est un type assez... bon il l’a peut-être pas lu d’ailleurs parce que de toutefaçon, c’est ses services et puis lui, il était quand même assez défavorable à cette loi.Donc lui à la limite pouvait être – mais je pense pas s’il l’a lu, je pense il lit lesrevues de presse que font ses collaborateurs... Par contre MOUREAU, oui, parce queMOUREAU c’est toujours, c’est un peu curieux les rapports que j’ai avec lui, parceque depuis longtemps il sait que je connais bien le problème, il a déjà vu ce que j’aifait, un peu... Alors il m’a fait officiellement de grandes courbettes mais je sais...mais je me suis rendu compte que régulièrement il m’évite quand je suis autéléphone. Quand je téléphone, j’arrive jamais à l’avoir directement, donc ça passepar des secrétaires : « oui il est là je vous le passe ». Puis ça sonne, ça sonne. Et lesecrétariat : « Ben non, il est pas là, il a quitté le bureau. Ecoutez, on vous rappelle. »Et puis il me rappelle pas, bref... donc... [sourires] mais bon, ça me gêne pas, hein. Iltient son poste, moi je tiens le mien. C’est tout hein, y a pas...C’est-à-dire qu’en gros, il sait un peu ce que tu penses sur la question, il sait ceque tu écris...Oui, même lors de conférences de presse, il m’a déjà fait plusieurs fois laréponse : « Monsieur [nom du journaliste], vous connaissez bien... vous connaissezle milieu, vous connaissez bien , il n’y a pas de problème de ce côté là, hein ». Doncil sait très bien à qui il a affaire, y a pas de... bon ben il tient sa place lui, il estdirecteur d’un service. A la limite, il se dit presque – j’en sais rien, je ne sais pas cequ’il pense – mais il peut très bien se dire : « bon, ben lui c’est un petit journaliste,moi je suis directeur, j’en ai rien à foutre de ce qu’il pense. » Il peut très bien, ilpourrait très bien se dire ça, j’en sais rien.1

Une partie du processus de production/réception des discours médiatiques participe d’un

jeu d’influence entre initiés, puisque ces effets des médias sur l’action publique ne sont connus

que des journalistes. En d’autres termes, l’influence que les journalistes ont sur les acteurs

publics est pratiquement indépendante de l’opinion publique (qui n’est présente qu’en toile de

fond, sous forme de croyance) et inconnue de lui, tant ces transactions sont occultées. Plus

encore, il s’agit non d’un jeu de persuasion mais d’un jeu de prise de position (au double sens

du terme) : par son article, le journaliste peut signifier au décideur public qu’il se place en

opposition ou en accord avec son action2. Le décideur public adopte en retour une réponse qui

reste dans le cadre de ce jeu entre initiés. Ce jeu de prise de position est d’autant plus invisible

aux lecteurs qu’il est en partie dénié par les journalistes3. Du point de vue de l’analyse de

1 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°1).2 Sur ce jeu de position, cf. supra. p. 99.3 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord) :

Page 190: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

191

l’action publique, il apparaît ainsi qu’une partie de l’action des décideurs publics induite par

l’impératif médiatique se joue largement en dehors de la politique publique elle-même. Par des

déclarations ou quelques autres signes à destination exclusive de l’initié et que seul lui peut

saisir comme tel, l’acteur public agit non dans le monde du concret mais dans celui des

discours. Dans ce cas, tout se passe comme si le décideur public prenait les médias pour

fétiches, comme l’électeur prend l’élu pour un fétiche1. La fiction de l’opinion publique pèse

alors bien peu : les acteurs publics agissent pour les médias et pour eux seuls. De telles

pratiques ne concerneraient que de loin le rôle des médias dans les politiques publiques si elles

ne faisaient pas diversion de celles-ci : « à force de se soucier des répercussions médiatiques

de leur activité, les acteurs politiques peuvent être tentés de négliger des domaines vers

lesquels les journalistes ne tournent guère leur regard »2. L’action publique est alors déplacée

du concret vers le discursif, de la réalité des enjeux de la politique publique vers la seule

pratique du jeu médiatique..

Les politiques publiques médiatiques (ou « cosmétiques »)

Lorsqu’elle porte sur un problème mis à l’agenda médiatique, une réponse politique se

doit d’être médiatisée3, voire médiatique... En d’autres termes, l’impératif de communication

travaille jusqu’au contenu même de la politique publique. Il n’est d’ailleurs pas étonnant

d’apprendre que le responsable de la communication d’une grande administration du

département ait participé à quelques réunions stratégiques et ait intégré pleinement à l’équipe

de direction.4 Sans doute cette façon de faire est-elle répandue dans toutes les administrations

importantes impliquées dans la départementalisation. L’impératif médiatique irrigue tout le

processus de décision. Il y intègre de nouveaux acteurs (responsables de la communication, de

la documentation...). Il pèse aussi sur les pratiques « habituelles ». Cette lettre des sapeurs-

On n’écrit pas pour nos interlocuteurs directs, eux ils en savent autant que nous. Onécrit peut-être pas pour le grand public que ça passionne pas, mais quand même lepublic, le plus vaste possible.

1 Pierre BOURDIEU, « La délégation et le fétichisme politique », Langage et pourvoir symbolique, op. cit., p.261. :

« Les fétiches politiques sont des gens, des choses, des êtres, qui semblent nedevoir qu’à eux-mêmes une existence que les agents sociaux leur ont donnée. »

2 Grégory DERVILLE, Le pouvoir des médias, op. cit., p. 117.3 La non-réponse doit l’être aussi mais pas en tant que telle : souvent dans ce cas les médias sont enrôlés pourfaire diversion.4 Questionnaire d’un haut fonctionnaire chargé de la sécurité civile dans le département.

Page 191: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

192

pompiers d’une grande communauté urbaine de la région du Nord envoyée au président de

l’Union départementale des sapeurs-pompiers indique clairement comment la présence des

médias impose des mutations au travail même des acteurs de la politique publique et donc au

processus de politique publique lui-même :

***, le 4 novembre 2000Les sapeurs-pompiers volontaires de la Communauté urbaine de ***

Au colonel ***Président de l’Union1

Congrès de Loos Plage

Monsieur le Président,

Nous souhaitons vous faire part de notre déception suite au congrès de l’Union départementale des sapeurs-pompiers du Nord.

La façon dont été menés les débats nous a semblé être menée de manière à ce qu’aucune marqued’insatisfaction ne perce lors de cette réunion. Il suffit de lire le compte-rendu de la Voix du Nord qui necorrespond en rien à ce qui s’est passé et où l’on ne passe que de la pommade. Ce n’est pas ce que nous voulons,mais des réponses aux questions posées, ce qui fut loin d’être le cas.

Nous pensons que si les prochains congrès doivent se dérouler de la sorte, il est inutile de se déplacer : unelecture du « Sapeur-pompier du Nord » est complètement suffisante.

Aussi nous vous serions reconnaissants de satisfaire aux demandes des sapeurs-pompiers que vousreprésentez plutôt que de faire croire que tout va bien en éludant nos questions.

Recevez, Monsieur le président, nos salutations distinguées.

Les officiers sapeurs-pompiers volontaires de la ***.

Le travail de façade que les dirigeants de l’Union imposent à leur association en présence

des médias est indissociable des mutations du travail de fond que permet ce genre de réunion.

Les participants à ces réunions médiatiques sont en effet pris entre l’obligation de travailler

comme dans la coulisse de l’action publique, c’est-à-dire selon les règles réelles et parfois peu

valorisantes du travail politique, et de produire une façade à l’intention des médias pour une

double raison. D’abord, la croyance dans le pouvoir des médias sur l’opinion est telle qu’il

faut donner aux médias, donc à l’opinion, une image valorisante de l’association, ce qui

conduit à occulter des façons réelles de travailler (et notamment les clivages, les jeux de prise

de position interne, etc.). Ensuite, la coulisse de la politique publique en train de se faire

intéresse beaucoup moins les médias que les résultats de la politique publique faite (et il est

1 Cette lettre a été recopiée à partir des archives d’une association d’élus locaux.

Page 192: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

193

très coûteux pour les journalistes de produire un article sur la politique publique faite à partir

d’un terrain sur la politique publique en train de se faire).

D’une façon plus globale, il apparaît que les politiques publiques, dans leur mode

d’élaboration et/ou dans leur contenu même, doivent comporter un certain nombre de signaux

à l’attention des journalistes, puisque ceux-ci sont placés dans un rôle particulier de censeurs

potentiels. La politique publique doit non seulement tenter d’apporter une solution à un

problème public, mais elle doit également produire son acceptabilité sociale souvent réduite à

une acceptabilité journalistique. La composition du Conseil d’administration du SDIS, le 14

novembre 1997, donne un exemple de ce genre de pratique. Après que la présidence du SDIS

ait échu, contre toute attente et selon les souhaits de la Communauté urbaine de Lille, au

socialiste Noël DEJONGHE, au détriment de Jacques REMORY qui, vice-président de la

Communauté urbaine de Lille chargé des sapeurs-pompiers, faisait figure de favori, un geste

symbolique est fait en faveur de la droite et des maires de petites communes :

« Le poste de vice-président revient néanmoins à un homme de centre droit, GérardBécue, maire de Zeggers Cappel et vice-président de la communauté de communesde Wormhout, très satisfait qu’une petite commune soit représentée à ce niveau duconseil d’administration du SDIS. »1

Si cette élection, qui n’a pu se faire sans une partie au moins de voix des conseillers des

Communautés urbaines, a permis de désigner un représentant des « petites communes » et

donc d’adresser un signe en direction des élus de celles-ci2, il reste que le même signe est

parfaitement décodé par le journaliste. La mise en place du processus d’élaboration de la

politique publique de départementalisation (avec la désignation de la direction du SDIS), qui

est aussi une première décision dans le cours de cette politique publique, répond donc aussi

bien à la question des enjeux financiers de la départementalisation qu’à l’impératif médiatique

et au travail de façade (notamment en produisant de l’indivision). En fait les politiques

publiques sont faites non seulement pour le public concerné par le problème public, mais aussi

1 Christophe CARON, « Un président pour le service d’incendie du Nord », Nord-Eclair, 15/11/01.2 L’opposition entre les élus des « petites communes » et ceux des Communautés urbaines est en effet un clivagestructurant de la politique publique de départementalisation. L’enjeu de celle-ci est notamment financier : ilconvient de trouver les financements pour la hausse prévue du coût du SDIS et d’établir un équilibrepolitiquement acceptable entre les contributions des « petites communes » et celles des Communautés urbaines,généralement en avance en ce qui concerne l’équipement de leur corps de sapeurs-pompiers.

Page 193: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

194

pour les médias – dans la limite des cas où le problème public est déjà médiatisé et où éluder

le problème serait médiatiquement coûteux pour les décideurs. Ces politiques publiques

peuvent être données à voir dans les médias ; en ce sens nous pouvons parler de politiques

publiques médiatiques. Ces façons de faire correspondent d’ailleurs parfaitement avec les

représentations que les journalistes (et notamment les journalistes politiques) se font de

l’action publique :

Est-ce que vous considérez que les médias, dans cette affaire là, ont pu jouer unrôle ? Dans quelle mesure ? Comment le caractériser ?Ben ils ont joué un rôle à partir du moment où il y a cette manif qui a mal tourné, oùil y a eu ce pompier qui a perdu la main, et où... les gens... Déjà, c’est une professionbien vue, hein... Et les gens se sont dit « Ces salauds de CRS sur ces gentilspompiers. Faut-il vraiment que les pompiers aient de grands besoins pour en arriverlà... » Ça les a rendus, ça les a rendus plus sympathiques, ça a rendu leur dossier plusaccessible et puis euh... il fallait forcément que les politiques lâchent quelque chose.Bon, c’était pas la première manif. Y en a eu d’autres avant. Avant, si je me souviensbien, ils n’avaient rien obtenu. C’était un peu l’épreuve de bras de fer, le statu quo.Tandis que là, il ne pouvait pas ne rien se passer ; ça ne pouvait pas continuer commeavant. Il fallait qu’ils annoncent des trucs : donc, des créations d’emplois, hein, durecrutement, du fric pour le matériel, des rénovations de casernes, des trucs commeça...1

« Il fallait qu’ils annoncent des trucs » : l’action publique doit pour partie tenir compte des

attentes des médias, ou plutôt des attentes de l’opinion publique coproduites, par un

phénomène de « ventriloquie usurpatrice », par les mobilisations des sapeurs-pompiers et sa

couverture médiatique, l’un comme l’autre objectivant et réinvestissant dans le champ

politique le « capital de sympathie » dont jouissent les sapeurs-pompiers. Les journalistes, et

sans doute aussi les acteurs de la mobilisation, attendent de la politique publique qu’elle soit

annoncée, c’est-à-dire annoncée dans les médias et donc pour les médias (i.e. : selon les

critères internes au processus de production de l’information journalistique.). La décision

publique – à des problèmes publics médiatisés – doit être aussi une réponse à des attentes et de

représentations médiatiques concernant l’action publique. Cette réponse, pour être valorisable

auprès des médias, rend souvent la forme d’effet d’annonce. Ce constat amène à décrire

quelques traits structurants de ce que cette visibilisation des politiques publiques fait à leur

contenu. Celui-ci est en effet constitué de telle façon que la politique publique peut être

médiatisable et que le sens de la médiatisation est plus ou moins maîtrisé. Il ne s’agit pas

1 Entretien avec un journaliste politique (Voix du Nord).

Page 194: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

195

d’inclure à la politique publique des éléments supplémentaires pouvant favoriser la

médiatisation mais bien d’une mutation structurale de la politique publique pour prendre en

compte l’impératif médiatique.

Parmi ces faits structurants, le moindre n’est pas le développement d’un souci de court

terme1 qui préfère la réaction à l’action. Il ne s’agit pas de dire que les décideurs publics ne

décident plus, mais que cette décision tend de plus en plus à être dépendante d’une conception

médiatique de l’urgence. Dire cela n’est pas signifier que les acteurs publics sont soumis, dans

le cadre même de leur travail, à la « volonté » des médias : comme nous l’avons vu, l’agenda

et les cadrages médiatiques sont nettement dépendants de l’état de champ de la décision. En

d’autres termes, les acteurs de la politique publique s’obligent via les médias à aborder

certains problèmes mais ce passage par les médias induit certaines façons de faire.

Notamment, le problème public est fragmenté, et les solutions concernent des problèmes

ponctuels2. L’analyse d’Anne-Marie GRINGAS sur les effets structuraux des médias sur les

discours politiques des hommes politiques semble valable pour décrire la façon dont les

médias incitent les hommes politiques à se comporter dans le processus d’élaboration des

politiques publiques :

« La fragmentation des messages politiques consiste en la présentation des faits etdes enjeux de tout ordre en "information-capsules" ; le morcellement desquestions correspond à un effet-clip, à un effet scrum. Le rythme rapide imprimé àl’actualité par les médias audiovisuels, et particulièrement la télévision, conduit à unecertaine réduction du temps et de l’espace politique (...) phénomène auquel se prêtentles personnalistes publiques parce que les avantages reliés à la vitesse d’action et deréaction l’emportent sur les inconvénients. Il n’est pas interdit de penser, en effet,qu’hommes et femmes politiques ont un certain intérêt à occulter les liens dans laconstruction des alternatives proposées à l’électorat. »3

1 Cf. supra p. 64. Grégory DERVILLE, Le pouvoir des médias, op. cit., p. 124. :

« Il semble que la vitesse de la circulation de l’information dans les médias, etleur caractère éphémère, encouragent plutôt chez les décideurs le souci de courtterme que celui de long terme. Bien entendu, c’est une tendance inhérente à ladémocratie, dont les médias ne sont pas les seuls responsables : les mandants étantrenouvelables selon des délais assez courts, l’élu est tenté de s’assurer d’abord dusoutien populaire et de sa réélection, avant de s’intéresser aux objectifs lointains.Mais en se focalisant surtout sur les échéances rapprochées, sur ce qui fait débataujourd’hui (...), les médias renforcent encore cette tendance. »

2 Voir supra. p. 753 Anne-Marie GRINGAS, « L’impact des communications sur les pratiques politiques », art. cit., p.41

Page 195: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

196

Un exemple de mode d’action publique, combinant le souci de court terme et la réduction

à des problèmes ponctuels, est l’élaboration de solutions publiques sous la forme de plans de

sauvetage. Cette façon de faire a été éprouvée à de nombreuses reprises lors de la politique

publique de départementalisation des SIS dans le Nord. Ainsi, l’annonce par le Président du

SDIS, le 11 février 2002 d’un plan de création de cinquante emplois par an sur dix ans répond

de façon très visible, très simple et très médiatique à l’annonce par les sapeurs-pompiers d’un

coup médiatique pour le lendemain si aucune solution n’est proposée1. Une telle solution ne

répond que très partiellement aux problèmes de la départementalisation (et sans doute aussi

aux revendications qu’avaient les sapeurs-pompiers à ce moment) : pour occuper l’espace

médiatique, le décideur a dû faire vite et incomplet (notamment parce qu’il ne disposait pas en

si peu de temps de toutes les ressources nécessaires à une réponse plus exhaustive). Ce souci

de la façade et de l’image médiatique semble aussi au principe du vote à l’unanimité de

l’augmentation de la contribution du Conseil général au budget du SDIS. De toute la séance

consacrée au budget du Conseil général, seul ce dossier, placé au cæur de l’agenda

médiatique local après la manifestation du 25 janvier 2001, cinq jours auparavant, a droit à

l’unanimité. Nul doute que la médiatisation de la manifestation et l’anticipation de la

couverture médiatique de cette séance du Conseil général a en partie contraint ce vote, ce qui

n’empêche pas que les conseillers généraux du Nord aient, en toute bonne foi, été émus par le

sort des sapeurs-pompiers. Mais cette émotion doit beaucoup aux médias et les formes qu’elle

prend également : à l’unanimité indivise aurait pu par exemple se substituer une lutte politique

pour la maximalisation de la contribution du Conseil général.

Sans qu’il s’agisse d’un jugement de valeur, nous devons constater que, concernant

l’action publique, le faire savoir l’emporte sur le faire, voire sur le savoir-faire. Ce constat

conduit à parler de réponse « cosmétique » aux problèmes publics : la réponse porte davantage

sur la façade que sur le problème dans toute sa profondeur et sa complexité. Le modèle

idéaltypique de cette action publique médiatisée est l’annonce d’une politique publique de

court terme et fragmentée. C’est ce que Patrick CHAMPAGNE nomme les « remèdes

« médiatico-politiques" »2. La réponse porte moins sur les attentes du public concerné par le

problème que sur celles formulées par les journalistes, reprenant les cadres déjà admis dans le

1 Voir infra p. 46 et p. 78.2 Patrick CHAMPAGNE, « La vision médiatique », art. cit., p. 116.

Page 196: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

197

cercle de la politique publique, puisque ce sont eux qui auront le pouvoir de sanction présumé

le plus puissant et le plus immédiat1.

4.3. Médias, politiques publiques et enrôlement

Il apparaît au total que la médiatisation de la politique publique produit des effets sur

l’action de la mobilisation et de l’institution : ici encore la théorie de la traduction sert à

unifier les résultats obtenus en un modèle explicatif commun de ces effets.

4.3.1. L’intéressement : se faire choisir par les médias

Après la problématisation, qui définit les médias comme point de passage obligé (mais

non comme traducteur du problème public), le processus de traduction passe par la phase dite

d’intéressement. Selon Michel CALLON, cette phase établit des dispositifs qui permettent aux

différents acteurs impliqués de « sceller des alliances. »2 Rapportée à une analyse du rôle des

médias dans les politiques publiques, cette étape décrit comment s’établissent les « alliances »

entre les acteurs et les journalistes en fonction de l’intérêt que chacun trouve dans celles-ci.

L’intérêt à l’alliance source/journaliste

Tant du côté de l’institution que de la mobilisation, une lutte symbolique met en

concurrence les sources d’information pour accéder aux médias. Si cette lutte est

potentiellement ouverte à tous, elle demeure très inégale, mais pratiquement tous les acteurs

jouent le jeu, car ils ont intérêt à jouer ce jeu et à le jouer ensemble. Mobilisation comme

institution ont intérêt à figurer dans les médias ; en retour, les journalistes ont un intérêt à ce

que les acteurs de la mobilisation et ceux de l’institution qui veulent figurer dans les médias y

figurent. Mais parler d’intérêt ne signifie pas que tous ces acteurs sociaux ont un

comportement froidement stratégique voire cynique. L’intérêt des acteurs à jouer le jeu d’une

politique publique et notamment son aspect médiatique n’est pas purement objectif. La notion

1 Il est évident que la réalité de l’action publique n’est jamais aussi noire. Le lecteur doit prendre garde auximpressions produites par l’objectivation de mécanismes et de tendances invisibles dans la pratique. Expliqués enquelques lignes et de façon explicite, ces mécanismes apparaissent plus déterministes et cyniques qu’ils ne le sonten réalité. Il ne faut pas oublier que nous ne décrivons ici, à des fins heuristiques, que les aspects les plus saillantsde l’action publiques sous l’emprise de la médiatisation ; la réalité de cette action est beaucoup plus complexe etnuancée.2 Michel CALLON, art. cit., p.185.

Page 197: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

198

d’intérêt prend aussi en compte les croyances des acteurs, comme le fait apparaître Pierre

BOURDIEU :

« En fait, le mot intérêt, dans un premier sens, voulait signifier très précisémentce que j’ai mis sous cette notion d’illusio, c’est-à-dire le fait d’accorder à un jeusocial qu’il est important, que ce qui s’y passe importe à ceux qui y sont engagés, quien sont. Interesse, c’est "en être", participer, donc admettre que le jeu mérited’être joué et que les enjeux qui s’engendrent dans et par le fait de le jouer méritentd’être poursuivis ; c’est reconnaître le jeu et reconnaître les enjeux. (...) Si (...) vousavez un esprit structuré conformément aux structures du monde dans lequel vousjouez, tout vous paraît évident et la question même de savoir si le jeu en vaut lachandelle ne se pose pas. Autrement dit, les jeux sociaux sont des jeux qui se fontoublier en tant que jeux et l’illusio, c’est ce rapport enchanté à un jeu qui est leproduit d’un rapport de complicité ontologique entre les structures mentales et lesstructures objectives de l’espace social. C’est ce que je voulais dire en parlantd’intérêt : vous trouvez importants, intéressants, des jeux qui vous importent parcequ’ils ont été imposés et importés dans votre tête, dans votre corps, sous la forme dece que l’on appelle le sens du jeu.

La notion d’intérêt s’oppose à celle de désintéressement, mais aussi à celled’indifférence. »1

L’intérêt des acteurs de la politique publique à apparaître dans les médias ne peut pas être

réduit aux bénéfices matériels ou symboliques qu’ils peuvent objectivement en retirer.

L’intérêt renvoie aussi aux croyances que les acteurs produisent au sujet des médias : loin de

se livrer à un simple calcul coût/avantage de la figuration dans les médias, les acteurs des

politiques publiques sont pris dans un rapport enchanté aux médias, prêtant à ceux-ci des

qualités et des effets que sans doute ils n’ont pas réellement. Pour les acteurs de la

mobilisation, il est ainsi « évident » qu’être sur l’agenda médiatique permet d’atteindre

l’agenda politique, supposé plus difficile d’accès ; et, pour les acteurs institutionnels il est

« naturel » qu’apparaître dans les médias permet d’être visible par l’opinion publique et donc

de légitimer son action auprès d’elle2. Pour aucun de ces acteurs, il n’est donc indifférent de

participer à la production de l’information journalistique : la participation à la fabrication de

1 Pierre BOURDEU, « Un acte désintéressé est-il possible ? », Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action,Paris, Seuil, 1996 (1994), pp. 151-152.2 Jacques Le BOHEC, Les rapports presse-politique, op. cit., p. 91:

« Les journalistes ont tout intérêt à ne pas contredire cette équation entreaudience et influence car elle constitue une illusion sociale sur laquelle se fondentleur prospérité et leur latitude d’action, cette croyance dut-elle occasionner desviolences à l’encontre des journalistes placés dans des conjonctures de crise politiqueou de dictature et du chômage parmi les nombreux aspirants à cette professionmythifiées. »

Page 198: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

199

l’information est vécue sur le mode de l’évidence – ce qui n’interdit d’ailleurs pas une certaine

réflexivité par rapport aux stratégies d’accès aux médias.

Un travail d’interaction : le jeu d’associés/rivaux

En plus de viser à satisfaire l’intérêt qui pousse les acteurs des politiques publiques

médiatisées à jouer le jeu des médias, développer des stratégies d’accès aux médias produit cet

intérêt. Pris au jeu médiatique, ces acteurs sont socialisés par le jeu : que ce soient la

fréquentation des autres acteurs qui jouent le même jeu (et poursuivent donc les mêmes

intérêts) ou la coopération avec les journalistes, tout pousse ces acteurs à croire que le jeu

s’impose à eux, qu’il est « naturellement » intéressant pour eux d’y participer. En ce sens, le

jeu produit les enjeux et les intérêts puisque c’est en jouant que s’enracine l’intérêt à jouer.

Mais le jeu est aussi produit par les intéressés, c’est-à-dire les acteurs de la politique publique :

c’est parce que ces acteurs coordonnent leurs actions autour d’un même enjeu que le jeu

existe. On revient ici à la définition que Michel CALLON donne de l’intéressement. Pour lui,

cette deuxième étape de la traduction désigne le processus de définition des identités des

acteurs du jeu1. Pour le dire en une phrase, il s’agit de travailler les identités publiques des

autres acteurs pour qu’elles soient conformes à sa propre définition du problème (et donc aux

solutions que l’on propose). Mais si « l’intéressement est fondé sur une certaine interprétation

de ce que sont et veulent les acteurs à enrôler et auxquels s’associer »2, il ne faut pas le réduire

à un travail stratégique conscient où chaque acteur tenterait d’imposer par la force ou la ruse

l’identité et donc le comportement des autres. En fait, c’est le fait de jouer ensemble, c’est-à-

dire de devoir prendre en compte la présence et l’activité des autres acteurs dans le jeu, qui

contraint chaque acteur à des ajustements de ses pratiques et donc à une modification de son

identité (puisqu’il est perçu par les autres, défini socialement dans le jeu par sa façon de jouer,

par ses pratiques). Si l’intérêt de chaque acteur est de s’allier et de jouer ensemble le jeu

médiatique, cette alliance suppose que chacun s’adapte au jeu1 en même temps qu’il l’adopte :

1 Michel CALLON, art. cit., p. 185. :

« Nous appelons intéressement l’ensemble des actions par lesquelles une entité(…) s’efforce d’imposer et de stabiliser les identités des autres acteurs qu’elle adéfinies par sa problématisation. Toutes ses actions prennent corps dans desdispositifs. »

2 Michel CALLON, art. cit., p. 189.

Page 199: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

200

« Chacune des entités convoquées par la problématisation peut se soumettre ets’intégrer au plan initial, ou à l’inverse refuser la transaction en définissant autrementson identité, ses buts, ses projets, ses orientations, ses motivations ou ses intérêts. Lasituation n’est d’ailleurs jamais aussi tranchée. (...) Il serait absurde pourl’observateur de dépeindre des groupes formulant en toute indépendance leur identitéet leurs buts. Ceux-ci ne se mettent en forme et ne s’ajustent que dans l’action. »2

Les journalistes ont un intérêt évident à jouer le jeu, c’est-à-dire à solliciter les

sources d’information et à produire des discours qui fonctionnent comme des prises de

position, et même à jouer selon certaines règles qui lui permettent notamment de régler leurs

relations professionnelles avec les sources d’information3 : la production de l’information,

c’est-à-dire l’obligation quotidienne de remplir les pages du journal avec de l’« actualité »4.

D’un autre côté, le rejet du médiacentrisme5 de l’analyse de l’activité journalistique conduit à

prendre en compte les intérêts et les stratégies des sources d’information, c’est-à-dire des

acteurs de la politique publique, pour l’accès aux médias. Remettre en cause la vision du

journaliste comme seul protagoniste de la production de l’information donne tout son sens à la

notion de jeu : en cherchant à accéder aux médias par des stratégies très actives, les acteurs

1 Et aux autres acteurs du jeu.2 Michel CALLON, art. cit., p. 185.3 Voir Johanna SIMEANT, « Déontologie et crédibilité. Le réglage des relations professionnelles au sein duCFJ », Politix, n°19, 1992, pp.37-55.4 Entretien avec un journaliste de faits divers (Nord-Eclair – n°2). :

Moi je sais comment ça s’est passé au sein des flics et comment ça se fait qu’ils ontbalancé grenades là et tout.Et après ça, ça fait des papiers ou...Non, non.Pourquoi ?Ben c’est la protection des sources là. C’est-à-dire qu’on peut pas, on peut pas... Làc’est une bonne source pour moi cette personne là. Donc je peux pas me permettresur un papier de griller cette source là pour un papier de... Pour griller il faudraitvraiment que ce soit la grosse affaire. Non, non, non, on grille pas nos sources. Moije l’ai jamais fait, je grille jamais mes sources. (...)Et là justement on est pas tenté de dire « on sait des trucs ». Même sans citer legars qui a donné l’info, dire « il s’est plutôt passé ça... »Ben là c’est-à-dire que le gars j’ai même pas besoin de le citer. Si je sortais l’infoqu’il m’avait sortie, on savait que c’était lui. C’était clair, c’était net. D’ailleurs je l’aitoujours pas sortie cette info là. Et je la sortirais pas je pense. Non mais c’est untruc... qui... non, je peux pas. Oui, bien sûr on est tenté, on a envie mais oui, on le faitpas. On n’est pas des journalistes parisiens qui venons sur un coup comme ça. Onpeut pratiquer la politique de la terre brûlée, le lendemain, on retourne dans le bureaudu mec, hein. C’est lui qui nous donne des infos tous les jours. Même si c’est despetites infos... Oui non cette polémique là... Je crois que j’ai fait quand même despapiers pour expliquer un petit peu ce qui c’était passé. Mais c’est vrai que j’ai pastout dit.

5 Philip SCHLESINGER, « Repenser la sociologie du journalisme », art. cit., p. 75-98.

Page 200: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

201

manifestent leur intention (et leur besoin) de jouer le jeu. C’est donc une double relation de

dépendance qui est établie par le jeu et qui établit le jeu : les journalistes ont besoin de sources

d’information et les acteurs de la politique publique ont besoin de médias. Mais le jeu met aux

prises des joueurs qui n’ont rien de commun : dans ce jeu, il y deux types de stratégies, deux

types d’intérêts, deux façons de travailler, deux logiques de pratiques, bref, deux rôles qui

s’affrontent. Si les journalistes comme les acteurs de la politique publique ont intérêt à jouer le

jeu de la médiatisation de la politique publique, ce jeu n’est pas consensuel pour autant. On

peut alors parler d’un jeu d’associés/rivaux.1

L’intéressement des acteurs de la politique publique et des journalistes dans le processus

de médiatisation de la politique publique renvoie donc à la fois à la définition en commun de

l’intérêt de ce jeu mais aussi à la mise en relation des acteurs : la définition de l’intérêt met en

relation les acteurs2, cette définition ne se produisant que dans la pratique et dans l’interaction

entre différents acteurs sociaux, c’est-à-dire dans le jeu.

4.3.2. L’enrôlement : quand les médias pèsent sur les pratiques des acteurs

Participer au jeu de la médiatisation n’est pas sans conséquence pour les acteurs de la

politique publique : cela implique de leur part une redéfinition de leur rôle dans le processus

de politique publique la mobilisation de ressources et la mutation de leur façon de participer à

l’élaboration de la politique publique. Cette étape est celle de l’enrôlement qui décrit

« comment définir et coordonner les rôles. »1 Au final, puisque les médias conduisent à

modifier le rôle des acteurs de la politique publique, le contenu de celle-ci est en partie

structuré par sa médiatisation.

Médias et mobilisations des ressources

La participation au jeu, c’est-à-dire le développement de stratégies d’accès aux médias

exige la mobilisation de ressources de la part des acteurs de la politique publique. On a vu que

parmi ces ressources, les acteurs de la mobilisation pouvaient compter sur la valorisation d’un

capital symbolique dit « de sympathie » et sur la reconversion de capitaux économiques,

1 Voir les pages que Jacques Le BOHEC consacre à « l’approche en termes d’associés-rivaux » dans Jacques LeBOHEC, Les rapports presse-politique, op. cit., p39-41.2 Entrant dans le jeu de la médiatisation parce qu’il y a intérêt, chaque acteur trouve la place das le jeu en suivantson intérêt propre.

Page 201: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

202

sociaux, culturels et symboliques pour produire une ressource de spectacle qui autorise plus

facilement une reprise dans les colonnes du journal. Les acteurs institutionnels peuvent eux

compter sur des services de communication – qui sont au fond une ressource économique –

mais aussi sur la ressource institutionnelle, c’est-à-dire sur le crédit auprès des journalistes

conféré par la reconversion dans le champ journalistique de capitaux sociaux, culturels et

symboliques. Vouloir jouer un rôle dans la médiatisation de la politique publique, et donc

(selon les croyances des acteurs) dans la politique publique, exige des acteurs qu’ils mobilisent

des ressources qui sont dissemblables et inégalement réparties.

La capacité de mobiliser des ressources est liée à la détention de capitaux, au sens

bourdieusien du terme. Pour Philip SCHLESINGER, cette conception a l’avantage de montrer

que le jeu de la médiatisation de la politique publique est aussi une lutte avec des enjeux :

« La vertu principale du schéma de Bourdieu réside dans la conception de ladomination comme étant le fruit d’une guerre de position continuelle impliquant lamobilisation de ressources dans un processus en évolution. Pour parler différemment,la "première définition" est un aboutissement plutôt qu’une donnée totalementprédéterminée structurellement. Dans ce sens, les sources d’information peuvent êtreconsidérées comme des "entrepreneurs politiques" qui, dans un cadre instable decontraintes, tentent d’utiliser au mieux les ressources dont ils disposent. Le but de cet"entrepreneurship" est d’atteindre les différents publics concernés par le processuspolitique en influant sur son déroulement, de donner la forme recherchée àl’interprétation des questions qui se posent, et de répondre à tout événement qui,d’une manière ou d’une autre, peut nécessiter le recours à une sourced’information. »2

Philip SCHLESINGER, distingue trois types de ressources pour l’accès aux médias : les

ressources institutionnelles (« les appareils d’Etat (...) sont, sur ce plan, les plus avantagés

parce qu’ils sont le lieu "consacré" d’une activité permanente à propos de laquelle il est

important de diffuser de façon continue de l’information officielle. »3), les ressources

financières (« les acteurs politiques accordant de plus en plus d’importance à la stratégie par

rapport aux médias, le montant du surplus qu’une organisation consacre au symbole passant

par les médias devient un élément d’efficacité déterminant »4) et le capital culturel (« une

ressource additionnelle est constituée par le capital culturel sous la forme de la légitimité, de

1 Michel CALLON, art. cit., p.189.2 Philip SCHLESINGER, « Repenser la sociologie du journalisme », art. cit., p. 92.3 Ibid., p. 92.4 Ibid., p. 93.

Page 202: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

203

l’autorité et de la respectabilité et par les contacts que celles-ci apportent. Ce capital culturel

dépend de la position occupée par la source dans le champ institutionnel. Le facteur crédibilité

introduit de façon manifeste et directe la perception des médias concernant les diverses

sources et les méthodes empiriques pour influencer cette perception. Les sources officielles

n’ont pas forcément besoin d’être crues mais doivent obligatoirement être prises au sérieux.

Les sources non officielles sont tenues par conséquent d’acquérir une crédibilité à force de

stratégies plutôt développées, stratégies dans lesquelles l’aura qui entoure les experts aura

toute son importance. ») 1

Pour autant, l’inégalité des ressources pour la mise en æuvre des stratégies d’accès aux

médias n’induit pas un déterminisme sur la couverture médiatique de la politique publique et

encore moins sur l’issue de celle-ci :

« Il est par conséquent nécessaire d’envisager les sources comme étant deséléments occupant des domaines où s’exerce une compétition pour l’accès auxmédias mais dans lesquels les avantages matériels et symboliques sont inégalementdistribués.

Cependant, cette inégalité ne signifie pas que les plus avantagés assurent leurstatut de "premier définisseur" par le seule vertu de leur position. S’ils l’assurent,c’est plutôt par suite d’une action stratégique couronnée de succès dans un domaineimparfaitement compétitif. » 2

A l’inverse, l’analyse en terme de mobilisation des ressources permet de penser le

changement médiatique3, comme il permet de penser le changement politique4 : l’évolution

dans l’usage différentiel des ressources entre mobilisation et institution permet de comprendre,

même s’il ne faut pas réduire l’explication à ce seul phénomène, la « défaite » du Conseil

général. Sachant mieux tirer profit de leurs ressources après la manifestation du 25 janvier

2001, les sapeurs-pompiers ont bénéficié d’une couverture médiatique tendant à servir leur

cause. Avec cette mobilisation des ressources les sapeurs-pompiers ont mieux su jouer des

logiques médiatiques (neutralité, contraintes économiques...), et donc, profitant des

phénomènes de focalisation médiatique, des effets de la médiatisation sur la politique

publique.

1 Ibid., p. 94.2 Ibid., p. 80.3 Grégory DERVILLE, « Le combat singulier Greenpeace-SIRPA », art. cit., p. 622-623.4 Erik NEVEU, Sociologie des mouvements sociaux, op. cit., p. 65.

Page 203: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

204

La contribution médiatique à la définition des rôles sociaux : ce que les médias

font (faire) aux acteurs

Mais si l’analyse de la mobilisation des ressources des différents acteurs du processus de

traduction pour atteindre le point de passage obligé médiatique aide à comprendre le

changement conjoncturel de la politique publique – c’est-à-dire la basculement plus ou moins

important vers d’autres solutions publiques – l’analyse de la définition des rôles dans le

processus de traduction permet de penser les effets structurels des médias sur les politiques

publiques. Après que l’intéressement ait assigné la place des acteurs dans le jeu de la

médiatisation, l’enrôlement « désigne le mécanisme par lequel un rôle est défini et attribué à

un acteur qui l’accepte. »1 Soumis aux attentes d’autres acteurs chaque acteur a alors une

identité et donc un rôle dans le processus de médiatisation de la politique publique. Ses façons

de faire sont contraintes par la participation à ce jeu. Pour réussir dans le jeu et y suivre leurs

intérêts, les acteurs doivent modifier leurs pratiques propres, leurs façons de faire, c’est-à-dire

leurs façon de participer à l’élaboration de la politique publique, en y intégrant l’impératif

médiatique.

Ce sont donc les pratiques des acteurs dans leur ensemble qui tiennent compte des médias.

Ainsi, du côté de la mobilisation, la médiatisation contribue à provoquer des mutations du

travail militant : les répertoires d’action des mobilisations sont changés pour répondre aux

critères de la médiatisation. Ce faisant, ce sont les tâches mêmes et leurs répartitions qui sont

modifiées. Du côté de l’institution, la restructuration des pratiques pour prendre en compte les

exigences de la médiatisation sont comparables : la fragmentation des problèmes publics

comme la gestion de et dans l'urgence conduit à mener des politiques publiques

« cosmétiques ». Au total, la présence des médias dans les processus d’élaboration des

politiques publiques modifie les rôles qu’y jouent les acteurs publics en les contraignants à

jouer en même temps, et par les mêmes actions, le jeu de la médiatisation. La médiatisation

d’une politique publique – qu’elle soit ou non recherchée par les acteurs publics – tend à faire

coïncider les rôles « traditionnels » des acteurs dans le processus de politique publique avec le

rôle qu’impose aux acteurs le passage dans les médias. Ceci entraîne notamment un usage

stratégique, nouveau et spécifique, des ressources des acteurs publics : ces ressources sont à la

disposition des acteurs que les médias soient ou non présents mais si le processus de politique

Page 204: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

205

publique est médiatisé, il est très probable que les acteurs vont redéployer au moins en partie

des ressources pour tenter de maîtriser la couverture médiatique de la politique publique.

Si cette analyse permet « une meilleure articulation entre l’analyse des politiques

publiques et celle des évolutions du métier politique »2, et notamment, en considérant ce que

l’on sait de celui-ci, une vision plus pragmatique de ce que la médiatisation fait à l’action

publique3, elle ne permet pas d’édicter des règles générales : chaque médiatisation est un jeu

dont la configuration et les effets précis sur la politique publique sont propres.

1 Michel CALLON, art. cit., p.189.2 Patrick HASSENTEUFEL et Andy SMITH, art. cit., p. 61. Les auteurs font ici référence à l’article le Jean-Louis BRIQUET, « Communiquer en actes », Politix, n° 28, 1994, pp. 16-26.3 D’un point de vue conjoncturel : pas d’effets massifs des médias sur la formulation du problème public – tant dupoint de vue de l’agenda-setting que du cadrage – mais la prise en compte, ponctuelle et limitée dans le temps, duproblème public sur lequel s’est focalisée l’attention médiatique, parce qu’une partie des acteurs déjà admis dansle cercle de la politique publique ont su jouer les logiques médiatiques. D’un point de vue structurel : redéfinitiondes pratiques des acteurs de la politique publique dans le sens d’une action davantage « cosmétique » – une partiede l’activité et des actions de ces acteurs étant consacrée à la production d’une « façade » médiatique.

Page 205: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

206

CONCLUSION

MEDIAS, POLITIQUES PUBLIQUES ET DEMOCRATIE

Les médias n’ont pas fait la politique publique de départementalisation des services

d’incendie et de secours dans le Nord. Attribuer aux journalistes une influence majeure sur le

cours de la politique publique serait exagéré. Il reste que la médiatisation de cette politique ne

fut pas sans effet sur son déroulement. Outre que les façons d’agir des sapeurs-pompiers (qui

usaient de mises en scène très ostentatoires pour exprimer leurs revendications) et des

décideurs publics (qui ont fait des effets d’annonce relativement retentissants) ne sont pas sans

lien avec la médiatisation de ces épisodes, le « tournant » plus conjoncturel qu’ont pu

constituer les manifestations de janvier 2001 n’aurait sans doute pas été aussi déterminant,

même s’il ne faut pas l’exagérer, sans les médias. Jouant des logiques médiatiques, les

sapeurs-pompiers tournent à leur avantage l’irruption de violence du 25 janvier 2001,

notamment en mobilisant des ressources pour imposer le sens de cette violence. Les médias se

focalisent pour quelques jours sur le problème de la départementalisation, créant chez les

décideurs publics un contexte d’urgence et produisent un discours plutôt favorable aux

sapeurs-pompiers – même s’ils ne reprennent pas complètement les cadres de ceux-ci – que les

décideurs ne peuvent négliger en raison de leurs croyances dans le pouvoir des médias sur

l’opinion. Après cet épisode, la tendance à la reprise en main du SDIS par le Conseil général

est accélérée. Les médias ont contribué à influer sur le cours de la politique publique.

Bilan

Notre recherche a pu préciser le rôle cognitif des médias, en y intégrant la dimension

pragmatique de ce rôle. Contre la vision naïve selon laquelle les médias font la politique

publique – qu’il s’agisse de l’agenda public ou du cadrage du problème public), il est apparu

que dans le processus de médiatisation de la politique publique, le primat revient aux acteurs

de celle-ci, les conditions d’exercice de l’activité journalistique et les contraintes du jeu de

production de l’information médiatique rendant très difficile un saisissement journalistique

autonome de la politique publique. Mais dire que les acteurs de la politique publique

Page 206: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

207

influencent l’agenda et les cadres de perception médiatiques ne revient pas à constater que les

médias sont sans effets cognitifs sur la politique publique.

Si elle est ni massive ni directe, les médias ont bien une influence sur le déroulement du

débat public et donc sur la définition du problème public et de ses solutions. Cette influence

est en fait liée à l’action d’autres acteurs de la politique publique, qu’ils soient du côté de la

mobilisation ou de l’institution. Ceux-ci, en jouant des logiques médiatiques, parviennent à

anticiper le fonctionnement de l’activité journalistique et à s’y adapter. Les cadres ainsi

reproduits dans les médias pourront avoir des effets sur l’action publique : les phénomènes de

focalisation médiatique contribuent à modifier les rapports de force symboliques entre la

mobilisation et l’institution et donc à transformer la structure des opportunités politiques,

rendant plus ardente l’obligation de traiter un problème déjà porté par un des acteurs publics.

Mais les règles de l’activité journalistique sont telles que les effets produits par cette

focalisation médiatique porteront sur des réponses publiques ponctuelles et généralement de

court terme. Il reste que ce phénomène peut modifier substantiellement le cours de la politique

publique, pour peu que ce soient des outsiders qui, au prix d’un travail stratégique de

mobilisation de ressources, aient réussi à maîtriser le sens de cette focalisation médiatique1.

On voit ici toute la dimension pragmatique qui sous-tend la production cognitive de la

politique publique et du rôle qu’y jouent les médias. Mais cet aspect pragmatique est encore

plus flagrant concernant l’influence structurelle des médias sur la politique publique. La

médiatisation d’une politique publique exerce des effets durables sur l’action des acteurs qui y

sont engagés. Elle les contraint à adopter des façons d’agir qui sont tournées vers la production

d’une façade. Ce faisant, ce sont les modalités mêmes de l’action publique qui sont redéfinies

et tendent à fabriquer une action publique « cosmétique ».

Au total, il apparaît qu’effets cognitifs et effets pragmatiques sont liés. Loin de supposer

que les cognitions modifient d’elles-mêmes les politiques publiques, ce qui serait faire preuve

d’intellectualisme2, il faut prendre en compte la prégnance sur l’action publique des structures

1 Si les acteurs publics peuvent donner une tournure positive ou négative à la couverture médiatique (éphémère)du problème public, il paraît exagéré de parler d’imposition de cadrage du problème public.2 Comme le souligne Pierre BOURDIEU avec la théorie des jeux, il est assez frustre de considérer que lecomportement des acteurs se déduit des idées qui les anime. Pierre BOURDIEU, « Un acte désintéressé est-ilpossible ? », art. cit., p. 156.

« Contre la tradition intellectualiste du cogito, de la connaissance comme relationentre un sujet et un objet, etc., il faut, pour rendre compte des conduites humaines,

Page 207: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

208

et des déstructurations (partielles) qu’imposent les médias. C’est en effet par ces dispositions

pragmatiques que trouvent à s’effectuer l’influence cognitive.

Pistes pour un modèle d’analyse

Pour prendre en compte cette dimension pragmatique du rôle des médias dans les

politiques publiques, nous nous sommes appuyés sur la sociologie de la traduction. Comme

dans le modèle de Michel CALLON, en effet, les rôles dans le processus de médiatisation de

la politique publique sont entre-définis. Une croyance généralisée, bien que prenant des

formes différentes, des acteurs dans le pouvoir des médias dans le cadre même de la politique

publique contribue à faire de ceux-ci un point de passage obligé pour ceux-là. Ces croyances,

qui dissimulent les effets réels des médias sur les politiques publiques – qui sont sans doute

bien moins décisifs objectivement que ce qu’en croient les acteurs, les effets trop limités sur la

formulation du problème public interdisant de tenir les médias pour les traducteurs de la

politique publique et condamnant toute possibilité d’application exhaustive du modèle de la

traduction dans les situations de médiatisation des politiques publiques – et contribuent donc à

« enchanter » le rapport des acteurs aux médias, produisent l’intérêt que chacun de ces acteurs

trouve à jouer le jeu de la médiatisation de la politique publique. Ainsi intéressés à jouer le jeu

médiatique, les acteurs s’y confrontent. Sous l’emprise de l’impératif médiatique, ils adoptent,

ou plutôt adaptent un rôle : ils mobilisent spécifiquement des ressources et mettent en æuvre

des pratiques à visée médiatique qui ne sont pas sans effet sur l’action publique. A travers cet

enrôlement, c’est en effet une mutation de l’action publique, ou plus exactement une mutation

de ses structures, qui est engendrée par les médias. L’action stratégique de fixer les identités et

les comportements des acteurs à travers un processus d’enrôlement fait partie du mécanisme

de production du problème public.

Cette approche pragmatique apporte des éléments d’éclaircissements sur les mécanismes de

fonctionnement de la dimension cognitive des politiques publiques. C’est par la mise en

admettre qu’elles reposent constamment sur des thèses non thétiques ; qu’ellesposent des futurs qui ne sont pas visés comme futurs. Le paradoxe des scienceshumaines, c’est qu’elles doivent constamment se méfier de la philosophie de l’actioninhérente à des modèles comme la théorie des jeux, qui apparemment s’imposentpour comprendre des univers sociaux ressemblant à des jeux. Il est vrai que la plupartdes conduites humaines s’accomplissent à l’intérieur d’espaces de jeu ; cela dit, lesagents sociaux ont des "stratégies" qui n’ont que très rarement pour principe unevéritable intention stratégique. »

Page 208: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

209

æuvre spécifique de ressources et d’actions stratégiques en direction des médias que les

acteurs de la politique publique peuvent jouer le jeu de la médiatisation et tenter de créer – et

d’en profiter – des effets de focalisation médiatique sur tel ou tel enjeu de la politique

publique. La mise en æuvre de ces ressources et surtout la nouvelle structuration de l’action

publique qu’engendre la médiatisation renouvelle (partiellement) les formes de l’action

publique dans un sens privilégiant les solutions « cosmétiques » ponctuelles et de court terme.

Ainsi, en contraignant les acteurs à faire coïncider leur rôle dans la politique publique avec

celui qu’ils jouent dans le processus de médiatisation, c’est à une mutation des rôles des

acteurs de la politique publique et donc à une mutation de l’action publique que produisent ces

acteurs qu’invitent les médias. Les effets structurels des médias sur la politique publique

confortent ses effets ponctuels1.

L’emprise médiatique sur le fonctionnement des champs de l’action publique

Au final, on voit l’intérêt heuristique du croisement des outils conceptuels de la sociologie

de la traduction avec la sociologie bourdieusienne, et notamment la théorie des champs

sociaux, puisqu’en enrôlant dans un même processus des acteurs de champs différents

(politique, journalistique...) la médiatisation des politiques publiques offre un exemple presque

pur des effets du passage par ces acteurs par delà la frontière de leur champ d’origine. Cette

dimension apparaît nettement dans l’analyse de la mobilisation des ressources pour accéder

aux médias : il s’agit de convertir dans le champ journalistique des capitaux détenus dans

d’autres champs sociaux. Plus globalement c’est la question de l’emprise du journalisme sur

les autres champs sociaux qui est ici posée. Une difficulté méthodologique se pose alors :

l’usage du concept de champ social ne doit pas être galvaudé. Puisque, nous l’avons vu, il est

illégitime de parler de champ de la décision publique ou de champ politico-administratif il faut

1 Un autre aspect des effets structurels de la médiatisation sur le cours de la politique publique n’a pas été abordéeici : celle que l’on peut qualifier, d’une façon volontairement large, d’« effets cognitifs globaux », c’est-à-diretout ce qui renvoie à la production de l’idéologie dominante ou des référentiels. S’il ne fait pas de doute que lesmédias contribuent à produire ces effets – encore faut-il déterminer par quels mécanismes et avec quelle portéeils le font... – il est indéniable également que ces cognitions globales agissent sur la médiatisation d’une politiquepublique. Les référentiels (ou l’idéologie dominante) pèsent sur la façon dont les journalistes percevront unproblème public et en rendront compte ; ils pèsent aussi sur les usages que les acteurs des politiques publiquesferont de ces discours journalistiques. Mais les effets de ces cognitions globales irriguent aussi la dimensionstructurelle de la médiatisation des politiques publiques. Ainsi, le renforcement des contraintes économiques surl’activité journalistique – dont nous avons vu qu’elles jouent sur les phénomènes de reproduction médiatique descadres – n’est pas sans rapport avec le référentiel libéral dominant.

Page 209: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

210

prendre en compte l’emprise des médias, non sur un champ (celui de la politique publique)

mais sur plusieurs champs articulés (politique, bureaucratique, etc.), dans le cadre d’espaces

sociaux plus vastes et moins homogènes : l’espace de la mobilisation et celui de l’institution.

La sociologie de la traduction aide en effet à penser les effets que font peser sur les

structures d’un champ social l’activité en lien avec celui-ci d’agents d’un autre champ. « Fait

d’une série de déplacements, l’ensemble du processus peut être décrit comme une traduction

qui amène tous les acteurs concernés, au terme de métamorphoses et de transformations

variées, à passer par »1 le point de passage obligé et le dispositif de production de la politique

publique qu’il a contribué à mettre en place. Pour passer par le point de passage obligé, c’est-

à-dire les médias, les acteurs de la politique publique doivent mettre en æuvre des pratiques

spécifiques qui ne sont pas sans effet sur les pratiques qu’ils ont dans le cadre de la politique

publique. On peut donc parler de restructuration partielle, sous l’emprise des médias, du

fonctionnement des champs sociaux des acteurs impliqués dans la politique.

Ce constat invite à repenser la critique de la critique bourdieusienne des médias. On sait

que Cyril LEMIEUX2 a pointé les limites, dans le cas de la critique des pratiques

journalistiques, du précepte spinoziste (« ne pas déplorer, ne pas rire, ne pas détester mais

comprendre ») que Pierre BOURDIEU a fait sien. A ne vouloir que décrire les mécanismes et

les structures du champ journalistique, et refuser d’élaborer théoriquement des critères

permettant la critique, Pierre BOURDIEU ne peut porter qu’une critique fondée hors de la

théorie3. Cyril LEMIEUX propose donc une analyse, inspirée de Luc BOLTANSKI, où les

principes de la critique trouveraient un fondement interne à la théorie. Il élabore une

sociologie compréhensive des fautes journalistiques1 selon laquelle, pour être génératrice de

changements de pratiques, la dénonciation de la faute journalistique doit être formulée dans un

langage acceptable par les journalistes :

1 Michel CALLON, art. cit., p.204.2 Cyril LEMIEUX, « Une critique sans raison ? L’approche bourdieusienne des médias et ses limites », in B.LAHIRE, Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La Découverte (Poche/ Coll.Sciences humaines et sociales), 2001 (1999), pp. 205-229.3 Ibid. p. 218.

« Il n’y a, à l’intérieur de l’approche bourdieusienne, plus aucune raison decritiquer quoi que ce soit (ni même de ricaner ou de se gausser). Et voilà bien sansdoute le plus embêtant : la mise au jour dépassionnée des mécanismes de dominationà l’æuvre dans nos sociétés (...) ne nous dit absolument rien sur ce qu’il est bon defaire face à ces mécanismes. (...) La théorie bourdieusienne, en tant que telle, s’avèresur ces questions parfaitement indifférentes. »

Page 210: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

211

« Critique et justification publiques n’ont pas seulement des causes, elles ontaussi des raisons, c’est-à-dire qu’elles se "fondent" sur un ensemble de règlescommunes (ou grammaires), règles qui, du moins tant qu’elles sont partagées,permettent aux membres d’une communauté de vivre ensemble par-delà et en dépitde la multiplicité de leurs expériences vécues, de leur trajectoires, de leurs stratégieset de leurs intérêts divergents. »2

La mise en rapport de plusieurs champs lors de la médiatisation de la politique publique

laisse percevoir des pistes pour dépasser cette opposition. Dans cette confrontation d’acteurs

de champs différents, les rôles et les pratiques de ceux-ci sont modifiés. En particulier, les

attentes que les acteurs de la politique publique font peser sur le travail des journalistes

contribue à définir les pratiques de ceux-ci, notamment la conception dominante et opérante de

la neutralité. Le fait que les médias agissent sur les autres champs permet de formuler une

critique extérieure des médias. En fait, il apparaît que si la formulation doit être interne, le

fond de la critique doit trouver une origine pragmatique. Une critique sans raison serait une

critique purement intellectuelle, sans fondement sur les effets concrets des médias et les

perceptions que les acteurs ont de ces effets3. La critique des médias semble donc trouver à

s’effectuer dans la traduction des critiques extérieures dans un langage journalistiquement

acceptable, mais aussi dans la subversion des critères internes de jugement des pratiques. Si la

critique de l’activité médiatique trouve ses conditions de félicité en interne, l’emprise des

médias sur les autres champs implique que les attentes et exigences viennent aussi de

l’extérieur : s’il est plus efficace de formuler des critiques en raison des raisons

journalistiques4, au nom de quelle(s) raison(s) les acteurs d’autres champs subissant cette

emprise n’auraient pas des raisons que la raison journalistique ne connaît pas ?

1 Voir l’ouvrage tiré de sa thèse : Cyril LEMIEUX, Mauvaise presse. op. cit., 497 p.2 Ibid. p. 222.3 En ce sens, la circulation sociale d’analyses, comme celle de Pierre BOURDIEU dans Sur la télévision,contribuent à travailler ces perceptions – ce qui ne signifie pas que les acteurs se les approprient telles quelles.4 Dont il convient d’ailleurs de rappeler que, loin d’être immuables, elles sont socialement produites ethistoriquement situées. Par exemple, l’emprise actuelle des contraintes économiques sur les représentations et lespratiques des journalistes n’ont pas toujours eu cette puissance.

Page 211: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

212

SIGLES

CDD : Contrat à durée déterminée

CSG : Contribution sociale généralisée

CUDL : Communauté urbaine de Lille

DEA : Diplôme d’études approfondies

IGPN : Inspection générale de la police nationale

ITG : Inspection technique de la gendarmerie.

PQR : Presse quotidienne régionale

RPH : Revue de presse hebdomadaire

RPQ : Revue de presse quotidienne

SDIS : Service départemental d’incendie et de secours

SIS : Services d’incendie et de secours (communaux ou communautaires)

SDACR : Schéma départemental d’analyse et de couverture des risques

VSAB : véhicule de secours aux blessés

Page 212: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

213

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages

Sociologie générale

Pierre BOURDIEU, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979,670 pages.

Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, Paris, Minuit ,1980, 475 pages.

Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, 316 pages.

Michel CALLON, Pierre LASCOUMES, Yannick BARTHE, Agir dans un mondeincertain. Essai sur la démocratie technique., Paris, Seuil, 2001, 358 p.

Philippe CORCUFF, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan (Coll. 128), 2000 (1995),128 pages.

Erving GOFFMAN, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991 (édition originale :1974), 570 pages.

Isaac JOSEPH, Erving Goffman et la microsociologie, Paris, PUF, 1998, 126.

Jacques LAGROYE, Sociologie politique, Paris, Presse de sciences-po et Dalloz, 510pages.

Laurent MUCCHIELLI, Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débatfrançais, Paris, La découverte (coll. Sur le vif), 2001, 141 pages.

Sociologie des médias et du journalisme

Actes de la Recherche en Sciences Sociales, « L’emprise du journalisme », n°101-102,mars 1994

Actes de la Recherche en Sciences Sociales, « Le journalisme et l’économie », n°131-132,mars 2000.

Alain ACCARDO (dir.), Journalistes précaires, Bordeaux, La Mascaret, 1998, 411pages.

Page 213: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

214

Jacques Le BOHEC, Les rapports presse-politique. Mise au point d’une typologie« idéale », Paris, l’Harmattan (Coll. Logiques sociales), 254 pages.

Pierre BOURDIEU, Sur la télévision, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1996, 96 pages.

Patrick CHAMPAGNE, Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique, Paris, Minuit (Coll.Le sens commun), 2001, (1990), 314 pages.

Jean CHARRON (dir.), Les journalistes, les médias et leurs sources, Montréal, GaëtanMorin, 1991, 237 pages.

Daniel CORNU, Ethique de l’information, Paris, PUF (Coll. Que sais-je ?), 1999 (1ère éd.1997), 128 pages.

Grégory DERVILLE, Le pouvoir des médias. Mythes et réalités, Grenoble, PUG (Coll.Le politique en plus), 158 pages.

Jean-Pierre ESQUENAZI, L’écriture de l’actualité. pour une sociologie du discoursmédiatique, Grenoble, PUG, 2002, 184 pages.

J. FEREJOHN et J. H. KULKLINSI (dir.), Information and Democratic Processes,Urbana, University of Illinois Press, 1990

Jacques GERSTLE (dir.), Les effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan(coll. Logiques politiques), 2001, 378 pages.

Todd GITLIN, The whole world is watching. Mass media and the making and theunmaking new left, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 1980, 327pages.

Emmanuel HENRY, Un scandale improbable. Amiante : d’une maladie professionnelleà une « crise de santé publique », thèse pour le doctorat de sciences de l’information et de lacommunication de l’université de technologie de Compiègne, 2000, 884 pages.

Cyril LEMIEUX, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travailjournalistique et de ses critiques, Paris, Métailié, 2000, 467 pages.

Erik NEVEU, Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, 2001, 123 pages.

Jean-Noël NOUTEAU, Les relations presse. Comment communiquer avec le publicgrâce aux médias. Paris, Les éditions DEMOS (coll. Demos communication), 2002, 196pages.

Denis RUELLAN et Daniel THIERRY, Journal local et réseaux informatiques. Travailcoopératif, décentralisation et identité des journalistes, Paris, L’Harmattan (Coll. Logiquessociales), 1998, 207 pages.

Page 214: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

215

Daniel SCHNEIDERMANN, Du journalisme après Bourdieu, Paris, Fayard, 1999, 140pages.

Sociologie des mouvements sociaux

Erik NEVEU, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2000 (1996),125 pages.

Neil J. SMELSER, Theory of Collective Behavior, New York, The Free Press, 1962.

Sociologie des politiques publiques

Jean-Marie COTTERET, Gouverner c’est paraître. Réflexions sur la communicationpolitique, Paris, PUF (Coll. Politique aujourd’hui), 1991, 175 pages.

Yves MENY et Jean-Claude THOENIG, Politiques publiques, Paris, PUF (coll. Thémis– science politique), 1989, 391 pages.

Pierre MULLER et Yves SUREL, L’analyse des politiques publiques, Paris,Montchrestien, 1998, 156 pages.

Sur la départementalisation des services d’incendie et de secours

Ministère de l’Intérieur, Direction de la défense et de la sécurité civiles, Mémentojuridique du sapeur-pompier volontaire, Paris, Imprimerie nationale éditions, 1999, 76 pages.

Laurent DERBOULLES, Quel territoire pour le service public d’incendie et desecours ? Réflexion sur la départementalisation., Paris, L’Harmattan (coll. Administration etaménagement du territoire), 2000, 304 pages.

Jean-Gustave PADIOLEAU, Le réformisme pervers : le cas des sapeurs-pompiers,Paris, PUF (coll. Sociologies), 2002, 216 pages.

Page 215: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

216

Articles

Sociologie générale

Pierre BOURDIEU, « La censure », Questions de sociologie, Paris Minuit, 1984, pp.138-142.

Pierre BOURDIEU, « Un acte désintéressé est-il possible ? », Raisons pratiques. Sur lathéorie de l’action, Paris, Seuil, 1996 (1994), pp. 147-167.

Pierre BOURDIEU, « La représentation politique », Langage et pouvoir symbolique,Paris, Seuil, 2001, pp. 213-258.

Pierre BOURDIEU, « L’illusion biographique », Actes de la Recherche en SciencesSociales, 1986, n° 62-63, pp.69-72

Pierre BOURDIEU, « La délégation et le fétichisme politique », Langage et pourvoirsymbolique, Paris, Seuil, 2001, pp. 259-279.

Pierre BOURDIEU, « Décrire et prescrire : les conditions de possibilité et les limites del’efficacité politique », Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p. 187-198.

Pierre BOURDIEU, « Pour une pragmatique sociologique », Langage et pouvoirsymbolique, Paris, Seuil, 2001, pp. 327-330.

Michel CALLON, « Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication descoquilles Saint-Jacques et des marins pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc », L’Annéesociologique, 1986, n°36, pp. 169-208.

Dominique CARDON et Jean-Philippe HEURTIN, « La critique en régimed’impuissance. une lecture des indignations des auditeurs de France-Inter », in B. FRANÇOISet E. NEVEU (dir.), Espaces publics mosaïques. Acteurs, arènes et rhétoriques des débatspublics contemporains, Rennes, PUR, 1999, pp. 85-119.

William FELSTINER, Richard ABEL et Austin SARAT, « L’émergence et latransformation des litiges : réaliser, reprocher, réclamer », Politix ; n°16, p. 41-54.

Jacques LAGROYE, « On ne subit pas son rôle », in Politix, n°38, 1997, pp. 7-17.

Lilian MATHIEU, « Rapport au politique, dimensions cognitives et perspectivespragmatiques dans l’analyse des mouvements sociaux », Revue française de science politique,vol. 52., n°1, février 2002, pp. 75-100.

Erik NEVEU, Compte rendu de l’ouvrage de J. CHARRON (La production del’actualité. une analyse stratégique des relations entre la presse parlementaire et les autorités

Page 216: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

217

politiques au Québec, Montréal, Boréal, 1994,447 pages.) paru dans Réseaux, n°81, 1997.Disponible sur internet: http://www.enssib.fr/autres-sites/reseaux-cnet/ (consultation le25/08/02).

Sociologie des médias et du journalisme

Gilles BALBASTRE, « Une information précaire », Actes de la Recherche en SciencesSociales, n°131-132, mars 2000, pp. 76-85.

Francis BALLE, « Médias et politique », in M. GRAWITZ et J. LECA (dir.), Traité descience politique, Paris, PUF, tome 3, 1985, p. 574-601.

Jacques Le BOHEC, « Le rapport entre élus et localiers. La photographie de pressecomme enjeu de pouvoir », Politix, n°28, 1994, pp. 100-112.

Pierre BOURDIEU, « L’emprise du journalisme », Sur la télévision, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1996, pp.79-94.

Ce texte est une reprise d’un article paru dans Actes de la Recherche en SciencesSociales : Pierre BOURDIEU, « L’emprise du journalisme », Actes de la Recherche enSciences Sociales, n°101-102, mars 1994, pp. 3-9.

Patrick CHAMPAGNE, « La manifestation », Actes de la Recherche en SciencesSociales, 1984, n°52-53, pp. 18-41.

Patrick CHAMPAGNE, « La double dépendance. Quelques remarques sur les rapportsentre les champs politique, économique et journalistique », Hermès 17-18, 2001 (1995), pp.215-229.

Patrick CHAMPAGNE, « La vision médiatique », in P. BOURDIEU (dir.), La misèredu monde, Paris, Seuil, 1998 (1993), pp. 95-123.

Jean CHARRON, « Les médias et les sources. Les limites du modèle de l’agenda-setting », Hermès, n°17-18, 2001 (1995), pp. 73-92.

Grégory DERVILLE, « Le combat singulier Greenpeace-SIRPA », Revue française descience politique, vol. 47, n°5, octobre 1997, pp. 589-629.

J. GERSTLE (dir.), « Les effets d’information. Emergence et portée », in J. GERSTLE(dir.), Les effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan (coll. Logiques politiques),2001, pp. 11-28.

Serge HALIMI, « L’"insécurité" des médias », in G. SAINATI et L. BONELLI (dir.),La machine à punir. Pratiques et discours sécuritaires, Paris, L’esprit frappeur, 2000, pp. 203-235.

Page 217: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

218

Philippe JUHEM, « Luttes partisanes et fluctuation des cadres cognitifs desjournalistes », in J. GERSTLE (dir.), Les effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan(coll. Logiques politiques), 2001, pp. 109-139.

R. KIELBOWICZ et C. SCHERER, « The Role of the Press in the Dynamics of SocialMovements », in L. KRIESBERG (dir.), Research in Social Movements, Conflicts ansChange, JAI Press.

Pierre LEFEBURE et Eric LAGNEAU, « Les mobilisations protestataires commeinteractions entre acteurs sociaux et journalistes », in J. GERSTLE (dir.), Les effetsd’information en politique, Paris, L’Harmattan (coll. Logiques politiques), 2001, pp. 55-81.

Pierre LEFEBURE et Eric LAGNEAU, « La spirale de Vilvorde : médiatisation etpolitisation de la protestation. Un cas d’européanisation des mouvements sociaux », Lescahiers du CEVIPOF, Paris, janvier 1999. Disponible sur internet : www.cevipof.msh-paris.fr/publicat.htm. (consultation le 15/07/02)

Cyril LEMIEUX, « Une critique sans raison ? L’approche bourdieusienne des médias etses limites », in B. LAHIRE, Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques,Paris, La Découverte (Poche/ Coll. Sciences humaines et sociales), 2001 (1999), pp. 205-229

Marilyn LESTER et Harvey MOLOTCH, « Informer : une conduite délibérée. Del’usage stratégique des événements », Réseaux, n°75, 1996, pp. 23-41. (1ère éd. 1974)

Arnaud MERCIER, « Mobilisation collective et limites de la médiatisation commeressource. L’exemple du mouvement pacifiste de 1991 à la télévision française », in O.FILLIEULE (dir.), Sociologie de la protestation. Les formes de l’action collective dans laFrance contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1993, pp. 233-257.

Erik NEVEU, « Médias, mouvements sociaux, espaces publics », Réseaux, n°98, 1999,pp. 17-85.

Philip SCHLESINGER, « Repenser la sociologie du journalisme. Les stratégies de lasource d’information et les limites du média-centrisme » in Réseaux, n°51, janvier-février1992, pp. 75-98.

(éd. Originale : « Rethinking the sociology of Journalism : Source strategies and the limitson media centrism », in Public Communication : the new imperatives, MargorieFERGUSSON (dir.), Sage, 1990.)

Johanna SIMEANT, « Déontologie et crédibilité. Le réglage des relationsprofessionnelles au sein du CFJ », Politix, n°19, 1992, pp.37-55.

Page 218: La médiatisation de la départementalisation des …edoctorale74.univ-lille2.fr/fileadmin/master_recherche/T_l... · La politique publique de départementalisation consiste, à la

219

Sociologie des politiques publiques

Jean-Louis BRIQUET, « Communiquer en actes », Politix, n° 28, 1994, pp. 16-26.

Pierre BOURDIEU, « Esprit d’Etat. Genèse et structure du champ bureaucratique »,Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil, (Point Essai), 1996 (1994), pp. 99-145.

Dorine BREGMAN, « Le cadrage du débat public. Le projet de la CSG », Réseaux, n°75,janvier-février 1996, pp. 111-133.

Daniel CEFAI, « La construction des problèmes publics. Définitions de situation dansdes arènes publiques », Réseaux, n°75, janvier-février 1996, pp. 43-66.

Anne-Marie GRINGAS, « L’impact des communications sur les pratiques politiques.Lectures critiques », Hermès, n°17-18, 1995, pp. 37-47 :

Patrick HASSENTEUFEL et Andy SMITH, « Essoufflement ou second souffle ?L’analyse des politiques publiques "à la française". », Revue française de science politique,vol. 52, n°1, février 2002, p.53-73.

Bruno JOBERT « Rhétorique politique, controverses scientifiques et construction desnormes institutionnelles : esquisse d’un parcours de recherche », in A. FAURE, G. POLLET etP. WARIN (dir.), La construction du sens dans les politiques publiques. Débats autour de lanotion de référentiel, Paris, L’Harmattan, 1995.

Pierre MULLER, « L’analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologiepolitique de l’action publique », Revue française de science politique, vol. 50, n°2, avril 2000,pp. 189-207.

Pierre MULLER, « Politiques publiques et effets d’information. l’apport des approchescognitives », in J. GERSTLE (dir.), Les effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan(coll. Logiques politiques), 2001, pp. 235-249.

François RANGEON, « Communication politique et légitimité », in CURAPP, Lacommunication politique, Paris, PUF, 1991, pp. 99-114.

Paul A. SABATIER et Edella SCHLAGER, « Les approches cognitives des politiquespubliques : perspectives américaines », Revue française de science politique, Paris, Presses dela Fondation nationale des sciences politiques, vol. 50, n°2, avril 2000, p. 209-234.