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La métaphysique de René Guénon par Antoine de Motreff Le numéro 13 du Sel de la terre a publié un article d’Antoine de Motreff intitulé : « Qui a inspiré René Guénon ? Réflexions, à la lumière de la théologie thomiste, sur l’influence spirituelle re- çue lors de l’initiation ». Aujourd’hui, le même auteur aborde la « métaphysique » de celui qu’Epiphanius désigne comme « l’un des hauts initiés les plus accrédités dans le domaine maçonnique […] considéré comme le maître en ésotérisme le plus autorisé de notre siècle 1 ». Nos lecteurs pourront constater la justesse de la réflexion de Jacques Maritain lorsqu’il disait que la métaphysique de René Guénon est « à parler franc, une rénovation hindouiste de l’antique Gnose, mère des hérésies ». Le Sel de la terre. * Vie abrégée de René Guénon (1886-1951) L N’EST PAS INUTILE de commencer cette étude par un bref rappel sur la vie de René Guénon et sur les influences qui ont joué un rôle dans sa formation. René-Jean-Marie-Joseph Guénon est né le 15 novembre 1886 à Blois, rue Croix-Boissée, fils unique de Jean-Baptiste (architecte) et Anna-Léontine née Jolly. Il est baptisé en 1887 (la date précise est inconnue). En 1897, il fait sa première communion et reçoit la confirmation. 1 EPIPHANIUS, Maçonnerie et sectes secrètes : le côté caché de l’histoire, Versailles, Publications du « Courrier de Rome », 1999, p. 116 et 163. I

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La métaphysique de René Guénon

par Antoine de Motreff

Le numéro 13 du Sel de la terre a publié un article d’Antoine de Motreff intitulé : « Qui a inspiré René Guénon ? Réflexions, à la lumière de la théologie thomiste, sur l’influence spirituelle re-çue lors de l’initiation ». Aujourd’hui, le même auteur aborde la « métaphysique » de celui qu’Epiphanius désigne comme « l’un des hauts initiés les plus accrédités dans le domaine maçonnique […] considéré comme le maître en ésotérisme le plus autorisé de notre siècle 1 ».

Nos lecteurs pourront constater la justesse de la réflexion de Jacques Maritain lorsqu’il disait que la métaphysique de René Guénon est « à parler franc, une rénovation hindouiste de l’antique Gnose, mère des hérésies ».

Le Sel de la terre.

*

Vie abrégée de René Guénon (1886-1951)

L N’EST PAS INUTILE de commencer cette étude par un bref rappel sur la vie de René Guénon et sur les influences qui ont joué un rôle dans sa formation.

René-Jean-Marie-Joseph Guénon est né le 15 novembre 1886 à Blois, rue Croix-Boissée, fils unique de Jean-Baptiste (architecte) et Anna-Léontine née Jolly. Il est baptisé en 1887 (la date précise est inconnue).

En 1897, il fait sa première communion et reçoit la confirmation.

1 — EPIPHANIUS, Maçonnerie et sectes secrètes : le côté caché de l’histoire, Versailles, Publications du

« Courrier de Rome », 1999, p. 116 et 163.

I

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Ses études secondaires, dans des établissements catholiques, sont assez brillantes : premier de sa classe, il est lauréat du concours général et gagne même le prix d’instruction religieuse (en « maths élem. »).

Il a pour professeur de philosophie Albert Leclerc, spécialiste des pré-so-cratiques. En 1903, il passe son bac ès-lettres en philosophie, puis en 1904 le bac de « maths élem. » avec mention assez bien.

De 1904 à 1906, il fait « maths sup. » et « maths spé. » au collège Rollin à Paris dans l’intention de préparer le concours de l’École polytechnique. Mais il connaît un échec, dû en partie à des problèmes de santé (la direction du col-lège note son hypersensibilité et sa tendance au sentiment de persécution).

En 1906, il est introduit à l’École Hermétique dirigée par Papus (Dr Encausse) et il est reçu dans l’ordre martiniste.

En 1909, il est « sacré » évêque de l’Église gnostique de France (dirigée par Fabre des Essarts) et il collabore à la revue La Gnose. La même année il est exclu de l’ordre martiniste (pour avoir voulu fonder sa propre branche, ce qui ne plaît pas à ses supérieurs) et il suit les cours de Mgr Lacroix à l’École Prati-que des Hautes Études.

1912 voit l’extinction de la revue La Gnose. Il est alors initié au soufisme (ésotérisme musulman) sous le nom de Sheikh Abdel Wâhed Yahia par John Gustaf Agélii. Il se marie avec Berthe Loury, institutrice de l’enseignement libre, qui ignorera tout des activités ésotériques de René. Il est aussi confirmé dans son affiliation maçonnique à la loge Thébah de la Grande Loge de France.

En 1913-1914, il collabore à la France chrétienne antimaçonnique sous le pseu-donyme du « Sphinx ».

En 1915, il passe la Licence ès Lettres (en philosophie, avec option mathé-matique). Il fait la connaissance de Noële Maurice-Denis qui l’introduit auprès de Maritain et du père Émile Peillaube.

En 1916, il passe son Diplôme d’études supérieures en philosophie. En 1919, il connaît un échec à l’agrégation de philosophie. En 1921, sa thèse de doctorat est refusée par Sylvain Lévi pour manque de

rigueur scientifique. Il la publiera plus tard sous le titre de Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues.

En 1922 et 1923 (jusqu’en mai), il enseigne la philosophie à l’école des Francs-Bourgeois dirigée par les Frères des Écoles chrétiennes.

De 1925 à 1927, il collabore à la Revue universelle du Sacré-Cœur Regnabit, du père Félix Anizan.

De 1926 à 1929, il fournit près de ving-cinq comptes rendus de livres à la revue d’inspiration catholique Vient de paraître . Il enseigne aussi la philoso-phie au Cours Saint-Louis, école de jeunes filles.

1928 voit le décès de sa femme.

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Influence gnostique occidentale

Martinèz de Pasqually (1727-1774) rose-croix, juif, fonde « l’Ordre des Chevaliers Élus Cohen »

à l’origine du « Martinèzisme » : Cabale + magie + théurgie (apparitions).

Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803)Prône une « théocratie »: il faut tout attendre

des « commissaires divins ».

Stanislas de Guaïta (1861-1897) mage noir, mort de la drogue, fonde en 1884 l’Ordre Martiniste, et en 1888 avec Josephin

Peladan (Le Sâr) l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix reservé aux hauts degrés du Martinisme.

Papus (Dr Gérard Encausse, 1865-1917)évêque gnostique, disciple d’Eliphas Lévi,

en lien avec Saint Yves d’Alveydre (synarchie), fonde l’Ecole Hermétique.

Jules Doinel (1842-1902), fonde en 1888 l’Eglise gnostique, reçoit

l’« épiscopat » d’un « évêque catholique d’Utrecht », et se

convertit en 1894.

René Guénon (1886-1951) Supérieur Inconnu de l’Ordre martiniste, évêque gnostique en 1905 (Palingénius).

Léonce Fabre des Essarts (Synesius1848-1917), fondateur de la revue

La GnoseAutres « évêques gnostiques » :

Albert de Pouvourville (Matgioï),Léon Champrenaud,

Sédir (Yvon Leloup), …

Eliphas Lévi (abbé Alphonse-Louis

Constant, 1810-1875), occultiste cabalistique

(voir Sel de la terre 34).

Jean-Baptiste Willermoz (1730-1804)

développe la théurgie, fonde en 1774 un nouveau chapitre

de l’Ordre de la Stricte Observance Templière qui

fusionna avec le Rite Ecossaisrectifié et dont Joseph de

Maistre atteint le degré le plushaut.

Knigge, fondateur avec Weishaupt des Illuminés de Bavière

Mirabeau, Robespierre…

Skull and Bones

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L’influence gnostique hindoue et musulmane

Islam

branche shadilite du soufisme fondée par Sheikh Abul Hasan ash Shâdii

au VIIe siècle de l’Hégire; à laquelle appartint Sheikh el-Abkar (Mohyddin Ibn Arabi,

1165-1240)

Sheikh Elish Abder Rahman el-Kébir, dont John Gustaf Agelii (1869-1917, Ivan

Aguéli, Abdul-Hâdi) fut moqqadem (représentant)

René Guénon, en 1912, devientSheikh Abdel Wâhed Yahia : le serviteur de l’unique, Jean.

Hindouisme

Quatre Vêdas (entre 1500 et 1000 avant J.-C.)

Upanishads (commentaires philosophiques des Vêdas), VIIIe-Ve

siècle avant J.-C., « moyen d’approcher la connaissance

suprême ».

Brâhmana (rites)Aranyaka

Vedânta (« fin du Vêda ») , un des six darshanas (point de vue sur la réalité), système moniste tiré des Upanishads,

doctrine de la non-dualité (adwaita-vâda)

École de Çankara (788-820)

Contacts avec René Guénon entre 1906-1909

Il commence à être dénoncé par les collaborateurs de la Revue Internationale des Société Secrètes. Se sentant démasqué, il part le 5 mars 1930 pour le Caire où il se remarie en 1934 avec une descendante du « Prophète », et où il pratiquera « exotériquement » la religion musulmane.

Il meurt le 7 janvier 1951 après avoir récité le dhikr (prière musulmane), victime semble-t-il d’un empoisonnement du sang, ayant refusé toute analyse médicale.

Nous avons résumé, sous forme de schémas, la généalogie intellectuelle de René Guénon (voir les pages précédentes).

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La Métaphysique orientale Nous allons exposer la « métaphysique » de René Guénon, en nous servant

de son unique conférence publique 2, donnée à la Sorbonne en 1925. Noëlle Maurice-Denis assista à une première version de cette conférence, lors de tra-vaux pratiques en vue de l’agrégation de philosophie, et ce fut le départ de son admiration pour René Guénon 3.

Tout ce qui est dit dans cette première partie est un résumé de la pensée de René Guénon. Nous en ferons la critique seulement dans la partie suivante.

Où se trouve la métaphysique ? La connaissance métaphysique, nous dit René Guénon, a été perdue en Oc-

cident : il faut se tourner vers l’Orient – notamment vers l’Inde –, et s’adresser à des représentants qualifiés.

La métaphysique ne se trouve pas qu’en Inde, mais dans ce pays elle a l’avantage de n’être pas réservée à une élite, du fait qu’on n’y distingue pas entre ésotérisme et exotérisme.

L’origine de la métaphysique n’est pas historique, elle est non-humaine, et se trouve dans plusieurs traditions ([bouddhisme 4], taoïsme, cabale, islam). Elle se trouvait aussi en Occident au Moyen Age.

Définition nominale On peut donner une définition nominale de la métaphysique comme « la

discipline permettant d’atteindre ce qui est au-delà de la nature » (d’après l’origine étymologique du mot : « méta-physis », après la nature) : par consé-quent, ce n’est pas une connaissance naturelle (puisque son objet est au-delà de la nature). Il faudra donc qu’elle mette en jeu des facultés surnaturelles.

En Orient, on l’appelle « connaissance », mais chez nous ce terme est ré-servé à la connaissance humaine et rationnelle, c’est-à-dire à la science et à la philosophie.

René Guénon a veillé soigneusement à s’abstenir d’employer le mot de « gnose » – « malgré sa parfaite équivalence avec le sanscrit jnâna 5 » – se

2 — Elle fut publiée dans la suite sous le titre de La Métaphysique orientale (4e éd., Paris,

Éd. Traditionnelles, 1970 ; 1ère éd. 1939). 3 — Marie-France JAMES, Ésotérisme et christianisme, autour de René Guénon, Paris,

Nouvelles Éditions Latines, 1981, p. 163. 4 — Sur ce point René Guénon a changé d’opinion. Au départ il refusait au bouddhisme

d’être une voie traditionnelle, puis il l’admit par la suite.

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contentant de celui de « métaphysique » ou, à la rigueur, de « connaissance », toujours mû par « le désir d’écarter tout ce qui risque d’être mal compris, dans la mesure où il est possible de le prévoir 6 ».

Mais Jacques Maritain avait bien compris que la pensée de René Guénon n’était autre que celle de la gnose :

Et si le pseudo-orientalisme théosophiste dont la propagande inonde actuellement l’Occident représente pour l’intelligence une me-nace de déliquescence et de corruption radicale, il faut bien avouer que le remède proposé par M. Guénon, – c’est-à-dire, à parler franc, une rénovation hindouiste de l’antique Gnose, mère des hérésies, – ne serait propre qu’à aggraver le mal 7.

Cette métaphysique a donc pour objet la « surnature », au delà du monde sensible et du monde des manifestations (voir le schéma).

On pourrait se poser l’objection : est-il possible à l’homme d’atteindre un niveau si élevé ?

René Guénon répond : plutôt que de prouver la possibilité d’une telle connaissance, je vais vous indiquer les moyens d’y parvenir, par une connaissance directe et effective.

Définition réelle

Si, ne se contentant pas d’une définition nominale, on cherche une définition réelle, René Guénon nous dit qu’on ne saurait « définir » la métaphysique, car elle est illimitée : on peut seulement la caractériser en disant que c’est « la connaissance des principes universels ».

5 — Lettre de René Guénon à Noële Maurice-Denis du 28 juillet 2001, cité en Marie-

France JAMES, Ésotérisme et christianisme autour de René Guénon, p. 203. 6 — ID., Ibid. Marie-France James ajoute en note : « Il faut se rappeler à la suite de F.

Vreede que ce que Guénon avait constamment essayé de suggérer par le terme “métaphysique” – il finira par accepter sans difficulté de le rendre sous le dénominatif philosophy dans la traduction anglaise de ses ouvrages. Voir VREEDE, F., Memorian René Guénon, nº spécial des E.T., juil.-sept. 1951, p. 342. »

7 — Noële MAURICE-DENIS, « Les Doctrines Hindoues », La Revue universelle, 15 juil. 1921, p. 246. Cette phrase est de la main de Maritain. — Voir Marie-France JAMES, Ésotérisme et christianisme autour de René Guénon, p. 198.

Monde sensible

Nature ou monde manifesté : domaine

de la physique

Surnature : domaine de la métaphysique

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L’universel comprend le domaine de la non manifestation et la partie supé-rieure du monde manifesté, selon ce schéma de René Guénon lui-même 8 :

Non manifestation Universel Manifestation informelle État subtil Individuel : Manifestation formelle État grossier

René Guénon précise que la métaphysique n’est pas seulement la connaissance de l’être en tant qu’être, ou ontologie, laquelle n’est qu’une de ses parties. En effet, l’être pur (objet de l’ontologie) n’est pas le premier principe, car il est déjà déterminé.

Il faut aller au-delà de l’être. Par conséquent, il y aura nécessairement dans la métaphysique une part d’inexprimable. On ne peut exprimer que le fini, ce qui le dépasse doit être « suggéré ».

L’intelligence, au sens de raison, étant la faculté de l’être, ne sera pas adaptée à ce travail. Il faudra une faculté plus élevée, appelée par lui « intellect », qui travaille par « intuition ».

L’intellect Les conceptions métaphysiques ne sont en rien assimilables aux concep-

tions scientifiques ou philosophiques, ce ne sont pas des abstractions, mais le fruit d’une connaissance supra-rationnelle, intuitive et immédiate, qu’on peut appeler intuition intellectuelle : à condition de bien la distinguer de l’intuition sensible qui ne saisit que le domaine du changement.

8 — Extrait de René GUÉNON, L’Homme et son devenir selon le Vêdantâ, 5e éd., Villain et

Belhomme – Éditions traditionnelles, Paris, 1972, p. 36.

Brahma : infini, possibilité universelle

non-être : le non manifesté

le manifesté

être : Ishwara ou principe de la manifestation

manifestation formelle

État grossier

manifestation informelle : l’universel

État subtil

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Cet intellect transcendant est lui-même d’ordre universel : il n’est pas une faculté individuelle 9. Il est au-delà de la raison : il est « non-humain ».

Comment expliquer la présence en nous d’un tel intellect non humain ? Cela s’explique du fait que notre « moi », notre individualité, n’est que la

manifestation transitoire et contingente du « soi », de notre « personnalité ». Notre moi n’est pas un système clos : il a le moyen de connaître ce qui dépasse l’ordre d’existence à laquelle il appartient, et d’atteindre les « états supra-indi-viduels ».

Guénon distingue, lui aussi, entre l’individu et la personne. Mais cette dis-tinction n’est pas celle de Maritain. Elle est puisée à la tradition hindoue. Pour la faire comprendre, Guénon emploie l’image du soleil et du rayon :

L’individu ne représente en ré-alité qu’une manifestation transitoire et contingente de l’être véritable ; il n’est qu’un état spécial parmi une multitude indéfinie d’autres états du même être ; et cet être est, en soi, ab-solument indépendant de toutes ses manifestations, de même que, pour employer une comparaison qui re-vient à chaque instant dans les textes hindous, le soleil est absolument indépendant des multiples images dans lesquelles il se réfléchit. Telle est la distinction fondamentale du « Soi » et du « moi », de la personnalité et de l’individualité ; et, de même que les images sont reliées par les rayons lumineux à la source solaire sans laquelle elles n’auraient aucune existence et aucune réalité, de même l’individualité, qu’il s’agisse d’ailleurs de l’individualité hu-maine ou de tout autre état analogue de manifestation, est reliée à la personnalité, au centre principiel de l’être, par cet intellect transcendant dont il vient d’être question 10.

La connaissance théorique… La connaissance théorique (par exemple celle des états multiples de l’être)

n’est encore qu’indirecte et symbolique : ce n’est qu’une préparation (certes indispensable) à la véritable connaissance.

La connaissance théorique est communicable (en partie), mais elle n’est qu’une connaissance virtuelle, qui a besoin d’être réalisée effectivement.

9 — On retrouve ici une erreur du philosophe arabe Averroès, réfutée par saint Thomas

d’Aquin. 10 — René GUÉNON, L’Homme et son devenir selon le Vêdantâ, p. 38.

Soi(soleil)

Moi (image dans laquelle se réfléchit le soleil)

Intellect(rayon)

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La métaphysique d’Aristote n’est qu’une demi-métaphysique car elle se li-mite à l’être, et de plus elle n’est pas ordonnée à la « réalisation ».

Pourtant les aristotéliciens auraient dû tirer les conclusions de certains de leurs principes, comme : « On est tout ce qu’on connaît 11. »

De même les aristotéliciens reconnaissent la différence entre l’intellect et la raison, mais c’est pour l’oublier aussitôt.

Leur doctrine n’est qu’extérieure, et ne renferme qu’une part de la méta-physique vraie.

Il y eut dans l’antiquité et au Moyen Age des doctrines purement métaphy-siques complètes, comprenant la réalisation. Mais on en a perdu le souvenir.

… doit être complétée Une métaphysique théorique ne serait qu’un jeu de l’esprit, une curiosité

psychologique et non une vraie métaphysique, si elle ne conduisait pas à être ce qu’on connaît, réellement et effectivement.

Il faut des moyens pour cette réalisation (mots, rites, symboles), moyens qui sont des formes appartenant à ce monde (pour nous être adaptés).

A ce sujet, il ne faut pas confondre moyen et cause : pour nous l’expliquer, René Guénon compare ses « moyens » aux sacrements de l’Église 12.

La réalisation métaphysique n’est pas la production de quelque chose qui n’est pas (cela demanderait une cause), mais la prise de conscience de ce qui est (il suffit d’un moyen).

La seule préparation indispensable à cette réalisation métaphysique est la connaissance théorique, qui doit être jointe à la concentration. Les autres moyens sont au service de ceux-là, notamment de la concentration.

Les moyens, multiples, finissent par se rejoindre, au fur et à mesure qu’on s’approche du terme.

Principales étapes 1° La première étape de cette « réalisation » est une extension indéfinie de

notre individualité, dont l’élément corporel n’est qu’une portion très minime. On part de ce qui est sensible, et on s’étend grâce à des répercussions dans les autres modalités de l’être humain.

11 — Il y a bien une identification dans la connaissance, mais une identification

intentionnelle et non réelle, comme nous le dirons dans la partie critique. 12 — En réalité, les sacrements sont bien des causes de la grâce, causes instrumentales, la

cause principale étant Dieu lui-même

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Ce développement de toutes les possibilités de l’être humain amène à « l’état primordial » (état normal aux origines de l’humanité et dont nous parle la Bible). On est alors affranchi du temps : on acquiert le « sens de l’éternité » : la succession apparente des choses se transmue en simultanéité.

2° Dans une deuxième étape, on dépasse le monde de l’homme pour at-teindre des états supra-individuels, mais encore conditionnés. On sort du « courant des formes », responsables de l’individualité, pour atteindre « l’être pur 13 ».

3° Enfin, dans une troisième étape, on atteint l’état absolument incondi-tionné, affranchi de toute limitation, absolument inexprimable : c’est la « délivrance » ou « union ».

Tous les états de l’être se retrouvent, transformés, dans ce principe : par conséquent, ce n’est pas un anéantissement.

Au cours de cette « réalisation » tout résultat obtenu, même partiel, est dé-finitivement acquis, car on se situe hors du temps. Cela est vrai même de la connaissance théorique.

Tout cela se passe au-delà des phénomènes (le monde physique n’est pas le monde métaphysique) et n’a rien à voir avec la psychologie.

L’homme est grand parce qu’il a des possibilités d’extension indéfinie au delà de la modalité corporelle, et petit car « il n’est qu’une manifestation exté-rieure, une apparence fugitive revêtue par l’être véritable ».

Sans doute, des phénomènes extraordinaires peuvent survenir au cours de ce travail de « réalisation », mais cela est plutôt fâcheux. Si l’on recherche des « pouvoirs exceptionnels », on dévie et on risque de ne pas parvenir au but.

Yoga signifie « union », et yogi « réalisé ». Le yoga utilise la science du rythme, mais ces exercices (respiratoires ou

autres) ne doivent pas être considérés comme une fin, mais comme des moyens.

Origine de cette métaphysique Cette métaphysique n’a pas d’origine humaine qui permettrait de la dé-

terminer dans le temps : son origine est non-humaine. Ainsi « l’état primor-dial » et le caractère intemporel de la métaphysique la placent hors de l’histoire.

13 — Plus vraisemblablement, selon nous, on atteint une certaine intuition de la matière

première, au sens thomiste de l’expression, comme nous le verrons dans la partie critique.

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La vérité métaphysique est éternelle : il y a toujours eu des êtres qui ont pu la connaître. Ce qui change, ce sont les formes extérieures qui s’adaptent à telle époque.

Difficultés actuelles La connaissance métaphysique et la réalisation qu’elle implique sont tou-

jours possibles, de façon absolue. Mais pas toujours dans tel ou tel milieu. Il peut y avoir des circonstances défavorables, comme le monde occidental mo-derne, qui rendent même ce travail dangereux par l’absence d’appui dans le milieu. C’est pourquoi, dit René Guénon, « nous n’encourageons personne ».

Il y a des entreprises qui dépassent les forces d’un individu isolé. Or, en Occident on a oublié et perdu la tradition, on ignore la métaphysique.

En revanche l’Orient offre encore à ses élites les moyens de réaliser les pos-sibilités que René Guénon a essayé de faire entrevoir, « la connaissance méta-physique pure dans son absolue transcendance ».

Le développement matériel de l’Occident est excessif et risque de le faire périr s’il n’envisage pas un « retour aux origines 14 ». Il faut défendre l’Occident contre lui-même.

La métaphysique vraie, comme le disent les textes sacrés de l’Inde, est la

connaissance par excellence, la seule entièrement véritable, absolue, infinie et suprême.

*

Critique Après avoir exposé, le plus objectivement possible, la pensée de René Gué-

non sur la métaphysique, il nous reste à en faire la critique à la lumière de la saine philosophie et de la doctrine de l’Église catholique.

Quel est le premier principe ? René Guénon insiste pour prétendre qu’il y a un principe au-delà de l’Être

pur.

14 — D’où l’aspect anti-moderne de René Guénon qui a trompé, et trompe encore, les

naïfs.

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Si les « transcendantaux » sont bien de l’ordre universel, ce serait encore une erreur de croire qu’ils constituent tout l’Universel 15, ou même qu’ils sont ce qu’il y a de plus important à considérer pour la mé-taphysique pure : ils sont coextensifs à l’Être, mais ne vont point au-delà de l’Être, auquel s’arrête d’ailleurs la doctrine dans laquelle ils sont ainsi envisagés. Or, si l’« ontologie » ou la connaissance de l’Être relève bien de la métaphysique, elle est fort loin d’être la métaphysique complète et totale, car l’Être n’est point le non-manifesté en soi, mais seulement le principe de la manifestation ; et, par suite, ce qui est au-delà de l’Être importe beaucoup plus, encore, métaphysiquement, que l’Être lui-même. En d’autres termes, c’est Brahma, et non Ishwara, qui doit être reconnu comme le Principe Suprême 16.

Cette métaphysique occidentale nous apparaît comme incomplète déjà théoriquement, en ce qu’elle ne va pas au-delà de l’être 17.

Il n’y a pas besoin d’être grand clerc, ni fort expérimenté dans le discerne-ment des esprits, pour deviner l’origine « non-humaine » de cette « métaphysique » : c’est Satan (le prétendu Brahma) qui cherche à se mettre (au moins dans notre esprit) au-dessus de Dieu (qui ne serait qu’Ishwara).

Remarquons comment René Guénon réduit la Trinité à trois aspects du « principe » inférieur qu’il appelle Ishwara :

Ishwara est envisagé sous une triplicité d’aspects principaux, qui constituent la Trimurti ou « triple manifestation » […] Brahmâ 18 est Ishwara en tant que principe producteur des êtres manifestés ; […] les deux autres aspects constitutifs de la Trimûrti, qui sont complémentaires l’un de l’autre, sont Vishnu qui est Ishwara en tant que principe anima-teur et conservateur des êtres, et Shiva, qui est Ishwara en tant que prin-cipe, non pas destructeur comme on le dit communément, mais plus exactement transformateur 19.

Au point de vue purement philosophique, il est impossible de concevoir une réalité supérieure à l’être, à moins de mettre la puissance au-dessus de l’acte. C’est bien à cela que conduit la métaphysique de René Guénon.

Si l’on prétend que l’être n’est pas le premier principe, on sera conduit à nier la nécessité du principe d’identité, du fait qu’il y aurait des possibilités en dehors et au-dessus de l’être.

15 — René Guénon a un usage particulier des majuscules. Nous respectons cet usage

dans les citations. 16 — René GUÉNON, L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, p. 38-39. 17 — René GUÉNON, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Paris, Véga,

« L’anneau d’or », 1976, p. 145. 18 — Bien noter l’accent circonflexe qui le distingue de Brahma, le principe suprême de

René Guénon. 19 — René GUÉNON, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, p. 201-202.

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De plus la hiérarchie des manifestations tend à rendre la réalité de plus en plus illusoire. Car tout ce qui est relatif, conditionné, est « en mode illusoire ». René Guénon parle de « l’immutabilité éternelle du Principe suprême, hors de laquelle rien ne saurait d’ailleurs exister qu’en mode illusoire 20 ».

Le monde est-il illusoire ? Car, malgré les protestations verbales de René Guénon, le monde extérieur

est un monde illusoire. Nous avons cité (voir p. 117) le texte où il explique que le monde n’est qu’une image où se reflète la réalité (la personnalité, représentée par le soleil) ; voici la suite de cette citation :

Tout le reste [par rapport à la personnalité], sans doute, est réel aussi, mais seulement d’une façon relative, en raison de sa dépendance à l’égard du principe et en tant qu’il en reflète quelque chose, comme l’image réfléchie dans un miroir tire toute sa réalité de l’objet sans le-quel elle n’aurait aucune existence ; mais cette moindre réalité, qui n’est que participée, est illusoire par rapport à la réalité suprême, comme la même image est aussi illusoire par rapport à l’objet ; et, si l’on préten-dait l’isoler du principe, cette illusion deviendrait irréalité pure et sim-ple. On comprend par là que l’existence, c’est-à-dire l’être conditionné et manifesté, soit à la fois réelle en un certain sens et illusoire en un au-tre sens et c’est un des points essentiels que n’ont jamais compris les Occidentaux qui ont outrageusement déformé le Vêdânta par leurs in-terprétations erronées et pleines de préjugés 21.

Il est vrai que la réalité créée dépend sans cesse de Dieu pour exister : l’ens ab alio (l’être qui existe par un autre) dépend de l’ens a se (l’être qui existe par soi, c’est-à-dire Dieu).

Mais dans la comparaison de René Guénon, pour que le soleil puisse se re-fléter, il faut supposer un miroir extérieur. Or, ce miroir lui-même est une image, qui a besoin d’un miroir pour se refléter, et ainsi de suite à l’infini. Ce qui montre bien que, dans la « métaphysique » guénonienne, il n’y a pas de réalité en dehors du « principe ».

L’erreur de René Guénon est de ne pas faire la distinction entre cause effi-ciente et cause formelle.

Dieu est la première cause efficiente, mais il n’est pas la cause formelle de ce qui existe. Dans chaque chose il y a une forme propre, distincte de Dieu. Pré-tendre le contraire, c’est verser nécessairement dans le panthéisme. C’est ainsi que Guénon écrit :

20 — René GUÉNON, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, p. 202. 21 — René GUÉNON, L’Homme et son devenir selon le Vedanta, p. 38.

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Dans le non-manifesté, il ne saurait être question d’aucune espèce de distinction réelle, de telle sorte que, au point de vue de ces états de non-manifestation, ce qui appartient à un être appartient également à tous, en tant qu’ils ont effectivement réalisé ces états. Si l’on considère de ce même point de vue tout l’ensemble de la manifestation, il ne constitue, en raison de sa contingence, qu’un simple « accident » au sens propre du mot, et, par suite, l’importance de telle ou telle de ses modalités, considérée en elle-même et « distinctivement », est alors ri-goureusement nulle 22.

Il est erroné de prétendre que la création (ce que Guénon appelle « manifestation ») considérée en elle-même, est d’importance nulle.

Quant à voir cette création comme un « accident » vis-à-vis de Dieu, c’est encore une erreur réfutée par saint Thomas d’Aquin (I, q. 4, a. 6). Dieu, abso-lument simple et immuable, ne peut recevoir d’accident 23. Ce qui est créé, ce sont des substances, qui ont une forme propre, une consistance propre, mais qui n’ajoutent rien à Dieu infini.

Ce qu’il faut dire, c’est que la création a un être propre distinct de celui de Dieu : un être participé, mais bien réel ; toutefois Dieu n’est en rien modifié par la création : il n’a pas même une relation réelle avec elle.

Qu’est ce que l’universel ? Pour René Guénon, l’universel est ce qui est informel, ce qui sort du monde

des formes, responsables de l’individualité. Cela est contraire à la philosophie réaliste (d’Aristote et saint Thomas) : en effet, la matière est responsable de l’individualité et la forme est de soi universelle.

Il est cependant vrai qu’en enlevant la forme on garde une certaine « universalité » (dans un sens large), celle de la matière. La matière première 24 étant indifférenciée, peut être dite commune. Mais elle n’est pas universelle au sens strict, car ce qui existe dans deux individus distincts ce n’est pas la même matière individuelle, mais deux portions de matière semblables.

Il semble bien que cette universalité à laquelle prétend conduire la méta-physique de René Guénon n’est rien d’autre que cet aspect indifférencié de la

22 — René GUÉNON, États multiples de l’être, p. 83. 23 — Le mot accident a deux sens possibles : en tant que prédicament, il s’oppose à la

substance ; en tant que prédicable, il signifie une réalité secondaire et contingente. Dans les deux acceptions du mot, il ne saurait y avoir d’accidents en Dieu : il n’est pas une substance recevant des accidents, et il n’est pas susceptible de changements.

24 — La matière première, au sens scolastique, est la matière la plus indifférenciée, l’étoffe commune avec laquelle est fait tout l’univers visible.

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matière. Cela confirme l’opinion selon laquelle le yoga conduit à la « contemplation » de la matière première 25.

On retrouve l’erreur de David de Dinan qui confondait (stultissime, très sottement, selon saint Thomas) Dieu et la matière première. Ramana Ma-harshi, grand sage de l’Inde, qui avait réalisé à l’âge de 16 ans, confia un jour : « Je ne sais pas pourquoi je vis 26. » Plutôt que de contemplation, il faudrait parler d’abrutissement.

Qu’est ce que connaître ? Voici comment René Guénon présente la connaissance intuitive :

En indiquant les caractères essentiels de la métaphysique, nous avons dit qu’elle constitue une connaissance intuitive, c’est-à-dire im-médiate, s’opposant en cela à la connaissance discursive et médiate de l’ordre rationnel. L’intuition intellectuelle est même plus immédiate en-core que l’intuition sensible, car elle est au-delà de la distinction du sujet et de l’objet que cette dernière laisse subsister ; elle est à la fois le moyen de la connaissance et la connaissance elle-même, et, en elle, le sujet et l’objet sont unifiés et identifiés. D’ailleurs, toute connaissance ne mérite vraiment ce nom que dans la mesure où elle a pour effet de pro-duire une telle identification, mais qui, partout ailleurs, reste toujours in-complète et imparfaite ; en d’autres termes, il n’y a de connaissance vraie que celle qui participe plus ou moins à la nature de la connais-sance intellectuelle pure, qui est la connaissance par excellence. Toute autre connaissance, étant plus ou moins indirecte, n’a en somme qu’une valeur surtout symbolique ou représentative ; il n’y a de connaissance véritable et effective que celle qui nous permet de pénétrer dans la na-ture même des choses, et, si une telle pénétration peut déjà avoir lieu jusqu’à un certain point dans les degrés inférieurs de la connaissance, ce n’est que dans la connaissance métaphysique qu’elle est pleinement et totalement réalisable.

La conséquence immédiate de ceci, c’est que connaître et être ne sont au fond qu’une seule et même chose ; ce sont, si l’on veut, deux as-pects inséparables d’une réalité unique, aspects qui ne sauraient même plus être distingués vraiment là où tout est « sans dualité » 27.

La philosophie réaliste reconnaît l’identité entre le connaissant et le connu, mais une identité formelle, spirituelle, intentionnelle, par le moyen d’une es-pèce (species). Connaître c’est « devenir l’autre en tant qu’autre », en respectant son altérité, et non pas se fondre dans l’autre. C’est le propre de l’esprit (au

25 — Voir M.C. SANDRIN, Le Yoga à la lumière de la foi, Paris, Téqui, 1979. 26 — M.C. SANDRIN, Le Yoga à la lumière de la foi, p. 59. 27 — René GUÉNON, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, p. 143-144.

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sens large) de pouvoir recevoir la forme d’une autre réalité sans sa matière : ainsi le sujet connaissant est « informé » par la réalité qu’il connaît, puisqu’il en reçoit la forme, mais il ne devient pas physiquement cette réalité, puisqu’il n’en reçoit pas la matière.

René Guénon renouvelle l’erreur des pré-socratiques pour lesquels la connaissance ne peut se faire que par une identification réelle.

La philosophie réaliste reconnaît une union entre le connaissant et le connu, mais davantage entre l’aimant et l’aimé 28. Ici-bas, la plus grande union possible avec Dieu se réalise par la charité : « Dieu est charité, et celui qui de-meure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui » (1 Jn 4, 16).

La seule connaissance qui réalise une union réelle entre le connaissant et le connu est la vision béatifique qui n’utilise pas d’espèce (species). Toutefois cette union n’est pas fusion : l’âme béatifiée connaît Dieu sans aucun intermé-diaire, mais elle ne devient pas Dieu ; il n’est que le terme de son acte de connaître.

Qu’est ce que l’intellect ?

René Guénon fait de l’intellect une faculté universelle distincte de la raison. En réalité, les deux sont une seule faculté, la distinction vient de leur objet.

L’intellect, c’est l’intelligence quand elle se porte sur les premiers principes ; la raison, c’est la même intelligence quand elle se porte sur les conclusions d’un raisonnement.

L’intellect n’est pas universel, même s’il est immatériel. Dans l’homme, il est une faculté : il est donc individualisé par son sujet. En effet tout accident est individualisé par la substance qui le reçoit.

René Guénon renouvelle l’erreur d’Averroès. Saint Thomas d’Aquin a combattu cette erreur en divers endroits, par exemple en I, q. 76, a. 1 et 2, et q. 79, a. 4 et 5. Nous ne pouvons « intelliger », explique-t-il, que s’il y a en nous une forme (une puissance) qui nous permet d’agir. Par ailleurs, s’il n’y avait qu’un intellect pour tous les hommes, il n’y aurait qu’une seule intellection : nous penserions tous la même chose.

D’où vient la vérité ?

Pour René Guénon la vérité ne doit pas être cherchée en dehors de nous. Entre 18 et 20 ans, il note que pour arriver à la certitude, il faut chercher l’accord de la pensée avec elle-même :

28 — Voir I-II, q. 28, a. 1-3.

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Ce qui fait la certitude des résultats des mathématiques, c’est que l’esprit n’a pas à faire appel à l’expérience pour les vérifier ; il étudie ici des choses qui n’existent pas en dehors de lui, qui n’ont de réalité qu’en tant que pensées ; la seule condition de la vérité est ici l’accord de la pensée avec elle-même. Au contraire, dans les sciences de faits, les ré-sultats obtenus par le raisonnement doivent ensuite être vérifiés par l’expérience ; il doit y avoir non plus seulement accord de la pensée avec elle-même, mais aussi accord entre la pensée et les phénomènes. Ici, il ne peut pas y avoir de certitude absolue ; il y a place pour le doute (…) 29.

Révélateur aussi, est son dialogue avec le jeune Clavelle (futur Jean Reyor) :

Vous et moi, nous nous sommes reconnus pour être de même race ; j’ai une certaine avance sur vous, du fait que j’ai vingt ans de plus que vous, mais je suis sûr d’avance que nous sommes d’accord sur tout. Ainsi, sur telle question, il faut penser ceci et cela. Cela ne se discute même pas, et vous ne seriez pas ce que vous êtes si vous songiez un seul instant à le faire 30.

D’où vient une telle assurance de posséder la vérité, hors de toute vérifica-tion avec la réalité extérieure. « L’influence spirituelle » (reçue par l’initiation) est vraisemblablement ce qui permet de discerner la vérité 31. Cela donne une belle assurance et en même temps permet de faire l’impasse sur tout travail critique. C’est ce que remarque Jean-Pierre Laurant :

Sa correspondance depuis Le Caire est révélatrice de son attitude vis-à-vis des sources : recherche d’une confirmation et non d’une criti-que, il ne repousse pas l’écrit mais choisit de façon effarante pour un historien 32.

Quelle est cette influence spirituelle ? Pour passer de la connaissance théorique à la connaissance réalisatrice,

complète, René Guénon reconnaît la nécessité d’une influence spirituelle.

L’initiation implique trois conditions […] : 1° la « qualification », […] 2° la transmission, par le moyen du rattachement à une organisa-tion traditionnelle, d’une influence spirituelle donnant à l’être

29 — Voir Brouillons de notes, conservés dans le dossier rassemblé par le Dr J. Mornet,

Inédit. (Marie-France JAMES, Ésotérisme et christianisme autour de René Guénon, p. 56). 30 — Rapporté par Clavelle dans un Document confidentiel inédit. Voir Marie-France

JAMES, Ésotérisme et christianisme autour de René Guénon, p. 385. 31 — Voir ci-après et l’article sur René Guénon dans Le Sel de la terre 13. 32 — J.P. LAURANT, « Sources historiques de la pensée de Guénon », in René Guénon et

l’actualité de la pensée traditionnelle, colloque de Cerisy-la-Salle de 1973, Milan, Arché, 1980, p. 33.

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l’« illumination » qui lui permettra d’ordonner et de développer ces possibilités qu’il porte en lui ; 3° le travail intérieur […] 33.

Cette influence spirituelle, nous dit-on, a une origine « non humaine ». D’où peut-elle venir ?

Ce n’est pas une grâce de Dieu : celle-ci vient de Notre-Seigneur Jésus-Christ (ignoré par René Guénon), par les moyens institués par Notre-Seigneur (et non par l’initiation !, surtout dans la franc-maçonnerie !), elle est ordonnée au salut (et non à la « réalisation », supposée supérieure au salut) et elle rap-proche de Notre-Seigneur et de son Église (au lieu de conduire à apostasier, comme René Guénon et beaucoup de guénoniens à sa suite).

Donc, cela ne peut être qu’une influence démoniaque 34. Voici, à ce sujet, les réflexions de Daniel Jacob (le père Catry, S.J.) :

Quelle est donc la nature de cette « influence spirituelle » aussi in-dispensable à l’initié que l’électricité à l’ampoule ou au moteur ? René Guénon parle d’un « élément non-humain », d’ordre transcendant, « surnaturel » qui met en communication avec « les états supérieurs de l’être ». Ce ne peut être authentiquement surnaturel, divin : Dieu se rend témoignage à lui-même, et non pas au grand Tout. Serait-ce d’ordre préternaturel, angélique ? On peut le penser, d’autant plus que Guénon assimile les anges aux « états supérieurs de l’être »

« Tout ce qui est dit théologiquement des anges et des démons peut aussi être dit métaphysiquement des états supérieurs et inférieurs de l’être ». (L’Erreur spirite, p. 309).

Comme le démon excelle à se présenter en ange de lumière, il im-porte de démêler les influences. Quels anges interviendraient dans l’initiation ? Les bons ne concourent qu’à préparer l’illumination de la foi, d’ailleurs sans jamais se départir de la plus grande discrétion. Mais les mauvais peuvent entretenir toute illusion, et la rendre capiteuse, et l’accompagner même de prodiges chez ceux qui se livrent à leur em-prise 35.

Quel est le terme de la réalisation spirituelle ? Quel est l’objet contemplé par le « métaphysicien » au terme de sa

« réalisation spirituelle ».

33 — René GUÉNON, Aperçus sur l’initiation, Paris, Villain et Belhomme – Éd.

traditionnelles, 1973, p. 34. 34 — Il y a deux manières pour le démon de nous communiquer intérieurement des

connaissances : par la formation de phantasmes dans notre imagination, et par l’illumination des phantasmes qui sont déjà dans notre imagination (formés par nous-même de façon naturelle, ou formés par le démon). Voir Le Sel de la terre 13, p. 59 et sq.

35 — Daniel JACOB, « René Guénon. Une super-religion pour initiés », Permanences nº 34, novembre 1966, p. 31-61. On trouvera d’autres extraits de cet article en annexe.

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Pour Maritain, on pourrait, par une expérience mystique naturelle, expéri-menter son propre acte d’être 36. Est-ce ce que font les yogis ?

Il semble plus vraisemblable que le yogi fait l’expérience de la matière première, commune à tout l’univers physique, au cours de la première étape de la « réalisation 37 » ; ensuite, dans la deuxième étape, il ferait l’expérience de l’« esse commune 38 », commun à tout ce qui est ; enfin, au terme de sa « réalisation », il ferait, autant qu’on peut le faire, l’expérience du néant.

Pour ce travail, deux adjuvants sont nécessaires : l’influence spirituelle (démoniaque), et la kundalini qui, selon Denis Clabaine 39, serait l’énergie sexuelle qui envahirait progressivement les puissances de l’âme.

« L’homme universel » Au terme de la « réalisation », l’on devient un « homme universel ». Ce se-

rait, nous dit René Guénon, l’état atteint, notamment, par Mahomet et par le Christ :

« Lorsque l’homme, dans le “degré universel”, s’exalte vers le su-blime, lorsque surgissent en lui les autres degrés (états non-humains) en parfait épanouissement, il est l’“Homme Universel”. L’exaltation ainsi que l’ampleur ont atteint leur plénitude dans le Prophète (qui est ainsi identique à l’“Homme Universel”). » (Épître sur la Manifestation du Pro-phète, par le Sheikh Mohammed IBN FADLALLAH EI-HINDI).

Ceci permet de comprendre cette parole qui fut prononcée, il y a une vingtaine d’années, par un personnage occupant alors dans l’Islam, même au simple point de vue exotérique, un rang fort élevé « Si les chrétiens ont le signe de la croix, les musulmans en ont la doctrine. » Nous ajouterons que, dans l’ordre ésotérique, le rapport de l’« Homme Universel » avec le Verbe d’une part et avec le Prophète d’autre part ne laisse subsister, quant au fond même de la doctrine, aucune divergence

36 — Jacques MARITAIN, « L’expérience mystique naturelle et le vide », Études

carmélitaines (nº spécial consacré à la « Nuit mystique »), octobre 1938. Voir Marie-France JAMES, Ésotérisme et christianisme autour de René Guénon, p. 177-179.

37 — Voir ce que nous avons dit plus haut dans le paragraphe intitulé « Qu’est ce que l’universel ? », p. 123.

38 — Il s’agit de l’être (« ens ») commun à tout ce qui est. Tout ce qui est, depuis Dieu (Être premier) jusqu’aux êtres de raison, en passant par les anges et les êtres corporels, est nécessairement conçu par notre esprit comme de « l’être ». C’est la notion (analogique) la plus pauvre. En terminologie scolastique on dit que cette notion est abstraite par abstraction totale, et non par abstraction formelle (comme il convient de faire en métaphysique pour atteindre l’acte d’être).

39 — Didier CLABAINE, Le Yoga face à la croix, chez M. Sabathier, BP 1, 34400 Lunel, 1980. Voir aussi la recension parue dans Le Sel de la terre 24, p. 179 et sq.

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réelle entre le Christianisme et l’Islam, entendus l’un et l’autre dans leur véritable signification 40.

L’union du « Ciel » et de la « Terre » [préconisée par les taoïstes] est la même chose que l’union des deux natures, divine et humaine, dans la personne du Christ, en tant que celui-ci est considéré comme l’« Homme Universel » 41.

Mahomet aurait donc atteint le même état que le Christ. Il n’y aurait pas de divergence profonde entre le christianisme et l’islam, ni d’ailleurs avec le taoïsme et toutes les autres formes de la « Tradition » au sens guénonien, qui seraient toutes des formes de l’unique « métaphysique » non-humaine.

Dans cette confusion, on reconnaît encore l’influence démoniaque sur René Guénon.

Réveiller la « métaphysique » dans l’Église La tâche que René Guénon s’était assignée (ou s’était vu assigner ?), était de

réveiller le caractère « métaphysique » de l’Église catholique, plus ou moins disparu depuis le Moyen-Age.

Dans ce but, il a cherché à constituer une « élite » d’initiés qui travaille-raient en ce sens, tant au niveau religieux qu’au niveau politique. Le père Ca-try (Daniel Jacob) voyait dans cette entreprise l’aspect luciférien de la Révolu-tion (destiné à corrompre les meilleurs sous l’apparence d’un ange de lu-mière), qui n’est qu’une des deux mâchoires de la Révolution, l’autre étant constituée par l’aspect satanique 42.

Nous donnerons en annexe deux passages d’un article du père Catry sur cette entreprise de subversion des milieux catholiques par René Guénon, qui restent bien d’actualité.

Nous terminerons cette étude par la citation d’un poème de jeunesse de René Guénon qui montre que ses sympathies pour Lucifer étaient anciennes. Nous prions le lecteur de remarquer comment (in fine), René Guénon affirme que le démon sera sauvé, erreur que nous avons déjà remarquée chez Léon Bloy (voir notre étude dans Le Sel de la terre 52).

40 — René GUÉNON, Le Symbolisme de la croix, 3e éd., Paris, Véga, « L’anneau d’or », 1973,

p. 26. 41 — René GUÉNON, Le Symbolisme de la croix, p. 145, note 4. 42 — Sur la différence entre le satanisme et le luciféranisme, voir Permanences n° 33

« Courants maçonniques actuels » (par Daniel Jacob) et Permanences n° 21 « L’œcuménisme vu par un franc-maçon de tradition » (par J. M. Jourdan).

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Les sympathies de René Guénon pour Lucifer Moi, je sais qui tu es et je ne te crains pas ; Je te plains de tout cœur d’être tombé si bas ! Je n’éprouve pour toi ni colère ni haine, J’implore en ta faveur la Bonté souveraine, Et j’espère te voir, antique Révolté, Las enfin et contrit, rentrer dans l’Unité !

[…]

Ton orgueil insensé, tu dois le regretter, O toi qui à Dieu même as voulu t’égaler ! Ne savais-tu donc pas, quoi qu’il puisse paraître, Que l’Absolu n’est rien, que l’Être est le Non-Être ? Quoi ! ignorais-tu donc que le haut, c’est le bas ? Car Dieu est l’infini, Il est tout et n’est pas ! Hélas ! Tu as payé bien cher ton imprudence, Et tu as reconnu trop tard ton impuissance ! Tout est-il donc fini ? et faut-il que toujours Tu passes dans l’Abîme et les nuits et les jours ? Non ! ce n’est pas possible, et ton sort doit quand même Toucher un jour le cœur de la Bonté suprême ! Ne désespère pas un jour viendra enfin Où, après si longtemps, ton tourment prendra fin, Et alors, délivré de ton sombre royaume, Tu pourras contempler la clarté du Plérôme 43 !

*

43 — Extrait de Les Aspects de Satan, [rédigé par René Guénon sans doute avant ses 20 ans

(voir Marie-France JAMES, Ésotérisme et christianisme autour de René Guénon, p. 70)], Cahiers de l’Herne « René Guénon » sous la direction de J.P. Laurant aidé de Paul Barbanegra, Paris, Éd. de l’Herne, 1985, p. 24.

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Annexes

Annexe 1 : Gnose et luciférisme Extraits de l’article de Daniel Jacob (père Catry, S.J.) : « Courants maçonni-

ques actuels », Permanences nº 33, octobre 1966, p. 19-42.

*

La gnose Jean-Marie Jourdan l’a fort bien définie dans Permanences :

Quelle est donc la doctrine profonde que la maçonnerie, en tant que collège initiatique, et non pas seulement comme officine d’activisme politique, exploite et fait réaliser à ses membres sans toutefois la pro-clamer ouvertement ?

Elle serait la connaissance par excellence ; elle apporterait la tradi-tion primitive ou primordiale, sans doute parce qu’elle se rattache à la tentation originelle où le Prince de ce monde sollicita l’homme de l’imiter, c’est-à-dire de se diviniser lui-même, par ses propres moyens, avec l’assistance de l’inspirateur… Cette tradition permet de tout unifier et de tout organiser parce qu’elle va au fond de l’être 44. Quel est cet être ?… Avant de poursuivre cette remarquable analyse de J.-

M. Jourdan, insistons sur cette idée : la « connaissance » ou gnose. La « gnose intégrale, révélatrice de tous les secrets », dont parle Oswald Wirth, l’un des rénovateurs de « l’esprit initiatique » s’acquiert par les propres forces de l’homme 45. Il se déifie au gré d’initiations successives. « Vous serez comme des dieux 46. » Acquérir sans l’aide de Dieu, sans le secours gratuit de sa grâce, « la science du bien et du mal », édifier un « ordre nouveau » dont Dieu serait exclu, n’est-ce pas la chimère que le démon ne cesse de présenter à l’orgueil humain depuis le Paradis terrestre ? « Le diable est un singe de Dieu ». Il en-

44 — Permanences, n° 21, p. 11. 45 — Signes du mauvais esprit (dans les « règles de discernement des esprits » de saint

Ignace de Loyola) : il recherche le secret, les ténèbres, ce qui est mystérieux, étrange et qui parait prodigieux. Il embrouille, complique, ment, échauffe les imaginations et les sens.

46 — « Le serpent inspirateur de désobéissance, d’insubordination et de révolte, fut maudit par les anciens théocrates alors qu’il était en honneur parmi les initiés. […] Rendre semblable à la divinité, tel était l’objet des anciens mystères. […] De nos jours le programme de l’initiation n’a pas changé ». (Oswald WIRTH, La F M rendue intelligible à ses adeptes, Le Livre du compagnon, Dervy, 1974, p. 93.)

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traîne l’homme à « singer » Dieu en se faisant Dieu lui-même, à singer son pouvoir créateur en « créant » de lui-même une « nouvelle pensée », un « nouvel ordre » personnel et social, une « nouvelle religion ».

Que tout cela soit enveloppé de mystère ou baigne dans le complot n’a rien d’étonnant. Le « Prince des ténèbres » n’est pas « la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ».

Le démon On nous rendra cette justice que nous n’avons guère agité les « diableries »

dans cette étude. Cependant, il est impossible de nier que la gnose initiatique revêt les ca-

ractères de la pensée diabolique. Et c’est elle qui, des sectes supérieures aux inférieures, depuis les suprêmes

initiés jusqu’aux arrivistes du Grand-Orient ou de la Grande-Loge, inspire notre société et lui donne ses caractères de déshumanisation, matérialisme, athéisme, luxure, ennui… désespoir, avec guerres, révolutions, massacres périodiques… Les chapitres de Pour qu’il Règne sur la Révolution (deuxième partie) l’ont démontré succinctement. Et l’action de la synarchie, ne la vivons-nous pas, en économie, en politique,… en religion ?

Mais quel est donc « l’Être », dans la gnose ? Nullement le Dieu personnel, Créateur et architecte de l’univers, continue

J.-M. Jourdan 47. La question ne se pose même pas, car il n’est fait aucun usage de la métaphysique des causes, ni même du principe de raison suffisante, pour remonter des êtres à l’Être. Il y a le monde, et c’est tout. Dans ce monde, au cours de l’évolution, les êtres procèdent sur motion intrinsèque, par émana-tion, sous l’impulsion du Principe. Ce principe reste d’une nature mystérieuse, encore que son rôle soit capital, ontologiquement et physiquement. Il est l’énergie universelle, le dieu immanent de l’univers, et aussi son prince, son prétendant, car il entend en devenir le roi, par l’homme. Ceux qui reçoivent par l’initiation son « influence spirituelle », s’ajustent sur lui, « s’identifiant progressivement avec lui… » En somme tout ce Corps mystique spécial, cal-qué sur celui du Christ, recherche la royauté universelle du démon, que l’Écriture appelle « le Prince de ce monde », comme pour marquer l’ambition qui le dévore.

Un maçon, non des moindres, n’a pas hésité à désigner le maître auquel il obéissait : « Je le veux bien (écrivait le F Lantoine, dans sa Lettre au Souverain Pontife 48 préfacée par Oswald Wirth) […] possédés de l’esprit d’examen, nous sommes les serviteurs de Satan. Vous, détenteurs de la Vérité, vous êtes les

47 — Permanences n° 21. 48 — Voir R. VALLERY-RADOT, L’Ordre social chrétien (oct. nov. 1938), p. 21.

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desservants de Dieu ». Et il ajoutait cette proposition qui rappelle les vieux manichéismes « Ces deux maîtres se complètent. Ils ont besoin l’un de l’autre » 49 (!!!)

Deux rôles du démon Dans le langage courant, deux noms sont donnés indifféremment au dé-

mon Satan ou Lucifer. Pour mieux décrire ses formes d’action on emploie volontiers la distinction

entre « satanisme » et « luciféranisme ». La première est plus violemment pernicieuse. Crimes, sacrilèges, blasphè-

mes, persécutions, avilissement des clercs et des laïcs en sont les manifesta-tions ordinaires.

La seconde, plus subtile, mais qui n’en est pas moins dangereuse, séduit les intelligences (Lucifer n’est-il pas « l’ange de lumière » ? Mais ange déchu).

Volontiers le luciféranisme parle des forces de l’esprit, d’union des hom-mes « par-dessus les philosophies et les religions ». Il se dit pacifique, ouvert et propose des théories qui fascinent parfois des âmes généreuses 50.

Le luciféranisme s’infiltre ainsi jusqu’en des lieux où l’on n’eût osé soup-çonner sa présence.

Le démon utilise l’une ou l’autre façon d’agir suivant les circonstances et les personnes. Certaines époques voient prédominer l’une des deux.

*

En fin de compte, nous sommes sûrs de la défaite du démon.

49 — Dans l’article de Permanences n° 25 (p. 58), lire les vers blasphématoires de Stanislas

de Guaïta faisant l’éloge de Lucifer, cité d’après le livre de Pierre VIRION, Mystère d’iniquité, Éd. Saint-Michel, 1967, p. 15-17. — Pierre Virion écrit à propos de Stanislas de Guaïta : « Son dieu noir inconnaissable et panthéistique, s’identifiant avec l’Adam Kadmon de la kabbale, n’a rien du Dieu de la Révélation, et c’est encore par un détour, Lucifer lui-même inspirant son illuminisme. Il formait le rêve délirant de voir un jour la papauté souscrire à cette divinité cosmique et à son christianisme occultiste. Fondateur de l’ordre kabbalistique de la Rose-Croix, il lui assignait pour but : “La lutte pour révéler à la théologie chrétienne les magnificences ésotériques dont elle est grosse à son insu.” » (VIRION, ibid., p. 16).

50 — Bernard Lazare a écrit p. 340 de l’Antisémitisme : « Les loges martinézistes furent mystiques, tandis que les autres ordres de la franc-maçonnerie étaient plutôt rationalistes ; ce qui peut permettre de dire que les sociétés secrètes représentaient les deux côtés de l’esprit juif : le rationalisme pratique et le panthéisme, ce panthéisme qui, reflet métaphysique de la croyance du Dieu un, aboutit parfois à la théurgie kabbalistique. On montrerait facilement l’accord de ces deux tendances, l’alliance de Cazotte, de Cagliostro, de Martinez, de Saint-Martin, du Comte de Saint-Germain, de Eckartshausen, avec les Encyclopédistes et les Jacobins, et la façon dont, malgré leur opposition, ils arriveront au même résultat, c’est-à-dire l’affaiblissement du christianisme. » (Cité par Léon de PONCINS, La F M contre la France, Beauchesnes, 1941, p. 77).

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Mais en attendant cette heure, des âmes se perdront si nous n’opposons pas aux erreurs des maçonneries le droit naturel et chrétien.

La connaissance lucide des sectes doit nous aider à éviter ses pièges et nous inciter à redoubler d’ardeur avec la grâce de Dieu, par l’intercession de saint Joseph que Léon XIII désignait comme le protecteur de l’Église contre les sec-tes maçonniques, dans l’encyclique Humanum genus.

*

* *

Annexe 2 : la subversion de la chrétienté Extraits de l’article de Daniel Jacob (père Catry S.J.) : « René Guénon. Une

super-religion pour initiés », Permanences nº 34, novembre 1966, p. 31-61.

*

Comment amener une élite catholique à la « métaphysique »

[…] Pourtant la « métaphysique » de René Guénon ne méprise pas le ca-

tholicisme. Bien au contraire. Bravant les colères et les désabonnements de sa clientèle maçonnique, il s’est plu à reconnaître dans sa revue, et il l’a répété dans La Crise du monde moderne, que les forces spirituelles de l’occident ne sont pas difficiles à dénombrer :

Nous n’en voyons pas d’autre que l’Église catholique 51.

Néanmoins, que le catholicisme ne s’exalte pas, car il n’est qu’une religion ! Or une religion est chose d’intérêt – le salut – et de sentiment – les consola-tions – alors que la « métaphysique » est désintéressée, « la vérité n’ayant pas à être consolante ». L’Évangile ne dépasse pas l’exotérisme, car il ne conduit pas les âmes à se délivrer définitivement, en abdiquant pour toujours dans le Soi, sous « l’influence spirituelle »…

Qu’est-ce donc, alors qui rend la religion catholique préférable à toute au-tre ? Sa force, qui la fait désirer comme alliée ? Probablement. Mais surtout sa richesse « métaphysique », latente, inexploitée, incomprise. Car l’Église a puisé

51 — René GUÉNON, La Crise du monde moderne, Paris, Gallimard, 1946, p. 176.

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largement dans la « tradition primordiale », non sans infliger à ses emprunts une déchéance qui les défigure 52.

Il suffirait à l’Église de prendre une conscience « métaphysique » de sa na-ture et de son enseignement pour être en possession du « catholicisme inté-gral » – du catholicisme intégré à l’ésotérisme.

Dans le Moyen-Age, au temps des templiers et de Dante – Guénon a ré-servé une étude spéciale à l’ésotérisme de Dante et une autre à saint Bernard, auteur de la règle du Temple –, une tradition ésotérique se serait maintenue à côté, sinon à l’intérieur de la hiérarchie, mais elle a été perdue : la théologie l’a emporté sur la « métaphysique » et son triomphe a fixé la chrétienté dans une « défaillance intellectuelle ».

Comment donc sauver l’Occident ? Cette question équivaut à se demander comment ramener une élite catholique à la pure « métaphysique ». Tout sim-plement en recrutant des adeptes qui deviendraient des initiés et qui opéreraient au-dedans de l’Église un redressement. Mais ce recrutement exige préalablement une propagande. Il faut montrer comment on dépasse la théologie, en allant au-delà du dogme. C’est une affaire d’interprétation, ou plutôt de transposition

Toute vérité théologique pourra, par une transposition la dégageant de sa forme spécifique (religieuse), être ramenée à la vérité métaphysi-que correspondante, dont elle n’est qu’une sorte de traduction 53.

N’est-ce pas ce qu’a fait la kabbale en appliquant ses clés d’interprétation au texte de l’ancien Testament ? Seulement, cela suppose l’illumination com-muniquée par l’initiation. Il s’agit donc d’introduire l’ésotérisme dans l’Église, en y insinuant des pénétrations initiatiques. L’opération se ferait sans bruit :

Il suffirait de restituer à la doctrine de celle-ci, sans rien changer à la forme religieuse sous laquelle elle se présente au dehors, le sens pro-fond qu’elle a en elle-même, mais dont ses représentants actuels parais-sent n’avoir plus conscience non plus que de son unité essentielle avec les autres formes traditionnelles ; les deux choses d’ailleurs sont insépa-rables l’une de l’autre 54.

Ainsi le catholicisme fournirait « l’organisation occidentale ayant déjà une existence effective », servirait de « point d’appui » à la doctrine de l’Orient et passerait, insensiblement, avec d’autant plus de succès, sous la direction du fameux centre spirituel…

52 — « L’influence de l’élément sentimental porte évidemment atteinte à la pureté de la

doctrine et elle marque en somme, il faut le dire, une déchéance par rapport à la pensée métaphysique. » (René GUÉNON, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, p. 102).

53 — René GUÉNON, Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, p. 103-104 54 — René GUÉNON, La Crise du monde moderne, p. 175. Voir également Introduction

Générale, p. 302-317.

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Du coup, René Guénon se donne une mission auprès de l’Église. Il s’applique à changer le fond tout en respectant les formes. Puisque la Tradi-tion subsiste dans le catholicisme « en mode d’expression symbolique », il s’efforce d’interpréter les dogmes, les rites, les enseignements de la sainte Écriture comme autant de « symboles » de la « métaphysique » (Voir Le Sym-bolisme de la croix).

Mais ses livres et sa revue ne lui ont pas suffi. Il s’est insinué à la rédaction de Regnabit, « revue universelle du Sacré-Cœur ». Il est même entré au « Comité exécutif du Rayonnement intellectuel du Sacré-Cœur ». Cette colla-boration ahurissante commence en septembre 1925 par l’article : « Le Sacré-Cœur et la légende du Saint-Graal », et s’achève en mai 1927 par « Le centre du monde dans les doctrines extrême-orientales ». René Guénon a présenté le taoïsme comme un « christianisme primitif » :

On pourra, notamment, reconnaître qu’il existe une concordance des plus frappantes entre l’idée du sage (taoïste) qui, se tenant au « Centre du monde », uni au Principe, y demeure dans la Paix, soustrait à toutes les vicissitudes du monde extérieur, et l’idée de l’« habitat spiri-tuel » dans le Cœur du Christ, dont il a été parlé ici à plusieurs reprises. C’est là encore une preuve de l’harmonie des traditions antiques avec le christianisme, harmonie qui, pour nous, trouve précisément sa source et son explication au « Centre du Monde », nous voulons dire au Paradis terrestre comme les quatre fleuves sont issus de la fontaine unique qui est au pied de l’arbre de Vie, ainsi tous les grands courants traditionnels sont dérivés de la Révélation primitive 55.

Et qu’advient-il, dans tout cela, du Sauveur unique, Notre-Seigneur Jésus-Christ ? Son image n’est plus, comme n’importe quelle idole hindoue, qu’un « support de méditation », un moyen auxiliaire de « réalisation métaphysi-que ». Sa personne s’est édulcorée, elle a perdu toute transcendance. Il n’est plus le médiateur indispensable, auquel nous devons participer pour parvenir à la réalité de fils de Dieu, mais il est devenu l’un des grands initiés, l’un quel-

55 — Qui donc a introduit Guénon dans cette revue et au « Rayonnement intellectuel du

Sacré-Cœur » ? – On a parlé de Louis Charbonneau-Lassay, héraldiste et archéologue de Loudun qui a étudié l’emblématique chrétienne, le Bestiaire, le Vulnéraire, le Floraire et le Lapidaire du Christ. D’après l’article des Études traditionnelles annonçant sa mort (avril-mai 1947) : « Cette activité érudite et savante en recouvrait une autre aussi intense quoique plus secrète tournée vers l’étude, la recherche… touchant l’ésotérisme, le symbolisme l’hermétisme chrétien qui avait abreuvé, au temps passé, le cœur de son pays. » Ses travaux auraient porté sur la descendance de deux confréries hermétiques médiévales et sur leurs symboles. – Il advint à Charbonneau-Lassay, comme à Saint-Yves d’Alveydre la visite d’un mage « venant des confins du Turkestan et de la Mongolie, l’un des représentants à la fois prêtre et roi de l’antique Mazdéisme, le prince Saï Taki Movi ». Le prince promit une seconde visite que la mort de Charbonneau-Lassay ne permit pas. De pareilles indications restent sujettes à caution. On assure d’autre part que l’archéologue de Loudun fut un honnête savant et un bon chrétien.

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conque des « Hommes universels » produits par les « doctrines traditionnel-les », il ne compte pas plus qu’un Yogi, ou Soufi… Sa réalité a même disparu, car il subsiste seulement un symbole, figurant l’Identification suprême de l’homme et du Principe :

L’union du « Ciel » et de la « Terre » [préconisée par les taoïstes] est la même chose que l’union des deux natures, divine et humaine, dans la personne du Christ, en tant que celui-ci est considéré comme l’« Homme universel ». (Le Symbolisme de la croix, p. 145, note 4.).

Ce dernier trait parfait notre instruction. Le « catholicisme intégral », éla-boré au-delà de la théologie, achève la substitution en faisant évanouir le rival.

L’écrivain de ton religieux a révélé ses intentions : rendre vaines l’incarnation et la rédemption. Ce n’est pas assez de présenter à l’Inde qui vient au Christ, « tout en tout », une contrefaçon mortelle de l’Évangile, il faut encore enlever le Seigneur Jésus à l’Occident afin de prévenir une restauration chrétienne ; il faudra enfin livrer cet Occident aux mauvais mages de l’Orient.

Il ne reste plus qu’à examiner à quelle politique se rattache la « métaphysique ».

Vers « l’ordre » Rappelons ce qui a été précisé dans deux articles de Permanences (aux n° 21

et 33 56) : l’action du démon, ange déchu s’exerce tantôt d’une façon violente, tantôt par l’élaboration subtile d’une théorie propre à séduire les meilleurs.

On a coutume de parler de Satan et du satanisme pour désigner la pre-mière de Lucifer et du luciféranisme pour désigner la seconde.

Guénon a toujours combattu le satanisme notamment dans L’Erreur spirite. Peu lui importe que Satan soit personnel ou non. Il reconnaît cependant

que « des influences s’exercent » qui proviennent incontestablement de ce que certains appellent la sphère « de l’Antéchrist ». Ces influences funestes se re-connaissent à leur caractère subversif et l’auteur laisse entendre qu’elles inspi-rent une politique concertée. C’est le domaine de la « contre-Initiation », comme il dit dans Le Règne de la quantité.

Quand on y regarde de plus près, on s’aperçoit que Guénon, pourfendeur du satanisme conscient ou inconscient, ne s’attaque pas tellement à la subver-sion régnante – ne se soucie guère de conjurer son déchaînement final. Cela surprend, car enfin les hauts initiés de la « métaphysique », puisqu’ils ont tous les pouvoirs, pourraient les employer à empêcher guerres et révolutions. L’estafette des nouveaux mages n’a visiblement qu’une idée : remplacer la

56 — Article de Jean-Marie JOURDAN dans Permanences, n° 21, et article de Daniel JACOB

dans Permanences nº 33 (retranscrit en partie plus haut).

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subversion, préparer sa succession. Car après la grande crise où le désordre passera au paroxysme, l’ordre viendra de l’Orient.

Il replacera les hommes dans leurs cadres naturels et remettra la direction intellec-tuelle du monde à la caste des « métaphysiciens » de haut grade. Et pour que cet avènement universel de l’ordre oriental trouve sur place un concours efficace, Guénon, vise à recruter une élite, même et surtout dans le catholicisme. Mais encore une fois « l’ordre » ne peut venir qu’après le désordre.

Chose curieuse, Saint-Yves d’Alveydre (1842-1909) a propagé une doctrine analogue. Lui aussi s’est cru en possession de la « science sacrée », et plus spécialement de la « tradition templière », ce qui l’a poussé à prêcher la ré-forme synarchique des États.

Ainsi la « métaphysique » prépare, parallèlement au synarchisme, mais beaucoup plus haut, la réforme de l’organisation sociale. Et ce n’est certes pas parce qu’on y parle d’« ordre » qu’il faille conclure à un retour au christia-nisme. Tout au contraire.

Car la subversion est une entreprise internationale essentiellement anti-chrétienne. Elle applique les deux méthodes complémentaires dont nous avons parlé.

Après avoir engagé ses forces dans un effort général de révolution exploi-tant les doctrines même opposées (capitalisme, marxisme) afin d’activer la destruction, voici que les tenants de « l’ordre nouveau » antichrétien qu’elle veut promouvoir sont à l’œuvre.

La « métaphysique » de Guénon est un évangile destiné à l’équipe d’idéologues qui pourrait triompher demain. L’auteur désavoue les astuces de la « contre-initiation » afin d’en introduire de nouvelles, celles de « l’initiation » et de la « tradition ».