146

La méthode historique appliquée aux sciences sociales

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La méthode historique appliquée aux sciences sociales

La meacutethode historique appliqueacutee aux sciencessociales

Charles Seignobos

Eacutediteur ENS EacuteditionsAnneacutee deacutedition 2014Date de mise en ligne 14 feacutevrier 2014Collection Bibliothegraveque ideacuteale dessciences socialesISBN eacutelectronique 9782847885750

httpbooksopeneditionorg

Reacutefeacuterence eacutelectroniqueSEIGNOBOS Charles La meacutethode historique appliqueacutee aux sciences sociales Nouvelle eacutedition [en ligne]Lyon ENS Eacuteditions 2014 (geacuteneacutereacute le 26 mai 2016) Disponible sur Internet lthttpbooksopeneditionorgenseditions487gt ISBN 9782847885750

Ce document a eacuteteacute geacuteneacutereacute automatiquement le 26 mai 2016 Il est issu dune numeacuterisation parreconnaissance optique de caractegraveres

copy ENS Eacuteditions 2014Creative Commons - Attribution-NonCommercial-NoDerivs 30 Unported - CC BY-NC-ND 30

Contribution de premier plan sur les relations entre lrsquohistoire et les sciences sociales cet ouvrage

est eacutecrit au deacutebut du XXe siegravecle alors que les diffeacuterentes disciplines des sciences sociales tentent

de se constituer et de se deacutefinir comme sciences non sans une certaine concurrence Charles

Seignobos y discute des apports et diffeacuterences entre les sciences sociales tout en rappelant la

speacutecificiteacute de la meacutethode historique Publieacute en 1901 ce texte a provoqueacute des deacutebats fondateurs

des sciences sociales initiant notamment la critique de Franccedilois Simiand contre une histoire

qualifieacutee drsquolaquo historisante raquo (1903) Lire cet ouvrage conduit pourtant agrave redeacutecouvrir comme

Antoine Prost nous y invite dans sa preacuteface ineacutedite laquo lrsquoampleur la moderniteacute et lrsquoimportance raquo

de lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire de Seignobos loin de toutes les caricatures positivistes et

donnant une large place au subjectivisme de lrsquointerpreacutetation

CHARLES SEIGNOBOS

Charles Seignobos (1854-1942) est un historien franccedilais Ancien eacutelegraveve de lrsquoEacutecole normale

supeacuterieure et agreacutegeacute drsquohistoire ce laquo protestant ceacutevenol dreyfusard raquo (Antoine Prost)

effectue un seacutejour de plusieurs anneacutees en Allemagne puis enseigne agrave la faculteacute des lettres

de Dijon puis agrave la Sorbonne Parmi ses nombreux ouvrages on peut citer Histoire politique

de lrsquoEurope contemporaine Evolution des partis et des formes politiques 1814-1896 (Hachette

1897) Introduction aux eacutetudes historiques avec Charles-Victor Langlois (Hachette 1898)

Histoire de la civilisation (3 vol Masson 1885-1890) ou encore Essai drsquoune Histoire compareacutee

des peuples de lrsquoEurope (Rieder 1938) Il a eacutegalement contribueacute agrave lrsquoHistoire de la France

contemporaine dirigeacute par Ernest Lavisse Peacutedagogue il srsquoest surtout speacutecialiseacute dans

lrsquoeacutedification drsquoune meacutethodologie pour la discipline historique et il est consideacutereacute comme

lrsquoun des fondateurs de lrsquolaquo eacutecole meacutethodique historique raquo en France Il meurt en 1942 agrave

lrsquoArcouest ougrave il avait eacuteteacute assigneacute agrave reacutesidence par les Allemands

1

SOMMAIRE

PreacutefaceAntoine Prost

2

Avertissement

Introduction

Meacutethode historique et sciences sociales

Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents dessciences sociales

Chapitre premier

Theacuteorie du document

Chapitre II

Les preacutecautions critiques

Chapitre III

Critique de provenance

Chapitre IV

Critique drsquointerpreacutetation

Chapitre V

Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude

Chapitre VI

Emploi des faits critiqueacutes

Chapitre VII

Groupement des faits

Chapitre VIII

Construction des faits des sciences sociales

Chapitre IX

Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes

Chapitre X

Meacutethode de groupement des faits successifs

3

Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale

Chapitre XI

Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire

Chapitre XII

Eacutetat de lrsquohistoire sociale

Chapitre XIII

La construction des faits sociaux

Chapitre XIV

Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale

Chapitre XV

Deacutetermination des groupes sociaux

Chapitre XVI

Eacutetude de lrsquoeacutevolution

Chapitre XVII

Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires

Chapitre XVIII

Systegravemes drsquohistoire sociale

Chapitre XIX

Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires

Chapitre XX

Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux

Chapitre XXI

Action des faits humains collectifs sur la vie sociale

Conclusion

Table des matiegraveres de lrsquooriginal

4

NOTE DE LrsquoEacuteDITEUR

Eacutedition originale Charles Seignobos La meacutethode historique appliqueacutee aux sciences sociales

Paris Feacutelix Alcan 1901

5

Preacuteface

Antoine Prost

1 Autant lrsquoavouer jrsquoai une certaine sympathie pour Charles Seignobos ce protestant

ceacutevenol dreyfusard que les eacutetudiants drsquoAction franccedilaise chahutaient en Sorbonne au

sortir de la Grande Guerre pour avoir reacutesisteacute agrave lrsquoembrigadement des intelligences Je dois

ma premiegravere rencontre avec lui agrave Jean Zay qui dans ses souvenirs de prison raconte

quand il apprend sa mort la visite qursquoil rendit agrave lrsquoArcouest en 1937 Il eacutevoque la

laquo silhouette trottinante et menue raquo1 de ce vieil historien qui agrave quatre-vingts ans passeacutes

laquo prenait chaque jour son bain de mer et dirigeait lui-mecircme son bateau drsquoune main si

ferme qursquoon lrsquoappelait ldquole capitainerdquo surnom dont il eacutetait plus fier que de tous ses titres

universitaires raquo Seignobos passait en effet ses vacances en Bretagne du nord et il avait

attireacute lagrave une colonie de grands scientifiques Louis Lapicque Eacutemile Borel les Curie et les

Perrin Tous se rendaient visite et il arrivait que le soir on dansacirct laquo la polka ou la valse

au milieu des rires tandis que Madame Maurain ou le ldquocapitainerdquo tenait le piano raquo

2 Ce portrait de Seignobos qui mourut drsquoailleurs agrave lrsquoArcouest ougrave il avait eacuteteacute assigneacute agrave

reacutesidence par les Allemands souligne son ancrage dans un reacuteseau universitaire tregraves

inhabituel pour un historien Est-ce la freacutequentation des meilleurs savants de son temps

qui lui a inspireacute ses reacuteflexions sur lrsquohistoire et les sciences sociales En tout cas il a meneacute

sur lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une reacuteflexion de premiegravere importance et qui garde toute

son actualiteacute On cite toujours lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques qursquoil publia en 1898 avec

Langlois mais lrsquoouvrage qursquoon va lire me semble beaucoup plus inteacuteressant plus profond

plus original et plus alerte aussi Crsquoest un grand livre qui meacuteritait assureacutement drsquoecirctre

reacuteeacutediteacute

3 La meacutethode historique que Seignobos veut appliquer aux sciences sociales nrsquoa rien agrave voir

avec le positivisme ou le scientisme Cette caricature dont il serait utile de faire lrsquohistoire

srsquoeffondre pour peu qursquoon accepte de juger sur piegraveces au lieu de reacutepeacuteter des lieux

communs malintentionneacutes Seignobos en effet ne dit pas ce qursquoon lui fait dire

laquo Lrsquohistoire ndash eacutecrit-il drsquoentreacutee de jeu ndash nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de

6

connaissance raquo (Introduction) Elle ne peut pas devenir une science parce qursquoelle

nrsquoobserve pas directement mais raisonne sur des documents Et ces documents laquo ougrave se

rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature raquo lrsquoempecircchent laquo de srsquoorganiser avec un

appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la

preacutetention de faire de la science raquo (chapitre IX)

4 Lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos repose en effet sur une opposition radicale entre le

document et le procegraves-verbal drsquoexpeacuterience scientifique Le procegraves-verbal repose sur une

observation directe meneacutee suivant un protocole deacutefini Le document est la trace

drsquoobservations indirectes reacutedigeacutees sans meacutethode laquo il est de la mecircme espegravece que le reacutecit

drsquoun garccedilon de laboratoire raquo (chapitre I) Il est le produit des repreacutesentations de ceux tregraves

divers qui lrsquoont eacutelaboreacute Et pour retrouver le reacuteel dont il est la trace lrsquohistorien doit

remonter du document au fait et reconstituer les eacutetapes intermeacutediaires qursquoil ne peut se

repreacutesenter que par analogie avec ses propres repreacutesentations redoublant par sa propre

subjectiviteacute celle des auteurs laquo Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement

une meacutethode drsquointerpreacutetation psychologique par analogie raquo (chapitre I) psychologique

signifiant ici mental ou intellectuel2

5 La vigilance critique de Seignobos prend ainsi sa source dans une analyse constructiviste

du document qui ne met pas lrsquohistorien en preacutesence du reacuteel mais seulement de

repreacutesentations du reacuteel laquo En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels

mais sur les repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les

animaux les maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est

obligeacute de srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces

images qui sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon eacutetudie

Quelques-unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes

mais un souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute

obtenues par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par

analogie avec des images obtenues au moyen du souvenir [hellip] Pour deacutecrire le

fonctionnement drsquoun syndicat nous nous figurons les actes et les deacutemarches des

membres raquo (chapitre VIII)

6 Il est renversant de constater que des geacuteneacuterations drsquohistoriens se sont gausseacutes du

positivisme drsquoun homme qui tient de tels propos Agrave croire qursquoils nrsquoont pas eu la curiositeacute

ou la simple probiteacute de le lire Paradoxalement les critiques de Seignobos sont beaucoup

plus positivistes que lui Agrave commencer par Lucien Febvre qui dans sa leccedilon inaugurale de

Strasbourg affirmait que lrsquohistoire est une science qui devait aboutir agrave des lois et qui ne

cesse de deacutecocher agrave Seignobos des flegraveches aussi brillantes qursquoinjustes lui reprochant par

exemple drsquointituler un livre Histoire sincegravere de la nation franccedilaise laquo Vous serez ldquosincegravererdquo

mais par rapport agrave vous agrave vos faccedilons priveacutees de penser et de sentir [hellip] Le pire des

subjectivismes en reacutealiteacute Soyez veacuteridique vis-agrave-vis des documents que vous utilisez des

faits que vous amassez mais [hellip] ne soyez pas sincegravere Crsquoest le plus grand service que vous

puissiez rendre agrave une histoire drsquoesprit scientifique raquo3 Sans voir que la seule faccedilon pour

lrsquohistorien de tendre agrave la veacuteriteacute scientifique est ce travail de luciditeacute sur le jeu de sa

propre subjectiviteacute que Seignobos nomme sinceacuteriteacute

7 Cette analyse est drsquoune grande moderniteacute Elle introduit une diffeacuterence entre La meacutethode

historique et lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques parue trois anneacutees plus tocirct La meacutethode

7

critique telle que la deacutetaille Langlois dans lrsquoIntroduction est centreacutee sur lrsquoanalyse

objective du document sa mateacuterialiteacute son eacutecriture etc Seignobos srsquointeacuteresse davantage

aux risques subjectifs drsquoerreur il repegravere dans les documents les traits qui risquent de les

faire prendre pour vrais aux historiens trop presseacutes Il met ainsi en garde contre la

confusion entre exactitude et preacutecision on croit geacuteneacuteralement qursquoun chiffre preacutecis est

exact or en fait crsquoest le contraire plus il est preacutecis plus il risque drsquoecirctre faux On a trop de

respect pour ce qui est eacutecrit surtout quand ce sont des autoriteacutes qui lrsquoeacutecrivent laquo Tout

document reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere

semi-magique il devient un document authentique raquo (chapitre II) Dans lrsquoanalyse des

enquecirctes sociales qursquoil oppose aux enquecirctes historiques (chapitre XIII) sans aller jusqursquoagrave

la critique moderne du rocircle de la formulation des questions dans les reacuteponses il souligne

qursquoil nrsquoest pas de question sans connaissance preacutealable du sujet

8 Or ces remarques ne valent pas seulement pour lrsquohistoire Elles visent les sciences

sociales qui comme lrsquohistoire reposent sur des observations indirectes Seignobos deacutefinit

les sciences sociales agrave partir drsquoune histoire rapide de leur creacuteation et elles se composent

pour lui essentiellement de la deacutemographie et de lrsquoeacuteconomie ce qui le conduit agrave prendre

des exemples de documents dans ces domaines comme le bulletin de recensement Il

montre que leur preacutetention agrave constituer une science est vaine Il deacutenonce lrsquoillusion

drsquoAuguste Comte laquo qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une science positive raquo

(chapitre XII) Il avait espeacutereacute constituer la sociologie laquo sur lrsquoobservation de faits

exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les

eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir

comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue raquo (chapitre

VII) Comme lrsquohistorien le sociologue nrsquoopegravere que sur des repreacutesentations qui sont

siennes par construction laquo Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre

drsquoimagination raquo (chapitre VIII) Les faits eux-mecircmes de la science sociale laquo sont atteints

par une analyse abstraite toute subjective [hellip] Le caractegravere subjectif eacutetant inseacuteparable agrave la

fois de la nature du mode de connaissance du mode de construction des faits sociaux la

meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective raquo (chapitre VIII)

9 On est ici au cœur du deacutebat qui opposera en 1903 Simiand agrave Seignobos et dans lequel le

positiviste est le sociologue qui deacutefend lrsquoobjectiviteacute du fait social laquo Donneacute comme

indeacutependant de notre spontaneacuteiteacute individuelle il est reacutealiteacute au mecircme sens que pour la

connaissance positive est reacutealiteacute lrsquoeacuteleacutement dit mateacuteriel il est objet comme est objet le

monde dit exteacuterieur raquo4 Du fait que le savant ne puisse changer les reacutealiteacutes qursquoil observe

Simiand conclut agrave leur objectiviteacute laquo Une regravegle de droit un dogme religieux une

superstition un usage la forme de la proprieacuteteacute [hellip] tout cela mrsquoest donneacute mrsquoest fourni

tout constitueacute tout cela existe dans ma vie indeacutependamment de mes spontaneacuteiteacutes

propres et quelquefois en deacutepit drsquoelles raquo5 Seignobos nrsquoa jamais soutenu que ce ne soient

pas des reacutealiteacutes exteacuterieures au chercheur sa thegravese se limite agrave dire qursquoon ne peut les

connaicirctre que par observation indirecte et que cette construction propre au chercheur

en science sociale ou en histoire interdit drsquoassimiler ces sciences agrave celles qui reposent sur

des observations directes obeacuteissant agrave un protocole deacutefini

10 Seignobos srsquooppose agrave Simiand sur un second point deacutecisif laquo Un des plus grands progregraves

historiques raquo eacutecrit le premier laquo a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de

faits indeacutependants que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohomme sont

lieacutes entre eux reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres raquo (chapitre

IX) Simiand conteste radicalement ce Zusammenhang Il ne deacutefend pas explicitement dans

8

son article de 1903 la neacutecessiteacute de construire des faits sociaux geacuteneacuteraux comme la

famille mais faire de la science sociale est pour lui chercher et eacutetablir des rapports

scientifiques des lois entre les pheacutenomegravenes constituer des types et des espegraveces6 Cette

ambition qui eacutetait celle des sociologues positivistes de lrsquoeacutepoque srsquoest aveacutereacutee illusoire Le

Zusammenhang de Seignobos que Simiand juge deacutepasseacute est en fait beaucoup plus moderne

Il rejoint lrsquoanalyse des sociologues contemporains comme Jean-Claude Passeron pour qui

les concepts de la science sociale sont toujours contextualiseacutes7 laquo En matiegravere sociale les

faits donneacutes par lrsquoobservation [hellip] sont deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes

obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs noms En preacutesentant un tableau de la population

ou la description drsquoun marcheacute il faut dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du

marcheacute de Londres raquo (chapitre XV) Ce qui ne signifie pas que lrsquoeacutetude des groupes sociaux

soit impossible ou illeacutegitime mais qursquoelle ne saurait constituer une science agrave proprement

parler

11 En revanche le caractegravere contextualiseacute des faits sociaux inspire agrave Seignobos des

preacutecautions meacutethodologiques comme drsquoeacuteviter les geacuteneacuteralisations abusives ou de sous-

estimer lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des groupes Il met en garde eacutegalement contre un risque reacuteel

laquo On exprime le pheacutenomegravene par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute

lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle

deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue des actes des motifs des sentiments [hellip]

instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient des

personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus

complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire raquo (chapitre XV) Le risque est

reacuteel en effet Faut-il pour autant renoncer agrave lrsquoideacutee drsquoacteurs collectifs Je ne pense pas

que Seignobos irait jusque-lagrave Mais sa critique du marxisme ne discute pas la notion de

lutte des classes Elle se limite agrave contester la reacuteduction de lrsquoensemble des pheacutenomegravenes

sociaux agrave leur soubassement mateacuteriel laquo La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques

qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de reconnaicirctre la nature du lien qui unit

lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres arrangements sociaux la politique le droit la

religion la morale la science raquo (chapitre XVIII)

12 Ces quelques remarques soulignent lrsquoampleur la moderniteacute et lrsquoimportance de

lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos Il ne faudrait pas pour autant en masquer les limites La

premiegravere est personnelle jrsquoaurais aimeacute que son œuvre historique ait eacuteteacute agrave la hauteur de

sa reacuteflexion meacutethodologique Or ses livres mecircme srsquoils sont utiles sont passablement

ennuyeux en raison notamment drsquoune eacutecriture froide et purement factuelle Il ne semble

guegravere srsquoecirctre poseacute la question des proceacutedeacutes agrave employer pour que son lecteur se repreacutesente

ce qursquoil raconte Attentif agrave lrsquoimagination de lrsquohistorien il nrsquoa pas chercheacute agrave susciter celle

du lecteur

13 En second lieu Seignobos est un maniaque de lrsquoeacutenumeacuteration dans La meacutethode historique il

multiplie les listes ce qui ne va pas sans irriter et lasser le lecteur Autant il retient

lrsquoattention en donnant des exemples concrets agrave lrsquoappui de son argumentation autant il la

brise en deacutecomposant ad infinitum sa matiegravere Crsquoest un esprit rigoureux mais

essentiellement analytique Par lagrave il precircte le flanc agrave la critique et Simiand a beau jeu de

deacutemonter ses classifications et drsquoen montrer lrsquoarbitraire

9

14 Jrsquoai enfin une critique majeure qui vise la structure mecircme de cette eacutepisteacutemologie Crsquoest

un moteur agrave deux temps premier temps lrsquohistorien eacutetablit les faits second temps il les

regroupe et il les explique Ce scheacutema binaire est drsquoun classicisme incontestable On le

retrouve dans la plupart des ouvrages consacreacutes agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire Il

structure aussi bien lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques que lrsquoApologie pour lrsquohistoire de

Marc Bloch qui drsquoailleurs rend agrave Seignobos un hommage inattendu laquo Serait-il trop

malicieux raquo se demande-t-il dans son introduction de chercher la devise des historiens

laquo dans ce mot eacutetonnant eacutechappeacute un jour agrave lrsquohomme drsquointelligence si vive que fut pourtant

mon cher maicirctre Seignobos ldquoIl est tregraves utile de se poser des questions mais tregraves dangereux

drsquoy reacutepondrerdquo raquo8

15 Preacuteciseacutement lrsquohistoire ne se construit pas agrave partir des faits dans un second temps mais agrave

partir des questions sans cesse renouveleacutees que les historiens se posent dans un

contexte social et culturel donneacute Ils cherchent une reacuteponse agrave leurs questions dans des

documents des traces dont lrsquoinventaire nrsquoest jamais clos et ils construisent les laquo faits raquo en

fonction de la place qursquoils pourront prendre dans leur argumentation Il nrsquoy a pas drsquoabord

les faits comme des moellons rangeacutes sur des palettes et plus tard un mur qui les cimente

Lagrave reacuteside la principale faiblesse agrave mon sens de cette eacutepisteacutemologie laquo Il est eacutevident qursquoon

ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat de fragments [hellip]

Degraves qursquoon veut essayer de les comprendre il faut les coordonner Pour faire une science

il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le principe eacuteleacutementaire

crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits simultaneacutes pour

obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs pour atteindre les

transformations et lrsquoeacutevolution raquo (chapitre XIII) Cette meacutethode qui va de lrsquoanalyse agrave la

synthegravese ne rend pas compte de la reacutealiteacute du travail historique Il nous appartient

drsquoeacutelaborer une nouvelle eacutepisteacutemologie qui srsquointerroge sur lrsquoargumentation historique et

ses conditions de validiteacute

NOTES

1 Jean Zay Souvenirs et solitude Paris Belin 2010 [1re eacuted Julliard 1946] p 310-311 le 29 avril

1942

2 Le terme laquo psychologique raquo mal choisi sera critiqueacute par Simiand

3 Lucien Febvre laquo Entre lrsquohistoire agrave thegravese et lrsquohistoire-manuel Deux esquisses reacutecentes

drsquoHistoire de France raquo Revue de synthegravese deacutecembre 1933 p 217-8

4 Franccedilois Simiand laquo Meacutethode historique et science sociale Eacutetude critique drsquoapregraves les ouvrages

reacutecents de M Lacombe et de M Seignobos raquo Revue de synthegravese historique feacutevrier 1903 p 1-22 et

avril 1903 p 129-157 Citation p 7 La notion de spontaneacuteiteacute individuelle est de Simiand

5 Ibid

6 Ibid p 147

7 Jean-Claude Passeron Le raisonnement sociologique Lrsquoespace non-poppeacuterien du raisonnement naturel

Paris Nathan 1991

8 Apologie pour lrsquohistoire ou meacutetier drsquohistorien 4e eacutedition Paris A Colin 1961 p XVI italiques dans

le texte

10

AUTEUR

ANTOINE PROST

Antoine Prost professeur eacutemeacuterite agrave lrsquoUniversiteacute de Paris I en a dirigeacute le Centre drsquohistoire

sociale et a beaucoup publieacute sur lrsquohistoire ouvriegravere La CGT agrave lrsquoeacutepoque du Front populaire

(1964) Les nationalisations de la Libeacuteration (1987) Autour du Front populaire (2006) Sa thegravese

sur Les anciens combattants et la socieacuteteacute franccedilaise 1914-1939 (1977) lrsquoa conduit agrave lrsquohistoire de la

Grande Guerre (avec Jay Winter Penser la Grande Guerre Un essai dhistoriographie 2004) et

ses engagements militants agrave celle de lrsquoenseignement (Leacutecole et la famille dans une socieacuteteacute en

mutation 1930-1980 en 2004 Du changement dans lrsquoeacutecole Les reacuteformes de lrsquoenseignement de 1936

agrave nos jours en 2013) Il a consacreacute agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une synthegravese plusieurs fois

reacuteeacutediteacutee Douze leccedilons sur lrsquohistoire (1996)

11

Avertissement

1 Ce livre est sorti drsquoun cours professeacute pendant trois anneacutees au Collegravege libre des sciences

sociales Bien qursquoentiegraverement remanieacute il porte encore la trace de son origine les

divisions et subdivisions y sont tregraves apparentes et annonceacutees expresseacutement la langue est

plus familiegravere et moins seacutevegravere qursquoil nrsquoest drsquousage dans les livres eacutecrits directement pour

des lecteurs Je nrsquoai pas cru devoir faire disparaicirctre ces caractegraveres qui mrsquoont paru

convenir agrave un recueil de conseils et drsquoindications de meacutethode Jrsquoai agrave mrsquoexcuser aussi

drsquoavoir discuteacute des opinions sans citer le texte exact des auteurs un reacutesumeacute mrsquoa sembleacute

suffisant pour le but pratique que je me proposais Il mrsquoa paru inutile eacutegalement de

donner une bibliographie des travaux sur les sciences sociales on en trouvera une bien

choisie et bien classeacutee dans le Catalogue bibliographique publieacute en novembre 1899 par la

Socieacuteteacute nouvelle de librairie et drsquoeacutedition

2 La premiegravere partie du preacutesent ouvrage porte sur le mecircme sujet que lrsquoIntroduction aux

Eacutetudes historiques (1897) composeacutee en collaboration avec mon collegravegue et ami Ch-

V Langlois et qui est un traiteacute sommaire de meacutethode historique mais elle nrsquoen est pas la

reproduction Non seulement jrsquoai reacutesumeacute les parties purement theacuteoriques abreacutegeacute celles

qui nrsquointeacuteressaient que les historiens introduit des exemples tireacutes des sciences sociales

je crois aussi avoir rectifieacute et compleacuteteacute la theacuteorie fondamentale

3 La deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale est presque entiegraverement

nouvelle elle traite une matiegravere peu eacutetudieacutee jusqursquoici parce qursquoelle occupe un terrain

intermeacutediaire entre lrsquohistoire et les sciences sociales elle srsquoadresse donc agrave la fois agrave deux

publics diffeacuterents mais je pense qursquoelle doit inteacuteresser plutocirct les speacutecialistes des sciences

sociales que les historiens

12

Introduction

Meacutethode historique et sciences sociales

I Meacutethode historique ndash Nature de lrsquohistoire ndash Caractegravere indirect de la meacutethode historiquendash Opeacuterations historiquesII Sciences sociales ndash Sens primitif de ce mot ndash Sens actuel ndash Caractegravere des sciences socialesIII Neacutecessiteacute de la meacutethode historique dans les sciences sociales 1deg Pour lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenesactuels ndash 2deg Pour lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes

1 I ndash La meacutethode historique est la meacutethode employeacutee pour constituer lrsquohistoire elle sert agrave

deacuteterminer scientifiquement les faits historiques puis agrave les grouper en un systegraveme

scientifique

2 Il semble donc au premier abord tant qursquoon reste dans la logique formelle qursquoil existe

une science speacuteciale lrsquohistoire que cette science eacutetudie une certaine cateacutegorie de faits les

faits historiques et qursquoelle les eacutetudie par une meacutethode approprieacutee agrave la nature de ces faits

ndash de mecircme qursquoil y a une science de la chimie qui eacutetudie les faits chimiques par une

meacutethode chimique une science de la biologie qui eacutetudie les faits biologiques ndash ou (pour

prendre comme exemple une science descriptive) une science de la zoologie qui deacutecrit le

monde animal Lrsquohistoire serait une science drsquoobservation Il semble mecircme qursquoon puisse

deacutelimiter la cateacutegorie de faits eacutetudieacutes par lrsquohistoire ce sont toujours des faits passeacutes et

des faits humains Les faits passeacutes relatifs aux animaux ou aux plantes ne sont plus rangeacutes

dans la cateacutegorie de lrsquohistoire le mot histoire naturelle repreacutesente une conception

entiegraverement abandonneacutee Lrsquohistoire au sens moderne se reacuteduit agrave lrsquoeacutetude des hommes

vivant en socieacuteteacute elle est la science des faits humains du passeacute

3 Mais degraves qursquoon cherche agrave deacutelimiter pratiquement le terrain de lrsquohistoire degraves qursquoon essaie

de tracer les limites entre une science historique des faits humains du passeacute et une

science actuelle des faits humains du preacutesent on srsquoaperccediloit que cette limite ne peut pas

ecirctre eacutetablie parce qursquoen reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits qui soient historiques par leur nature

comme il y a des faits physiologiques ou biologiques Dans lrsquousage vulgaire le mot

laquo historique raquo est pris encore dans le sens antique digne drsquoecirctre raconteacute on dit en ce sens

une laquo journeacutee historique raquo un laquo mot historique raquo Mais cette notion de lrsquohistoire est

abandonneacutee tout incident passeacute fait partie de lrsquohistoire aussi bien le costume porteacute par

un paysan du XVIIIe siegravecle que la prise de la Bastille et les motifs qui font paraicirctre un fait

digne de mention sont infiniment variables Lrsquohistoire embrasse lrsquoeacutetude de tous les faits

13

passeacutes politiques intellectuels eacuteconomiques dont la plupart ont passeacute inaperccedilus Il

semblerait donc que les faits historiques puissent ecirctre deacutefinis les laquo faits passeacutes raquo par

opposition aux faits actuels qui sont lrsquoobjet des sciences descriptives de lrsquohumaniteacute Crsquoest

preacuteciseacutement cette opposition qursquoil est impossible de maintenir en pratique Ecirctre preacutesent

ou passeacute nrsquoest pas une diffeacuterence de caractegravere interne tenant agrave la nature drsquoun fait ce

nrsquoest qursquoune diffeacuterence de position par rapport agrave un observateur donneacute La Reacutevolution de

1830 est un fait passeacute pour nous preacutesent pour les gens qui lrsquoont faite Et de mecircme la

seacuteance drsquohier agrave la Chambre est deacutejagrave un fait passeacute

4 Il nrsquoy a donc pas de faits historiques par leur nature il nrsquoy a de faits historiques que par

position Est historique tout fait qursquoon ne peut plus observer directement parce qursquoil a

cesseacute drsquoexister Il nrsquoy a pas de caractegravere historique inheacuterent aux faits il nrsquoy a drsquohistorique

que la faccedilon de les connaicirctre Lrsquohistoire nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de

connaissance

5 Alors se pose la question preacutealable agrave toute eacutetude historique Comment peut-on connaicirctre

un fait reacuteel qui nrsquoexiste plus Voici la Reacutevolution de 1830 des Parisiens tous morts

aujourdrsquohui ont pris sur des soldats morts aussi un bacirctiment qui nrsquoexiste plus Pour

prendre en exemple un fait eacuteconomique des ouvriers morts aujourdrsquohui dirigeacutes par un

ministre mort aussi ont fondeacute lrsquoeacutetablissement des Gobelins Comment atteindre un fait

dont aucun eacuteleacutement ne peut plus ecirctre observeacute Comment connaicirctre des actes dont on ne

peut plus voir ni les acteurs ni le theacuteacirctre ndash Voici la solution de cette difficulteacute Si les actes

qursquoil srsquoagit de connaicirctre nrsquoavaient laisseacute aucune trace aucune connaissance nrsquoen serait

possible Mais souvent les faits disparus ont laisseacute des traces quelquefois directement

sous forme drsquoobjets mateacuteriels le plus souvent indirectement sous la forme drsquoeacutecrits reacutedigeacutes

par des gens qui ont eux-mecircmes vu ces faits Ces traces ce sont les documents et la

meacutethode historique consiste agrave examiner les documents pour arriver agrave deacuteterminer les faits

anciens dont ces documents sont les traces Elle prend pour point de deacutepart le document

observeacute directement de lagrave elle remonte par une seacuterie de raisonnements compliqueacutes

jusqursquoau fait ancien qursquoil srsquoagit de connaicirctre Elle diffegravere donc radicalement de toutes les

meacutethodes des autres sciences Au lieu drsquoobserver directement des faits elle opegravere

indirectement en raisonnant sur des documents Toute connaissance historique eacutetant

indirecte lrsquohistoire est essentiellement une science de raisonnement Sa meacutethode est une

meacutethode indirecte par raisonnement

6 Crsquoest une meacutethode eacutevidemment infeacuterieure une meacutethode drsquoexpeacutedient on lrsquoeacutevite tant

qursquoon peut employer la meacutethode normale lrsquoobservation directe On nrsquoen fait aucun usage

dans toutes les sciences geacuteneacuterales physique chimie biologie celles qui cherchent les lois

geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire permanentes des pheacutenomegravenes il suffit ici drsquoexpeacuterimenter et

drsquoobserver Mais quand on a besoin de connaicirctre une eacutevolution il faut pouvoir comparer

avec les faits preacutesents qursquoon observe des faits passeacutes qursquoon ne peut plus observer on est

forceacute alors de recourir agrave la meacutethode indirecte qui seule permet drsquoatteindre les faits

passeacutes ndash Quand on a besoin de connaicirctre un ensemble concret tregraves eacutetendu il faut reacuteunir

des observations sur un grand nombre de faits Par exemple srsquoil srsquoagit de chercher

lrsquoensemble des salaires dans un pays chaque observateur nrsquoen peut observer qursquoun tregraves

petit nombre il faut bien qursquoil ajoute agrave sa connaissance personnelle directe celle des

autres observateurs le voilagrave ainsi obligeacute de combiner ses observations propres avec des

documents reacutedigeacutes par les autres observateurs et pour eacutetudier ces documents il est

rameneacute agrave la meacutethode indirecte qui est la meacutethode historique

14

7 Ainsi la meacutethode drsquoeacutetude indirecte par les documents la meacutethode historique est la seule

qursquoon puisse employer dans deux cas quand on veut atteindre soit des eacutevolutions soit

des ensembles concrets

8 Comme toute autre meacutethode scientifique elle comporte deux seacuteries drsquoopeacuterations

1deg eacutetudier le document pour deacuteterminer quels ont eacuteteacute les faits particuliers passeacutes dont le

document est la trace 2deg apregraves avoir eacutetabli ces faits les grouper en une construction

meacutethodique pour deacutecouvrir les rapports entre eux

9 II ndash Et maintenant qursquoest-ce que les sciences sociales

10 Drsquoapregraves le sens propre du mot social ce devraient ecirctre toutes les sciences qui eacutetudient les

faits sociaux crsquoest-agrave-dire ceux qui se produisent en socieacuteteacute les habitudes humaines de

tout genre (langues mœurs alimentation costume habitation ceacutereacutemonial

divertissements) les pheacutenomegravenes intellectuels (art science religion philosophie

morale) les institutions politiques ou eacuteconomiques

11 Crsquoest avec ce sens geacuteneacuteral qursquoAuguste Comte a fabriqueacute le mot sociologie pour deacutesigner la

science de tous les pheacutenomegravenes de socieacuteteacute Crsquoest encore le sens que lui donnait Herbert

Spencer dans les Principes de sociologie Mais agrave force de se disputer sur les limites de la

sociologie les sociologues tirant chacun de son cocircteacute ont arracheacute au mot la plus grande

partie de sa signification primitive et ne lui ont laisseacute qursquoun sens vague Simmel1 a essayeacute

de le preacuteciser de nouveau en reacuteduisant la sociologie agrave lrsquoeacutetude abstraite des pheacutenomegravenes

communs agrave toutes les espegraveces de socieacuteteacute

12 Le mot sociologie avait eacuteteacute inventeacute par des philosophes il correspondait agrave une tentative

pour grouper des branches de science resteacutees isoleacutees sous une conception philosophique

drsquoensemble Il paraicirct avoir eu le mecircme sort que cette conception apregraves une peacuteriode de

vogue il semble menaceacute de sortir de la langue

13 Le mot sciences sociales est entreacute dans lrsquousage pour indiquer agrave peu pregraves le mecircme ensemble

drsquoeacutetudes

14 Il y a eacuteteacute introduit par des speacutecialistes sans conception drsquoensemble pour reacutepondre agrave un

besoin pratique et crsquoest aussi pour des raisons pratiques accidentelles que le sens srsquoen est

preacuteciseacute et limiteacute aussi ne peut-on comprendre le sens actuel de ce mot qursquoen suivant son

histoire

15 Au XVIIIe siegravecle le terme social a encore son sens geacuteneacuteral le Contrat Social de Rousseau est

essentiellement un contrat politique

16 Dans la premiegravere partie du XIXe siegravecle le sens srsquoest restreint laquo social raquo srsquoest opposeacute agrave

laquo politique raquo il a deacutesigneacute les institutions et les usages qui ne sont pas directement

organiseacutes par le gouvernement famille proprieacuteteacute division en classes on a opposeacute

laquo lrsquoeacutetat social raquo agrave laquo lrsquoeacutetat politique raquo crsquoest en ce sens que lrsquoemploient les manuels

drsquohistoire des institutions Dans lrsquohistoire de Sparte par exemple la description des

classes Hilotes Peacuteriegraveques Spartiates forme lrsquoeacutetat laquo social raquo le gouvernement et lrsquoarmeacutee

rentrent dans lrsquoeacutetat laquo politique raquo En ce sens lrsquohistoire sociale serait lrsquoeacutetude des classes de

leurs privilegraveges de leur recrutement de leurs relations et lrsquohistoire des associations

priveacutees telles que la famille

17 Dans la seconde moitieacute du siegravecle le mot a tendu agrave prendre un autre sens Il srsquoest peu agrave peu

transporteacute aux nouvelles branches drsquoeacutetudes de la socieacuteteacute humaine qui commenccedilaient agrave se

former Plusieurs branches srsquoeacutetaient deacutejagrave constitueacutees avant qursquoon eucirct la conception

distincte de socieacuteteacute et de pheacutenomegravenes sociaux Elles eacutetaient neacutees les unes de lrsquohistoire2

15

ndash eacutetude encore confuse de tous les faits du passeacute science des actes et des institutions

politiques meacutelangeacutee agrave lrsquoeacuterudition et agrave lrsquoarcheacuteologie ndash les autres de certaines eacutetudes

pratiques devenues peu agrave peu historiques la theacuteologie devenue histoire des religions la

jurisprudence devenue histoire du droit la rheacutetorique et la philosophie devenues

histoires des litteacuteratures et des doctrines lrsquoart devenu histoire de lrsquoart Chacune ayant eu

degraves lrsquoorigine ses professeurs et ses speacutecialistes srsquoeacutetait organiseacutee en une science

indeacutependante sous un nom speacutecial

18 Les eacutetudes sur la socieacuteteacute qui se sont organiseacutees les derniegraveres au XIXe siegravecle ont pris le

nom de sociales devenu vacant Ainsi srsquoexplique que ce mot ait eacuteteacute reacuteduit agrave un sens si

restreint Si de lrsquoensemble des sciences qui eacutetudient les pheacutenomegravenes sociaux au sens

large on retire toutes les branches drsquoeacutetudes constitueacutees anteacuterieurement en sciences

speacuteciales le reacutesidu comprend les laquo sciences sociales raquo au sens actuel

19 Ce sont trois groupes drsquoeacutetudes drsquoorigines tregraves eacuteloigneacutees qui ont convergeacute de faccedilon agrave

former les laquo sciences sociales raquo

20 Un de ces groupes srsquoest constitueacute par la creacuteation drsquoune statistique fondeacutee sur une

meacutethode scientifique Les premiers essais remontent agrave la fin du XVIIe siegravecle aux travaux

de Petty et aux tables de mortaliteacute Mais il a fallu attendre qursquoon disposacirct de chiffres assez

complets et portant sur des pheacutenomegravenes assez varieacutes pour donner lrsquoideacutee drsquoeacutetudier

meacutethodiquement ces seacuteries de chiffres et drsquoen tirer des conclusions geacuteneacuterales Ce travail

nrsquoa pu commencer que tard quand les autres branches eacutetaient deacutejagrave constitueacutees sous

forme drsquohistoires speacuteciales et il a commenceacute hors des Universiteacutes ougrave ces sciences

srsquoeacutetaient constitueacutees Quand on a pour la premiegravere fois pris conscience du rocircle de la

statistique on a chercheacute un mot pour lui donner sa place dans lrsquoensemble de la science

Queacutetelet a publieacute son traiteacute Sur la possibiliteacute de mesurer lrsquoinfluence des causes qui modifient les

eacuteleacutements sociaux 1832 et son Essai de physique sociale 1835 Ainsi la statistique est entreacutee

dans le groupe des sciences sociales Quand elle srsquoest subdiviseacutee la branche principale a

formeacute la deacutemographie ougrave le mot δήμος est pris au mecircme sens restreint que le mot

laquo social raquo

21 Un autre groupe ndash et le plus consideacuterable ndash a eacuteteacute formeacute par lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes et

des institutions eacuteconomiques (production eacutechanges reacutepartition) ndash mal deacutelimiteacute du cocircteacute

de la production (on a heacutesiteacute sur la place de lrsquohistoire de la technique) ndash mal deacutelimiteacute

aussi du cocircteacute de la consommation (alimentation vecirctement habitation deacutepenses) Cette

eacutetude srsquoeacutetait appeleacutee longtemps laquo eacuteconomie politique raquo Volkswirthschaft mais le sens de

ce mot a tendu agrave se restreindre aux consideacuterations theacuteoriques qui avaient eacuteteacute la premiegravere

forme de lrsquoeacutetude eacuteconomique De plus en plus crsquoest la description des pheacutenomegravenes reacuteels

qui tend agrave devenir la science sociale eacutetablie au moyen drsquoune meacutethode drsquoobservation

22 Cette deacuteviation de sens a coiumlncideacute avec lrsquoapparition des eacutecoles socialistes et semble srsquoecirctre

produite sous leur influence Lrsquoideacutee fondamentale surtout des disciples de Marx crsquoest que

lrsquoorganisation eacuteconomique est le fondement de toute la socieacuteteacute reacuteformer la socieacuteteacute crsquoest

reacuteformer le reacutegime eacuteconomique Tous les autres faits sociaux passent au second plan non

seulement les faits intellectuels ou religieux mais mecircme les faits politiques Ils ont beau

demander avant tout une reacuteforme politique le suffrage universel montrant ainsi que

lrsquoorganisation eacuteconomique est domineacutee par le reacutegime politique dans leur langue le fait

laquo social raquo par excellence crsquoest le fait eacuteconomique Et crsquoest le sens qursquoils ont fini par

imposer aujourdrsquohui laquo sciences sociales raquo est devenu synonyme de sciences

eacuteconomiques

16

23 Le 3e groupe est drsquoune tout autre nature Les hommes qui eacutetudient les pheacutenomegravenes

eacuteconomiques ont eacuteteacute ameneacutes agrave eacutetudier aussi les theacuteories et les doctrines eacuteconomiques

doctrines speacuteculatives et doctrines pratiques par conseacutequent les reacuteformes et les

reacutevolutions eacuteconomiques Ainsi de lrsquohistoire geacuteneacuterale des doctrines confondue jusque-lagrave

dans lrsquohistoire de la philosophie et des sciences srsquoest deacutetacheacute un fragment lrsquohistoire des

doctrines et des projets eacuteconomiques qui est venu former le troisiegraveme groupe des

sciences sociales

24 Aujourdrsquohui les sciences sociales comprennent donc

1deg Les sciences statistiques y compris la deacutemographie

2deg Les sciences de la vie eacuteconomique

3deg Lrsquohistoire des doctrines et des tentatives eacuteconomiques

25 Crsquoest agrave peu pregraves ainsi que les eacutediteurs du Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften

deacutelimitaient en 1890 le champ de leur reacutepertoire en expliquant qursquoils faisaient de Staats le

synonyme de Sozial drsquoapregraves le sens nouveau que le mot Staat a pris depuis le

Staatssozialism ndash Un des traiteacutes les plus reacutecents en anglais Mayo-Smith reacuteunit sous un

nom analogue (Statistics and sociology 1895) deux sortes drsquoeacutetudes la deacutemographie et

lrsquoeacuteconomie politique ndash Ce sens complexe est aussi celui qursquoa adopteacute en Allemagne degraves

1873 le Verein fuumlr Sozialpolitik suivi par Stammhammer Bibliographie der Sozial politik 1896

ndash Crsquoest le sens donneacute en France au mot social dans le Museacutee social du comte de Chambrun

le Collegravege libre des sciences sociales et lrsquoEacutecole des hautes eacutetudes sociales

26 Les sciences sociales dans le sens que la pratique reacutecente leur a donneacute se limitent donc agrave

une partie restreinte des pheacutenomegravenes

27 Elles sont un amalgame disparate formeacute 1deg de lrsquoeacutetude des actes et des institutions

eacuteconomiques 2deg de la statistique des actes et des produits humains et 3deg de lrsquohistoire des

doctrines Elles nrsquoont qursquoun seul caractegravere commun crsquoest drsquoeacutetudier des pheacutenomegravenes qui

se rapportent aux inteacuterecircts mateacuteriels des hommes

28 Ces pheacutenomegravenes sont de deux espegraveces qui correspondent aux deux sciences entreacutees dans

lrsquoamalgame 1deg les pheacutenomegravenes proprement corporels nombre sexe acircge santeacute maladie

naissance mort qui sont lrsquoobjet de la deacutemographie 2deg les pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui

consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels pour la production

la distribution la consommation crsquoest le domaine de la science eacuteconomique au sens

large La limite ne peut pas toujours ecirctre traceacutee exactement Il y a des faits eacuteconomiques

purement intellectuels comme les opeacuterations de Bourse qui restent dans les sciences

sociales parce qursquoils sont lieacutes eacutetroitement aux pheacutenomegravenes mateacuteriels de lrsquoeacutechange Mais le

caractegravere geacuteneacuteral des faits eacutetudieacutes par les sciences sociales crsquoest drsquoecirctre des faits mateacuteriels

qursquoon cherche agrave atteindre par lrsquoobservation mateacuterielle3

29 III ndash On voit maintenant pourquoi la meacutethode historique ainsi deacutefinie est indispensable

aux sciences sociales ainsi deacutefinies

30 1deg Toute science sociale soit deacutemographie soit science eacuteconomique doit se constituer

par lrsquoobservation directe des pheacutenomegravenes Mais en pratique lrsquoobservation des

pheacutenomegravenes est toujours limiteacutee agrave un champ tregraves eacutetroit Pour arriver agrave une connaissance

eacutetendue il faut toujours recourir au proceacutedeacute indirect au document Or le document ne

peut srsquoeacutetudier que par la meacutethode historique Qursquoil ait eacuteteacute reacutedigeacute au temps drsquoAuguste ou

en 1900 la meacutethode pour lrsquoeacutetudier est la mecircme au moins dans les regravegles fondamentales

La meacutethode historique est donc neacutecessaire pour utiliser correctement mecircme les

documents contemporains

17

31 2deg Toute science sociale srsquoapplique agrave des pheacutenomegravenes qui ne restent pas constants pour

les comprendre il faut en connaicirctre lrsquoeacutevolution Pour le fait mecircme le plus simple de la

deacutemographie ndash le chiffre de la population ndash lrsquoeacutevolution est un eacuteleacutement essentiel de la

connaissance scientifique Cette neacutecessiteacute de connaicirctre lrsquoeacutevolution est bien plus grande

encore pour la vie eacuteconomique ougrave aucune organisation nrsquoest intelligible que par son

passeacute historique Il faut donc une eacutetude historique des pheacutenomegravenes sociaux anteacuterieurs et

cette eacutetude nrsquoest possible que par une meacutethode historique

32 Ainsi il faut appliquer drsquoabord la meacutethode historique aux sciences sociales pour

interpreacuteter les documents dont on a besoin dans tous les cas ougrave la connaissance ne peut

ecirctre qursquoindirecte (et en pratique presque tous les faits des sciences sociales sont recueillis

par la meacutethode indirecte) ndash Puis quand les faits sont reacuteunis il faut pour les grouper

suivre une meacutethode identique agrave celle de lrsquohistoire car il srsquoagit de former un ensemble

avec des faits recueillis presque tous par des proceacutedeacutes historiques

NOTES

1 Die Probleme der Geschichtsphilosophie 1892

2 Voir plus loin dans la 2 e partie chap XI laquo Naissance des histoires speacuteciales histoire

universelle histoire geacuteneacuterale raquo

3 On verra plus loin 2e partie chap XII si cette preacutetention est justifieacutee

18

Premiegravere partie La meacutethodehistorique appliqueacutee aux documentsdes sciences sociales

19

Chapitre premier

Theacuteorie du document

I Caractegravere du document ndash Le document est une trace drsquoactes anteacuterieurs ndash Analyse des opeacuterationsneacutecessaires pour produire un document eacutecriture langue penseacutee croyance connaissance lien deces opeacuterations avec la reacutealiteacuteII Provenance du document ndash Neacutecessiteacute de localiser le document ndash Opeacuterations pour en deacuteterminerla provenance

1 I ndash Comment un document peut-il servir agrave atteindre la connaissance drsquoun fait Y a-t-il

entre un document et un fait un rapport fixe qui permette agrave celui qui connaicirct le document

drsquoarriver agrave connaicirctre le fait Un document est une trace laisseacutee par un fait ndash Ces traces

peuvent ecirctre de deux espegraveces directes ou indirectes

2 Les traces directes sont des objets mateacuteriels ndash par exemple un bacirctiment une machine un

meacutetier agrave tisser ndash produits de lrsquoactiviteacute des hommes drsquoautrefois et qui peuvent servir agrave

nous faire directement connaicirctre cette activiteacute On peut utiliser les traces directes ndash par

exemple un outil ancien une eacutetoffe ndash quand il srsquoagit de connaicirctre les proceacutedeacutes ou les

produits drsquoune industrie crsquoest le cas dans lrsquohistoire de la technique Mais les sciences

sociales nrsquoont aucune recherche de ce genre agrave faire Et crsquoest mecircme un caractegravere singulier

de ces sciences Elles srsquoappliquent toujours agrave des pheacutenomegravenes sociaux qui ont pour objet

essentiel des choses mateacuterielles la deacutemographie eacutetudie la reacutepartition et les accidents

mateacuteriels des corps humains lrsquoeacuteconomie politique eacutetudie la production et la distribution

des richesses mateacuterielles Mais de ces pheacutenomegravenes mateacuteriels elles eacutecartent la partie

vraiment mateacuterielle lrsquoeacutetude des corps est abandonneacutee agrave lrsquoanthropologie ou agrave

lrsquoethnologie lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes industriels reste le domaine de la technique Les

sciences sociales nrsquoeacutetudient dans les pheacutenomegravenes mateacuteriels ni les corps ni les actes elles

cherchent seulement les rapports abstraits entre ces corps ou entre ces actes elles

eacutetudient soit les nombres des corps ou des actes soit les institutions eacuteconomiques crsquoest-

agrave-dire les rapports eacutetablis entre les hommes agrave propos des objets mateacuteriels Il nrsquoy a donc

pas lieu en science sociale de se servir des traces directes du passeacute

3 Les traces indirectes sont les eacutecrits on leur reacuteserve souvent le nom de documents

Directement les documents ne font connaicirctre que la penseacutee de celui qui les a reacutedigeacutes ils

ne sont que les traces de faits psychologiques mais ils peuvent fournir un moyen indirect

drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Les sciences sociales nrsquoemploient pas drsquoautre espegravece de

20

document Les documents de la deacutemographie sont ou des eacuteleacutements de calcul

deacutemographique (deacutenombrements et mesures) ou des reacutesultats de calculs sous forme soit

arithmeacutetique soit geacuteomeacutetrique Les documents de la science eacuteconomique sont ou des

statistiques ou des descriptions drsquoinstitutions (enquecirctes rapports monographies) ou des

regraveglements officiels ou priveacutes sur la faccedilon dont les institutions doivent fonctionner Les

documents de lrsquohistoire des doctrines sont les œuvres des eacutecrivains En un mot les

sciences sociales nrsquoutilisent que des eacutecrits il suffira donc ici drsquoeacutetablir la theacuteorie du

document eacutecrit

4 Quel rapport un eacutecrit peut-il avoir avec des faits sociaux Pour comprendre ce rapport

ndash qui est toujours indirect et lointain ndash il faut analyser les conditions dans lesquelles un

document vient au monde et reconstituer la seacuterie des opeacuterations neacutecessaires pour le

produire Alors seulement on pourra savoir srsquoil est possible agrave travers toutes ces

opeacuterations de trouver entre le document et le fait le rapport qui seul permettra drsquoarriver

agrave la connaissance du fait

5 Pour faciliter cette analyse forceacutement abstraite et subtile je prends parmi les documents

sociaux un exemple tregraves simple un bulletin manuscrit du recensement franccedilais Je vais

analyser les opeacuterations par lesquelles il est venu au monde en remontant la seacuterie des

opeacuterations agrave partir du fait qursquoun observateur pourra atteindre directement crsquoest-agrave-dire agrave

partir de lrsquoexistence du papier eacutecrit

6 Lrsquoobservateur prend le bulletin Directement tout ce qursquoil observe ce sont des traits noirs

traceacutes sur du papier blanc Comment ces traits ont-ils eacuteteacute produits Par un acte de la

main de lrsquoauteur du bulletin Voilagrave le premier intermeacutediaire lrsquoeacutecriture et voici la

premiegravere cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal traceacute ses lettres avoir fait des lapsus

7 Ces traits ne sont pas arbitraires ils sont traceacutes suivant un systegraveme drsquoeacutecriture que

lrsquoobservateur connaicirct sinon il ne pourrait pas lire Agrave partir des traits on remonte aux

signes que lrsquoauteur a voulu mettre sur son papier Dans nos systegravemes drsquoeacutecritures

alphabeacutetiques ces signes indiquent des sons drsquoune langue que lrsquoauteur a ducirc prononcer au

moins mentalement Voilagrave le deuxiegraveme intermeacutediaire les signes alphabeacutetiques Et voici la

deuxiegraveme cause drsquoerreur tregraves sensible si lrsquoauteur du bulletin ne sait pas lrsquoorthographe il

peut avoir mal orthographieacute par exemple il peut avoir eacutecrit 420 pour dire quatre-vingts

pour restituer sa vraie penseacutee il faut se repreacutesenter les mots parleacutes

8 La langue elle-mecircme nrsquoest qursquoun signe physiologique drsquoune penseacutee psychologique En

parlant lrsquoauteur a eu une penseacutee Voilagrave le troisiegraveme intermeacutediaire la langue Il faut savoir

la langue de lrsquoauteur du bulletin pour remonter agrave sa penseacutee au sens des mots Et voici une

troisiegraveme cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal su la langue avoir donneacute agrave un mot un

sens qursquoil nrsquoa pas habituellement en franccedilais par exemple avoir dit laquo journaliste raquo pour

laquo journalier raquo

9 Mais la penseacutee exprimeacutee litteacuteralement nrsquoexprime pas neacutecessairement ce que lrsquoauteur a

cru il a dit qursquoil eacutetait bouddhiste par plaisanterie ou il srsquoest dit centenaire par vaniteacute

Voilagrave les quatriegraveme et cinquiegraveme intermeacutediaires agrave travers le sens litteacuteral il faudra

remonter agrave la conception reacuteelle puis agrave travers la conception reacuteelle agrave la croyance sincegravere

de lrsquoauteur Et voici une quatriegraveme et une cinquiegraveme cause drsquoerreur le sens deacutetourneacute

puis le mensonge

10 On arrive ainsi agrave lrsquoeacutetat psychologique profond et permanent de lrsquoauteur On peut dire

alors voilagrave ce qursquoil croyait Srsquoil srsquoagissait seulement de doctrine on nrsquoaurait pas besoin

drsquoaller plus loin le travail serait termineacute car le document aurait donneacute la croyance de

21

lrsquoauteur Et crsquoest lagrave en effet que srsquoarrecirctent les opeacuterations en matiegravere drsquohistoire des

doctrines sociales

11 Mais dans tous les cas ougrave on veut connaicirctre un fait exteacuterieur on ne peut srsquoen tenir agrave une

croyance Ce qursquoon cherche crsquoest la reacutealiteacute exteacuterieure lrsquoauteur peut srsquoecirctre trompeacute par

exemple sur son acircge ou sur le nombre de piegraveces de son logement Or son opinion nrsquoa de

valeur qursquoautant qursquoelle provient drsquoune connaissance exacte des faits reacuteels et la

connaissance nrsquoest exacte que si elle provient drsquoune observation exacte soit faite par

lrsquoauteur lui-mecircme soit reacutepeacuteteacutee drsquoapregraves un autre observateur Voilagrave donc le sixiegraveme et

dernier intermeacutediaire de la croyance inteacuterieure de lrsquoauteur il faut passer agrave lrsquoobservation

drsquoun fait exteacuterieur Alors enfin le document se trouve relieacute par toute cette seacuterie

drsquointermeacutediaires agrave un acte de lrsquoespegravece des opeacuterations scientifiques agrave une observation Un

document vaut exactement dans la mesure ougrave il a pour origine une observation bien faite

12 Il semble donc que la science historique se retrouve en derniegravere analyse semblable agrave

toutes les sciences drsquoobservation il semble que la meacutethode historique repose sur le mecircme

principe que toute meacutethode scientifique puisque le document en derniegravere analyse est

une observation de faits Quand un astronome dans son observatoire un chimiste dans

son laboratoire ont fait une observation et lrsquoont reacutedigeacutee leur observation semble bien un

document pareil agrave un bulletin de recensement Pourtant la langue courante nrsquoappelle pas

laquo document raquo un procegraves-verbal drsquoobservation scientifique Et elle a raison de distinguer

car il y a une diffeacuterence pratique entre un document et une observation Ce nrsquoest pas

comme on lrsquoa dit parfois que le document soit la constatation drsquoun fait disparu qursquoon ne

peut plus observer tandis qursquoune observation scientifique peut ecirctre reacutepeacuteteacutee Il est

impossible en astronomie de recommencer lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore et

pourtant le procegraves-verbal de lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore nrsquoest pas un simple

document La diffeacuterence est dans la meacutethode le procegraves-verbal est reacutedigeacute suivant une

meacutethode rigoureuse et fixe le document est reacutedigeacute sans meacutethode il est de mecircme espegravece

que le reacutecit drsquoun garccedilon de laboratoire

13 Ainsi en remontant la seacuterie des opeacuterations agrave partir du bulletin manuscrit voici celles qui

ont neacutecessairement ducirc se produire 1deg un acte de la main de lrsquoauteur qui a eacutecrit le

bulletin 2deg dans lrsquoesprit de cet auteur une conception des signes drsquoeacutecriture agrave tracer

3deg dans ce mecircme esprit la repreacutesentation des sons de la langue dont lrsquoeacutecriture nrsquoest qursquoun

signe 4deg la repreacutesentation des phrases qursquoil a eacutecrites avec leur sens litteacuteral 5deg la

conception du sens qursquoil a entendu leur donner 6deg la croyance qursquoil a eue et qui peut ecirctre

erroneacutee 7deg la connaissance directe des faits qursquoil a atteints par observation Entre les

deux derniegraveres opeacuterations il a pu srsquointercaler un intermeacutediaire si lrsquoauteur a reccedilu sa

connaissance de seconde main srsquoil nrsquoa pas observeacute lui-mecircme le fait qursquoil affirme mais

seulement reacutepeacuteteacute lrsquoaffirmation drsquoun autre En ce cas crsquoest lrsquointermeacutediaire dont il

reproduit lrsquoaffirmation qui a eacuteteacute le seul observateur et il a ducirc faire lui-mecircme toute une

seacuterie drsquoopeacuterations mais de mecircme espegravece

14 Dans le cas ougrave lrsquoon opegravere non plus sur un manuscrit mais sur un imprimeacute il y a une

complication de plus Lrsquoimprimeacute ne repreacutesente par lui-mecircme que lrsquoacte drsquoun typographe

qui a eu un manuscrit agrave lire Il faut donc agrave travers toutes les opeacuterations intellectuelles de

ce typographe arriver au manuscrit qursquoil a observeacute Il y a en ce cas deux seacuteries

drsquoopeacuterations superposeacutees Mais la premiegravere seacuterie a peu drsquointeacuterecirct pratique parce que le

typographe a eacuteteacute dans des conditions exceptionnellement favorables pour observer et

reproduire le manuscrit et que les eacutepreuves ont eacuteteacute corrigeacutees par lrsquoauteur

22

15 Pour tirer drsquoun document la connaissance drsquoun fait il faut donc reconstituer toutes ces

opeacuterations intermeacutediaires comme elles ont ducirc se produire dans lrsquoesprit de lrsquoauteur et se

repreacutesenter toute la chaicircne de ces actes au moins dans le rapport que chacun drsquoeux a eu

avec le point de deacutepart qui eacutetait le fait observeacute Crsquoest le seul moyen de deacuteterminer le

rapport avec le point drsquoarriveacutee qui a eacuteteacute le document

16 En pratique dans cette chaicircne continue qui va depuis le fait agrave connaicirctre jusqursquoau

document crsquoest le point drsquoarriveacutee de lrsquoauteur le document qui est notre point de deacutepart

et crsquoest son point de deacutepart le fait qui est notre point drsquoarriveacutee Et les deux seuls objets

mateacuteriels qui puissent ecirctre observeacutes ce sont les deux anneaux extrecircmes de cette chaicircne

le fait observeacute par lrsquoauteur le document traceacute par lrsquoauteur et observeacute par nous Tous les

anneaux intermeacutediaires croyance conception langue sont des eacutetats psychologiques

nous ne pouvons pas les observer directement nous ne pouvons que nous les repreacutesenter

par analogie avec nos propres eacutetats inteacuterieurs les seuls qui nous soient directement

connus Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement une meacutethode

drsquointerpreacutetation psychologique par analogie Dans la mesure ougrave les sciences sociales se

constituent par des documents elles sont donc elles-mecircmes subordonneacutees agrave une meacutethode

psychologique

17 II ndash Agrave quelle condition peut-on opeacuterer sur un document avec chance drsquoen tirer une

connaissance Un document nrsquoa de valeur qursquoautant qursquoil est lieacute par un rapport connu

avec le fait sur lequel nous cherchons agrave ecirctre renseigneacute Supposons que je reacutedige un

bulletin de recensement au nom drsquoun personnage de fantaisie ougrave tous les renseignements

seront imaginaires ce ne sera pas un document

18 Il faut qursquoil y ait eu un rapport reacuteel entre ce bulletin et un des habitants qursquoil srsquoagit de

recenser Et il ne suffit pas que ce rapport existe il faut encore qursquoil nous soit connu Un

bulletin de recensement reacutedigeacute par un veacuteritable habitant tombe entre nos mains sans que

nous sachions agrave quelle eacutepoque et dans quel pays il a eacuteteacute eacutecrit il est pour nous sans valeur

parce que nous ne pouvons le rapporter agrave aucune reacutealiteacute preacutecise Pour qursquoun document

soit utilisable il faut que nous sachions preacuteciseacutement avec quels faits le document ou

plutocirct son auteur a eacuteteacute en rapport crsquoest-agrave-dire dans quelles conditions lrsquoauteur lrsquoa

produit Il faut pouvoir le localiser savoir en quel temps en quel lieu et par qui il a eacuteteacute

produit connaicirctre ce qursquoon appelle la provenance Tout travail sur un document doit

commencer par en deacuteterminer la provenance

19 Les opeacuterations pour eacutetablir la provenance des documents forment une partie

indispensable de toute meacutethode historique Elles tiennent une tregraves large place dans le

travail historique surtout quand il srsquoagit de faits tregraves anciens de lrsquoAntiquiteacute ou du Moyen

Acircge les documents de ces temps arrivent presque tous deacutefigureacutes par les copies

successives mal localiseacutes souvent mecircme falsifieacutes Une grande partie de la critique

consiste agrave les reacutetablir dans leur eacutetat primitif agrave les deacutelivrer des falsifications et agrave

deacuteterminer drsquoougrave ils sortent Crsquoest une opeacuteration de nettoyage indispensable pour eacuteviter

drsquoeacutenormes erreurs mais qui nrsquoajoute rien de positif agrave nos connaissances Les sciences

sociales opeacuterant drsquoordinaire sur des peacuteriodes contemporaines sont presque toujours

affranchies de ce travail de critique exteacuterieure Leurs documents se preacutesentent avec des

indications de provenance preacutecises et drsquoordinaire exactes la date le lieu de publication

le nom de lrsquoauteur souvent mecircme les conditions de son travail expliqueacutees dans une

preacuteface La critique de provenance a ici peu drsquooccasion de srsquoappliquer Elle se reacuteduit en

pratique agrave deux cas

23

20 Premier cas ndash On a des motifs de soupccedilonner que le document est accompagneacute drsquoune

fausse indication de date ou drsquoauteur soit que le contenu du document paraisse en

contradiction avec ces indications soit qursquoon soit averti par des renseignements

exteacuterieurs On aura par exemple su que le recenseur nrsquoest pas alleacute faire lrsquoenquecircte dont il

preacutetend srsquoecirctre chargeacute ou bien on aura remarqueacute dans le bulletin lui-mecircme des

expressions eacutetrangegraveres agrave la langue du recenseur

21 On doit alors faire une enquecircte en recherchant les renseignements exteacuterieurs sur la

provenance veacuteritable ou en analysant le document pour y deacutecouvrir des caractegraveres

inteacuterieurs de contradiction et des indices de la vraie provenance On nrsquoaura qursquoagrave

appliquer ici la meacutethode constitueacutee pour lrsquoeacuterudition historique1 En attendant drsquoavoir

trouveacute la provenance on devra tenir en suspicion le document et si on en fait usage

preacutevenir les lecteurs

22 Deuxiegraveme cas ndash Le document paraicirct ne pas ecirctre lrsquoœuvre drsquoun seul auteur (cas tregraves freacutequent

dans les documents officiels) et on a des motifs de soupccedilonner que les diffeacuterents auteurs

ont eu des opinions contradictoires ou ont suivi des meacutethodes de valeur diffeacuterente Il

devient alors neacutecessaire de savoir comment a eacuteteacute partageacute le travail on devra tacirccher de

distinguer les parties faites par chacun des auteurs si lrsquoon nrsquoy parvient pas il faut traiter

ces parties indistinctes avec une grande deacutefiance et si lrsquoon srsquoen sert avertir

expresseacutement

NOTES

1 On la trouvera exposeacutee dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode 2e eacutedition 1894

chap IV et dans Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques 2e eacuted chap III

24

Chapitre II

Les preacutecautions critiques

I Neacutecessiteacute de la critique ndash Tendance spontaneacutee agrave croire motifs de la creacuteduliteacuteII Formes rudimentaires de la critique ndash Notion du teacutemoignage insuffisance de la theacuteorie juridiquedu teacutemoignage neacutecessiteacute de lrsquoanalyseIII LrsquoanalyseIV Diverses opeacuterations de la critique

1 I ndash Le document est un produit mateacuteriel mais symbolique qui nrsquoa de valeur qursquoautant

qursquoil repreacutesente symboliquement la seacuterie drsquoopeacuterations par lesquelles a passeacute lrsquoesprit de

son auteur toutes ces opeacuterations sont exclusivement psychologiques et dans le cas

mecircme le plus favorable elles ont pour point de deacutepart une observation faite sans

meacutethode en dehors des regravegles de lrsquoobservation scientifique Un document mecircme le

meilleur nrsquoest que le dernier terme drsquoune seacuterie drsquoopeacuterations intellectuelles agrave partir drsquoune

observation mal faite

2 Ce serait donc une neacutegligence coupable drsquoopeacuterer avec un document comme avec une

observation scientifique Il faut avant de pouvoir utiliser un document prendre des

preacutecautions speacuteciales qui constituent toute la premiegravere moitieacute de la meacutethode historique

crsquoest la critique crsquoest-agrave-dire le jugement porteacute sur la valeur du document

3 Cette critique reconnue indispensable en histoire1 est-elle neacutecessaire en sciences

sociales La reacuteponse deacutepend du but qursquoon se propose en eacutetudiant ces sciences Si on y

apporte lrsquoesprit commercial on trouvera la critique non seulement inutile mais

dangereuse Car si lrsquoon tient seulement agrave produire une impression sur son public soit agrave le

convaincre de lrsquoavantage ou des inconveacutenients drsquoune mesure pratique soit agrave lui inspirer

de la consideacuteration pour la science de lrsquoauteur lrsquoessentiel est de publier le plus gros

travail possible drsquoapporter la plus grande masse de faits apparents le public mecircme le

public savant nrsquoa ni le loisir ni le deacutesir de veacuterifier la valeur drsquoune statistique (On a vu

reacutecemment des exemples eacuteclatants de cette neacutegligence) Or tout le temps passeacute agrave la

critique serait perdu pour ramasser des faits ce serait autant de moins drsquoapporteacute agrave la

masse Mais en outre la critique ne peut rien ajouter agrave la masse des preuves2 elle ne peut

qursquoen retrancher des preuves illusoires elle nrsquoa jamais qursquoun reacutesultat neacutegatif elle empecircche

drsquoadmettre des ideacutees fausses elle nrsquoen fait pas acqueacuterir de nouvelles Le public en

sciences sociales nrsquoappreacutecie que la quantiteacute du travail qui se voit drsquoun coup drsquoœil il nrsquoa

25

pas le temps drsquoen discerner la qualiteacute il ne peut distinguer un travail correct drsquoun travail

incorrect On a donc un avantage commercial eacutevident agrave se dispenser de la critique

puisqursquoelle fait perdre du temps et risque de diminuer la quantiteacute des mateacuteriaux Voilagrave

pourquoi sans doute on en fait si peu usage en science sociale

4 La critique nrsquoest utile qursquoautant qursquoon se place agrave un point de vue scientifique qursquoon tient agrave

connaicirctre la veacuteriteacute et agrave eacutecarter lrsquoerreur ou la fantaisie En ce cas seulement elle devient

indispensable car elle est le seul moyen de traiter les documents de faccedilon agrave en tirer une

veacuteriteacute deacutemontreacutee eacutetablie meacutethodiquement qui ne puisse pas ecirctre contesteacutee et crsquoest lagrave ce

qursquoon appelle la veacuteriteacute scientifique Il faut donc avant drsquoentreprendre aucun travail de

critique reacutesoudre pour soi-mecircme cette question preacutejudicielle Veut-on travailler en

savant sans souci du succegraves pour atteindre la veacuteriteacute scientifique Veut-on opeacuterer en

commerccedilant pour inspirer au public de la consideacuteration pour lrsquoentraicircner agrave une deacutecision

pratique pour arriver agrave lrsquoInstitut ndash Crsquoest agrave vrai dire une question de conscience Que

doit faire un commerccedilant drsquoune marchandise avarieacutee qursquoil peut eacutecouler sans que le public

srsquoen aperccediloive Doit-il la laisser perdre ou la vendre Cette mecircme question peut servir

de proceacutedeacute pour faire la critique drsquoun ouvrage de sciences sociales Si lrsquoon a besoin de

savoir la valeur scientifique drsquoun travail on fera bien de se poser cette question Lrsquoauteur

a-t-il eu un but commercial ou un but scientifique Ou plutocirct Dans quelle mesure

lrsquoauteur a-t-il voulu faire de la science De cette mesure deacutependra le degreacute de confiance

5 Si lrsquoon veut vraiment atteindre un reacutesultat scientifique il faut drsquoabord se peacuteneacutetrer de la

neacutecessiteacute de la critique En principe tout le monde lrsquoadmet mais crsquoest un de ces postulats

dont parle Carlyle facilement admis en theacuteorie et qui passent difficilement dans la

pratique Crsquoest que la critique est contraire agrave la tournure normale de lrsquointelligence

humaine la tendance spontaneacutee de lrsquohomme est de croire ce qursquoon lui dit Il est naturel

drsquoaccepter toute affirmation surtout une affirmation eacutecrite ndash plus facilement si elle est

eacutecrite en chiffres ndash encore plus facilement si elle provient drsquoune autoriteacute officielle si elle

est comme on dit authentique Appliquer la critique crsquoest donc adopter un mode de

penser contraire agrave la penseacutee spontaneacutee une attitude drsquoesprit contre nature Or il faut

lrsquoappliquer sans relacircche agrave tous les instants du travail historique il faut que cette allure

contre nature devienne une habitude organique On nrsquoy parvient pas sans effort Le

mouvement spontaneacute drsquoun homme qui tombe agrave lrsquoeau est de faire tout ce qursquoil faut pour se

noyer apprendre agrave nager crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de refreacutener ses mouvements

spontaneacutes et de faire des mouvements contre nature

6 Le mouvement spontaneacute drsquoun homme qui lit un document est de croire tout ce qursquoil lit

apprendre la critique crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de reacutesister agrave la creacuteduliteacute naturelle et

drsquoexaminer ce qursquoon lit La critique comme la natation doit devenir organique par

lrsquoexercice

7 Je ne puis ici qursquoindiquer les actes dont se compose la critique crsquoest la situation drsquoun

maicirctre nageur qui serait reacuteduit agrave montrer les mouvements en laissant chacun de ses

eacutelegraveves srsquoexercer en son particulier

8 Il faut drsquoabord se mettre en garde contre les mouvements spontaneacutes qui font noyer

Lrsquoexpeacuterience universelle de lrsquohistoire montre que lrsquohomme est naturellement creacutedule il

croit ce qursquoon lui affirme il a fallu des siegravecles pour produire une lueur de critique et

encore dans un seul pays en Gregravece Il est donc utile drsquoanalyser les motifs de cette

creacuteduliteacute universelle

26

9 1deg Le motif le plus geacuteneacuteral est la confusion drsquoesprit on entend un reacutecit on fait une

lecture on imagine aussitocirct le fait qursquoon vient drsquoentendre raconter ou de lire lrsquoimage

ainsi formeacutee se confond avec les autres images venues drsquoune autre source il faudrait un

effort de meacutemoire pour la distinguer et tout effort est contre nature Spontaneacutement

donc lrsquohomme croit tout ce qui lui est entreacute dans lrsquoesprit sans distinguer si cela lui vient

de son observation personnelle ou drsquoune affirmation exteacuterieure

10 2deg Un motif tregraves geacuteneacuteral est le respect pour lrsquoeacutecrit surtout pour lrsquoimprimeacute chacun de

nous en voit chaque jour la forme la plus frappante la creacuteduliteacute vis-agrave-vis du journal La

penseacutee fixeacutee par lrsquoeacutecriture plus encore par lrsquoimpression acquiert une autoriteacute presque

irreacutesistible Mecircme les gens cultiveacutes qui ont pourtant appris agrave se tenir en garde contre les

journaux ont besoin de reacuteagir sans cesse contre ce respect et parfois oublient de le faire

11 3deg Lrsquoimpression speacuteciale produite par les chiffres est particuliegraverement importante en

sciences sociales Le chiffre a un aspect matheacutematique qui donne lrsquoillusion du fait

scientifique Spontaneacutement on tend agrave confondre laquo preacutecis et exact raquo une notion vague ne

peut ecirctre entiegraverement exacte de lrsquoopposition entre vague et exact on conclut agrave lrsquoidentiteacute

entre laquo exact raquo et laquo preacutecis raquo On oublie qursquoun renseignement tregraves preacutecis est souvent tregraves

faux Si je dis qursquoil y a agrave Paris 525 637 acircmes ce sera un chiffre preacutecis beaucoup plus preacutecis

que laquo 2 millions et demi raquo et pourtant beaucoup moins vrai On dit vulgairement

laquo brutal comme un chiffre raquo agrave peu pregraves dans le mecircme sens que laquo la veacuteriteacute brutale raquo ce qui

sous-entend que le chiffre est la forme parfaite de la veacuteriteacute On dit aussi laquo Ce sont des

chiffres cela raquo comme si toute proposition devenait vraie degraves qursquoelle prend une forme

arithmeacutetique La tendance est encore plus forte lorsqursquoau lieu drsquoun chiffre isoleacute on voit

une seacuterie de chiffres lieacutes par des opeacuterations drsquoarithmeacutetique Les opeacuterations sont

scientifiques et certaines elles inspirent une impression de confiance qui srsquoeacutetend aux

donneacutees de fait sur lesquelles on a opeacutereacute il faut un effort de critique pour distinguer

pour admettre que dans un calcul juste les donneacutees peuvent ecirctre fausses ce qui enlegraveve

toute valeur aux reacutesultats Crsquoest une illusion de ce genre qui explique le succegraves drsquoun

ouvrage de statistique fantaisiste comme Mulhall The progress of the World ougrave la richesse

de chaque pays est calculeacutee avec une preacutecision eacutetonnante agrave partir de chiffres admis sans

aucun controcircle

12 4deg On ressent un respect naturel pour les autoriteacutes officielles politiques ou scientifiques

les bureaux de ministegravere les offices de statistique ou les corps savants Tout document

reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere semi-

magique il devient un document authentique On oublie que le caractegravere authentique

consiste dans les formes de lrsquoacte non dans son contenu et que drsquoordinaire les

deacuteclarations inscrites dans lrsquoacte ne sont pas controcircleacutees on confond souvent

laquo authentique raquo avec exact3 on dit parfois mecircme agrave la Chambre laquo fait authentique raquo pour

dire un fait eacutetabli sucircrement Il faut une tournure drsquoesprit ou une eacuteducation

exceptionnelles pour reacutesister agrave cet entraicircnement Des professionnels de la critique des

eacuterudits en sont parfois incapables respectueux des autoriteacutes eacutetablies ils souffriraient

comme drsquoun acte reacutevolutionnaire de refuser leur croyance agrave un acte reacutedigeacute par un

fonctionnaire

13 5deg Le motif le plus puissant de tous est la paresse Il faut se donner plus de peine pour

critiquer une affirmation que pour lrsquoadmettre sans controcircle surtout en matiegravere de travail

scientifique ougrave le controcircle est toujours long La tentation est tregraves forte de traiter les

documents comme des observations scientifiques drsquoougrave il ne reste qursquoagrave extraire des

27

mateacuteriaux tout precircts et agrave les grouper en une construction Vita brevis ars longa On abregravege

lrsquoart en supprimant la critique le travail est plus vite fait

14 6deg Enfin pour le motif commercial indiqueacute plus haut on trouve avantage agrave sacrifier le

moins possible de documents on ferait une mauvaise affaire en employant son temps agrave

diminuer la quantiteacute de mateacuteriaux qursquoon pourra mettre en œuvre on ne veut pas jeter

une marchandise avarieacutee qui peut figurer encore agrave lrsquoeacutetalage on compte que le public nrsquoy

regardera pas de trop pregraves et drsquoordinaire on nrsquoa pas agrave srsquoen repentir commercialement du

moins

15 Il est utile de se rendre compte expresseacutement de ces motifs inconscients pour bien voir la

neacutecessiteacute de faire meacutethodiquement son examen de conscience et de se tenir en garde

contre toutes les tentations et tous les mouvements spontaneacutes Il serait utile que cette

connaissance entracirct dans le domaine commun elle pourrait creacuteer une opinion publique

qui servirait de frein aux travailleurs sans conscience et de sanction peacutenale contre les

mauvais travaux

16 Une opinion publique a eacuteteacute creacuteeacutee ainsi en France en matiegravere drsquoeacuterudition historique et

philologique depuis une trentaine drsquoanneacutees par la Revue critique et elle a servi par la

terreur agrave empecirccher de se produire beaucoup drsquoouvrages mal faits Les sciences sociales

ont un besoin non moins urgent de cette police scientifique

17 II ndash Quand on est parvenu agrave sortir de lrsquoeacutetat de nature qui est la creacuteduliteacute totale on

commence agrave entrer sur le terrain de la critique mais on nrsquoarrive pas du premier coup agrave

des proceacutedeacutes meacutethodiques La critique naissante prend drsquoabord une forme vague Comme

on a eacuteteacute grossiegraverement trompeacute par des documents sans aucune valeur on se met agrave

distinguer entre ceux-lagrave et les autres et lrsquoon admet que certains documents provenant de

faussaires ou de menteurs aveacutereacutes doivent ecirctre rejeteacutes Dans un paquet de bulletins de

recensement on deacutecouvre des marques eacutevidentes de fraude on met agrave part comme

suspects tous les bulletins de ce paquet parce qursquoils eacutemanent drsquoune personne peu digne de

foi

18 Combineacutee avec la pratique des tribunaux cette distinction a produit la theacuteorie du

teacutemoignage4 Elle repose sur lrsquoideacutee qursquoil y a de bons et de mauvais teacutemoins Les bons

teacutemoins dignes de foi sont ceux qui ont connu la veacuteriteacute et voulu la dire les teacutemoins

sincegraveres et bien informeacutes les mauvais teacutemoins sont les menteurs et les hommes mal

informeacutes ils nrsquoont pas su la veacuteriteacute ou nrsquoont pas voulu la dire Cette distinction srsquoapplique

drsquoabord aux personnes En la transportant aux eacutecrits on classe les documents suivant leur

auteur comme en justice on classe les teacutemoignages drsquoun cocircteacute les documents dignes de

foi de lrsquoautre les documents suspects crsquoest la vieille notion juridique qursquoil y a des

teacutemoins dont la deacuteclaration doit emporter le jugement Elle se combine avec une autre

notion juridique celle de lrsquoacte authentique crsquoest-agrave-dire reacutegulier qui doit ecirctre accepteacute

parce qursquoil est dans les formes tandis que le document apocryphe doit ecirctre rejeteacute agrave cause

de sa forme Ces notions ne sont nullement scientifiques et quand on les introduit dans la

critique historique on oublie les diffeacuterences profondes entre un problegraveme scientifique et

une affaire juridique

19 1deg En justice il y a deux parties Le juge doit deacutecider dans tous les cas entre les deux

reacutepondre oui ou non crsquoest une balance qui doit finir par pencher drsquoun cocircteacute Il est ameneacute

ainsi par des neacutecessiteacutes pratiques agrave eacutetablir des criteacuteriums conventionnels qui sont lrsquoacte

authentique le teacutemoignage recevable la balance penche du cocircteacute ougrave ces criteacuteriums se

trouvent Cela suffit pour emporter la deacutecision car il srsquoagit seulement drsquoune deacutecision

28

exteacuterieure non drsquoune conviction inteacuterieure Mais en science on nrsquoest jamais forceacute de

reacutepondre agrave une question et il faut savoir veacuteritablement avant de pouvoir rien affirmer En

preacutesence drsquoune question scientifique il peut y avoir non pas seulement deux mais trois

attitudes laquo Oui ndash Non ndash Je ne sais pas raquo Si donc un acte ou un teacutemoin paraissent

insuffisants pour conclure on peut ndash et on doit ndash suspendre son jugement Il serait

dangereux de traiter le teacutemoignage en science comme en justice car si lrsquoon nrsquoa sur une

question qursquoun seul document en preacutesence de cette affirmation unique non contredite

on aura de la peine agrave garder lrsquoattitude du doute on semblerait insulter le teacutemoin en

doutant de sa parole Et ainsi on se laissera aller agrave dire Nous nrsquoavons pas de raison de

douter du teacutemoin nous pouvons donc affirmer On oublie qursquoen science pour affirmer une

solution il faut avoir la preuve qursquoelle est exacte et qursquoon doit dire Nous nrsquoavons pas de

raison drsquoaffirmer donc nous devons douter En justice le doute eacutequivaut agrave une affirmation

en faveur drsquoune des deux parties en science il ne doit aboutir qursquoagrave une neacutegation

provisoire

20 2deg En justice il y a entre deux parties un duel soumis agrave des regravegles drsquoattaque et de deacutefense

lrsquoun des adversaires produit un teacutemoignage ou un acte lrsquoautre doit produire un teacutemoin ou

un acte en sens inverse sinon il perd Transporteacutee sur le terrain historique cette regravegle

devient une entrave agrave la science En fait elle aboutit agrave donner agrave lrsquoopinion la plus ancienne

une sorte de possession drsquoeacutetat on deacuteclare qursquoelle sera admise provisoirement en

attendant la preuve contraire Or en science on doit rejeter provisoirement tout ce qui

nrsquoest pas prouveacute Lrsquoapplication de cette regravegle est encore plus dangereuse en matiegravere de

document On srsquoaperccediloit qursquoun document est suspect crsquoest-agrave-dire ne paraicirct pas provenir

drsquoune observation exacte on devrait lrsquoeacutecarter provisoirement mais en vertu de la regravegle

de la possession drsquoeacutetat on continue provisoirement agrave le traiter comme un document sucircr

crsquoest-agrave-dire agrave admettre comme exactes ses affirmations jusqursquoagrave ce qursquoon ait pu prouver

qursquoil est mauvais On encombre ainsi la science de constructions fragiles qui srsquoeacutecroulent le

jour ougrave la preuve est faite que le document ne vaut rien

21 3deg En justice on nrsquoa qursquoagrave deacutecider une question deacutelimiteacutee par les termes de lrsquoaffaire On

prend le teacutemoignage en bloc on lrsquoadmet ou on le rejette tout entier En science il srsquoagit

drsquoune quantiteacute innombrable de questions Le mecircme teacutemoin a drsquoordinaire laisseacute des

affirmations sur des milliers de faits Un seul tableau de statistique un simple bulletin de

recensement un seul document contient des renseignements tregraves divers Le principe

juridique est de consideacuterer en bloc un teacutemoignage La critique historique doit employer le

proceacutedeacute inverse analyser le document en ses eacuteleacutements les plus menus car chacun de ces

eacuteleacutements repreacutesente une opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente faite par lrsquoauteur du document il

donne donc un renseignement de valeur tout agrave fait diffeacuterente Le document le plus

mensonger renferme toujours des conceptions exactes Lrsquoauteur drsquoune deacuteclaration

frauduleuse de vente peut avoir trompeacute sur le prix et donner exactement la contenance

de la terre vendue

22 Ainsi on est conduit agrave formuler trois regravegles opposeacutees agrave celles du teacutemoignage juridique

1deg La critique ne doit affirmer ou nier que srsquoil y a des raisons concluantes agrave deacutefaut de ces

raisons elle doit suspendre la conclusion 2deg Elle ne doit tenir aucun compte de ce qui a

eacuteteacute admis anteacuterieurement sans preuves suffisantes il nrsquoy a pas en science de preacutevention

favorable 3deg Elle doit opeacuterer toujours en commenccedilant par analyser le document

23 III ndash Analyser crsquoest deacutecomposer jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement irreacuteductible Cet eacuteleacutement est diffeacuterent

suivant lrsquoespegravece de faits qursquoon cherche agrave connaicirctre ndash En matiegravere de langue on doit arriver

jusqursquoau mot et mecircme jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement qui entre dans la composition du mot ndash En

29

matiegravere de conception on arrive jusqursquoaux ideacutees et aux images qui entrent dans la

composition drsquoune phrase non seulement jusqursquoaux jugements eacuteleacutementaires mais

jusqursquoaux meacutetaphores ndash En matiegravere de faits exteacuterieurs (crsquoest le domaine propre des

sciences sociales) lrsquoeacuteleacutement dernier ce nrsquoest pas le fait total crsquoest lrsquoaffirmation de

lrsquoexistence de chacune des conditions du fait la date le lieu la personne le chiffre etc

Cette phrase laquo Ahellip maccedilon agrave Xhellip veuf raquo contient quatre eacuteleacutements distincts 1deg Ahellip 2deg sa

profession 3deg son domicile 4deg sa qualiteacute de veuf Il faut examiner chacun agrave part pour

deacuteterminer si lrsquoauteur a opeacutereacute correctement en lrsquointroduisant dans le document car il

peut avoir observeacute ou reacutedigeacute correctement un des eacuteleacutements et pas lrsquoautre Il se peut qursquoil

ait eu raison de dire Ahellip maccedilon et tort de le dire veuf ou demeurant agrave Xhellip

24 Nous voici rameneacutes agrave la diffeacuterence capitale entre la meacutethode historique et celle des

sciences drsquoobservation directe Le document sur lequel opegravere la meacutethode historique nrsquoest

qursquoun moyen de connaissance indirecte mais en suivant toute la seacuterie des opeacuterations par

lesquelles il srsquoest formeacute on peut remonter agrave une observation directe Et lrsquoobservation

directe dans une science drsquoobservation prend elle-mecircme en pratique la forme drsquoun

procegraves-verbal eacutecrit qui ressemble bien agrave un document Il semble donc qursquoon pourrait les

traiter par la mecircme meacutethode En fait un savant prend le procegraves-verbal drsquoobservation

reacutedigeacute par un autre savant et srsquoen sert pour conclure sans faire drsquoautre opeacuteration En

pratique il se contente de savoir que un tel laquo travaille bien raquo ou laquo travaille mal raquo et il

accepte ou rejette lrsquoobservation suivant lrsquoopinion qursquoil a de lrsquoobservateur Crsquoest un

proceacutedeacute semblable agrave celui de la critique de teacutemoignage un jugement en bloc Pourquoi ce

proceacutedeacute serait-il leacutegitime en science et condamneacute en histoire Pourquoi appliquer la

meacutethode critique aux documents puisqursquoon ne lrsquoapplique pas aux procegraves-verbaux

drsquoexpeacuterience

25 Crsquoest qursquoil y a une diffeacuterence pratique entre une observation et un document

Lrsquoobservation est un document fait suivant des regravegles preacutecises et fixes drsquoobservation et de

notation ces regravegles obligent lrsquoobservateur agrave analyser avec preacutecision les faits qursquoil observe

et agrave faire la critique de ses impressions Le travail drsquoanalyse et de critique a eacuteteacute fait par

lrsquoobservateur lui-mecircme pendant lrsquoopeacuteration On peut donc se contenter de veacuterifier si

lrsquoobservateur travaille bien ou mal crsquoest-agrave-dire srsquoil applique correctement les regravegles et

cette veacuterification suffit pour accepter ou rejeter en bloc son travail

26 Le document est une observation venue au monde sans regravegles Il se compose drsquoeacuteleacutements

dont chacun peut avoir eacuteteacute obtenu par une meacutethode diffeacuterente il faut donc bien

lrsquoanalyser crsquoest-agrave-dire distinguer ces eacuteleacutements afin de rechercher seacutepareacutement pour

chacun srsquoil a eacuteteacute obtenu par une meacutethode correcte ou non Ce travail nrsquoayant pas eacuteteacute fait

pendant lrsquoobservation il faut le faire sur le document crsquoest proprement lrsquoœuvre de la

critique Or lrsquohistoire nrsquoopegravere jamais que sur des documents et les sciences sociales seront

dans la mocircme condition tant qursquoelles nrsquoauront pas constitueacute une meacutethode scientifique

avec des regravegles preacutecises sur la maniegravere de recueillir les renseignements sociaux Elles ne

peuvent donc pas se passer de lrsquoanalyse et de la critique

27 IV ndash La critique se divise pratiquement en trois seacuteries drsquoopeacuterations qursquoon peut deacutesigner

par les noms suivants

28 1deg La critique drsquointerpreacutetation qui consiste agrave deacuteterminer le sens du document crsquoest-agrave-

dire la conception de lrsquoauteur

29 2deg La critique de sinceacuteriteacute qui consiste agrave discerner si lrsquoauteur a menti ou parleacute

sincegraverement de faccedilon agrave deacuteterminer sa croyance sur chaque point

30

30 3deg La critique drsquoexactitude qui consiste agrave examiner si lrsquoauteur srsquoest trompeacute ou a observeacute

correctement de faccedilon agrave deacuteterminer les faits exteacuterieurs qursquoil a observeacutes

31 Il faut y ajouter une opeacuteration preacutealable la critique de provenance destineacutee agrave deacuteterminer

par qui a eacuteteacute reacutedigeacute le document

NOTES

1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II

2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II

3 M drsquoAvenel Histoire eacuteconomique de la proprieacuteteacute etc 1804 Introduction donne comme certains

tous les prix indiqueacutes dans des actes drsquoenregistrement parce que ces actes sont authentiques

4 Elle a eacuteteacute exposeacutee par le P de Smedt Principes de la critique historique 1887 et reproduite par

Tardif Principes de critique

31

Chapitre III

Critique de provenance

I Conditions de la critique de provenanceII Difficulteacutes speacuteciales aux documents des sciences sociales

1 Les principes geacuteneacuteraux de la critique exposeacutes dans le chapitre preacuteceacutedent sont applicables

aux opeacuterations des sciences sociales dans la mesure ougrave elles se servent de documents

2 I ndash Drsquoabord srsquoimpose une opeacuteration preacutealable eacutetablir la provenance du document Cette

opeacuteration longue et difficile pour les documents anciens est drsquoordinaire tregraves facile pour

les documents reacutecents Elle consiste agrave reacuteunir les renseignements sur la faccedilon dont le

document srsquoest formeacute De notre temps les renseignements les plus neacutecessaires lrsquoeacutepoque

le lieu le nom et la qualiteacute de lrsquoauteur sont drsquoordinaire joints au document lui-mecircme Il

ne reste qursquoagrave se demander si ces indications sont exactes En geacuteneacuteral au XIXe siegravecle depuis

lrsquoorganisation reacuteguliegravere de lrsquoimprimerie et de la bibliographie elles sont exactes en gros

il ne se fabrique plus guegravere comme autrefois de documents apocryphes

3 Mais il se fait encore beaucoup de menues falsifications drsquoinexactitudes volontaires

surtout dans la date exacte de publication et les noms des auteurs veacuteritables Comme on a

rarement les moyens de les rectifier il est sage de ne prendre ces renseignements que

pour des donneacutees approximatives de ce qursquoun livre porte la date 1901 il ne faudrait pas

conclure qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute publieacute en 1900

4 On fera bien de srsquoinformer des conditions de travail speacuteciales au pays agrave lrsquoeacutepoque au genre

dans lequel a travailleacute lrsquoauteur On saura quelles espegraveces drsquoinexactitudes sont habituelles

dans ce pays agrave cette eacutepoque dans ce genre et par conseacutequent quelles indications de

provenance ont chance drsquoecirctre inexactes Crsquoest lagrave une notion bien vague mais on ne peut

pas preacuteciser cet examen ne peut produire qursquoun eacutetat de deacutefiance vague Mais ce soupccedilon

conccedilu au commencement du travail accompagnera toute lrsquoeacutetude du document et rendra

plus facile drsquoapercevoir dans le document lui-mecircme les indices preacutecis drsquoun faux

renseignement de provenance qui seront les contradictions entre le contenu mecircme du

document et la date le pays lrsquoauteur indiqueacutes en tecircte

5 Pratiquement il ne serait pas raisonnable de proceacuteder avec les documents contemporains

comme on fait pour les textes anciens lrsquoeacutediteur commence par lire et eacutetudier lrsquoensemble

du document pour trouver des contradictions et des renseignements de deacutetail qui

32

permettent de fixer la vraie provenance Crsquoest un luxe que permet lrsquoextrecircme rareteacute des

documents sur ces peacuteriodes Mais en science sociale le travail serait trop long et on ne

dispose pas drsquoun nombre suffisant de speacutecialistes Il faut donc que celui qui veut utiliser le

document fasse lui-mecircme sa critique de provenance Ce travail pratiquement se reacuteduit agrave

un controcircle sur les affirmations inscrites en tecircte du document il suffit donc de lire avec

la preacuteoccupation de recueillir les indices de contradiction entre le contenu du document

et sa provenance deacuteclareacutee

6 II ndash La principale difficulteacute est de deacuteterminer lrsquoauteur veacuteritable des documents officiels

Ils sont drsquoordinaire anonymes ou bien ils indiquent pour auteur le chef du service par

lequel ils ont eacuteteacute publieacutes et crsquoest par les subalternes que le travail a eacuteteacute fait

7 Quant aux documents statistiques on peut ecirctre sucircr qursquoils sont toujours le produit drsquoune

collaboration puisqursquoil est mateacuteriellement impossible agrave un homme de faire seul toutes les

observations reacutesumeacutees dans les chiffres drsquoune statistique Qui pourrait se charger drsquoun

recensement srsquoil nrsquoavait des auxiliaires pour recueillir un agrave un les renseignements

8 Ces auteurs ou ces collaborateurs ne laissent pas tous une trace apparente de leur activiteacute

dans le document qui est leur œuvre Il sera mecircme presque toujours impossible de les

deacuteterminer tous Mais du moins on doit se faire une regravegle de lire avec soin les indications

ndash geacuteneacuteralement deacuteposeacutees dans la preacuteface ou les appendices de la publication ndash sur la faccedilon

dont le document a eacuteteacute preacutepareacute et reacutedigeacute On devra se rendre compte aussi nettement que

possible des auteurs et des collaborateurs de leur caractegravere et de leurs habitudes de la

part que chacun a prise au travail et surtout des proceacutedeacutes qursquoils ont employeacutes pour

recueillir leurs renseignements et pour les reacutesumer en formules Si lrsquoon ne parvient pas agrave

voir clairement par quels proceacutedeacutes le document a eacuteteacute fabriqueacute on sera du moins averti de

garder la deacutefiance que doit toujours inspirer le reacutesultat brut drsquoopeacuterations resteacutees

inconnues

33

Chapitre IV

Critique drsquointerpreacutetation

I Analyse preacutealable ndash Deacutecomposition en eacuteleacutements ndash Proceacutedeacutes pratiques ndash Limites de laconnaissance ndash Rapiditeacute des opeacuterationsII Critique drsquointerpreacutetation ndash Langue ndash Sens litteacuteral ndash Sens deacutetourneacute ndash Reacutesultat des opeacuterations

1 I ndash Une fois la provenance eacutetablie commence le travail sur le contenu du document la

critique On a vu qursquoil ne peut se faire que par lrsquoanalyse

2 Lrsquoanalyse et la critique sont deux opeacuterations distinctes logiquement mais pratiquement

elles se font presque toujours ensemble et mecircme elles se combinent avec les autres

opeacuterations que jrsquoai eacutenumeacutereacutees plus haut la lecture lrsquoexplication du sens lrsquointerpreacutetation

Toutes se font agrave la fois sans qursquoon prenne conscience de faire des actes diffeacuterents comme

en nageant on fait agrave la fois plusieurs mouvements qursquoon a eacuteteacute obligeacute de deacutecomposer pour

les apprendre Quand on a pratiqueacute avec meacutethode ces opeacuterations on arrive assez vite agrave les

faire spontaneacutement On srsquoest accoutumeacute agrave une certaine faccedilon de lire on a contracteacute une

habitude drsquoesprit qui accompagne deacutesormais la lecture de tout document la critique est

devenue organique et inconsciente

3 Le principe fondamental de la critique interne crsquoest qursquoun document eacutetant une

observation mal analyseacutee et mal critiqueacutee il en faut analyser et critiquer seacutepareacutement

toutes les parties et par conseacutequent drsquoabord le deacutecomposer en ses eacuteleacutements Au point de

vue de la critique un eacuteleacutement crsquoest chacune des opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoobservateur qui

a eacuteteacute lrsquoauteur du document chacune des opeacuterations pour laquelle il a pu proceacuteder

incorrectement et par suite introduire dans son document une cause drsquoerreur Mais cette

critique rencontre deux difficulteacutes

4 1deg Le document nrsquoest que le reacutesultat brut drsquoun grand nombre drsquoopeacuterations intellectuelles

or lrsquoauteur ne nous donne pas le deacutetail de ces opeacuterations Comment parvenir dans le

reacutesultat agrave deacutemecircler chacune drsquoelles

5 2deg Quand mecircme il serait logiquement possible de faire cette analyse comment trouver le

temps de faire la critique speacuteciale de chacune de ces opeacuterations qui souvent se chiffrent

par milliers

6 Ces deux difficulteacutes forment le problegraveme fondamental de la meacutethode critique elle nrsquoest

utile qursquoautant qursquoelle en peut fournir une solution pratique sinon elle resterait agrave lrsquoeacutetat

34

de theacuteorie logique En fait la meacutethode critique a rendu des services voici par quels

moyens

7 a Pour deacuteterminer les opeacuterations par lesquelles srsquoest construit le document nous nrsquoavons

pas il est vrai de renseignements particuliers mais nous pouvons partir des

renseignements geacuteneacuteraux que nous donne la connaissance des lois geacuteneacuterales des

opeacuterations psychologiques Nous savons drsquoavance quelles opeacuterations un homme a ducirc faire

neacutecessairement pour arriver agrave un reacutesultat drsquoune forme donneacutee car ces opeacuterations tiennent

agrave la nature mecircme de lrsquoesprit humain Nous pouvons affirmer qursquoil srsquoest produit au moins

le minimum neacutecessaire drsquoopeacuterations une observation une croyance une conception

aboutissant agrave la reacutedaction du document Nous pourrons donc toujours deacutecomposer au

moins en trois groupes et pour chacun proceacuteder agrave une critique diffeacuterente 1deg critique

drsquointerpreacutetation 2deg critique de sinceacuteriteacute 3deg critique drsquoexactitude

8 Nous savons en outre quels sont les eacuteleacutements seacuteparables dans toute affirmation un

jugement est forceacutement la reacuteunion de plusieurs conceptions nous pouvons les isoler et

affirmer que chacune drsquoelles a eacuteteacute le produit drsquoune opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente nous

savons qursquoil faut en faire seacutepareacutement la critique puisque chacune peut avoir une valeur

diffeacuterente drsquoexactitude ou de sinceacuteriteacute Dans un bulletin de recensement lrsquoanalyse est deacutejagrave

faite en forme le bulletin est une reacuteunion de reacuteponses agrave un questionnaire analytique qui a

deacutejagrave isoleacute les eacuteleacutements Il en est de mecircme des tableaux statistiques Mais dans tout

document reacutedigeacute sous la forme syntheacutetique de phrases suivies il faut faire lrsquoanalyse de

chaque phrase

9 La difficulteacute nrsquoest pas drsquoanalyser de faccedilon agrave retrouver les opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoauteur

puisqursquoelles sont donneacutees par la nature mecircme de lrsquoesprit humain crsquoest de deacuteterminer

comment lrsquoauteur a fait chacune drsquoelles car ce qui importe dans la pratique crsquoest de savoir

srsquoil lrsquoa faite correctement ou non pour deacutecider si le reacutesultat est correct et peut ecirctre utiliseacute

Lagrave-dessus il nrsquoexiste aucun moyen drsquoarriver agrave la certitude aucun moyen sucircr de savoir

comment lrsquoauteur a proceacutedeacute crsquoest cela mecircme qui fait la diffeacuterence entre un document et

une observation

10 Tout ce qursquoon peut savoir crsquoest que dans certains cas lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer

correctement il nrsquoa pas pu observer ou croire ou concevoir ce qui est dans le document

dans ce cas ou bien son affirmation est erroneacutee ou mensongegravere et par conseacutequent nulle

ou bien le document est faussement attribueacute agrave cet auteur Cela permet de mettre agrave part

les affirmations nulles ce qui est un reacutesultat purement neacutegatif mais non pas un reacutesultat

nul car il est neacutecessaire de nrsquoecirctre pas dupe drsquoun document sans valeur

11 Dans les autres cas srsquoil nrsquoy a pas drsquoimpossibiliteacute que les opeacuterations aient eacuteteacute correctes il

ne reste qursquoun proceacutedeacute relatif pour continuer le travail de critique Nous savons par

lrsquoexpeacuterience humaine qursquoil y a des situations ougrave lrsquohomme est plutocirct porteacute agrave proceacuteder

correctement drsquoautres ougrave il lui est plus naturel drsquoopeacuterer incorrectement Nous

connaissons drsquoavance ces situations car elles tiennent aux conditions geacuteneacuterales de

lrsquoesprit Nous pouvons donc dresser drsquoavance un questionnaire geacuteneacuteral de ces conditions

et agrave propos de chaque opeacuteration nous demander laquo Eacutetait-elle dans le cas ougrave la correction

est plus probable ou au contraire dans le cas ougrave crsquoest lrsquoincorrection qui est probable raquo

Nous arriverons ainsi agrave partager les opeacuterations en deux cateacutegories les unes plus

probablement correctes les autres plus probablement incorrectes et par conseacutequent

suspectes Ce nrsquoest lagrave qursquoun reacutesultat relatif et provisoire on verra plus loin comment on

peut le compleacuteter

35

12 b Lrsquoautre difficulteacute qui paraicirct drsquoabord insurmontable crsquoest le grand nombre des

opeacuterations neacutecessaires agrave la critique Ougrave trouver le temps de faire tant drsquoopeacuterations Mais

cette difficulteacute nrsquoest qursquoune illusion dont voici la cause Toute analyse consciente

drsquoopeacuterations qui essaie de deacutecrire par la parole des actes inconscients exige de longues

explications car la parole est un instrument tregraves imparfait pour reproduire des actes Si

lrsquoon essayait drsquoanalyser la marche lrsquoimpression serait la mecircme on pourrait dire Ougrave

trouver le temps de faire tous les mouvements neacutecessaires pour marcher Pour toute

opeacuteration ce qui est long crsquoest drsquoen prendre lrsquohabitude Il faut du temps aussi pour

apprendre agrave marcher En critique il srsquoagit de prendre lrsquohabitude de lrsquoanalyse geacuteneacuterale et

de la deacutefiance meacutethodique Une fois lrsquohabitude prise on critique comme on marche sans

avoir besoin drsquoy penser En lisant chaque phrase on voit aussitocirct de quels eacuteleacutements

logiques elle se compose et par conseacutequent agrave quelles opeacuterations elle correspond sur

chacune on fait aussitocirct et agrave la fois ses trois critiques drsquointerpreacutetation de sinceacuteriteacute

drsquoexactitude sans mecircme prendre conscience qursquoon se pose des questions car le

questionnaire agrave force de se reacutepeacuteter est devenu inconscient Si lrsquoon ne sent rien de

suspect dans la phrase on continue la lecture sans srsquoen apercevoir si la phrase implique

une opeacuteration suspecte on srsquoarrecircte aussitocirct spontaneacutement on remarque un motif de

deacutefiance on prend une note ou mecircme on se contente de srsquoen souvenir sans le formuler

Ces remarques de deacutetail srsquoaccumulent sur les fiches ou dans la meacutemoire et finissent par

produire un jugement sur la valeur du document Si un document nrsquoa donneacute lieu agrave aucune

impression de deacutefiance on sait qursquoil a eacuteteacute composeacute dans des conditions presque aussi

favorables qursquoun procegraves-verbal drsquoobservation mais crsquoest un cas rare Dans les autres cas

on garde une impression de deacutefiance sur certains points qui sert agrave diriger le travail de

critique sur ces points

13 En pratique toutes ces opeacuterations se font ensemble Si lrsquoon est obligeacute ici de les expliquer agrave

part et successivement cela tient seulement aux conditions de la parole humaine Elles

vont ecirctre exposeacutees ici dans lrsquoordre logique

14 II ndash La premiegravere opeacuteration est la critique drsquointerpreacutetation destineacutee agrave deacuteterminer le sens

donneacute par lrsquoauteur du document et par conseacutequent sa conception Elle suppose qursquoon sait

la langue dans laquelle lrsquoauteur a eacutecrit La langue est ainsi une science auxiliaire de la

critique Mais il ne suffit pas de savoir en geacuteneacuteral la langue du document il ne suffit pas

de savoir lrsquoanglais pour interpreacuteter tout document eacutecrit en anglais une langue nrsquoest pas

un systegraveme de symboles absolument preacutecis et invariable

15 Dans ce qursquoon appelle une langue les sens varient beaucoup drsquoune eacutepoque agrave lrsquoautre il y a

mecircme des changements de sens agrave quelques anneacutees de distance Il y a aussi dans le

territoire drsquoune langue des diffeacuterences de sens drsquoune reacutegion agrave une autre Ce qursquoil faut

savoir pour interpreacuteter un document ce nrsquoest pas lrsquoanglais en geacuteneacuteral crsquoest lrsquoanglais de

lrsquoauteur du document qui ne sera pas tout agrave fait le mecircme suivant qursquoil aura eacutecrit au XVIIIe

ou au XIXe siegravecle en Angleterre ou aux Eacutetats-Unis

16 Or la tendance spontaneacutee est de traiter une langue comme un systegraveme invariable de

signes drsquoadmettre un sens fixe pour chaque mot1 Il faut donc ici une premiegravere

preacutecaution une reacuteaction de la critique contre les mouvements de la nature

17 En pratique la variation porte surtout sur certaines espegraveces de mots ceux qui sont le plus

exposeacutes agrave changer de sens sont ceux qui deacutesignent des arrangements sociaux ou des

conceptions sociales toujours difficiles agrave preacuteciser et qui eacutevoluent plus rapidement que les

autres faits ce sont les mots qui deacutesignent un sentiment une conception une institution

36

ou mecircme un acte usuel Crsquoest donc sur ces mots que lrsquoattention doit ecirctre porteacutee

systeacutematiquement On doit se demander dans quel sens lrsquoauteur lrsquoa pris

18 La preacutecaution est particuliegraverement neacutecessaire dans tout document statistique car ici le

sens vulgaire du mot eacutetant souvent trop vague pour reacutepondre aux questions preacutecises que

pose tout recensement lrsquoauteur a eacuteteacute obligeacute de le preacuteciser dans un sens arbitraire pour

deacutecider dans quelle cateacutegorie devait rentrer chacune des reacutealiteacutes qursquoil a eu agrave deacutenombrer

Il lui a fallu se demander par exemple laquo Qursquoest-ce qursquoun crime Que doit-on compter

comme maison Qui doit-on consideacuterer comme un patron raquo Lrsquoauteur a ainsi donneacute agrave ces

mots un sens speacutecial Pour interpreacuteter ce qursquoil a eacutecrit il faut savoir ce sens

19 Par quel proceacutedeacute peut-on deacuteterminer le sens speacutecial drsquoun mot dans un document On doit

opeacuterer comme pour un mot drsquoune langue inconnue reacuteunir les passages du mecircme

document ougrave ce mot se trouve dans un contexte qui rend le sens eacutevident2 Mais il faut

prendre garde qursquoun mecircme mot peut avoir des sens diffeacuterents chez un mecircme auteur et

tenir compte de ces diffeacuterences

20 Il nrsquoa eacuteteacute parleacute ici que du sens des mots mais tout ce qui se dit des mots doit srsquoappliquer

aux expressions formeacutees de la reacuteunion de plusieurs mots Il est bien eacutevident que pour

interpreacuteter lrsquoexpression laquo banque populaire raquo il ne suffira pas de comprendre seacutepareacutement

les deux mots laquo banque raquo et laquo populaire raquo la reacuteunion forme vraiment un mot nouveau

21 Il ne suffit pas pour interpreacuteter la penseacutee drsquoun auteur drsquoavoir compris le sens litteacuteral des

mots Il faut srsquoassurer que lrsquoauteur a employeacute les mots dans leur sens litteacuteral qursquoil ne les a

pas pris dans un sens deacutetourneacute par alleacutegories plaisanteries allusion ou par simple figure

de rheacutetorique telles que meacutetaphore hyperbole ou litote Pratiquement dans les

documents des sciences sociales le sens deacutetourneacute est rare il faut cependant penser aux

plaisanteries Mais surtout il faut prendre garde si lrsquoon est ameneacute agrave faire usage de

documents en langue litteacuteraire ou de lettres priveacutees que dans ces sortes de textes les

figures de rheacutetorique ou les allusions sont freacutequentes Il est dit dans des reacutecits du XIIe

siegravecle que Guillaume le Conqueacuterant avait 60 000 chevaliers agrave son service et que le roi

drsquoAngleterre Henri II avait dans son treacutesor 60 000 marcs Un historien qui prendrait ces

chiffres pour eacutetablir le nombre des domaines feacuteodaux ou le budget des rois drsquoAngleterre

commettrait une lourde erreur Car 60 000 (LX millia) est agrave cette eacutepoque une hyperbole

pour dire beaucoup (Voir Round Feudal England 1895)

22 Le sens deacutetourneacute ne se reacutevegravele par aucun criteacuterium exteacuterieur rien dans la langue eacutecrite ne

marque lrsquoallusion la figure de rheacutetorique ou la plaisanterie lrsquoessence mecircme de la

mystification est drsquoeffacer soigneusement toute trace exteacuterieure de comique Pour

apercevoir ce caractegravere deacutetourneacute il ne reste donc drsquoautre moyen que de comparer le

passage suspect avec le reste du document on est averti qursquoil y a un sens deacutetourneacute quand

le sens litteacuteral est obscur contradictoire ou absurde Drsquoailleurs il nrsquoexiste aucun proceacutedeacute

geacuteneacuteral pour atteindre le vrai sens on nrsquoa drsquoautre ressource que de comparer avec

lrsquoensemble du document les passages suspects de contenir un sens deacutetourneacute

23 Quand on est parvenu agrave deacuteterminer le sens du document la critique drsquointerpreacutetation est

termineacutee Elle aboutit agrave faire connaicirctre la conception de lrsquoauteur Elle la fait connaicirctre avec

certitude car un homme ne peut exprimer que ce qursquoil a conccedilu Elle nous donne donc le

moyen de faire lrsquoinventaire des conceptions avec lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur

37

NOTES

1 Cette tendance va jusqursquoagrave attribuer le mecircme sens agrave un mecircme mot dans deux langues

diffeacuterentes ce qui produit souvent des contresens sur les textes anglais on oublie que le mot

depuis qursquoil a passeacute de lrsquoancien franccedilais dans lrsquoanglais a pris un sens nouveau que control signifie

maintenant laquo domination raquo que education a pris le sens du franccedilais laquo enseignement raquo

2 On trouvera la theacuteorie avec des indications deacutetailleacutees dans Langlois et Seignobos Introduction

aux eacutetudes historiques livre II chap VI III

38

Chapitre V

Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude

I Conditions speacuteciales agrave chacune des deux critiques ndash Sinceacuteriteacute causes drsquoalteacuteration proceacutedeacutesndash Exactitude causes drsquoerreur proceacutedeacutes pour les deacutecouvrirII Opeacuteration commune ndash Questionnaire conditions geacuteneacuterales de la production du documentconditions particuliegraveres de chaque opeacuteration cas suspects ndash Reacutesultat

1 La critique de sinceacuteriteacute et la critique drsquoexactitude sont logiquement des opeacuterations

nettement distinctes puisque chacune aboutit agrave une espegravece diffeacuterente de conclusions La

critique de sinceacuteriteacute ne sert qursquoagrave deacuteterminer ce que lrsquoauteur du document a cru mais elle

nrsquoatteint qursquoun pheacutenomegravene psychologique la croyance de lrsquoauteur La critique

drsquoexactitude fait connaicirctre les faits exteacuterieurs que lrsquoauteur a observeacutes elle peacutenegravetre jusqursquoagrave

la reacutealiteacute Certaines espegraveces de travaux historiques nrsquoont besoin que de la critique de

sinceacuteriteacute quand on a deacutetermineacute ce que lrsquoauteur croyait le travail est fini crsquoest le cas de

toutes les eacutetudes de doctrines qui forment une partie des sciences sociales Il faut donc

analyser successivement les conditions speacuteciales agrave ces deux critiques de sinceacuteriteacute et

drsquoexactitude

2 En pratique pour toutes les eacutetudes de faits exteacuterieurs ndash qui forment la tregraves grande

majoriteacute des cas ndash il nrsquoest pas neacutecessaire de distinguer expresseacutement entre les deux

critiques Le but pratique eacutetant de deacuteterminer ce qui a existeacute dans la reacutealiteacute exteacuterieure il

est indiffeacuterent que ce soit par manque de sinceacuteriteacute ou par deacutefaut drsquoexactitude que lrsquoauteur

ait donneacute un faux renseignement il importe seulement de deacuteterminer srsquoil lrsquoa donneacute exact

ou inexact et le reacutesultat des deux critiques se confond dans une conclusion unique Il

paraicirct donc rationnel drsquoeacutetudier drsquoabord les conditions speacuteciales agrave chacune des deux

critiques puis de deacutecrire lrsquoopeacuteration commune qui dans la pratique les combine

drsquoordinaire toutes deux

3 I ndash On a expliqueacute plus haut que toute opeacuteration de critique commence par lrsquoanalyse Le

document doit ecirctre drsquoabord analyseacute crsquoest-agrave-dire deacutecomposeacute en ses affirmations On doit

seacuteparer chacune des affirmations indeacutependantes contenues dans le document et

lrsquoexaminer agrave part On reconnaicirctra une affirmation indeacutependante agrave ce signe qursquoelle

pourrait ecirctre vraie tandis que toutes les autres sont fausses ou inversement crsquoest la

preuve qursquoelle a eacuteteacute de la part de lrsquoauteur le produit drsquoune opeacuteration indeacutependante qui

39

peut avoir eacuteteacute correcte tandis que toutes les autres eacutetaient incorrectes ou inversement

Crsquoest sur chacune de ces affirmations que doit se faire seacutepareacutement la critique

4 1deg La critique de sinceacuteriteacute part de ce principe ndash qui est un fait drsquoexpeacuterience ndash que les

hommes disent tantocirct ce qursquoils croient tantocirct ce qursquoils ne croient pas on ne doit donc

pas tirer toujours la mecircme conclusion de lrsquoaffirmation drsquoun homme sur sa croyance on ne

doit pas opeacuterer comme srsquoil avait dit neacutecessairement ce qursquoil croyait ndash Entre lrsquoaffirmation

et la croyance il nrsquoy a pas de rapport fixe tantocirct un homme parle sincegraverement tantocirct il

ment ndash Il nrsquoy a pas de signe exteacuterieur qui permette de distinguer ces cas lrsquoun de lrsquoautre

il nrsquoy a pas de criteacuterium de la sinceacuteriteacute ce qursquoon appelle laquo lrsquoaccent de sinceacuteriteacute raquo nrsquoest

que lrsquoapparence de la conviction et ne prouve que lrsquohabileteacute ou lrsquoeffronterie Un bon

acteur un menteur impudent sauront mieux que personne donner cette impression ndash Il

nrsquoy a pas mecircme de rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun auteur et sa sinceacuteriteacute ou

son manque de sinceacuteriteacute dans un cas particulier tel sera sincegravere sur un article qui

mentira sur un autre il ne suffit donc pas de classer les auteurs en sincegraveres et

mensongers

5 Tous ces proceacutedeacutes sommaires de diagnostic eacutetant eacutecarteacutes il ne reste plus qursquoun moyen

correct crsquoest drsquoexaminer seacutepareacutement chaque affirmation indeacutependante crsquoest-agrave-dire

chacune des opeacuterations que lrsquoauteur a ducirc faire et de rechercher dans quelles conditions

lrsquoauteur se trouvait srsquoil est probable que ces conditions lrsquoont inclineacute plutocirct agrave ecirctre sincegravere

ou plutocirct agrave mentir ou si lrsquoon ne peut rien dire de lrsquoaction qursquoelles doivent avoir eue Le

travail supposera donc deux recherches 1deg en geacuteneacuteral dans quelles conditions a opeacutereacute

lrsquoauteur pour produire lrsquoensemble du document 2deg en particulier dans quelles conditions

il srsquoest trouveacute pour chacune des opeacuterations

6 Le reacutesultat de cette recherche sera relatif et simplement probable elle aboutira agrave classer

les affirmations en suspectes de mensonge et non suspectes Or il se peut qursquoune

affirmation suspecte soit sincegravere et qursquoune affirmation non suspecte soit mensongegravere Ce

ne sera donc qursquoune conclusion provisoire

7 Pour faire cette critique il faut savoir dans quels cas un auteur est enclin agrave nrsquoecirctre pas

sincegravere Ces cas on peut les preacutevoir car ils tiennent aux conditions geacuteneacuterales de lrsquoesprit

humain qui sont les lois empiriques de la psychologie On pourra donc drsquoavance preacutevoir

les cas les plus ordinaires de mensonge les motifs les plus forts drsquoalteacuterations On pourra

en dresser la liste on aura ainsi un questionnaire qursquoon appliquera agrave chacune des

affirmations indeacutependantes (Il est bien entendu que cette opeacuteration devra devenir

instinctive et finira par ecirctre tregraves rapide)

8 Ce travail suffit pour faire lrsquohistoire des doctrines sociales il suffit en effet dans cet

ordre drsquoeacutetudes de deacuteterminer ce qursquoun auteur a cru on ne cherche agrave connaicirctre que ses

opeacuterations intellectuelles sans avoir besoin drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Le travail se

ramegravene agrave une simple analyse des œuvres La seule difficulteacute crsquoest de reconstituer

lrsquoeacutevolution de la penseacutee de lrsquoauteur de deacutecouvrir comment chacune de ses doctrines est

neacutee et srsquoest transformeacutee La meacutethode consistera agrave eacutetudier ses doctrines dans lrsquoordre

chronologique ce que les historiens des doctrines ont souvent oublieacute de faire mais ce qui

nrsquoest pas tregraves difficile

9 2deg Pour la critique drsquoexactitude la position de la question est analogue Crsquoest un fait

drsquoexpeacuterience que les hommes affirment souvent ce qursquoils ne savent pas ndash soit parce qursquoils

affirment sans preuve ndash soit parce qursquoils se trompent ou en observant ou en faisant une

des nombreuses opeacuterations intellectuelles neacutecessaires pour aboutir agrave un jugement Crsquoest

40

un fait drsquoexpeacuterience qursquoils se trompent plus souvent encore qursquoils ne mentent parce qursquoil

faut de lrsquoattention pour ne pas se tromper tandis qursquoil suffit de se laisser aller agrave la nature

pour ne pas mentir

10 Il nrsquoy a aucun rapport fixe entre la reacutealiteacute et les affirmations des gens qui croient savoir

pas plus qursquoil nrsquoy a de criteacuterium de sinceacuteriteacute il nrsquoy a un criteacuterium drsquoexactitude La

preacutecision des deacutetails ndash qui fait trop souvent illusion ndash prouve seulement la force

drsquoimagination du narrateur elle nrsquoest qursquoune apparence drsquoexactitude ndash Encore moins y a-

t-il un rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun homme et son exactitude dans un cas

particulier ndash Il ne reste donc ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute qursquoun proceacutedeacute relatif

crsquoest de rechercher dans quelles conditions lrsquoauteur se trouvait et de se demander si ces

conditions ont ducirc lrsquoincliner plutocirct agrave ecirctre exact ou plutocirct agrave se tromper Il faut faire cette

recherche drsquoabord en geacuteneacuteral puis en particulier pour chaque affirmation

11 Ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute le reacutesultat sera relatif et provisoire on arrivera

seulement agrave classer les affirmations en suspectes drsquoerreur et non suspectes Mais il y aura

une cateacutegorie de plus les cas ougrave lrsquoauteur a eacuteteacute dans des conditions telles qursquoil ne pouvait

rien savoir parce qursquoil nrsquoavait aucun moyen drsquoatteindre le fait qursquoil affirme En ce cas on

sait que son affirmation est sans valeur crsquoest un reacutesultat neacutegatif mais deacutefinitif

12 II ndash Pratiquement sauf dans lrsquoeacutetude des doctrines on nrsquoa pas inteacuterecirct agrave faire seacutepareacutement

les deux critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude on nrsquoa pas besoin de distinguer ce que

lrsquoauteur a cru car on ne srsquointeacuteresse en rien agrave sa croyance lrsquoauteur nrsquoest qursquoun

intermeacutediaire pour arriver agrave savoir le fait exteacuterieur qursquoil peut avoir connu Pour abreacuteger

on a donc avantage agrave reacuteunir en un seul le travail des deux critiques

13 Il srsquoagit de savoir dans quelles conditions lrsquoauteur a opeacutereacute ou plutocirct si lrsquoauteur a opeacutereacute

correctement drsquoabord en observant le fait puis en reacutedigeant le document srsquoil ne srsquoest pas

trompeacute et srsquoil nrsquoa pas menti Crsquoest le problegraveme le plus embarrassant de toute la critique

Nous ne connaissons pas vraiment les lois psychologiques du mensonge ou de la

sinceacuteriteacute mecircme en voyant opeacuterer devant nous un homme nous ne pouvons assurer agrave

lrsquoentendre parler srsquoil ment ou srsquoil est sincegravere or nous nrsquoavons pas mecircme vu opeacuterer

lrsquoauteur

14 ndash Drsquoautre part il est vrai que nous connaissons les lois de lrsquoobservation exacte ce sont les

regravegles des sciences drsquoobservation On peut mecircme les formuler

15 1deg Regarder avec une attention soutenue en pensant agrave un fait bien deacutelimiteacute drsquoune espegravece

deacutetermineacutee drsquoavance en eacutetant averti drsquoavance qursquoil va se produire et en nrsquoayant plus qursquoagrave

noter le moment ougrave il se produit

2deg Nrsquoavoir aucun inteacuterecirct pratique au reacutesultat aucune ideacutee preacuteconccedilue sur le reacutesultat

3deg Noter le fait observeacute aussitocirct qursquoon lrsquoa aperccedilu et suivant un systegraveme preacutecis de notation

16 En voyant opeacuterer un homme nous pouvons savoir srsquoil opegravere correctement car nous

voyons srsquoil applique les regravegles Mais lrsquoauteur du document nous ne lrsquoavons pas vu opeacuterer

nous savons seulement qursquoil nrsquoa certainement pas opeacutereacute dans les conditions drsquoune

correction complegravete que quelques-unes de ses opeacuterations doivent avoir eacuteteacute incorrectes

La question se pose donc ainsi deacuteterminer dans quelle mesure un auteur que nous

nrsquoavons pas vu opeacuterer a opeacutereacute correctement et quelles sont les opeacuterations qui ont eacuteteacute

incorrectes Eacutevidemment la reacuteponse ne peut ecirctre pleinement satisfaisante on ne peut

espeacuterer qursquoune solution relative (On indiquera plus tard par quels expeacutedients on peut

tirer parti de ces solutions imparfaites)

17 Voici quels moyens permettent de donner du moins une reacuteponse utilisable en pratique

41

18 Drsquoabord on peut reacuteunir les renseignements geacuteneacuteraux sur les conditions geacuteneacuterales dans

lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur soit qursquoon possegravede des renseignements exteacuterieurs fournis par

la critique de provenance soit qursquoon se procure ces connaissances par lrsquoanalyse

intrinsegraveque du document On a donc agrave se poser plusieurs questions Lrsquoauteur donne-t-il

des renseignements sur les conditions ougrave il opeacuterait Sont-ils sincegraveres Y a-t-il trace de la

faccedilon dont il a proceacutedeacute Il srsquoagit surtout de chercher les conditions geacuteneacuterales qui ont pu

lrsquoincliner agrave opeacuterer incorrectement agrave mentir agrave affirmer leacutegegraverement agrave se tromper Il faut

donc dresser un questionnaire geacuteneacuteral ougrave seront preacutevus les motifs les plus puissants

drsquoincorrection ou par insinceacuteriteacute ou par erreur On se demandera Quel inteacuterecirct

personnel ou collectif lrsquoauteur a-t-il eu agrave mentir Quels preacutejugeacutes de sentiment ou de

doctrine quelles habitudes de langue ont pu lui faire deacuteformer la veacuteriteacute A-t-il eu les

eacuteleacutements de connaissances neacutecessaires pour son travail Savait-il travailler A-t-il eu la

possibiliteacute drsquoobserver les faits On doit reacutepondre pour son compte agrave ces questions et

srsquoassimiler les reacutesultats de cet examen car il faudra les avoir constamment preacutesents agrave

lrsquoesprit pendant lrsquoopeacuteration de critique

19 Mais ce questionnaire ne megravene pas loin Car il faut pouvoir faire la critique non pas en

geacuteneacuteral de lrsquoauteur ni mecircme en geacuteneacuteral du document mais en particulier de chacune des

opeacuterations drsquoesprit qui ont produit le document Or en pratique ces conditions ne sont

pas directement connues Il ne reste donc qursquoagrave les imaginer drsquoapregraves la connaissance

geacuteneacuterale que nous avons des proceacutedeacutes habituels de lrsquoesprit humain et de ses deacuteformations

habituelles Mais il faut garder nettement conscience du caractegravere psychologique et par

conseacutequent subjectif de cette pratique afin de nrsquoen jamais perdre de vue le caractegravere

relatif et provisoire

20 Sur chacune des opeacuterations de lrsquoauteur repreacutesenteacutees par une affirmation indeacutependante

on travaillera avec un questionnaire qui pourra ecirctre drsquoabord eacutecrit et conscient et qui

bientocirct deviendra instinctif

21 Essayons drsquoabord de preacutevoir les cas ougrave il est probable que lrsquoauteur aura manqueacute de

sinceacuteriteacute Normalement il est plus commode de dire ce qursquoon croit que de mentir mais il

suffit pour faire deacutevier un homme de la ligne naturelle de sinceacuteriteacute de la moindre

intention de produire sur le lecteur du document une impression que la veacuteriteacute ne

produirait pas Il faut donc dresser la liste des intentions possibles elle servira de

questionnaire pour examiner la sinceacuteriteacute de chaque affirmation Voici une eacutenumeacuteration

des intentions qui peuvent agir sur un auteur et par conseacutequent qui rendent son

affirmation suspecte

22 1deg Lrsquoauteur a eu un but pratique il a voulu obtenir un reacutesultat deacutetermineacute en donnant un

renseignement faux toute affirmation inteacuteresseacutee est suspecte On doit donc chercher quel

inteacuterecirct lrsquoauteur a pu avoir agrave preacutesenter les faits drsquoune certaine faccedilon Il faut preacutevoir non

seulement lrsquointeacuterecirct personnel mais lrsquointeacuterecirct collectif qui nrsquoest pas toujours facile agrave

deacutemecircler inteacuterecirct de parti de secte de corporation de nation Toutes les deacuteclarations

collectives tous les documents officiels rentrent dans cette cateacutegorie

23 2deg Lrsquoauteur a voulu reacutediger un document authentique et il se trouvait dans des

conditions de lieu de personnes de moment contraires aux regravegles prescrites pour

reacutediger ce document il ne pouvait lrsquoavouer il a donc fallu qursquoil menticirct sur tous les points

ougrave il nrsquoeacutetait pas en regravegle Crsquoest le cas de tout document authentique drsquoordinaire il est vrai

dans presque toutes ses parties et faux dans quelques-unes La loi exige qursquoun acte soit

reccedilu par deux notaires le document dira laquo Par-devant maicirctre un tel et son collegravegue raquo et

42

il nrsquoy aura pourtant qursquoun seul notaire Si les deacutelais prescrits par le regraveglement pour faire

un acte sont passeacutes lrsquoacte sera antidateacute crsquoest-agrave-dire pourvu drsquoune date fausse Si les

assistants leacutegalement neacutecessaires sont absents on les deacuteclarera preacutesents nouveau

mensonge Les regravegles rigides imposeacutees agrave ce genre drsquoactes sont non comme on le croit

souvent une garantie de sinceacuteriteacute mais au contraire une chance de mensonge

24 3deg Lrsquoauteur a eu des sympathies ou des antipathies pour un individu ou pour un groupe

ou pour certaines ideacutees Il faudra deacuteterminer ces hommes ces groupes ces ideacutees pour

savoir preacuteciseacutement sur quelles affirmations auront agi ces sentiments

25 4deg Lrsquoauteur a eacuteteacute entraicircneacute par une vaniteacute individuelle ou collective Il faudra deacuteterminer

lrsquoespegravece de vaniteacute car la vaniteacute est tregraves variable suivant les temps les pays les

personnes on peut mettre sa vaniteacute agrave massacrer agrave piller agrave tromper et il peut arriver

qursquoun homme par vaniteacute se vante drsquoun meurtre qursquoil nrsquoa pas commis Il faudra aussi

reconnaicirctre de quel groupe lrsquoauteur se sent solidaire et srsquoil est atteint de vaniteacute nationale

corporative eccleacutesiastique etc

26 5deg Lrsquoauteur a eacuteteacute dans lrsquoobligation de se conformer aux ideacutees geacuteneacuterales de son public par

crainte du blacircme ou du scandale ce qui lrsquoa inclineacute agrave conformer ses affirmations aux ideacutees

courantes Il faudra deacutemecircler ces convenances obligatoires qui varient drsquoune eacutepoque agrave

lrsquoautre et qui sont une cause puissante de deacuteformation

27 6deg Lrsquoauteur avait des habitudes litteacuteraires il a fait subir en partie sans en avoir

conscience agrave ses affirmations une deacuteformation dramatique romanesque lyrique

oratoire pour produire plus drsquoimpression sur ses lecteurs Cette cause drsquoalteacuteration est

tregraves importante dans les documents historiques narratifs ou descriptifs

28 7deg Lrsquoauteur a trouveacute plus court drsquoinventer que de se renseigner il a menti par simple

paresse Crsquoest le vice habituel des statistiques et en geacuteneacuteral des documents obtenus par

reacuteponses agrave un questionnaire Vous deacuterangez un employeacute pour lui faire faire un travail qui

ne lrsquointeacuteresse pas il vous reacutepondra au hasard pour se deacutebarrasser de vous Voilagrave

probablement la cause drsquoerreur la plus active dans les sciences sociales ougrave lrsquoon opegravere

surtout sur des documents reacutedigeacutes par des fonctionnaires

29 Ainsi sera dresseacutee la liste des cas ougrave le document risque drsquoinduire en erreur par deacutefaut de

sinceacuteriteacute

30 Une seconde liste comprendra les cas drsquoerreur venant de ce que lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute

correctement Ici il faut drsquoabord distinguer les cas ougrave lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer

correctement car srsquoil ne lrsquoa pas pu son affirmation nrsquoest pas seulement suspecte elle est

nulle

31 Voici le questionnaire des conditions qui rendent lrsquoopeacuteration correcte impossible ou tregraves

improbable ndash Quelques-unes sont deacutejagrave preacutevues dans le questionnaire geacuteneacuteral sur les

conditions geacuteneacuterales ougrave opeacuterait lrsquoauteur Savait-il faire les opeacuterations intellectuelles

correctement Savait-il abstraire raisonner geacuteneacuteraliser calculer observer Savait-il

faire la critique dans les cas ougrave il opeacuterait de seconde main avec des renseignements sur

des faits qursquoil nrsquoavait pas observeacutes lui-mecircme Ou a-t-il au contraire montreacute une

incapaciteacute eacutevidente par des erreurs freacutequentes dans un de ces genres drsquoopeacuterations

32 En outre pour chaque opeacuteration particuliegravere il faut un questionnaire ougrave sont preacutevues les

conditions de lrsquoopeacuteration et les chances ordinaires drsquoerreur Et drsquoabord Lrsquoauteur a-t-il

opeacutereacute par un travail personnel Ou reacutepegravete-t-il lrsquoaffirmation drsquoun autre Agrave chacune de ces

deux situations srsquoapplique une seacuterie diffeacuterente de questions

43

33 1deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute personnellement Comment a-t-il entrepris son travail Srsquoest-il mis

au travail spontaneacutement ou pour reacutepondre agrave une question La distinction est tregraves

importante dans les sciences sociales ougrave lrsquoon use beaucoup de lrsquoenquecircte par

questionnaires On doit se demander si lrsquoauteur ne reacutepondait pas agrave une question qui lui

suggeacuterait la reacuteponse ces reacuteponses suggeacutereacutees nrsquoont pas la mecircme valeur qursquoune deacuteclaration

spontaneacutee

34 2deg Lrsquoauteur a-t-il opeacutereacute en faisant lui-mecircme lrsquoobservation directe sur la reacutealiteacute Ou par

lrsquointermeacutediaire drsquoune opeacuteration intellectuelle Dans le cas ougrave il y a eu une opeacuteration on se

demandera drsquoabord Quelles donneacutees lrsquoauteur pouvait-il avoir La valeur drsquoune opeacuteration

deacutepend avant tout de la valeur des donneacutees sur lesquelles elle srsquoest faite elle ne donnera

aucun reacutesultat utile si elle a au point de deacutepart des donneacutees insuffisantes Crsquoest donc la

question capitale on ne saurait trop le rappeler agrave tous ceux qui ont agrave utiliser des

statistiques ils sont trop porteacutes agrave oublier qursquoun tableau statistique nrsquoest pas une

observation directe et agrave accepter les reacutesultats du calcul sans mecircme chercher agrave srsquoen

repreacutesenter les donneacutees Puis on se demandera quelle opeacuteration lrsquoauteur a faite A-t-il ducirc

abstraire geacuteneacuteraliser calculer Et quelles chances avait-il drsquoopeacuterer incorrectement Il

suffit pour reacutepondre agrave ces questions de se repreacutesenter les opeacuterations neacutecessaires pour

arriver agrave un reacutesultat analogue et les erreurs habituelles agrave chacune de ces opeacuterations

35 3deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute par observation directe nrsquoy a-t-il pas eu entre lui et lrsquoobjet agrave

observer une cause drsquoerreur personnelle Lrsquohallucination est rare et on nrsquoa guegravere agrave la

preacutevoir surtout en sciences sociales Mais lrsquoillusion est freacutequente elle provient de

lrsquohabitude de voir les choses se passer drsquoune certaine faccedilon Si les choses viennent agrave se

passer autrement ou si lrsquoon est transporteacute dans un autre milieu on continue agrave voir ce

qursquoon est habitueacute agrave voir Souvent mecircme on nrsquoobserve pas reacuteellement on admet drsquoavance

sans regarder ce qursquoon croit a priori devoir se produire Crsquoest lrsquoaction du preacutejugeacute une

opinion preacuteconccedilue sur un fait empecircche drsquoapercevoir ce fait tel qursquoil se preacutesente

36 4deg En supposant que lrsquoauteur a vraiment observeacute a-t-il eacuteteacute dans des conditions favorables

pour observer placeacute de faccedilon agrave bien voir libre de preacuteoccupation et drsquoopinion preacuteconccedilue

A-t-il noteacute son observation aussitocirct et lrsquoa-t-il noteacutee avec preacutecision Ou bien a-t-il eacuteteacute dans

les conditions inverses et par conseacutequent deacutefavorables Ou mecircme a-t-il eacuteteacute hors drsquoeacutetat

drsquoobserver

37 Si lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute personnellement crsquoest qursquoil reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre

Crsquoest le cas habituel la plupart des affirmations contenues dans un document sont de

seconde main ndash quand elles ne sont pas de troisiegraveme ndash Logiquement il faudrait remonter

agrave la source rechercher dans quelles conditions a opeacutereacute lrsquoauteur primitif celui qui a lui-

mecircme observeacute le fait et il faudrait srsquoassurer srsquoil a opeacutereacute correctement Mais en pratique on

nrsquoa presque jamais les renseignements neacutecessaires agrave cette recherche Tout ce qursquoon peut

atteindre quelquefois crsquoest le proceacutedeacute de transmission par lequel lrsquoauteur du document a

reccedilu son affirmation On peut reconnaicirctre si elle lui vient par voie orale ou par voie eacutecrite

En principe la transmission orale perd toute valeur lorsqursquoelle a traverseacute plusieurs

intermeacutediaires elle devient la leacutegende Les historiens nrsquoont pas encore renonceacute agrave la

manipuler pour en tirer des parcelles de veacuteriteacute Mais il nrsquoest pas neacutecessaire ici de discuter

ce proceacutedeacute personne en science sociale nrsquoaura lrsquoideacutee drsquoen faire usage ndash Si la transmission

est eacutecrite il faut savoir quelle est son origine et ce que valaient les eacutecrits par lesquels elle

srsquoest faite

44

38 En appliquant ce questionnaire on arrive agrave classer toutes les affirmations en trois

cateacutegories impossibles suspectes non suspectes On verra plus loin quel parti on peut

tirer de ce classement

45

Chapitre VI

Emploi des faits critiqueacutes

I Difficulteacute drsquoeacutetablir les faits ndash Solution pratiqueII Faits plus probables ndash Cas ougrave le mensonge est difficile ndash Cas ougrave lrsquoerreur est difficile ndash Cas ougravelrsquoaffirmation exceptionnelle est une preacutesomption de veacuteriteacuteIII Concordance entre des observations indeacutependantes ndash Conditions pour que la concordance soitconcluante ndash Proceacutedeacutes pour eacutetablir lrsquoindeacutependance des affirmations critique de sourcesndash Comparaison des observations indeacutependantes

1 I ndash Lrsquoeacutetude des preacutecautions neacutecessaires pour faire la critique drsquoun document nous a

meneacutes agrave des conclusions peu rassurantes On ne peut proceacuteder que par une analyse

minutieuse pousseacutee jusqursquoagrave lrsquoaffirmation eacuteleacutementaire Sur chacune de ces affirmations on

ne peut opeacuterer qursquoindirectement et lrsquoon nrsquoa pas de moyen pour en deacuteterminer exactement

la valeur Les seuls reacutesultats fermes sont neacutegatifs ils avertissent qursquoon ne peut rien tirer

du document ils deacutetruisent de pseudo-documents ils empecircchent de puiser agrave une source

contamineacutee mais ils ne fournissent rien Tous les reacutesultats positifs restent relatifs ils se

formulent ainsi laquo Il y a des chances que telle opeacuteration ait eacuteteacute mal faite et que

lrsquoaffirmation soit sans valeur raquo ou laquo On nrsquoaperccediloit pas de chance drsquoalteacuteration raquo Ce

reacutesultat toujours vague est mecircme douteux car il reste une part drsquoappreacuteciation subjective

qui tient agrave notre ignorance ou agrave notre connaissance imparfaite des conditions de travail

de lrsquoauteur

2 En outre nous ne sommes sucircrs ni que lrsquoauteur placeacute dans de mauvaises conditions aura

menti ou mal observeacute ni de lrsquoinverse Lrsquoexpeacuterience nous montre qursquoil y a des hommes qui

opegraverent autrement que la normale et il peut y avoir des conditions inconnues de nous qui

ont agi en sens inverse de celles que nous connaissons Lrsquoimpression premiegravere de cette

enquecircte est donc qursquoon ne peut atteindre aucune veacuteriteacute par la meacutethode historique

3 En fait cependant cette meacutethode a permis de deacuteterminer des faits incontesteacutes Personne

nrsquoa jamais douteacute de lrsquoexistence de lrsquoesclavage dans lrsquoAntiquiteacute et du servage au Moyen

Acircge Il y a donc des cas ougrave lrsquoon peut arriver agrave la veacuteriteacute en partant des reacutesultats de la

critique historique

4 II ndash Les conditions qui permettent de tirer parti des affirmations drsquoun document sont de

deux sortes elles tiennent soit agrave la nature mecircme de lrsquoaffirmation soit au rapport entre

plusieurs affirmations

46

5 La nature des affirmations fait une diffeacuterence tregraves consideacuterable Il y a des faits tregraves faciles

drsquoautres tregraves difficiles agrave eacutetablir Suivant lrsquoespegravece de faits sur lesquels porte une

affirmation cette affirmation est tregraves probable ou tregraves douteuse

6 Ce qursquoon appelle un fait soit dans le langage vulgaire soit mecircme en science crsquoest une

affirmation un jugement qui reacuteunit ensemble plusieurs impressions en affirmant qursquoelles

correspondent agrave une reacutealiteacute exteacuterieure Or il y a suivant les diffeacuterentes espegraveces de faits

une diffeacuterence eacutenorme de difficulteacute entre les opeacuterations par lesquelles on aboutit agrave une

affirmation exacte et sincegravere Sur cette diffeacuterence est eacutetablie une partie des conclusions

positives en matiegravere historique

7 En geacuteneacuteral (on lrsquoa vu plus haut) il y a bien des tentations de mensonge bien des chances

drsquoerreur et cela rend a priori bien douteux qursquoune affirmation ait eacutechappeacute agrave toutes ces

tentations et agrave toutes ces chances Mais il y a aussi des conditions qui rendent le

mensonge si inutile ou lrsquoerreur si difficile que tous deux deviennent tregraves improbables On

en peut distinguer trois cateacutegories

8 1deg Il y a des conditions qui rendent le mensonge improbable Lrsquohomme altegravere la veacuteriteacute

pour produire une impression il faut donc pour qursquoil essaie de mentir qursquoil croie

possible de produire cette impression et qursquoil juge avantageux de la produire Ainsi il y

aura trois espegraveces de cas ougrave le mensonge sera improbable

9 1er cas ndash Quand lrsquoaffirmation va en sens inverse de lrsquoeffet que lrsquoauteur voudrait produire

quand elle est contraire agrave son inteacuterecirct agrave sa passion ou agrave sa vaniteacute individuelle ou collective

ou agrave ses goucircts litteacuteraires ou agrave lrsquoopinion qursquoil cherche agrave meacutenager la sinceacuteriteacute devient tregraves

probable Mais ce criteacuterium est deacutelicat agrave manier car il implique qursquoon sait exactement

lrsquoimpression que lrsquoauteur a voulu produire ce qursquoil a regardeacute comme son inteacuterecirct

dominant ce qui a eacuteteacute sa passion sa vaniteacute dominante son goucirct ou le goucirct de son public

Le danger est drsquoadmettre que ses sentiments ont eacuteteacute semblables aux nocirctres Ce criteacuterium

dont les historiens sont tregraves fiers leur a fait souvent commettre des erreurs On croit

volontiers comme on dit laquo un teacutemoin qui srsquoaccuse lui-mecircme raquo ndash Charles IX se vantant

drsquoavoir preacutepareacute la Saint-Bartheacutelemy ndash sans prendre garde que lrsquoauteur peut avoir mis sa

vaniteacute agrave srsquoattribuer ce que nous regardons comme un crime

10 2e cas ndash On peut preacutesumer la sinceacuteriteacute quand lrsquoauteur srsquoil a eacuteteacute tenteacute de mentir a ducirc ecirctre

arrecircteacute par la certitude que son public verrait le mensonge et qursquoil manquerait son effet

Cela arrive pratiquement dans deux cas ndash 1deg Ou lrsquoauteur a eacutecrit pour un public difficile agrave

tromper un public qui a soit un inteacuterecirct pratique agrave controcircler les dires de lrsquoauteur soit

lrsquohabitude de ne pas se laisser tromper crsquoest aussi un criteacuterium deacutelicat car on ne sait pas

drsquoordinaire exactement quelle ideacutee lrsquoauteur srsquoest faite de son public et il peut lrsquoavoir

imagineacute plus creacutedule qursquoil nrsquoeacutetait 2deg Ou bien lrsquoauteur a vu avec une eacutevidence irreacutesistible

qursquoune affirmation mensongegravere serait trop facile agrave controcircler que le fait est trop connu

ou trop facile agrave veacuterifier Ce criteacuterium beaucoup plus pratique permet de reacuteserver comme

probablement sincegraveres les affirmations qui portent sur les faits eacutenormes mateacuteriels

durables et tout agrave fait proches ndash agrave condition de prendre garde au niveau drsquointelligence de

lrsquoauteur du document car si ce niveau eacutetait tregraves bas le criteacuterium ne srsquoappliquerait plus

11 3e cas ndash Il y a des cas ougrave lrsquoauteur dira la veacuteriteacute parce qursquoil aura eu besoin de ne pas mentir

parce qursquoil srsquoagit drsquoaffirmations secondaires eacutetrangegraveres au but qui exige un mensonge

destineacutees au contraire agrave fortifier lrsquoaffirmation mensongegravere en lui donnant de la

vraisemblance crsquoest ainsi que dans un acte ougrave la deacuteclaration principale est fausse les

47

deacutetails accessoires sont sincegraveres et drsquoautant plus sincegraveres qursquoils doivent servir agrave masquer

la partie fausse

12 On arrive ainsi agrave deacutegager de lrsquoensemble drsquoun document quelques affirmations tregraves

probablement sincegraveres

13 2deg Il y a eacutegalement des conditions qui rendent lrsquoerreur improbable Sans doute

lrsquoobservation scientifique est difficile et les conditions drsquoune observation correcte ne sont

jamais reacutealiseacutees par les auteurs de documents en outre la plupart des affirmations de

documents ne viennent mecircme pas directement de lrsquoobservateur elles viennent par

intermeacutediaires drsquoun autre observateur anonyme crsquoest un fait observeacute et reacutedigeacute on ne sait

par qui dans des conditions inconnues Dans les sciences constitueacutees telles que la

physiologie on ne ferait aucun usage drsquoun renseignement qui se preacutesenterait ainsi or

lrsquohistoire nrsquoen a pas drsquoautres Mais par contre on doit tenir compte de la diffeacuterence entre

les faits qursquoil srsquoagit drsquoatteindre dans les sciences objectives et les faits qui constituent les

sciences sociales Une science comme la physique ou la physiologie cherche agrave constater

des mouvements rapides difficiles agrave observer ou agrave deacuteterminer des quantiteacutes tregraves petites

mesureacutees exactement Les sciences sociales portent sur des faits beaucoup plus grossiers

qui exigent des observations beaucoup moins preacutecises elles ont agrave constater lrsquoexistence

drsquoobjets drsquoindividus de groupes ou drsquousages qui durent des anneacutees ou mecircme des siegravecles

ndash le tout constateacute en termes de la langue vulgaire ou par de simples deacutenombrements sans

mesure preacutecise Elles peuvent donc se contenter drsquoobservations beaucoup plus mal faites

Car ce qursquoelles cherchent ce sont des pheacutenomegravenes drsquoensemble superficiels et

grossiegraverement deacutefinis le nombre et la proportion des habitants ou des objets ndash des

cateacutegories grossiegraverement eacutetablies (sexe acircge illettreacutes ouvriers cultivateurs) ndash des

institutions sociales ou eacuteconomiques ndash presque tous faits tregraves faciles agrave constater Ainsi

les documents sont tous grossiers mais les faits qursquoon a besoin de recueillir le sont encore

davantage En science sociale on ne cherche que des approximations on peut donc parmi

ces faits mal observeacutes distinguer ceux qui sont tellement grossiers qursquoil est presque

impossible de mal les observer Voici les principales espegraveces de faits de ce genre

14 a Les faits qui ont dureacute longtemps et qursquoon a ducirc voir ou entendre mentionner souvent

tels que lrsquoexistence drsquoun homme ou drsquoun objet ndash les actes qui se renouvellent

freacutequemment (usages institutions pratiques) ndash les lois regraveglements conventions tarifs

ndash les eacuteveacutenements de longue dureacutee (crises eacutepideacutemies reacutevolutions)

15 b Les faits faciles agrave observer parce qursquoils sont tregraves eacutetendus en espace tels qursquoun groupe

nombreux (peuple socieacuteteacute) un acte ou un eacutetat collectif (loi usage institution) applicable

agrave un grand territoire

16 c Les faits faciles agrave eacutetablir parce que lrsquoaffirmation reste en termes approximatifs et qursquoune

observation tregraves superficielle suffit agrave les constater tels que lrsquoexistence drsquoune institution

en gros sans preacuteciser les deacutetails ou la quantiteacute exprimeacutee par un mot tregraves vague (par

exemple laquo pays deacutesert raquo ou laquo population tregraves dense raquo)

17 Ainsi en se contentant de peu on arrive agrave deacutegager de documents tregraves meacutediocres des

affirmations tregraves probablement exactes On remarquera qursquoexact est en ce cas le contraire

de preacutecis plus une affirmation devient preacutecise plus les chances drsquoerreur augmentent

plus la probabiliteacute drsquoexactitude diminue Lrsquoaffirmation a drsquoautant plus de chances drsquoecirctre

exacte qursquoelle reste vague plus elle se preacutecise plus elle court risque de devenir inexacte

18 3deg Il y a enfin dans quelques cas des conditions qui rendent lrsquoexactitude probable ce sont

celles qui impliquent une contradiction entre lrsquoaffirmation du document et les habitudes

48

drsquoesprit de lrsquoauteur Si un homme affirme avoir observeacute un fait tout agrave fait inattendu pour

lui et contraire agrave toutes ses notions sur le monde une parole qursquoil ne comprend pas un

fait qui lui paraicirct absurde en ce cas la chance drsquoerreur est tregraves faible Car pour lui faire

accepter cette notion nouvelle contraire agrave toutes ses autres notions il a fallu une forte

raison exteacuterieure et cette raison ne peut guegravere ecirctre qursquoune perception exacte Un

exemple frappant est celui des bolides et des aeacuterolithes deacutecrits agrave une eacutepoque ougrave on

ignorait ces pheacutenomegravenes Donc tout fait signaleacute comme tregraves invraisemblable par celui qui

le recueille a par lagrave mecircme une valeur exceptionnelle Mais crsquoest un criteacuterium difficile agrave

manier le danger est de se figurer la contradiction drsquoapregraves notre propre esprit Il faut

prendre garde que le fait rapporteacute comme invraisemblable doit ecirctre en contradiction avec

les ideacutees de lrsquoauteur non avec les nocirctres Les gens qui croient au miracle ou au

merveilleux voient facilement des miracles ou des apparitions cela nrsquoest pas

contradictoire avec leurs notions et ne peut pas ecirctre consideacutereacute comme une preacutesomption

drsquoobservation exacte

19 II ndash Lrsquoanalyse permet donc de mettre agrave part tout un groupe drsquoaffirmations grossiegraveres ou

indiffeacuterentes et comme telles beaucoup moins suspectes elle rend par conseacutequent

possible de reacuteunir sur les pheacutenomegravenes sociaux durables et eacutetendus beaucoup de

renseignements tregraves probables qursquoon peut utiliser dans les sciences sociales

20 Pris isoleacutement chacun de ces renseignements resterait agrave cet eacutetat probable on nrsquoaurait

pas le droit de le consideacuterer comme une proposition scientifique crsquoest-agrave-dire une

affirmation indiscutable Comment peut-on atteindre des propositions de ce genre Nous

sommes arriveacutes ici sur le terrain de lrsquoobservation il ne nous reste plus qursquoagrave employer le

proceacutedeacute normal de toute science drsquoobservation

21 Le principe commun agrave toute science crsquoest qursquoon ne peut pas arriver agrave une conclusion

scientifique par une observation unique Toute observation doit ecirctre reacutepeacuteteacutee pour qursquoon

ait le droit de conclure Il en doit ecirctre exactement de mecircme en matiegravere de document

22 Le proceacutedeacute pour arriver agrave une conclusion consiste donc agrave rapprocher plusieurs

observations sur le mecircme fait pour voir si elles concordent Quand elles ne concordent

pas il est certain que lrsquoune drsquoelles est fausse Si elles concordent la concordance ne peut

provenir que de deux causes ou toutes sont fausses et elles se rencontrent par hasard ou

elles sont concordantes entre elles parce qursquoelles concordent toutes avec la reacutealiteacute

23 Or il y a beaucoup de faccedilons de se tromper par suite beaucoup drsquoerreurs possibles sur un

fait il nrsquoy a qursquoune seule faccedilon de voir exactement par suite qursquoune seule affirmation

exacte possible Il est donc tregraves improbable que des observateurs opeacuterant

indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre commettent exactement la mecircme erreur et cet accord

accidentel devient de plus en plus improbable agrave mesure que le nombre drsquoobservations

augmente Il nrsquoy a pas de raison pour que des observations diffeacuterentes qui ne sont pas

lieacutees agrave la reacutealiteacute se ressemblent entre elles Cette ressemblance ne pourrait ecirctre produite

que par le hasard et le mecircme hasard ne se renouvelle pas un grand nombre de fois de

suite Crsquoest lagrave une application du calcul des probabiliteacutes Si des observations

indeacutependantes se ressemblent crsquoest qursquoelles sont relieacutees entre elles par un intermeacutediaire

et cet intermeacutediaire ne peut ecirctre que la reacutealiteacute qui a eacuteteacute leur fondement commun si elles

ont entre elles un lien de ressemblance crsquoest que chacune drsquoelles est lieacutee agrave une mecircme

reacutealiteacute

24 Tel est le principe fondamental dans toutes les sciences drsquoobservation le seul principe

qursquoon puisse employer tant qursquoon nrsquoarrive pas agrave produire le pheacutenomegravene et agrave le faire

49

varier crsquoest-agrave-dire agrave opeacuterer par expeacuterimentation Crsquoest un principe empirique qui peut se

formuler ainsi Les erreurs drsquoobservation personnelle ne se rencontrent pas elles

divergent seules les observations exactes concordent entre elles

25 Pour appliquer ce principe aux renseignements tireacutes des documents il faut sur le mecircme

fait reacuteunir plusieurs affirmations concordantes Il faut donc classer les reacutesultats de

lrsquoanalyse critique en reacuteunissant ensemble les affirmations relatives au mecircme fait

26 On commence par reacuteunir ces affirmations puis on les compare en tenant compte des

notes de deacutefaveur ou de faveur que la critique a permis drsquoattacher agrave chacune drsquoelles Srsquoil y

a deacutesaccord entre les affirmations extraites de deux ou plusieurs documents presque

toujours un de ces documents eacutetait deacutejagrave suspect pour des motifs de critique le deacutesaccord

ne fait que confirmer la deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de ce document suspect Ou si cette deacutefiance ne

srsquoeacutetait pas encore produite il rend le service de la faire naicirctre

27 Mais pour proceacuteder meacutethodiquement il faut deux opeacuterations distinctes 1deg Srsquoassurer de

combien drsquoobservations reacuteelles on dispose crsquoest-agrave-dire combien on a drsquoaffirmations

indeacutependantes 2deg Rapprocher les observations pour arriver agrave la conclusion deacutefinitive

28 1deg La tendance naturelle est de proceacuteder comme si chaque document constituait une

observation On possegravede sur un mecircme fait dix documents (on a par exemple le reacutecit drsquoune

reacuteunion de syndicat dans dix journaux diffeacuterents) on srsquoimagine avoir dix observations Or

il arrive le plus souvent qursquoun document reproduit un autre document ou pour parler

plus exactement qursquoune affirmation ne fait que reproduire une autre affirmation de

sorte que plusieurs documents reproduisent la mecircme affirmation Mais comme on se

trouve en preacutesence de documents reacutedigeacutes par des auteurs diffeacuterents on subit lrsquoillusion de

plusieurs affirmations diffeacuterentes de lagrave la tendance agrave les compter comme autant

drsquoobservations Plusieurs journaux reproduisent le mecircme reacutecit les reporters de

diffeacuterents journaux se sont entendus un seul drsquoentre eux est alleacute assister agrave la seacuteance il a

reacutedigeacute un compte rendu les autres lrsquoont copieacute chacun dans son journal On possegravede alors

plusieurs documents A-t-on autant drsquoobservations Eacutevidemment non les dix journaux

ne repreacutesentent tous qursquoune seule observation Les compter pour dix ce serait opeacuterer

comme si on comptait pour un document chacun des exemplaires drsquoun mecircme livre

imprimeacute On ne devra compter que les observations indeacutependantes sur un mecircme fait Il faut

donc commencer par eacutetablir la relation entre les documents qui ont lrsquoair diffeacuterents pour

deacuteterminer ceux qui reacuteellement ont chacun pour origine une observation indeacutependante

et ceux qui au contraire ont pour origine commune une mecircme observation Dans la

langue technique cette origine des documents srsquoappelle source

29 La critique de sources qui eacutetudie les origines des documents donne souvent des reacuteveacutelations

inattendues elle constitue une partie importante de la technique historique1 Le principe

en est tregraves simple Quand deux affirmations sont identiques elles se ressemblent trop

pour venir de deux observations diffeacuterentes car lrsquoexpeacuterience montre que deux

observateurs opeacuterant seacutepareacutement nrsquoarrivent jamais agrave des conclusions formuleacutees dans les

mecircmes termes Si donc deux affirmations sont pareilles dans la forme crsquoest qursquoelles sont

copieacutees lrsquoune sur lrsquoautre ou toutes deux copieacutees sur une troisiegraveme en tout cas elles ne

doivent compter que pour une seule Mais la pratique soulegraveve des difficulteacutes dans deux

cas a) Lrsquoauteur qui a reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre cherche agrave dissimuler son emprunt

il modifie expregraves la forme pour deacuterouter son public comme fait un eacutecolier qui a copieacute son

devoir sur un voisin Il faut chercher alors dans le fond mecircme des faits examiner surtout

lrsquoordre et la liaison des faits lrsquoidentiteacute du fond et des rapports eacutetablis entre les faits suffit

entiegraverement pour prouver la deacutependance car jamais deux observateurs indeacutependants ne

50

preacutesentent les faits dans le mecircme ordre ni ne leur attribuent les mecircmes rapports b)

Lrsquoauteur a pris agrave la fois crsquoest-agrave-dire alternativement dans deux ou plusieurs documents

En ce cas le travail est plus compliqueacute il faut comparer son reacutecit avec plusieurs autres

Ce travail qui tient tant de place dans lrsquoeacutetude des sources antiques et du Moyen Acircge nrsquoest

pas moins neacutecessaire pour les documents contemporains rapports enquecirctes tableaux

statistiques Il est tellement tentant de reproduire une observation deacutejagrave faite plutocirct que

de se donner la peine drsquoen faire une nouvelle qursquoon doit toujours se demander quand on

possegravede deux documents sur le mecircme fait srsquoils ne sont pas simplement la reproduction

lrsquoun de lrsquoautre Souvent mecircme on peut srsquoassurer qursquoil ne restait qursquoune seule source un

seul observateur direct auquel il eacutetait commode de srsquoadresser on est sucircr alors que crsquoest

une observation unique qui a servi agrave reacutediger les documents de reacutedacteurs tregraves diffeacuterents

Il en est souvent ainsi pour un chiffre de statistique qui une fois introduit dans une

œuvre connue passe drsquoun auteur agrave lrsquoautre et finit par se trouver reproduit dans un si

grand nombre drsquoouvrages que personne ne songe plus agrave le contester

30 Cette critique de sources ne donnera qursquoun reacutesultat neacutegatif empecirccher drsquoecirctre dupe de

fausses observations indeacutependantes et permettre de ne conserver que celles qui sont

vraiment indeacutependantes

31 2deg La seconde opeacuteration consistera agrave rapprocher les observations reconnues

indeacutependantes afin de voir si eacutetant suffisamment diffeacuterentes pour ecirctre indeacutependantes

elles sont assez ressemblantes pour permettre de tirer une conclusion de leur

ressemblance En histoire comme en toute science la veacuteriteacute se trouve au point de

croisement de plusieurs voies de recherches suivies chacune par un observateur

diffeacuterent

32 On proceacutedera en se posant une seacuterie de questions meacutethodiques 1deg Avons-nous plusieurs

observations du mecircme fait 2deg Sur quelles parties du fait concordent-elles 3deg Comment

les faits sur lesquels nous ne posseacutedons qursquoune seule observation concordent-ils entre

eux Ici on sort de la question de la critique des documents pour passer sur le terrain de

la construction de la science

NOTES

1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre II chap IV

51

Chapitre VII

Groupement des faits

I Conditions du groupement des faits ndash Eacutetat des faits tireacutes des documents diffeacuterences de degreacute denature de probabiliteacute II Groupement provisoire ndash Monographies reacutepertoiresIII Nature des faits agrave grouper ndash Faits geacuteneacuteraux ou individuels faits certains ou douteuxndash Existences actes humains motifs

1 Nous voici arriveacutes agrave la deuxiegraveme partie du travail historique agrave la construction Par quels

proceacutedeacutes peut-on grouper les faits tireacutes des documents de faccedilon agrave construire une science

crsquoest-agrave-dire un ensemble meacutethodique Comment la meacutethode historique srsquoapplique-t-elle

agrave la construction de la science sociale

2 I ndash Pour construire une science il faut partir non de notre ideacuteal de la science que nous

deacutesirerions constituer mais de la reacutealiteacute des mateacuteriaux dont nous pouvons disposer Il

serait chimeacuterique de se proposer un plan que les mateacuteriaux ne se precircteraient pas agrave

reacutealiser on ne construira pas une Tour Eiffel avec des moellons Crsquoest lagrave une neacutecessiteacute

pratique qursquooublient les philosophes quand ils veulent construire une science sociale avec

une meacutethode meacutetaphysique ou en imitant le plan des sciences biologiques sans tenir

compte de la diffeacuterence des mateacuteriaux

3 La premiegravere question sera donc De quels mateacuteriaux disposent les sciences sociales

Presque tous sont ndash par suite de neacutecessiteacutes pratiques ndash tireacutes non de lrsquoobservation directe

mais de documents de mateacuteriaux historiques semblables agrave ceux qursquoemploie lrsquohistoire

contemporaine Quelle est la nature de ces mateacuteriaux En quoi diffegraverent-ils des

mateacuteriaux des autres sciences

4 Drsquoabord ils proviennent forceacutement de lrsquoanalyse drsquoun document Ils nous arrivent donc

dans lrsquoeacutetat ougrave lrsquoanalyse nous les livre hacheacutes par cette analyse en affirmations

eacuteleacutementaires1 car dans un document il y a des milliers drsquoaffirmations et mecircme dans la

plupart des affirmations dont se compose une simple phrase il y a plusieurs affirmations

eacuteleacutementaires souvent on accepte lrsquoune on rejette lrsquoautre Chacune de ces affirmations

constitue un fait Mais ces faits sont drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes

5 1deg Ils sont agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents Dans une statistique par exemple on

aura des cas individuels des additions partielles des totaux geacuteneacuteraux Dans une

52

description on aura cocircte agrave cocircte un cas individuel unique et un reacutesumeacute sur lrsquoensemble

drsquoune institution

6 2deg Ils se rapportent agrave des objets de nature tregraves diffeacuterente Lrsquoauteur du document en

preacutesentant les faits nrsquoa pas eu la mecircme preacuteoccupation que le classificateur aura en les

eacutetudiant Il nrsquoa eu aucune raison pour les preacutesenter dans lrsquoordre ougrave le constructeur aura

besoin de les mettre Les faits arrivent donc toujours dans un pecircle-mecircle ndash plus grand sans

doute pour lrsquohistorien parce qursquoil cherche des faits plus varieacutes (faits de langue

conceptions croyances sentiments institutions) ndash mais tregraves grand encore mecircme dans les

sciences sociales Bien que systeacutematiquement on eacutecarte la plus grande partie des faits

pour se renfermer dans les faits sociaux il en reste encore drsquoassez varieacutes pour produire

une confusion beaucoup plus grande qursquoen aucune science expeacuterimentale Dans les

sciences drsquoobservation directe on choisit les faits qursquoon veut observer dans les sciences

documentaires on les reccediloit de la main drsquoun autre avant de srsquoen servir il faut donc les

trier

7 3deg Les faits extraits des documents arrivent chacun avec une eacutetiquette critique (fait

suspect fait tregraves probable fait douteux etc) qui pratiquement varie depuis une simple

indication de faveur ou de deacutefaveur jusqursquoagrave la quasi-certitude de la fausseteacute ou de la

veacuteriteacute le renseignement est si important qursquoon est obligeacute de conserver cette eacutetiquette

8 Tous ces faits disparates il faut commencer par les reacuteunir avant de pouvoir preacuteparer le

rapprochement avec drsquoautres faits qui permettra une conclusion deacutefinitive Dans les

autres sciences aussi il faut attendre pour conclure drsquoavoir reacuteuni plusieurs observations

sur un mecircme fait mais dans les sciences expeacuterimentales on peut refaire aussitocirct drsquoautres

observations avant de publier En matiegravere historique ougrave lrsquoon deacutepend du hasard des

documents on commence par avoir drsquoabord des cas uniques comparables aux cas

cliniques qui srsquoentassent dans les revues de meacutedecine avant qursquoon en puisse tirer aucune

conclusion

9 Ainsi on trouve drsquoabord devant soi une masse incoheacuterente de menus faits une poussiegravere

de connaissances de deacutetail un nombre eacutenorme drsquoaffirmations de valeur tregraves diffeacuterente

sur des faits drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents En

science sociale ce sont 1deg des donneacutees statistiques sur des ecirctres ou des objets diffeacuterents

de diffeacuterente valeur suivant lrsquointelligence ou lrsquohonnecircteteacute de lrsquoopeacuterateur agrave des degreacutes de

geacuteneacuteraliteacute divers les unes portant sur un seul individu drsquoautres sur un groupe drsquoautres

prenant la forme drsquoun tableau drsquoensemble soit agrave un moment unique soit agrave des moments

diffeacuterents 2deg des descriptions drsquousages ou drsquoinstitutions ou de conditions mateacuterielles

descriptions drsquoun deacutetail ou drsquoun ensemble drsquoun petit groupe local ou de groupes

reacutegionaux ou drsquoune mecircme nation ou du monde entier toutes drsquoexactitude tregraves variable

3deg des regraveglements drsquoinstitutions locaux geacuteneacuteraux nationaux les uns appliqueacutes si

exactement qursquoils ont la valeur drsquoune description de faits reacuteels drsquoautres purement

nominaux drsquoautres en partie appliqueacutes en partie restant lettre-morte

10 II ndash Pour se reconnaicirctre dans ce pecircle-mecircle il faut un classement il faut trier les faits

extraits des documents de faccedilon agrave les classer drsquoapregraves un mecircme principe Mais la confusion

est si grande le travail est si compliqueacute qursquoen pratique il ne peut guegravere se faire par une

seule opeacuteration Dans toutes les sciences documentaires on est ameneacute agrave une division du

travail ndash Un premier classement pratique et provisoire sert agrave deacutebrouiller les faits et agrave

mettre ensemble les faits de mecircme nature il aboutit agrave un reacutepertoire ou agrave une

monographie ndash Un deuxiegraveme classement scientifique et deacutefinitif part de ce recueil

provisoire (reacutepertoire ou monographie) pour tacirccher de saisir les rapports reacuteguliers

53

drsquoabord entre les faits de mecircme nature puis entre les groupes de diffeacuterente nature Ces

deux opeacuterations tendent mecircme agrave se partager entre les deux espegraveces de travailleurs les

eacuterudits et les speacutecialistes qui aiment surtout le contact direct avec le document brut

preacutefegraverent se limiter au classement provisoire le classement deacutefinitif reste abandonneacute

aux hommes drsquoesprit geacuteneacuteralisateur qui sont souvent des professeurs ou des hommes

politiques

11 Le classement provisoire prend surtout deux formes la monographie et le reacutepertoire

12 La forme la plus simple la monographie repose sur un principe que la plupart des

travailleurs appliquent spontaneacutement On recueille ensemble les faits de mecircme nature qui

se rapportent agrave un groupe de faits limiteacute eacutetroitement dans lrsquoespace et dans le temps On

fait par exemple la monographie des recettes et deacutepenses drsquoune famille la monographie

des syndicats drsquoun meacutetier dans une ville pendant une anneacutee ou une courte peacuteriode Une

autre forme de monographie est le tableau de statistique deacutetailleacute diviseacute en colonnes ougrave

les faits sont agrave la fois analyseacutes et deacutenombreacutes par exemple la statistique analytique de la

population drsquoune ville Les limites eacutetant eacutetroites il devient possible de recueillir tous les

faits connus sur un mecircme sujet Et crsquoest un grand attrait pour beaucoup drsquoesprits leur

plaisir eacutetant non de savoir beaucoup mais de savoir plus que personne au monde sur un

sujet donneacute il leur est agreacuteable de recueillir tout ce qursquoon sait de faire une collection

complegravete crsquoest lrsquoideacuteal du collectionneur

13 Les limites de ces monographies sont fixeacutees par le collectionneur drsquoordinaire pour des

raisons pratiques elles embrassent les faits qursquoil pouvait atteindre complegravetement Le

cadre est donc tregraves diffeacuterent suivant la quantiteacute de documents dont on dispose quand il

y en a peu on tend agrave eacutetendre la monographie sur un groupe drsquohommes plus nombreux ou

sur un temps plus long Les monographies sur le Moyen Acircge ont des sujets plus vastes que

celles qui traitent des pheacutenomegravenes contemporains

14 La raison drsquoecirctre de la monographie crsquoest de permettre de dominer tous les faits qui se

sont produits dans un champ donneacute Elle comporte drsquoabord le groupement des faits de

mecircme nature mais rien nrsquoempecircche en outre de reacuteunir dans une mecircme monographie

plusieurs groupes de faits de plusieurs natures qui ont ce caractegravere commun de srsquoecirctre

produits dans le mecircme champ Crsquoest souvent mecircme une pratique tregraves avantageuse mais agrave

condition de reacutepartir en sections distinctes les faits de natures diffeacuterentes

15 La monographie quand elle est faite au moyen de documents doit conserver lrsquoindication

de provenance de chaque fait crsquoest une preacutecaution qui malheureusement est souvent

neacutegligeacutee Il arrive aux speacutecialistes drsquooublier que leurs lecteurs ont le droit de leur

demander leurs sources et ceux qui ont travailleacute sur des documents ineacutedits sont souvent

les plus neacutegligents faute drsquoavoir adopteacute un systegraveme meacutethodique de renvoi agrave leurs

sources ils se dispensent parfois de toute reacutefeacuterence et se conduisent comme srsquoils

donnaient le reacutesultat drsquoobservations directes

16 Le reacutepertoire nrsquoest qursquoun recueil de monographies souvent œuvres drsquoauteurs diffeacuterents

reacuteunies en un mecircme ouvrage drsquoordinaire sous une direction unique Mais ce sont de

preacutefeacuterence des monographies sommaires et souvent des reacutesumeacutes de monographies

anteacuterieures publieacutees seacutepareacutement Le reacutepertoire est une neacutecessiteacute pratique pour toute

science qui a besoin de reacuteunir un grand nombre de faits particuliers il sert agrave rassembler

les monographies eacuteparses agrave les condenser agrave supprimer les doubles emplois agrave faire

apercevoir les lacunes et mecircme agrave les combler Il doit ecirctre ameacutenageacute suivant des raisons

pratiques car son but est surtout de rendre les recherches rapides et sucircres Tregraves souvent

54

le seul ordre pratique est lrsquoordre alphabeacutetique celui des dictionnaires Il ne faut pas

meacutepriser les reacutepertoires alphabeacutetiques ils ne sont pas encore la science mais ils sont la

condition pratique de la science En statistique les faits se reacutesument en tableaux et en

graphiques qursquoon est obligeacute de ranger un peu arbitrairement en seacuteries lrsquoordre est alors

indiqueacute par un index

17 En pratique crsquoest dans les monographies et les reacutepertoires qursquoon va chercher les faits qui

servent agrave construire la science deacutefinitive crsquoest-agrave-dire agrave trouver des rapports permanents

entre les faits Il est bien entendu que pour se servir des recueils ou des monographies il

faut leur appliquer les mecircmes regravegles qursquoaux documents et commencer par en faire la

critique Mais au lieu drsquoune critique analytique on peut srsquoen tenir agrave une critique geacuteneacuterale

pour constater la faccedilon dont lrsquoauteur a utiliseacute les documents ce sera court car si le

travail est correctement fait lrsquoauteur aura donneacute lrsquoindication de ses sources et on aura

vite fait de voir ce que valent ses mateacuteriaux et comment il les a mis en œuvre

18 III ndash Il est toujours possible de faire un groupement provisoire des faits Mais avant

drsquoessayer une construction scientifique il faut srsquoassurer si elle est possible ce qui oblige

drsquoabord agrave se rendre compte de la nature des faits agrave grouper

19 On peut grouper les faits en cateacutegories suivant deux systegravemes 1deg suivant le degreacute de

geacuteneacuteraliteacute sous lequel ils se preacutesentent agrave nous 2deg suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation par

laquelle ils nous sont connus

20 1deg Suivant le degreacute de geacuteneacuteraliteacute il y a des faits individuels des faits particuliers agrave un

groupe des faits geacuteneacuteraux Les sciences sociales nrsquoeacutetudient pas drsquoordinaire les faits

purement individuels elles ne cherchent pas ce que tel homme a fait agrave tel moment elles

ne srsquointeacuteressent qursquoagrave des groupes et quand elles recueillent un fait individuel ndash comme il

arrive par exemple dans un recensement ndash crsquoest seulement comme un eacuteleacutement destineacute agrave

entrer dans un total agrave moins qursquoil ne srsquoagisse de faits historiques (par exemple la chute de

Bismarck) qui ont eu une reacuteaction consideacuterable sur la vie sociale et en ce cas elles se

bornent agrave prendre le fait sans en eacutetudier les deacutetails Le domaine des sciences sociales crsquoest

lrsquoeacutetude des faits communs agrave tout un groupe

21 2deg Suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation il y a des faits eacutetablis par une concordance suffisante

entre les affirmations drsquoautres probables mais non certains Pratiquement les seuls faits

certains en sciences sociales sont ou des faits sociaux conventionnels connus par des

documents officiels ou des faits mateacuteriels vagues connus par des descriptions car

aussitocirct qursquoon veut preacuteciser par des chiffres la certitude cesse ndash Les faits conventionnels

ont la forme de regraveglements drsquoordres ou de lois crsquoest-agrave-dire drsquoactes officiels or toute

reacutedaction officielle implique un accord entre les gens qui reacutedigent le document mais un

accord purement subjectif sur les regravegles agrave eacutenoncer elle ne donne pas la preuve que ces

regravegles correspondent agrave aucun fait reacuteel exteacuterieur Un regraveglement inappliqueacute reste un

pheacutenomegravene purement psychologique une simple convention il ne devient pas une

reacutealiteacute sociale exteacuterieure ndash Les faits vagues sont les descriptions et les approximations

obtenues en additionnant des chiffres faciles agrave constater par conseacutequent grossiegraverement

approximatifs Encore faudrait-il pour ecirctre certain qursquoil nrsquoy a pas eu erreur dans les

calculs pouvoir comparer le reacutesultat de deux additions indeacutependantes et crsquoest un cas

rare On peut donc admettre qursquoon nrsquoaura guegravere en science sociale agrave opeacuterer que sur des

faits seulement probables Il srsquoagira donc de grouper ces faits probables de faccedilon agrave les

confirmer les uns par les autres pour arriver par groupements successifs jusqursquoagrave la

certitude

55

22 Il est neacutecessaire sans doute de tenir compte ici de cette faccedilon diffeacuterente de connaicirctre les

faits de se rappeler srsquoils sont plus ou moins geacuteneacuteraux et srsquoils sont plus ou moins

probables puisque nous ne pouvons opeacuterer qursquoavec nos connaissances conditionneacutees par

lrsquoinfirmiteacute de nos moyens Mais la diffeacuterence la plus importante tient agrave la nature des faits

eux-mecircmes Il est eacutevident que tout classement scientifique devra se faire non drsquoapregraves le

rapport de connaissance entre nous et les faits qui est un rapport fortuit mais drsquoapregraves les

rapports de nature entre les diffeacuterents objets eux-mecircmes qui sont des rapports

constants

23 Les objets ceux du moins que nous pouvons atteindre peuvent drsquoapregraves leur nature se

grouper en trois cateacutegories il est utile de srsquoen rendre compte puisque ce sont les seules

espegraveces drsquoobjets avec lesquelles nous puissions faire notre construction Ce sont les

mecircmes objets qursquoon atteint indirectement par les documents directement par

lrsquoobservation

24 a Existence drsquoecirctres mateacuteriels directement observables ndash Il y en a deux espegraveces les corps

humains objets de la science sociale en tant qursquoils sont la condition des vies humaines

les objets mateacuteriels objets de la science sociale en tant qursquoils sont en rapport avec des

hommes Dans les corps humains la science sociale ne considegravere que le nombre et des

caractegraveres tregraves apparents acircge sexe maladie accidents etc Les objets mateacuteriels sont tregraves

varieacutes Ce sont les animaux approprieacutes agrave lrsquousage de lrsquohomme (les animaux sauvages

restent en dehors du domaine des sciences sociales) ndash les eacutetendues mateacuterielles de terre ou

drsquoeaux cultiveacutees ou ameacutenageacutees ou utiliseacutees (les deacuteserts les oceacuteans les glaces restent en

dehors) ndash les produits drsquoactiviteacute humaine maisons cultures canaux outils et ateliers

chemins mateacuteriels de transports navires marchandises mobiliers monnaies etc Pour

tous ces objets (corps humains animaux surfaces produits) on peut essayer de connaicirctre

leur existence leur position dans la geacuteographie et la chronologie et quelques-uns de

leurs caractegraveres les plus apparents Ces caractegraveres trop superficiels drsquoordinaire pour faire

peacuteneacutetrer dans la nature intime des objets permettent du moins de les reacutepartir en groupes

et sous-groupes de les deacutenombrer et drsquoen suivre les deacuteplacements numeacuteriques

(accroissements diminution de nombre changement de place) Il nrsquoest pas neacutecessaire

par exemple de connaicirctre lrsquoanatomie drsquoun mouton pour le faire entrer dans la cateacutegorie

des moutons du deacutepartement de lrsquoAube et lui donner sa place dans un deacutenombrement de

la race ovine Ainsi on parvient agrave atteindre les pheacutenomegravenes abstraits de lrsquoexistence du

nombre et de lrsquoemplacement des objets sans avoir besoin de pouvoir les expliquer crsquoest-

agrave-dire les rapporter agrave une cause

25 b Actes humains ndash Ces actes sont toujours passeacutes on ne peut plus les observer Mais on

sait quels actes ont eacuteteacute neacutecessaires pour creacuteer les produits humains ou pour les

transporter on peut donc quand on connaicirct lrsquoexistence lrsquoorigine et la place actuelle de

ces produits retrouver les actes drsquoindustrie et de transport qursquoils ont subis ndash En outre ndash et

crsquoest le principal moyen de connaissance ndash il y a des actes que les auteurs de documents

ont pu observer (des actes ou des paroles ou des eacutecrits) par exemple un suicide une

arrestation une exeacutecution une gregraveve un marcheacute un transport une reacuteunion de

constitution drsquoune socieacuteteacute une reacuteunion de discussion un discours un regraveglement un

compte etc Beaucoup de ces actes sont purement symboliques par exemple ceux qui se

font dans les banques ou les bourses ougrave lrsquoon se borne agrave parler et agrave eacutecrire mais ce sont des

symboles qui entraicircnent des conseacutequences pratiques et finissent par se traduire en actes

mateacuteriels un transport de creacuteances aboutit agrave lrsquoacquisition drsquoobjets mateacuteriels

56

26 Ces actes sont faits ou par un homme seul ou par plusieurs hommes agrave la fois Faits par un

seul on les appelle individuels quand ils sont faits par plusieurs on emploie le mot

collectif Les actes collectifs sont-ils drsquoune autre espegravece que les actes individuels Crsquoest une

question tregraves controverseacutee mais une question philosophique indiffeacuterente pour

lrsquoapplication de la meacutethode pour lrsquoobservateur il nrsquoy a jamais qursquoune somme drsquoactes ou de

paroles drsquoindividus et lrsquoobservation eacutetant le seul proceacutedeacute de connaissance crsquoest de

lrsquoobservation que la science doit partir Srsquoil y a vraiment un caractegravere propre agrave certains

pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire accomplis par les individus vivant en socieacuteteacute ce

caractegravere apparaicirctra plus tard par le rapprochement des faits isoleacutes observeacutes comme

dans les sciences biologiques apparaicirct la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes observeacutes

drsquoabord isoleacutement dans un mecircme organisme Mais il serait contraire agrave la meacutethode de

toute science empirique de preacutesupposer agrave certains pheacutenomegravenes un caractegravere speacutecifique

pour des raisons a priori

27 3deg Avec les actes on quitte le terrain de lrsquoobservation directe qui est celui de toutes les

sciences drsquoobservation Et pourtant si lrsquoon veut expliquer les faits sociaux il est

impossible de rester sur ce terrain car aucun acte humain social nrsquoa sa cause en lui-

mecircme ou en drsquoautres actes mateacuteriels Aucun acte ndash ni une opeacuteration de commerce ni une

fabrication industrielle ni un marcheacute pas mecircme une arrestation ou un suicide ndash ne peut

ecirctre relieacute directement agrave drsquoautres actes Pour qursquoil se produise il faut toujours un motif

crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene psychologique Ce mot de motif est vague sans doute crsquoest que

notre connaissance du pheacutenomegravene qursquoil deacutesigne est encore vague On peut donner deux

interpreacutetations agrave un acte Lrsquoune est psychologique lrsquoacte dit-on est produit par une

repreacutesentation consciente de lrsquoesprit (jugement deacutesir volition) qui met en jeu un

meacutecanisme nerveux et musculaire lequel produit directement lrsquoacte Lrsquoautre

interpreacutetation est physiologique lrsquoacte a pour cause directe une impulsion produite par

lrsquoaction directe des centres nerveux de perception la conscience qui nous donne

lrsquoillusion de la volonteacute nrsquoest qursquoun eacutepipheacutenomegravene qui accompagne quelques-uns des

pheacutenomegravenes ceacutereacutebraux sans avoir aucune action sur les mouvements Mais dans les deux

interpreacutetations ce qui reste certain crsquoest que les actes mateacuteriels mecircme symboliques (tels

que les paroles ou les eacutecrits) sont des pheacutenomegravenes peacuteripheacuteriques produits par le

meacutecanisme exteacuterieur tandis que le point de deacutepart de lrsquoacte sinon sa cause est toujours

central et accompagneacute drsquoun pheacutenomegravene conscient du cerveau Les actes humains qui

constituent la matiegravere de la science sociale ne peuvent donc ecirctre compris que par

lrsquointermeacutediaire des pheacutenomegravenes conscients du cerveau Ainsi on est rameneacute

irreacutesistiblement agrave lrsquointerpreacutetation ceacutereacutebrale (crsquoest-agrave-dire psychologique) des faits sociaux

Auguste Comte avait espeacutereacute lrsquoeacuteviter en constituant la sociologie sur lrsquoobservation de faits

exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les

eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir

comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue

57

NOTES

1 Voir plus haut chap II III

58

Chapitre VIII

Construction des faits des sciencessociales

I Nature des faits dans les sciences sociales ndash Caractegravere mateacuteriel et psychologique impossibiliteacutedrsquoune meacutethode exclusivement objectiveII Analyse sociale ndash Diffeacuterence entre lrsquoanalyse sociale et lrsquoanalyse biologique ndash Caractegravere abstraitet subjectif de lrsquoanalyse sociale rocircle de lrsquoimaginationIII Proceacutedeacutes de construction ndash Emploi de lrsquoanalogie ndash Emploi du questionnaire

1 Les faits qui fournissent les mateacuteriaux des sciences sociales se preacutesentent dans des

conditions qui conditionnent elles-mecircmes la construction en lui imposant ses proceacutedeacutes et

ses limites

2 I ndash La plupart des faits sociaux sont connus par une meacutethode historique indirecte au

moyen de documents le propre des faits ainsi connus1 est drsquoecirctre superficiels et vagues

ils se bornent agrave constater lrsquoexistence drsquoecirctres drsquohabitudes de groupes ou drsquoindividus Ce

caractegravere vague et superficiel srsquoimpose donc agrave tous les faits des sciences sociales mecircme

ceux qursquoon pourrait recueillir par une observation directe ne peuvent jamais ecirctre

combineacutes en un ensemble avec les faits extraits des documents que dans la mesure ougrave ils

sont de mecircme degreacute Dans un recensement par exemple les deacutetails circonstancieacutes qursquoon

aurait obtenus par observation directe sur quelques familles ne seront pas utilisables

parce qursquoon ne pourra pas les faire entrer dans les cateacutegories larges et vagues qui auront

servi aux recenseurs De mecircme dans la description de lrsquoorganisation geacuteneacuterale des

syndicats on ne pourra pas faire entrer les connaissances speacuteciales qursquoon aura recueillies

sur quelques-uns drsquoentre eux sinon sous forme de type ou drsquoexemple ce qui est un

artifice peacutedagogique mais non un proceacutedeacute scientifique

3 Ces faits se ramegravenent tous agrave des ecirctres mateacuteriels des actes ou des motifs (qui sont au

moins des repreacutesentations) Mais la partie mateacuterielle la seule qui soit observable

objectivement ne peut pas ecirctre utiliseacutee seacutepareacutement ndash On pourrait il est vrai concevoir

une statistique exclusivement physiologique ougrave seraient deacutenombreacutes les corps sexes

acircges maladies caractegraveres anthropologiques mais cette statistique ne suffirait jamais par

elle-mecircme pour constituer un fait social il faudrait toujours la mettre en rapport avec

une nationaliteacute une religion une classe ndash en un mot avec des pheacutenomegravenes internes

59

ndash pour deacuteterminer la socieacuteteacute dont on aurait fait le deacutenombrement ndash De mecircme une

statistique drsquoobjets de marchandises de numeacuteraire ou drsquoanimaux ne devient un fait

social qursquoautant qursquoon fait intervenir un fait drsquoappropriation crsquoest-agrave-dire subjectif on

fait la statistique des marchandises des animaux appartenant agrave un groupe drsquohommes il

faut donc faire intervenir la notion subjective de proprieacuteteacute ndash Ce qui donne le caractegravere

social crsquoest justement un pheacutenomegravene interne soit politique soit eacuteconomique

4 Il est inutile de deacutemontrer le caractegravere essentiellement subjectif de tout fait politique

Tout groupe politique repose avant tout sur lrsquoideacutee de lrsquoobeacuteissance agrave un mecircme centre ou de

la solidariteacute avec les mecircmes hommes Qursquoil y ait ou non un fait drsquoun autre ordre

(pheacutenomegravene collectif) lieacute agrave une ideacutee drsquoobeacuteissance ou de solidariteacute en tout cas le fait

nrsquoexiste jamais qursquoavec cette ideacutee et nrsquoest aperccedilu que par lrsquointermeacutediaire de cette ideacutee et

quand lrsquoideacutee se modifie lrsquoeacutetat politique se transforme Lrsquoideacutee de la nationaliteacute en

Maceacutedoine change chez les mecircmes individus suivant qursquoils se croient solidaires avec les

Grecs les Bulgares les Valaques ou les Serbes

5 Pour les faits eacuteconomiques ce caractegravere subjectif est moins eacutevident ou du moins agrave cause

du caractegravere mateacuteriel des objets agrave propos desquels se produisent les faits eacuteconomiques il

se voit moins nettement Mais en reacutealiteacute les objets mateacuteriels ne sont jamais que lrsquooccasion

ou la condition des faits eacuteconomiques les veacuteritables faits eacuteconomiques sont les ideacutees des

hommes par rapport agrave ces objets ndash Lrsquoappropriation crsquoest lrsquoideacutee que la disposition drsquoun

certain objet appartient agrave quelqursquoun la preuve crsquoest qursquoil peut y avoir une reacutevolution

dans la proprieacuteteacute comme il est arriveacute en Russie agrave lrsquoabolition du servage sans le moindre

mouvement mateacuteriel ndash Le commerce est un ensemble de conventions crsquoest-agrave-dire de

pheacutenomegravenes psychologiques pour eacutechanger lrsquoappropriation des objets et le transport

nrsquoest qursquoune conseacutequence mateacuterielle de ces conventions ndash La consommation et la

production elles-mecircmes ont une partie mateacuterielle mais leur caractegravere eacuteconomique leur

est donneacute par une notion purement subjective crsquoest la valeur qui dirige le producteur et

deacutecide le consommateur or la valeur est en pratique un pheacutenomegravene subjectif Je dis laquo en

pratique raquo car on pourrait concevoir une notion objective de valeur calculeacutee sur des

reacutealiteacutes mesurables la force et la chaleur on pourrait eacutevaluer tout objet et tout acte

mateacuteriel en uniteacutes de force meacutecanique et en calories Mais lrsquoeacutevaluation qursquoon construirait

sur ces donneacutees meacutecaniques chimiques et biologiques nrsquoaurait aucun rapport avec

lrsquoeacuteconomie politique Eacutevaluer les aliments suivant leur valeur objective en calories

eacutevaluer les actes en uniteacutes de force ou de chaleur objectives ce serait le renversement de

toutes les reacutealiteacutes eacuteconomiques un divertissement de fantaisiste un gramme de charbon

vaudrait un gramme de diamant un petit morceau de fromage vaudrait beaucoup plus

qursquoune truffe Crsquoest que le fait eacuteconomique reacuteel nrsquoest aucunement fondeacute sur cette reacutealiteacute

mateacuterielle la seule pourtant qui soit reacuteelle au sens objectif il est fondeacute uniquement sur

la valeur psychologique celle que les hommes attachent aux objets crsquoest-agrave-dire sur leur

imagination La preuve crsquoest qursquoelle change avec leur imagination dans tous les

domaines mecircme pour les objets les plus exclusivement mateacuteriels Ni le porc ni lrsquoeau-de-

vie nrsquoauront la mecircme valeur en pays musulman qursquoen pays chreacutetien Crsquoest la grande

difficulteacute du commerce avec les sauvages qursquoon ignore les dispositions subjectives qui

leur feront rechercher une eacutetoffe rouge et meacutepriser une eacutetoffe blanche ou inversement

Ce qui nous dissimule ce caractegravere subjectif de la valeur crsquoest lrsquohabitude de vivre dans une

socieacuteteacute tregraves reacuteguliegravere ougrave les ideacutees sur la valeur ne se transforment que lentement Encore

reste-t-il des exemples frappants de cette variation ce sont les objets agrave la mode tels que

peintures ou bibelots dont la valeur hausse ou baisse brusquement

60

6 Puisque le caractegravere subjectif est lieacute aux faits sociaux eux-mecircmes on nrsquoa pas le droit de le

faire disparaicirctre dans la construction de la science sociale Il faudra donc trouver les

rapports qui unissent entre eux des faits sociaux crsquoest-agrave-dire complexes des faits

composeacutes drsquoexistences mateacuterielles lieacutees agrave des pheacutenomegravenes subjectifs (motifs et

repreacutesentations) Ces rapports auront neacutecessairement un caractegravere subjectif

7 II ndash La faccedilon dont les faits nous sont connus doit reacuteagir aussi sur la nature de la

construction Or ces faits viennent pour la plupart des documents ils ont eacuteteacute obtenus par

lrsquoanalyse du document Quelques-uns peut-ecirctre ont eacuteteacute observeacutes directement Mais tous ils

ont eacuteteacute recueillis agrave la suite drsquoune analyse sociale crsquoest-agrave-dire que parmi les faits

innombrables des documents ou de la reacutealiteacute on en a choisi quelques-uns les faits

sociaux tels que recensements ou descriptions drsquoinstitutions ce qui a neacutecessairement

exigeacute une analyse Quel est donc le caractegravere de cette analyse

8 Le nom mecircme drsquoanalyse est en science sociale une cause dangereuse drsquoerreur Lrsquoanalyse

dans les sciences objectives est une opeacuteration objective mateacuterielle άναλύειν signifie

dissoudre deacutecomposer En biologie et en zoologie quand on analyse on opegravere sur un

animal reacuteel par une analyse reacuteelle on le dissegraveque apregraves quoi on fait une synthegravese reacuteelle

en remettant les parties ensemble de faccedilon agrave apercevoir des rapports reacuteels En chimie on

deacutecompose les corps et on les recompose reacuteellement Ces sciences sont fondeacutees sur

lrsquoanalyse reacuteelle et la synthegravese reacuteelle on sait objectivement en quelles parties lrsquoobjet

eacutetudieacute se deacutecompose et comment elles sont relieacutees entre elles

9 Mais lrsquoanalyse historique ou sociale nrsquoest une analyse que par meacutetaphore En ces matiegraveres

on nrsquoa aucun objet reacuteel agrave analyser aucun objet qursquoon puisse deacutetruire et ensuite

reconstruire on ne fait donc aucune opeacuteration reacuteelle On nrsquoopegravere que sur des eacutecrits et la

seule reacutealiteacute mateacuterielle crsquoest le papier eacutecrit Ces eacutecrits sont des symboles ils ne servent

que par les opeacuterations drsquoesprit qursquoils produisent par les images qursquoils eacutevoquent En

histoire on ne travaille jamais que sur ces images Celui qui eacutetudie lrsquoorganisation des

meacutetiers au Moyen Acircge nrsquoa affaire agrave aucune reacutealiteacute concregravete il ne voit pas un seul ouvrier

pas un seul instrument du Moyen Acircge il nrsquoopegravere que sur les images de son esprit qui lui

repreacutesentent ces choses et il ne se les repreacutesente que par analogie avec des ouvriers ou

des outils actuels qursquoil sait ecirctre analogues il nrsquoopegravere que sur les traits qursquoil sait communs

aux ouvriers du Moyen Acircge et aux ouvriers actuels crsquoest-agrave-dire sur des abstractions De

mecircme un recensement implique une analyse drsquoune socieacuteteacute mais lrsquoopeacuteration consiste

seulement agrave se demander combien il y a de gens de tel sexe de tel acircge de telle nation on

procegravede non par observation mais par question Quand mecircme on observe directement

crsquoest seulement pour trouver une reacuteponse agrave une question qursquoon va voir les objets mais

jamais on ne les analyse

10 Lrsquoanalyse sociale comme lrsquoanalyse historique est un proceacutedeacute abstrait purement

intellectuel Elle consiste en preacutesence drsquoun objet ou drsquoun groupe drsquoobjets drsquoun acte ou

drsquoun groupe drsquoactes agrave fixer son attention successivement sur les divers caractegraveres visibles

ou imagineacutes de cet objet ou de cet acte agrave en examiner lrsquoun apregraves lrsquoautre les divers aspects

(crsquoest encore une meacutetaphore) et agrave se demander quels en sont les diffeacuterents caractegraveres

Cette opeacuteration est neacutecessaire agrave cause de la faiblesse de lrsquoesprit humain spontaneacutement

nous nrsquoavons que des impressions confuses drsquoensemble il faut nous astreindre agrave nous

demander successivement les diffeacuterentes impressions particuliegraveres que nous avons

eacuteprouveacutees afin de les preacuteciser en les distinguant Le reacutesultat de ce travail est de rendre

preacutecise une connaissance confuse non de nous donner une connaissance nouvelle Ce

nrsquoest pas comme lrsquoanalyse anatomique une meacutethode objective pour deacutecouvrir de

61

nouveaux objets reacuteels ou des rapports nouveaux entre ces objets crsquoest une meacutethode

subjective pour nous faire apercevoir dans nos impressions leurs eacuteleacutements et les rapports

subjectifs entre ces eacuteleacutements

11 En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels mais sur les

repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les animaux les

maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est obligeacute de

srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces images qui

sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon analyse Quelques-

unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes mais un

souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute obtenues

par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par analogie avec

des images obtenues au moyen du souvenir Dans un recensement nous imaginons les

diffeacuterentes espegraveces drsquoobjets agrave recenser Pour deacutecrire le fonctionnement drsquoun syndicat

nous nous figurons les actes et les deacutemarches des membres

12 Ainsi en science sociale comme en histoire on opegravere sur des images crsquoest-agrave-dire sur des

objets imaginaires Il serait donc illeacutegitime de vouloir appliquer agrave cette analyse

imaginaire drsquoobjets imaginaires les regravegles de lrsquoanalyse reacuteelle des objets reacuteels

13 III ndash Peut-on en opeacuterant sur des images arriver agrave des reacutesultats qui ne soient pas

entiegraverement imaginaires crsquoest-agrave-dire sans rapport avec la reacutealiteacute Forceacutement ces

opeacuterations sont subjectives Mais subjectif nrsquoest pas synonyme drsquoirreacuteel Il peut y avoir une

relation preacutecise entre une image subjective et une reacutealiteacute crsquoest le cas du souvenir

Personne ne confond un souvenir avec une chimegravere et en pratique la plupart de nos

actes sont dirigeacutes par des souvenirs Le principe doit donc ecirctre drsquoopeacuterer autant que

possible avec des images fournies par des souvenirs Crsquoest un avantage des sciences

sociales sur les sciences historiques qursquoelles ont une part beaucoup plus grande de

souvenirs dans leurs mateacuteriaux Le travailleur mecircme quand il opegravere sur des documents

eacutecrits a vu des objets de lrsquoespegravece de ceux qursquoil eacutetudie et il srsquoen souvient

14 Mais en pratique le nombre des souvenirs drsquoun homme est bien petit il suffit agrave peine pour

une monographie il est insuffisant pour toute construction eacutetendue en statistique mecircme

on est forceacute drsquoopeacuterer presque uniquement avec des images qui ne sont pas des souvenirs

15 Agrave deacutefaut de souvenirs il faut donc se faire des images analogues agrave celles des souvenirs

Voici par quel proceacutedeacute On suppose que les ecirctres objets actes motifs qursquoon nrsquoa pas pu

observer mais qursquoon connaicirct indirectement par les documents sont analogues agrave ceux

qursquoon connaicirct par lrsquoobservation du monde actuel Crsquoest le postulat neacutecessaire de toutes les

sciences documentaires si les faits rapporteacutes dans les documents nrsquoavaient pas eacuteteacute

analogues agrave ceux que nous observons nous nrsquoy pourrions rien comprendre

16 Mais il ne suffit pas de se repreacutesenter des ecirctres des objets ou des actes isoleacutes Tout au plus

pourrait-on srsquoen contenter pour un deacutenombrement ougrave tout le travail de construction se

borne agrave des additions de chiffres ndash et encore agrave condition de savoir dans quel champ ces

faits isoleacutes se trouvent Degraves qursquoon veut se repreacutesenter un ensemble il faut aussi imaginer

des rapports entre les ecirctres les objets ou les actes On ne peut les imaginer que par analogie

avec les rapports entre les faits qursquoon connaicirct directement On imagine donc une

humaniteacute analogue agrave celle qursquoon connaicirct crsquoest-agrave-dire des hommes et des objets analogues

unis entre eux par des rapports analogues On commence ainsi par une affirmation a priori

des caractegraveres et des rapports geacuteneacuteraux de lrsquohumaniteacute Crsquoest pourquoi il entre forceacutement

une part drsquoa priori dans toute science documentaire (historique ou sociale)

62

17 Pour imaginer cette humaniteacute nous avons besoin de nous repreacutesenter les rapports

habituels principaux entre les hommes et les rapports des hommes avec les choses

Assureacutement nous nrsquoinventons pas ces rapports nous les avons observeacutes dans la vie mais

nos observations sont resteacutees agrave lrsquoeacutetat de souvenirs incorporeacutes dans lrsquoensemble de nos

images il srsquoagit de les en deacutegager Or nous nrsquoavons qursquoun moyen pratique de rechercher

dans nos souvenirs pour deacutegager cette image des rapports qui constituent une socieacuteteacute

crsquoest de proceacuteder par questions

18 Ainsi srsquoexplique le proceacutedeacute du questionnaire qursquoon emploie empiriquement dans les

sciences sociales avant drsquoen avoir connu la justification logique Le questionnaire est le

proceacutedeacute subjectif qui seul rend possible drsquoabord de faire lrsquoanalyse subjective des

pheacutenomegravenes (ou plus exactement des images que nous en avons) ensuite de deacuteterminer

entre les pheacutenomegravenes les rapports preacutesumeacutes qui permettront de grouper les faits isoleacutes

pour en construire un ensemble Il fournit pour assembler les faits eacutepars un cadre de

groupement fondeacute sur les lois geacuteneacuterales de la vie sociale

19 Agrave la suite drsquoune analyse de documents ce sont des images isoleacutees qui encombrent lrsquoesprit

le questionnaire est le moyen drsquoy mettre de lrsquoordre Il consiste agrave se demander dans quelles

conditions les faits dont nous avons lrsquoimage ont ducirc se produire en reacutealiteacute Il faut pour

reacutepondre connaicirctre les conditions dans lesquelles se produisent neacutecessairement (ou tregraves

ordinairement) les faits sociaux Ces conditions on les connaicirct drsquoavance puisqursquoelles sont

les mecircmes dans toute lrsquohumaniteacute Ce sont celles qui tiennent soit aux pheacutenomegravenes

physiologiques communs agrave toute lrsquohumaniteacute (et agrave leurs conditions mateacuterielles) soit aux

habitudes psychologiques communes agrave tous les hommes Il y a il est vrai des varieacuteteacutes

dans ces pheacutenomegravenes et on aura besoin de preacuteciser quelle varieacuteteacute a eacuteteacute reacutealiseacutee dans

chaque cas car on ne le sait pas drsquoavance mais ce qursquoon sait drsquoavance crsquoest le genre de

pheacutenomegravenes qursquoon peut srsquoattendre agrave rencontrer Ainsi on ne sait pas drsquoavance quelle sera

lrsquoespegravece drsquoindustrie drsquoalimentation de commerce drsquoun peuple ni quelle sera la

proportion des sexes ou des acircges Mais drsquoavance on sait qursquoil y aura eu alimentation

fabrication eacutechange qursquoil y aura eu une proportion donneacutee entre le sexe et lrsquoacircge et entre

gens de sexe ou drsquoacircge diffeacuterents Ces pheacutenomegravenes dont on ne sait pas la varieacuteteacute mais dont

on connaicirct le genre forment la matiegravere du questionnaire On peut le construire par une

analyse des conditions geacuteneacuterales de lrsquohumaniteacute

20 Lrsquoemploi drsquoun questionnaire ainsi construit a priori reacutepugnera peut-ecirctre agrave quelques

esprits En fait nous nrsquoavons aucun moyen de proceacuteder autrement Nous ne pouvons

classer des faits imagineacutes que dans des cadres fournis par notre connaissance du monde

reacuteel Qursquoon le veuille ou non on emploiera toujours un questionnaire mecircme si on nrsquoen a

pas conscience quand mecircme on voudrait lrsquoeacuteviter La seule diffeacuterence crsquoest qursquoil sera

inconscient et par suite confus Nous avons le choix non pas entre proceacuteder avec

questionnaire et proceacuteder sans questionnaire mais seulement entre proceacuteder avec un

questionnaire inconscient incomplet vague et proceacuteder avec un questionnaire

conscient complet preacutecis

21 Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre drsquoimagination puisque

lrsquoobservation ne nous donne jamais la connaissance directe que drsquoindividus ou de

conditions mateacuterielles La socieacuteteacute est un ensemble de rapports qursquoon nrsquoobserve pas

directement on les construit par lrsquoimagination Ce travail consiste agrave chercher soit dans les

documents soit dans lrsquoobservation la reacuteponse agrave des questions poseacutees drsquoavance par un

questionnaire a priori Ce questionnaire uniforme pour tous les cas crsquoest la liste des

conditions geacuteneacuterales communes aux hommes vivant en socieacuteteacute

63

22 Ainsi les faits eux-mecircmes de la science sociale se composent pour une partie drsquoun

pheacutenomegravene interne subjectif ils sont atteints par une analyse abstraite toute subjective

ils ne peuvent ecirctre construits que par un questionnaire subjectif Le caractegravere subjectif

eacutetant inseacuteparable agrave la fois de la nature du mode de connaissance du mode de

construction des faits sociaux la meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective

NOTES

1 Voir plus haut chap VI II et chap VII III

64

Chapitre IX

Meacutethode de groupement des faitssimultaneacutes

I Conseacutequences du caractegravere subjectif des faits sociaux ndash Illeacutegitimiteacute de la meacutethode matheacutematiquede la meacutethode biologique de la psychologie deacuteductive ndash Regravegles pratiquesII Proceacutedeacutes de groupement ndash Conditions geacuteneacuterales de la socieacuteteacute ndash Tableau des pheacutenomegravenessociaux essentiels

1 Lrsquohistoire apregraves avoir deacutetermineacute les faits les groupe en deux espegraveces de combinaisons

1deg Elle reacuteunit les faits qui se produisent en diffeacuterents lieux dans le mecircme temps 2deg Elle

reacuteunit ceux qui se sont produits en divers temps ndash Il y a donc deux sortes de

groupements 1deg groupement des faits simultaneacutes auquel correspondent les tableaux

drsquoensemble drsquoune socieacuteteacute 2deg groupement des faits successifs qui constitue lrsquoeacutetude des

eacutevolutions ndash La construction historique deacutefinitive exige deux seacuteries drsquoopeacuterations

1deg dresser le tableau des faits et des rapports entre eux agrave un moment donneacute pour aboutir

agrave la description drsquoun eacutetat de choses 2deg eacutetablir la seacuterie des changements successifs dans le

temps pour aboutir agrave une deacutetermination drsquoeacutevolution

2 I ndash Pour arriver agrave construire le tableau des faits simultaneacutes il faut ne pas perdre de vue le

caractegravere subjectif de tous les faits sociaux Sans doute il y a une part de faits mateacuteriels

qui sont les conditions des actes ce sont les corps les instruments les produits on peut

essayer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition mais ce ne peut ecirctre qursquoune eacutetude

preacuteparatoire elle ne suffira jamais pour faire comprendre un ensemble social De mecircme

les actes sociaux ont une partie mateacuterielle extraction fabrication transports on peut

essayer de les observer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition Mais crsquoest encore

une eacutetude qui ne se suffit pas agrave elle-mecircme les actes ainsi eacutetudieacutes isoleacutement restent des

pheacutenomegravenes inintelligibles1 Tout acte humain est un complexe la partie dirigeante celle

qui explique le reste est ou bien lrsquointention drsquoun individu ou bien la convention conclue

entre plusieurs crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene subjectif mal analyseacute mais ougrave entre

certainement une repreacutesentation il en est agrave cet eacutegard des faits eacuteconomiques comme des

faits politiques Toute construction devra donc conserver ce caractegravere subjectif

fondamental qui rend seul le pheacutenomegravene intelligible ce qursquoil faudra arriver agrave grouper

meacutethodiquement ce sera des faits de repreacutesentation

65

3 Cette neacutecessiteacute a de tregraves graves conseacutequences neacutegatives Elle suffit pour empecirccher

drsquoappliquer aux sciences sociales les meacutethodes qursquoon est tenteacute drsquoy introduire par analogie

avec les autres sciences constitueacutees ou du moins pour restreindre lrsquoemploi de ces

meacutethodes agrave lrsquoeacutetude de quelques faits speacuteciaux annexes (drsquoanthropologie ou de technique)

4 1deg La tentation la plus directe et aussi la plus ancienne historiquement a eacuteteacute drsquoemployer

en science sociale la meacutethode matheacutematique crsquoest ce qursquoa fait Queacutetelet M Bourdeau

(Lrsquohistoire et les historiens) a mecircme preacutetendu eacutetudier les faits historiques par un proceacutedeacute

arithmeacutetique Dans ce systegraveme on groupe les faits en cateacutegories et on les deacutenombre on

compare entre eux les chiffres on en conclut qursquoil existe un rapport entre les faits

exprimeacutes par ces chiffres Dans lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes la meacutethode arithmeacutetique

consiste agrave mettre des chiffres sur des faits et agrave conclure de ces chiffres agrave lrsquointensiteacute des

faits M Bourdeau propose par exemple de compter le nombre drsquoexemplaires auquel a eacuteteacute

tireacute un livre pour eacutevaluer lrsquoinfluence de ce livre sur la socieacuteteacute Ce proceacutedeacute repose sur une

confusion entre la mesure et le deacutenombrement

5 En fait la mesure dans les sciences sociales nrsquoest applicable qursquoagrave un petit nombre de

conditions mateacuterielles peu importantes telles que la taille ou lrsquoacircge aux poids des produits

et aux valeurs en numeacuteraire drsquoailleurs conventionnelles Elle peut fournir quelques

renseignements utiles mais elle ne permet pas de constituer le tableau drsquoune socieacuteteacute pas

mecircme drsquoun pheacutenomegravene social Pour tous les autres faits de la statistique les chiffres ne

repreacutesentent qursquoun deacutenombrement Or on a deacutenombreacute en commenccedilant par deacutefinir un

pheacutenomegravene drsquoune faccedilon conventionnelle ou mecircme en prenant un fait conventionnel (tel

que mariage crime journal syndicat) qursquoon reconnaicirct agrave un certain caractegravere convenu Le

deacutenombrement indique seulement le nombre de fois que ce caractegravere convenu srsquoest

trouveacute dans les pheacutenomegravenes qursquoon a compteacutes Ce caractegravere se ramegravene toujours agrave une

repreacutesentation or on ne peut compter des repreacutesentations encore moins les additionner

de faccedilon agrave eacutetablir une proposition scientifique On peut compter les crimes les journaux

les enfants naturels mais de la comparaison des chiffres que pourra-t-on conclure On a

compareacute des incommensurables des faits qui ne sont mecircme pas mesurables Qursquoy a-t-il de

commun entre un assassinat et une heacutereacutesie dans les pays ougrave lrsquoheacutereacutesie est un crime sinon

le caractegravere conventionnel drsquoecirctre tous deux des actes deacutefendus Le chiffre ne sera pas

inutile il pourra servir parfois agrave donner lrsquoideacutee drsquoun pheacutenomegravene anormal qui a besoin

drsquoecirctre eacutetudieacute mais par lui-mecircme il ne donne aucune conclusion sur le pheacutenomegravene Il nrsquoa

de sens qursquoappliqueacute agrave des pheacutenomegravenes deacutejagrave deacutefinis donc connus il ne permet pas de les

classer puisqursquoil ne renseigne pas sur leur nature

6 2deg Une deuxiegraveme tentation plus reacutecente et plus freacutequente a eacuteteacute drsquoappliquer aux sciences

sociales la meacutethode biologique Les faits sociaux eacutetant produits par des ecirctres vivants il

semble naturel de penser qursquoils se conforment aux lois des ecirctres vivants et de voir dans

la sociologie une branche de la biologie En effet une partie des faits sociaux sont des faits

physiologiques les maladies la reproduction la nutrition etc Il peut y avoir une science

physiologique des pheacutenomegravenes humains et en effet il y en a une crsquoest lrsquoanthropologie

ou lrsquoethnologie Mais elle laisse en dehors de son eacutetude preacuteciseacutement les faits sociaux

crsquoest-agrave-dire les rapports eacuteconomiques et la plupart des faits recueillis par la statistique

Crsquoest que ces faits ne srsquoexpliquent pas par la physiologie Ils ont bien une partie

mateacuterielle mais de la mecircme faccedilon que les faits de politique drsquoart ou de religion crsquoest-agrave-

dire comme condition neacutecessaire des actes Quant aux faits eux-mecircmes ce sont des

conventions et des croyances (crsquoest-agrave-dire des repreacutesentations) que la connaissance des

faits biologiques ne suffit jamais agrave expliquer

66

7 Comme on ne pouvait utiliser directement en science sociale les connaissances

biologiques on a eu lrsquoideacutee de prendre du moins la meacutethode et les lois de la biologie et de

les introduire directement dans lrsquoeacutetude des faits sociaux2 Pour cela il a fallu transcrire les

faits sociaux en langue biologique on a appeleacute les individus laquo cellules raquo les institutions

(crsquoest-agrave-dire les conventions et les regravegles) laquo organes raquo les habitudes des hommes

laquo fonctions des organes raquo on a nommeacute laquo organisme raquo lrsquoensemble drsquoun groupe drsquohommes

formeacute par une communauteacute quelconque (langue gouvernement religion) En

transformant ainsi des caractegraveres abstraits en reacutealiteacutes organiques on a construit un

systegraveme de meacutetaphores Puis on a appliqueacute agrave ces meacutetaphores les lois constateacutees par

lrsquoobservation directe des vrais organismes subordination des fonctions adaptation

seacutelection atrophie deacuteveloppement des organes

8 La premiegravere condition pour opeacuterer ainsi eucirct eacuteteacute de prouver lrsquoidentiteacute (ou du moins la

ressemblance de nature) entre un organisme biologique et une socieacuteteacute crsquoest-agrave-dire un

groupe drsquohommes ayant les mecircmes usages les mecircmes goucircts ou le mecircme souverain Or on

nrsquoa pu indiquer que des analogies meacutetaphoriques et on a neacutegligeacute le caractegravere

fondamental qui distingue les faits sociaux le caractegravere subjectif Entre la fonction drsquoun

rein et la fonction drsquoun garde champecirctre on peut trouver une ressemblance mais une

ressemblance meacutetaphorique lrsquoorgane opegravere par un processus biologique le

fonctionnaire par un processus psychologique Une meacutethode correcte ne peut pas

commencer par eacutecarter systeacutematiquement ce qui fait le caractegravere essentiel du

pheacutenomegravene social crsquoest-agrave-dire la repreacutesentation Il faut maintenir dans la construction de

la science sociale la notion de repreacutesentation et cela serait impossible avec une meacutethode

purement biologique En tout cas si lrsquoon veut opeacuterer par cette meacutethode on ne doit

lrsquoappliquer qursquoagrave lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes biologiques On peut nier la possibiliteacute drsquoeacutetudier

drsquoautres pheacutenomegravenes et deacuteclarer qursquoon renonce agrave connaicirctre les faits psychologiques

mais on ne doit pas les deacutefigurer pour leur donner une ressemblance verbale avec des

faits biologiques Par cette meacutethode meacutetaphorique on ne fera qursquoune science verbale

dont on ne tirera aucune lumiegravere sur la nature et lrsquoenchaicircnement des faits puisqursquoil

faudra drsquoabord retraduire les faits de cette langue meacutetaphorique dans la langue naturelle

des faits sociaux qui est forceacutement une langue psychologique

9 3deg Une tentation drsquoune autre nature crsquoest drsquoemployer une meacutethode mixte psychologique

au point de deacutepart logique dans la construction Le type le plus complet en a eacuteteacute donneacute

par lrsquoeacuteconomie politique de la premiegravere moitieacute du XIXe siegravecle (celle qursquoon a surnommeacutee

orthodoxe) On part de ce principe geacuteneacuteral de toute meacutethode en science qursquoon doit

proceacuteder par analyse On commence par une analyse au sens meacutetaphorique une analyse

psychologique On observe des pheacutenomegravenes sociaux tregraves habituels par exemple la vente

on se demande sur quels pheacutenomegravenes psychologiques elle repose On en distingue un ou

deux tregraves habituels qursquoon regarde comme les plus importants lrsquooffre et la demande on

les transforme en un principe Agrave partir de lagrave opeacuterant par deacuteduction on cherche ce qui se

produirait entre gens dont les actes nrsquoauraient qursquoun seul mobile la repreacutesentation de

lrsquoavantage de vendre cher ou bien drsquoacheter agrave bon marcheacute Ce serait peut-ecirctre un proceacutedeacute

provisoire de recherche pour tacirccher de preacuteciser ses propres impressions agrave condition

drsquoeacutetudier ensuite les autres faits psychologiques qui entrent dans la constitution drsquoune

vente et de regarder par lrsquoobservation comment ces faits se combinent dans la reacutealiteacute

Mais on oublie de revenir agrave lrsquoobservation du principe abstrait poseacute au deacutebut on deacuteduit

logiquement ce qui devrait se produire si cette repreacutesentation agissait seule et cette

deacuteduction on lrsquoappelle une loi Crsquoest un proceacutedeacute analogue agrave certaines consideacuterations

67

matheacutematiques Mais quand on veut appliquer agrave la reacutealiteacute les abstractions matheacutematiques

ainsi obtenues on fait rentrer dans son calcul les autres eacuteleacutements de la reacutealiteacute (en

nrsquoeacutecartant que les quantiteacutes neacutegligeables) Dans la meacutethode sociale logique on arrive sans

y penser agrave calculer la reacutealiteacute drsquoapregraves un seul eacuteleacutement

10 Ainsi les trois meacutethodes matheacutematique biologique logique sont incorrectes Si on srsquoest

laisseacute aller agrave les introduire dans les sciences sociales crsquoest par de fausses analogies

Lrsquohistoire peut servir agrave en montrer lrsquoilleacutegitimiteacute En fait aucun historien jusqursquoagrave ces

derniegraveres anneacutees du moins nrsquoa eu lrsquoideacutee de les appliquer agrave lrsquohistoire et cela pour des

raisons pratiques Lrsquohistorien opegravere avec des documents ougrave le caractegravere psychologique est

trop marqueacute pour qursquoil puisse lrsquooublier il nrsquoest donc pas menaceacute de lrsquoillusion biologique

il opegravere sur des documents ougrave les chiffres sont rares ce qui le preacuteserve de lrsquoillusion qursquoon

peut reacuteduire les faits historiques en chiffres il opegravere avec des documents ougrave se

rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature ce qui le garantit contre lrsquoabstraction

logique Ce qui a eacuteviteacute aux historiens les faux-pas faits dans les eacutetudes sociales directes

crsquoest la situation deacutefavorable de lrsquohistoire la confusion qui lrsquoa empecirccheacutee de srsquoorganiser

avec un appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la

preacutetention de faire de la science

11 La meacutethode historique si peu avanceacutee pourtant peut ainsi rendre quelque service aux

sciences sociales en les empecircchant drsquoadopter une meacutethode qui ne tiendrait pas compte

du caractegravere psychologique des faits sociaux ou de lrsquoimpossibiliteacute de les mesurer ou de la

neacutecessiteacute de ne pas les isoler Cet avertissement peut se formuler en quelques regravegles

pratiques

12 1deg Lrsquohistoire fait voir que tout pheacutenomegravene social doit ecirctre eacutetudieacute par lrsquoobservation jusqursquoagrave

ce qursquoon ait atteint son fond psychologique crsquoest-agrave-dire des intentions et des

repreacutesentations communes agrave un groupe drsquohommes Il faut donc deacuteterminer drsquoabord

quelles sont les intentions et les repreacutesentations des hommes dans les diffeacuterents cas

particuliers qursquoon aura eacutetudieacutes pour servir de types ensuite quelles sont les intentions et

les repreacutesentations communes agrave tous ces cas Ce sont ces traits communs qui serviront agrave

donner la deacutefinition mecircme du fait social apregraves quoi il restera agrave deacuteterminer quels sont les

groupes drsquohommes qui ont ces intentions et ces repreacutesentations Toute eacutetude sociale doit

commencer par ces constatations preacutealables

13 2deg Lrsquohistoire donne lrsquohabitude de voir coexistant dans un mecircme temps des usages sociaux

diffeacuterents des groupes sociaux formeacutes sur des principes diffeacuterents et enchevecirctreacutes les uns

dans les autres des groupes politiques religieux linguistiques eacuteconomiques chacun

opposeacute agrave drsquoautres et cependant formeacutes en partie des mecircmes individus des gens qui

parlent une mecircme langue ou pratiquent une mecircme religion et qui sont soumis agrave des

gouvernements diffeacuterents Elle oblige agrave se rendre compte des groupes et des individus qui

les composent Elle permet de poser cette regravegle applicable agrave la construction des faits

sociaux On doit toujours preacuteciser dans quels groupes sociaux se produit le pheacutenomegravene agrave

eacutetudier et de quels individus se compose chaque groupe Il ne faut donc pas se laisser

prendre agrave lrsquoapparence drsquoorganisme que preacutesentent les socieacuteteacutes humaines et neacutegliger

drsquoexaminer la composition de ces laquo organismes raquo il faut au contraire analyser avec

preacutecision les termes collectifs en se posant une seacuterie de questions Quel groupe eacutetudie-t-

on Par quelle sorte de lien (politique eacuteconomique linguistique) est formeacute ce groupe

Est-il homogegravene ou nrsquoest-il qursquoun agreacutegat heacuteteacuterogegravene de groupes En ce cas de quels

sous-groupes est-il composeacute Dans quelles limites de pays et de temps se sont produits

les faits sociaux qursquoon eacutetudie

68

14 3deg Lrsquohistoire montre qursquoil y a dans une socieacuteteacute beaucoup de faits diffeacuterents crsquoest-agrave-dire

beaucoup de conditions et drsquousages diffeacuterents Elle ne permet pas directement de les

preacutevoir tous de faccedilon agrave dresser le questionnaire qui permettrait de les rechercher ni de

tracer le cadre dans lequel on les groupera Crsquoest au contraire lrsquoobservation du preacutesent qui

seule peut faire connaicirctre les pheacutenomegravenes Mais lrsquohistoire complegravete cette eacutetude directe de

deux faccedilons 1o Elle eacutetudie tous les faits de tout genre dans une socieacuteteacute et cela lrsquoempecircche

drsquooublier lrsquoexistence de certaines cateacutegories de faits ce qui arrive forceacutement aux

speacutecialistes 2deg Elle eacutetudie des socieacuteteacutes varieacutees et cela lrsquoamegravene agrave preacutevoir une plus grande

varieacuteteacute de combinaisons sociales En fait lrsquoideacutee drsquoun questionnaire geacuteneacuteral applicable agrave

toutes les socieacuteteacutes viendra plus naturellement agrave un historien habitueacute agrave une vue geacuteneacuterale

de lrsquohumaniteacute Une fois constitueacute pour les besoins de lrsquohistoire ce proceacutedeacute pourra se

transporter aux sciences sociales ainsi on arrivera agrave dresser le questionnaire universel

ougrave seront preacutevus tous les pheacutenomegravenes sociaux possibles et qui servira de cadre de

groupement agrave tous

15 4deg Lrsquoavantage de ce scheacutema drsquoensemble pourrait nrsquoecirctre pas compris par les speacutecialistes il

leur sera montreacute par lrsquoexpeacuterience des progregraves de lrsquohistoire Un des plus grands progregraves

historiques a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de faits indeacutependants

que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes sont lieacutes entre eux

reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres si nous les distinguons ce

nrsquoest que par abstraction Dans la reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits speacuteciaux eacuteconomiques

religieux scientifiques politiques il y a des hommes et des habitudes qui se modifient

constamment les uns les autres Ce lien est appeleacute parfois complexus en allemand

Zusammenhang

16 II ndash Lrsquoeacutetude de ces reacuteactions reacuteciproques est un des objets de recherches de lrsquohistoire Or

les sciences sociales par le fait de leur origine speacuteciale ont une tendance agrave se reacuteduire agrave

des eacutetudes speacutecialiseacutees crsquoest-agrave-dire agrave srsquoenfermer dans lrsquoexamen minutieux drsquoune seule

espegravece drsquoabstraction La marche naturelle de la science est drsquoeacutetudier seacutepareacutement les

pheacutenomegravenes sociaux produits par chaque espegravece drsquoactiviteacute de grouper ceux drsquoune mecircme

espegravece en une cateacutegorie speacuteciale et de rechercher les rapports entre les faits de mecircme

cateacutegorie en eacutecartant systeacutematiquement les faits des autres espegraveces Le linguiste

nrsquoexamine que les faits de langue lrsquoeacuteconomiste que les faits eacuteconomiques Mais chacun de

ces faits reste inintelligible tant qursquoon srsquoenferme dans une eacutetude speacuteciale car ils sont lieacutes

agrave drsquoautres qui en sont la raison drsquoecirctre Agrave quiconque eacutetudie speacutecialement les pheacutenomegravenes

sociaux il est indispensable de rappeler le complexus qui relie entre elles toutes les

activiteacutes humaines

17 Cela est drsquoautant plus neacutecessaire qursquoun fait social nrsquoest pas mecircme un fragment de la

reacutealiteacute comme peut lrsquoecirctre un fait anatomique crsquoest une simple abstraction un acte ou un

eacutetat drsquoun ou de plusieurs individus deacutesigneacute drsquoordinaire par une meacutetaphore qui augmente

les chances drsquoerreur Pour comprendre des faits de ce genre il faut se les repreacutesenter

toujours comme les eacutetats les actes les conditions drsquoindividus vivant en socieacuteteacute et se

repreacutesenter leur place dans lrsquoensemble des faits drsquoune socieacuteteacute Crsquoest lrsquoapplication drsquoun

principe commun agrave toute science On doit isoler les faits pour les constater les rapprocher

pour les comprendre

18 Voici un tableau sommaire des pheacutenomegravenes essentiels de toute socieacuteteacute qui donnera les

cateacutegories geacuteneacuterales de questions agrave preacutevoir

69

19 I ndash Conditions mateacuterielles ndash Elles se divisent en deux sortes

1deg Les corps humains ndash Crsquoest la matiegravere de deux sortes drsquoeacutetudes lrsquoanthropologie eacutetude

geacuteneacuterale des caractegraveres physiques des diffeacuterentes races drsquohommes la deacutemographie eacutetude

de la reacutepartition locale des pheacutenomegravenes corporels ordinaires et de leurs proportions

numeacuteriques

2deg Le milieu mateacuteriel geacuteneacuteral Il se subdivise en milieu naturel objet de la geacuteographie

ndash milieu artificiel reacutesultant de lrsquoameacutenagement fait par les hommes (cultures eacutedifices

voies de transport etc)

20 IIndash Habitudes intellectuelles Les principales sont 1deg la langue et lrsquoeacutecriture 2deg les

beaux-arts diviseacutes eux-mecircmes en plusieurs branches 3deg les arts techniques 4deg la

religion 5deg la morale et la meacutetaphysique 6deg les sciences

21 III ndash Habitudes mateacuterielles non obligatoires

1deg Les coutumes de vie mateacuterielle alimentation vecirctement et parure soins du corps

habitation 2deg les coutumes de vie priveacutee emploi du temps ceacutereacutemonial divertissements

deacuteplacements 3deg les coutumes eacuteconomiques production (agricole miniegravere industrielle)

transports eacutechange appropriation transmissions et contrats

22 IV ndash Institutions sociales

1deg Proprieacuteteacute et succession 2deg famille 3deg eacuteducation 4deg classes sociales

23 V ndash Institutions publiques

1deg Recrutement et organisation du personnel de gouvernement (gouvernement central et

services speacuteciaux) regravegles officielles du gouvernement proceacutedure reacuteelle des opeacuterations de

gouvernement (centrales et speacuteciales) 2deg organisation recrutement regravegles et pratiques

du gouvernement eccleacutesiastique 3deg organisation recrutement regravegles pratiques des

pouvoirs locaux

24 VI ndash Relations entre les groupes sociaux souverains

1deg Organisation du personnel de relations internationales 2deg conventions regravegles usages

communs formant le droit international officiel et reacuteel

NOTES

1 Voir plus haut chap VII III

2 Herbert Spencer lrsquoa essayeacute dans ses Principes de sociologie et Taine a expresseacutement formuleacute cette

meacutethode dans lrsquoIntroduction de lrsquoHistoire de la litteacuterature anglaise Pour les tentatives plus reacutecentes

voir P Barth Die Philosophie der Geschichte als Sociologie 1897

70

Chapitre X

Meacutethode de groupement des faitssuccessifs

I Transformations sociales ndash Transformation et eacutevolution ndash Diffeacuterence entre lrsquoeacutevolution sociale etlrsquoeacutevolution biologiqueII Eacutetude analytique des transformations ndash Opeacuterations successives preacutecautions critiquesIII Comparaison des eacutevolutions ndash Meacutethode statistique ndash Meacutethode psychologique ndash Processushistorique des eacutevolutions changement drsquohabitudes renouvellement des individus ndash Conditionsdrsquoune conclusion scientifique

1 I ndash La derniegravere opeacuteration de la construction historique crsquoest de grouper les pheacutenomegravenes

successifs pour arriver agrave dresser le tableau de lrsquoeacutevolution

2 Qursquoest-ce qursquoune eacutevolution Quelle est la nature de cette relation que nous appelons

eacutevolution La premiegravere notion empirique donneacutee par lrsquoexamen drsquoune seacuterie drsquoeacutetats

successifs crsquoest la notion de changement Dans tous les ordres de pheacutenomegravenes sociaux si

lrsquoon compare soit lrsquoorganisation drsquoensemble drsquoun pays soit un deacutetail de lrsquoorganisation

drsquoun pays agrave deux ou plusieurs moments successifs on constate que les eacutetats ainsi

compareacutes ne sont pas identiques ces diffeacuterences entre les moments ce sont les

changements Mais tout changement nrsquoest pas une eacutevolution Si lrsquoeacutetat de choses a changeacute

du premier au deuxiegraveme moment mais qursquoagrave un troisiegraveme moment il redevienne identique

au premier il nrsquoy a eu qursquoune oscillation Si les mecircmes eacutetats successifs sont tous

diffeacuterents mais que les diffeacuterences successives ne preacutesentent pas de reacutegulariteacute si dans la

seacuterie des eacutetats lrsquoeacutetat ndeg 5 est plus semblable agrave lrsquoeacutetat ndeg 1 que lrsquoeacutetat ndeg 3 il nrsquoy a que des

variations en sens divers il nrsquoy a pas eacutevolution La seacuterie des changements ne devient une

eacutevolution que si elle va dans une direction qui nous paraicirct constante Le mot mecircme est

une meacutetaphore pour indiquer que les eacutetats les plus reacutecents sont de moins en moins

semblables agrave lrsquoeacutetat le plus ancien Lrsquoobjet ou le pheacutenomegravene est compareacute agrave une chaicircne qui

se deacuteroule en srsquoeacuteloignant de son point de deacutepart

3 Lrsquoeacutevolution est un pheacutenomegravene fondamental dans toutes les sciences qui eacutetudient des ecirctres

vivants mais crsquoest en histoire qursquoelle tient la place capitale Lrsquohistoire est avant tout la

science de lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes aussi la pratique de lrsquohistoire a-t-elle obligeacute agrave se poser

plus nettement qursquoen toute autre science la question de lrsquoeacutevolution La science sociale au

contraire risque drsquooublier lrsquoeacutevolution parce qursquoelle se limite agrave des peacuteriodes de temps tregraves

71

courtes ougrave lrsquoeacutevolution est moins sensible Ou bien elle peut ecirctre tenteacutee drsquoemprunter la

notion drsquoeacutevolution agrave la biologie crsquoest une tendance des sociologues drsquoexpliquer les

eacutevolutions sociales en leur appliquant les lois de lrsquoeacutevolution biologique seacutelection lutte

pour lrsquoexistence survie des plus aptes Il suffit de rappeler les travaux de Gumplowicz et

de Patten

4 Lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute ou drsquoun usage est un fait tout diffeacuterent de lrsquoeacutevolution drsquoune

espegravece animale il nrsquoy a de commun entre elles que le fait drsquoune transformation dans un

sens continu Mais quant au processus de la transformation rien a priori nrsquoindique qursquoil soit

semblable dans les deux cas et en fait il est profondeacutement diffeacuterent mecircme quand il

srsquoexprime par des termes identiques tels que heacutereacutediteacute seacutelection parce qursquoil est produit par

des pheacutenomegravenes de nature diffeacuterente En biologie lrsquoeacutevolution est un fait purement

biologique lrsquoheacutereacutediteacute est physiologique les parents transmettent leurs aptitudes

physiologiques agrave leurs descendants par un proceacutedeacute physiologique la seacutelection est

physiologique En matiegravere sociale ce sont des faits mixtes en partie physiologiques en

partie psychologiques lrsquoheacutereacutediteacute crsquoest lrsquoheacuteritage reacutegleacute par des coutumes juridiques la

seacutelection crsquoest le choix fait pour beaucoup de raisons eacutetrangegraveres agrave lrsquoinstinct sexuel Ces

proceacutedeacutes drsquoeacutevolution nrsquoont qursquoune ressemblance meacutetaphorique avec le processus

physiologique ils aboutissent mecircme souvent agrave des reacutesultats inverses

5 II ndash Comment peut-on eacutetudier lrsquoeacutevolution des faits sociaux Ici on retrouve la neacutecessiteacute

commune agrave toute eacutetude scientifique pour constater il faut isoler pour comprendre il

faut rapprocher

6 On devra drsquoabord isoler les eacutevolutions agrave eacutetudier

7 1deg On doit prendre seacutepareacutement les espegraveces de faits sociaux et chercher quelle a eacuteteacute

lrsquoeacutevolution de chacun Ce travail exige une seacuterie drsquoopeacuterations

8 La premiegravere opeacuteration consiste agrave deacuteterminer nettement le fait dont on aura agrave chercher

lrsquoeacutevolution crsquoest forceacutement une abstraction une certaine espegravece drsquoactiviteacute humaine ou

de condition mateacuterielle par exemple le nombre de gens dans une condition donneacutee

(marieacutes ceacutelibataires condamneacutes) ndash ou la proportion entre les cateacutegories ndash ou une

somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets ou drsquoinstruments par exemple le nombre de

kilomegravetres de voie ferreacutee le nombre de machines la somme employeacutee agrave un but (budget

salaire) ndash ou un usage (marcheacute forme de creacutedit) ndash ou une institution (coopeacuterative

syndicat) On doit toujours penser agrave ce caractegravere abstrait pour ne pas oublier la nature du

fait et lrsquoon doit prendre garde de ne pas changer dans le courant de lrsquoeacutetude le nom qursquoon

aura une fois donneacute agrave ce fait

9 La deuxiegraveme opeacuteration crsquoest de deacuteterminer le groupe dans lequel on eacutetudie le pheacutenomegravene

en eacutevolution De quelle espegravece est-il et dans quelles limites est-il fixeacute Il est neacutecessaire

de se tenir en garde contre les cas ougrave le groupe eacutetudieacute au point de deacutepart est remplaceacute par

un autre groupe qui conserve le mecircme nom Dans le cas ougrave le groupe srsquoest conserveacute mais

avec des agrandissements ou des diminutions il faut penser agrave ajouter ou agrave deacutefalquer

Toute eacutetude drsquoeacutevolution sur la France dans la deuxiegraveme moitieacute du XIXe siegravecle doit tenir

compte de lrsquoannexion de la Savoie et de la perte de lrsquoAlsace-Lorraine

10 La troisiegraveme opeacuteration consiste agrave deacuteterminer la dureacutee de temps pendant laquelle on veut

observer lrsquoeacutevolution et les points de repegravere chronologiques Veut-on constater lrsquoeacutetat des

choses seulement agrave chacun des deux bouts de la peacuteriode ou constater les eacutetats

intermeacutediaires Elle implique cette question corollaire Possegravede-t-on les documents

neacutecessaires pour chacun de ces eacutetats

72

11 2deg On compare lrsquoeacutetat du pheacutenomegravene aux diffeacuterents moments et ainsi on obtient

lrsquoeacutevolution agrave lrsquoeacutetat brut on constate la diffeacuterence entre lrsquoeacutetat des choses au

commencement de la peacuteriode et lrsquoeacutetat des choses agrave la fin Mais cette diffeacuterence est

exprimeacutee seulement par des chiffres ou par des descriptions sans explication qui

permette drsquoapercevoir la continuiteacute de lrsquoeacutevolution

12 Il faut ici prendre une preacutecaution critique Les termes employeacutes au commencement et agrave la

fin de la peacuteriode pour reacutesumer le pheacutenomegravene sont-ils reacuteellement comparables entre eux

Ils expriment seulement les pheacutenomegravenes connus non les pheacutenomegravenes reacuteels Pour avoir le

droit de les comparer il faut que la connaissance soit resteacutee agrave peu pregraves la mecircme si elle a

changeacute on comparera sans srsquoen apercevoir des termes diffeacuterents On eacutetudie les chiffres

annuels des suicides ou des crimes agrave deux moments en 1800 et en 1900 mais ce ne sont

que les crimes ou les suicides connus en 1800 et 1900 et la comparaison ne peut donner

que lrsquoeacutevolution des crimes ou des suicides connus Il reste agrave savoir quelle est la relation

avec lrsquoeacutevolution des suicides ou des crimes reacuteels On sait aujourdrsquohui quel eacutecart eacutenorme

seacutepare le chiffre des centenaires preacutetendus et des centenaires reacuteels et que cet eacutecart

diminue fortement agrave mesure que lrsquoeacutetat civil devient plus reacutegulier Si lrsquoon trouve une plus

forte proportion de preacutetendus centenaires il y a cent ans pourra-t-on en conclure que

lrsquoeacutevolution a eacuteteacute la diminution des centenaires Il faut donc toujours srsquoassurer qursquoon

compare des renseignements de mecircme valeur Cette preacutecaution est naturellement

suggeacutereacutee par lrsquohistoire ougrave la diffeacuterence drsquoabondance des renseignements est si grande que

lrsquooubli de cette preacutecaution megravenerait agrave des conclusions trop visiblement absurdes

13 III ndash Apregraves avoir isoleacute les eacutevolutions pour les constater on est obligeacute de les rapprocher

pour les comprendre

14 Le proceacutedeacute normal de comparaison des sciences sociales est la comparaison statistique

on a essayeacute de lrsquoeacuteriger en meacutethode Pour tout pheacutenomegravene exprimable en chiffre

lrsquoeacutevolution peut se repreacutesenter soit par un tableau arithmeacutetique soit par une courbe (qui

en est la traduction geacuteomeacutetrique) Il est naturel de comparer entre elles ces courbes pour

voir si elles preacutesentent quelque rapport constant Si lrsquoon ne trouve aucun rapport on en

conclut que les faits sont le produit de causes indeacutependantes Si les courbes varient

ensemble on conclut que les eacutevolutions sont lieacutees entre elles par quelque lien de cause agrave

effet soit direct soit indirect Mais il est impossible par ce proceacutedeacute de distinguer si le lien

est direct ou indirect crsquoest ce qui arrive quand on compare les courbes de la criminaliteacute

et de lrsquoinstruction ou les variations des prix et le nombre des gregraveves ou le nombre des

mariages et le prix du pain Et mecircme ce nrsquoest pas la seule inspection des chiffres qui a

donneacute lrsquoideacutee de supposer un lien crsquoest une hypothegravese qursquoon a imagineacutee pour des raisons

psychologiques et qursquoon cherche agrave veacuterifier par les chiffres Crsquoest que dans les pheacutenomegravenes

sociaux les conditions mateacuterielles et les produits ou les actes humains sont les seuls faits

qursquoon atteigne par des proceacutedeacutes statistiques Or les actes et les produits ne sont que des

effets de pheacutenomegravenes internes Quant aux conditions elles sont tout au plus des limites

neacutegatives Certaines conditions sont neacutecessaires pour qursquoil se produise un pheacutenomegravene

social (il ne peut pas se creacuteer une ville sans nourriture) mais jamais elles ne sont

suffisantes pour le produire il y faut toujours des hommes

15 Les causes au sens scientifique crsquoest-agrave-dire les conditions deacuteterminantes des faits sociaux

sont toujours des eacutetats inteacuterieurs des motifs or aucun proceacutedeacute statistique nrsquoatteint les

eacutetats inteacuterieurs Voilagrave pourquoi pour expliquer toute eacutevolution sociale il faut remonter agrave

une cause psychologique par conseacutequent faire intervenir une espegravece de pheacutenomegravenes qui

eacutechappe agrave toute meacutethode statistique

73

16 Pour lrsquoexplication derniegravere des eacutevolutions comme des faits eux-mecircmes il faut donc

recourir agrave une meacutethode psychologique qui est celle de lrsquohistoire Lorsqursquoun fait social a

changeacute soit de quantiteacute soit de forme cette eacutevolution a eu pour cause un changement ou

dans les conditions exteacuterieures ou dans lrsquoeacutetat inteacuterieur des hommes Il faut donc se

demander Qursquoy a-t-il de changeacute ou dans les motifs des actes ou dans les conditions

exteacuterieures de ces motifs Et pour se poser les questions avec preacutecision il faut dresser

un questionnaire des changements possibles

17 Ainsi pour comprendre la place drsquoun pheacutenomegravene social dans la dureacutee drsquoune socieacuteteacute on

revient au proceacutedeacute employeacute pour comprendre sa place dans lrsquoensemble des pheacutenomegravenes de

la socieacuteteacute

18 Pour reacutepondre aux questions il suffira de reprendre le questionnaire eacutetabli pour lrsquoeacutetude

des pheacutenomegravenes simultaneacutes et de passer en revue toutes les grandes cateacutegories de

changements de la race du milieu des habitudes intellectuelles mateacuterielles

eacuteconomiques des institutions sociales politiques etc qui peuvent ecirctre causes drsquoune

transformation On aura vite fait de distinguer lrsquoespegravece de changement qui aura pu agir

sur lrsquoeacutevolution particuliegravere qursquoon eacutetudie

19 Il faut ici se tenir en garde contre la tendance naturelle agrave se repreacutesenter chaque espegravece de

pheacutenomegravene social isoleacute par lrsquoabstraction comme un ecirctre reacuteel qui eacutevoluerait par une force

propre agrave la faccedilon drsquoun organisme On a parleacute de la laquo vie des mots raquo de laquo lrsquoeacutevolution des

genres litteacuteraires raquo de la vie des croyances ou des regravegles de droit ou des institutions Crsquoest

une meacutetaphore dangereuse Un mot un genre artistique une croyance une institution ne

sont que des abstractions Une abstraction nrsquoeacutevolue pas au sens reacuteel il nrsquoy a que des ecirctres

qui eacutevoluent Crsquoest un grand danger en histoire de se laisser aller agrave faire la biographie

drsquoecirctres imaginaires tels que lrsquoEacuteglise la royauteacute la Bourse la speacuteculation On peut

employer ces mots abstraits pour abreacuteger mais quand on travaille agrave comprendre les

reacutealiteacutes il faut avoir toujours soin drsquoeacutecarter ces fantocircmes et de remonter dans la

recherche des causes jusqursquoau moment ougrave on atteint des hommes

20 La recherche conduite au moyen du questionnaire nous amegravene agrave deacutecouvrir les

changements de motifs qui ont produit lrsquoeacutevolution Ils nous apparaissent drsquoabord

confuseacutement comme les motifs drsquoun groupe drsquohommes On aperccediloit en gros par exemple

chez un peuple chreacutetien que la crainte de lrsquoenfer a diminueacute ce qui explique

lrsquoaccroissement des suicides

21 Mais ces motifs collectifs ne sont intelligibles que comme une somme de motifs

individuels Et on se trouve ainsi rameneacute agrave se repreacutesenter des individus agrave se les imaginer

tels qursquoils eacutetaient au commencement de lrsquoeacutevolution puis tels qursquoils ont eacuteteacute agrave la fin et agrave se

demander ce qursquoil y a eu de changeacute en eux ou autour drsquoeux qui ait pu produire le

changement constateacute par lrsquoeacutetude analytique de lrsquoeacutevolution

22 Le changement social peut se produire de deux faccedilons qursquoil est neacutecessaire de savoir

distinguer 1deg Ou bien les hommes changent reacuteellement en un point quelconque leur

faccedilon drsquoagir ou leurs regravegles drsquoaction ndash soit volontairement parce que leurs ideacutees sur ce

point ont changeacute ndash soit par la contrainte des conditions mateacuterielles ndash soit par la pression

de leur gouvernement ou de lrsquoopinion de gens dont ils deacutependent 2deg Ou bien les hommes

qui agissaient drsquoune certaine faccedilon au deacutebut de la peacuteriode sont morts et ils ont eacuteteacute

remplaceacutes par drsquoautres hommes (soit leurs descendants soit des eacutetrangers) qui

procegravedent autrement qursquoeux parce qursquoils ont drsquoautres motifs ou drsquoautres habitudes

74

23 Lrsquohumaniteacute se renouvelle par un changement continuel des geacuteneacuterations crsquoest le

pheacutenomegravene fondamental de lrsquohistoire et crsquoest probablement la cause capitale de

lrsquoeacutevolution sociale Ainsi se produisent les eacutevolutions dans les corps constitueacutes (clergeacute

corporations corps de fonctionnaires) le corps conserve un mecircme nom mais tous les

membres sont renouveleacutes Cette continuiteacute du nom donne lrsquoillusion si lrsquoon nrsquoy prend

garde drsquoune eacutevolution organique du corps De mecircme pour le corps social dans son

ensemble lrsquoeacutevolution doit ecirctre expliqueacutee en tenant compte du renouvellement des

geacuteneacuterations Ce pheacutenomegravene fondamental srsquoimpose agrave lrsquoattention de lrsquohistorien agrave moins

qursquoil ne soit tregraves irreacutefleacutechi mais il peut fort bien eacutechapper agrave lrsquohomme des sciences

sociales qui eacutetudie des eacutevolutions beaucoup plus courtes ougrave le renouvellement des

geacuteneacuterations est moins apparent

24 Lrsquoexplication des eacutevolutions par des changements psychologiques a sur les proceacutedeacutes

statistiques lrsquoavantage drsquoecirctre intelligible mais elle reste une hypothegravese Elle permet de

trouver la cause probable du changement social elle ne peut pas prouver qursquoil nrsquoy en ait

pas eu drsquoautre cause Pour arriver agrave une deacutemonstration scientifique il faudrait appliquer

un proceacutedeacute dont on nrsquoa fait que tregraves rarement un usage meacutethodique en histoire et qursquoon

nrsquoa pas eu occasion drsquoappliquer rigoureusement en science sociale la comparaison de

plusieurs eacutevolutions

25 Il ne suffirait pas de comparer lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene speacutecial dans plusieurs

groupes sociaux indeacutependants crsquoest ce qursquoon a essayeacute de faire dans la linguistique

compareacutee la mythologie compareacutee le droit compareacute on compare lrsquoeacutevolution drsquoun mythe

ou drsquoune regravegle de droit chez les Grecs les Romains les Germains Cette comparaison

drsquoabstractions ne fait pas connaicirctre les causes des transformations elle ne sert qursquoagrave en

deacutefinir plus nettement les caractegraveres Crsquoest sur lrsquoensemble des socieacuteteacutes qursquoil faudrait

opeacuterer en comparant les eacutevolutions de plusieurs ensembles On verrait alors quels sont

les pheacutenomegravenes qui manquent ensemble dans plusieurs eacutevolutions et ceux qui srsquoy

trouvent ensemble ceux qui ne se trouvent jamais ensemble et ceux qui tantocirct

srsquoaccompagnent tantocirct se seacuteparent Agrave deacutefaut de lrsquoexpeacuterimentation qui seule permet

drsquoisoler reacuteellement les pheacutenomegravenes la comparaison des ensembles est le seul proceacutedeacute

pour constater quels pheacutenomegravenes sont geacuteneacuteralement lieacutes ensemble et lesquels sont

indeacutependants Mais cette opeacuteration ne peut se faire ni par une meacutethode purement sociale

sur une seule socieacuteteacute observeacutee pendant une courte dureacutee de temps ni par une meacutethode

purement historique sur des socieacuteteacutes observeacutees sans preacutecision Elle ne sera possible que

lorsqursquoon arrivera agrave combiner les meacutethodes des sciences sociales avec la meacutethode

historique Alors seulement pourra ecirctre constitueacutee la science des socieacuteteacutes humaines et de

leurs transformations

75

Deuxiegraveme partie La meacutethodehistorique et lrsquohistoire sociale

76

Chapitre XI

Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire

I Formation de lrsquohistoire ndash Lrsquohistoire dans lrsquoAntiquiteacute au Moyen Acircge agrave la Renaissance ndash Leshistoires speacuteciales et lrsquohistoire geacuteneacuterale ndash Naissance des histoires speacuteciales histoire universellehistoire geacuteneacuteraleII Rapports entre lrsquohistoire et les sciences sociales ndash Les sciences sociales en tant que sciencesdocumentaires emploient la critique historique ndash Neacutecessiteacute de lrsquoeacutetude du passeacute en science socialendash Divisions de lrsquohistoire sociale

1 I ndash Lrsquohistoire est une creacuteation des Grecs mais leur mot ἱστορία (teacutemoignage) est vague et

ne correspond pas agrave ce que Thucydide et Polybe ont fait de lrsquohistoire Crsquoest

essentiellement le reacutecit des faits humains qui paraissent assez inteacuteressants pour ecirctre

raconteacutes notion vague qui laisse une varieacuteteacute extrecircme dans le choix des faits soit pour

lrsquoeacutetendue du terrain soit pour lrsquoespegravece des faits eux-mecircmes Lrsquoeacutetendue du terrain agrave

observer srsquoest vite agrandie depuis le petit monde des citeacutes grecques jusqursquoagrave la

conception drsquoune histoire srsquoeacutetendant sur tout le champ connaissable de lrsquohumaniteacute deacutejagrave

avec Polybe apparaicirct lrsquohistoire universelle lrsquohistoire du monde civiliseacute connu Cette

conception universaliste de lrsquohistoire srsquoest transmise par les eacutecrivains eccleacutesiastiques du

IVe siegravecle (saint Jeacuterocircme saint Augustin) aux chroniqueurs des siegravecles barbares combineacutee

avec une division tireacutee des Apocalypses la succession des grandes monarchies elle se

perpeacutetue agrave travers tout le Moyen Acircge jusqursquoau Discours sur lrsquohistoire universelle de Bossuet

2 Quant agrave lrsquoespegravece de faits qui doivent faire la matiegravere de lrsquohistoire les anciens ont oscilleacute

entre deux meacutethodes

3 1deg Choisir systeacutematiquement les faits qursquoil peut ecirctre utile de connaicirctre pour la pratique

crsquoest la conception de Thucydide formuleacutee par Polybe Lrsquohistorien recueille ce qui peut

servir drsquoenseignement aux hommes drsquoEacutetat et de guerre On aboutit agrave lrsquohistoire militaire et

diplomatique qui a conserveacute jusqursquoagrave nos jours une place preacutepondeacuterante dans le travail

historique

4 2deg Prendre sans choix les faits conserveacutes par la tradition eacutecrite ou orale crsquoest le systegraveme

des Annales drsquoorigine grecque mais devenu classique chez les Romains Lrsquohistorien

reproduit tout y compris les prodiges les accidents les inondations (il en reste des traces

dans Tite-Live et dans les Annales de Tacite)

77

5 Puis viennent les preacuteoccupations litteacuteraires lrsquohistorien cherche les occasions de discours

(comme Tite-Live) ou de remarques morales et psychologiques (comme Tacite) Lrsquohistoire

devient alors un reacutecit composite ougrave la leccedilon de choses pratique est combineacutee avec une

œuvre drsquoart oratoire Crsquoest dans cette forme qursquoelle a eacuteteacute imiteacutee au Moyen Acircge par

quelques chroniqueurs (en latin puis en langue vulgaire) et qursquoelle a eacuteteacute restaureacutee par les

historiens de la Renaissance et leurs successeurs Jusqursquoau XVIIIe siegravecle on ne voit pas de

progregraves dans la conception de lrsquohistoire aucun des historiens du XVIIe siegravecle nrsquoa une

supeacuterioriteacute scientifique sur les historiens de lrsquoAntiquiteacute

6 La transformation de lrsquohistoire en eacutetude scientifique est venue drsquoun autre cocircteacute Avec la

naissance de lrsquoeacuterudition srsquoeacutetait introduit lrsquousage drsquoeacutetudier les textes antiques et de les

commenter en deacutecrivant les faits de toute nature qui y sont rapporteacutes (ce qursquoon appelait

en Allemagne les realia) On srsquoeacutetait mis aussi agrave reacuteunir des documents et des faits sur les

habitudes les institutions la langue lrsquoeacutecriture du Moyen Acircge Ainsi se sont formeacutes les

traiteacutes speacuteciaux et les reacutepertoires (par exemple le Glossaire de Du Cange) quelques-uns

avaient un caractegravere pratique juridique ou theacuteologique De ce mouvement confus et tregraves

long ndash il commence mecircme avant le XVIe siegravecle pour le droit romain ndash se sont enfin

deacutegageacutes des systegravemes meacutethodiques drsquoeacutetudes On les a deacutesigneacutes longtemps par un nom

geacuteneacuteral vague (antiquiteacutes archeacuteologie)

7 Peu agrave peu surtout dans les Universiteacutes allemandes on a commenceacute agrave eacutetudier les faits par

une meacutethode historique et agrave les grouper en ordre chronologique Alors ont eacuteteacute

constitueacutees les histoires speacuteciales de lrsquoeacutecriture de la langue de lrsquoEacuteglise de la religion du

droit des litteacuteratures de lrsquoarchitecture de la sculpture des institutions des mœurs etc

Chacune de ces histoires speacuteciales reste une partie inteacutegrante de lrsquohistoire totale mais

elle devient une branche autonome constitueacutee avec son personnel de travailleurs

speacuteciaux et ses traditions speacuteciales Comme les historiens avaient gardeacute lrsquohabitude de

srsquooccuper agrave peine des faits de cette espegravece crsquoest en dehors drsquoeux que se sont creacuteeacutees ces

histoires speacuteciales Elles ont pris lrsquoallure de sciences indeacutependantes Agrave cause de lrsquoeacutenorme

quantiteacute des faits speacuteciaux il est devenu pratiquement impossible de les eacutetudier de front

avec lrsquohistoire non speacutecialiseacutee et il a fallu seacuteparer chacune drsquoelles en tranches

chronologiques et geacuteographiques suivant les peuples et les peacuteriodes chaque branche

drsquohistoire speacuteciale a eacuteteacute diviseacutee en sections On a eu ainsi des histoires de la religion du

droit de la litteacuterature ndash drsquoEacutegypte drsquoAssyrie des Grecs des Romains de France

drsquoAngleterre ndash du Moyen Acircge modernes contemporaines

8 Agrave mesure que ces branches se sont seacutepareacutees le terrain de lrsquohistoire non speacutecialiseacutee srsquoest

reacutetreacuteci Les espegraveces de faits auxquels la vieille conception drsquoun enseignement pratique

preacuteparatoire agrave la vie publique donnait la plus large place dans lrsquohistoire sont elles aussi

devenues la matiegravere drsquohistoires speacuteciales (histoire diplomatique histoire militaire

histoire constitutionnelle) Elles ont conserveacute ce caractegravere ou du moins ces preacutetentions

pratiques et continuent agrave ecirctre enseigneacutees comme preacuteparation technique aux professions

drsquoofficier de diplomate drsquohomme politique

9 Alors la conception de lrsquohistoire proprement dite non speacutecialiseacutee a traverseacute une crise

Lrsquohistoire universelle au sens exact crsquoest-agrave-dire srsquoeacutetendant agrave tous les peuples dans tous les

temps neacutee degraves lrsquoAntiquiteacute srsquoeacutetait eacutelargie au XVIIIe siegravecle par la connaissance de pays

inconnus autrefois Inde Chine Japon et Ameacuterique Crsquoest la conception de Voltaire dans

son Essai sur les mœurs elle srsquoest transmise agrave Schlosser et par lui agrave lrsquoeacutecole de Heidelberg

la derniegravere Weltgeschichte celle de Weber est sortie de cette eacutecole Mais lrsquohistoire

78

universelle devenue trop vaste a eacuteteacute abandonneacutee dans la seconde moitieacute du XIXe siegravecle

au moins pour un temps1 On en est mecircme venu en Allemagne agrave la tourner en ridicule agrave la

deacuteclarer anti-scientifique reposant sur lrsquoideacutee fausse drsquoune humaniteacute conccedilue comme un

corps On a adopteacute un terme plus restreint Allgemeine Geschichte terme tregraves vague qui

deacutesigne surtout lrsquohistoire des peuples entreacutes dans la civilisation occidentale (les peuples

meacutediterraneacuteens et atlantiques agrave lrsquoexclusion de lrsquoExtrecircme-Orient Ce terme a eacuteteacute transcrit

en franccedilais (histoire geacuteneacuterale) avec le mecircme sens vague

10 Une seacuterie drsquohistoires speacuteciales (histoires des mœurs des arts des religions des

institutions etc) si complegravete qursquoelle soit ne suffirait pas agrave faire connaicirctre lrsquoeacutevolution des

socieacuteteacutes ni lrsquohistoire du monde parce qursquoelle ne donnerait qursquoune description

drsquoabstractions successives Entre tous ces pheacutenomegravenes speacuteciaux crsquoest-agrave-dire abstraits il y

a eu un lien concret ils ont eacuteteacute les pheacutenomegravenes qui se sont produits dans les mecircmes

hommes ou qui ont eacuteteacute produits par eux Et ces hommes ont eu en commun certaines

aventures (migrations guerre reacutevolutions deacutecouvertes) qui sont la cause commune des

eacutevolutions speacuteciales dans diverses espegraveces de pheacutenomegravenes Si on eacutetudiait abstraitement

par exemple lrsquohistoire de chaque branche drsquoactiviteacute humaine (institutions arts

croyances) en Gaule jusqursquoau VIIe siegravecle on verrait les institutions et les arts changer

brusquement au Ier siegravecle avant Jeacutesus-Christ puis au Ve siegravecle apregraves sans aucune raison

inteacuterieure on aurait une eacutevolution inintelligible par elle-mecircme Toutes ces histoires

speacuteciales ne deviennent intelligibles que par lrsquohistoire non speacuteciale qui nous apprend la

conquecircte romaine et lrsquoinvasion des barbares Lrsquohistoire geacuteneacuterale crsquoest en reacutealiteacute lrsquohistoire

commune Voilagrave pourquoi lors mecircme que toutes les branches speacuteciales seraient

constitueacutees il resterait toujours un reacutesidu indispensable agrave la connaissance du passeacute ce

serait lrsquohistoire geacuteneacuterale lrsquohistoire commune Son caractegravere crsquoest drsquoecirctre une description

de la reacutealiteacute concregravete de raconter les actes ou les aventures de lrsquoensemble des hommes

qui ont formeacute la socieacuteteacute crsquoest ainsi qursquoelle forme le lien entre les histoires speacuteciales ndash En

fait ces eacuteveacutenements communs qui relient et dominent les activiteacutes speacuteciales sont surtout

ceux qui atteignent la masse de la population et modifient son eacutetat geacuteneacuteral les transferts

de population par colonisation invasion transplantation la creacuteation de centres de

population la creacuteation ou la transformation de systegravemes geacuteneacuteraux de groupement entre

les hommes (Eacutetat Eacuteglise) De lagrave vient lrsquoimportance de lrsquohistoire politique ainsi srsquoexplique

qursquoelle forme la partie la plus consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale

11 II ndash Quel rapport les sciences sociales ont-elles avec lrsquohistoire Elles ont besoin comme

toute science drsquoabord de constater des faits puis de les grouper

12 Jrsquoai indiqueacute plus haut (Introduction laquo Meacutethode historique raquo et laquo Neacutecessiteacute de la meacutethode

historique dans les sciences sociales raquo) la part de la meacutethode historique dans la

deacutetermination des faits qui forment la matiegravere de ces sciences Ces faits sont obtenus par

trois proceacutedeacutes

1deg Par lrsquoobservation directe des faits actuels

2deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits actuels que pour des raisons pratiques on

nrsquoa pas le temps ou le moyen drsquoobserver

3deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits passeacutes qursquoil est devenu impossible

drsquoobserver

13 Tant que la science sociale emploie seulement lrsquoobservation elle nrsquoa rien agrave demander agrave la

meacutethode historique Mais ce proceacutedeacute est presque toujours insuffisant pour reacuteunir la

masse de faits neacutecessaires agrave une eacutetude sociale Il faut alors recourir au document mecircme

79

pour la connaissance des faits actuels et le document ne peut ecirctre eacutetudieacute que par la

meacutethode historique

14 La diffeacuterence entre la meacutethode historique et la meacutethode scientifique drsquoobservation directe

tient uniquement agrave la diffeacuterence de valeur entre un document et un procegraves-verbal

drsquoobservation Le procegraves-verbal est une observation bien faite crsquoest-agrave-dire faite suivant

une meacutethode rigoureuse drsquoobservation et de reacutedaction le document est un procegraves-verbal

mal fait crsquoest-agrave-dire sans meacutethode Le procegraves-verbal peut ecirctre utiliseacute sans autre opeacuteration

de meacutethode puisque lrsquoopeacuteration a deacutejagrave eacuteteacute faite par lrsquoauteur le document ne peut ecirctre

employeacute qursquoapregraves un examen destineacute agrave suppleacuteer au deacutefaut de meacutethode du reacutedacteur cet

examen crsquoest la critique La critique est indispensable agrave toutes les sciences historiques

parce qursquoelles sont toutes des sciences documentaires

15 Les sciences sociales dans la mesure ougrave elles emploient des renseignements eacutecrits reacutedigeacutes

sans appliquer une meacutethode rigoureuse sont aussi des sciences documentaires elles ont

donc besoin de lrsquoopeacuteration preacutealable de la critique elles appliquent la meacutethode

historique On peut il est vrai concevoir un eacutetat de la science ougrave toutes les observations

et les statistiques sociales auraient eacuteteacute faites suivant une meacutethode correcte et uniforme

comme le sont les opeacuterations des sciences constitueacutees (chimie biologie) alors on nrsquoaurait

plus besoin de documents on ne travaillerait plus que sur des procegraves-verbaux

scientifiques la meacutethode historique deviendrait inutile Mais cet eacutetat est loin drsquoecirctre

reacutealiseacute et tant qursquoil ne le sera pas tant qursquoil restera des documents il faudra les traiter

par la meacutethode historique

16 Une fois les faits recueillis la deuxiegraveme seacuterie drsquoopeacuterations de la science consiste agrave les

grouper On pourrait concevoir un groupement fait uniquement en rapprochant les faits

observeacutes dans le preacutesent sans faire intervenir aucune connaissance historique Mais il est

tregraves probable qursquoen fait la connaissance du preacutesent ne suffit pas pour construire une

science des pheacutenomegravenes sociaux mecircme actuels On peut eacutetudier les pheacutenomegravenes

physiques ou chimiques exclusivement dans le preacutesent parce qursquoil srsquoagit de constater des

relations qui ont eacuteteacute les mecircmes de tout temps Mais deacutejagrave les pheacutenomegravenes biologiques ne

sont plus entiegraverement intelligibles tant qursquoon ne fait pas intervenir lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-

dire le passeacute Et les socieacuteteacutes humaines ne sont pas intelligibles du tout si lrsquoon ne remonte agrave

quelques anneacutees au moins en arriegravere car tous les pheacutenomegravenes sociaux sont ou des

conditions ou des habitudes ou des conventions pour les comprendre il faut remonter au

moins agrave la formation de lrsquohabitude de la condition de la convention En outre il faut

pouvoir comparer les formes varieacutees que preacutesentent les pheacutenomegravenes dans diffeacuterentes

socieacuteteacutes il y a donc une part drsquohistoire dans toute science sociale

17 En fait les eacutetudes de pheacutenomegravenes sociaux sont drsquoordinaire accompagneacutees drsquoune eacutetude

historique sous forme de preacuteambule Les reacutepertoires de sciences sociales tels que le

Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften contiennent des articles drsquohistoire qui exposent

lrsquoeacutevolution des principaux usages eacuteconomiques parfois mecircme depuis lrsquoAntiquiteacute

18 Lrsquohistoire au sens vulgaire crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude des faits passeacutes tient ainsi une place

incontesteacutee dans les sciences sociales Cette histoire ne peut eacutevidemment ecirctre faite que

par la meacutethode historique Crsquoest lrsquoapplication de la meacutethode historique agrave lrsquohistoire sociale

qui est le sujet de la seconde partie du preacutesent ouvrage Jrsquoy eacutetudie les difficulteacutes speacuteciales

agrave cette espegravece drsquohistoire je cherche comment elle pourra arriver agrave se constituer avec

quelles preacutecautions speacuteciales avec quelles lacunes jrsquoessaie enfin de trouver les rapports

entre cette histoire et les autres branches drsquohistoire afin de voir comment lrsquoeacutevolution des

80

faits sociaux (au sens eacutetroit) agit sur lrsquoeacutevolution des autres faits historiques crsquoest-agrave-dire

humains et inversement

19 Lrsquohistoire sociale au sens eacutetroit dont il sera ici question nrsquoest qursquoune partie de lrsquohistoire

des socieacuteteacutes Jrsquoai donneacute plus haut un tableau drsquoensemble des principales espegraveces de

pheacutenomegravenes humains je donne ici un tableau sommaire des branches de lrsquohistoire2

20 I CONDITIONS MATEacuteRIELLES ndash Anthropologie Deacutemographie ndash Eacutetude du milieu naturel et artificiel

geacuteographie physique et eacuteconomique

21 II HABITUDES INTELLECTUELLES ndash Langue Arts Sciences Philosophie et morale Doctrines

eacuteconomiques Religion croyances et pratiques

22 III COUTUMES MATEacuteRIELLES ndash Vie priveacutee

23 IV COUTUMES EacuteCONOMIQUES ndash Production agricole Transports et industries Commerce

Reacutepartition des objets

24 V INSTITUTIONS SOCIALES ndash Famille Organisation de la proprieacuteteacute de famille et des successions

Eacuteducation et instruction Classes sociales

25 VI INSTITUTIONS PUBLIQUES ndash Institutions politiques eccleacutesiastiques internationales

26 Lrsquohistoire sociale comprend toute la quatriegraveme cateacutegorie (coutumes eacuteconomiques) des

fragments de la premiegravere cateacutegorie (deacutemographie) et de la deuxiegraveme (doctrines

eacuteconomiques) Elle se lie seulement par des actions reacuteciproques agrave la troisiegraveme agrave la

cinquiegraveme et agrave la sixiegraveme

NOTES

1 Agrave la fin du XIXe siegravecle apparaicirct une laquo Weltgeschichte raquo reacutedigeacutee en collaboration sous la

direction de Helmolt (en cours de publication) mais elle repose sur une ideacutee nouvelle

geacuteographique non historique

2 Voir chap IX Tableau des pheacutenomegravenes sociaux essentiels Voir aussi Langlois et Seignobos

Introduction aux eacutetudes historiques

81

Chapitre XII

Eacutetat de lrsquohistoire sociale

I Comparaison de lrsquoeacutetat des diffeacuterentes histoires ndash Monographies ndash Manuels speacuteciaux et geacuteneacuterauxndash Eacutetat arrieacutereacute de lrsquohistoire socialeII Raisons de cette infeacuterioriteacute provenant de la nature des faits ndash Caractegravere exteacuterieur des faitscaractegravere subjectif des documents faciliteacute plus grande drsquoatteindre la partie subjective des faitsndash Histoire des doctrinesIII Raisons de lrsquoinfeacuterioriteacute provenant de lrsquoespegravece des documents ndash Documents reacutedigeacutes documentsconserveacutes documents publieacutes ndash Preacutefeacuterence donneacutee aux documents narratifs litteacuteraires eacuteducatifspratiques

1 I ndash Lrsquohistoire des faits sociaux au sens restreint crsquoest-agrave-dire des faits eacuteconomiques et

deacutemographiques est moins avanceacutee que toutes les autres branches de lrsquohistoire Le fait ne

peut guegravere ecirctre contesteacute Il suffit de comparer lrsquoeacutetat de lrsquohistoire sociale et des autres

histoires sous les formes diverses que prend le travail historique monographies histoires

partielles manuels geacuteneacuteraux partout on arrive au mecircme reacutesultat le travail est moins

avanceacute en matiegravere drsquohistoire sociale

2 Pour les monographies la deacutemonstration ne pourrait se faire que par un releveacute

bibliographique Mais il suffit de parcourir les bibliographies nationales Waitz pour

lrsquoAllemagne Monod pour la France Gross pour lrsquoAngleterre Pirenne pour la Belgique

Channing et Hart pour les Eacutetats-Unis on sera frappeacute du petit nombre des eacutetudes

importantes en matiegravere sociale encore la plupart sont-elles tregraves reacutecentes

3 La forme normale agrave laquelle aboutit le travail historique quand on commence agrave posseacuteder

assez de reacutesultats de monographies pour formuler des conclusions drsquoensemble crsquoest

lrsquohistoire partielle drsquoune peacuteriode drsquoun pays drsquoune espegravece de faits ndash par exemple lrsquohistoire

de la litteacuterature ou des institutions drsquoun pays dans une peacuteriode Or si lrsquoon passe en revue

les espegraveces de pheacutenomegravenes qui sont les objets de lrsquohistoire on voit que toutes les

branches speacuteciales sont constitueacutees (sauf les cas ougrave les documents font absolument

deacutefaut) quelques-unes mecircme depuis le milieu du XIXe siegravecle On a fait lrsquohistoire des races

humaines (lrsquoanthropologie) la description geacuteographique du monde (milieu naturel et

milieu artificiel) lrsquohistoire des langues (crsquoest une des plus avanceacutees) lrsquohistoire des arts

des litteacuteratures des sciences de la philosophie des religions lrsquohistoire de lrsquoalimentation

du costume de lrsquoarchitecture du mobilier des usages lrsquohistoire des institutions priveacutees

(histoire du droit) lrsquohistoire des institutions politiques eccleacutesiastiques internationales

82

On lrsquoa faite pour tous les pays et tous les temps pour lrsquoEacutegypte la Gregravece les Romains les

peuples europeacuteens les Eacutetats-Unis pour lrsquoAntiquiteacute le Moyen Acircge les peacuteriodes modernes

Il ne reste presque plus de champ inexploreacute il y a des histoires mal faites qui seront agrave

refaire mais il ne reste plus guegravere de lacunes ndash (sauf dans une branche lrsquohistoire de la

morale reacuteelle crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de la conduite reacuteelle des hommes parce que la question

ne pourra ecirctre poseacutee nettement tant qursquoon ne connaicirctra pas lrsquoensemble des actes et des

habitudes y compris la vie eacuteconomique) ndash Quant agrave lrsquohistoire geacuteneacuterale qui domine toutes

les histoires speacuteciales elle est faite pour tous les pays europeacuteens et pour tout le cours des

temps depuis lrsquoAntiquiteacute

4 Lrsquohistoire des faits sociaux est beaucoup moins avanceacutee La deacutemographie reacutetrospective est

agrave peine eacutebaucheacutee et pleine de conjectures Lrsquohistoire statistique des pheacutenomegravenes les plus

simples lrsquohistoire des prix a eacuteteacute esquisseacutee en Angleterre par Tooke puis par Thorold

Rogers qui a eu en France un imitateur malheureux mais ce ne sont guegravere que des essais

sans meacutethode et sans critique

5 Lrsquohistoire des faits eacuteconomiques nrsquoa eacuteteacute commenceacutee que longtemps apregraves toutes les autres

et est resteacutee beaucoup moins avanceacutee Il nrsquoy a pas encore drsquohistoire de lrsquoagriculture dans

chaque pays Lrsquohistoire de lrsquoagriculture en Allemagne est reacutecente celle drsquoInama-Sternegg

est loin drsquoecirctre acheveacutee et bien que fort supeacuterieure aux essais anteacuterieurs elle est bien loin

drsquoaboutir agrave des conclusions incontestables ndash Lrsquoindustrie en est encore agrave des monographies

(sauf pour lrsquoAngleterre le livre de Cunningham dont la peacuteriode moderne seule a une

valeur historique) ndash Lrsquoeacutetude des transports est encore meacutelangeacutee agrave celle du commerce

lrsquohistoire du commerce et du creacutedit elle-mecircme est encore tregraves incomplegravete Il nrsquoexiste

aucune histoire drsquoensemble depuis le vieil essai de Scherer qui date de 1855 Goldschmidt

nrsquoa eacutetudieacute que lrsquohistoire du droit commercial Toute cette branche nrsquoest guegravere repreacutesenteacutee

que par des monographies sur des institutions speacuteciales chemins de fer Bourse traiteacutes

de commerce etc

6 Parmi les institutions priveacutees qui sont la matiegravere de lrsquohistoire du droit les mieux connues

sont la proprieacuteteacute fonciegravere la famille le reacutegime des successions la partie la moins

avanceacutee est justement celle qui touche aux sciences sociales lrsquoorganisation des classes Le

reacutegime fiscal qui est le mieux connu des pheacutenomegravenes eacuteconomiques est une portion des

institutions politiques

7 Ainsi les autres branches drsquohistoire sont deacutejagrave arriveacutees agrave la forme drsquohistoires partielles qui

en se juxtaposant forment un tableau presque complet lrsquohistoire sociale en est presque

partout encore agrave la peacuteriode des monographies1

8 Une autre marque de lrsquoeacutetat arrieacutereacute de ces branches drsquohistoire crsquoest la place qursquoelles

tiennent dans les manuels drsquoensemble Il en existe trois formes

9 1deg Les manuels drsquohistoire geacuteneacuterale (ou histoire universelle) eacutetudient les pheacutenomegravenes

geacuteneacuteraux communs et expliquent lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes speacuteciaux on y deacutecrit

surtout les faits politiques et les transferts de populations Il est probable que les

pheacutenomegravenes eacuteconomiques ont aussi une action geacuteneacuterale sur lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes ils

devraient donc former une partie consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale et pourtant agrave peine

sont-ils mentionneacutes dans les histoires geacuteneacuterales Grote Curtius Busolt Meyer Duruy et

les histoires de la collection de Gotha et de lrsquoAllgemeine Geschichte de Oncken on leur a

conceacutedeacute quelques chapitres exclusivement relatifs agrave la France dans lrsquoHistoire geacuteneacuterale de

Lavisse et Rambaud

83

10 2deg Les manuels speacuteciaux drsquoune branche de lrsquohistoire existent deacutejagrave pour certaines branches

histoire des religions de la theacuteologie des sciences du droit priveacute de la litteacuterature du

droit public Il nrsquoexiste pas de manuel parallegravele pour lrsquohistoire des pheacutenomegravenes

eacuteconomiques Ce qui en tient lieu le Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften est le produit

drsquoun effort vigoureux de collaboration mais on peut y voir par la bibliographie mecircme

des articles historiques que ces eacutetudes sont encore agrave lrsquoeacutetat de monographies On nrsquoa pas

trouveacute de cadre pour organiser ces monographies on les a preacutesenteacutees sous forme

drsquoarticles isoleacutes rassembleacutes seulement en un reacutepertoire alphabeacutetique

11 3deg Les manuels geacuteneacuteraux drsquoune peacuteriode de lrsquohistoire qui sont la forme la plus acheveacutee de

concentration du travail historique existent deacutejagrave pour lrsquoAntiquiteacute ce sont les

Alterthuumlmer le travail le plus complet paraicirct depuis une vingtaine drsquoanneacutees en eacuteditions

successives sous le nom de Iwan Muumlller Ils commencent pour le Moyen Acircge avec les

Grundriss de Paul et de Groumlber donneacutes en annexe agrave lrsquohistoire des litteacuteratures germaniques

et romanes Il suffit de regarder la place que tiennent dans ces manuels les faits

eacuteconomiques en proportion des autres branches Dans la collection de Iwan Muumlller en 9

volumes (quelques-uns eacutenormes) ces faits forment une petite partie drsquoune section des

Privatalterthuumlmer Ils occupent encore moins de place dans les Grundriss Eacutevidemment

lrsquoeacutetude du passeacute nrsquoa pas peacuteneacutetreacute profondeacutement dans lrsquohistoire sociale

12 On peut constater une disproportion analogue dans les bibliographies peacuteriodiques Il

suffit de se reporter agrave Langlois Manuel de Bibliographie historique 2e eacuted 1901 ou agrave la

Zeitschrift fuumlr Literatur und Geschichte der Staatswissenschaft qui se publie depuis 1893

13 Cette infeacuterioriteacute tient en partie agrave la formation tardive de lrsquohistoire sociale Ce nrsquoest pas

avant la seconde moitieacute du XIXe siegravecle qursquoil srsquoest formeacute un groupe de speacutecialistes de

lrsquohistoire eacuteconomique et depuis que cette branche est repreacutesenteacutee comme les autres par

des professeurs speacuteciaux les progregraves surtout en Allemagne sont devenus rapides Mais

ce retard provient aussi de difficulteacutes speacuteciales agrave cette histoire difficulteacutes drsquoespegraveces

diffeacuterentes qui tiennent les unes agrave la nature des faits sociaux drsquoautres agrave la nature des

documents de lrsquohistoire sociale drsquoautres au degreacute de connaissance neacutecessaire en ces

matiegraveres drsquoautres enfin agrave la forme que prend lrsquoeacutevolution des faits sociaux

14 II ndash La nature des faits de lrsquohistoire sociale les rend plus difficiles agrave atteindre que la

plupart des faits qui sont la matiegravere des autres branches drsquohistoire Sauf les doctrines

eacuteconomiques ils ont tous ce caractegravere drsquoecirctre des faits exteacuterieurs agrave celui qui les deacutecrit

Tous les faits atteints par la statistique (deacutemographie) sont des faits mateacuteriels Tous les

faits eacuteconomiques sont des actes et des usages mateacuteriels modes de culture technique des

industries organisation du travail transports mecircme le commerce et les opeacuterations de

vente de speacuteculation de creacutedit La partie subjective de toutes ces opeacuterations se reacuteduit agrave

des repreacutesentations et des motifs mais il faut toujours connaicirctre le reacutesultat les actes

exteacuterieurs Lrsquohistoire sociale est donc essentiellement lrsquohistoire de faits mateacuteriels visibles

qui ont une conseacutequence mateacuterielle

15 Il semble drsquoabord que ce soit pour cette histoire une garantie de plus grande certitude

elle eacutetudie des faits reacuteels non des imaginations subjectives elle sera donc plus reacuteelle plus

certaine Crsquoest lrsquoillusion drsquoAuguste Comte qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une

science positive opposeacutee agrave la psychologie fantaisie subjective et qui lrsquoa ameneacute agrave passer

directement de la physiologie (objective) agrave la sociologie (objective) en sautant par-dessus

la psychologie Elle srsquoexplique par la meacutethode de travail drsquoAuguste Comte qui jamais

84

nrsquoavait opeacutereacute sur un document historique et ignorait le caractegravere forceacutement subjectif des

documents et des faits sociaux

16 Il existe il est vrai des monuments mateacuteriels du passeacute des objets anciens conserveacutes

qursquoon peut eacutetudier objectivement Ce sont des deacutebris reacuteels drsquoossements ou de cuisine ou

drsquoinstruments avec lesquels on fait la paleacuteontologie et lrsquoanthropologie preacutehistorique

ndash ou des monuments au sens vulgaire qui fournissent la matiegravere de lrsquohistoire de

lrsquoarchitecture ou des objets de tout genre bijoux armes eacutetoffes meubles œuvres drsquoart

statues tableaux outils instruments Mais ces objets nrsquoont de rocircle en sciences sociales

que pour lrsquohistoire de la technique En pratique on ne fait guegravere lrsquohistoire sociale qursquoavec

des documents figureacutes ou eacutecrits qui ont pour caractegravere fondamental drsquoecirctre subjectifs

(voir partie 1 chap I I) que ce soit un document figureacute (dessin repreacutesentation) ou un

eacutecrit le proceacutedeacute de transcription seul diffegravere dans les deux cas ce sont les

interpreacutetations qursquoun auteur a donneacutees de choses exteacuterieures le document ne donne que

le reacutesultat du travail drsquoesprit de lrsquoauteur crsquoest-agrave-dire drsquoune opeacuteration subjective

17 Ce caractegravere forceacutement subjectif de tous les documents nrsquoa pas seulement des

conseacutequences capitales pour la meacutethode il explique pourquoi la certitude est plus

difficile agrave atteindre en histoire sociale Ce qursquoon atteint drsquoabord dans un document ce

sont les conceptions de lrsquoauteur les images qui forment le mobilier de son esprit Crsquoest

seulement par raisonnement agrave partir de ces conceptions qursquoon arrive agrave conclure aux

reacutealiteacutes exteacuterieures que lrsquoauteur a connues en tout cas on nrsquoy arrive qursquoindirectement

par un deacutetour et ougrave lrsquoon a grandrsquochance de se tromper car ce raisonnement repose

toujours sur des bases chanceuses (voir chap VIII I )

18 La connaissance historique la moins sujette agrave erreur crsquoest celle qursquoon atteint le plus

directement et crsquoest preacuteciseacutement la connaissance des conceptions non des faits Elle est la

seule qursquoon puisse eacutetablir par un seul document Il suffit drsquoun seul texte pour prouver

lrsquoexistence drsquoun mot drsquoune forme verbale drsquoune doctrine drsquoune forme artistique drsquoune

proposition philosophique ou scientifique drsquoune regravegle de droit Si lrsquoauteur introduit une

de ces conceptions dans son document crsquoest que cette conception existait dans son

esprit ce seul exemple prouve lrsquoexistence de la conception Donc les histoires les plus

faciles agrave eacutetablir parce qursquoelles demandent le moins de comparaison de documents les

histoires les plus certaines parce qursquoelles supposent le moins de raisonnement ce sont les

histoires de faits subjectifs Voilagrave pourquoi les branches drsquohistoire les plus vite

constitueacutees ont eacuteteacute les histoires des langues des litteacuteratures des religions des arts de la

philosophie du droit Au contraire lrsquohistoire des faits exteacuterieurs oblige toujours agrave des

discussions sur la valeur des documents agrave une critique de la sinceacuteriteacute et de lrsquoexactitude de

lrsquoauteur comme un mensonge ou une erreur est toujours possible elle ne permet jamais

de conclure drsquoapregraves un document unique elle exige un travail de comparaison elle est la

plus longue agrave constituer et la plus contestable

19 Les faits exteacuterieurs ne sont pas tous eacutegalement difficiles agrave eacutetablir Il est drsquoautant plus

facile de les atteindre qursquoils contiennent une part plus grande de conception par

conseacutequent de faits subjectifs connus directement Or une bonne part de lrsquohistoire

exteacuterieure des faits politiques est dans ce cas Lrsquoeacutetude des regravegles officielles (qui forme

presque toute lrsquohistoire des institutions) est de mecircme nature que lrsquoeacutetude du droit elle se

contente drsquoatteindre des formules politiques lois regraveglements arrecircts qui sont des

conventions Les actes reacuteels se dissimulent sous les deacuteclarations officielles comme la

pratique reacuteelle du droit se cache sous les formes juridiques surtout pour les eacutepoques

anciennes nous connaissons beaucoup plutocirct les conceptions et les regravegles que les actes

85

politiques Que se passait-il reacuteellement agrave lrsquoAgora au Forum dans le Seacutenat romain Nous

ne le savons guegravere nous connaissons tout au plus ce qui eacutetait censeacute srsquoy passer Et nous ne

sommes pas mieux instruits pour les cours de justice feacuteodale En ces matiegraveres nous

nrsquoatteignons guegravere que des formes il est vrai que la connaissance des formes a deacutejagrave une

valeur Il reste cependant des actes reacuteels qursquoil est neacutecessaire de connaicirctre pour

comprendre lrsquohistoire geacuteneacuterale ce sont les invasions guerres eacutemeutes perseacutecutions qui

changent les conditions reacuteelles de la vie Mais ces actes sont par leur nature mecircme plus

frappants pour lrsquoimagination ils laissent beaucoup plus de traces subjectives dans lrsquoesprit

des auteurs et par suite dans les documents que les faits continus et monotones de la vie

eacuteconomique Ainsi par suite de la nature objective des faits sociaux lrsquohistoire en est plus

difficile agrave constituer avec certitude

20 La conseacutequence crsquoest que dans toutes les sciences sociales la seule partie qui puisse ecirctre

rapidement et sucircrement constitueacutee crsquoest la partie subjective lrsquohistoire des doctrines

eacuteconomiques ou sociales qui nrsquoest guegravere qursquoun fragment de lrsquohistoire des sciences ou de

la philosophie Voilagrave pourquoi les professeurs de science sociale srsquoy sont plus volontiers

renfermeacutes Quand un enseignement social srsquoest creacuteeacute il a commenceacute drsquoordinaire par

prendre pour sujet lrsquoeacutetude des doctrines sociales plutocirct que lrsquohistoire des pheacutenomegravenes

sociaux Cette preacutefeacuterence est conforme agrave la marche normale de la connaissance dans

toutes les eacutetudes qui opegraverent par la meacutethode historique Mais crsquoest aussi une preacutesomption

qursquoune branche drsquohistoire est peu avanceacutee quand ceux qui la professent font porter leurs

recherches et leur enseignement sur les doctrines plus que sur les faits exteacuterieurs

21 III ndash Une seconde difficulteacute de lrsquohistoire sociale tient agrave la nature des documents

historiques et aussi agrave la nature des publications de documents ndash qui pratiquement

importe presque autant car un document manuscrit nrsquoest guegravere utilisable lrsquohistoire ne

se fait pas avec des manuscrits

22 Le caractegravere geacuteneacuteral habituel des documents est drsquoecirctre reacutedigeacutes pour drsquoautres raisons que

des raisons scientifiques Crsquoest mecircme le caractegravere propre du document que lrsquoauteur ait eu

un autre but que drsquoobserver et de deacutecrire exactement la reacutealiteacute Or parmi les faits

humains les faits sociaux sont ceux qursquoon a le moins de motifs non scientifiques de

regarder et de rapporter Pour quels motifs reacutedige-t-on un document

23 Les documents narratifs sont eacutecrits pour conserver la meacutemoire des faits meacutemorables crsquoest-

agrave-dire des faits qui frappent lrsquoimagination ou des faits auxquels la vaniteacute est inteacuteresseacutee

Les premiers documents narratifs sont des inscriptions de victoires en Eacutegypte en

Assyrie en Perse puis viennent les histoires de peuples ou de princes remplies des actes

des rois et des chefs des guerres des reacutevolutions Les seuls faits eacuteconomiques frappants

sont les famines De lagrave le petit nombre de renseignements eacuteconomiques donneacutes par les

histoires et mecircme plus tard par les laquo papiers nouvelles raquo gazettes et journaux jusqursquoau

temps ougrave srsquoy introduisent les annonces commerciales

24 Les documents litteacuteraires sont faits pour plaire au public on lui donne ce qursquoil aime de la

poeacutesie de lrsquoeacuteloquence du comique du romanesque On nrsquoa aucune raison drsquoy mentionner

les faits sociaux le public vit plongeacute au milieu de ces faits il les voit trop souvent pour

avoir aucun deacutesir de les entendre deacutecrire aussi les œuvres litteacuteraires ne donnent-elles

presque pas de renseignements agrave lrsquohistoire sociale

25 Les documents eacuteducatifs sont destineacutes agrave communiquer une doctrine une croyance une

connaissance une regravegle ou des rites Dans cette classe rentrent tous les ouvrages religieux

ou philosophiques ou moraux tous les manuels et traiteacutes drsquoun art ou drsquoune science

86

(grammaire rheacutetorique meacutedecine) tous les livres de science les formulaires de droit On

nrsquoa pas de raison drsquoy deacutecrire des faits sociaux sauf par allusion dans le cas ougrave un usage

eacuteconomique a des conseacutequences et alors on nrsquoy met guegravere que des mentions eacuteparses et

obscures

26 Les documents pratiques sont destineacutes agrave retrouver un fait ou agrave le prouver ce sont les

actes officiels priveacutes et publics recueils de lois registres comptes recensements

statistiques rapports enquecirctes Crsquoest dans cette cateacutegorie que se trouvent les

renseignements les plus consideacuterables pour lrsquohistoire sociale Mais drsquoabord ils sont tregraves

incomplets les faits nrsquoy sont pas deacutecrits meacutethodiquement pour donner une connaissance

drsquoensemble ils ne sont que rappeleacutes dans la mesure ougrave on a cru en avoir besoin pour un

but pratique speacutecial ils laissent donc de grandes lacunes qui peuvent faire commettre

drsquoeacutenormes erreurs (par exemple en matiegravere drsquoimpocircts) En outre lrsquointeacuterecirct qursquoon porte agrave

ces documents est souvent limiteacute agrave la geacuteneacuteration qui srsquoen sert il ne dure guegravere plus

longtemps sauf pour les preuves financiegraveres le sort naturel des documents pratiques est

donc de se perdre en fait il srsquoen est peu conserveacute jusqursquoau moment ougrave on a creacuteeacute des

archives publiques chargeacutees de conserver sans distinction tous les papiers Enfin ce sont

des documents encombrants tregraves longs et sans valeur litteacuteraire on nrsquoa pour les publier

que des raisons scientifiques et lrsquoon publie de preacutefeacuterence ceux qui fournissent des

renseignements politiques

27 Toutes ces raisons expliquent pourquoi lrsquohistoire sociale dispose drsquoun nombre si

insuffisant de documents La masse des documents relatifs agrave la peacuteriode antique est

presque entiegraverement eacutetrangegravere agrave lrsquohistoire sociale Depuis lrsquoAntiquiteacute jusqursquoau XIe siegravecle

on ne sait presque rien on nrsquoa pas un seul recensement sucircr (pas mecircme le census purement

politique des citoyens romains) La vie eacuteconomique reste donc obscure Il nrsquoest mecircme pas

besoin de remonter jusqursquoagrave Boeckh Que de conjectures hasardeacutees mecircme dans les travaux

les plus reacutecents dans Beloch dans Mommsen Que de lacunes incomparablement plus

que dans aucun autre recueil de faits On connaicirct en gros lrsquoorganisation politique des

citeacutes antiques Que sait-on de leur organisation eacuteconomique

28 De mecircme la publication des documents conserveacutes est moins avanceacutee pour lrsquohistoire

sociale que pour toute autre On a preacutefeacutereacute naturellement publier ou les documents qui

inteacuteressaient le public le plus large ou ceux que recommandait leur rareteacute leur antiquiteacute

et leur petit volume On a donc publieacute drsquoabord toutes les œuvres litteacuteraires puis toutes les

œuvres historiques mecircme les chroniques ou les annales les plus segraveches on a publieacute les

traiteacutes drsquoart ou de science les œuvres de doctrines on a reproduit les monuments

artistiques ou drsquoart industriel les speacutecimens des vieilles eacutecritures Les preacuteoccupations des

eacutediteurs de documents ont eacuteteacute parallegraveles agrave celles des reacutedacteurs ils ont chercheacute agrave

atteindre le public Or les documents eacuteconomiques actuels inteacuteressent peu le public les

documents reacutetrospectifs encore moins et pour les publier il faut un gros effort car ils

forment une lourde masse On srsquoexplique ainsi tregraves bien qursquoil ait fallu attendre beaucoup

plus longtemps pour trouver les moyens de publier les documents eacuteconomiques Il a fallu

pouvoir se passer du public et ne faire appel qursquoagrave des fonds drsquoorigine scientifique

Lrsquoentreprise est toute reacutecente on le verra en comparant dans la bibliographie de Waitz

Quellenkunde der deutschen Geschichte eacutedit de 1894 les publications eacuteconomiques de

documents avec les recueils des autres branches drsquohistoire Encore lrsquoAllemagne est-elle

plus avanceacutee que les autres pays parce qursquoelle a maintenant des professeurs speacutecialistes

drsquohistoire eacuteconomique En France le caractegravere dogmatique pris par lrsquoeacuteconomie politique a

probablement empecirccheacute drsquoentreprendre le deacutepouillement meacutethodique des documents En

87

Angleterre il a eacuteteacute fait quelques essais individuels et il semble qursquoaux Eacutetats-Unis on

commence agrave organiser ce travail neacutecessaire de publication mais le mouvement en est

encore agrave ses deacutebuts

NOTES

1 Beloch a essayeacute de leur faire une part plus large dans son Histoire grecque mais ses theacuteories

restent le plus souvent conjecturales faute de documents

88

Chapitre XIII

La construction des faits sociaux

I Neacutecessiteacute de la construction ndash Faits simultaneacutes et faits successifsII Proceacutedeacute de construction des faits simultaneacutes ndash Questionnaire diffeacuterence entre le questionnairehistorique et le questionnaire drsquoenquecircteIII Cadres de lrsquohistoire sociale ndash Sections geacuteographiques ndash Questions agrave poser ndash Tableau despheacutenomegravenes

1 Un autre groupe de difficulteacutes tient non plus agrave la matiegravere de la science sociale crsquoest-agrave-

dire aux faits isoleacutes qursquoil srsquoagit de constater mais agrave la construction qursquoon veut eacutedifier avec

ces faits crsquoest-agrave-dire agrave la nature mecircme de la science Lrsquoexamen de ces difficulteacutes speacuteciales

fournira un enseignement pratique sur les preacutecautions agrave prendre et sur les lacunes

ineacutevitables de la science sociale par conseacutequent sur ses limites et sur les terrains qursquoon

fera mieux drsquoeacuteviter Ces difficulteacutes viennent de deux causes 1deg de lrsquoeacutetendue neacutecessaire

des faits agrave connaicirctre en science sociale 2deg du caractegravere speacutecial de lrsquoeacutevolution en matiegravere

de faits sociaux

2 I ndash La premiegravere difficulteacute tient agrave lrsquoeacutetendue qursquoon est obligeacute de donner agrave la construction

historique en matiegravere sociale Il faut drsquoabord srsquoexpliquer sur le sens preacutecis de ce mot

construction que jrsquoai eacuteteacute obligeacute de creacuteer pour deacutesigner le dernier acte du travail historique

Quand on a eacutetudieacute des documents par la meacutethode historique en leur appliquant les

proceacutedeacutes de lrsquoanalyse et de la critique on arrive agrave la fin de toutes ces opeacuterations agrave

deacuteterminer seulement des produits drsquoanalyse crsquoest-agrave-dire des faits historiques isoleacutes par

exemple Il a existeacute une bourse du commerce agrave Anvers au XVIe siegravecle

3 Il est eacutevident qursquoon ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat

de fragments agrave moins de se contenter drsquoun reacutepertoire par ordre alphabeacutetique Degraves qursquoon

veut essayer de les comprendre il faut les coordonner

4 Pour faire une science il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le

principe eacuteleacutementaire1 crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits

simultaneacutes pour obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs

pour atteindre les transformations et lrsquoeacutevolution La construction historique deacutefinitive

comporte donc toujours deux groupes drsquoopeacuterations 1deg pour dresser le tableau des faits agrave

un moment donneacute description drsquoeacutetat 2deg pour eacutetablir la seacuterie des changements successifs

dans le temps deacutetermination drsquoeacutevolution Cette meacutethode srsquoapplique agrave tous les faits

89

historiques agrave toutes les histoires des usages de tous genre costume habitation

ceacutereacutemonial arts lettres religion sciences institutions politiques elle srsquoapplique agrave toute

lrsquohistoire sociale histoire de la vie eacuteconomique deacutemographie et statistique

reacutetrospectives histoire des doctrines sociales

5 II ndash Pour grouper les faits il faut trouver un cadre de classement crsquoest une neacutecessiteacute

ineacutevitable de toutes les sciences descriptives On a vu plus haut (chap VIII III) que dans

les sciences documentaires on est reacuteduit agrave le creacuteer par un travail drsquoimagination et que ce

cadre imagineacute prendra forceacutement le caractegravere drsquoun questionnaire Crsquoest une neacutecessiteacute que

les historiens nrsquoaiment pas agrave srsquoavouer Dans les sciences sociales les travailleurs ne se font

pas scrupule drsquoen parler ouvertement La pratique des enquecirctes les a familiariseacutes avec

cette ideacutee qursquoon ne peut faire une enquecircte par eacutecrit sans questionnaire Or toute eacutetude

historique faite pour arriver agrave dresser le tableau soit drsquoune organisation soit drsquoun

ensemble drsquousages est une enquecircte reacutetrospective elle comporte forceacutement un

questionnaire

6 Il y a donc une ressemblance essentielle entre le questionnaire qui sert agrave diriger le travail

drsquoune enquecircte sur un pheacutenomegravene social contemporain et le questionnaire historique

dresseacute pour lrsquoeacutetude drsquoun pheacutenomegravene social passeacute Dans les deux cas le travailleur

deacutetermine drsquoavance lrsquoespegravece de faits qursquoil cherchera agrave rassembler et lrsquoordre dans lequel il

les rangera Or il ne peut dresser cette liste de questions et tracer ce cadre drsquoarrangement

qursquoen partant de la connaissance qursquoil a deacutejagrave de pheacutenomegravenes analogues agrave ceux qui vont

faire le sujet de lrsquoenquecircte Pour dresser un questionnaire on se repreacutesente un ensemble

analogue agrave celui qursquoon veut eacutetudier et on lrsquoanalyse mentalement de faccedilon agrave deacutegager un agrave

un les deacutetails sur lesquels devra porter lrsquoenquecircte Il faut donc avoir la connaissance drsquoun

ensemble du mecircme genre Celui qui nrsquoaurait aucune connaissance drsquoun syndicat ne

pourrait pas dresser un questionnaire pour une eacutetude de syndicat Il en est exactement de

mecircme pour un historien il ne pourrait dresser le cadre pour grouper des faits drsquoune

espegravece dont il nrsquoaurait aucune ideacutee

7 Mais il y a des diffeacuterences entre un questionnaire historique et un questionnaire pour

lrsquoeacutetude de faits actuels Pour une eacutetude actuelle le questionnaire peut nrsquoecirctre qursquoun guide

provisoire en faisant lrsquoenquecircte on se trouvera placeacute directement en preacutesence de

lrsquoensemble complet des faits on sera ameneacute naturellement agrave apercevoir les lacunes les

faits qursquoon avait oublieacutes de preacutevoir agrave voir ceux qursquoon avait mal interpreacuteteacutes ou mal

classeacutes la vue directe de lrsquoensemble rectifiera constamment les oublis ou les ideacutees

preacuteconccedilues le tableau traceacute apregraves lrsquoenquecircte pourra ecirctre beaucoup plus complet et moins

arbitraire que le questionnaire Mais le questionnaire historique nrsquoa pas cette ressource

de lrsquoobservation posteacuterieure Il est vrai qursquoon pourra trouver dans les documents la

mention de faits auxquels on nrsquoavait pas penseacute ou lrsquoindication de rapports qursquoon avait mal

interpreacuteteacutes aussi un historien meacutethodique doit-il toujours ecirctre precirct agrave compleacuteter ou agrave

rectifier son questionnaire Mais les documents ne peuvent jamais fournir que des

fragments ils ne donnent pas une vue drsquoensemble ils ne sont intelligibles qursquointerpreacuteteacutes

au moyen drsquoune ideacutee geacuteneacuterale de la socieacuteteacute ougrave les faits se sont produits ideacutee forceacutement

subjective donc ils restent toujours subordonneacutes agrave lrsquoideacutee que lrsquohistorien se fait des

socieacuteteacutes en geacuteneacuteral Voilagrave pourquoi un tableau historique est beaucoup plus subjectif que

le tableau reacutesultant drsquoune enquecircte directe sur le preacutesent Cette subjectiviteacute inheacuterente agrave

tout travail historique tient agrave ce que les menus fragments livreacutes agrave lrsquohistorien par lrsquoeacutetude

des documents ne peuvent jamais ecirctre recolleacutes ensemble qursquoau moyen drsquoun ciment fourni

par lrsquoimagination

90

8 En outre lrsquoenquecircte directe peut arriver agrave reacuteunir tous les faits drsquoune nature donneacutee dans

un rayon donneacute agrave un moment donneacute ndash ou du moins tous les faits assez importants pour

valoir la peine drsquoecirctre connus ndash ceux que lrsquoenquecircteur neacutegligera de recueillir ce sera

volontairement parce qursquoil les jugera inutiles pour lrsquointelligence de lrsquoensemble Dans le

travail historique au contraire les faits recueillis deacutependront des documents agrave la

disposition de lrsquohistorien il faudra qursquoils aient eacuteteacute non seulement observeacutes et deacutecrits par

un contemporain mais transmis par des documents qui se soient conserveacutes et dont

lrsquohistorien aura connaissance Des faits indispensables pourront lui eacutechapper soit parce

qursquoils nrsquoauront pas eacuteteacute noteacutes soit parce que les documents se seront perdus ou mecircme

seulement parce qursquoils lui seront resteacutes inconnus Crsquoest ainsi le hasard qui deacutecidera des

lacunes pour les eacutepoques eacuteloigneacutees elles seront toujours eacutenormes le sort naturel des

documents surtout en matiegravere eacuteconomique eacutetant de se perdre au bout de quelques

siegravecles Lrsquoenquecircte actuelle sera comme un plan drsquoarchitecte ougrave sera traceacute lrsquoensemble de la

construction le tableau historique restera une esquisse avec des lacunes marqueacutees par

des lignes conjecturales Encore les conditions de construction drsquoun eacutedifice mateacuteriel sont-

elles si simples et si uniformes qursquoon peut restituer avec une quasi-certitude les lignes

disparues tandis que les ensembles sociaux sont soumis agrave des lois si compliqueacutees que la

restitution des faits non connus directement reste toujours une conjecture douteuse

9 III ndash Le cadre de lrsquohistoire eacuteconomique est donneacute par la nature mecircme des faits

eacuteconomiques Ils consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels en

tant que ces objets sont rechercheacutes pour satisfaire un besoin La limite nrsquoest pas toujours

facile agrave tracer mecircme si lrsquoon prend lrsquoexpression laquo pheacutenomegravenes eacuteconomiques raquo au sens

habituel dans lrsquoeacuteconomie politique europeacuteenne ndash crsquoest-agrave-dire en eacutecartant les

pheacutenomegravenes de consommation et les faits geacuteneacuteraux de deacutemographie et en se restreignant

aux pheacutenomegravenes drsquoappropriation de creacuteation et de distribution des objets Mecircme dans

ces limites aucun classement geacuteneacuteral des pheacutenomegravenes ne srsquoimpose sans discussion en

fait les cadres adopteacutes pour les exposer varient dans les diffeacuterents ouvrages historiques

Je me borne donc agrave proposer le classement qui me paraicirct le plus conforme agrave lrsquoobservation

des pheacutenomegravenes actuels

10 Drsquoabord il est impossible de reacuteunir en un tableau unique les faits du monde entier agrave un

moment donneacute Un sectionnement mateacuteriel srsquoimpose comme une neacutecessiteacute pratique Le

principe pour faire la section doit ecirctre tireacute des conditions les plus geacuteneacuterales de celles qui

srsquoimposent agrave tous les faits Pour les faits eacuteconomiques crsquoest la division naturelle de la

terre drsquoougrave sont tireacutes les mateacuteriaux et sur laquelle se font les eacutechanges crsquoest-agrave-dire la

division geacuteographique On sera donc ameneacute agrave choisir un compartiment de la terre dans

lequel on eacutetudiera les faits eacuteconomiques on fera le tableau eacuteconomique drsquoun mecircme pays

soit une reacutegion (Provence Sicile Irlande) soit un Eacutetat (France Allemagne Angleterre)

La reacuteunion de ces tableaux seacutepareacutes pourra donner ensuite un tableau geacuteneacuteral drsquoune

portion du monde mais il vaut mieux que ce tableau drsquoensemble ne soit que le

groupement de travaux anteacuterieurs faits chacun dans une subdivision geacuteographique Dans

un mecircme pays les pheacutenomegravenes eacuteconomiques de diffeacuterentes espegraveces sont lieacutes entre eux

par des reacuteactions mutuelles lrsquoorganisation de la culture agit sur lrsquoindustrie le commerce

agit sur la culture le reacutegime de proprieacuteteacute agit sur le commerce etc Il vaut donc mieux

construire drsquoabord un tableau geacuteneacuteral de tous les pheacutenomegravenes lieacutes entre eux dans un pays

donneacute et rapprocher ensuite ces ensembles que drsquoeacutetudier une seule espegravece de

pheacutenomegravenes deacutetacheacutee de lrsquoensemble dans tous les pays du monde2 La division

91

fondamentale se fera par pays les subdivisions seules se feront par espegraveces de

pheacutenomegravenes

11 La division en espegraveces doit reposer sur le but et la nature des arts par lesquels sont creacuteeacutes

et distribueacutes les objets ndash La division geacuteneacuterale est 1deg production subdiviseacutee en

production directe des mateacuteriaux transformation des mateacuteriaux (industrie) 2deg transfert

subdiviseacute en transport mateacuteriel eacutechange leacutegal (commerce) 3deg reacutepartition subdiviseacutee en

appropriation jouissance transmission

12 Dans ce cadre geacuteneacuteral se placent agrave propos de chaque espegravece de faits les questions

speacuteciales agrave poser quand on fait lrsquoenquecircte reacutetrospective sur lrsquoeacutetat eacuteconomique drsquoun pays agrave

un moment donneacute Quels sont les systegravemes suivis par les habitants Par qui sont-ils

pratiqueacutes Comment sont-ils distribueacutes entre les diffeacuterentes parties du pays Ce qui

implique une description de lrsquousage une description du personnel speacutecial une carte de

distribution de lrsquousage

13 Voici le deacutetail

14 1er groupe Production

15 1deg Production directe crsquoest-agrave-dire des objets bruts quatre proceacutedeacutes 1deg chasse et pecircche

2deg eacutelevage 3deg culture 4deg extraction des mateacuteriaux bruts (bois carriegraveres mines) qui

forme transition avec lrsquoindustrie Pour chacune des quatre on fera des subdivisions

suivant lrsquoespegravece drsquoanimal ou drsquoobjet Lrsquoenquecircte devra porter seacutepareacutement sur chaque

forme de production et poser trois questions 1deg objets produits et proceacutedeacutes de travail

2deg personnes qui font les opeacuterations comment elles se partagent les opeacuterations comment

elles sont organiseacutees (coordonneacutees ou subordonneacutees) 3deg reacutepartition de ces personnes sur

le sol (centres de production quantiteacutes produites par chacun)

16 2deg Industrie crsquoest-agrave-dire transformation des mateacuteriaux Le nombre des industries est tregraves

grand ce qui les rend difficiles agrave classer le classement drsquoapregraves la nature des mateacuteriaux

est irrationnel le moins arbitraire est le classement drsquoapregraves le but car le but drsquoordinaire

conditionne les proceacutedeacutes On divisera donc en alimentation vecirctement bacirctiment

ameublement outils et armes objets de luxe vie intellectuelle dans chacune les

subdivisions sont nombreuses Forceacutement chaque industrie formera un terrain drsquoenquecircte

speacutecial ougrave lrsquoon retrouvera les mecircmes questions 1deg mateacuteriaux employeacutes et proceacutedeacutes

(technique) 2deg personnel employeacute crsquoest-agrave-dire division et organisation du travail

rapports entre les travailleurs drsquoun mecircme meacutetier rapports avec ceux des autres meacutetiers

et surtout avec les directeurs du commerce 3deg distribution geacuteographique des

travailleurs centres pour chaque espegravece de travail nombre des travailleurs et quantiteacute

des produits

17 2e groupe Transfert

18 1deg Transports transition entre lrsquoindustrie et le commerce ndash II nrsquoy a guegravere agrave distinguer que

deux classes transport par mer transport inteacuterieur mais la deuxiegraveme se subdivise en

voies fluviales voies ferreacutees routes Pour chaque classe se posent les trois questions

1deg proceacutedeacutes de transport voie et mode de traction et drsquoemballage (il faut ici distinguer les

transports drsquoobjets et de personnes) 2deg personnel des transports (mecircmes questions que

pour lrsquoindustrie) 3deg distribution geacuteographique des voies et des centres de transport

quantiteacute des objets transporteacutes

19 2deg Commerce eacutechange des droits Il faut distinguer entre le commerce direct qui se fait par

un eacutechange drsquoobjets mateacuteriels et les commerces symboliques creacutedit et speacuteculation Pour

92

chaque branche reviennent les questions 1deg matiegravere du commerce et proceacutedeacutes de

commerce 2deg personnel des commerccedilants division du travail et organisation rapports

entre les groupes 3deg distribution geacuteographique des centres de commerce et de creacutedit

Quantiteacute des opeacuterations

20 3e groupe Reacutepartition

21 Il nrsquoy a pas lieu agrave subdiviser Il suffit de se poser les questions

22 1deg Appropriation qui comporte les questions suivantes 1deg reacutegime de la proprieacuteteacute sur

quels objets elle porte 2deg personnel des proprieacutetaires organisation en classe rapports

entre groupes 3deg distribution geacuteographique des proprieacutetaires

23 2deg Jouissance des objets 1deg systegravemes de jouissance possession preacutecaire partage des

avantages entre le possesseur et le proprieacutetaire leacutegal 2deg personnel des gens en

possession organisation en classe 3deg distribution des possessions preacutecaires

24 3deg Transmission des droits 1deg proceacutedeacutes de transmission entre vifs par contrat apregraves

deacutecegraves 2deg quantiteacute des transmissions

25 Apregraves avoir fait une enquecircte sur ces usages et cette distribution des pheacutenomegravenes on

aurait un tableau drsquoensemble de lrsquoorganisation eacuteconomique drsquoun pays agrave une eacutepoque

donneacutee Quand le travail serait fait pour tous les pays agrave un mecircme moment on aurait une

seacuterie de tableaux eacuteconomiques On pourrait alors en comparant les organisations

diffeacuterentes constater les traits communs et voir si lrsquoon peut dresser un tableau

eacuteconomique universel de cette eacutepoque

NOTES

1 Derniegravere page du chap VIII

2 Deacutejagrave la pratique de la statistique a ameneacute Meitzen agrave penser qursquoil vaut mieux eacutetudier tous les

faits dans un domaine eacutetroit qursquoune seule espegravece de faits dans un domaine large

93

Chapitre XIV

Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale

I Neacutecessiteacute de deacuteterminer la quantiteacute des faits ndash Connaissance qualitative en histoire ndash Neacutecessiteacutede la deacutetermination de quantiteacute en matiegravere socialeII Moyens de deacuteterminer la quantiteacute ndash Mesure ndash Deacutenombrement ndash Eacutevaluation ndash Eacutechantillonnagendash GeacuteneacuteralisationIII Conseacutequences pratiques ndash Preacutecautions speacuteciales ndash Limites de la construction

1 I ndash Le tableau des faits eacuteconomiques a besoin pour se construire de plus de connaissances

auxiliaires et drsquoune plus grande preacutecision de connaissances que la plupart des autres

eacutetudes historiques

2 Il suppose drsquoabord la connaissance du terrain geacuteographique qui sert de support aux

hommes et aux objets Crsquoest une condition commune agrave toutes les eacutetudes historiques La

geacuteographie est une science auxiliaire de lrsquohistoire et drsquoautant plus neacutecessaire que les faits

ont une plus grande part mateacuterielle Mais pour les histoires de faits intellectuels

(sciences art religion) une connaissance geacuteneacuterale peut suffire la connaissance doit ecirctre

plus preacutecise agrave mesure qursquoon opegravere sur des faits plus mateacuteriels soumis plus eacutetroitement

aux conditions du milieu Agrave ce titre lrsquohistoire eacuteconomique est fortement deacutependante de la

geacuteographie et il nrsquoy a pas de statistique historique sans connaissance du terrain

geacuteographique

3 Les faits historiques prennent drsquoabord la forme descriptive on deacutecrit des conceptions

des actes des usages ndash crsquoest-agrave-dire des actes renouveleacutes ndash des objets des conditions des

produits Crsquoest la forme premiegravere de toutes les sciences descriptives (zoologie botanique)

Seulement certaines descriptions sont drsquoune espegravece particuliegravere agrave lrsquohistoire en tant que

science de lrsquohumaniteacute ce sont les descriptions drsquoeacutetats inteacuterieurs par des figures

mateacuterielles non repreacutesentables langue penseacutee imagination regravegles motifs tous faits

psychologiques Jrsquoai montreacute1 que ces faits forment presque seuls toute une des cateacutegories

de lrsquohistoire lrsquohistoire des coutumes intellectuelles et la plus grande partie de deux

autres lrsquohistoire des institutions sociales et politiques De tous ces faits on ne peut jamais

avoir qursquoune connaissance qualitative on peut deacuteterminer le caractegravere la nature de ces

conceptions mais la seule connaissance quantitative serait la freacutequence qursquoil est

impossible de rechercher Combien de fois un homme a-t-il eu une penseacutee Combien

drsquohommes ont eu cette penseacutee On nrsquoa jamais pu mecircme songer agrave faire cette recherche

94

4 Cependant on a pu constituer une histoire des pheacutenomegravenes intellectuels sans sortir de la

description crsquoest-agrave-dire sans chercher au-delagrave de la connaissance qualitative sans

atteindre aucun eacuteleacutement de quantiteacute Crsquoest le cas des histoires de la langue des arts des

sciences des religions On deacutecrit les œuvres drsquoart ou de science et les conceptions qui ont

eacuteteacute manifesteacutees agrave une certaine date sans essayer de faire un tableau de leur reacutepartition

ou de leur freacutequence La preacutetention drsquoarriver agrave appliquer la statistique a eacuteteacute eacutemise par M

Bourdeau LrsquoHistoire et les historiens 1886 il proposait drsquoeacutetudier le nombre drsquoexemplaires

drsquoun ouvrage pour en eacutevaluer quantitativement lrsquoimportance crsquoest une illusion On

nrsquoarriverait agrave savoir ainsi qursquoun chiffre drsquoopeacuterations typographiques on nrsquoatteindrait pas

la freacutequence du pheacutenomegravene litteacuteraire qui est la repreacutesentation dans lrsquoesprit du lecteur de

la conception qursquoavait exprimeacutee lrsquoauteur

5 Pour lrsquohistoire des usages qui consistent en actes mateacuteriels la connaissance qualitative

reste souvent aussi la seule possible Combien de maisons de costumes de fecirctes y a-t-il

eu au XIVe siegravecle Combien de fois a-t-on appliqueacute une regravegle de droit un usage politique

Mais lagrave encore on nrsquoa pas un besoin absolu de connaicirctre la quantiteacute il srsquoagit plutocirct de

savoir qursquoagrave un moment donneacute dans un pays on a pratiqueacute certain usage ou certaines

institutions politiques Lrsquointeacuterecirct est dans lrsquoexistence de lrsquousage pas seulement dans la

freacutequence Pourtant on a deacutejagrave besoin de savoir si les regravegles eacutetaient vraiment appliqueacutees

crsquoest-agrave-dire approximativement dans quelle proportion de cas

6 Lrsquohistoire sociale consiste aussi pour une bonne part dans la description drsquousages

eacuteconomiques proceacutedeacutes drsquoexploitation agricole et industrielle de production de

transport usages de vente de creacutedit de speacuteculation division du travail proprieacuteteacute regravegles

de reacutepartition des produits Mais cette part est insuffisante pour constituer lrsquohistoire

sociale elle aide agrave comprendre les pheacutenomegravenes sociaux elle ne les eacutetablit pas Le tableau

drsquoune socieacuteteacute agrave un moment donneacute ne peut se faire par une simple description de ses

usages Ce tableau comporte toujours des donneacutees de nombre et de reacutepartition Le nombre

des membres la reacutepartition par sexes acircges origines occupations ndash la composition des

classes sociales ou des professions ndash la richesse crsquoest-agrave-dire la quantiteacute des objets de

valeur et la reacutepartition de la richesse entre les cateacutegories drsquohabitants ndash la reacutepartition des

cultures industries moyens de transports ndash toutes ces notions sont indispensables Faute

de les avoir on nrsquoarrive pas du tout agrave se repreacutesenter la socieacuteteacute on nrsquoen a aucune ideacutee

drsquoensemble Mecircme les usages eacuteconomiques nrsquoont presque aucune valeur par eux-mecircmes

ils nrsquoagissent que par leur freacutequence un usage qui nrsquoexiste qursquoentre quelques hommes nrsquoa

pas drsquointeacuterecirct ni pratique ni historique La connaissance drsquoune socieacuteteacute au point de vue de

lrsquohistoire sociale crsquoest la connaissance de la structure crsquoest-agrave-dire des proportions entre les

parties Or le nombre la reacutepartition la freacutequence les proportions sont des notions

toutes quantitatives On ne conccediloit guegravere un tableau de pheacutenomegravenes sociaux purement

qualitatif comme peut lrsquoecirctre un tableau de la litteacuterature des arts des sciences ou mecircme

un tableau du droit ou des institutions politiques On arrive ainsi agrave cette conclusion que

lrsquohistoire sociale a absolument besoin drsquoecirctre une connaissance quantitative

7 II ndash De quels moyens dispose lrsquohistoire pour atteindre une connaissance de quantiteacute A

priori on peut preacutesumer que ces moyens seront meacutediocres puisque lrsquohistoire manque de

tout proceacutedeacute direct drsquoexamen des pheacutenomegravenes Elle reste reacuteduite agrave deux proceacutedeacutes

indirects

8 1deg Elle recueille les renseignements sur les quantiteacutes que fournissent les auteurs de

documents par exemple le chiffre de la population de lrsquoAttique donneacute par Atheacuteneacutee Ce

sont toujours des affirmations non scientifiques on ne peut donc les accepter que sous

95

reacuteserve de critique Mais la critique a besoin pour conclure de savoir dans quelles

conditions lrsquoauteur a opeacutereacute pour atteindre ses reacutesultats or on les connaicirct rarement et on

doit a priori preacutesumer que lrsquoauteur a commis quelque erreur car lrsquoerreur est habituelle en

matiegravere de chiffres

9 2deg Elle reacuteunit les donneacutees isoleacutees obtenues par lrsquoanalyse des documents et elle les

rapproche de faccedilon agrave calculer des quantiteacutes par exemple on additionne les chiffres de

tenanciers fournis par le Domesdaybook pour chacun des domaines recenseacutes on calcule la

proportion drsquohabitants par tenanciers et on en conclut la population de lrsquoAngleterre agrave la

fin du XIe siegravecle

10 Il faut donc examiner les moyens dont dispose lrsquoauteur de document ou lrsquohistorien pour

arriver agrave deacuteterminer et agrave exprimer des quantiteacutes Les voici rangeacutes dans lrsquoordre

deacutecroissant de preacutecision

11 1deg La mesure ndash Crsquoest la seule expression de quantiteacute qui soit entiegraverement scientifique Elle

consiste agrave ramener les pheacutenomegravenes agrave des uniteacutes identiques par conseacutequent exactement

commensurables (telles que longueur surface poids composition chimique

mouvement) Elle tient une place de plus en plus grande dans lrsquoobservation actuelle des

pheacutenomegravenes sociaux surtout eacuteconomiques De plus en plus on se preacuteoccupe de connaicirctre

les longueurs de reacuteseaux de chemins de fer ou de routes les superficies de terrains les

poids de produits les valeurs exprimeacutees en numeacuteraire Mais pour les faits passeacutes nous

nrsquoavons plus aucun moyen direct drsquoobtenir une mesure il ne reste qursquoagrave recueillir les

mesures mentionneacutees dans les documents soit qursquoelles aient eacuteteacute faites par les auteurs

eux-mecircmes ndash ce qui est rare ndash soit que les auteurs des documents aient reproduit les

mesures faites par drsquoautres Or ni les proceacutedeacutes de mesure dont disposaient les siegravecles

anteacuterieurs ni les habitudes de transcription des auteurs de documents ne laissent guegravere

espeacuterer que les mesures doivent ecirctre preacutesumeacutees exactes

12 2deg Le deacutenombrement ndash Crsquoest le proceacutedeacute statistique par excellence Il consiste agrave choisir un

caractegravere abstrait expresseacutement deacutefini et agrave compter dans un champ donneacute combien

drsquohommes ou drsquoobjets drsquoune espegravece donneacutee preacutesentent ce caractegravere Comme le

deacutenombrement arrive agrave srsquoexprimer en chiffres il donne souvent lrsquoillusion de la mesure

crsquoest-agrave-dire de la science exacte Cette illusion nrsquoest qursquoun cas particulier de la tendance

naturelle agrave confondre exact avec preacutecis (voir chap II I) En fait le deacutenombrement ne prend

ce caractegravere preacutecis que gracircce agrave la convention sur laquelle il repose toute sa valeur comme

moyen de connaissance deacutepend de la nature de la convention qui a servi agrave lrsquoeacutetablir Si on a

pris un caractegravere tregraves conventionnel (par exemple crime deacutelit appartement) le

deacutenombrement ne donnera que tregraves peu de renseignements sur la reacutealiteacute On saura

seulement qursquoil y a eu dans un pays donneacute tel chiffre de procegraves rangeacutes dans la cateacutegorie

laquo crime raquo ou laquo deacutelit raquo qursquoon a compteacute dans lrsquoensemble des maisons tant drsquouniteacutes

conventionnelles appeleacutees laquo appartement raquo En tout cas le chiffre drsquoun deacutenombrement ne

deacutesigne pas un total homogegravene il reacuteunit des objets qui ne sont pas entiegraverement

commensurables et qui peuvent nrsquoavoir de commun que des caractegraveres insignifiants

13 Pourtant le deacutenombrement est le seul proceacutedeacute quantitatif possible pour appreacutecier des

masses qui ne sont pas homogegravenes et crsquoest le cas de tous les ecirctres vivants et de tous les

objets produits par eux ndash sauf en tant qursquoon les a rameneacutes agrave la notion du poids ou agrave la

notion abstraite de valeur exprimeacutee en numeacuteraire (on ne mesure pas des moutons mais

on peut mesurer des poids de moutons) Le deacutenombrement est donc indispensable pour

exprimer avec preacutecision la structure drsquoune socieacuteteacute Il faut savoir au moins le chiffre de la

96

population la reacutepartition des habitants dans les centres le nombre des habitations des

animaux etc Aussi le deacutenombrement est-il le proceacutedeacute fondamental de la deacutemographie

mecircme les pheacutenomegravenes eacuteconomiques ne sont vraiment eacutetablis que lorsqursquoon est parvenu agrave

les exprimer en chiffres

14 Lrsquohistoire sociale ne dispose que drsquoun tregraves petit nombre de deacutenombrements attesteacutes par

des documents et presque tous ceux qursquoon possegravede sont suspects ils ont eacuteteacute faits dans

des conditions inconnues de nous et nous devons le preacutesumer avec des proceacutedeacutes

insuffisants Ainsi pour lrsquoAntiquiteacute les chiffres des esclaves drsquoEacutegine ou de la population

drsquoAthegravenes doivent rester suspects Les chiffres du Moyen Acircge ne le sont pas moins

LrsquoAngleterre fournit un exemple caracteacuteristique de lrsquoincapaciteacute des gens du Moyen Acircge

aux deacutenombrements mecircme les plus faciles En 1371 le gouvernement fit voter au

Parlement une taxe de 50 000 livres (agrave reacutepartir entre les paroisses agrave raison de 22 shillings

3 pence) calculeacutee sur le chiffre de 40 000 paroisses quand on voulut la lever on ne

trouva pas 9 000 paroisses On peut voir dans Round Feudal England 1895 ce qursquoon doit

penser du chiffre de 32 000 chevaliers vassaux du roi drsquoAngleterre qursquoon a admis jusqursquoici

sur le teacutemoignage drsquoun homme admirablement placeacute pour ecirctre informeacute puisqursquoil eacutetait

ministre du roi Il est probable aussi qursquoon a tort de reproduire comme le font mecircme des

historiens de la valeur de Ranke les chiffres des fameux rapports des ambassadeurs

veacutenitiens au XVIe siegravecle

15 Resterait la ressource de faire des deacutenombrements reacutetrospectifs en rapprochant les

eacuteleacutements pris dans les documents Mais pour deacutenombrer la condition indispensable est

de connaicirctre tout le champ agrave deacutenombrer car il faut ecirctre sucircr de pouvoir atteindre toutes

les uniteacutes agrave compter Or il deacutepend du hasard qursquoil se soit conserveacute des documents portant

sur le champ entier agrave deacutenombrer et ce hasard est tregraves rare Peut-ecirctre nrsquoy en a-t-il dans

toute lrsquohistoire du monde jusqursquoagrave la fin du Moyen Acircge qursquoun seul cas le Domesdaybook

drsquoAngleterre qui agrave vrai dire est lui-mecircme un deacutenombrement

16 3deg Lrsquoeacutevaluation ndash Crsquoest un expeacutedient pour remplacer le deacutenombrement Lorsqursquoon ne peut

pas (ou qursquoon ne veut pas) deacutenombrer le champ tout entier on en prend une portion et

dans cette portion on compte les objets des diffeacuterentes classes de faccedilon agrave eacutetablir la

proportion numeacuterique tant pour cent de chaque classe On suppose que cette portion est

une image reacuteduite de lrsquoensemble et que la proportion totale sera la mecircme Le danger de ce

proceacutedeacute crsquoest la preacutesomption qui est agrave la base On admet que la portion qursquoon a choisie est

pareille agrave lrsquoensemble et que les proportions y seront les mecircmes mais si cette portion

restreinte diffegravere de lrsquoensemble lrsquoeacutevaluation sera fausse Supposons que pour connaicirctre la

proportion drsquoenfants illeacutegitimes en France on prenne le pourcentage de la population de

Paris lrsquoeacutevaluation sera beaucoup trop eacuteleveacutee Il faut donc ecirctre sucircr que la portion choisie

est pareille et crsquoest ce qursquoil est souvent difficile de savoir De mecircme quand un document

indique une proportion il faudrait savoir par quels proceacutedeacutes lrsquoauteur est arriveacute agrave son

eacutevaluation On reacutepegravete souvent drsquoapregraves les documents du XIVe siegravecle que la grande peste

de 1346-48 a enleveacute la moitieacute ou le tiers de la population on devrait se demander sur

quelle portion de la population a eacuteteacute faite cette eacutevaluation ndash en supposant qursquoil y ait eu

un calcul

17 4deg Lrsquoeacutechantillonnage ndash Crsquoest un expeacutedient pour suppleacuteer au deacutenombrement On prend au

hasard quelques uniteacutes agrave diffeacuterents endroits dans tout le champ agrave deacutenombrer on examine

dans combien de ces uniteacutes se rencontre un certain caractegravere (par exemple combien de

femmes sont veuves) on calcule la proportion des veuves par rapport au total des femmes

examineacutees (par exemple 30 p 100) on admet que la proportion sera la mecircme pour tout le

97

reste du champ Le proceacutedeacute est moins dangereux que lrsquoeacutevaluation en ce sens qursquoon court

moins de risques de tomber sur une portion exceptionnelle du champ mais on srsquoexpose

au danger plus grand encore de prendre pour bases des uniteacutes exceptionnelles on nrsquoa pas

de garantie que ces uniteacutes soient pareilles agrave lrsquoensemble

18 Les conditions sont surtout mauvaises pour un eacutechantillonnage reacutetrospectif ougrave lrsquoon est

reacuteduit agrave opeacuterer avec des documents Quand il srsquoagit de faits actuels comme on domine

lrsquoensemble du champ agrave eacutetudier on peut se faire une impression geacuteneacuterale voir quels sont

les cas aberrants et par suite prendre meacutethodiquement ses uniteacutes parmi celles qui ne

preacutesentent aucun caractegravere exceptionnel Mais dans lrsquoeacutechantillonnage reacutetrospectif on ne

connaicirct que des uniteacutes eacuteparses qursquoon nrsquoa pas choisies qursquoon a reccedilues des documents

crsquoest-agrave-dire du hasard or il est fort possible qursquoune espegravece de documents qui fait

connaicirctre une espegravece de faits exceptionnelle se soit conserveacutee plus qursquoune autre car les

conditions drsquoougrave deacutependent les chances de conservation sont drsquoordinaire les mecircmes pour

chaque groupe de document Les uniteacutes exceptionnelles ainsi obtenues fausseront

gravement lrsquoopeacuteration Qursquoon essaye par exemple pour le XIIe siegravecle de deacuteterminer par

eacutechantillonnage la proportion des terres appartenant agrave lrsquoEacuteglise dans un pays comme la

France Les documents qui se sont conserveacutes sont ceux qui se trouvaient dans les archives

des eacuteglises et qui se rapportent agrave leurs domaines crsquoest lagrave qursquoon ira forceacutement chercher les

eacutechantillons de groupes de domaines la proportion des terres drsquoeacuteglise y sera

naturellement tregraves forte presque toutes les terres paraicirctront appartenir aux eacuteglises

19 5deg La geacuteneacuteralisation ndash Ce proceacutedeacute le plus habituel en histoire nrsquoest qursquoun moyen irreacutefleacutechi

de simplifier les opeacuterations drsquoeacutevaluation Il consiste agrave eacutetendre agrave tout un groupe les

caractegraveres qursquoon a constateacutes chez quelques individus de ce groupe (hommes ou objets)

crsquoest un eacutechantillonnage inconscient et mal fait Le principe rationnel de la

geacuteneacuteralisation crsquoest la preacutesomption que si un caractegravere se rencontre dans plusieurs

uniteacutes drsquoun champ donneacute prises au hasard il se retrouvera dans toutes les uniteacutes de ce

champ autrement dit les cas observeacutes sont preacutesumeacutes repreacutesenter la moyenne

20 Crsquoest le seul proceacutedeacute qui reste possible dans tous les cas ougrave lrsquoon ne dispose pas de la

connaissance complegravete drsquoun champ ou du moins drsquoune portion drsquoun champ ce qui est le

cas normal en histoire ndash dans lrsquohistoire sociale comme dans les autres branches Et crsquoest

assureacutement une des causes drsquoerreur les plus actives en histoire la plus grande masse des

erreurs de construction commises dans les tableaux descriptifs drsquoune socieacuteteacute provient de

geacuteneacuteralisations incorrectes Crsquoest que les documents ne fournissent drsquoordinaire que

quelques cas la plupart exceptionnels qursquoon a reacutedigeacutes justement parce qursquoils eacutetaient

exceptionnels des crimes ou des actes heacuteroiumlques ndash les usages ou les modes des petits

groupes exceptionnels qui attiraient le plus lrsquoattention ou qui avaient une propension

exceptionnelle agrave eacutecrire Instinctivement on prend ces cas pour des cas-types

caracteacuteristiques de toute la socieacuteteacute on les deacuteclare des usages geacuteneacuteraux Tous les ouvrages

historiques de Taine sont pleins de geacuteneacuteralisations obtenues par ce proceacutedeacute

21 Lrsquohistoire sociale est particuliegraverement exposeacutee aux fausses geacuteneacuteralisations Elle a

absolument besoin drsquoarriver agrave un tableau complet pour se repreacutesenter la structure de la

socieacuteteacute et elle ne possegravede que tregraves peu de documents des mentions accidentelles dans les

documents narratifs ou litteacuteraires quelques inscriptions quelques piegraveces drsquoarchives tregraves

ineacutegalement conserveacutees (du Moyen Acircge il ne reste presque aucun document de laiumlques)

La tentation est donc plus grande de proceacuteder en geacuteneacuteralisant agrave partir du petit nombre

des faits eacutetablis Ainsi lrsquohistoire sociale est celle qui aurait le plus besoin de donneacutees

98

drsquoensemble et crsquoest celle qui est la plus exposeacutee agrave se les procurer par un proceacutedeacute

deacutefectueux

22 III ndash La conseacutequence pratique crsquoest que lrsquohistoire sociale doit ecirctre astreinte agrave des

preacutecautions plus seacutevegraveres qursquoaucune autre et soumise plus eacutetroitement agrave la regravegle qursquoavant

drsquoaborder lrsquoeacutetude drsquoun fait on doit constater lrsquoeacutetat des documents afin de renfermer la

recherche dans les limites de la connaissance possible

23 On devra faire la critique de toutes les donneacutees quantitatives plus seacutevegraverement encore que

la critique des descriptions car eacutetant beaucoup plus difficiles agrave atteindre exactement

elles doivent ecirctre plus suspectes Lrsquoauteur drsquoun document nrsquoa pas eu besoin drsquoune

preacutecision exceptionnelle pour connaicirctre et deacutecrire une conception ni mecircme un acte

reacutepeacuteteacute souvent (usage mode institution) Mais degraves qursquoil est intervenu une notion de

quantiteacute il lui a fallu pour la constater une meacutethode de travail souvent mecircme des

proceacutedeacutes speacuteciaux drsquoinformation On doit donc toujours se demander Par quels proceacutedeacutes

lrsquoauteur a-t-il atteint son reacutesultat Et que valait ce proceacutedeacute Quelles pouvaient ecirctre ses

donneacutees Par quelle meacutethode a-t-il pu faire ses calculs Souvent on aura une certitude

neacutegative on saura que lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer exactement par exemple que les

chroniqueurs du Moyen Acircge nrsquoavaient aucun moyen drsquoeacutevaluer le nombre des victimes

drsquoune eacutepideacutemie ou le chiffre drsquoune population En tout cas il faudra toujours examiner de

pregraves Il semble bien que les historiens eacuteconomiques nrsquoont pas encore cette prudence

neacutecessaire il suffit de voir comment procegravedent mecircme les plus scrupuleux pour la peacuteriode

de lrsquoAntiquiteacute

24 Quand on opeacuterera soi-mecircme pour atteindre la quantiteacute lrsquoopeacuteration reacutetrospective devra se

faire avec les mecircmes preacutecautions que pour le calcul sur des faits actuels analogues La

meacutethode est deacutecrite par Meitzen Geschichte Theorie und Technik der Statistik 1886

25 La geacuteneacuteralisation nrsquoest pas eacutetudieacutee en statistique Jrsquoai essayeacute drsquoen faire la theacuteorie2 On doit

la ramener agrave un eacutechantillonnage conscient et meacutethodique ce qui comporte les

preacutecautions suivantes

26 1deg Preacuteciser le champ ougrave lrsquoon va geacuteneacuteraliser crsquoest-agrave-dire ougrave lrsquoon va preacutesumer la

ressemblance entre les uniteacutes prises au hasard Si ce champ est un groupe drsquohommes ne

pas le faire trop grand pour qursquoil ait plus de chances drsquoecirctre homogegravene eacuteviter de

confondre une section avec lrsquoensemble ne pas geacuteneacuteraliser par exemple sur une seule

province pour tout un Eacutetat

27 2deg Srsquoassurer que les faits contenus dans ce champ sont vraiment semblables entre eux

pour que des uniteacutes quelconques aient chance de correspondre agrave la moyenne se deacutefier

surtout des simples ressemblances de nom

28 3deg Srsquoassurer que les cas pris pour geacuteneacuteraliser sont vraiment repreacutesentatifs qursquoils ne sont

pas exceptionnels

29 4deg Srsquoassurer que le nombre des speacutecimens connus est assez grand Il devra ecirctre drsquoautant

plus grand qursquoil y aura moins de motifs que tous les cas se ressemblent moins grand pour

les groupes homogegravenes et les pheacutenomegravenes simples (par exemple lrsquoalimentation drsquoun

groupe de paysans) que pour des groupes heacuteteacuterogegravenes et des faits compliqueacutes (comme le

budget drsquoune famille riche habitant dans une capitale)

30 En prenant toutes les preacutecautions on sera ameneacute agrave reconnaicirctre que dans la plupart des cas

on ne peut pas arriver agrave un reacutesultat certain faute de donneacutees sucircres Ainsi sera poseacutee la

limite de construction de lrsquohistoire sociale Elle variera beaucoup sans doute mais elle

variera suivant la condition des documents crsquoest-agrave-dire la possibiliteacute de remonter agrave des

99

observations correctement faites Si nous nous laissions aller agrave la nature ce ne serait pas

lrsquoeacutetat de nos instruments de connaissance qui poserait la limite agrave nos recherches ce serait

lrsquointensiteacute de notre inteacuterecirct Toute lrsquohistoire de la theacuteologie toute lrsquohistoire de la science

des antiquiteacutes montrent que les speacutecialistes eux-mecircmes sont exposeacutes agrave passer leur vie sur

une question insoluble dont la solution les passionne Il nrsquoest pas inutile de rappeler que

notre deacutesir de connaicirctre une espegravece de faits ne doit jamais ecirctre la mesure de nos

affirmations

NOTES

1 Voir chap XII II

2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques chap IV V

100

Chapitre XV

Deacutetermination des groupes sociaux

I Caractegravere des faits sociaux ndash Faits humains abstraits localiseacutes ndash Actes individuels ndash Actestypiques ndash Actes collectifsII Les groupes ndash Difficulteacute de deacutefinir le groupe social diffeacuterence avec le groupe biologiquendash Caractegravere ordinaire des groupes historiques ndash Difficulteacutes speacuteciales agrave lrsquohistoire sociale preacutecautions et limites

1 La deuxiegraveme seacuterie des opeacuterations consiste agrave grouper ensemble les faits successifs pour

dresser un tableau de lrsquoeacutevolution sociale dans la suite des temps Mais elle exige une

opeacuteration preacutealable neacutecessaire pour se repreacutesenter les faits sociaux dont on eacutetudiera la

succession elle consiste agrave deacuteterminer les groupes drsquohommes qui sont les auteurs ou les

objets des pheacutenomegravenes sociaux Il faut donc avant drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution examiner

comment on peut arriver agrave deacuteterminer les groupes sociaux

2 I ndash Le principe qui domine toute cette opeacuteration de construction des groupes est le

principe de toute science historique principe si simple et si eacutevident qursquoon aurait honte de

le formuler si lrsquoexpeacuterience ne montrait pas qursquoil est tregraves souvent oublieacute par des cateacutegories

entiegraveres de travailleurs ce qui oblige agrave lrsquoeacutenoncer expresseacutement Il peut se formuler ainsi

Les faits sociaux ne sont que des abstractions ce sont toujours les actes les eacutetats ou les

rapports de certains hommes Ce sont ou des usages ndash et un usage nrsquoest qursquoune seacuterie

drsquoactes semblables ndash ou les eacutetats mateacuteriels drsquohommes deacutetermineacutes (acircge sexe maladie)

ndash ou des objets se rapportant indirectement agrave des hommes et eacutetudieacutes seulement en tant

qursquoils sont en rapport avec eux (plantes animaux maisons routes argent produits)

3 Pour qursquoun pheacutenomegravene soit social il faut qursquoil soit lrsquoacte ou lrsquoeacutetat ou la deacutependance

mateacuterielle drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes Or le propre des hommes crsquoest drsquoecirctre

des individus deacutetermineacutes La connaissance complegravete drsquoun fait social comporte donc qursquoon

connaicirct le groupe drsquohommes auquel il se rapporte Dans les sciences geacuteneacuterales abstraites

(physique chimie biologie) on opegravere il est vrai sur des pheacutenomegravenes rameneacutes agrave lrsquoeacutetat

drsquoabstractions et lrsquoon a le droit drsquoignorer les objets reacuteels dans lesquels ils se passent Mais

crsquoest qursquoon a pu isoler par lrsquoexpeacuterience et deacutefinir rigoureusement les caractegraveres sur

lesquels on opegravere En science sociale on a essayeacute de construire aussi une science abstraite

des pheacutenomegravenes lrsquoeacuteconomie politique la politique la sociologie mais lrsquoessai a eacuteteacute

preacutematureacute et peut-ecirctre est-il irrationnel Car il faut drsquoabord deacutecrire les faits sociaux dans

101

les conditions sans lesquels ils ne sont pas intelligibles crsquoest-agrave-dire dans les individus

humains Crsquoest ainsi que dans les sciences naturelles on a deacutecrit la structure et le

fonctionnement des organismes veacutegeacutetaux et animaux en les prenant dans lrsquoensemble

concret drsquoun individu longtemps avant drsquoessayer une biologie geacuteneacuterale abstraite

4 En matiegravere sociale les faits donneacutes par lrsquoobservation et par conseacutequent les faits agrave deacutecrire

drsquoabord sont des actes drsquoindividus ou de groupes des eacutetats des objets ils sont

deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs

noms En preacutesentant un tableau de la population ou la description drsquoun marcheacute il faut

dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du marcheacute de Londres ndash La condition

pour comprendre un fait social crsquoest de se repreacutesenter lrsquohomme ou le groupe drsquohommes

qui en sont lrsquoauteur et de pouvoir lier le fait agrave un eacutetat psychologique tregraves vaguement

deacutefini peut-ecirctre mais suffisamment connu pour nous le faire comprendre crsquoest le motif de

lrsquoacte Ainsi un simple transfert drsquoobjets nrsquoest pas intelligible socialement Est-il une

vente une donation un vol un brigandage Pour reacutepondre il nous faut savoir le motif

Une somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets nrsquoest pas un pheacutenomegravene social agrave moins

qursquoon nrsquoy joigne la notion de la valeur attribueacutee agrave cette somme ou agrave ces objets ce qui est

un fait subjectif psychologique Seuls les faits deacutemographiques physiologiques peuvent se

suffire agrave eux-mecircmes mais ils ne sont que les conditions des pheacutenomegravenes sociaux Il faut

donc pour deacutecrire les faits historiques ou sociaux la connaissance des auteurs ou des

sujets de ces faits et de lrsquoun au moins de leurs pheacutenomegravenes psychologiques la

connaissance de leur motif

5 Voyons donc sous quelles formes se preacutesentent les faits soit dans lrsquoobservation directe

soit dans les documents

6 1deg Des actes individuels ou des eacutetats individuels lrsquoacte drsquoun artiste drsquoun homme

politique drsquoun geacuteneacuteral ou drsquoun ouvrier drsquoun acheteur drsquoun speacuteculateur Dans le passeacute la

connaissance de ces actes constitue lrsquohistoire individuelle Elle est souvent difficile agrave

eacutetablir en fait faute de documents mais elle est toujours la plus facile agrave comprendre crsquoest

lrsquohistoire des creacuteations intellectuelles (arts sciences philosophie religion) lrsquohistoire des

directions politiques (reacutevolutions reacuteformes guerres) ce qui forme une grande part de

lrsquohistoire politique Cette histoire individuelle nrsquoa presque aucune place dans lrsquohistoire

sociale sauf lrsquohistoire des inventions et des usages dans le cas ougrave on peut atteindre

lrsquoinventeur ou lrsquoinitiateur Jrsquoindique cette exception pour rappeler que lrsquohistoire

eacuteconomique elle-mecircme nrsquoest pas exclusivement une eacutetude de masses

7 2deg Des actes faits par un individu des eacutetats subis par un individu mais pareils aux actes

ou eacutetats drsquoautres individus du mecircme temps Souvent les documents ne donnent qursquoun

acte ou un eacutetat individuel un cas de vente par exemple mais on peut geacuteneacuteraliser et

eacutetablir que drsquoautres hommes agissaient de mecircme ou eacutetaient dans le mecircme eacutetat Lrsquoacte

individuel devient alors un cas repreacutesentatif de tout un groupe un type Ainsi se fait

lrsquohistoire des actes ou eacutetats typiques qui est une eacutetude de pheacutenomegravenes de masse Dans ce

genre rentrent lrsquohistoire des langues ougrave un mot trouveacute dans un eacutecrivain montre que ses

contemporains employaient ce mot ndash lrsquohistoire des usages priveacutes (alimentation

logement mobilier ceacutereacutemonial distraction etc) ougrave quelques exemples suffisent pour

montrer lrsquohabitude commune agrave tous les gens drsquoun pays ndash lrsquohistoire des croyances et des

doctrines communes ndash lrsquohistoire des regravegles de droit ndash lrsquohistoire des institutions sociales

et politiques Il y faut ranger aussi lrsquohistoire des coutumes eacuteconomiques qui est une

grande part de lrsquohistoire sociale elle se fait en eacutetudiant des cas individuels types de

culture de fabrication de transport drsquoeacutechange etc

102

8 3deg Des actes collectifs faits par un groupe drsquoindividus opeacuterant ensemble ou reacuteagissant

directement les uns sur les autres actes ou eacutetats drsquoune assembleacutee drsquoune armeacutee drsquoun

marcheacute etc Ceux-lagrave apparaissent dans les documents comme collectifs ayant eacuteteacute conccedilus

comme collectifs par les observateurs Ils sont la matiegravere de lrsquohistoire des actes sociaux et

politiques (en exceptant les actes originaux des fondateurs et reacuteformateurs)

9 La plupart des faits sociaux rentrent dans cette classe Ici il nrsquoy a pas seulement des actes

pareils comme dans la fabrication drsquoobjets ou les proceacutedeacutes agricoles il y a un

agencement crsquoest-agrave-dire une action reacuteciproque des actes ou des eacutetats humains les uns sur

les autres qui constitue une organisation du travail un systegraveme de transports un

systegraveme drsquoeacutechanges Ce ne sont pas seulement des pheacutenomegravenes de masse ce sont des

pheacutenomegravenes collectifs

10 II ndash Les faits individuels seuls ont un champ deacutefini drsquoavance qui est lrsquoindividu Tous les

autres faits faits semblables ou faits collectifs ne sont vraiment connus que lorsqursquoon

sait dans quel groupe ils se produisent quel est le groupe drsquohommes qui a des usages

pareils ou qui forme un systegraveme drsquoactes collectifs Il faut donc pour deacutefinir un fait de ces

deux derniers genres preacuteciser le groupe ougrave il se produit et crsquoest lagrave une des principales

difficulteacutes de toute histoire drsquousages

11 La deacutetermination du groupe se subdivise en deux opeacuterations 1deg deacuteterminer lrsquoespegravece de

groupe ougrave srsquoest produit le pheacutenomegravene 2deg deacuteterminer en fait quelles eacutetaient les limites de

ce groupe

12 Un groupe humain nrsquoest pas du tout comparable agrave une espegravece animale On peut discuter

il est vrai sur les limites drsquoune espegravece se demander si certains individus doivent ecirctre

rangeacutes dans une espegravece ou dans la voisine mais on sait qursquoun ecirctre nrsquoappartient pas agrave la

fois agrave deux espegraveces Le groupe humain au contraire est une notion non pas naturelle

mais en partie conventionnelle

13 Un groupe crsquoest un ensemble drsquohommes qui ont des usages pareils (par exemple la

langue la religion les mœurs) et qui collaborent ou sont solidaires pour certaines espegraveces

drsquoactes (par exemple la guerre le gouvernement le commerce) Mais il y a beaucoup

drsquousages et beaucoup de systegravemes drsquoactes produits par des causes multiples et variables

qui ont agi ineacutegalement sur les divers hommes Il en reacutesulte qursquoun mecircme homme ne fait

pas partie exclusivement drsquoun seul groupe parce qursquoil nrsquoa pas en toute matiegravere les mecircmes

usages ou les mecircmes conceptions ou les mecircmes inteacuterecircts que les autres membres du

groupe Il appartient agrave un certain groupe en matiegravere de langue agrave un autre groupe en

matiegravere de religion agrave un autre en matiegravere drsquousages priveacutes il deacutepend drsquoun systegraveme

politique drsquoun systegraveme eccleacutesiastique drsquoun systegraveme drsquointeacuterecircts eacuteconomiques Dans chaque

groupe et dans chaque systegraveme il se rencontre avec des semblables ou avec des

collaborateurs partiels qui en drsquoautres matiegraveres font partie drsquoun autre groupe ou drsquoun

autre systegraveme Un mecircme homme sera Luxembourgeois par la nation Franccedilais par la

langue catholique romain par la religion et lieacute eacuteconomiquement agrave lrsquoAllemagne comme

membre du Zollverein parce que les quatre solidariteacutes diffeacuterentes Eacutetat luxembourgeois

langue franccedilaise religion catholique romaine Zollverein allemand ont eacuteteacute eacutetablies agrave des

eacutepoques diffeacuterentes

14 Crsquoest lrsquoerreur fondamentale de la sociologie forgeacutee drsquoapregraves les analogies biologiques

drsquoavoir neacutegligeacute cette opposition capitale entre les pheacutenomegravenes biologiques et les

pheacutenomegravenes sociaux Elle srsquoest ainsi laisseacute conduire agrave admettre un groupe humain pareil agrave

un organisme animal et comme on ne pouvait utiliser cette analogie en opeacuterant sur des

103

individus membres agrave la fois de plusieurs groupes on a eacuteteacute ameneacute agrave choisir arbitrairement

un des groupes et agrave lrsquoidentifier avec un organisme en ignorant systeacutematiquement les

autres groupes qui eacutetablissent drsquoautres solidariteacutes Drsquoordinaire on a choisi pour

lrsquoassimiler agrave lrsquoespegravece animale le groupe formeacute par lrsquouniteacute de gouvernement le groupe

politique appeleacute aussi national qui en beaucoup de pays coiumlncide grossiegraverement avec le

groupe de langue Cette preacutefeacuterence donneacutee au groupe Eacutetat sur le groupe Eacuteglise ou le

groupe langue ou le groupe civilisation srsquoexplique par lrsquoexaltation du sentiment national

au XIXe siegravecle mais elle nrsquoen est pas moins irrationnelle

15 Crsquoest une des grosses difficulteacutes de lrsquohistoire de choisir lrsquoespegravece de groupe humain dont on

cherchera agrave eacutetudier les manifestations semblables ou collectives Eacutevidemment cette

espegravece varie suivant lrsquoespegravece de pheacutenomegravenes Pour lrsquohistoire de la langue ce sera le

groupe des hommes qui parlent la mecircme langue pour lrsquohistoire des religions le groupe

religieux pour lrsquohistoire politique le groupe national Mais pour les faits sociaux quel

groupe devra-t-on choisir Qursquoest-ce que le groupe eacuteconomique On nrsquoest pas parvenu agrave

le deacutefinir Quels sont en matiegravere eacuteconomique les hommes lieacutes par une solidariteacute ou par

des usages communs Sont-ce les sujets drsquoun mecircme souverain ndash Mais entre les sujets

des Eacutetats diffeacuterents le commerce eacutetablit une solidariteacute eacuteconomique parfois tregraves eacutetroite

qui varie avec les tarifs de douanes et les conditions des traiteacutes de commerce Dans quel

groupe eacuteconomique devra-t-on ranger le Canadien du Manitoba sujet anglais qui

commerce surtout avec les Eacutetats-Unis Et lrsquoHindou

16 La question est deacutejagrave difficile agrave reacutesoudre pour les socieacuteteacutes contemporaines ougrave lrsquoensemble

des faits nous est connu Mais pour les socieacuteteacutes anciennes ougrave il nous faut opeacuterer par

lrsquointermeacutediaire de documents fragmenteacutes comment reconnaicirctre les groupes drsquohommes

eacuteconomiquement solidaires Ces documents deacutesignent les groupes par un nom Mais quel

est le sens preacutecis de ce nom La plupart sont des noms politiques ils deacutesignent seulement

les sujets drsquoun mecircme souverain (Romains Franccedilais Anglais) dans des temps ougrave la

solidariteacute eacuteconomique eacutetait bien plus faible que de nos jours dans lrsquointeacuterieur de chaque

Eacutetat

17 Il nrsquoest pas facile drsquoindiquer une solution agrave cette difficulteacute mais du moins faut-il en ecirctre

averti pour savoir avec quelle sorte de notion on opegravere On devra donc se demander

toujours Agrave quelle sorte de groupe se rapportent les noms employeacutes par les documents

Peut-on savoir en quoi ce groupe consistait Quelle sorte de liens unissait les membres

Et quel rapport y avait-il entre cette solidariteacute et une solidariteacute eacuteconomique On sera

ainsi averti des cas ougrave il faudra deacutecomposer un groupe reacuteuni sous un seul nom et si on ne

peut arriver agrave le deacutecomposer on saura du moins qursquoon fera mieux de srsquoabstenir drsquoaffirmer

et peut-ecirctre mecircme drsquoeacutetudier des faits qursquoon ne pourrait rapporter agrave aucun groupe preacutecis

18 La seconde difficulteacute crsquoest de preacuteciser les limites du groupe crsquoest-agrave-dire les gens qui

appartiennent agrave ce groupe Elle est commune agrave toutes les eacutetudes historiques de groupes et

nrsquoest pas speacuteciale agrave lrsquohistoire sociale Elle tient agrave ce que les documents toujours tregraves

incomplets ne font connaicirctre que quelques cas eacutepars observeacutes et noteacutes pour des raisons

accidentelles conserveacutes par hasard au moyen de ces fragments on restitue lrsquoensemble

des cas de cette espegravece par geacuteneacuteralisation avec tous les dangers inheacuterents agrave ce proceacutedeacute

entre autres la difficulteacute de deacutelimiter le champ de geacuteneacuteralisation Un usage est constateacute

par les documents dans un endroit Mais jusqursquoougrave srsquoeacutetend le champ ougrave lrsquoon a le droit

drsquoadmettre que cet usage a existeacute agrave ce moment Il faut poser la question nettement car

la solution deacutepend des conditions propres agrave chaque cas et la constitution des groupes

104

serait exposeacutee agrave des dangers ineacutevitables si lrsquoon opeacuterait sans meacutethode Voici la liste de ces

dangers

19 1deg Ne pas srsquoapercevoir du caractegravere abstrait des pheacutenomegravenes On exprime le pheacutenomegravene

par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et

on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue

des actes des motifs des sentiments Quand on a ainsi personnifieacute lrsquoabstraction le

marcheacute lrsquoindustrie le machinisme prennent corps ils semblent agir avec une force

propre instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient

des personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus

complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire mecircme sociale

20 2deg En attribuant les pheacutenomegravenes agrave un groupe neacutegliger drsquoeacutetablir lrsquoexistence de ce groupe

par lrsquoobservation soit directe soit indirecte Il arrive ainsi drsquoadmettre pour causes des

faits un groupe imaginaire ou conjectural comme la communauteacute de village

hypotheacutetique des pays du centre de lrsquoEurope

21 3deg Prendre pour le support des pheacutenomegravenes eacuteconomiques un groupe reacuteel il est vrai mais

formeacute par une solidariteacute sans rapport avec les pheacutenomegravenes qursquoon veut eacutetudier prendre

par exemple un groupe formeacute par la communauteacute de langue comme les Hellegravenes ou les

Germains ou un groupe constitueacute par un lien purement politique comme lrsquoEspagne au

XVIe siegravecle ce qui megravene agrave attribuer agrave toutes les parties du groupe les mecircmes pheacutenomegravenes

eacuteconomiques ou une solidariteacute eacuteconomique contrairement agrave la reacutealiteacute Ce genre drsquoerreur

est facile agrave commettre car les noms que portent la plupart des groupes mentionneacutes dans

les documents deacutesignent des groupes de langue ou de solidariteacute politique sans aucun

caractegravere eacuteconomique

22 4deg Prendre un groupe heacuteteacuterogegravene sans penser agrave le deacutecomposer en des parties homogegravenes

(du moins au point de vue du pheacutenomegravene qursquoon eacutetudie) par exemple expliquer la vie

eacuteconomique de la Grande-Bretagne au XVIIIe siegravecle sans distinguer lrsquoIrlande et lrsquoEacutecosse de

lrsquoAngleterre On arrive agrave se faire une repreacutesentation moyenne qui est fausse pour toutes

les parties

23 5deg Faire son champ de geacuteneacuteralisation trop grand en se trompant sur les limites du

groupe on attribue ainsi les actes et les usages agrave des hommes qui y sont eacutetrangers Si par

exemple on fait entrer dans le groupe des Germains tous les peuples qui habitaient au VIe

siegravecle le territoire actuel de lrsquoAllemagne on y introduira des Celtes ou des Slaves dont les

usages eacuteconomiques eacutetaient diffeacuterents

105

Chapitre XVI

Eacutetude de lrsquoeacutevolution

I Conditions de lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution ndash Emploi des courbes conditions ndash Diffeacuterences entrelrsquoeacutevolution en biologie et en sciences sociales ndash Diffeacuterentes sortes drsquoeacutevolution ndash Deacutetermination dugroupe ougrave lrsquoeacutevolution srsquoest produiteII Conditions des eacutevolutions speacuteciales ndash Production transfert reacutepartitionIII Conditions pour comprendre lrsquoeacutevolution ndash Constatations des changements drsquousages par lacomparaison ndash Eacutevolution par renouvellement difficulteacute de la constater

1 I ndash La derniegravere opeacuteration consiste agrave grouper les faits successifs de faccedilon agrave constater les

transformations et srsquoil se peut agrave atteindre lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes Crsquoest par

excellence lrsquoopeacuteration historique elle ne peut ecirctre faite que par voie historique avec les

documents du passeacute Crsquoest la derniegravere opeacuteration de la seacuterie puisqursquoelle ne peut ecirctre faite

qursquoapregraves les deux autres Il faut avoir dresseacute le tableau de lrsquoensemble des faits sociaux (ou

du moins drsquoune espegravece de faits) agrave un moment donneacute et dans un groupe donneacute avant de

pouvoir le comparer agrave lrsquoensemble des faits (ou du moins agrave la mecircme espegravece de faits) dans le

mecircme groupe agrave un autre moment puis agrave une seacuterie de moments successifs

2 Lrsquoeacutevolution a eacuteteacute rendue plus facilement repreacutesentable par lrsquoemploi des courbes Quand

les pheacutenomegravenes sociaux peuvent srsquoexprimer numeacuteriquement la courbe permet drsquoen

figurer graphiquement lrsquoeacutevolution il suffit de transcrire les chiffres en graphiques On

obtient ainsi par exemple la courbe de la production drsquoune denreacutee ou de la quantiteacute des

transports La courbe rend plus saillante la continuiteacute du pheacutenomegravene et la direction des

changements

3 Le proceacutedeacute nrsquoest applicable que dans les cas ougrave on peut exprimer les faits par des

nombres ce qui suppose deux conditions

4 1deg Il faut que les faits soient par leur nature exprimables en nombre qursquoils comportent

une comparaison de quantiteacute au moins approximative entre des eacutetats successifs par

exemple la quantiteacute produite transporteacutee transfeacutereacutee distribueacutee ndash ou le nombre drsquoobjets

drsquoanimaux ou drsquoindividus comparables Le proceacutedeacute ne srsquoapplique donc pas aux conditions

mateacuterielles ni aux rapports entre les hommes qui constituent une organisation

eacuteconomique la description est le seul moyen possible de repreacutesenter les pheacutenomegravenes ougrave

entrent des milieux des conceptions des motifs

106

5 2deg Il faut que les donneacutees des documents soient suffisantes pour fournir des chiffres de

pheacutenomegravenes agrave plusieurs moments ce qui est tregraves rare pour les eacutepoques anciennes Dans

le cas ougrave les documents seront suffisants la description pourra ecirctre accompagneacutee de

tableaux de chiffres ou de courbes crsquoest ainsi qursquoa proceacutedeacute M Bienaimeacute dans ses eacutetudes

sur lrsquoeacutevolution du prix des denreacutees agrave Paris au XIXe siegravecle

6 Pour constater lrsquoeacutevolution on peut se contenter de dresser le tableau complet de toute la

vie eacuteconomique drsquoun pays agrave plusieurs moments successifs et de rapprocher ces tableaux

drsquoensemble Mais pour comprendre lrsquoeacutevolution il faut eacutetablir des comparaisons partielles

entre les faits constateacutes agrave diffeacuterents moments

7 Ici se pose la principale difficulteacute pratique On ne peut pas rapprocher des faits au

hasard il ne faut rapprocher pour les comparer agrave des moments diffeacuterents que les faits

analogues et entre lesquels il y a eu continuiteacute Or la continuiteacute est une notion subjective

une interpreacutetation que notre esprit se donne de la succession des faits lrsquoobservation

directe ne fournit que des eacutetats successifs sans lien Ce lien de continuiteacute est une forme du

lien de causaliteacute une forme beaucoup plus vague et plus sujette agrave erreur

8 En fait la notion drsquoeacutevolution nous est donneacutee par lrsquoobservation biologique Nous voyons

lrsquoecirctre vivant se transformer graduellement sans cesser drsquoecirctre le mecircme individu

lrsquoeacutevolution continue est ici eacutevidente Nous voyons se succeacuteder les individus issus lrsquoun de

lrsquoautre et dans certains cas nous les voyons se diffeacuterencier peu agrave peu chaque geacuteneacuteration

srsquoeacutecartant un peu plus du premier ancecirctre la continuiteacute est ici encore eacutevidente et nous

constatons lrsquoeacutevolution de lrsquoespegravece

9 Cette notion drsquoeacutevolution acquise par la biologie nous la transportons dans la vie sociale

Ici il a fallu proceacuteder par analogie en employant une meacutetaphore inconsciente On a

compareacute un groupe drsquohommes ndash la nation anglaise par exemple ndash agrave un individu

biologique on a compareacute agrave une espegravece animale la succession des hommes dans un mecircme

groupe On est arriveacute ainsi agrave concevoir laquo lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute raquo ce qui est deacutejagrave une

meacutetaphore

10 On est alleacute plus loin Dans la socieacuteteacute on a abstrait un sous-groupe formeacute drsquohommes

distingueacutes des autres par une fonction speacuteciale crsquoest-agrave-dire par un systegraveme de rapports

continu avec la masse de la socieacuteteacute on a isoleacute ainsi le gouvernement lrsquoarmeacutee le clergeacute la

magistrature on a opeacutereacute de mecircme avec une classe la noblesse la bourgeoisie On a pu

alors consideacuterer les changements successifs de cette organisation ou de cette classe

comme une eacutevolution on a eu lrsquoeacutevolution du gouvernement de lrsquoarmeacutee de la

bourgeoisie Crsquoest une meacutetaphore au deuxiegraveme degreacute car on nrsquoa pas la connaissance

directe drsquoune continuiteacute entre les gouvernements ou les bourgeoisies drsquoun mecircme pays agrave

diffeacuterents moments successifs Il nrsquoy a pas de lien biologique entre eux il nrsquoy a pas drsquoecirctre

qui soit le gouvernement ou la bourgeoisie

11 Enfin on en est arriveacute agrave abstraire un usage une langue ou mecircme un simple deacutetail un mot

un proceacutedeacute technique un systegraveme de production ou de reacutepartition et on a parleacute de

lrsquoeacutevolution drsquoun mot ou de lrsquoeacutevolution de lrsquoarchitecture ou de lrsquoindustrie du drap ou du

commerce par canaux Crsquoest une meacutetaphore au troisiegraveme degreacute car ici il nrsquoy a mecircme plus

drsquoindice de continuiteacute biologique il nrsquoy a que la transmission drsquoun usage par imitation

crsquoest-agrave-dire par voie subjective

12 Il faut donc comprendre la porteacutee reacuteelle du mot laquo eacutevolution raquo quand on lrsquoapplique aux

pheacutenomegravenes sociaux Il nrsquoa pas le mecircme sens qursquoen biologie Il nrsquoimplique pas une

continuiteacute mateacuterielle une causaliteacute biologique la seacuterie des eacutetats ou des actes drsquoun mecircme

107

individu ou drsquoune ligneacutee drsquoindividus engendreacutes les uns des autres Il ne deacutesigne qursquoune

ressemblance qui peut parfois avoir son origine dans une transmission heacutereacuteditaire mais

agrave laquelle on peut presque toujours preacutesumer des causes purement subjectives la

convention sociale lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation La continuiteacute est ici abstraite Si nous

appelons eacutevolution toute la seacuterie des changements que nous avons reacuteunis en un groupe

crsquoest parce que nous admettons une continuiteacute entre les eacutetats successifs mais nous ne

savons pas drsquoavance par quel proceacutedeacute srsquoest eacutetablie cette continuiteacute et il est probable a

priori que ce nrsquoest pas par le processus biologique de la transformation individuelle et de

la filiation

13 La continuiteacute ainsi comprise peut ecirctre eacutetablie entre plusieurs espegraveces de faits

14 La plus facile agrave constater et la plus abstraite est lrsquoeacutevolution drsquoune habitude ndash soit drsquoun

proceacutedeacute drsquoaction ou drsquoune conception ndash soit du produit mateacuteriel drsquoune opeacuteration

ndash lrsquoeacutevolution de la technique drsquoun meacutetier ou de lrsquoappreacuteciation de valeur drsquoun objet ou des

objets fabriqueacutes par une industrie donneacutee On peut eacutetudier par exemple lrsquoeacutevolution de la

technique du fer des prix du fer de la forme et de lrsquoemploi des barres de fer Pour eacutetablir

ce genre drsquoeacutevolution il suffit de comparer les descriptions ou les chiffres obtenus par

lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes ou des habitudes eacuteconomiques ou des produits agrave plusieurs eacutepoques

successives Le sens de lrsquoeacutevolution ressortira de la comparaison mecircme entre les habitudes

drsquoaction ou de penseacutee en matiegravere eacuteconomique pendant une peacuteriode de la vie drsquoun peuple

15 Puis on peut chercher lrsquoeacutevolution de lrsquoorganisation crsquoest-agrave-dire des rapports entre les

hommes eacutetablis par une convention obligatoire ou volontaire expresse ou tacite ce sont

les institutions de la vie eacuteconomique On eacutetudiera les conventions pour la division et

lrsquoorganisation du travail entre les hommes pour le transfert des objets pour la

reacutepartition de la jouissance des objets Lrsquoeacutevolution apparaicirctra par la comparaison du

systegraveme des institutions eacuteconomiques agrave des eacutepoques successives

16 On aura aussi agrave eacutetudier les changements des conditions mateacuterielles naturelles qui

fournissent aux hommes les moyens mateacuteriels drsquoaction et leur imposent les limites de

leur action le climat le sol la faune et la flore les faciliteacutes de communication On

examinera les changements des conditions mateacuterielles creacuteeacutees par les hommes eux-

mecircmes qui constituent un ameacutenagement durable et un milieu artificiel nouveau On

devra chercher srsquoil y a eu eacutevolution crsquoest-agrave-dire changement dans un mecircme sens de

quelques unes de ces conditions naturelles ou artificielles

17 Enfin apregraves toutes ces comparaisons abstraites ou exteacuterieures il restera agrave examiner

lrsquoeacutevolution proprement biologique le changement des individus eux-mecircmes Il srsquoagit ici

du personnel qui creacutee la vie eacuteconomique Y a-t-il eu un changement de personnes soit

disparition des anciens individus ou introduction de nouveaux soit changement dans le

nombre ou la position reacuteciproque des individus Alors seulement on peut connaicirctre la

nature de lrsquoeacutevolution on peut voir srsquoil y a eu continuiteacute reacuteelle mateacuterielle biologique

entre les individus ou si au contraire les individus ont changeacute et si la continuiteacute est

purement subjective

18 Apregraves avoir deacutetermineacute les diffeacuterentes espegraveces drsquoeacutevolution ndash eacutevolution des habitudes de

lrsquoorganisation du milieu mateacuteriel du personnel ndash on se trouve en preacutesence drsquoune

difficulteacute pratique Comment preacutesenter lrsquoensemble de lrsquoeacutevolution qursquoon aura constateacute

analytiquement Dans quel cadre ranger les faits Crsquoest une difficulteacute drsquoexposition qui

ne comporte pas de solution uniforme

108

19 Si on ne veut faire que la monographie drsquoun fait eacuteconomique on est reacuteduit agrave adopter un

cadre partiel on ne peut preacutesenter que lrsquoeacutevolution drsquoun trait de la vie eacuteconomique Le

cadre naturel en ce cas sera lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution drsquoune habitude donneacutee (usage proceacutedeacute

organisation) ou drsquoun groupe de proceacutedeacutes ou drsquoinstitutions ayant pour but une espegravece

donneacutee de reacutesultat Crsquoest le reacutesultat qui guidera le choix des faits agrave reacuteunir car le reacutesultat

drsquoune opeacuteration est la conseacutequence du but de lrsquoopeacuteration et le but autrement dit le motif

est le pheacutenomegravene directeur de toute la vie eacuteconomique Il est plus rationnel de chercher

lrsquoeacutevolution des objets destineacutes agrave servir drsquoarmes (lrsquoindustrie des armes) que lrsquoeacutevolution des

objets fabriqueacutes en bois ou en cuir

20 Si lrsquoon veut arriver agrave une eacutetude drsquoensemble il faudra reacuteunir lrsquoeacutevolution des organisations

et des habitudes communes agrave un mecircme groupe drsquohommes La difficulteacute sera de

deacuteterminer le groupe qursquoon doit consideacuterer comme uniteacute en matiegravere de vie eacuteconomique

Les groupes deacutesigneacutes par un nom drsquoensemble sont drsquoordinaire des groupes politiques unis

par la communauteacute de gouvernement des nations le lien eacuteconomique nrsquoest pas identique

au lien national Rationnellement on nrsquoa pas le droit de grouper les faits eacuteconomiques

dans le cadre de nation crsquoest-agrave-dire de gouvernement Pourtant ndash en attendant qursquoon ait

deacutetermineacute le lien eacuteconomique qui constitue les groupes eacuteconomiques ndash on nrsquoa pas drsquoautre

proceacutedeacute que drsquoadopter lrsquoun des cadres construits pour eacutetudier drsquoautres pheacutenomegravenes on

prendra donc une nation un Eacutetat ou une reacutegion geacuteographique mais on devra garder

conscience du caractegravere empirique et provisoire de cet expeacutedient Tant que lrsquohistoire de

lrsquoorganisation eacuteconomique ne peut ecirctre exposeacutee que dans les cadres construits pour

lrsquohistoire politique tant qursquoon en est reacuteduit agrave eacutecrire lrsquohistoire de lrsquoagriculture de

lrsquoindustrie du commerce de la proprieacuteteacute en Angleterre en Allemagne en Gregravece crsquoest que

lrsquohistoire eacuteconomique nrsquoa pas encore eacutetabli la nature de la solidariteacute eacuteconomique Si elle y

parvient elle pourra grouper ses faits dans des cadres agrave elle

21 II ndash Lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution eacuteconomique comporte des conditions speacuteciales aux trois

branches de lrsquoactiviteacute eacuteconomique production transfert reacutepartition Elles peuvent

srsquoexprimer sous forme de questions

22 1deg Pour la production lrsquoeacutevolution se produit dans 1deg le but que se proposent les

producteurs 2deg le milieu qui rend les opeacuterations plus ou moins faciles ou avantageuses

3deg les proceacutedeacutes techniques des opeacuterations 4deg la division du travail dans chaque espegravece de

profession

23 Apregraves ces questions particuliegraveres se posent les questions drsquoensemble Quelle a eacuteteacute

lrsquoeacutevolution dans la reacutepartition de lrsquoensemble des hommes entre ces diverses occupations

La proportion srsquoest-elle modifieacutee dans un sens constant Y a-t-il eu eacutevolution dans la

proportion de la quantiteacute des diverses espegraveces de produits Y a-t-il eu une eacutevolution

geacuteneacuterale commune agrave plusieurs ou agrave tous les groupes civiliseacutes soit dans les proceacutedeacutes de

travail soit dans la division du travail Y a-t-il eu une eacutevolution constante commune aux

diverses peacuteriodes de lrsquohumaniteacute

24 2deg Pour le transfert lrsquoeacutevolution consiste dans un changement 1deg des proceacutedeacutes de transport

(depuis le sentier jusqursquoau chemin de fer) 2deg des voies de commerce 3deg de lrsquoorganisation

du personnel des transports 4deg des proceacutedeacutes drsquoeacutechanges (depuis le troc jusqursquoagrave la

speacuteculation) 5deg de la distribution des centres

25 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans la reacutepartition

des proceacutedeacutes de transport et de commerce dans la proportion des quantiteacutes

transporteacutees ou sujettes agrave des opeacuterations commerciales eacutevolution dans la proportion du

109

personnel employeacute eacutevolution dans le systegraveme geacuteneacuteral du commerce Peut-on suivre

une eacutevolution commune agrave plusieurs groupes de peuples ou commune agrave lrsquohistoire de

lrsquohumaniteacute

26 3deg Pour la reacutepartition lrsquoeacutevolution se produit dans les proceacutedeacutes drsquoappropriation de

jouissance de transmission dans la reacutepartition des objets appropriables entre les divers

modes drsquoappropriation et de jouissance dans la proportion des quantiteacutes drsquoobjets

approprieacutes aux mecircmes individus

27 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans le systegraveme

drsquoappropriation de partage de jouissance de transmission Y a-t-il eu une eacutevolution

commune agrave plusieurs peuples Une eacutevolution continue dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute

28 II mdash Pour comprendre la transformation on commence par se repreacutesenter deux ou

plusieurs eacutetats du mecircme groupe agrave des moments successifs on cherche ensuite par quels

moyens le groupe a passeacute drsquoun eacutetat agrave un autre Ici intervient la cause au sens empirique

crsquoest-agrave-dire les conditions sans lesquelles lrsquoeacutetat nrsquoaurait pas changeacute Cette constatation

peut se faire par diffeacuterents moyens

29 1deg Directement lrsquoobservateur qui a eacutecrit le document a eu la connaissance ou plutocirct

lrsquoimpression que tel fait a eacuteteacute la cause du changement et il lrsquoa dit Latifundia perdidere

Italiam dit Pline crsquoest qursquoil a eu lrsquoimpression que les grands domaines ont fait

abandonner la culture du bleacute et remplacer les cultivateurs libres par des bergers esclaves

Lrsquoaffirmation des auteurs de documents est agrave vrai dire la principale source ougrave nous

prenons la connaissance des causes en histoire

30 2deg Indirectement apregraves avoir constateacute seacutepareacutement dans les documents les eacutetats

successifs nous infeacuterons des conditions ougrave se trouvaient les choses avant le changement

compareacutees aux conditions ougrave elles se sont trouveacutees apregraves que le changement doit ecirctre

attribueacute agrave tels faits que nous appelons causes Nous cherchons lrsquoeacutetat de la population

dans les pays soumis par les Romains nous trouvons avant la conquecircte une population

drsquohommes libres1 au temps des Antonins une population rurale formeacutee surtout

drsquoesclaves au Ve siegravecle une population tregraves rare Nous en infeacuterons que la conquecircte

romaine a abouti agrave remplacer les cultivateurs libres par des esclaves et qursquoensuite

lrsquoesclavage a eacuteteacute cause de la deacutepopulation

31 La premiegravere difficulteacute est drsquoeacutetablir le changement qui srsquoest produit entre deux moments

Il est bon de preacutevoir sous quelle forme on peut le constater

32 Premier cas ndash On aperccediloit des actes ou des faits apparents qui ont produit un changement

direct voulu par les auteurs des actes Ils sont tregraves freacutequents dans la vie politique ce sont

les guerres les ordres donneacutes par les chefs les lois les reacutevolutions etc Ils sont rares en

matiegravere drsquousages et de faits sociaux ndash sauf les eacuteveacutenements geacuteneacuteraux tels que conquecircte

ou invasion qui reacuteagissent sur toute la vie mecircme sociale et qursquoil faut toujours connaicirctre

pour y chercher drsquoabord lrsquoexplication des changements

33 Deuxiegraveme cas ndash On aperccediloit des changements drsquousages ou drsquoarrangements sociaux ou

drsquoeacutetats en comparant les usages les arrangements les eacutetats agrave deux moments diffeacuterents

crsquoest le proceacutedeacute employeacute pour dresser les tableaux de chiffres et les graphiques il

srsquoapplique mecircme aux cas ougrave la connaissance nrsquoest que qualitative En comparant

lrsquoorganisation des ouvriers anglais en 1824 et de nos jours on nrsquoa pas de peine agrave constater

le changement produit par les trade-unions

110

34 La vraie difficulteacute crsquoest de pouvoir comparer toujours le mecircme groupe agrave des moments

diffeacuterents le danger crsquoest de comparer sans srsquoen apercevoir les usages ou lrsquoorganisation

non pas de moments diffeacuterents mais de groupes diffeacuterents Au sens strict il nrsquoy a de

vraiment comparable que les mecircmes individus agrave des moments diffeacuterents En comparant un

groupe de mecircme nom le Parlement ou une trade-union agrave deux moments diffeacuterents

distants drsquoun siegravecle on ne compare pas ensemble les eacutetats drsquoun mecircme groupe concret agrave

deux eacutepoques successives car les individus du Parlement ou de la trade-union de 1800

sont tous morts en 1900 on compare deux abstractions ou deux formes Le danger est

donc de personnifier ces abstractions drsquoopeacuterer comme si elles avaient eacutevolueacute par une

force interne propre agrave la faccedilon drsquoun organisme Ce nrsquoest pas lrsquoerreur seulement de ceux

qui conccediloivent la socieacuteteacute comme un organisme reacuteel crsquoest lrsquoerreur de presque tous les

historiens de pheacutenomegravenes speacuteciaux enfermeacutes dans une espegravece unique de faits Ils arrivent

presque irreacutesistiblement agrave srsquoimaginer une eacutevolution propre de la langue du droit de

lrsquoEacuteglise des institutions seuls les historiens drsquoeacuteveacutenements eacutechappent agrave cette illusion

parce que leurs eacutetudes leur font voir surtout des individus

35 Troisiegraveme cas ndash On constate des changements de personnes dans un groupe de faccedilon que

la masse du groupe change graduellement par un renouvellement continu des individus

qui la composent Crsquoest probablement le processus normal de lrsquoeacutevolution Les hommes

nrsquoaiment pas agrave changer leurs usages ou leur organisation mais crsquoest le groupe qui change

de matiegravere Les hommes qui le composaient meurent peu agrave peu (ou se retirent) ils sont

remplaceacutes par des hommes diffeacuterents qui agissent autrement Le fait est assez apparent

dans les eacutetablissements de production Le moyen le plus rapide pour changer les proceacutedeacutes

de travail crsquoest de changer les ouvriers

36 Le changement peut mecircme se produire sans que les individus soient morts ou que les

membres nouveaux du groupe aient adopteacute une faccedilon de penser ou drsquoagir diffeacuterente de

celle des membres anciens Crsquoest ce qui arrive lorsque des hommes se deacuteplacent et vont

dans drsquoautres groupes ou bien quand il naicirct de nouveaux hommes lrsquoagencement de la

socieacuteteacute organiseacute pour un nombre donneacute doit alors ecirctre changeacute pour srsquoadapter agrave un

nombre drsquohommes plus grand ou mecircme srsquoil reste pareil en apparence il ne fonctionne

plus de mecircme faccedilon Ainsi la Chambre des repreacutesentants aux Eacutetats-Unis a eacuteteacute transformeacutee

par lrsquoaccroissement du nombre des repreacutesentants

37 Quatriegraveme cas ndash En matiegravere drsquoobjets mateacuteriels les ameacutenagements tels que cultures

digues routes maisons et les produits tels que meubles numeacuteraire capitaux

srsquoaccumulent ou se remplacent par drsquoautres de faccedilon agrave transformer les conditions

mateacuterielles de la vie

38 Toute transformation graduelle est difficile agrave constater parce que les hommes ou les

objets qui se renouvellent se remplacent peu agrave peu Mais la difficulteacute nrsquoest pas eacutegale pour

toutes les histoires Elle est moindre pour les espegraveces de faits ougrave lrsquoaction des individus est

plus apparente ougrave les documents deacutesignent souvent les acteurs par les noms propres ce

qui arrive dans les arts les sciences les doctrines la vie politique On voit dans les

documents une geacuteneacuteration drsquohommes politiques de savants ou drsquoartistes succeacuteder peu agrave

peu agrave la preacuteceacutedente ndash En matiegravere de langue drsquousages priveacutes ou de religion la

constatation est deacutejagrave plus difficile mais encore peut-on atteindre quelques influences

drsquoindividus et voir si le moment ougrave un changement se produit correspond agrave la peacuteriode de

leur vie active ndash La difficulteacute est au maximum pour les faits sociaux deacutemographiques ou

eacuteconomiques Lagrave on voit les pheacutenomegravenes se succeacuteder sans apercevoir les changements

concrets les documents ne montrent pas le renouvellement des geacuteneacuterations

111

39 Cette difficulteacute de constater le changement concret rend plus difficile drsquoatteindre les

causes des faits sociaux par les proceacutedeacutes historiques Les documents indiquent rarement

une cause aux eacutevolutions de ces faits parce que les actes frappants en ces matiegraveres sont

tregraves rares sauf les reacutevolutions produites par une invention technique il ne se produit

guegravere que des transformations lentes et continues Et il est tregraves dangereux drsquoopeacuterer par

infeacuterence parce qursquoon nrsquoatteint pas la cause la plus active des transformations qui est le

changement des individus On doit donc ecirctre particuliegraverement prudent si lrsquoon veut

deacutecouvrir la cause des eacutevolutions sociales

40 Ainsi lrsquohistoire sociale preacutesente des difficulteacutes speacuteciales Les unes tiennent agrave la nature des

documents plus rares et plus exposeacutes agrave lrsquoerreur parce qursquoils portent sur des faits peu

frappants moins souvent observeacutes et noteacutes ndash et sur des faits exteacuterieurs plus difficiles agrave

atteindre avec certitude parce qursquoil faut pour y arriver passer par lrsquointermeacutediaire de la

penseacutee de lrsquoauteur Les autres tiennent agrave la nature mecircme de la construction de lrsquohistoire

sociale agrave la difficulteacute de deacuteterminer les quantiteacutes de preacuteciser les groupes drsquoatteindre

lrsquoeacutevolution Ces difficulteacutes expliquent les lacunes et les erreurs qui ont retardeacute la

constitution de lrsquohistoire sociale

NOTES

1 Dans la mesure assez restreinte ougrave les documents nous font connaicirctre lrsquoeacutetat des pays conquis

au IIe siegravecle

112

Chapitre XVII

Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentessortes drsquohistoires

I Eacutetude statique ndash Lien entre les faits Montesquieu lrsquoeacutecole allemande ndash Solidariteacute entre leshabitudes solidariteacute entre les actions collectivesII Eacutetude de reacutevolution ndash Lien entre les transformationsIII Meacutethodes de rapprochement des faits ndash Speacutecialistes et geacuteneacuteralistes

1 Il reste agrave indiquer dans quel rapport lrsquohistoire sociale est avec lrsquohistoire en geacuteneacuteral Mais

comme on pourrait se demander srsquoil est vraiment utile de connaicirctre les rapports entre

lrsquohistoire sociale et les autres branches drsquohistoire il est bon de faire voir drsquoabord

lrsquoimportance pratique de cette eacutetude

2 Lrsquoexpeacuterience a montreacute que le seul proceacutedeacute pratique pour constituer une science est

drsquoeacutetudier seacutepareacutement les diverses espegraveces de faits en isolant meacutethodiquement chaque

science speacuteciale Crsquoest par ce proceacutedeacute seulement qursquoon parvient agrave reacutesister agrave la tendance

naturelle qui est de commencer par une vue syntheacutetique de lrsquounivers La marche

spontaneacutee de lrsquoesprit humain serait de chercher drsquoabord agrave connaicirctre lrsquoessence du monde

et la cause premiegravere des choses en Gregravece comme dans lrsquoInde la forme primitive de la

science a eacuteteacute la meacutetaphysique On nrsquoest parvenu enfin agrave se deacutegager de cette confusion

qursquoen creacuteant des sciences speacuteciales uniquement consacreacutees agrave constater les pheacutenomegravenes

Chacune srsquoest constitueacutee seacutepareacutement et reste indeacutependante des sciences voisines la

meacutecanique la physique la chimie la biologie ont des territoires communs mais chacune

se suffit agrave elle-mecircme

3 Il est leacutegitime de se demander si lrsquoon ne peut pas opeacuterer de mecircme avec les sciences des

pheacutenomegravenes humains Ne peut-on pas isoler lrsquohistoire sociale des autres histoires Pour

reacutesoudre la question il faut examiner dans quelle condition se trouvent les pheacutenomegravenes

humains qui sont les objets de lrsquohistoire afin de deacutecider si lrsquoon peut assimiler agrave une

science indeacutependante la connaissance drsquoune seule espegravece de faits et par conseacutequent

chacune des branches drsquohistoire Srsquoil en est autrement on verra quel compte on doit tenir

de ce caractegravere speacutecial de la connaissance historique

4 Lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes humains se fait par deux opeacuterations toutes deux neacutecessaires

1deg lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes aboutissant au tableau descriptif de la socieacuteteacute agrave un moment

113

donneacute ce que le vocabulaire de certains sociologues appelle une eacutetude statique 2deg lrsquoeacutetude

des faits successifs aboutissant agrave la description de lrsquoeacutevolution dans la suite des temps ce

que les mecircmes sociologues appellent eacutetude dynamique1

5 I ndash Lrsquoeacutetude statique consiste agrave deacutecrire lrsquoeacutetat de pheacutenomegravenes humains Pour les examiner

on est conduit agrave analyser lrsquoensemble des manifestations drsquoactiviteacute humaine et lrsquoensemble

des conditions mateacuterielles de la vie humaine agrave les grouper en un nombre assez grand de

cateacutegories et agrave eacutetudier seacutepareacutement chaque cateacutegorie Ainsi se fait le tableau drsquoune langue

drsquoun art drsquoune religion drsquoun reacutegime de vie drsquoun systegraveme de droit ou drsquoinstitutions drsquoun

gouvernement ndash De mecircme pour les conditions mateacuterielles on peut abstraire et eacutetudier agrave

part lrsquoeacutetat deacutemographique le systegraveme de routes les cultures etc Mais tous ces tableaux

sont abstraits ils deacutecrivent une espegravece drsquoactiviteacute humaine (ou une espegravece de conditions)

avec la preacutecision neacutecessaire pour la connaissance scientifique mais en lrsquoisolant des autres

espegraveces Or dans la reacutealiteacute les espegraveces diffeacuterentes drsquoactiviteacute ne sont pas isoleacutees car elles

sont les actes diffeacuterents drsquoun mecircme individu ou drsquoun mecircme groupe drsquoindividus La faccedilon

de se conduire ou de penser en religion nrsquoest pas indeacutependante de la faccedilon de penser en

science les habitudes politiques ne sont pas indeacutependantes des habitudes eacuteconomiques

et reacuteciproquement Sans doute en toute espegravece de reacutealiteacute les faits provenant drsquoun mecircme

ensemble reacuteel concret sont lieacutes entre eux cela est tregraves apparent deacutejagrave en physiologie Mais

le lien est bien plus eacutetroit en matiegravere drsquoactes humains Car plus lrsquoactiviteacute est complexe

plus la deacutependance est grande entre les diffeacuterentes formes drsquoactiviteacute drsquoun mecircme ecirctre

6 Ce lien entre les diverses sortes drsquoactiviteacutes drsquoune mecircme socieacuteteacute et par suite entre les

diverses branches drsquoeacutetudes humaines les anciens ne lrsquoont pas formuleacute nettement parce

que la science humaine eacutetait ou trop peu avanceacutee analytiquement ou trop meacutetaphysique

On a commenceacute agrave lrsquoentrevoir au XVIIIe siegravecle quand lrsquohistoire a commenceacute agrave se constituer

Voltaire nrsquoen parle pas parce que son esprit tregraves clair et tregraves prudent lrsquoa retenu dans les

constatations analytiques Montesquieu en a eu une ideacutee mais encore confuse et

restreinte agrave lrsquoespegravece de faits qui lrsquointeacuteressaient directement les lois Il a chercheacute le lien

entre la leacutegislation et lrsquoensemble de la vie sociale peut-ecirctre parce qursquoil ne distinguait pas

bien clairement les lois au sens humain (leacutegislation et droit) des lois au sens scientifique

les laquo rapports neacutecessaires qui deacuterivent de la nature des choses raquo comme il les appelle lui-

mecircme

7 Lrsquoideacutee de ce lien neacutecessaire a eacuteteacute formuleacutee en Allemagne sous une forme philosophique

semi-mystique par Herder elle a pris une forme preacutecise chez ses disciples les creacuteateurs

de laquo lrsquoeacutecole historique raquo Eichhorn Savigny Niebuhr qui ont eacutetudieacute surtout le lien entre

le droit et les autres activiteacutes Ainsi srsquoest formeacutee la notion du Zusammenhang compliqueacutee

encore drsquoune conception confuse semi-mystique le Volksgeist (lrsquoesprit du peuple) par

lequel on expliquait la solidariteacute entre les diverses activiteacutes drsquoun mecircme peuple

8 Au XIXe siegravecle lrsquoideacutee de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes humains srsquoest peu agrave peu

eacuteclaircie lentement parce que la meacutetaphysique de Hegel a longtemps empecirccheacute drsquoen

preacuteciser le meacutecanisme en expliquant la solidariteacute par une formule mystique lrsquoIdeacutee

reacutealiseacutee dans lrsquohistoire Cette partie de la logique et de la meacutethodologie de lrsquohistoire a eacuteteacute

imparfaitement2 deacutebrouilleacutee le meacutecanisme de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes est

encore mal connu

9 Il semble qursquoon peut distinguer deux processus

10 1deg Il existe une solidariteacute entre les habitudes drsquoun mecircme individu Un homme nrsquoest pas un

meacutecanisme agrave compartiments seacutepareacutes dans chacun desquels se ferait une espegravece de travail

114

speacutecial indeacutependant des autres une penseacutee philosophique ou scientifique une croyance

religieuse une conception morale une faccedilon de srsquohabiller de se loger drsquoarranger son

temps de se distraire de gouverner ou drsquoobeacuteir Au contraire tout homme est un

ensemble continu ougrave toutes les activiteacutes partent drsquoun mecircme centre ceacutereacutebral crsquoest le

mecircme homme qui fait sa science son art sa croyance ses actes priveacutes politiques et

eacuteconomiques Ce centre commun dirige agrave la fois les deux espegraveces drsquoopeacuterations qui

constituent la conduite drsquoun homme et par conseacutequent lrsquoensemble de sa vie en socieacuteteacute

ses repreacutesentations (conceptions et motifs) qursquoon appelle intelligence ndash ses impulsions

crsquoest-agrave-dire ses actes exteacuterieurs qursquoon appelle activiteacute

11 Les repreacutesentations drsquoun homme ne se divisent pas en penseacutees entiegraverement

indeacutependantes les unes des autres elles forment un ensemble qui peut ecirctre plein de

contradictions logiques mais ougrave la plupart des conceptions pratiquement importantes

sont lieacutees psychologiquement entre elles Il nrsquoy a pas de terrains intellectuels deacutelimiteacutes

consacreacutes chacun agrave une espegravece unique drsquoactiviteacute toute penseacutee peut avoir des applications

sur plusieurs sortes de terrain Et ce nrsquoest pas mecircme toujours une conception morale

geacuteneacuterale une penseacutee speacuteciale peut aussi agir sur toute espegravece drsquoacte Crsquoest par suite drsquoune

interpreacutetation speacuteciale drsquoun texte que le quaker ne porte pas de boutons que le juif ne

mange pas de porc que lrsquoarchitecte chreacutetien prend pour plan de son eacutedifice une croix De

mecircme une ideacutee scientifique sur lrsquoaction physiologique du theacute du tabac de lrsquoalcool a meneacute

agrave transformer le reacutegime anglais des douanes et le reacutegime des contributions franccedilaises Les

exemples particuliers seraient innombrables de cette action impreacutevue drsquoune conception

particuliegravere sur des branches toutes diffeacuterentes de la vie humaine

12 Agrave plus forte raison le systegraveme drsquoimpulsions inteacuterieures qui fait agir un homme ndash ce que

nous appelons faute de savoir preacuteciser le caractegravere ou le tempeacuterament ndash nrsquoest pas une seacuterie

drsquoimpulsions speacuteciales se rapportant chacune agrave une espegravece drsquoactes deacutetermineacutes Il nrsquoy a pas

des impulsions scientifiques des impulsions religieuses des impulsions eacuteconomiques des

impulsions politiques Lagrave lrsquouniteacute est trop eacutevidente chaque homme apporte son

tempeacuterament unique dans les manifestations multiples de son activiteacute Le classement des

actes par cateacutegories est tout abstrait ce nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de recherches il ne reacutepond agrave

aucune reacutealiteacute inteacuterieure dans lrsquoindividu On ne peut donc parler drsquoactiviteacute artistique

religieuse eacuteconomique politique qursquoen se restreignant agrave consideacuterer les conseacutequences des

actes en neacutegligeant le point de deacutepart la production de lrsquoacte Dans la reacutealiteacute il nrsquoexiste

que des centres drsquoactiviteacute drsquoensemble Le tempeacuterament naturel donne agrave toutes les

manifestations drsquoun mecircme homme un mecircme caractegravere Cette solidariteacute est tregraves mal

eacutetudieacutee encore on ne lrsquoaperccediloit nettement que dans les cas extrecircmes en comparant un

barbare agrave un civiliseacute Mais il y a certainement un lien eacutetroit entre les actes drsquoun mecircme

homme ou drsquoun mecircme groupe drsquohommes un lien si eacutetroit qursquoon est enclin agrave lrsquoattribuer agrave

une cause speacuteciale laquo lrsquoesprit raquo ou laquo le geacutenie raquo de lrsquohomme ou de laquo la race raquo faccedilon confuse

semi-mystique anti-scientifique de deacutesigner ce caractegravere drsquoensemble Du moins est-il

eacutevident qursquoon ne pourrait espeacuterer arriver agrave comprendre les faits humains si lrsquoon

neacutegligeait un eacuteleacutement aussi important

13 Outre le tempeacuterament naturel les hommes ont des formes drsquoactiviteacute acquises soit par

lrsquoeacuteducation soit par lrsquoimitation Il est plus facile de preacuteciser ces formes que de deacutemecircler les

activiteacutes spontaneacutees parce qursquoon peut les voir acqueacuterir on peut dans quelques cas au

moins apercevoir des hommes qui reccediloivent une eacuteducation ou qui commencent une

imitation Eacutevidemment ces activiteacutes acquises ont une action sur lrsquoensemble de lrsquoindividu

Peut-ecirctre les habitudes acquises drsquoactes tregraves speacuteciaux tels que lrsquoeacutecriture ou le vecirctement

115

agissent-elles faiblement Mais lrsquoaction est forte quand ce sont les habitudes drsquoactes tregraves

geacuteneacuteraux tels que commander sans reacutesistance obeacuteir sans examiner opeacuterer par violence

ou par ruse Les habitudes agissant sur des domaines tregraves diffeacuterents drsquoactiviteacute religieux

eacuteconomique politique eacutetablissent un lien solide entre les habitudes eccleacutesiastiques

politiques eacuteconomiques drsquoune mecircme socieacuteteacute

14 2deg Lrsquoautre processus est la solidariteacute entre les actions collectives drsquoun mecircme groupe Sans

doute les groupes humains ne sont pas pareils agrave des espegraveces animales3 ils reacuteunissent des

hommes qui ne sont solidaires entre eux que par une partie de leur vie Il serait donc

antiscientifique drsquoadmettre a priori une solidariteacute complegravete entre les hommes drsquoun mecircme

peuple Mais un peuple nrsquoest pourtant pas un groupement drsquohommes reacuteunis par un

systegraveme drsquoinstitutions drsquoune seule espegravece Il nrsquoexiste pas autant de groupes sociaux qursquoil y

a de branches drsquoactiviteacute humaine il nrsquoexiste pas un groupe eccleacutesiastique un groupe

drsquoindustrie un groupe de commerce un groupe de politique Au contraire un groupe

eacutetant drsquoordinaire formeacute de gens qui vivent sur un territoire commun ougrave leurs contacts

sont freacutequents il y a pour chaque groupe beaucoup de systegravemes drsquoactiviteacute commune

15 Entre ces systegravemes drsquoactions collectives on doit preacutesumer une solidariteacute Elle est encore

plus difficile agrave preacuteciser que la solidariteacute du caractegravere individuel Crsquoest lagrave une des questions

les plus controverseacutees de la sociologie on essaie mecircme de la reacutesoudre par des hypothegraveses

meacutetaphysiques laquo le geacutenie du peuple raquo ou laquo lrsquoacircme sociale raquo Dans ce complexe de faits

collectifs nous nrsquoarrivons mecircme pas agrave distinguer nettement les conceptions des

impulsions Y a-t-il mecircme dans lrsquoorganisation des actes collectifs ndash tels que division du

travail commerce gouvernement ndash autre chose que des conceptions transmises par

lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation Y a-t-il une part drsquoimpulsion naturelle de tempeacuterament une

disposition collective ou du moins commune aux descendants drsquoun mecircme peuple agrave

adopter plutocirct une certaine forme drsquoarrangement social par exemple une hieacuterarchie

sans controcircle comme dans le reacutegime de lrsquoEacuteglise catholique ou un systegraveme de deacuteleacutegation

comme dans les reacutegimes repreacutesentatifs ou des liens personnels comme dans le reacutegime

feacuteodal ou des regravegles abstraites comme dans les socieacuteteacutes deacutemocratiques En tout cas il

nrsquoest guegravere possible de distinguer ici le tempeacuterament des habitudes

16 On nrsquoarrive donc qursquoagrave une notion tregraves confuse de laquo quelque chose raquo de collectif qui

pousserait la masse drsquoun peuple agrave adopter une forme drsquoarrangement collectif ce

laquo quelque chose raquo eacutetant ou des conceptions ou un tempeacuterament ou des habitudes Mais

de quelle sorte sont ces conceptions ou ces habitudes Sont-elles dans les individus Ou

dans le peuple On a cru reacutepondre par la formule de la laquo conscience collective raquo La

question est encore trop peu eacutetudieacutee par une meacutethode analytique on nrsquoa pas encore

rechercheacute avec une preacutecision suffisante les actions reacuteciproques des divers meacutecanismes

collectifs pour avoir le droit de formuler une explication Mais il est eacutevident que ces

actions reacuteciproques sont importantes les meacutecanismes eccleacutesiastique politique

eacuteconomique sont lieacutes si eacutetroitement qursquoon ne peut eacutetudier lrsquoun sans connaicirctre lrsquoautre au

moins dans son ensemble

17 Puisque lrsquoorganisation eacuteconomique est lieacutee aux autres espegraveces de faits historiques qursquoelle

en est tantocirct la cause tantocirct lrsquoeffet il est eacutevident qursquoon ne peut isoler la connaissance de

lrsquohistoire eacuteconomique de lrsquoeacutetude des autres histoires Pour des neacutecessiteacutes pratiques on

peut commencer par lrsquoisoler provisoirement on peut drsquoabord analyser les faits pour les

deacuteterminer en deacutetail avec preacutecision Mais il faut ensuite les rapprocher des autres pour

comprendre leur place dans lrsquoensemble social purement analytique des pheacutenomegravenes

sociaux Ainsi il nrsquoest pas possible de se borner agrave une eacutetude on ne peut opeacuterer sans tenir

116

compte et de la solidariteacute entre les conceptions ou les actes drsquoespegraveces diverses et de la

solidariteacute entre les diffeacuterents meacutecanismes collectifs Il faut drsquoabord analyser les

pheacutenomegravenes pour les constater mais il faut embrasser lrsquoensemble pour les comprendre

18 II ndash Lrsquoeacutetude dynamique consiste agrave deacuteterminer lrsquoeacutevolution de chaque espegravece de

pheacutenomegravenes puis lrsquoeacutevolution de chaque socieacuteteacute dans son ensemble enfin lrsquoeacutevolution

geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute Elle commence par constater la seacuterie des transformations de

chaque activiteacute pour voir si elles vont dans le mecircme sens Srsquoil y a eacutevolution4 elle examine

de quelle nature est lrsquoeacutevolution avec quelle rapiditeacute elle se produit suivant quelle

marche Mais pour comprendre vraiment lrsquoeacutevolution il faut arriver jusqursquoagrave en atteindre

les causes ce qui est tout agrave fait impossible tant qursquoon srsquoenferme dans les branches

speacuteciales drsquohistoires tant qursquoon srsquoen tient agrave lrsquohistoire de lrsquoeacutevolution de la langue du

costume de la religion du commerce Car il faut chercher les causes lagrave ougrave elles peuvent se

trouver et rien nrsquoautorise agrave preacutesumer qursquoelles soient preacuteciseacutement dans lrsquoactiviteacute speacuteciale

dont on a traceacute lrsquoeacutevolution que la langue ait changeacute pour des raisons linguistiques le

commerce pour des raisons commerciales Au contraire la solidariteacute des activiteacutes

diffeacuterentes est si eacutetroite que tout changement drsquohabitudes important dans un ordre

drsquoactiviteacute amegravene forceacutement des changements dans les autres ordres Le changement de

religion ou drsquoorganisation politique reacuteagit neacutecessairement sur les habitudes eacuteconomiques

19 Lrsquoexplication est la mecircme que pour la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes drsquoune mecircme

socieacuteteacute agrave une eacutepoque donneacutee Quand un homme ou un groupe changent drsquohabitudes dans

une branche drsquoactiviteacute lrsquoensemble de leurs conceptions et de leur conduite est modifieacute et

il peut lrsquoecirctre au point de produire un changement important dans une autre branche Une

cause plus forte encore drsquoeacutevolution crsquoest le changement de meacutecanisme collectif le

passage drsquoun reacutegime politique agrave un autre retentit sur tous les actes de la vie Taine a

mecircme essayeacute drsquoexpliquer toute lrsquoeacutevolution de la litteacuterature anglaise par les changements

drsquoorganisation politique

20 Quant agrave lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution de lrsquoensemble drsquoune socieacuteteacute elle est par elle-mecircme une

eacutetude drsquoensemble Il est impossible drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute autrement qursquoen

embrassant les diffeacuterentes espegraveces drsquoactiviteacute par conseacutequent en rapprochant les

diffeacuterentes branches drsquohistoire speacuteciale Crsquoest le seul moyen de voir quelles habitudes

caracteacuteristiques et quels meacutecanismes geacuteneacuteraux ont preacutedomineacute aux diffeacuterents moments de

lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute

21 Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes deacutemographiques et eacuteconomiques ne peut donc ecirctre isoleacutee des

autres branches de lrsquohistoire Pour comprendre le caractegravere de ces faits et leur place dans

la reacutealiteacute il faut les rapprocher des autres pheacutenomegravenes humains

22 III ndash Ce rapprochement peut se faire par deux proceacutedeacutes

23 1deg Le speacutecialiste drsquohistoire sociale peut eacutetudier drsquoapregraves les autres historiens les

pheacutenomegravenes principaux des autres branches Cela nrsquoest possible pratiquement que srsquoil

peut se restreindre aux branches drsquohistoire les plus instructives pour lui il lui faut donc

un guide dans le choix de ces eacutetudes Crsquoest la pratique de lrsquohistoire geacuteneacuterale qui seule peut

le guider en lui montrant quelles espegraveces de faits agissent le plus certainement sur les

faits eacuteconomiques ou deacutemographiques ndash et par conseacutequent quelles sont les branches

drsquohistoire les plus utiles pour lui

24 2deg Les speacutecialistes se borneront agrave constater les faits chacun dans son domaine Apregraves quoi

drsquoautres travailleurs combineront les constatations isoleacutees pour en former un ensemble

ils feront le meacutetier drsquoajusteurs Ceux-lagrave devront se rendre compte de la valeur des

117

reacutesultats exprimeacutes dans les formules des speacutecialistes afin de pouvoir en faire la critique

il leur faudra donc une connaissance preacutecise des proceacutedeacutes de travail des speacutecialistes de

chaque branche Il leur faudra de plus une ideacutee claire et juste des rapports entre les

diffeacuterentes espegraveces de faits pour les ajuster ensemble sans fausser leur importance

relative et sans introduire des conjectures subjectives sur les relations de causaliteacute Ils

auront besoin drsquoune meacutethode rigoureuse qui commence par juxtaposer les reacutesultats et qui

attende drsquoavoir compareacute plusieurs eacutevolutions avant de conclure sur les causes et les

effets

25 Speacutecialistes et laquo geacuteneacuteralistes raquo peuvent ainsi collaborer agrave ce travail neacutecessaire drsquoougrave sortira

la philosophie de lrsquohistoire sociale au sens scientifique

NOTES

1 Ces termes sont employeacutes drsquoune faccedilon meacutethodique par lrsquoeacutecole ameacutericaine de Patten

2 On peut srsquoen assurer en lisant dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode le paragraphe 4

du chapitre V

3 Voir plus haut chap XV II

4 Voir plus haut chap X 1e sous-partie laquo transformations sociales raquo

118

Chapitre XVIII

Systegravemes drsquohistoire sociale

I Tendance agrave lrsquouniteacute ndash Forme mystique et meacutetaphysique ndash Formes contemporaines ndash Formeseacuteconomiques ndash Saint-Simon ndash Marx et son eacutecoleII Critique du mateacuterialisme eacuteconomique ndash Analyse incomplegravete des conditions mateacuterielles ndash Analysefausse du lien entre les actes eacuteconomiques et les autres actes

1 Comment deacuteterminer le lien entre les faits de lrsquohistoire sociale et les autres faits Il serait

preacutematureacute drsquoindiquer une meacutethode positive car la meacutethode est encore agrave chercher Mais il

est neacutecessaire de garder lrsquoesprit libre pour cette recherche et lrsquohistoire empirique fournit

deacutejagrave des connaissances suffisantes pour nous deacutefendre contre la tentation naturelle de

nous placer en dehors des conditions drsquoune opeacuteration scientifique

2 I ndash La tendance la plus naturelle ndash car on la trouve au fond de toute meacutetaphysique ndash crsquoest

le besoin de ramener le chaos des pheacutenomegravenes agrave lrsquouniteacute En matiegravere drsquohistoire sociale

cette tendance nous megravene agrave chercher une cause unique fondamentale agrave tous les faits

3 Tant qursquoon cherche cette cause sous une forme visiblement meacutetaphysique ou mystique

au-dessus des pheacutenomegravenes reacuteels le travail nrsquoaboutit qursquoagrave une construction surajouteacutee agrave la

description des faits comme la formule musulmane laquo Allah lrsquoa voulu ainsi raquo qui peut

paraicirctre inutile mais qui nrsquoempecircche pas de voir les faits reacuteels Mecircme quand on fait

intervenir directement une cause mystique la Providence par exemple dans la direction

des faits on se place clairement sur un terrain qui ne peut pas ecirctre pris pour un terrain

scientifique Mais depuis qursquoon a abandonneacute ces formules anciennes on a remplaceacute cette

meacutetaphysique visible par une meacutetaphysique cacheacutee On a renonceacute agrave supposer une cause

exteacuterieure au monde mais crsquoest dans les faits eux-mecircmes qursquoon srsquoest mis agrave chercher cette

cause unique ou premiegravere

4 La tentation naturelle est de prendre dans une des branches drsquohistoire une cateacutegorie

speacuteciale de faits et de la deacuteclarer la cause fondamentale de tous les autres On a pris la

religion dans les eacutepoques ougrave la religion eacutetait plus apparente crsquoeacutetait la thegravese de Vico la

Citeacute antique de Fustel de Goulanges repose encore sur ce mecircme fondement Au XIXe siegravecle

on a pris la science crsquoest le systegraveme de Buckle et celui de Dubois-Reymond

5 Il eacutetait naturel agrave ceux qui srsquoeacutetaient speacutecialiseacutes dans lrsquohistoire des faits eacuteconomiques de

prendre la vie eacuteconomique pour cause fondamentale Ainsi srsquoest fondeacutee la theacuteorie de

lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire que les Marxistes surtout ont rendue ceacutelegravebre1

119

6 Lrsquoorigine de lrsquoideacutee paraicirct ecirctre dans Saint-Simon qui a eacuteteacute un grand fournisseur drsquoideacutees

pour les philosophies de lrsquohistoire crsquoest lui qui a fourni agrave Augustin Thierry ses ideacutees

fondamentales Il a aperccedilu lrsquoaction profonde des conditions eacuteconomiques ndash de

lrsquoorganisation du travail et du mode de production ndash sur la formation des classes sociales

et lrsquoaction deacutecisive des classes sur lrsquoorganisation politique Il regardait lrsquoorganisation

sociale comme un pheacutenomegravene qursquoon constate qursquoon ne produit pas qui est une forme

naturelle indeacutependante de la volonteacute des hommes Il a vu que le progregraves technique des

moyens de production change la distribution de la socieacuteteacute et il a indiqueacute comment les

inteacuterecircts eacuteconomiques se lient aux organisations politiques Mais il admet encore deux

espegraveces de causes dominantes et par suite deux histoires parallegraveles coordonneacutees non

subordonneacutees lrsquohistoire eacuteconomique lrsquohistoire ideacuteologique Il nrsquoa pas chercheacute agrave les

reacuteduire agrave lrsquouniteacute et nrsquoa pas construit un systegraveme drsquoensemble

7 Marx reprenant lrsquoideacutee de Saint-Simon en a fait un systegraveme geacuteneacuteral et unique

drsquoexplication de toute lrsquoeacutevolution sociale humaine La theacuteorie esquisseacutee drsquoabord dans ses

œuvres de circonstances a eacuteteacute exposeacutee dans Zur Kritik der politischen Œkonomie 1859 Il a

fini par en faire le fondement de lrsquohistoire Parmi les pheacutenomegravenes eacuteconomiques il en a

choisi un qui lui a paru la cause de toute lrsquoorganisation eacuteconomique et par suite de toute

la socieacuteteacute crsquoest le proceacutedeacute de production crsquoest-agrave-dire la forme du travail Crsquoest le

changement du proceacutedeacute de production qui amegravene les autres changements crsquoest donc lui

qui est la cause derniegravere de lrsquoeacutevolution

8 La theacuteorie perfectionneacutee par Engels a eacuteteacute formuleacutee et appliqueacutee par plusieurs disciples

de Marx en Allemagne Kautsky en Italie Loria et Labriola Essai sur la conception

mateacuterialiste de lrsquohistoire 1896 aux Eacutetats-Unis Brook Adams Law of civilisation and decay

1897 trad franccedil chez Alcan

9 Cette theacuteorie peut se reacutesumer agrave peu pregraves comme il suit Les faits humains de tout genre

politique droit religion art philosophie morale ne sont que des conseacutequences de

lrsquoorganisation eacuteconomique de la socieacuteteacute Sans doute il faut tenir compte de la forme

speacuteciale qursquoils ont prise dans lrsquoimagination des hommes et qui les rend diffeacuterents des faits

eacuteconomiques mais ils ne sont que des formes des illusions des preacutetextes ils ne sont pas

la cause des changements mecircme quand ils le paraissent

10 Tous les faits historiques ne sont que des effets secondaires produits par les faits

eacuteconomiques ou mecircme de simples illusions Les hommes croient agir au nom drsquoune

conception pour obtenir un changement politique eccleacutesiastique religieux mais ils ne

sont agrave leur insu que les repreacutesentants drsquoune classe eacuteconomique porte-paroles drsquoune

reacuteclamation eacuteconomique Crsquoest ce qursquoon exprime par la formule Lrsquoorganisation

eacuteconomique est la structure sous-jacente de toute la socieacuteteacute Luther croyait lutter pour

eacutetablir un dogme mais ce pheacutenomegravene religieux nrsquoeacutetait que la forme de la structure

eacuteconomique sous-jacente Luther nrsquoeacutetait que le champion de la bourgeoisie allemande

luttant contre lrsquoexploitation fiscale de la cour de Rome De mecircme les Hussites

srsquoimaginaient combattre pour obtenir le calice aux laiumlques ils ne faisaient que traduire

lrsquoantagonisme social entre les travailleurs tchegraveques et les classes dominantes

11 On a expliqueacute par cette meacutethode comment lrsquoorganisation eacuteconomique a produit la morale

lrsquoorganisation de la famille lrsquoesclavage la souffrance des travailleurs Crsquoest ce qursquoon a

appeleacute parfois lrsquointerpreacutetation mateacuterialiste de lrsquohistoire terme impropre car le

mateacuterialisme est une doctrine meacutetaphysique Lrsquoexplication de lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute par

lrsquoaction des pheacutenomegravenes mateacuteriels nrsquoest ni du mateacuterialisme ni de la meacutetaphysique et

120

pourrait mecircme logiquement srsquoaccorder avec une meacutetaphysique ideacutealiste Le terme

interpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire adopteacute drsquoailleurs par Thorold Rogers deacutefinit plus

exactement cette meacutethode

12 II ndash Ce qui explique la naissance de ces systegravemes et leur succegraves temporaire ce nrsquoest pas

seulement qursquoils satisfaisaient un besoin naturel de simplification en ramenant la socieacuteteacute

agrave une cause unique et lrsquohistoire de la civilisation agrave lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene Crsquoest

qursquoils reacutepondaient au deacutesir leacutegitime de reacuteagir contre la conception anteacuterieure de

lrsquohistoire œuvre exclusivement de lettreacutes drsquoeacuterudits de juristes ou de romanciers qui

nrsquoayant jamais eacutetudieacute que des faits litteacuteraires religieux juridiques politiques avaient

oublieacute ou ignoreacute lrsquoaction des conditions eacuteconomiques et expliqueacute toute lrsquoeacutevolution

humaine par des ideacutees Fustel de Coulanges attribuait agrave des changements dans la religion

toute lrsquoeacutevolution des citeacutes antiques Agrave cette conception tout ideacutealiste on a voulu opposer

une conception mateacuterialiste (en prenant le mot en un sens psychologique)

13 Cette reacuteaction eacutetait en partie justifieacutee mais elle a conduit agrave un systegraveme drsquointerpreacutetation

dangereux dont il peut ecirctre utile de signaler les deacutefauts Ce systegraveme est parti de lrsquoideacutee

confuse que lrsquohomme eacutetant un animal les actes humains collectifs comme les actes

individuels et par suite lrsquoorganisation et lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute doivent avoir une cause

mateacuterielle (de lagrave le terme de conception mateacuterialiste) Mais il aurait fallu dresser au

moins un compte complet des conditions mateacuterielles On aurait vu que lrsquoorganisation

eacuteconomique nrsquoest point du tout la seule on en aurait aperccedilu plusieurs autres

14 1deg Le milieu geacuteographique naturel et le milieu artificiel qui deacuteterminent beaucoup

drsquoactes en les rendant plus ou moins faciles et conduisent les socieacuteteacutes agrave adopter certaines

espegraveces drsquoarrangement

15 2deg Les conditions physiologiques heacutereacuteditaires de la race (objet de lrsquoanthropologie) qui

agissent sur les impulsions sur les actes et peut-ecirctre mecircme sur la faciliteacute agrave exeacutecuter

certaines opeacuterations collectives

16 3deg Le groupement actuel des individus humains avec leurs particulariteacutes mateacuterielles sexe

acircge maladie etc (objet de la deacutemographie) qui facilite ou rend difficiles certains actes ou

certains arrangements

17 Toutes ces conditions mateacuterielles auraient ducirc entrer en compte pour expliquer les actes

humains et lrsquoorganisation des socieacuteteacutes Et mecircme si par excegraves de speacutecialisation on

srsquoenferme exclusivement dans la vie eacuteconomique on nrsquoa pas le droit de la reacuteduire agrave un

seul facteur en ne consideacuterant que lrsquoorganisation du travail Le deacutesir de se procurer le

maximum de jouissances avec le minimum de travail est sans doute un facteur important

mais ce nrsquoest qursquoun des pheacutenomegravenes de la vie eacuteconomique Elle deacutepend aussi du degreacute des

connaissances des habitudes techniques qui agissent fortement sur la quantiteacute et la

qualiteacute de la production elle deacutepend des ideacutees sur la valeur relative des objets qui

domine le choix des jouissances agrave rechercher La vie eacuteconomique consiste ainsi pour une

bonne part au moins en pheacutenomegravenes subjectifs (connaissances habileteacute techniques

preacutefeacuterences) dont lrsquoaction se fait sentir constamment et qursquoon nrsquoa pas le droit drsquoeacuteliminer

18 Enfin mecircme si lrsquoon eacutecarte les facteurs subjectifs lrsquoorganisation mateacuterielle de la vie

eacuteconomique ne consiste pas seulement dans la division du travail et dans les proceacutedeacutes

mateacuteriels de production et de transport Elle comprend aussi les habitudes de distribution

(reacutegime de la proprieacuteteacute) qui ne deacutependent pas seulement de la quantiteacute agrave produire mais

de lrsquoensemble des faits anteacuterieurs qui ont creacuteeacute ce reacutegime faits de croyances de morale

de politique

121

19 Ainsi mecircme en acceptant le principe fondamental que lrsquoexplication de toute institution

sociale doit ecirctre chercheacutee dans la vie mateacuterielle lrsquointerpreacutetation laquo mateacuterialiste raquo serait

grossiegraverement incomplegravete Elle neacuteglige systeacutematiquement la plus grande partie des

conditions mateacuterielles et celles mecircme qursquoelle veut exclusivement consideacuterer elle les

mutile arbitrairement

20 La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de

reconnaicirctre la nature du lien qui unit lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres

arrangements sociaux la politique le droit la religion la morale la science On a admis

que tous les actes de politique de droit de religion de morale eacutetaient ou des

conseacutequences directes des arrangements eacuteconomiques ou des proceacutedeacutes ou des preacutetextes

pour se procurer les biens mateacuteriels (eacuteconomiques)

21 Lrsquoobservation actuelle des faits ne confirme pas ce postulat et lrsquoanalogie nous oblige agrave

admettre que beaucoup drsquoactes anteacuterieurs sont inintelligibles par cette explication Les

apocirctres et les martyrs de toutes les religions de toutes les sciences de toutes les

philosophies de toutes les fois politiques depuis Socrate et Jeacutesus-Christ jusqursquoagrave Blanqui

et agrave Karl Marx ont toujours eacuteteacute et sont encore caracteacuteriseacutes par lrsquoindiffeacuterence aux

jouissances mateacuterielles qui constituent la vie eacuteconomique Les hommes nrsquoagissent pas

uniquement pour se procurer des jouissances mateacuterielles Les jouissances mecircme

mateacuterielles de chaque homme ne sont pas en raison directe de sa place dans

lrsquoorganisation eacuteconomique Lrsquoorganisation sociale nrsquoest pas creacuteeacutee exclusivement par les

classes supeacuterieures ni exclusivement dans leur inteacuterecirct eacuteconomique Les socieacuteteacutes se

forment et se transforment sous lrsquoaction de conditions beaucoup plus varieacutees que ne le

suppose lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire

NOTES

1 On en trouvera une exposition et une critique deacutetailleacutees dans P Barth Die Philosophie der

Geschichte als Soziologie 1897

122

Chapitre XIX

Lien entre lrsquohistoire sociale et les autreshistoires

I Proceacutedeacutes pour deacuteterminer le lien ndash Causes et conditionsII Faits de deacutemographie ndash Action des conditions mateacuterielles anthropogeacuteographie anthropologieCaractegravere des faits mateacuteriels ils sont des conditions drsquoexistence non de directionIII Faits eacuteconomiques ndash Proceacutedeacutes pour saisir leur action sur les socieacuteteacutes et leur action surlrsquoeacutevolutionIV Rocircle de lrsquohistoire sociale dans la connaissance de lrsquohistoire ndash Rocircle de la statistique ndash Histoireeacuteconomique

1 I ndash Tout systegraveme qui pour expliquer la solidariteacute entre les diverses espegraveces de

pheacutenomegravenes sociaux commence par admettre lrsquouniteacute de la vie sociale repose sur un

besoin meacutetaphysique drsquouniteacute contraire aux conditions de la meacutethode scientifique On nrsquoa

pas le droit drsquoadmettre a priori lrsquouniteacute des pheacutenomegravenes pas plus en science sociale qursquoen

chimie Si lrsquoon doit arriver agrave constater un jour une uniteacute cacheacutee ce ne sera qursquoapregraves avoir

passeacute par une eacutetude empirique qui aura tenu compte de la diversiteacute eacutevidente des faits

constateacutes par lrsquoexpeacuterience ce ne sera qursquoapregraves avoir eacutetabli meacutethodiquement lrsquoespegravece de

deacutependance qui unit les unes aux autres les diffeacuterentes sortes de pheacutenomegravenes Il faut

donc partir de lrsquoobservation empirique pour chercher le lien entre lrsquohistoire des faits

sociaux (eacuteconomiques) et les autres branches drsquohistoire et ce qursquoil srsquoagit de trouver crsquoest

un lien de cause ou de condition

2 La distinction entre la cause et la condition est faite par le langage courant (en allemand

Ursache et Bedingung) En langage scientifique les conditions drsquoun fait sont les faits

neacutecessaires pour que ce fait se produise elles ne diffegraverent donc en rien des causes Quand

on fait sauter un rocher en mettant le feu agrave un tas de poudre le rocher la poudre le feu

sont eacutegalement conditions et causes Mais dans la langue vulgaire ndash qui est celle de

lrsquohistoire et des sciences sociales ndash la cause crsquoest le fait dernier qui preacutecegravede

immeacutediatement le pheacutenomegravene appeleacute effet le fait agrave la suite duquel il se manifeste

aussitocirct crsquoest le feu mis agrave la poudre les conditions ce sont les faits anteacuterieurs ndash le rocher

et la poudre ndash indispensables eacutegalement agrave lrsquoeffet mais insuffisants pour le produire Crsquoest

lagrave une distinction tout empirique Comme les conditions anteacuterieures ne produisent aucun

effet visible on ne les aperccediloit pas drsquoabord la condition derniegravere eacutetant la seule

123

apparente crsquoest elle seule qursquoon appelle cause Les autres causes on ne les trouve qursquoagrave la

reacuteflexion et on les appelle conditions

3 Lrsquohistoire narrative a eacuteteacute exclusivement occupeacutee des causes derniegraveres les seules qui

donnent agrave un reacutecit lrsquointeacuterecirct dramatique Crsquoest lrsquoeacutetude reacutefleacutechie des socieacuteteacutes qui a ameneacute agrave

examiner les conditions Si lrsquoon tient pour parler une langue scientifique agrave reacuteunir sous

une mecircme notion les conditions et les causes on sera du moins obligeacute dans la pratique agrave

distinguer deux cateacutegories 1deg les conditions ou causes passives neacutegatives permanentes

neacutecessaires mais insuffisantes agrave produire lrsquoeffet 2deg la cause ou condition positive active

momentaneacutee qui preacutecegravede immeacutediatement la production du pheacutenomegravene

4 Il se pose ici deux sortes de questions

5 1deg Comment les faits de lrsquohistoire sociale agissent-ils sur les autres espegraveces de faits (ou

plutocirct comment les conditionnent-ils ) Inversement comment les faits des autres

histoires agissent-ils sur la vie eacuteconomique

6 2deg En quoi la connaissance mecircme de ces faits et de leur eacutevolution lrsquohistoire est-elle utile

pour la connaissance des autres faits et eacutevolutions En quoi lrsquohistoire sociale sert-elle agrave la

connaissance des autres branches Et inversement en quoi la connaissance des autres

histoires est-elle utile agrave la connaissance de lrsquohistoire sociale Ces quatre questions vont

ecirctre eacutetudieacutees ici en commenccedilant par lrsquoaction des faits sociaux sur les autres faits et lrsquoutiliteacute

de lrsquohistoire sociale pour les autres histoires Lrsquoaction des autres faits et lrsquoutiliteacute des autres

histoires seront traiteacutees au chapitre suivant

7 Et drsquoabord les faits sociaux eux-mecircmes comment agissent-ils sur les autres Ici encore il

faut distinguer les faits deacutemographiques et les faits eacuteconomiques

8 II ndash Les faits eacutetudieacutes par la deacutemographie sont des faits mateacuteriels faits drsquoexistence de

nombre de reacutepartition des hommes (population drsquoun pays densiteacute de la population acircges

sexes maladies crimes professions) ndash faits drsquoexistence de quantiteacute et de reacutepartition des

objets (richesse totale reacutepartition des cultures animaux monnaies instruments de

production moyens de transports routes canaux chemins de fer quantiteacute de produits

de tout genre ou de numeacuteraire)

9 Il est eacutevident que ces faits ont une action sur la vie sociale sans population pas de vie

sociale sans moyens drsquoexistence et de production pas de vie humaine Crsquoest la condition

indispensable de tous les pheacutenomegravenes humains En ce sens les faits de deacutemographie

seraient la laquo structure sous-jacente raquo de tous les faits historiques Mais on pourrait

attribuer le mecircme rocircle aux faits extra-humains de la geacuteographie Sans un sol et des eaux

pas de culture pas de socieacuteteacute humaine Faut-il donc dire que la geacuteographie est la cause

fondamentale des socieacuteteacutes et que les faits historiques ont leur cause dans les pheacutenomegravenes

geacuteographiques Crsquoest la thegravese de lrsquoanthropogeacuteographie que Ratzel a essayeacute drsquoorganiser en

science

10 Eacutetudieacutees de pregraves les propositions de cette science apparaissent tregraves contestables ndash agrave

moins qursquoelles ne se reacuteduisent agrave cette tautologie laquo Lagrave ougrave lrsquohomme ne peut pas vivre il ne

vit pas raquo Il est tregraves vrai que certain eacutetat geacuteographique rend impossible certaine

organisation humaine un climat glacial rend impossible la culture de lrsquoolivier mais cela

est purement neacutegatif Il est vrai aussi que certain eacutetat geacuteographique rend possible certaine

organisation lagrave ougrave il y a des ports il peut y avoir une marine mais cela est purement

virtuel En fait aucune des lois drsquoanthropogeacuteographie nrsquoest fondeacutee sur lrsquohistoire ou

confirmeacutee par elle Pour avoir le droit de parler de laquo loi anthropogeacuteographique raquo il

faudrait pouvoir dire Tel eacutetat geacuteographique produit crsquoest-agrave-dire rend neacutecessaire tel fait

124

social or cela nrsquoarrive jamais La preuve crsquoest que dans le mecircme pays avec les mecircmes

conditions geacuteographiques agrave chaque eacutepoque diffeacuterente a eacuteteacute reacutealiseacute un eacutetat social tregraves

diffeacuterent LrsquoAngleterre avec le mecircme sol et le mecircme climat qursquoaujourdrsquohui eacutetait au XIVe

siegravecle un pays drsquoeacutelevage de moutons comme lrsquoAustralie drsquoaujourdrsquohui un pays sans

industrie sans commerce sans marine

11 De mecircme on a voulu expliquer lrsquohistoire des peuples par lrsquoanthropologie On admettait

que telle structure anthropologique conduit neacutecessairement les hommes agrave telle

organisation sociale et agrave tels actes La vie et les actes de chaque peuple eacutetaient la

conseacutequence de la race la race grecque eacutetait neacutecessairement porteacutee agrave la philosophie et agrave

la sculpture la race allemande au particularisme Crsquoest ainsi que Savigny et laquo lrsquoeacutecole

historique raquo ont attribueacute les institutions diffeacuterentes agrave la diffeacuterence du Volksgeist (geacutenie du

peuple) et Taine a deacuteveloppeacute ce systegraveme dans la fameuse theacuteorie des races La lacune de

ce raisonnement est eacutevidente Mecircme en admettant que la race crsquoest-agrave-dire les dispositions

heacutereacuteditaires des hommes soit une condition indispensable pour telle organisation ou tels

actes ndash que des Hellegravenes seuls aient eu les dispositions neacutecessaires pour faire de la

sculpture grecque ndash il est certain que la race nrsquoest jamais suffisante puisque dans une

mecircme race les ancecirctres et les descendants nrsquoont pas la mecircme vie la race helleacutenique

nrsquoavait pas produit de sculpture grecque avant le VIIe siegravecle et a cesseacute drsquoen produire au

Bas-Empire

12 Ces deux exemples de lrsquoanthropogeacuteographie et de la theacuteorie des races montrent par

analogie pourquoi on ne peut pas expliquer les pheacutenomegravenes humains uniquement par

lrsquoeacutetat mateacuteriel des hommes qui composent une socieacuteteacute Ce sont des conditions

indispensables mais insuffisantes agrave la production drsquoun pheacutenomegravene Il en est de mecircme des

faits deacutemographiques Eacutevidemment une population nombreuse drsquoune densiteacute supeacuterieure

agrave 1 habitant par 100 kilomegravetres carreacutes est neacutecessaire pour faire un peuple civiliseacute Mais

entre populations de mecircme densiteacute il peut y avoir des diffeacuterences beaucoup plus grandes

qursquoentre populations de densiteacute tregraves diffeacuterente La Belgique est beaucoup plus semblable agrave

la Norvegravege ou aux Eacutetats-Unis qursquoau Bengale ou agrave lrsquoEacutegypte De la densiteacute du pays on ne peut

tirer aucune conclusion positive certaine sur aucune autre espegravece de pheacutenomegravene social

on en tirera au maximum la conclusion que tel pheacutenomegravene a eacuteteacute possible ou impossible

Une population nombreuse est une possibiliteacute drsquoeacutemigrer ou une possibiliteacute de srsquoentasser

une possibiliteacute de creacuteer des industries varieacutees ou de limiter la consommation au minimum

de famine on ne peut drsquoavance preacutedire laquelle de ces solutions opposeacutees se reacutealisera Il

en est de mecircme pour la reacutepartition des sexes des acircges des maladies des professions De

mecircme les faits de richesse les moyens drsquoaction eacuteconomiques ne sont que des possibiliteacutes

drsquoactes mais ils ne produisent pas les actes ils nrsquoobligent mecircme pas agrave agir drsquoune faccedilon

irreacutesistible les hommes en possession de cette richesse Il nrsquoest pas indiffeacuterent sans doute

qursquoun peuple soit riche mais sa richesse ne fait pas preacutevoir comment il se conduira

Lrsquoactiviteacute drsquoun peuple nrsquoest pas proportionneacutee agrave sa richesse pas plus que lrsquoeacutemigration

nrsquoest en raison du nombre des habitants

13 Ainsi tous les faits de deacutemographie sont au maximum des conditions drsquoexistence drsquoune

organisation sociale ils ne sont pas des causes de direction Lrsquoeacutevolution de ces conditions

ne pourra donc ecirctre la cause deacuteterminante drsquoune eacutevolution correspondante des autres

faits que dans la mesure ougrave les conditions seraient transformeacutees de faccedilon agrave rendre

impossible lrsquoexistence de ces faits ndash par exemple dans le cas ougrave la population srsquoest eacuteteinte

ndash ou agrave rendre possible des faits jusque-lagrave impossibles ndash par exemple si une population

125

nouvelle srsquoest creacuteeacutee ndash Mais agrave part ces cas extrecircmes les faits de deacutemographie nrsquoont pas

drsquoinfluence certaine sur drsquoautres faits humains

14 III ndash Les pheacutenomegravenes eacuteconomiques sont surtout des habitudes ou des regraveglements de

travail de reacutepartition de genre de vie Ce sont 1deg des faits de production moyens

techniques et outillage de culture drsquoindustrie de transports division du travail et par

suite speacutecialisation des hommes dans les professions 2deg des faits drsquoappreacuteciations valeur

marcheacute eacutechange commerce creacutedit 3deg des faits de reacutepartition partage des produits

proprieacuteteacute capital rente salaire transmission et contrats 4deg des faits de consommation

et comme conseacutequence des faits de reacutepartition des genres de vie entre les hommes crsquoest

la part de richesse et de consommation de chaque homme avec les diffeacuterences qui en

deacuterivent qui constitue les classes sociales

15 Quelle action ces habitudes et ces regraveglements ont-ils sur le reste de la vie On peut le

constater par lrsquoobservation actuelle des socieacuteteacutes Il est certain que lrsquooccupation speacuteciale

ordinaire drsquoun homme sa part de jouissance dans la richesse sociale lrsquoideacutee que lui-mecircme

et les autres se font de ses moyens drsquoaction et de jouissance lrsquoorganisation de sa

consommation ont une action profonde sur toutes ses autres opeacuterations sur sa vie

politique sur sa vie intellectuelle sur sa conduite Mais il faut regarder les faits concrets

et prendre garde drsquoadmettre lrsquoaction drsquoune abstraction sur une autre abstraction par

exemple lrsquoaction de la structure eacuteconomique sur lrsquoorganisation politique ou sur le droit Il

faut chercher empiriquement comment srsquoexerce lrsquoaction des habitudes et des conditions

16 1deg Individuellement comment les habitudes prises par un homme dans la vie eacuteconomique

comment les conditions mateacuterielles ougrave il est placeacute agissent-elles sur ses autres activiteacutes

Elles peuvent lui donner ou lui enlever les moyens mateacuteriels de se procurer les objets

utiles aux autres espegraveces drsquoactiviteacute ndash tels que mobilier vecirctements de luxe objets drsquoart

moyens drsquoinstruction Elles peuvent lui laisser ou ne pas lui laisser le temps ou la faciliteacute

de se livrer agrave drsquoautres activiteacutes Elles peuvent lui donner les occasions de contact avec

drsquoautres hommes ou lrsquoisoler Elles peuvent deacutevelopper ou atrophier en lui le goucirct ou la

faculteacute pour certains autres actes En examinant ces diffeacuterents moyens drsquoaction on

arrivera agrave eacutetablir empiriquement quelle est lrsquoaction de la profession du loisir de la

jouissance de la richesse sur les diffeacuterents pheacutenomegravenes individuels ndash soit de vie priveacutee

(mœurs modes plaisirs jeux) ndash soit de vie intellectuelle ndash soit de morale pratique ndash soit

mecircme de politique On verra srsquoil y a une tendance constante de certaines professions ou

de certains laquo standards of life raquo vers certaines mœurs certaines croyances certains arts

certaines morales certaines formes drsquoactiviteacute politique

17 2deg Collectivement il faut examiner les habitudes et les regraveglements collectifs

drsquoorganisation eacuteconomique la reacutepartition du travail entre les membres drsquoun mecircme

groupe de production ou de transport ndash le meacutecanisme organiseacute pour diriger les

opeacuterations crsquoest-agrave-dire le personnel de direction son pouvoir ses moyens drsquoaction son

recrutement ndash le meacutecanisme de la valeur et des eacutechanges crsquoest-agrave-dire le personnel qui

deacutetermine la valeur et regravegle les eacutechanges les moyens drsquoaction de ce personnel ndash le

meacutecanisme de la reacutepartition des produits et de la proprieacuteteacute crsquoest-agrave-dire le personnel qui

dirige les regravegles de la proprieacuteteacute et de la jouissance les classes sociales et les rapports

entre ces classes Il faut chercher quelle place les travailleurs subalternes et les directeurs

de chacun de ces meacutecanismes occupent dans les autres hieacuterarchies sociales non

eacuteconomiques dans les corps politiques soit centraux soit locaux dans les corps

eccleacutesiastiques ndash par quels moyens ils agissent sur ces corps quelle part ils ont

directement dans la formation des proceacutedeacutes de gouvernement ou des regravegles officielles

126

(coutume droit jugements lois) et comment ils reacuteagissent indirectement sur les

activiteacutes drsquoautres espegraveces en tant que soumises agrave la coutume ou agrave la loi ndash quelles

habitudes drsquoorganisation collective prises dans la pratique de leur vie eacuteconomique ils

apportent dans la vie politique ou la vie eccleacutesiastique ndash quels inteacuterecircts eacuteconomiques ils

essaient de favoriser Il reste agrave examiner comment les organisations eacuteconomiques

collectives creacuteeacutees pour deacuteterminer la valeur agissent elles-mecircmes sur le gouvernement

ndash comment le personnel qui dirige le marcheacute agit sur le personnel du gouvernement

ndash comment se regraveglent dans la reacutepartition des produits la part du personnel du

gouvernement et la part de lrsquoEacutetat lrsquoimpocirct Enfin il faut chercher srsquoil y a des classes

sociales constitueacutees sur un fondement eacuteconomique

18 On nrsquoa pas seulement agrave eacutetablir empiriquement comment les habitudes et les organisations

eacuteconomiques agrave un moment donneacute agissent sur lrsquoensemble de la vie humaine il faut

chercher ensuite comment lrsquoeacutevolution de la vie eacuteconomique peut agir sur les autres

eacutevolutions Le proceacutedeacute empirique sera de comparer diffeacuterentes eacutevolutions dans la vie

eacuteconomique connues historiquement pour voir si elles ont eacuteteacute suivies constamment

drsquoeacutevolutions dans certaines autres activiteacutes Un changement dans les proceacutedeacutes techniques

du travail ou dans le mode de division du travail par exemple est-il suivi drsquoune

transformation donneacutee dans la vie intellectuelle les mœurs le droit lrsquoorganisation du

gouvernement De mecircme trouve-t-on quelque transformation produite reacuteguliegraverement

par un certain changement dans le proceacutedeacute de deacutetermination de la valeur ou les proceacutedeacutes

drsquoeacutechange ou de creacutedit ou le mode de reacutepartition des produits du travail ou la division en

classes ou les rapports entre les classes

19 Empiriquement on ne voit pas une seule eacutevolution drsquoune organisation eacuteconomique qui

dans des socieacuteteacutes diffeacuterentes ait toujours eacuteteacute suivie de la mecircme eacutevolution de quelque

autre espegravece drsquoorganisation On voit au contraire que tantocirct cette eacutevolution connexe srsquoest

produite tantocirct elle a eacuteteacute absente Le lien entre eacutevolutions nrsquoest pas le mecircme dans

lrsquoAntiquiteacute et les temps modernes dans les socieacuteteacutes chreacutetiennes et les socieacuteteacutes

mulsumanes Si lrsquoon veut trouver une correacutelation reacuteguliegravere il faudra analyser la reacuteunion

de conditions qui a ameneacute lrsquoeacutevolution pour deacuteterminer la part de lrsquoaction speacutecialement

eacuteconomique

20 Ainsi on nrsquoa pas le droit drsquoadmettre a priori une action preacutepondeacuterante des faits sociaux

deacutemographiques ou eacuteconomiques sur les autres faits Non seulement ces faits ne tiennent

pas la place exceptionnelle de cause unique ou fondamentale que leur attribue

lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire Mais ils sont agrave lrsquoarriegravere-plan ils ne sont pas des

causes au sens vulgaire ils ne sont que des conditions neacutegatives de la vie geacuteneacuterale de la

socieacuteteacute Srsquoils ne se produisaient pas les autres faits seraient impossibles il nrsquoy aurait pas

de socieacuteteacute srsquoil nrsquoy avait une population et un travail eacuteconomique et pour qursquoune socieacuteteacute

arrive agrave un certain degreacute drsquoactiviteacute dans toutes les autres branches il lui faut une certaine

quantiteacute ndash drsquoailleurs indeacutetermineacutee ndash de population et de richesse Mais ce ne sont que des

conditions drsquoexistence Degraves qursquoune socieacuteteacute a atteint ces conditions la direction qursquoelle

adopte en tous les genres sa religion ses arts sa morale sa science sa vie politique

deacutependent de tout autres causes que les faits sociaux et lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute dans

ses diverses branches deacutepend de tout autres causes que de lrsquoeacutevolution dans les faits

sociaux Les causes au sens vulgaire ndash crsquoest-agrave-dire les faits qui produisent les

changements apparents de la socieacuteteacute et qui lui donnent sa direction ndash ne sont pas les faits

eacuteconomiques ce sont les faits des autres espegraveces

127

21 On doit srsquoattendre agrave ne trouver dans les conditions geacuteneacuterales deacutemographiques ou

eacuteconomiques que des conditions neacutegatives pour deacuteterminer les causes positives de

chaque eacutevolution historique il faudra tenir compte drsquoautres espegraveces de pheacutenomegravenes

Quant agrave lrsquoaction propre des faits sociaux sur lrsquoensemble de la socieacuteteacute on ne pourra

lrsquoeacutetablir que par une eacutetude empirique crsquoest la recherche analytique des actions de chaque

espegravece de faits eacuteconomiques qui seule peut fonder scientifiquement laquo lrsquointerpreacutetation

eacuteconomique de lrsquohistoire raquo crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de lrsquoaction des faits eacuteconomiques sur

lrsquoeacutevolution humaine

22 IV ndash Il reste agrave dire en quoi la connaissance des faits de lrsquohistoire sociale est neacutecessaire agrave

celle des autres histoires

23 1 La statistique deacutemographique est-elle neacutecessaire agrave lrsquohistoire des autres branches En

aucun cas elle nrsquoest neacutecessaire agrave lrsquohistoire qualitative On nrsquoa aucun besoin de connaicirctre

mecircme grossiegraverement le chiffre de population drsquoune socieacuteteacute pour eacutetudier lrsquohistoire de sa

vie intellectuelle (langue arts sciences religion) de ses mœurs priveacutees ou de son droit

et mecircme de son organisation politique En fait on connaicirct toutes ces histoires dans

lrsquoAntiquiteacute et au Moyen Acircge sans avoir aucune notion sucircre de deacutemographie Mais degraves

qursquoil srsquoagit de connaissance quantitative la deacutemographie devient une connaissance

indispensable or lrsquohistoire de lrsquoorganisation politique reste incomplegravete tant qursquoon ignore

lrsquoimportance numeacuterique du corps social et les proportions numeacuteriques de ses parties

crsquoest la grande lacune dans lrsquohistoire des institutions antiques Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes

deacutemographiques crsquoest-agrave-dire de lrsquoeacutevolution numeacuterique de la population nrsquoest pas

indispensable tant qursquoon se contente drsquoatteindre le caractegravere des autres eacutevolutions sans en

chercher les proportions Mais elle aide agrave comprendre les changements surtout

politiques qui se sont faits pour srsquoadapter aux mouvements de la population et elle

devient neacutecessaire degraves qursquoon veut se repreacutesenter lrsquoeacutevolution dans lrsquoimportance pratique

des pheacutenomegravenes On peut sans aucun appel agrave la deacutemographie comprendre la nature de

lrsquoeacutevolution qui a transformeacute lrsquoesclavage en servage et la chevalerie en noblesse mais il

faudra des chiffres pour eacutetablir comment cette eacutevolution srsquoest reacutepartie dans la reacutealiteacute sur

les diffeacuterents pays et sur les diffeacuterentes eacutepoques

24 2deg Lrsquohistoire eacuteconomique est neacutecessaire aux autres histoires dans la mesure ougrave les faits

eacuteconomiques et leur eacutevolution ont eacuteteacute la condition des autres faits et la cause de leurs

eacutevolutions Lrsquohistoire intellectuelle peut srsquoen passer tant qursquoon nrsquoa pas besoin de se

repreacutesenter les moyens drsquoaction mateacuteriels crsquoest le cas des eacutetudes de croyance de

sciences de doctrines de beaux-arts Mais on ne peut eacutetudier ni lrsquohistoire des mœurs des

institutions et du droit ni lrsquohistoire politique sans tenir compte au moins des conditions

geacuteneacuterales et des grandes transformations de la vie eacuteconomique Lrsquohistoire eacuteconomique est

donc un auxiliaire neacutecessaire de lrsquohistoire des institutions et des eacuteveacutenements

128

Chapitre XX

Lrsquoaction des faits humains individuelssur les faits sociaux

I Position de la question ndash Diffeacuterentes cateacutegories de faits eacuteconomiques et deacutemographiquesII Action des usages ndash Usages intellectuels croyances connaissances usages mateacuteriels viepriveacutee consommationIII Action des eacuteveacutenements individuels ndash Inventions et creacuteations ndash Changements de directionproduits par les chefs

1 Lrsquoeacutetude de lrsquoutiliteacute de lrsquohistoire sociale pour les autres branches drsquohistoire a pour

contrepartie lrsquoeacutetude de lrsquoaction des autres espegraveces drsquoactiviteacute humaine et de leur eacutevolution

sur la vie sociale et sur lrsquoeacutevolution sociale (eacuteconomique et deacutemographique) drsquoougrave

ressortiront les services que lrsquohistoire des autres branches de la vie humaine peut rendre

agrave lrsquohistoire sociale On peut deacuteterminer ainsi les connaissances drsquohistoire geacuteneacuterale ou

speacuteciale qui pratiquement seront utiles agrave lrsquohistorien des faits sociaux

2 Je vais consideacuterer ici seacutepareacutement drsquoabord lrsquoaction des pheacutenomegravenes individuels (actes et

penseacutees) et ensuite lrsquoaction des pheacutenomegravenes collectifs drsquoorganisation

3 I Quelle est lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux On doit preacuteciser cette

question en analysant les faits sociaux On a montreacute plus haut (chap IX III) qursquoil faut

parler des pheacutenomegravenes eacuteconomiques non en bloc (la structure eacuteconomique est une

meacutetaphore dangereuse) mais en les deacutecrivant drsquoune faccedilon empirique de faccedilon agrave en

apercevoir la nature reacuteelle De mecircme qursquoil nrsquoy a pas de structure eacuteconomique totale qui

deacutetermine lrsquoorganisation politique totale drsquoun peuple il nrsquoy a pas de structure

eacuteconomique qui soit deacutetermineacutee en bloc par quelque autre pheacutenomegravene unique Il y a dans

une socieacuteteacute une seacuterie drsquohabitudes eacuteconomiques et drsquoarrangements collectifs de vie

eacuteconomique Crsquoest sur chaque habitude et chaque arrangement en particulier qursquoon doit

chercher quelle action exercent les faits drsquoune autre nature Il faut donc avoir preacutesente agrave

lrsquoesprit la seacuterie de ces habitudes et de ces arrangements

4 1deg Proceacutedeacutes techniques de production et de transport division du travail par

arrangement collectif entre les travailleurs de tout genre y compris les directeurs

5 2deg Proceacutedeacutes pour fixer la valeur et la repreacutesenter proceacutedeacutes pour faire les eacutechanges

arrangements de commerce monnaie et creacutedit

129

6 3deg Proceacutedeacutes de partage et de distribution proceacutedeacutes de transmission des objets et des

valeurs repreacutesentatives reacutegime de proprieacuteteacute et de contrats

7 4deg Classement des membres de la socieacuteteacute drsquoapregraves leur occupation et drsquoapregraves leur part dans

la distribution des valeurs

8 Quant agrave la consommation on discute si elle doit ecirctre classeacutee parmi les faits eacuteconomiques

crsquoest la theacuteorie de lrsquoeacutecole ameacutericaine fondeacutee sur lrsquoaction deacutecisive de la consommation En

Europe lrsquohistoire des habitudes de consommation est resteacutee une partie de lrsquohistoire des

mœurs

9 De mecircme les pheacutenomegravenes deacutemographiques doivent ecirctre analyseacutes car il faut chercher

seacutepareacutement lrsquoaction des autres pheacutenomegravenes humains sur chacun drsquoeux On devrait donc

distinguer 1deg le chiffre total de la population 2deg la densiteacute et la distribution des

agglomeacuterations 3deg la proportion des qualiteacutes acircges sexes religion degreacute drsquoinstruction

4deg les mouvements de la population nataliteacute mortaliteacute mariage eacutemigration 5deg les

accidents reacuteguliers maladies crimes suicides etc

10 Pour chacun de ces pheacutenomegravenes eacuteconomique ou deacutemographique la question se pose

Quelle action subit-il de la part des autres Par quelle habitude ou quel arrangement

intellectuel priveacute politique a-t-il eacuteteacute produit Par quel meacutecanisme mateacuteriel ou

psychique ndash Quand on eacutetudie lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire de ces faits on doit se

demander quel changement intellectuel priveacute politique a produit ou a influenceacute le

changement eacuteconomique ou deacutemographique Cet interrogatoire organiseacute en meacutethode est

un preacuteservatif contre la tendance agrave chercher lrsquoexplication des faits et des transformations

eacuteconomiques dans ces faits eux-mecircmes contre la tentation de comparer des tableaux ou

des courbes statistiques pour deacuteterminer la cause des eacutevolutions sociales

11 Lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux se preacutesente sous deux formes 1deg des

usages ou habitudes communes crsquoest la forme la plus importante 2deg des eacuteveacutenements

uniques

12 II ndash Les usages communs aux individus drsquoun mecircme groupe sont soit des conceptions que

tous les individus de ce groupe (ou la plupart) admettent soit des actes qursquoils font et

qursquoils renouvellent en imitant un mecircme modegravele On peut les classer en deux 1deg usages

intellectuels ougrave la partie essentielle est une conception intellectuelle lrsquoacte mateacuteriel

eacutetant seulement un symbole destineacute agrave manifester la conception (croyances arts sciences

doctrines) 2deg usages mateacuteriels ougrave la partie essentielle est mateacuterielle lrsquoacte intellectuel ne

servant qursquoagrave diriger les actes mateacuteriels (alimentation vecirctement habitation

divertissements ceacutereacutemonies

13 Dans lrsquohistoire des usages intellectuels il faut rechercher ceux qui ont une action

appreacuteciable sur lrsquoorganisation de la vie eacuteconomique crsquoest-agrave-dire qui peuvent modifier les

actes ou les arrangements eacuteconomiques (objets produits division du travail voies de

transport commerce proprieacuteteacute)

14 1deg Les croyances On peut attendre a priori qursquoelles auront une action deacutecisive sur toute la

conduite des individus car chaque homme arrange sa vie suivant la conception geacuteneacuterale

qursquoil se fait du monde et de la place qursquoil y tient

15 Cette conception agit directement sur chacun de ses actes par suite sur chacun des

eacuteleacutements deacutemographiques qui deacutependent de la volonteacute le domicile lrsquoeacutemigration la

nataliteacute le mariage le suicide (On voit sans peine combien tous ces faits deacutependent par

exemple de la religion) Elle agit sur tous les faits de la vie eacuteconomique qui deacutependent du

130

choix des individus membres de la socieacuteteacute avant tout sur lrsquoappreacuteciation des objets et des

services sur la valeur Crsquoest uniquement par suite drsquoune croyance que les services des

precirctres ou des sorciers et les actes rituels des religions sont rechercheacutes et payeacutes

chegraverement ndash Neacutegativement cette conception agit pour restreindre la production et la

distribution en faisant consideacuterer comme interdits des actes impurs ou des relations avec

des ecirctres impurs religieusement ou moralement Ainsi le vin le porc les spiritueux sont

sans valeur quand la religion ou la morale les interdisent ndash Indirectement elle agit en

entravant les groupements eacuteconomiques entre les hommes seacutepareacutes par des diffeacuterences de

croyance Il est donc indispensable pour lrsquohistoire sociale de tenir compte de lrsquohistoire de

la croyance

16 Les croyances prennent des formes varieacutees Les plus importantes sont la religion

ensemble de croyances organiseacutees sous forme de rites et de dogmes ndash les doctrines

philosophiques ndash les preacuteceptes moraux Cet ensemble eacutenorme lrsquohistorien des faits

sociaux nrsquoaura pas besoin de le connaicirctre en deacutetail il pourra se borner agrave chercher les

faits qui peuvent avoir eu une action pratique sur la vie sociale Il eacutecartera donc toute la

meacutetaphysique toute la morale theacuteorique toute la theacuteologie doctrinale il srsquoen tiendra aux

croyances religieuses philosophiques et morales qui portent sur le devoir pratique aux

prescriptions rituelles crsquoest-agrave-dire aux croyances et aux prescriptions qui regraveglent la

conduite Tous ces faits sont eacutetudieacutes dans les histoires speacuteciales il suffira de savoir les y

trouver

17 La difficulteacute pratique sera de localiser les croyances de savoir dans quel groupe

drsquohommes elles ont eu une action reacuteelle sur la conduite les speacutecialistes srsquooccupent

beaucoup plus drsquoeacutetudier les formes des croyances que leur reacutepartition et ne srsquooccupent

guegravere de les localiser avec preacutecision

18 Il y a toute une cateacutegorie de croyances sur laquelle on ne trouvera guegravere de

renseignements On a eacutetudieacute surabondamment les doctrines morales et les morales

officielles de tous les temps mais lrsquohistoire des croyances morales effectives nrsquoest pas faite

encore avec preacutecision On ne sait pas drsquoapregraves quelles regravegles de morale pratique les

hommes se conduisaient reacuteellement sur ce point on risque fort de ne trouver dans les

histoires speacuteciales que des donneacutees insuffisantes

19 La connaissance des croyances est drsquoautant plus neacutecessaire pour comprendre la vie

sociale drsquoun peuple que ce peuple est moins avanceacute en civilisation Les croyances se

forment drsquoabord avant toute science et elles commencent par dominer toute la penseacutee et

toute la vie morale elles reculent peu agrave peu agrave mesure que la connaissance par

observation se forme Aussi lrsquohistoire des croyances religieuses et des superstitions est-

elle plus neacutecessaire pour comprendre les socieacuteteacutes les plus anciennes

20 2deg Les arts ont une action beaucoup plus faible que ne lrsquoadmet lrsquoopinion courante

21 Notre culture exclusivement litteacuteraire nous a donneacute une impression fausse sur

lrsquoimportance de la litteacuterature et des arts Parce qursquoon nous a fait passer dix ans de notre

vie agrave ne nous occuper que de pheacutenomegravenes artistiques nous croyons instinctivement que

ces faits ont absorbeacute une forte partie de lrsquoactiviteacute des hommes Cette illusion a eacuteteacute

aggraveacutee par lrsquoinfluence des professeurs de litteacuterature et des archeacuteologues uniquement

occupeacutes drsquoœuvres drsquoart En fait les arts pour lrsquoeacutenorme majoriteacute des hommes

drsquoaujourdrsquohui ne tiennent qursquoune place tregraves petite dans la vie et il paraicirct en avoir eacuteteacute

toujours ainsi mecircme chez les Grecs ndash agrave en juger par le peu drsquoattention que les historiens

grecs apportent aux grands eacuteveacutenements artistiques de leur temps Lrsquoart nrsquoexerce aucune

131

action appreacuteciable sur les faits deacutemographiques on peut les eacutetudier sans rencontrer

jamais lrsquoinfluence de lrsquoart Sur la vie eacuteconomique lrsquoaction des arts se reacuteduit agrave creacuteer

quelques valeurs artistiques en petit nombre ndash sauf lrsquoart industriel qui deacutepend beaucoup

plus de la mode que du goucirct artistique

22 3deg Les connaissances (on peut reacuteunir sous ce terme les sciences pures les connaissances

empiriques et les arts techniques) agissent fortement au contraire sur les faits sociaux

Elles agissent par le mecircme proceacutedeacute que la croyance la conception que lrsquoindividu se fait

du monde et de sa situation soit par la science soit par lrsquoempirisme dirige en grande

partie sa conduite crsquoest le terrain de la concurrence entre la science et la religion (la

morale reste placeacutee sur un terrain indivis ou mal deacutelimiteacute) La connaissance agit sur les

faits deacutemographiques (groupement eacutemigration ou immigration nataliteacute) et sur les faits

eacuteconomiques ndash directement en donnant la notion de la valeur des choses aliments

matiegraveres premiegraveres animaux etc ndash neacutegativement en arrecirctant la fabrication ou la

production drsquoobjets reconnus inutiles ou qursquoon peut avantageusement remplacer par

drsquoautres ndash indirectement en montrant lrsquoavantage de groupements eacuteconomiques auxquels

on nrsquoavait pas encore songeacute ou en deacutegageant des preacutejugeacutes religieux ou moraux qui

faisaient interdire les groupements nouveaux

23 En outre la connaissance a un proceacutedeacute drsquoaction exteacuterieure qui manque agrave la croyance

purement subjective elle fait connaicirctre le monde exteacuterieur et les proceacutedeacutes drsquoaction reacuteels

de lrsquohomme sur le monde Elle enseigne les proceacutedeacutes reacuteels mais psychologiques pour

manier les hommes et les persuader proceacutedeacutes tregraves actifs dans la vie eacuteconomique pour

lrsquoappreacuteciation de la valeur et pour lrsquoorganisation des eacutechanges (il suffira de citer la

publiciteacute le creacutedit la speacuteculation) Elle enseigne les proceacutedeacutes tantocirct psychologiques

(dressage) tantocirct physiologiques (seacutelection) pour tirer parti des animaux Elle enseigne

surtout les proceacutedeacutes reacuteels et mateacuteriels pour agir sur la matiegravere lrsquoensemble des proceacutedeacutes

techniques de production et de transport La connaissance ne suffit pas agrave creacuteer

lrsquoindustrie mais crsquoest elle qui en est la condition neacutecessaire et qui lui donne sa forme

Drsquoautres causes agissent sur la division du travail et par suite sur la quantiteacute de la

production mais la nature de la production deacutepend de la technique crsquoest-agrave-dire de la

connaissance

24 Lrsquohistoire sociale aura donc besoin sinon de connaicirctre en deacutetail lrsquohistoire des sciences et

des arts techniques du moins de savoir lrsquohistoire de la science dans les parties applicables

agrave la vie et agrave la morale pratique et lrsquohistoire des proceacutedeacutes techniques de production Cela

est facile agrave apprendre La seule difficulteacute sera drsquoappreacutecier la diffusion des connaissances et

des proceacutedeacutes dans une socieacuteteacute donneacutee agrave un moment donneacute crsquoest la question qui inteacuteresse

le moins les speacutecialistes de lrsquohistoire des sciences et sur laquelle on trouvera le moins de

renseignements

25 4deg Les usages mateacuteriels ont une action deacutecisive sur la vie eacuteconomique ils sont le but et

par conseacutequent le reacutegulateur de la production On ne produit guegravere que pour satisfaire

des besoins mateacuteriels La vie mateacuterielle consiste surtout dans la consommation des objets

alimentation vecirctement logement mobilier objets drsquoagreacutement crsquoest le terrain

intermeacutediaire entre la vie eacuteconomique et les coutumes de la vie priveacutee Il semble drsquoabord

que ces usages ne soient que le reacutesultat de la vie eacuteconomique car on consomme les objets

produits par la production et reacutepartis par la distribution Mais on ne produit qursquoen vue de

la consommation et crsquoest la consommation qui dirige la production En ce sens les usages

de consommation mateacuterielle seraient la cause de tous les actes eacuteconomiques et devraient

ecirctre lrsquoobjet fondamental des eacutetudes eacuteconomiques pour comprendre la production il

132

faudrait drsquoabord eacutetudier ce que les consommateurs deacutesirent qursquoon produise Lrsquohistoire de

la consommation crsquoest-agrave-dire de la vie mateacuterielle serait le premier chapitre de lrsquohistoire

eacuteconomique

26 En fait la relation est plus complexe ce nrsquoest pas toujours un client qui commande en

vue drsquoune ideacutee arrecircteacutee de consommer crsquoest souvent le vendeur crsquoest-agrave-dire le fabricant

dirigeacute par le commerccedilant qui offre des objets et donne au consommateur lrsquoideacutee de les

consommer Les deux activiteacutes srsquoentremecirclent eacutetroitement il faudrait pour les distinguer

une eacutetude qui nrsquoest pas faite

27 Pourtant lrsquohistoire eacuteconomique ne peut pas se passer de lrsquohistoire de la consommation

elle a besoin de connaicirctre la demande spontaneacutee du consommateur crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire

de la vie mateacuterielle Crsquoest assureacutement la partie la plus neacutegligeacutee de la vie sociale soit

contemporaine soit passeacutee et ce serait comme on lrsquoa tregraves bien montreacute aux Eacutetats-Unis

un des champs drsquoeacutetudes les plus instructifs de lrsquohistoire sociale La consommation nrsquoagit

pas seulement sur la production par lrsquoaction directe que la nature de la commande exerce

sur la nature de la production et du commerce ndash par exemple la demande de la pourpre

ou de lrsquoambre dans les temps antiques des eacutepices au Moyen Acircge Indirectement la forme

de demande reacuteagit sur lrsquoorganisation du travail suivant qursquoelle est continue

intermittente ou irreacuteguliegravere elle produit un travail reacutegulier ou une morte-saison ou des

crises suivant qursquoelle vient drsquoun groupe peu nombreux ou drsquoune grande masse

drsquohommes suivant qursquoelle porte sur des objets de luxe ou sur des objets drsquoutiliteacute elle

deacutetermine des systegravemes de production tregraves diffeacuterents Lrsquohistorien des faits sociaux nrsquoa pas

besoin de savoir les deacutetails de lrsquohistoire de la vie mateacuterielle mais il doit connaicirctre en gros

les espegraveces drsquoobjets consommeacutes la nature des matiegraveres premiegraveres les plus employeacutees la

quantiteacute et les eacutepoques de la demande

28 La vie priveacutee se compose drsquoactes ou quotidiens ou peacuteriodiques ou solennels lrsquohistoire de

la vie priveacutee comporte lrsquoeacutetude de lrsquoemploi des journeacutees des heures de repas des usages de

toilette et de meacutedecine des fecirctes reacuteceptions ceacutereacutemonies des divertissements et des

exercices (chasse sport spectacles jeux voyages) Ces actes sont en partie des actes de

consommation en tant qursquoils exigent des objets mateacuteriels ou des services mateacuteriels qui

mettent en mouvement un personnel de domestiques hocircteliers commissionnaires

coiffeurs meacutedecins acteurs Ils agissent donc pour diriger la production des objets ou la

division du travail

29 Ils agissent aussi drsquoune autre faccedilon non plus sur la fabrication seulement mais sur la vie

tout entiegravere des gens consacreacutes agrave des services mateacuteriels car ils les mettent dans une

cateacutegorie eacuteconomique diffeacuterente des producteurs Lrsquohistoire sociale a donc besoin de

connaicirctre sinon tous les usages de vie priveacutee du moins ceux qui exigent une production

drsquoobjets consideacuterable et ceux qui immobilisent un nombre appreacuteciable de travailleurs

dans les services priveacutes Il nrsquoest pas inutile pour comprendre la vie eacuteconomique de

lrsquoEspagne au XVIe siegravecle de savoir qursquoune partie de la population eacutetait dans la domesticiteacute

des seigneurs

30 Lrsquoaction la plus forte est celle de la mode qui creacutee ou deacutetruit des valeurs crsquoest elle qui

domine toutes les industries de luxe et qui est lrsquoagent le plus actif de transformation Il

faut donc savoir lrsquohistoire de la mode au moins dans la mesure ougrave chaque mode nouvelle

a eu pour reacutesultat de produire un changement dans lrsquoespegravece des objets ou des services

demandeacutes il faut connaicirctre la position des centres de la mode et les deacuteplacements de ces

centres car ils sont lieacutes agrave lrsquoorganisation du commerce et du travail Dans les eacutepoques

133

anciennes le pheacutenomegravene de la mode est limiteacute agrave la classe peu nombreuse des

aristocraties mais il nrsquoen est pas moins capital dans lrsquohistoire du commerce parce que le

commerce dans les peacuteriodes de communications difficiles est limiteacute aux objets de luxe

31 III ndash Les actes individuels sont eacutetudieacutes par lrsquohistoire geacuteneacuterale Il suffit agrave lrsquohistoire

eacuteconomique de connaicirctre les principaux ceux qui sont agrave lrsquoorigine drsquoune eacutevolution

mateacuterielle encore nrsquoa-t-elle pas besoin de les eacutetudier en deacutetail Elle nrsquoa que faire de la

biographie de Mahomet ou de Napoleacuteon il lui suffit de connaicirctre ceux de leurs actes qui

ont eu des conseacutequences mateacuterielles geacuteneacuterales telles que lrsquointerdiction de boire du vin

ou le blocus continental

32 Les actes individuels qui peuvent avoir des conseacutequences dans la vie eacuteconomique sont de

deux espegraveces

33 1deg Les inventions ou les creacuteations individuelles sont des exemples donneacutes par un homme

et suivis par une masse drsquoimitateurs Elles se produisent surtout dans la vie intellectuelle

creacuteation drsquoune croyance (religieuse ou morale) drsquoune forme drsquoart drsquoune science drsquoun

ideacuteal Elles se rencontrent aussi dans la vie mateacuterielle sous la forme drsquoune deacutecouverte

geacuteographique drsquoune invention technique ou de la creacuteation drsquoune mode Lrsquoaction de

lrsquoindividu est eacutevidente ici lrsquoinitiateur amegravene la socieacuteteacute agrave changer de conduite ou

drsquoappreacuteciation de la valeur ou de proceacutedeacutes drsquoaction il creacutee ou deacutetruit une valeur une

technique de production une voie de communication un proceacutedeacute drsquoeacutechange ou

indirectement il modifie lrsquoorganisation du travail ou mecircme la distribution drsquoun

pheacutenomegravene deacutemographique en faisant par exemple arriver une population dans un pays

jusque-lagrave deacutesert

34 2deg Le changement de direction peut ecirctre donneacute agrave une socieacuteteacute par un chef officiel ou un

guide improviseacute chef drsquoEacutetat drsquoEacuteglise de parti de groupe qui opegravere soit par un ordre

leacutegal (regraveglement ou loi) soit par une reacutevolution Il agit ainsi directement sur certains

usages eacuteconomiques sur lrsquoorganisation de la production du commerce de la reacutepartition

ou mecircme sur la distribution de la population par exemple en creacuteant ou deacutetruisant une

ville Il peut agir indirectement en changeant lrsquoorganisation politique de faccedilon agrave reacuteagir

sur la vie eacuteconomique comme a fait Pierre le Grand en Russie

35 Il serait impossible mecircme drsquoentrevoir lrsquoeacutevolution eacuteconomique ou deacutemographique de

lrsquohumaniteacute si lrsquoon ignorait ces grands changements impossible drsquoen comprendre la

nature si lrsquoon nrsquoen connaissait pas les auteurs Crsquoest la part neacutecessaire de lrsquohistoire

geacuteneacuterale dans lrsquohistoire sociale

134

Chapitre XXI

Action des faits humains collectifs sur lavie sociale

I Organisation collective ndash Associations priveacutees famille institutions sociales classes institutionspolitiques ndash Gouvernement souverain services speacuteciaux ndash Organisation eccleacutesiastiquendash Organisation internationale ndash LangueII Eacuteveacutenements collectifs ndash Reacutevolutions inteacuterieures ndash Conflits et conventions ndash Relations entreEacutetats

1 Il reste encore agrave chercher comment les faits sociaux deacutependent des faits des autres

espegraveces qui prennent une forme collective et par suite quelle connaissance lrsquohistorien des

faits sociaux doit avoir de lrsquohistoire des pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire de ceux qui

impliquent des arrangements et une solidariteacute entre les hommes Ces faits sont de deux

sortes 1deg les faits drsquoorganisation collective tels que famille gouvernement services

publics qui font lrsquoobjet des histoires speacuteciales 2deg les eacuteveacutenements collectifs qui font le

domaine de lrsquohistoire geacuteneacuterale Il faut eacutetudier seacutepareacutement comment ils agissent sur la vie

sociale

2 I ndash Lrsquoorganisation collective consiste en arrangements permanents eacutetablis entre les

hommes soit par des coutumes ou conventions tacites soit par des regravegles officielles

3 On a essayeacute souvent drsquoopposer lrsquoorganisation aux regravegles et de distinguer deux ordres de

faits la structure qursquoon a compareacutee agrave lrsquoanatomie le fonctionnement qursquoon a compareacute agrave la

physiologie Crsquoest une meacutetaphore sans application pratique la structure nrsquoest pas drsquoune

autre nature que le fonctionnement tous deux se ramegravenent agrave des regravegles ou agrave des

pratiques La structure drsquoun gouvernement ce sont les conventions tacites ou expresses

officielles ou coutumiegraveres drsquoapregraves lesquelles certains hommes sont chargeacutes drsquoune

certaine espegravece drsquoopeacuterations crsquoest une speacutecialisation et une division du travail analogue

agrave celle de la vie eacuteconomique Elle donne il est vrai agrave certains hommes des droits et des

devoirs speacuteciaux et creacutee un systegraveme de recrutement pour le personnel Mais ce regraveglement

de partage des opeacuterations nrsquoest pas drsquoune nature speacuteciale qui permette de lrsquoopposer aux

regraveglements sur la faccedilon drsquoopeacuterer (la proceacutedure) sur les principes agrave appliquer (le droit)

sur les opeacuterations agrave faire (la compeacutetence) Les arrangements diffegraverent surtout par lrsquoespegravece

de groupement crsquoest-agrave-dire le principe qui reacuteunit entre eux les membres et par la nature

135

de lrsquoaction organiseacutee crsquoest-agrave-dire lrsquoautoriteacute des chefs Voici les principales espegraveces

drsquoarrangements qui peuvent avoir une action sur la vie eacuteconomique

4 1deg Associations priveacutees ndash La plus importante est la famille groupement formeacute par la

filiation naturelle ou adoptive et dirigeacute par lrsquoautoriteacute du pegravere ou du mari Dans certaines

socieacuteteacutes il existe des associations analogues mais eacutetablies par un lien artificiel ce sont les

communauteacutes la plupart agrave caractegraveres religieux Les associations priveacutees agissent

directement sur lrsquoorganisation eacuteconomique car elles impliquent une consommation en

commun une possession en commun et une transmission des richesses acquises par

conseacutequent un reacutegime de succession Lrsquohistorien des faits sociaux aura donc besoin de

connaicirctre au moins le reacutegime geacuteneacuteral de la famille et des communauteacutes et lrsquoeacutevolution

geacuteneacuterale des institutions priveacutees mariage autoriteacute maritale et paternelle filiation

reacutegime des successions Ce qursquoil lui faudra connaicirctre ce ne sera pas le droit officiel leacutegal

des theacuteories juridiques et des livres de droit ce sera la pratique reacuteelle qui seule agit sur

les reacutealiteacutes eacuteconomiques Il pourra donc lui arriver de ne pas trouver toujours dans les

histoires speacuteciales du droit priveacute eacutecrites par des juristes tous les renseignements

neacutecessaires il fera bien drsquoavoir lrsquoattention attireacutee sur les travaux consacreacutes agrave deacutecrire les

coutumes reacuteelles de famille de communauteacute et de succession

5 2deg Institutions sociales ndash Entre les hommes drsquoun mecircme peuple soumis agrave un mecircme

gouvernement srsquoest eacutetablie dans toutes les socieacuteteacutes agrave mesure qursquoelles se sont civiliseacutees

une reacutepartition ineacutegale des fonctions et des richesses qui a produit des ineacutegaliteacutes

durables devenues mecircme heacutereacuteditaires La socieacuteteacute agrave peu pregraves homogegravene dans lrsquoeacutetat

barbare srsquoest scindeacutee en couches formeacutees chacune par des hommes vivant dans une

condition semblable ou eacutequivalente Crsquoest ce qursquoon a appeleacute les classes sociales le mot

drsquoorigine romaine a deacutesigneacute drsquoabord les diffeacuterents groupes de citoyens rangeacutes pour la

guerre suivant leur richesse

6 Les classes sont en partie drsquoorigine eacuteconomique en tant que la place drsquoun homme dans

une classe lui est assigneacutee par son genre de travail ou sa richesse mais elles ont aussi une

origine politique car les hommes investis de pouvoirs supeacuterieurs officiels concourent agrave

former les classes supeacuterieures Ainsi la division en classes nrsquoest pas purement

eacuteconomique comme les eacutecoles socialistes tendent agrave lrsquoadmettre elle est mixte La

laquo structure sociale raquo est le produit combineacute de pheacutenomegravenes eacuteconomiques et de

pheacutenomegravenes politiques Cette ineacutegaliteacute permanente de pouvoir et de richesse domine

toute la distribution des rocircles dans la vie eacuteconomique elle agit directement sur tout le

systegraveme de production par la division du travail entre les classes et surtout par lrsquoineacutegaliteacute

des moyens drsquoaction drsquoougrave reacutesulte la creacuteation du capital au profit de la classe supeacuterieure et

lrsquoexploitation des classes infeacuterieures sous diverses formes agrave commencer par lrsquoesclavage

7 Lrsquoeacutevolution du reacutegime des classes depuis la socieacuteteacute agrave eacutetages de lrsquoEmpire romain jusqursquoaux

socieacuteteacutes deacutemocratiques du XXe siegravecle a deacutetruit lentement la hieacuterarchie aristocratique et la

division leacutegale en classes elle a entraicircneacute peu agrave peu une transformation correspondante

dans la division du travail la reacutepartition du capital et les modes drsquoexploitation

8 Lrsquoaction de lrsquoorganisation sociale srsquoexerce aussi indirectement sur la valeur et par suite

sur le commerce Tout est diffeacuterent dans la vie eacuteconomique drsquoun peuple suivant qursquoune

aristocratie de quelques individus a le monopole de satisfaire tous ses deacutesirs ou que la

liberteacute et lrsquoaisance devenues geacuteneacuterales font entrer tous les habitants dans la classe des

consommateurs Une socieacuteteacute aristocratique nrsquoa guegravere que des commerces de luxe agrave

mesure que lrsquoorganisation devient deacutemocratique le commerce srsquoeacutetend aux objets de

136

consommation geacuteneacuterale Il faut donc pour comprendre la vie eacuteconomique drsquoun pays

connaicirctre le reacutegime des classes pour comprendre lrsquohistoire sociale il faut connaicirctre

lrsquoeacutevolution de ce reacutegime

9 3deg Institutions politiques ndash Le gouvernement est lrsquoespegravece drsquoorganisation la plus

apparente et dont lrsquoaction sur la vie sociale est la plus eacutevidente Le pouvoir effectif

confeacutereacute aux membres du gouvernement leur donne le moyen pratique drsquoagir

mateacuteriellement sur tous les autres membres de la socieacuteteacute Lrsquoorganisation eacuteconomique

comme tout arrangement mateacuteriel est sous le commandement direct du gouvernement

crsquoest lui qui eacutetablit les regravegles de la proprieacuteteacute des successions et des contrats crsquoest-agrave-dire

de la reacutepartition ndash les regravegles du commerce de la monnaie et du creacutedit crsquoest-agrave-dire des

eacutechanges ndash parfois mecircme les regravegles de la culture des industries des transports des

salaires crsquoest-agrave-dire de la production De plus les hommes investis du pouvoir en

profitent pour srsquoapproprier ndash parfois pour monopoliser ndash les moyens eacuteconomiques de

jouissance Cette action fondamentale de la politique a eacuteteacute fortement indiqueacutee par lrsquoeacutecole

marxiste

10 Pour eacutetudier lrsquoaction des institutions politiques sur la vie eacuteconomique il faut donc eacuteviter

de prendre en bloc lrsquoEacutetat et de chercher comme on lrsquoa fait trop souvent laquo lrsquoaction de

lrsquoEacutetat raquo en geacuteneacuteral il faut analyser et examiner seacutepareacutement les divers personnels de

gouvernement et leurs proceacutedeacutes drsquoaction On commencera par distinguer les agents du

pouvoir central souverain et les agents des services speacuteciaux Le pouvoir central agit sur

la direction mecircme de la vie eacuteconomique en deacutecidant les regravegles de lrsquoorganisation les

pouvoirs speacuteciaux subordonneacutes agissent sur la pratique en facilitant ou en rendant

difficiles les opeacuterations eacuteconomiques Pour deacutemecircler ces actions il faudra suivre une

meacutethode preacutecise examiner seacutepareacutement le souverain ses ministres ou ses favoris les

assembleacutees centrales srsquoil y en a On passera ensuite aux diffeacuterents services drsquoarmeacutee de

finances de justice de police de travaux publics drsquoenseignement ndash puis aux autoriteacutes

locales en ayant soin drsquoexaminer seacutepareacutement lrsquoaction de chaque espegravece de personnel Le

proceacutedeacute le plus pratique sera de deacuteterminer drsquoavance les questions agrave se poser On peut

preacutevoir deux sortes de questions

11 1deg Les diffeacuterentes faces de lrsquoactiviteacute eacuteconomique sur lesquelles agit le personnel

politique production agricole miniegravere industrielle transports valeur et eacutechange

(creacutedit commerce) reacutepartition et transmission consommation

12 2deg Les moyens par lesquels le personnel peut agir Ces moyens sont plus varieacutes qursquoils ne

semblent drsquoabord Le gouvernement agit directement par des ordres directs lois

ordonnances regraveglements agrave caractegravere eacuteconomique comme le budget ou les lois

somptuaires Mais il a plusieurs moyens drsquoaction indirects qui ne doivent pas ecirctre

neacutegligeacutes le privilegravege que le personnel srsquoattribue sur les avantages eacuteconomiques ndash sous

forme de traitements drsquoentreprises publiques drsquoemprunts de fraudes de tout genre ndash

les pratiques que les agents introduisent dans les rapports entre les producteurs et les

diffeacuterents services publics recrutement et cantonnement de soldats justice et police

faveurs ou perseacutecutions reacutegime fiscal avec les abus et les complaisances travaux publics

qui aident la production ou dirigent la consommation ou modifient par influence le

travail priveacute enseignement qui agit sur la diffusion de la technique ou sur les

changements dans la notion de valeur ndash lrsquoaction drsquoexemple du souverain de sa cour du

haut personnel politique sur la mode et toute la production qui en deacutepend

13 4deg Organisation eccleacutesiastique ndash Ce nrsquoest qursquoune forme speacuteciale de gouvernement

diffeacuterente des autres par ses moyens drsquoaction elle agit par des proceacutedeacutes de contrainte

137

indirects ou imaginaires On doit donc la traiter par la mecircme meacutethode que le

gouvernement Il ne faut pas plus parler en bloc de laquo lrsquoaction de lrsquoEacuteglise raquo que de lrsquoaction

de lrsquoEacutetat il faut analyser le personnel eccleacutesiastique et chercher pour chaque espegravece

drsquoagents ses moyens drsquoaction ordres ou interdictions pratiques encourageacutees ou

deacutecourageacutees relations avec les producteurs pour la fabrication des instruments de

religion action drsquoexemple sur la production priveacutee

14 5deg Organisation internationale ndash Les relations eacutetablies entre les Eacutetats arrivent chez les

peuples modernes agrave constituer un systegraveme Ici le personnel nrsquoa qursquoune faible importance

crsquoest lrsquoarrangement des relations entre les peuples qui agit Il faut chercher lrsquoorganisation

drsquoabord dans les conventions officielles entre gouvernements (traiteacutes et regraveglements) qui

agissent sur la valeur (conventions en matiegravere de monnaie) sur les transports les

eacutechanges et le creacutedit (traiteacutes de commerce) Il faut ensuite connaicirctre la pratique reacuteelle en

tant qursquoelle facilite ou rend difficiles ou impossibles les diverses espegraveces de relations

eacuteconomiques on a besoin de savoir comment sont appliqueacutes les tarifs de douane ou de

transports les regraveglements de police politique ou sanitaire les principes de droit priveacute et

commercial Il faut enfin tenir compte au moins au XIXe siegravecle des organisations

mateacuterielles internationales postes lignes de communication agences internationales

Pour chaque espegravece on doit connaicirctre sinon le deacutetail au moins les faits capitaux et leur

eacutevolution afin de pouvoir chercher meacutethodiquement comment chacun a agi sur la vie

eacuteconomique

15 6deg Langue ndash La langue est un fait collectif qui eacutetend son action sur toutes les relations

humaines Crsquoest lrsquoinstrument de communication entre tous les hommes la communauteacute

de langue rend toutes les autres communauteacutes plus faciles y compris la communauteacute

nationale la diffeacuterence de langue rend toutes les autres relations difficiles La

distribution des langues reacuteagit sur tous les groupements deacutemographiques

lrsquoagglomeacuteration le mariage la profession et sur les relations eacuteconomiques division du

travail eacutetablissements de la valeur eacutechanges et commerce reacutepartition de la proprieacuteteacute Il

est inutile agrave lrsquohistorien des faits sociaux de savoir les langues elles-mecircmes et leur

histoire mais il aura besoin de connaicirctre la reacutepartition des langues et les groupes de

mecircmes langues surtout quand ces groupes ne se confondent pas avec une communauteacute

politique il devra connaicirctre les changements de distribution des langues car ils agissent

sur lrsquoeacutevolution deacutemographique et eacuteconomique

16 II ndash Il ne reste plus qursquoagrave examiner les eacuteveacutenements collectifs uniques qui produisent en

partie lrsquoeacutevolution geacuteneacuterale des socieacuteteacutes et par suite lrsquoeacutevolution sociale Ils prennent

surtout deux formes reacutevolutions inteacuterieures et conflits exteacuterieurs internationaux

17 1deg Les reacutevolutions inteacuterieures prennent la forme ou de secousses brusques ou drsquoeacutevolutions

graduelles qui transforment lrsquoorganisation collective des gouvernements de lrsquoEacuteglise des

classes de la famille En transformant soit les groupements politiques ou priveacutes des

hommes soit leurs pratiques collectives elles les amegravenent agrave reacuteadapter leurs groupements

ou leurs pratiques eacuteconomiques Un changement du personnel souverain ou des services

de gouvernement amegravene un changement dans le personnel directeur de la vie

eacuteconomique il change le groupe qui monopolise les jouissances ou qui organise la

production Il faut donc connaicirctre les reacutevolutions et les eacutevolutions importantes dans le

reacutegime politique et eccleacutesiastique et dans les institutions priveacutees du peuple dont on veut

comprendre lrsquohistoire sociale

138

18 2deg Les eacuteveacutenements de lrsquohistoire exteacuterieure consistent en relations entre Eacutetats ils

prennent la forme soit de conflits violents invasions ou guerres soit drsquoaccords traiteacutes et

conventions ils aboutissent agrave des changements dans la distribution des territoires et

dans les arrangements entre Eacutetats Chaque changement de territoire ou de relations

entraicircne une reacuteadaptation geacuteneacuterale de la vie inteacuterieure et par suite de la vie eacuteconomique

Il est inutile de savoir comment le conflit ou lrsquoaccord a eacuteteacute produit les eacutepisodes des

guerres et des neacutegociations nrsquointeacuteressent que les speacutecialistes de lrsquohistoire militaire ou

diplomatique mais le reacutesultat de la guerre ou du traiteacute est un fait geacuteneacuteral qursquoil faut

connaicirctre pour comprendre lrsquohistoire sociale On devra aussi connaicirctre la dureacutee des

conflits qui ont suspendu les relations entre Eacutetats et la nature des traiteacutes surtout

commerciaux et eacuteconomiques

19 Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoen savoir tous les eacutepisodes on peut abandonner ce soin aux

speacutecialistes Mais il est tregraves dangereux drsquoignorer les faits geacuteneacuteraux de lrsquohistoire politique

on srsquoexpose agrave attribuer aux changements eacuteconomiques des causes eacuteconomiques dans des

cas ougrave la cause eacutevidente est un eacuteveacutenement politique comme la Reacutevolution franccedilaise

139

Conclusion

1 On arrive enfin agrave une conclusion pratique sur lrsquoapplication de la meacutethode historique aux

sciences sociales

2 La meacutethode historique est neacutecessaire pour le travail de preacuteparation mecircme dans lrsquoeacutetude

des socieacuteteacutes contemporaines car la plupart des mateacuteriaux des sciences sociales ne sont

pas des observations scientifiques ce ne sont que des documents dont on ne peut tirer

parti qursquoau moyen drsquoun travail critique

3 En outre la construction drsquoune science sociale complegravete comporte une eacutetude de

lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes sociaux crsquoest-agrave-dire une histoire sociale Or cette histoire

sociale nrsquoexige pas seulement comme toute autre histoire lrsquoemploi de documents

critiqueacutes suivant la meacutethode historique Mais elle-mecircme ne peut pas ecirctre isoleacutee des autres

histoires elle ne peut ecirctre qursquoun fragment de lrsquohistoire totale des socieacuteteacutes une branche

speacuteciale comme lrsquohistoire du droit ou du costume Elle est mecircme plus eacutetroitement lieacutee agrave

lrsquoensemble de lrsquohistoire que ne le sont les histoires des litteacuteratures ou des sciences

4 Lrsquohistoire sociale est science auxiliaire pour les autres histoires dans la mesure ougrave les faits

sociaux sont cause des autres faits ndash mesure beaucoup moins large que ne lrsquoont cru les

speacutecialistes eacuteconomistes Les faits sociaux sont surtout les conditions neacutecessaires

(neacutegatives) des autres faits lagrave ougrave ils ne se produisent pas les autres ne peuvent se

produire mais ils ne sont qursquoun support non une substructure Leur forme speacuteciale agit

faiblement sur la direction des autres faits et par suite leur histoire nrsquoest que faiblement

utile agrave lrsquointelligence de lrsquohistoire des autres pheacutenomegravenes

5 Lrsquohistoire sociale est au contraire eacutetroitement deacutependante des autres histoires Les faits

sociaux nrsquoont pas en eux-mecircmes leur raison drsquoecirctre ils sont ou les produits drsquoautres actes

(crsquoest le cas des faits deacutemographiques) ou des moyens pour une fin eacutetrangegravere (crsquoest le cas

des faits eacuteconomiques) Leur direction est donc non pas en eux-mecircmes mais dans des

faits drsquoautre espegravece Ce nrsquoest pas parce que les hommes produisent dans une forme

donneacutee qursquoils ont une vie intellectuelle des mœurs priveacutees une organisation politique

drsquoune espegravece donneacutee crsquoest au contraire parce que leur vie a cette forme donneacutee

intellectuelle priveacutee politique qursquoelle les entraicircne agrave une certaine forme de vie

eacuteconomique Lrsquohistoire sociale ne peut donc ecirctre comprise que par lrsquoeacutetude des autres

branches de lrsquohistoire elle nrsquoest qursquoun fragment de lrsquohistoire geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute

140

Table des matiegraveres de lrsquooriginal

Fac-simileacute de la Table eacutedition originale

141

142

143

144

  • SOMMAIRE
  • Preacuteface
  • Avertissement
  • Meacutethode historique et sciences sociales
  • Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents des sciences sociales
    • Theacuteorie du document
    • Les preacutecautions critiques
    • Critique de provenance
    • Critique drsquointerpreacutetation
    • Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
    • Emploi des faits critiqueacutes
    • Groupement des faits
    • Construction des faits des sciences sociales
    • Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes
    • Meacutethode de groupement des faits successifs
      • Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale
        • Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
        • Eacutetat de lrsquohistoire sociale
        • La construction des faits sociaux
        • Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
        • Deacutetermination des groupes sociaux
        • Eacutetude de lrsquoeacutevolution
        • Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires
        • Systegravemes drsquohistoire sociale
        • Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires
        • Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux
        • Action des faits humains collectifs sur la vie sociale
          • Conclusion
          • Table des matiegraveres de lrsquooriginal
Page 2: La méthode historique appliquée aux sciences sociales

Contribution de premier plan sur les relations entre lrsquohistoire et les sciences sociales cet ouvrage

est eacutecrit au deacutebut du XXe siegravecle alors que les diffeacuterentes disciplines des sciences sociales tentent

de se constituer et de se deacutefinir comme sciences non sans une certaine concurrence Charles

Seignobos y discute des apports et diffeacuterences entre les sciences sociales tout en rappelant la

speacutecificiteacute de la meacutethode historique Publieacute en 1901 ce texte a provoqueacute des deacutebats fondateurs

des sciences sociales initiant notamment la critique de Franccedilois Simiand contre une histoire

qualifieacutee drsquolaquo historisante raquo (1903) Lire cet ouvrage conduit pourtant agrave redeacutecouvrir comme

Antoine Prost nous y invite dans sa preacuteface ineacutedite laquo lrsquoampleur la moderniteacute et lrsquoimportance raquo

de lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire de Seignobos loin de toutes les caricatures positivistes et

donnant une large place au subjectivisme de lrsquointerpreacutetation

CHARLES SEIGNOBOS

Charles Seignobos (1854-1942) est un historien franccedilais Ancien eacutelegraveve de lrsquoEacutecole normale

supeacuterieure et agreacutegeacute drsquohistoire ce laquo protestant ceacutevenol dreyfusard raquo (Antoine Prost)

effectue un seacutejour de plusieurs anneacutees en Allemagne puis enseigne agrave la faculteacute des lettres

de Dijon puis agrave la Sorbonne Parmi ses nombreux ouvrages on peut citer Histoire politique

de lrsquoEurope contemporaine Evolution des partis et des formes politiques 1814-1896 (Hachette

1897) Introduction aux eacutetudes historiques avec Charles-Victor Langlois (Hachette 1898)

Histoire de la civilisation (3 vol Masson 1885-1890) ou encore Essai drsquoune Histoire compareacutee

des peuples de lrsquoEurope (Rieder 1938) Il a eacutegalement contribueacute agrave lrsquoHistoire de la France

contemporaine dirigeacute par Ernest Lavisse Peacutedagogue il srsquoest surtout speacutecialiseacute dans

lrsquoeacutedification drsquoune meacutethodologie pour la discipline historique et il est consideacutereacute comme

lrsquoun des fondateurs de lrsquolaquo eacutecole meacutethodique historique raquo en France Il meurt en 1942 agrave

lrsquoArcouest ougrave il avait eacuteteacute assigneacute agrave reacutesidence par les Allemands

1

SOMMAIRE

PreacutefaceAntoine Prost

2

Avertissement

Introduction

Meacutethode historique et sciences sociales

Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents dessciences sociales

Chapitre premier

Theacuteorie du document

Chapitre II

Les preacutecautions critiques

Chapitre III

Critique de provenance

Chapitre IV

Critique drsquointerpreacutetation

Chapitre V

Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude

Chapitre VI

Emploi des faits critiqueacutes

Chapitre VII

Groupement des faits

Chapitre VIII

Construction des faits des sciences sociales

Chapitre IX

Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes

Chapitre X

Meacutethode de groupement des faits successifs

3

Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale

Chapitre XI

Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire

Chapitre XII

Eacutetat de lrsquohistoire sociale

Chapitre XIII

La construction des faits sociaux

Chapitre XIV

Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale

Chapitre XV

Deacutetermination des groupes sociaux

Chapitre XVI

Eacutetude de lrsquoeacutevolution

Chapitre XVII

Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires

Chapitre XVIII

Systegravemes drsquohistoire sociale

Chapitre XIX

Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires

Chapitre XX

Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux

Chapitre XXI

Action des faits humains collectifs sur la vie sociale

Conclusion

Table des matiegraveres de lrsquooriginal

4

NOTE DE LrsquoEacuteDITEUR

Eacutedition originale Charles Seignobos La meacutethode historique appliqueacutee aux sciences sociales

Paris Feacutelix Alcan 1901

5

Preacuteface

Antoine Prost

1 Autant lrsquoavouer jrsquoai une certaine sympathie pour Charles Seignobos ce protestant

ceacutevenol dreyfusard que les eacutetudiants drsquoAction franccedilaise chahutaient en Sorbonne au

sortir de la Grande Guerre pour avoir reacutesisteacute agrave lrsquoembrigadement des intelligences Je dois

ma premiegravere rencontre avec lui agrave Jean Zay qui dans ses souvenirs de prison raconte

quand il apprend sa mort la visite qursquoil rendit agrave lrsquoArcouest en 1937 Il eacutevoque la

laquo silhouette trottinante et menue raquo1 de ce vieil historien qui agrave quatre-vingts ans passeacutes

laquo prenait chaque jour son bain de mer et dirigeait lui-mecircme son bateau drsquoune main si

ferme qursquoon lrsquoappelait ldquole capitainerdquo surnom dont il eacutetait plus fier que de tous ses titres

universitaires raquo Seignobos passait en effet ses vacances en Bretagne du nord et il avait

attireacute lagrave une colonie de grands scientifiques Louis Lapicque Eacutemile Borel les Curie et les

Perrin Tous se rendaient visite et il arrivait que le soir on dansacirct laquo la polka ou la valse

au milieu des rires tandis que Madame Maurain ou le ldquocapitainerdquo tenait le piano raquo

2 Ce portrait de Seignobos qui mourut drsquoailleurs agrave lrsquoArcouest ougrave il avait eacuteteacute assigneacute agrave

reacutesidence par les Allemands souligne son ancrage dans un reacuteseau universitaire tregraves

inhabituel pour un historien Est-ce la freacutequentation des meilleurs savants de son temps

qui lui a inspireacute ses reacuteflexions sur lrsquohistoire et les sciences sociales En tout cas il a meneacute

sur lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une reacuteflexion de premiegravere importance et qui garde toute

son actualiteacute On cite toujours lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques qursquoil publia en 1898 avec

Langlois mais lrsquoouvrage qursquoon va lire me semble beaucoup plus inteacuteressant plus profond

plus original et plus alerte aussi Crsquoest un grand livre qui meacuteritait assureacutement drsquoecirctre

reacuteeacutediteacute

3 La meacutethode historique que Seignobos veut appliquer aux sciences sociales nrsquoa rien agrave voir

avec le positivisme ou le scientisme Cette caricature dont il serait utile de faire lrsquohistoire

srsquoeffondre pour peu qursquoon accepte de juger sur piegraveces au lieu de reacutepeacuteter des lieux

communs malintentionneacutes Seignobos en effet ne dit pas ce qursquoon lui fait dire

laquo Lrsquohistoire ndash eacutecrit-il drsquoentreacutee de jeu ndash nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de

6

connaissance raquo (Introduction) Elle ne peut pas devenir une science parce qursquoelle

nrsquoobserve pas directement mais raisonne sur des documents Et ces documents laquo ougrave se

rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature raquo lrsquoempecircchent laquo de srsquoorganiser avec un

appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la

preacutetention de faire de la science raquo (chapitre IX)

4 Lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos repose en effet sur une opposition radicale entre le

document et le procegraves-verbal drsquoexpeacuterience scientifique Le procegraves-verbal repose sur une

observation directe meneacutee suivant un protocole deacutefini Le document est la trace

drsquoobservations indirectes reacutedigeacutees sans meacutethode laquo il est de la mecircme espegravece que le reacutecit

drsquoun garccedilon de laboratoire raquo (chapitre I) Il est le produit des repreacutesentations de ceux tregraves

divers qui lrsquoont eacutelaboreacute Et pour retrouver le reacuteel dont il est la trace lrsquohistorien doit

remonter du document au fait et reconstituer les eacutetapes intermeacutediaires qursquoil ne peut se

repreacutesenter que par analogie avec ses propres repreacutesentations redoublant par sa propre

subjectiviteacute celle des auteurs laquo Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement

une meacutethode drsquointerpreacutetation psychologique par analogie raquo (chapitre I) psychologique

signifiant ici mental ou intellectuel2

5 La vigilance critique de Seignobos prend ainsi sa source dans une analyse constructiviste

du document qui ne met pas lrsquohistorien en preacutesence du reacuteel mais seulement de

repreacutesentations du reacuteel laquo En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels

mais sur les repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les

animaux les maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est

obligeacute de srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces

images qui sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon eacutetudie

Quelques-unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes

mais un souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute

obtenues par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par

analogie avec des images obtenues au moyen du souvenir [hellip] Pour deacutecrire le

fonctionnement drsquoun syndicat nous nous figurons les actes et les deacutemarches des

membres raquo (chapitre VIII)

6 Il est renversant de constater que des geacuteneacuterations drsquohistoriens se sont gausseacutes du

positivisme drsquoun homme qui tient de tels propos Agrave croire qursquoils nrsquoont pas eu la curiositeacute

ou la simple probiteacute de le lire Paradoxalement les critiques de Seignobos sont beaucoup

plus positivistes que lui Agrave commencer par Lucien Febvre qui dans sa leccedilon inaugurale de

Strasbourg affirmait que lrsquohistoire est une science qui devait aboutir agrave des lois et qui ne

cesse de deacutecocher agrave Seignobos des flegraveches aussi brillantes qursquoinjustes lui reprochant par

exemple drsquointituler un livre Histoire sincegravere de la nation franccedilaise laquo Vous serez ldquosincegravererdquo

mais par rapport agrave vous agrave vos faccedilons priveacutees de penser et de sentir [hellip] Le pire des

subjectivismes en reacutealiteacute Soyez veacuteridique vis-agrave-vis des documents que vous utilisez des

faits que vous amassez mais [hellip] ne soyez pas sincegravere Crsquoest le plus grand service que vous

puissiez rendre agrave une histoire drsquoesprit scientifique raquo3 Sans voir que la seule faccedilon pour

lrsquohistorien de tendre agrave la veacuteriteacute scientifique est ce travail de luciditeacute sur le jeu de sa

propre subjectiviteacute que Seignobos nomme sinceacuteriteacute

7 Cette analyse est drsquoune grande moderniteacute Elle introduit une diffeacuterence entre La meacutethode

historique et lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques parue trois anneacutees plus tocirct La meacutethode

7

critique telle que la deacutetaille Langlois dans lrsquoIntroduction est centreacutee sur lrsquoanalyse

objective du document sa mateacuterialiteacute son eacutecriture etc Seignobos srsquointeacuteresse davantage

aux risques subjectifs drsquoerreur il repegravere dans les documents les traits qui risquent de les

faire prendre pour vrais aux historiens trop presseacutes Il met ainsi en garde contre la

confusion entre exactitude et preacutecision on croit geacuteneacuteralement qursquoun chiffre preacutecis est

exact or en fait crsquoest le contraire plus il est preacutecis plus il risque drsquoecirctre faux On a trop de

respect pour ce qui est eacutecrit surtout quand ce sont des autoriteacutes qui lrsquoeacutecrivent laquo Tout

document reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere

semi-magique il devient un document authentique raquo (chapitre II) Dans lrsquoanalyse des

enquecirctes sociales qursquoil oppose aux enquecirctes historiques (chapitre XIII) sans aller jusqursquoagrave

la critique moderne du rocircle de la formulation des questions dans les reacuteponses il souligne

qursquoil nrsquoest pas de question sans connaissance preacutealable du sujet

8 Or ces remarques ne valent pas seulement pour lrsquohistoire Elles visent les sciences

sociales qui comme lrsquohistoire reposent sur des observations indirectes Seignobos deacutefinit

les sciences sociales agrave partir drsquoune histoire rapide de leur creacuteation et elles se composent

pour lui essentiellement de la deacutemographie et de lrsquoeacuteconomie ce qui le conduit agrave prendre

des exemples de documents dans ces domaines comme le bulletin de recensement Il

montre que leur preacutetention agrave constituer une science est vaine Il deacutenonce lrsquoillusion

drsquoAuguste Comte laquo qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une science positive raquo

(chapitre XII) Il avait espeacutereacute constituer la sociologie laquo sur lrsquoobservation de faits

exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les

eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir

comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue raquo (chapitre

VII) Comme lrsquohistorien le sociologue nrsquoopegravere que sur des repreacutesentations qui sont

siennes par construction laquo Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre

drsquoimagination raquo (chapitre VIII) Les faits eux-mecircmes de la science sociale laquo sont atteints

par une analyse abstraite toute subjective [hellip] Le caractegravere subjectif eacutetant inseacuteparable agrave la

fois de la nature du mode de connaissance du mode de construction des faits sociaux la

meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective raquo (chapitre VIII)

9 On est ici au cœur du deacutebat qui opposera en 1903 Simiand agrave Seignobos et dans lequel le

positiviste est le sociologue qui deacutefend lrsquoobjectiviteacute du fait social laquo Donneacute comme

indeacutependant de notre spontaneacuteiteacute individuelle il est reacutealiteacute au mecircme sens que pour la

connaissance positive est reacutealiteacute lrsquoeacuteleacutement dit mateacuteriel il est objet comme est objet le

monde dit exteacuterieur raquo4 Du fait que le savant ne puisse changer les reacutealiteacutes qursquoil observe

Simiand conclut agrave leur objectiviteacute laquo Une regravegle de droit un dogme religieux une

superstition un usage la forme de la proprieacuteteacute [hellip] tout cela mrsquoest donneacute mrsquoest fourni

tout constitueacute tout cela existe dans ma vie indeacutependamment de mes spontaneacuteiteacutes

propres et quelquefois en deacutepit drsquoelles raquo5 Seignobos nrsquoa jamais soutenu que ce ne soient

pas des reacutealiteacutes exteacuterieures au chercheur sa thegravese se limite agrave dire qursquoon ne peut les

connaicirctre que par observation indirecte et que cette construction propre au chercheur

en science sociale ou en histoire interdit drsquoassimiler ces sciences agrave celles qui reposent sur

des observations directes obeacuteissant agrave un protocole deacutefini

10 Seignobos srsquooppose agrave Simiand sur un second point deacutecisif laquo Un des plus grands progregraves

historiques raquo eacutecrit le premier laquo a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de

faits indeacutependants que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohomme sont

lieacutes entre eux reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres raquo (chapitre

IX) Simiand conteste radicalement ce Zusammenhang Il ne deacutefend pas explicitement dans

8

son article de 1903 la neacutecessiteacute de construire des faits sociaux geacuteneacuteraux comme la

famille mais faire de la science sociale est pour lui chercher et eacutetablir des rapports

scientifiques des lois entre les pheacutenomegravenes constituer des types et des espegraveces6 Cette

ambition qui eacutetait celle des sociologues positivistes de lrsquoeacutepoque srsquoest aveacutereacutee illusoire Le

Zusammenhang de Seignobos que Simiand juge deacutepasseacute est en fait beaucoup plus moderne

Il rejoint lrsquoanalyse des sociologues contemporains comme Jean-Claude Passeron pour qui

les concepts de la science sociale sont toujours contextualiseacutes7 laquo En matiegravere sociale les

faits donneacutes par lrsquoobservation [hellip] sont deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes

obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs noms En preacutesentant un tableau de la population

ou la description drsquoun marcheacute il faut dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du

marcheacute de Londres raquo (chapitre XV) Ce qui ne signifie pas que lrsquoeacutetude des groupes sociaux

soit impossible ou illeacutegitime mais qursquoelle ne saurait constituer une science agrave proprement

parler

11 En revanche le caractegravere contextualiseacute des faits sociaux inspire agrave Seignobos des

preacutecautions meacutethodologiques comme drsquoeacuteviter les geacuteneacuteralisations abusives ou de sous-

estimer lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des groupes Il met en garde eacutegalement contre un risque reacuteel

laquo On exprime le pheacutenomegravene par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute

lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle

deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue des actes des motifs des sentiments [hellip]

instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient des

personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus

complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire raquo (chapitre XV) Le risque est

reacuteel en effet Faut-il pour autant renoncer agrave lrsquoideacutee drsquoacteurs collectifs Je ne pense pas

que Seignobos irait jusque-lagrave Mais sa critique du marxisme ne discute pas la notion de

lutte des classes Elle se limite agrave contester la reacuteduction de lrsquoensemble des pheacutenomegravenes

sociaux agrave leur soubassement mateacuteriel laquo La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques

qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de reconnaicirctre la nature du lien qui unit

lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres arrangements sociaux la politique le droit la

religion la morale la science raquo (chapitre XVIII)

12 Ces quelques remarques soulignent lrsquoampleur la moderniteacute et lrsquoimportance de

lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos Il ne faudrait pas pour autant en masquer les limites La

premiegravere est personnelle jrsquoaurais aimeacute que son œuvre historique ait eacuteteacute agrave la hauteur de

sa reacuteflexion meacutethodologique Or ses livres mecircme srsquoils sont utiles sont passablement

ennuyeux en raison notamment drsquoune eacutecriture froide et purement factuelle Il ne semble

guegravere srsquoecirctre poseacute la question des proceacutedeacutes agrave employer pour que son lecteur se repreacutesente

ce qursquoil raconte Attentif agrave lrsquoimagination de lrsquohistorien il nrsquoa pas chercheacute agrave susciter celle

du lecteur

13 En second lieu Seignobos est un maniaque de lrsquoeacutenumeacuteration dans La meacutethode historique il

multiplie les listes ce qui ne va pas sans irriter et lasser le lecteur Autant il retient

lrsquoattention en donnant des exemples concrets agrave lrsquoappui de son argumentation autant il la

brise en deacutecomposant ad infinitum sa matiegravere Crsquoest un esprit rigoureux mais

essentiellement analytique Par lagrave il precircte le flanc agrave la critique et Simiand a beau jeu de

deacutemonter ses classifications et drsquoen montrer lrsquoarbitraire

9

14 Jrsquoai enfin une critique majeure qui vise la structure mecircme de cette eacutepisteacutemologie Crsquoest

un moteur agrave deux temps premier temps lrsquohistorien eacutetablit les faits second temps il les

regroupe et il les explique Ce scheacutema binaire est drsquoun classicisme incontestable On le

retrouve dans la plupart des ouvrages consacreacutes agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire Il

structure aussi bien lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques que lrsquoApologie pour lrsquohistoire de

Marc Bloch qui drsquoailleurs rend agrave Seignobos un hommage inattendu laquo Serait-il trop

malicieux raquo se demande-t-il dans son introduction de chercher la devise des historiens

laquo dans ce mot eacutetonnant eacutechappeacute un jour agrave lrsquohomme drsquointelligence si vive que fut pourtant

mon cher maicirctre Seignobos ldquoIl est tregraves utile de se poser des questions mais tregraves dangereux

drsquoy reacutepondrerdquo raquo8

15 Preacuteciseacutement lrsquohistoire ne se construit pas agrave partir des faits dans un second temps mais agrave

partir des questions sans cesse renouveleacutees que les historiens se posent dans un

contexte social et culturel donneacute Ils cherchent une reacuteponse agrave leurs questions dans des

documents des traces dont lrsquoinventaire nrsquoest jamais clos et ils construisent les laquo faits raquo en

fonction de la place qursquoils pourront prendre dans leur argumentation Il nrsquoy a pas drsquoabord

les faits comme des moellons rangeacutes sur des palettes et plus tard un mur qui les cimente

Lagrave reacuteside la principale faiblesse agrave mon sens de cette eacutepisteacutemologie laquo Il est eacutevident qursquoon

ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat de fragments [hellip]

Degraves qursquoon veut essayer de les comprendre il faut les coordonner Pour faire une science

il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le principe eacuteleacutementaire

crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits simultaneacutes pour

obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs pour atteindre les

transformations et lrsquoeacutevolution raquo (chapitre XIII) Cette meacutethode qui va de lrsquoanalyse agrave la

synthegravese ne rend pas compte de la reacutealiteacute du travail historique Il nous appartient

drsquoeacutelaborer une nouvelle eacutepisteacutemologie qui srsquointerroge sur lrsquoargumentation historique et

ses conditions de validiteacute

NOTES

1 Jean Zay Souvenirs et solitude Paris Belin 2010 [1re eacuted Julliard 1946] p 310-311 le 29 avril

1942

2 Le terme laquo psychologique raquo mal choisi sera critiqueacute par Simiand

3 Lucien Febvre laquo Entre lrsquohistoire agrave thegravese et lrsquohistoire-manuel Deux esquisses reacutecentes

drsquoHistoire de France raquo Revue de synthegravese deacutecembre 1933 p 217-8

4 Franccedilois Simiand laquo Meacutethode historique et science sociale Eacutetude critique drsquoapregraves les ouvrages

reacutecents de M Lacombe et de M Seignobos raquo Revue de synthegravese historique feacutevrier 1903 p 1-22 et

avril 1903 p 129-157 Citation p 7 La notion de spontaneacuteiteacute individuelle est de Simiand

5 Ibid

6 Ibid p 147

7 Jean-Claude Passeron Le raisonnement sociologique Lrsquoespace non-poppeacuterien du raisonnement naturel

Paris Nathan 1991

8 Apologie pour lrsquohistoire ou meacutetier drsquohistorien 4e eacutedition Paris A Colin 1961 p XVI italiques dans

le texte

10

AUTEUR

ANTOINE PROST

Antoine Prost professeur eacutemeacuterite agrave lrsquoUniversiteacute de Paris I en a dirigeacute le Centre drsquohistoire

sociale et a beaucoup publieacute sur lrsquohistoire ouvriegravere La CGT agrave lrsquoeacutepoque du Front populaire

(1964) Les nationalisations de la Libeacuteration (1987) Autour du Front populaire (2006) Sa thegravese

sur Les anciens combattants et la socieacuteteacute franccedilaise 1914-1939 (1977) lrsquoa conduit agrave lrsquohistoire de la

Grande Guerre (avec Jay Winter Penser la Grande Guerre Un essai dhistoriographie 2004) et

ses engagements militants agrave celle de lrsquoenseignement (Leacutecole et la famille dans une socieacuteteacute en

mutation 1930-1980 en 2004 Du changement dans lrsquoeacutecole Les reacuteformes de lrsquoenseignement de 1936

agrave nos jours en 2013) Il a consacreacute agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une synthegravese plusieurs fois

reacuteeacutediteacutee Douze leccedilons sur lrsquohistoire (1996)

11

Avertissement

1 Ce livre est sorti drsquoun cours professeacute pendant trois anneacutees au Collegravege libre des sciences

sociales Bien qursquoentiegraverement remanieacute il porte encore la trace de son origine les

divisions et subdivisions y sont tregraves apparentes et annonceacutees expresseacutement la langue est

plus familiegravere et moins seacutevegravere qursquoil nrsquoest drsquousage dans les livres eacutecrits directement pour

des lecteurs Je nrsquoai pas cru devoir faire disparaicirctre ces caractegraveres qui mrsquoont paru

convenir agrave un recueil de conseils et drsquoindications de meacutethode Jrsquoai agrave mrsquoexcuser aussi

drsquoavoir discuteacute des opinions sans citer le texte exact des auteurs un reacutesumeacute mrsquoa sembleacute

suffisant pour le but pratique que je me proposais Il mrsquoa paru inutile eacutegalement de

donner une bibliographie des travaux sur les sciences sociales on en trouvera une bien

choisie et bien classeacutee dans le Catalogue bibliographique publieacute en novembre 1899 par la

Socieacuteteacute nouvelle de librairie et drsquoeacutedition

2 La premiegravere partie du preacutesent ouvrage porte sur le mecircme sujet que lrsquoIntroduction aux

Eacutetudes historiques (1897) composeacutee en collaboration avec mon collegravegue et ami Ch-

V Langlois et qui est un traiteacute sommaire de meacutethode historique mais elle nrsquoen est pas la

reproduction Non seulement jrsquoai reacutesumeacute les parties purement theacuteoriques abreacutegeacute celles

qui nrsquointeacuteressaient que les historiens introduit des exemples tireacutes des sciences sociales

je crois aussi avoir rectifieacute et compleacuteteacute la theacuteorie fondamentale

3 La deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale est presque entiegraverement

nouvelle elle traite une matiegravere peu eacutetudieacutee jusqursquoici parce qursquoelle occupe un terrain

intermeacutediaire entre lrsquohistoire et les sciences sociales elle srsquoadresse donc agrave la fois agrave deux

publics diffeacuterents mais je pense qursquoelle doit inteacuteresser plutocirct les speacutecialistes des sciences

sociales que les historiens

12

Introduction

Meacutethode historique et sciences sociales

I Meacutethode historique ndash Nature de lrsquohistoire ndash Caractegravere indirect de la meacutethode historiquendash Opeacuterations historiquesII Sciences sociales ndash Sens primitif de ce mot ndash Sens actuel ndash Caractegravere des sciences socialesIII Neacutecessiteacute de la meacutethode historique dans les sciences sociales 1deg Pour lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenesactuels ndash 2deg Pour lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes

1 I ndash La meacutethode historique est la meacutethode employeacutee pour constituer lrsquohistoire elle sert agrave

deacuteterminer scientifiquement les faits historiques puis agrave les grouper en un systegraveme

scientifique

2 Il semble donc au premier abord tant qursquoon reste dans la logique formelle qursquoil existe

une science speacuteciale lrsquohistoire que cette science eacutetudie une certaine cateacutegorie de faits les

faits historiques et qursquoelle les eacutetudie par une meacutethode approprieacutee agrave la nature de ces faits

ndash de mecircme qursquoil y a une science de la chimie qui eacutetudie les faits chimiques par une

meacutethode chimique une science de la biologie qui eacutetudie les faits biologiques ndash ou (pour

prendre comme exemple une science descriptive) une science de la zoologie qui deacutecrit le

monde animal Lrsquohistoire serait une science drsquoobservation Il semble mecircme qursquoon puisse

deacutelimiter la cateacutegorie de faits eacutetudieacutes par lrsquohistoire ce sont toujours des faits passeacutes et

des faits humains Les faits passeacutes relatifs aux animaux ou aux plantes ne sont plus rangeacutes

dans la cateacutegorie de lrsquohistoire le mot histoire naturelle repreacutesente une conception

entiegraverement abandonneacutee Lrsquohistoire au sens moderne se reacuteduit agrave lrsquoeacutetude des hommes

vivant en socieacuteteacute elle est la science des faits humains du passeacute

3 Mais degraves qursquoon cherche agrave deacutelimiter pratiquement le terrain de lrsquohistoire degraves qursquoon essaie

de tracer les limites entre une science historique des faits humains du passeacute et une

science actuelle des faits humains du preacutesent on srsquoaperccediloit que cette limite ne peut pas

ecirctre eacutetablie parce qursquoen reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits qui soient historiques par leur nature

comme il y a des faits physiologiques ou biologiques Dans lrsquousage vulgaire le mot

laquo historique raquo est pris encore dans le sens antique digne drsquoecirctre raconteacute on dit en ce sens

une laquo journeacutee historique raquo un laquo mot historique raquo Mais cette notion de lrsquohistoire est

abandonneacutee tout incident passeacute fait partie de lrsquohistoire aussi bien le costume porteacute par

un paysan du XVIIIe siegravecle que la prise de la Bastille et les motifs qui font paraicirctre un fait

digne de mention sont infiniment variables Lrsquohistoire embrasse lrsquoeacutetude de tous les faits

13

passeacutes politiques intellectuels eacuteconomiques dont la plupart ont passeacute inaperccedilus Il

semblerait donc que les faits historiques puissent ecirctre deacutefinis les laquo faits passeacutes raquo par

opposition aux faits actuels qui sont lrsquoobjet des sciences descriptives de lrsquohumaniteacute Crsquoest

preacuteciseacutement cette opposition qursquoil est impossible de maintenir en pratique Ecirctre preacutesent

ou passeacute nrsquoest pas une diffeacuterence de caractegravere interne tenant agrave la nature drsquoun fait ce

nrsquoest qursquoune diffeacuterence de position par rapport agrave un observateur donneacute La Reacutevolution de

1830 est un fait passeacute pour nous preacutesent pour les gens qui lrsquoont faite Et de mecircme la

seacuteance drsquohier agrave la Chambre est deacutejagrave un fait passeacute

4 Il nrsquoy a donc pas de faits historiques par leur nature il nrsquoy a de faits historiques que par

position Est historique tout fait qursquoon ne peut plus observer directement parce qursquoil a

cesseacute drsquoexister Il nrsquoy a pas de caractegravere historique inheacuterent aux faits il nrsquoy a drsquohistorique

que la faccedilon de les connaicirctre Lrsquohistoire nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de

connaissance

5 Alors se pose la question preacutealable agrave toute eacutetude historique Comment peut-on connaicirctre

un fait reacuteel qui nrsquoexiste plus Voici la Reacutevolution de 1830 des Parisiens tous morts

aujourdrsquohui ont pris sur des soldats morts aussi un bacirctiment qui nrsquoexiste plus Pour

prendre en exemple un fait eacuteconomique des ouvriers morts aujourdrsquohui dirigeacutes par un

ministre mort aussi ont fondeacute lrsquoeacutetablissement des Gobelins Comment atteindre un fait

dont aucun eacuteleacutement ne peut plus ecirctre observeacute Comment connaicirctre des actes dont on ne

peut plus voir ni les acteurs ni le theacuteacirctre ndash Voici la solution de cette difficulteacute Si les actes

qursquoil srsquoagit de connaicirctre nrsquoavaient laisseacute aucune trace aucune connaissance nrsquoen serait

possible Mais souvent les faits disparus ont laisseacute des traces quelquefois directement

sous forme drsquoobjets mateacuteriels le plus souvent indirectement sous la forme drsquoeacutecrits reacutedigeacutes

par des gens qui ont eux-mecircmes vu ces faits Ces traces ce sont les documents et la

meacutethode historique consiste agrave examiner les documents pour arriver agrave deacuteterminer les faits

anciens dont ces documents sont les traces Elle prend pour point de deacutepart le document

observeacute directement de lagrave elle remonte par une seacuterie de raisonnements compliqueacutes

jusqursquoau fait ancien qursquoil srsquoagit de connaicirctre Elle diffegravere donc radicalement de toutes les

meacutethodes des autres sciences Au lieu drsquoobserver directement des faits elle opegravere

indirectement en raisonnant sur des documents Toute connaissance historique eacutetant

indirecte lrsquohistoire est essentiellement une science de raisonnement Sa meacutethode est une

meacutethode indirecte par raisonnement

6 Crsquoest une meacutethode eacutevidemment infeacuterieure une meacutethode drsquoexpeacutedient on lrsquoeacutevite tant

qursquoon peut employer la meacutethode normale lrsquoobservation directe On nrsquoen fait aucun usage

dans toutes les sciences geacuteneacuterales physique chimie biologie celles qui cherchent les lois

geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire permanentes des pheacutenomegravenes il suffit ici drsquoexpeacuterimenter et

drsquoobserver Mais quand on a besoin de connaicirctre une eacutevolution il faut pouvoir comparer

avec les faits preacutesents qursquoon observe des faits passeacutes qursquoon ne peut plus observer on est

forceacute alors de recourir agrave la meacutethode indirecte qui seule permet drsquoatteindre les faits

passeacutes ndash Quand on a besoin de connaicirctre un ensemble concret tregraves eacutetendu il faut reacuteunir

des observations sur un grand nombre de faits Par exemple srsquoil srsquoagit de chercher

lrsquoensemble des salaires dans un pays chaque observateur nrsquoen peut observer qursquoun tregraves

petit nombre il faut bien qursquoil ajoute agrave sa connaissance personnelle directe celle des

autres observateurs le voilagrave ainsi obligeacute de combiner ses observations propres avec des

documents reacutedigeacutes par les autres observateurs et pour eacutetudier ces documents il est

rameneacute agrave la meacutethode indirecte qui est la meacutethode historique

14

7 Ainsi la meacutethode drsquoeacutetude indirecte par les documents la meacutethode historique est la seule

qursquoon puisse employer dans deux cas quand on veut atteindre soit des eacutevolutions soit

des ensembles concrets

8 Comme toute autre meacutethode scientifique elle comporte deux seacuteries drsquoopeacuterations

1deg eacutetudier le document pour deacuteterminer quels ont eacuteteacute les faits particuliers passeacutes dont le

document est la trace 2deg apregraves avoir eacutetabli ces faits les grouper en une construction

meacutethodique pour deacutecouvrir les rapports entre eux

9 II ndash Et maintenant qursquoest-ce que les sciences sociales

10 Drsquoapregraves le sens propre du mot social ce devraient ecirctre toutes les sciences qui eacutetudient les

faits sociaux crsquoest-agrave-dire ceux qui se produisent en socieacuteteacute les habitudes humaines de

tout genre (langues mœurs alimentation costume habitation ceacutereacutemonial

divertissements) les pheacutenomegravenes intellectuels (art science religion philosophie

morale) les institutions politiques ou eacuteconomiques

11 Crsquoest avec ce sens geacuteneacuteral qursquoAuguste Comte a fabriqueacute le mot sociologie pour deacutesigner la

science de tous les pheacutenomegravenes de socieacuteteacute Crsquoest encore le sens que lui donnait Herbert

Spencer dans les Principes de sociologie Mais agrave force de se disputer sur les limites de la

sociologie les sociologues tirant chacun de son cocircteacute ont arracheacute au mot la plus grande

partie de sa signification primitive et ne lui ont laisseacute qursquoun sens vague Simmel1 a essayeacute

de le preacuteciser de nouveau en reacuteduisant la sociologie agrave lrsquoeacutetude abstraite des pheacutenomegravenes

communs agrave toutes les espegraveces de socieacuteteacute

12 Le mot sociologie avait eacuteteacute inventeacute par des philosophes il correspondait agrave une tentative

pour grouper des branches de science resteacutees isoleacutees sous une conception philosophique

drsquoensemble Il paraicirct avoir eu le mecircme sort que cette conception apregraves une peacuteriode de

vogue il semble menaceacute de sortir de la langue

13 Le mot sciences sociales est entreacute dans lrsquousage pour indiquer agrave peu pregraves le mecircme ensemble

drsquoeacutetudes

14 Il y a eacuteteacute introduit par des speacutecialistes sans conception drsquoensemble pour reacutepondre agrave un

besoin pratique et crsquoest aussi pour des raisons pratiques accidentelles que le sens srsquoen est

preacuteciseacute et limiteacute aussi ne peut-on comprendre le sens actuel de ce mot qursquoen suivant son

histoire

15 Au XVIIIe siegravecle le terme social a encore son sens geacuteneacuteral le Contrat Social de Rousseau est

essentiellement un contrat politique

16 Dans la premiegravere partie du XIXe siegravecle le sens srsquoest restreint laquo social raquo srsquoest opposeacute agrave

laquo politique raquo il a deacutesigneacute les institutions et les usages qui ne sont pas directement

organiseacutes par le gouvernement famille proprieacuteteacute division en classes on a opposeacute

laquo lrsquoeacutetat social raquo agrave laquo lrsquoeacutetat politique raquo crsquoest en ce sens que lrsquoemploient les manuels

drsquohistoire des institutions Dans lrsquohistoire de Sparte par exemple la description des

classes Hilotes Peacuteriegraveques Spartiates forme lrsquoeacutetat laquo social raquo le gouvernement et lrsquoarmeacutee

rentrent dans lrsquoeacutetat laquo politique raquo En ce sens lrsquohistoire sociale serait lrsquoeacutetude des classes de

leurs privilegraveges de leur recrutement de leurs relations et lrsquohistoire des associations

priveacutees telles que la famille

17 Dans la seconde moitieacute du siegravecle le mot a tendu agrave prendre un autre sens Il srsquoest peu agrave peu

transporteacute aux nouvelles branches drsquoeacutetudes de la socieacuteteacute humaine qui commenccedilaient agrave se

former Plusieurs branches srsquoeacutetaient deacutejagrave constitueacutees avant qursquoon eucirct la conception

distincte de socieacuteteacute et de pheacutenomegravenes sociaux Elles eacutetaient neacutees les unes de lrsquohistoire2

15

ndash eacutetude encore confuse de tous les faits du passeacute science des actes et des institutions

politiques meacutelangeacutee agrave lrsquoeacuterudition et agrave lrsquoarcheacuteologie ndash les autres de certaines eacutetudes

pratiques devenues peu agrave peu historiques la theacuteologie devenue histoire des religions la

jurisprudence devenue histoire du droit la rheacutetorique et la philosophie devenues

histoires des litteacuteratures et des doctrines lrsquoart devenu histoire de lrsquoart Chacune ayant eu

degraves lrsquoorigine ses professeurs et ses speacutecialistes srsquoeacutetait organiseacutee en une science

indeacutependante sous un nom speacutecial

18 Les eacutetudes sur la socieacuteteacute qui se sont organiseacutees les derniegraveres au XIXe siegravecle ont pris le

nom de sociales devenu vacant Ainsi srsquoexplique que ce mot ait eacuteteacute reacuteduit agrave un sens si

restreint Si de lrsquoensemble des sciences qui eacutetudient les pheacutenomegravenes sociaux au sens

large on retire toutes les branches drsquoeacutetudes constitueacutees anteacuterieurement en sciences

speacuteciales le reacutesidu comprend les laquo sciences sociales raquo au sens actuel

19 Ce sont trois groupes drsquoeacutetudes drsquoorigines tregraves eacuteloigneacutees qui ont convergeacute de faccedilon agrave

former les laquo sciences sociales raquo

20 Un de ces groupes srsquoest constitueacute par la creacuteation drsquoune statistique fondeacutee sur une

meacutethode scientifique Les premiers essais remontent agrave la fin du XVIIe siegravecle aux travaux

de Petty et aux tables de mortaliteacute Mais il a fallu attendre qursquoon disposacirct de chiffres assez

complets et portant sur des pheacutenomegravenes assez varieacutes pour donner lrsquoideacutee drsquoeacutetudier

meacutethodiquement ces seacuteries de chiffres et drsquoen tirer des conclusions geacuteneacuterales Ce travail

nrsquoa pu commencer que tard quand les autres branches eacutetaient deacutejagrave constitueacutees sous

forme drsquohistoires speacuteciales et il a commenceacute hors des Universiteacutes ougrave ces sciences

srsquoeacutetaient constitueacutees Quand on a pour la premiegravere fois pris conscience du rocircle de la

statistique on a chercheacute un mot pour lui donner sa place dans lrsquoensemble de la science

Queacutetelet a publieacute son traiteacute Sur la possibiliteacute de mesurer lrsquoinfluence des causes qui modifient les

eacuteleacutements sociaux 1832 et son Essai de physique sociale 1835 Ainsi la statistique est entreacutee

dans le groupe des sciences sociales Quand elle srsquoest subdiviseacutee la branche principale a

formeacute la deacutemographie ougrave le mot δήμος est pris au mecircme sens restreint que le mot

laquo social raquo

21 Un autre groupe ndash et le plus consideacuterable ndash a eacuteteacute formeacute par lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes et

des institutions eacuteconomiques (production eacutechanges reacutepartition) ndash mal deacutelimiteacute du cocircteacute

de la production (on a heacutesiteacute sur la place de lrsquohistoire de la technique) ndash mal deacutelimiteacute

aussi du cocircteacute de la consommation (alimentation vecirctement habitation deacutepenses) Cette

eacutetude srsquoeacutetait appeleacutee longtemps laquo eacuteconomie politique raquo Volkswirthschaft mais le sens de

ce mot a tendu agrave se restreindre aux consideacuterations theacuteoriques qui avaient eacuteteacute la premiegravere

forme de lrsquoeacutetude eacuteconomique De plus en plus crsquoest la description des pheacutenomegravenes reacuteels

qui tend agrave devenir la science sociale eacutetablie au moyen drsquoune meacutethode drsquoobservation

22 Cette deacuteviation de sens a coiumlncideacute avec lrsquoapparition des eacutecoles socialistes et semble srsquoecirctre

produite sous leur influence Lrsquoideacutee fondamentale surtout des disciples de Marx crsquoest que

lrsquoorganisation eacuteconomique est le fondement de toute la socieacuteteacute reacuteformer la socieacuteteacute crsquoest

reacuteformer le reacutegime eacuteconomique Tous les autres faits sociaux passent au second plan non

seulement les faits intellectuels ou religieux mais mecircme les faits politiques Ils ont beau

demander avant tout une reacuteforme politique le suffrage universel montrant ainsi que

lrsquoorganisation eacuteconomique est domineacutee par le reacutegime politique dans leur langue le fait

laquo social raquo par excellence crsquoest le fait eacuteconomique Et crsquoest le sens qursquoils ont fini par

imposer aujourdrsquohui laquo sciences sociales raquo est devenu synonyme de sciences

eacuteconomiques

16

23 Le 3e groupe est drsquoune tout autre nature Les hommes qui eacutetudient les pheacutenomegravenes

eacuteconomiques ont eacuteteacute ameneacutes agrave eacutetudier aussi les theacuteories et les doctrines eacuteconomiques

doctrines speacuteculatives et doctrines pratiques par conseacutequent les reacuteformes et les

reacutevolutions eacuteconomiques Ainsi de lrsquohistoire geacuteneacuterale des doctrines confondue jusque-lagrave

dans lrsquohistoire de la philosophie et des sciences srsquoest deacutetacheacute un fragment lrsquohistoire des

doctrines et des projets eacuteconomiques qui est venu former le troisiegraveme groupe des

sciences sociales

24 Aujourdrsquohui les sciences sociales comprennent donc

1deg Les sciences statistiques y compris la deacutemographie

2deg Les sciences de la vie eacuteconomique

3deg Lrsquohistoire des doctrines et des tentatives eacuteconomiques

25 Crsquoest agrave peu pregraves ainsi que les eacutediteurs du Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften

deacutelimitaient en 1890 le champ de leur reacutepertoire en expliquant qursquoils faisaient de Staats le

synonyme de Sozial drsquoapregraves le sens nouveau que le mot Staat a pris depuis le

Staatssozialism ndash Un des traiteacutes les plus reacutecents en anglais Mayo-Smith reacuteunit sous un

nom analogue (Statistics and sociology 1895) deux sortes drsquoeacutetudes la deacutemographie et

lrsquoeacuteconomie politique ndash Ce sens complexe est aussi celui qursquoa adopteacute en Allemagne degraves

1873 le Verein fuumlr Sozialpolitik suivi par Stammhammer Bibliographie der Sozial politik 1896

ndash Crsquoest le sens donneacute en France au mot social dans le Museacutee social du comte de Chambrun

le Collegravege libre des sciences sociales et lrsquoEacutecole des hautes eacutetudes sociales

26 Les sciences sociales dans le sens que la pratique reacutecente leur a donneacute se limitent donc agrave

une partie restreinte des pheacutenomegravenes

27 Elles sont un amalgame disparate formeacute 1deg de lrsquoeacutetude des actes et des institutions

eacuteconomiques 2deg de la statistique des actes et des produits humains et 3deg de lrsquohistoire des

doctrines Elles nrsquoont qursquoun seul caractegravere commun crsquoest drsquoeacutetudier des pheacutenomegravenes qui

se rapportent aux inteacuterecircts mateacuteriels des hommes

28 Ces pheacutenomegravenes sont de deux espegraveces qui correspondent aux deux sciences entreacutees dans

lrsquoamalgame 1deg les pheacutenomegravenes proprement corporels nombre sexe acircge santeacute maladie

naissance mort qui sont lrsquoobjet de la deacutemographie 2deg les pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui

consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels pour la production

la distribution la consommation crsquoest le domaine de la science eacuteconomique au sens

large La limite ne peut pas toujours ecirctre traceacutee exactement Il y a des faits eacuteconomiques

purement intellectuels comme les opeacuterations de Bourse qui restent dans les sciences

sociales parce qursquoils sont lieacutes eacutetroitement aux pheacutenomegravenes mateacuteriels de lrsquoeacutechange Mais le

caractegravere geacuteneacuteral des faits eacutetudieacutes par les sciences sociales crsquoest drsquoecirctre des faits mateacuteriels

qursquoon cherche agrave atteindre par lrsquoobservation mateacuterielle3

29 III ndash On voit maintenant pourquoi la meacutethode historique ainsi deacutefinie est indispensable

aux sciences sociales ainsi deacutefinies

30 1deg Toute science sociale soit deacutemographie soit science eacuteconomique doit se constituer

par lrsquoobservation directe des pheacutenomegravenes Mais en pratique lrsquoobservation des

pheacutenomegravenes est toujours limiteacutee agrave un champ tregraves eacutetroit Pour arriver agrave une connaissance

eacutetendue il faut toujours recourir au proceacutedeacute indirect au document Or le document ne

peut srsquoeacutetudier que par la meacutethode historique Qursquoil ait eacuteteacute reacutedigeacute au temps drsquoAuguste ou

en 1900 la meacutethode pour lrsquoeacutetudier est la mecircme au moins dans les regravegles fondamentales

La meacutethode historique est donc neacutecessaire pour utiliser correctement mecircme les

documents contemporains

17

31 2deg Toute science sociale srsquoapplique agrave des pheacutenomegravenes qui ne restent pas constants pour

les comprendre il faut en connaicirctre lrsquoeacutevolution Pour le fait mecircme le plus simple de la

deacutemographie ndash le chiffre de la population ndash lrsquoeacutevolution est un eacuteleacutement essentiel de la

connaissance scientifique Cette neacutecessiteacute de connaicirctre lrsquoeacutevolution est bien plus grande

encore pour la vie eacuteconomique ougrave aucune organisation nrsquoest intelligible que par son

passeacute historique Il faut donc une eacutetude historique des pheacutenomegravenes sociaux anteacuterieurs et

cette eacutetude nrsquoest possible que par une meacutethode historique

32 Ainsi il faut appliquer drsquoabord la meacutethode historique aux sciences sociales pour

interpreacuteter les documents dont on a besoin dans tous les cas ougrave la connaissance ne peut

ecirctre qursquoindirecte (et en pratique presque tous les faits des sciences sociales sont recueillis

par la meacutethode indirecte) ndash Puis quand les faits sont reacuteunis il faut pour les grouper

suivre une meacutethode identique agrave celle de lrsquohistoire car il srsquoagit de former un ensemble

avec des faits recueillis presque tous par des proceacutedeacutes historiques

NOTES

1 Die Probleme der Geschichtsphilosophie 1892

2 Voir plus loin dans la 2 e partie chap XI laquo Naissance des histoires speacuteciales histoire

universelle histoire geacuteneacuterale raquo

3 On verra plus loin 2e partie chap XII si cette preacutetention est justifieacutee

18

Premiegravere partie La meacutethodehistorique appliqueacutee aux documentsdes sciences sociales

19

Chapitre premier

Theacuteorie du document

I Caractegravere du document ndash Le document est une trace drsquoactes anteacuterieurs ndash Analyse des opeacuterationsneacutecessaires pour produire un document eacutecriture langue penseacutee croyance connaissance lien deces opeacuterations avec la reacutealiteacuteII Provenance du document ndash Neacutecessiteacute de localiser le document ndash Opeacuterations pour en deacuteterminerla provenance

1 I ndash Comment un document peut-il servir agrave atteindre la connaissance drsquoun fait Y a-t-il

entre un document et un fait un rapport fixe qui permette agrave celui qui connaicirct le document

drsquoarriver agrave connaicirctre le fait Un document est une trace laisseacutee par un fait ndash Ces traces

peuvent ecirctre de deux espegraveces directes ou indirectes

2 Les traces directes sont des objets mateacuteriels ndash par exemple un bacirctiment une machine un

meacutetier agrave tisser ndash produits de lrsquoactiviteacute des hommes drsquoautrefois et qui peuvent servir agrave

nous faire directement connaicirctre cette activiteacute On peut utiliser les traces directes ndash par

exemple un outil ancien une eacutetoffe ndash quand il srsquoagit de connaicirctre les proceacutedeacutes ou les

produits drsquoune industrie crsquoest le cas dans lrsquohistoire de la technique Mais les sciences

sociales nrsquoont aucune recherche de ce genre agrave faire Et crsquoest mecircme un caractegravere singulier

de ces sciences Elles srsquoappliquent toujours agrave des pheacutenomegravenes sociaux qui ont pour objet

essentiel des choses mateacuterielles la deacutemographie eacutetudie la reacutepartition et les accidents

mateacuteriels des corps humains lrsquoeacuteconomie politique eacutetudie la production et la distribution

des richesses mateacuterielles Mais de ces pheacutenomegravenes mateacuteriels elles eacutecartent la partie

vraiment mateacuterielle lrsquoeacutetude des corps est abandonneacutee agrave lrsquoanthropologie ou agrave

lrsquoethnologie lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes industriels reste le domaine de la technique Les

sciences sociales nrsquoeacutetudient dans les pheacutenomegravenes mateacuteriels ni les corps ni les actes elles

cherchent seulement les rapports abstraits entre ces corps ou entre ces actes elles

eacutetudient soit les nombres des corps ou des actes soit les institutions eacuteconomiques crsquoest-

agrave-dire les rapports eacutetablis entre les hommes agrave propos des objets mateacuteriels Il nrsquoy a donc

pas lieu en science sociale de se servir des traces directes du passeacute

3 Les traces indirectes sont les eacutecrits on leur reacuteserve souvent le nom de documents

Directement les documents ne font connaicirctre que la penseacutee de celui qui les a reacutedigeacutes ils

ne sont que les traces de faits psychologiques mais ils peuvent fournir un moyen indirect

drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Les sciences sociales nrsquoemploient pas drsquoautre espegravece de

20

document Les documents de la deacutemographie sont ou des eacuteleacutements de calcul

deacutemographique (deacutenombrements et mesures) ou des reacutesultats de calculs sous forme soit

arithmeacutetique soit geacuteomeacutetrique Les documents de la science eacuteconomique sont ou des

statistiques ou des descriptions drsquoinstitutions (enquecirctes rapports monographies) ou des

regraveglements officiels ou priveacutes sur la faccedilon dont les institutions doivent fonctionner Les

documents de lrsquohistoire des doctrines sont les œuvres des eacutecrivains En un mot les

sciences sociales nrsquoutilisent que des eacutecrits il suffira donc ici drsquoeacutetablir la theacuteorie du

document eacutecrit

4 Quel rapport un eacutecrit peut-il avoir avec des faits sociaux Pour comprendre ce rapport

ndash qui est toujours indirect et lointain ndash il faut analyser les conditions dans lesquelles un

document vient au monde et reconstituer la seacuterie des opeacuterations neacutecessaires pour le

produire Alors seulement on pourra savoir srsquoil est possible agrave travers toutes ces

opeacuterations de trouver entre le document et le fait le rapport qui seul permettra drsquoarriver

agrave la connaissance du fait

5 Pour faciliter cette analyse forceacutement abstraite et subtile je prends parmi les documents

sociaux un exemple tregraves simple un bulletin manuscrit du recensement franccedilais Je vais

analyser les opeacuterations par lesquelles il est venu au monde en remontant la seacuterie des

opeacuterations agrave partir du fait qursquoun observateur pourra atteindre directement crsquoest-agrave-dire agrave

partir de lrsquoexistence du papier eacutecrit

6 Lrsquoobservateur prend le bulletin Directement tout ce qursquoil observe ce sont des traits noirs

traceacutes sur du papier blanc Comment ces traits ont-ils eacuteteacute produits Par un acte de la

main de lrsquoauteur du bulletin Voilagrave le premier intermeacutediaire lrsquoeacutecriture et voici la

premiegravere cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal traceacute ses lettres avoir fait des lapsus

7 Ces traits ne sont pas arbitraires ils sont traceacutes suivant un systegraveme drsquoeacutecriture que

lrsquoobservateur connaicirct sinon il ne pourrait pas lire Agrave partir des traits on remonte aux

signes que lrsquoauteur a voulu mettre sur son papier Dans nos systegravemes drsquoeacutecritures

alphabeacutetiques ces signes indiquent des sons drsquoune langue que lrsquoauteur a ducirc prononcer au

moins mentalement Voilagrave le deuxiegraveme intermeacutediaire les signes alphabeacutetiques Et voici la

deuxiegraveme cause drsquoerreur tregraves sensible si lrsquoauteur du bulletin ne sait pas lrsquoorthographe il

peut avoir mal orthographieacute par exemple il peut avoir eacutecrit 420 pour dire quatre-vingts

pour restituer sa vraie penseacutee il faut se repreacutesenter les mots parleacutes

8 La langue elle-mecircme nrsquoest qursquoun signe physiologique drsquoune penseacutee psychologique En

parlant lrsquoauteur a eu une penseacutee Voilagrave le troisiegraveme intermeacutediaire la langue Il faut savoir

la langue de lrsquoauteur du bulletin pour remonter agrave sa penseacutee au sens des mots Et voici une

troisiegraveme cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal su la langue avoir donneacute agrave un mot un

sens qursquoil nrsquoa pas habituellement en franccedilais par exemple avoir dit laquo journaliste raquo pour

laquo journalier raquo

9 Mais la penseacutee exprimeacutee litteacuteralement nrsquoexprime pas neacutecessairement ce que lrsquoauteur a

cru il a dit qursquoil eacutetait bouddhiste par plaisanterie ou il srsquoest dit centenaire par vaniteacute

Voilagrave les quatriegraveme et cinquiegraveme intermeacutediaires agrave travers le sens litteacuteral il faudra

remonter agrave la conception reacuteelle puis agrave travers la conception reacuteelle agrave la croyance sincegravere

de lrsquoauteur Et voici une quatriegraveme et une cinquiegraveme cause drsquoerreur le sens deacutetourneacute

puis le mensonge

10 On arrive ainsi agrave lrsquoeacutetat psychologique profond et permanent de lrsquoauteur On peut dire

alors voilagrave ce qursquoil croyait Srsquoil srsquoagissait seulement de doctrine on nrsquoaurait pas besoin

drsquoaller plus loin le travail serait termineacute car le document aurait donneacute la croyance de

21

lrsquoauteur Et crsquoest lagrave en effet que srsquoarrecirctent les opeacuterations en matiegravere drsquohistoire des

doctrines sociales

11 Mais dans tous les cas ougrave on veut connaicirctre un fait exteacuterieur on ne peut srsquoen tenir agrave une

croyance Ce qursquoon cherche crsquoest la reacutealiteacute exteacuterieure lrsquoauteur peut srsquoecirctre trompeacute par

exemple sur son acircge ou sur le nombre de piegraveces de son logement Or son opinion nrsquoa de

valeur qursquoautant qursquoelle provient drsquoune connaissance exacte des faits reacuteels et la

connaissance nrsquoest exacte que si elle provient drsquoune observation exacte soit faite par

lrsquoauteur lui-mecircme soit reacutepeacuteteacutee drsquoapregraves un autre observateur Voilagrave donc le sixiegraveme et

dernier intermeacutediaire de la croyance inteacuterieure de lrsquoauteur il faut passer agrave lrsquoobservation

drsquoun fait exteacuterieur Alors enfin le document se trouve relieacute par toute cette seacuterie

drsquointermeacutediaires agrave un acte de lrsquoespegravece des opeacuterations scientifiques agrave une observation Un

document vaut exactement dans la mesure ougrave il a pour origine une observation bien faite

12 Il semble donc que la science historique se retrouve en derniegravere analyse semblable agrave

toutes les sciences drsquoobservation il semble que la meacutethode historique repose sur le mecircme

principe que toute meacutethode scientifique puisque le document en derniegravere analyse est

une observation de faits Quand un astronome dans son observatoire un chimiste dans

son laboratoire ont fait une observation et lrsquoont reacutedigeacutee leur observation semble bien un

document pareil agrave un bulletin de recensement Pourtant la langue courante nrsquoappelle pas

laquo document raquo un procegraves-verbal drsquoobservation scientifique Et elle a raison de distinguer

car il y a une diffeacuterence pratique entre un document et une observation Ce nrsquoest pas

comme on lrsquoa dit parfois que le document soit la constatation drsquoun fait disparu qursquoon ne

peut plus observer tandis qursquoune observation scientifique peut ecirctre reacutepeacuteteacutee Il est

impossible en astronomie de recommencer lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore et

pourtant le procegraves-verbal de lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore nrsquoest pas un simple

document La diffeacuterence est dans la meacutethode le procegraves-verbal est reacutedigeacute suivant une

meacutethode rigoureuse et fixe le document est reacutedigeacute sans meacutethode il est de mecircme espegravece

que le reacutecit drsquoun garccedilon de laboratoire

13 Ainsi en remontant la seacuterie des opeacuterations agrave partir du bulletin manuscrit voici celles qui

ont neacutecessairement ducirc se produire 1deg un acte de la main de lrsquoauteur qui a eacutecrit le

bulletin 2deg dans lrsquoesprit de cet auteur une conception des signes drsquoeacutecriture agrave tracer

3deg dans ce mecircme esprit la repreacutesentation des sons de la langue dont lrsquoeacutecriture nrsquoest qursquoun

signe 4deg la repreacutesentation des phrases qursquoil a eacutecrites avec leur sens litteacuteral 5deg la

conception du sens qursquoil a entendu leur donner 6deg la croyance qursquoil a eue et qui peut ecirctre

erroneacutee 7deg la connaissance directe des faits qursquoil a atteints par observation Entre les

deux derniegraveres opeacuterations il a pu srsquointercaler un intermeacutediaire si lrsquoauteur a reccedilu sa

connaissance de seconde main srsquoil nrsquoa pas observeacute lui-mecircme le fait qursquoil affirme mais

seulement reacutepeacuteteacute lrsquoaffirmation drsquoun autre En ce cas crsquoest lrsquointermeacutediaire dont il

reproduit lrsquoaffirmation qui a eacuteteacute le seul observateur et il a ducirc faire lui-mecircme toute une

seacuterie drsquoopeacuterations mais de mecircme espegravece

14 Dans le cas ougrave lrsquoon opegravere non plus sur un manuscrit mais sur un imprimeacute il y a une

complication de plus Lrsquoimprimeacute ne repreacutesente par lui-mecircme que lrsquoacte drsquoun typographe

qui a eu un manuscrit agrave lire Il faut donc agrave travers toutes les opeacuterations intellectuelles de

ce typographe arriver au manuscrit qursquoil a observeacute Il y a en ce cas deux seacuteries

drsquoopeacuterations superposeacutees Mais la premiegravere seacuterie a peu drsquointeacuterecirct pratique parce que le

typographe a eacuteteacute dans des conditions exceptionnellement favorables pour observer et

reproduire le manuscrit et que les eacutepreuves ont eacuteteacute corrigeacutees par lrsquoauteur

22

15 Pour tirer drsquoun document la connaissance drsquoun fait il faut donc reconstituer toutes ces

opeacuterations intermeacutediaires comme elles ont ducirc se produire dans lrsquoesprit de lrsquoauteur et se

repreacutesenter toute la chaicircne de ces actes au moins dans le rapport que chacun drsquoeux a eu

avec le point de deacutepart qui eacutetait le fait observeacute Crsquoest le seul moyen de deacuteterminer le

rapport avec le point drsquoarriveacutee qui a eacuteteacute le document

16 En pratique dans cette chaicircne continue qui va depuis le fait agrave connaicirctre jusqursquoau

document crsquoest le point drsquoarriveacutee de lrsquoauteur le document qui est notre point de deacutepart

et crsquoest son point de deacutepart le fait qui est notre point drsquoarriveacutee Et les deux seuls objets

mateacuteriels qui puissent ecirctre observeacutes ce sont les deux anneaux extrecircmes de cette chaicircne

le fait observeacute par lrsquoauteur le document traceacute par lrsquoauteur et observeacute par nous Tous les

anneaux intermeacutediaires croyance conception langue sont des eacutetats psychologiques

nous ne pouvons pas les observer directement nous ne pouvons que nous les repreacutesenter

par analogie avec nos propres eacutetats inteacuterieurs les seuls qui nous soient directement

connus Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement une meacutethode

drsquointerpreacutetation psychologique par analogie Dans la mesure ougrave les sciences sociales se

constituent par des documents elles sont donc elles-mecircmes subordonneacutees agrave une meacutethode

psychologique

17 II ndash Agrave quelle condition peut-on opeacuterer sur un document avec chance drsquoen tirer une

connaissance Un document nrsquoa de valeur qursquoautant qursquoil est lieacute par un rapport connu

avec le fait sur lequel nous cherchons agrave ecirctre renseigneacute Supposons que je reacutedige un

bulletin de recensement au nom drsquoun personnage de fantaisie ougrave tous les renseignements

seront imaginaires ce ne sera pas un document

18 Il faut qursquoil y ait eu un rapport reacuteel entre ce bulletin et un des habitants qursquoil srsquoagit de

recenser Et il ne suffit pas que ce rapport existe il faut encore qursquoil nous soit connu Un

bulletin de recensement reacutedigeacute par un veacuteritable habitant tombe entre nos mains sans que

nous sachions agrave quelle eacutepoque et dans quel pays il a eacuteteacute eacutecrit il est pour nous sans valeur

parce que nous ne pouvons le rapporter agrave aucune reacutealiteacute preacutecise Pour qursquoun document

soit utilisable il faut que nous sachions preacuteciseacutement avec quels faits le document ou

plutocirct son auteur a eacuteteacute en rapport crsquoest-agrave-dire dans quelles conditions lrsquoauteur lrsquoa

produit Il faut pouvoir le localiser savoir en quel temps en quel lieu et par qui il a eacuteteacute

produit connaicirctre ce qursquoon appelle la provenance Tout travail sur un document doit

commencer par en deacuteterminer la provenance

19 Les opeacuterations pour eacutetablir la provenance des documents forment une partie

indispensable de toute meacutethode historique Elles tiennent une tregraves large place dans le

travail historique surtout quand il srsquoagit de faits tregraves anciens de lrsquoAntiquiteacute ou du Moyen

Acircge les documents de ces temps arrivent presque tous deacutefigureacutes par les copies

successives mal localiseacutes souvent mecircme falsifieacutes Une grande partie de la critique

consiste agrave les reacutetablir dans leur eacutetat primitif agrave les deacutelivrer des falsifications et agrave

deacuteterminer drsquoougrave ils sortent Crsquoest une opeacuteration de nettoyage indispensable pour eacuteviter

drsquoeacutenormes erreurs mais qui nrsquoajoute rien de positif agrave nos connaissances Les sciences

sociales opeacuterant drsquoordinaire sur des peacuteriodes contemporaines sont presque toujours

affranchies de ce travail de critique exteacuterieure Leurs documents se preacutesentent avec des

indications de provenance preacutecises et drsquoordinaire exactes la date le lieu de publication

le nom de lrsquoauteur souvent mecircme les conditions de son travail expliqueacutees dans une

preacuteface La critique de provenance a ici peu drsquooccasion de srsquoappliquer Elle se reacuteduit en

pratique agrave deux cas

23

20 Premier cas ndash On a des motifs de soupccedilonner que le document est accompagneacute drsquoune

fausse indication de date ou drsquoauteur soit que le contenu du document paraisse en

contradiction avec ces indications soit qursquoon soit averti par des renseignements

exteacuterieurs On aura par exemple su que le recenseur nrsquoest pas alleacute faire lrsquoenquecircte dont il

preacutetend srsquoecirctre chargeacute ou bien on aura remarqueacute dans le bulletin lui-mecircme des

expressions eacutetrangegraveres agrave la langue du recenseur

21 On doit alors faire une enquecircte en recherchant les renseignements exteacuterieurs sur la

provenance veacuteritable ou en analysant le document pour y deacutecouvrir des caractegraveres

inteacuterieurs de contradiction et des indices de la vraie provenance On nrsquoaura qursquoagrave

appliquer ici la meacutethode constitueacutee pour lrsquoeacuterudition historique1 En attendant drsquoavoir

trouveacute la provenance on devra tenir en suspicion le document et si on en fait usage

preacutevenir les lecteurs

22 Deuxiegraveme cas ndash Le document paraicirct ne pas ecirctre lrsquoœuvre drsquoun seul auteur (cas tregraves freacutequent

dans les documents officiels) et on a des motifs de soupccedilonner que les diffeacuterents auteurs

ont eu des opinions contradictoires ou ont suivi des meacutethodes de valeur diffeacuterente Il

devient alors neacutecessaire de savoir comment a eacuteteacute partageacute le travail on devra tacirccher de

distinguer les parties faites par chacun des auteurs si lrsquoon nrsquoy parvient pas il faut traiter

ces parties indistinctes avec une grande deacutefiance et si lrsquoon srsquoen sert avertir

expresseacutement

NOTES

1 On la trouvera exposeacutee dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode 2e eacutedition 1894

chap IV et dans Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques 2e eacuted chap III

24

Chapitre II

Les preacutecautions critiques

I Neacutecessiteacute de la critique ndash Tendance spontaneacutee agrave croire motifs de la creacuteduliteacuteII Formes rudimentaires de la critique ndash Notion du teacutemoignage insuffisance de la theacuteorie juridiquedu teacutemoignage neacutecessiteacute de lrsquoanalyseIII LrsquoanalyseIV Diverses opeacuterations de la critique

1 I ndash Le document est un produit mateacuteriel mais symbolique qui nrsquoa de valeur qursquoautant

qursquoil repreacutesente symboliquement la seacuterie drsquoopeacuterations par lesquelles a passeacute lrsquoesprit de

son auteur toutes ces opeacuterations sont exclusivement psychologiques et dans le cas

mecircme le plus favorable elles ont pour point de deacutepart une observation faite sans

meacutethode en dehors des regravegles de lrsquoobservation scientifique Un document mecircme le

meilleur nrsquoest que le dernier terme drsquoune seacuterie drsquoopeacuterations intellectuelles agrave partir drsquoune

observation mal faite

2 Ce serait donc une neacutegligence coupable drsquoopeacuterer avec un document comme avec une

observation scientifique Il faut avant de pouvoir utiliser un document prendre des

preacutecautions speacuteciales qui constituent toute la premiegravere moitieacute de la meacutethode historique

crsquoest la critique crsquoest-agrave-dire le jugement porteacute sur la valeur du document

3 Cette critique reconnue indispensable en histoire1 est-elle neacutecessaire en sciences

sociales La reacuteponse deacutepend du but qursquoon se propose en eacutetudiant ces sciences Si on y

apporte lrsquoesprit commercial on trouvera la critique non seulement inutile mais

dangereuse Car si lrsquoon tient seulement agrave produire une impression sur son public soit agrave le

convaincre de lrsquoavantage ou des inconveacutenients drsquoune mesure pratique soit agrave lui inspirer

de la consideacuteration pour la science de lrsquoauteur lrsquoessentiel est de publier le plus gros

travail possible drsquoapporter la plus grande masse de faits apparents le public mecircme le

public savant nrsquoa ni le loisir ni le deacutesir de veacuterifier la valeur drsquoune statistique (On a vu

reacutecemment des exemples eacuteclatants de cette neacutegligence) Or tout le temps passeacute agrave la

critique serait perdu pour ramasser des faits ce serait autant de moins drsquoapporteacute agrave la

masse Mais en outre la critique ne peut rien ajouter agrave la masse des preuves2 elle ne peut

qursquoen retrancher des preuves illusoires elle nrsquoa jamais qursquoun reacutesultat neacutegatif elle empecircche

drsquoadmettre des ideacutees fausses elle nrsquoen fait pas acqueacuterir de nouvelles Le public en

sciences sociales nrsquoappreacutecie que la quantiteacute du travail qui se voit drsquoun coup drsquoœil il nrsquoa

25

pas le temps drsquoen discerner la qualiteacute il ne peut distinguer un travail correct drsquoun travail

incorrect On a donc un avantage commercial eacutevident agrave se dispenser de la critique

puisqursquoelle fait perdre du temps et risque de diminuer la quantiteacute des mateacuteriaux Voilagrave

pourquoi sans doute on en fait si peu usage en science sociale

4 La critique nrsquoest utile qursquoautant qursquoon se place agrave un point de vue scientifique qursquoon tient agrave

connaicirctre la veacuteriteacute et agrave eacutecarter lrsquoerreur ou la fantaisie En ce cas seulement elle devient

indispensable car elle est le seul moyen de traiter les documents de faccedilon agrave en tirer une

veacuteriteacute deacutemontreacutee eacutetablie meacutethodiquement qui ne puisse pas ecirctre contesteacutee et crsquoest lagrave ce

qursquoon appelle la veacuteriteacute scientifique Il faut donc avant drsquoentreprendre aucun travail de

critique reacutesoudre pour soi-mecircme cette question preacutejudicielle Veut-on travailler en

savant sans souci du succegraves pour atteindre la veacuteriteacute scientifique Veut-on opeacuterer en

commerccedilant pour inspirer au public de la consideacuteration pour lrsquoentraicircner agrave une deacutecision

pratique pour arriver agrave lrsquoInstitut ndash Crsquoest agrave vrai dire une question de conscience Que

doit faire un commerccedilant drsquoune marchandise avarieacutee qursquoil peut eacutecouler sans que le public

srsquoen aperccediloive Doit-il la laisser perdre ou la vendre Cette mecircme question peut servir

de proceacutedeacute pour faire la critique drsquoun ouvrage de sciences sociales Si lrsquoon a besoin de

savoir la valeur scientifique drsquoun travail on fera bien de se poser cette question Lrsquoauteur

a-t-il eu un but commercial ou un but scientifique Ou plutocirct Dans quelle mesure

lrsquoauteur a-t-il voulu faire de la science De cette mesure deacutependra le degreacute de confiance

5 Si lrsquoon veut vraiment atteindre un reacutesultat scientifique il faut drsquoabord se peacuteneacutetrer de la

neacutecessiteacute de la critique En principe tout le monde lrsquoadmet mais crsquoest un de ces postulats

dont parle Carlyle facilement admis en theacuteorie et qui passent difficilement dans la

pratique Crsquoest que la critique est contraire agrave la tournure normale de lrsquointelligence

humaine la tendance spontaneacutee de lrsquohomme est de croire ce qursquoon lui dit Il est naturel

drsquoaccepter toute affirmation surtout une affirmation eacutecrite ndash plus facilement si elle est

eacutecrite en chiffres ndash encore plus facilement si elle provient drsquoune autoriteacute officielle si elle

est comme on dit authentique Appliquer la critique crsquoest donc adopter un mode de

penser contraire agrave la penseacutee spontaneacutee une attitude drsquoesprit contre nature Or il faut

lrsquoappliquer sans relacircche agrave tous les instants du travail historique il faut que cette allure

contre nature devienne une habitude organique On nrsquoy parvient pas sans effort Le

mouvement spontaneacute drsquoun homme qui tombe agrave lrsquoeau est de faire tout ce qursquoil faut pour se

noyer apprendre agrave nager crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de refreacutener ses mouvements

spontaneacutes et de faire des mouvements contre nature

6 Le mouvement spontaneacute drsquoun homme qui lit un document est de croire tout ce qursquoil lit

apprendre la critique crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de reacutesister agrave la creacuteduliteacute naturelle et

drsquoexaminer ce qursquoon lit La critique comme la natation doit devenir organique par

lrsquoexercice

7 Je ne puis ici qursquoindiquer les actes dont se compose la critique crsquoest la situation drsquoun

maicirctre nageur qui serait reacuteduit agrave montrer les mouvements en laissant chacun de ses

eacutelegraveves srsquoexercer en son particulier

8 Il faut drsquoabord se mettre en garde contre les mouvements spontaneacutes qui font noyer

Lrsquoexpeacuterience universelle de lrsquohistoire montre que lrsquohomme est naturellement creacutedule il

croit ce qursquoon lui affirme il a fallu des siegravecles pour produire une lueur de critique et

encore dans un seul pays en Gregravece Il est donc utile drsquoanalyser les motifs de cette

creacuteduliteacute universelle

26

9 1deg Le motif le plus geacuteneacuteral est la confusion drsquoesprit on entend un reacutecit on fait une

lecture on imagine aussitocirct le fait qursquoon vient drsquoentendre raconter ou de lire lrsquoimage

ainsi formeacutee se confond avec les autres images venues drsquoune autre source il faudrait un

effort de meacutemoire pour la distinguer et tout effort est contre nature Spontaneacutement

donc lrsquohomme croit tout ce qui lui est entreacute dans lrsquoesprit sans distinguer si cela lui vient

de son observation personnelle ou drsquoune affirmation exteacuterieure

10 2deg Un motif tregraves geacuteneacuteral est le respect pour lrsquoeacutecrit surtout pour lrsquoimprimeacute chacun de

nous en voit chaque jour la forme la plus frappante la creacuteduliteacute vis-agrave-vis du journal La

penseacutee fixeacutee par lrsquoeacutecriture plus encore par lrsquoimpression acquiert une autoriteacute presque

irreacutesistible Mecircme les gens cultiveacutes qui ont pourtant appris agrave se tenir en garde contre les

journaux ont besoin de reacuteagir sans cesse contre ce respect et parfois oublient de le faire

11 3deg Lrsquoimpression speacuteciale produite par les chiffres est particuliegraverement importante en

sciences sociales Le chiffre a un aspect matheacutematique qui donne lrsquoillusion du fait

scientifique Spontaneacutement on tend agrave confondre laquo preacutecis et exact raquo une notion vague ne

peut ecirctre entiegraverement exacte de lrsquoopposition entre vague et exact on conclut agrave lrsquoidentiteacute

entre laquo exact raquo et laquo preacutecis raquo On oublie qursquoun renseignement tregraves preacutecis est souvent tregraves

faux Si je dis qursquoil y a agrave Paris 525 637 acircmes ce sera un chiffre preacutecis beaucoup plus preacutecis

que laquo 2 millions et demi raquo et pourtant beaucoup moins vrai On dit vulgairement

laquo brutal comme un chiffre raquo agrave peu pregraves dans le mecircme sens que laquo la veacuteriteacute brutale raquo ce qui

sous-entend que le chiffre est la forme parfaite de la veacuteriteacute On dit aussi laquo Ce sont des

chiffres cela raquo comme si toute proposition devenait vraie degraves qursquoelle prend une forme

arithmeacutetique La tendance est encore plus forte lorsqursquoau lieu drsquoun chiffre isoleacute on voit

une seacuterie de chiffres lieacutes par des opeacuterations drsquoarithmeacutetique Les opeacuterations sont

scientifiques et certaines elles inspirent une impression de confiance qui srsquoeacutetend aux

donneacutees de fait sur lesquelles on a opeacutereacute il faut un effort de critique pour distinguer

pour admettre que dans un calcul juste les donneacutees peuvent ecirctre fausses ce qui enlegraveve

toute valeur aux reacutesultats Crsquoest une illusion de ce genre qui explique le succegraves drsquoun

ouvrage de statistique fantaisiste comme Mulhall The progress of the World ougrave la richesse

de chaque pays est calculeacutee avec une preacutecision eacutetonnante agrave partir de chiffres admis sans

aucun controcircle

12 4deg On ressent un respect naturel pour les autoriteacutes officielles politiques ou scientifiques

les bureaux de ministegravere les offices de statistique ou les corps savants Tout document

reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere semi-

magique il devient un document authentique On oublie que le caractegravere authentique

consiste dans les formes de lrsquoacte non dans son contenu et que drsquoordinaire les

deacuteclarations inscrites dans lrsquoacte ne sont pas controcircleacutees on confond souvent

laquo authentique raquo avec exact3 on dit parfois mecircme agrave la Chambre laquo fait authentique raquo pour

dire un fait eacutetabli sucircrement Il faut une tournure drsquoesprit ou une eacuteducation

exceptionnelles pour reacutesister agrave cet entraicircnement Des professionnels de la critique des

eacuterudits en sont parfois incapables respectueux des autoriteacutes eacutetablies ils souffriraient

comme drsquoun acte reacutevolutionnaire de refuser leur croyance agrave un acte reacutedigeacute par un

fonctionnaire

13 5deg Le motif le plus puissant de tous est la paresse Il faut se donner plus de peine pour

critiquer une affirmation que pour lrsquoadmettre sans controcircle surtout en matiegravere de travail

scientifique ougrave le controcircle est toujours long La tentation est tregraves forte de traiter les

documents comme des observations scientifiques drsquoougrave il ne reste qursquoagrave extraire des

27

mateacuteriaux tout precircts et agrave les grouper en une construction Vita brevis ars longa On abregravege

lrsquoart en supprimant la critique le travail est plus vite fait

14 6deg Enfin pour le motif commercial indiqueacute plus haut on trouve avantage agrave sacrifier le

moins possible de documents on ferait une mauvaise affaire en employant son temps agrave

diminuer la quantiteacute de mateacuteriaux qursquoon pourra mettre en œuvre on ne veut pas jeter

une marchandise avarieacutee qui peut figurer encore agrave lrsquoeacutetalage on compte que le public nrsquoy

regardera pas de trop pregraves et drsquoordinaire on nrsquoa pas agrave srsquoen repentir commercialement du

moins

15 Il est utile de se rendre compte expresseacutement de ces motifs inconscients pour bien voir la

neacutecessiteacute de faire meacutethodiquement son examen de conscience et de se tenir en garde

contre toutes les tentations et tous les mouvements spontaneacutes Il serait utile que cette

connaissance entracirct dans le domaine commun elle pourrait creacuteer une opinion publique

qui servirait de frein aux travailleurs sans conscience et de sanction peacutenale contre les

mauvais travaux

16 Une opinion publique a eacuteteacute creacuteeacutee ainsi en France en matiegravere drsquoeacuterudition historique et

philologique depuis une trentaine drsquoanneacutees par la Revue critique et elle a servi par la

terreur agrave empecirccher de se produire beaucoup drsquoouvrages mal faits Les sciences sociales

ont un besoin non moins urgent de cette police scientifique

17 II ndash Quand on est parvenu agrave sortir de lrsquoeacutetat de nature qui est la creacuteduliteacute totale on

commence agrave entrer sur le terrain de la critique mais on nrsquoarrive pas du premier coup agrave

des proceacutedeacutes meacutethodiques La critique naissante prend drsquoabord une forme vague Comme

on a eacuteteacute grossiegraverement trompeacute par des documents sans aucune valeur on se met agrave

distinguer entre ceux-lagrave et les autres et lrsquoon admet que certains documents provenant de

faussaires ou de menteurs aveacutereacutes doivent ecirctre rejeteacutes Dans un paquet de bulletins de

recensement on deacutecouvre des marques eacutevidentes de fraude on met agrave part comme

suspects tous les bulletins de ce paquet parce qursquoils eacutemanent drsquoune personne peu digne de

foi

18 Combineacutee avec la pratique des tribunaux cette distinction a produit la theacuteorie du

teacutemoignage4 Elle repose sur lrsquoideacutee qursquoil y a de bons et de mauvais teacutemoins Les bons

teacutemoins dignes de foi sont ceux qui ont connu la veacuteriteacute et voulu la dire les teacutemoins

sincegraveres et bien informeacutes les mauvais teacutemoins sont les menteurs et les hommes mal

informeacutes ils nrsquoont pas su la veacuteriteacute ou nrsquoont pas voulu la dire Cette distinction srsquoapplique

drsquoabord aux personnes En la transportant aux eacutecrits on classe les documents suivant leur

auteur comme en justice on classe les teacutemoignages drsquoun cocircteacute les documents dignes de

foi de lrsquoautre les documents suspects crsquoest la vieille notion juridique qursquoil y a des

teacutemoins dont la deacuteclaration doit emporter le jugement Elle se combine avec une autre

notion juridique celle de lrsquoacte authentique crsquoest-agrave-dire reacutegulier qui doit ecirctre accepteacute

parce qursquoil est dans les formes tandis que le document apocryphe doit ecirctre rejeteacute agrave cause

de sa forme Ces notions ne sont nullement scientifiques et quand on les introduit dans la

critique historique on oublie les diffeacuterences profondes entre un problegraveme scientifique et

une affaire juridique

19 1deg En justice il y a deux parties Le juge doit deacutecider dans tous les cas entre les deux

reacutepondre oui ou non crsquoest une balance qui doit finir par pencher drsquoun cocircteacute Il est ameneacute

ainsi par des neacutecessiteacutes pratiques agrave eacutetablir des criteacuteriums conventionnels qui sont lrsquoacte

authentique le teacutemoignage recevable la balance penche du cocircteacute ougrave ces criteacuteriums se

trouvent Cela suffit pour emporter la deacutecision car il srsquoagit seulement drsquoune deacutecision

28

exteacuterieure non drsquoune conviction inteacuterieure Mais en science on nrsquoest jamais forceacute de

reacutepondre agrave une question et il faut savoir veacuteritablement avant de pouvoir rien affirmer En

preacutesence drsquoune question scientifique il peut y avoir non pas seulement deux mais trois

attitudes laquo Oui ndash Non ndash Je ne sais pas raquo Si donc un acte ou un teacutemoin paraissent

insuffisants pour conclure on peut ndash et on doit ndash suspendre son jugement Il serait

dangereux de traiter le teacutemoignage en science comme en justice car si lrsquoon nrsquoa sur une

question qursquoun seul document en preacutesence de cette affirmation unique non contredite

on aura de la peine agrave garder lrsquoattitude du doute on semblerait insulter le teacutemoin en

doutant de sa parole Et ainsi on se laissera aller agrave dire Nous nrsquoavons pas de raison de

douter du teacutemoin nous pouvons donc affirmer On oublie qursquoen science pour affirmer une

solution il faut avoir la preuve qursquoelle est exacte et qursquoon doit dire Nous nrsquoavons pas de

raison drsquoaffirmer donc nous devons douter En justice le doute eacutequivaut agrave une affirmation

en faveur drsquoune des deux parties en science il ne doit aboutir qursquoagrave une neacutegation

provisoire

20 2deg En justice il y a entre deux parties un duel soumis agrave des regravegles drsquoattaque et de deacutefense

lrsquoun des adversaires produit un teacutemoignage ou un acte lrsquoautre doit produire un teacutemoin ou

un acte en sens inverse sinon il perd Transporteacutee sur le terrain historique cette regravegle

devient une entrave agrave la science En fait elle aboutit agrave donner agrave lrsquoopinion la plus ancienne

une sorte de possession drsquoeacutetat on deacuteclare qursquoelle sera admise provisoirement en

attendant la preuve contraire Or en science on doit rejeter provisoirement tout ce qui

nrsquoest pas prouveacute Lrsquoapplication de cette regravegle est encore plus dangereuse en matiegravere de

document On srsquoaperccediloit qursquoun document est suspect crsquoest-agrave-dire ne paraicirct pas provenir

drsquoune observation exacte on devrait lrsquoeacutecarter provisoirement mais en vertu de la regravegle

de la possession drsquoeacutetat on continue provisoirement agrave le traiter comme un document sucircr

crsquoest-agrave-dire agrave admettre comme exactes ses affirmations jusqursquoagrave ce qursquoon ait pu prouver

qursquoil est mauvais On encombre ainsi la science de constructions fragiles qui srsquoeacutecroulent le

jour ougrave la preuve est faite que le document ne vaut rien

21 3deg En justice on nrsquoa qursquoagrave deacutecider une question deacutelimiteacutee par les termes de lrsquoaffaire On

prend le teacutemoignage en bloc on lrsquoadmet ou on le rejette tout entier En science il srsquoagit

drsquoune quantiteacute innombrable de questions Le mecircme teacutemoin a drsquoordinaire laisseacute des

affirmations sur des milliers de faits Un seul tableau de statistique un simple bulletin de

recensement un seul document contient des renseignements tregraves divers Le principe

juridique est de consideacuterer en bloc un teacutemoignage La critique historique doit employer le

proceacutedeacute inverse analyser le document en ses eacuteleacutements les plus menus car chacun de ces

eacuteleacutements repreacutesente une opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente faite par lrsquoauteur du document il

donne donc un renseignement de valeur tout agrave fait diffeacuterente Le document le plus

mensonger renferme toujours des conceptions exactes Lrsquoauteur drsquoune deacuteclaration

frauduleuse de vente peut avoir trompeacute sur le prix et donner exactement la contenance

de la terre vendue

22 Ainsi on est conduit agrave formuler trois regravegles opposeacutees agrave celles du teacutemoignage juridique

1deg La critique ne doit affirmer ou nier que srsquoil y a des raisons concluantes agrave deacutefaut de ces

raisons elle doit suspendre la conclusion 2deg Elle ne doit tenir aucun compte de ce qui a

eacuteteacute admis anteacuterieurement sans preuves suffisantes il nrsquoy a pas en science de preacutevention

favorable 3deg Elle doit opeacuterer toujours en commenccedilant par analyser le document

23 III ndash Analyser crsquoest deacutecomposer jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement irreacuteductible Cet eacuteleacutement est diffeacuterent

suivant lrsquoespegravece de faits qursquoon cherche agrave connaicirctre ndash En matiegravere de langue on doit arriver

jusqursquoau mot et mecircme jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement qui entre dans la composition du mot ndash En

29

matiegravere de conception on arrive jusqursquoaux ideacutees et aux images qui entrent dans la

composition drsquoune phrase non seulement jusqursquoaux jugements eacuteleacutementaires mais

jusqursquoaux meacutetaphores ndash En matiegravere de faits exteacuterieurs (crsquoest le domaine propre des

sciences sociales) lrsquoeacuteleacutement dernier ce nrsquoest pas le fait total crsquoest lrsquoaffirmation de

lrsquoexistence de chacune des conditions du fait la date le lieu la personne le chiffre etc

Cette phrase laquo Ahellip maccedilon agrave Xhellip veuf raquo contient quatre eacuteleacutements distincts 1deg Ahellip 2deg sa

profession 3deg son domicile 4deg sa qualiteacute de veuf Il faut examiner chacun agrave part pour

deacuteterminer si lrsquoauteur a opeacutereacute correctement en lrsquointroduisant dans le document car il

peut avoir observeacute ou reacutedigeacute correctement un des eacuteleacutements et pas lrsquoautre Il se peut qursquoil

ait eu raison de dire Ahellip maccedilon et tort de le dire veuf ou demeurant agrave Xhellip

24 Nous voici rameneacutes agrave la diffeacuterence capitale entre la meacutethode historique et celle des

sciences drsquoobservation directe Le document sur lequel opegravere la meacutethode historique nrsquoest

qursquoun moyen de connaissance indirecte mais en suivant toute la seacuterie des opeacuterations par

lesquelles il srsquoest formeacute on peut remonter agrave une observation directe Et lrsquoobservation

directe dans une science drsquoobservation prend elle-mecircme en pratique la forme drsquoun

procegraves-verbal eacutecrit qui ressemble bien agrave un document Il semble donc qursquoon pourrait les

traiter par la mecircme meacutethode En fait un savant prend le procegraves-verbal drsquoobservation

reacutedigeacute par un autre savant et srsquoen sert pour conclure sans faire drsquoautre opeacuteration En

pratique il se contente de savoir que un tel laquo travaille bien raquo ou laquo travaille mal raquo et il

accepte ou rejette lrsquoobservation suivant lrsquoopinion qursquoil a de lrsquoobservateur Crsquoest un

proceacutedeacute semblable agrave celui de la critique de teacutemoignage un jugement en bloc Pourquoi ce

proceacutedeacute serait-il leacutegitime en science et condamneacute en histoire Pourquoi appliquer la

meacutethode critique aux documents puisqursquoon ne lrsquoapplique pas aux procegraves-verbaux

drsquoexpeacuterience

25 Crsquoest qursquoil y a une diffeacuterence pratique entre une observation et un document

Lrsquoobservation est un document fait suivant des regravegles preacutecises et fixes drsquoobservation et de

notation ces regravegles obligent lrsquoobservateur agrave analyser avec preacutecision les faits qursquoil observe

et agrave faire la critique de ses impressions Le travail drsquoanalyse et de critique a eacuteteacute fait par

lrsquoobservateur lui-mecircme pendant lrsquoopeacuteration On peut donc se contenter de veacuterifier si

lrsquoobservateur travaille bien ou mal crsquoest-agrave-dire srsquoil applique correctement les regravegles et

cette veacuterification suffit pour accepter ou rejeter en bloc son travail

26 Le document est une observation venue au monde sans regravegles Il se compose drsquoeacuteleacutements

dont chacun peut avoir eacuteteacute obtenu par une meacutethode diffeacuterente il faut donc bien

lrsquoanalyser crsquoest-agrave-dire distinguer ces eacuteleacutements afin de rechercher seacutepareacutement pour

chacun srsquoil a eacuteteacute obtenu par une meacutethode correcte ou non Ce travail nrsquoayant pas eacuteteacute fait

pendant lrsquoobservation il faut le faire sur le document crsquoest proprement lrsquoœuvre de la

critique Or lrsquohistoire nrsquoopegravere jamais que sur des documents et les sciences sociales seront

dans la mocircme condition tant qursquoelles nrsquoauront pas constitueacute une meacutethode scientifique

avec des regravegles preacutecises sur la maniegravere de recueillir les renseignements sociaux Elles ne

peuvent donc pas se passer de lrsquoanalyse et de la critique

27 IV ndash La critique se divise pratiquement en trois seacuteries drsquoopeacuterations qursquoon peut deacutesigner

par les noms suivants

28 1deg La critique drsquointerpreacutetation qui consiste agrave deacuteterminer le sens du document crsquoest-agrave-

dire la conception de lrsquoauteur

29 2deg La critique de sinceacuteriteacute qui consiste agrave discerner si lrsquoauteur a menti ou parleacute

sincegraverement de faccedilon agrave deacuteterminer sa croyance sur chaque point

30

30 3deg La critique drsquoexactitude qui consiste agrave examiner si lrsquoauteur srsquoest trompeacute ou a observeacute

correctement de faccedilon agrave deacuteterminer les faits exteacuterieurs qursquoil a observeacutes

31 Il faut y ajouter une opeacuteration preacutealable la critique de provenance destineacutee agrave deacuteterminer

par qui a eacuteteacute reacutedigeacute le document

NOTES

1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II

2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II

3 M drsquoAvenel Histoire eacuteconomique de la proprieacuteteacute etc 1804 Introduction donne comme certains

tous les prix indiqueacutes dans des actes drsquoenregistrement parce que ces actes sont authentiques

4 Elle a eacuteteacute exposeacutee par le P de Smedt Principes de la critique historique 1887 et reproduite par

Tardif Principes de critique

31

Chapitre III

Critique de provenance

I Conditions de la critique de provenanceII Difficulteacutes speacuteciales aux documents des sciences sociales

1 Les principes geacuteneacuteraux de la critique exposeacutes dans le chapitre preacuteceacutedent sont applicables

aux opeacuterations des sciences sociales dans la mesure ougrave elles se servent de documents

2 I ndash Drsquoabord srsquoimpose une opeacuteration preacutealable eacutetablir la provenance du document Cette

opeacuteration longue et difficile pour les documents anciens est drsquoordinaire tregraves facile pour

les documents reacutecents Elle consiste agrave reacuteunir les renseignements sur la faccedilon dont le

document srsquoest formeacute De notre temps les renseignements les plus neacutecessaires lrsquoeacutepoque

le lieu le nom et la qualiteacute de lrsquoauteur sont drsquoordinaire joints au document lui-mecircme Il

ne reste qursquoagrave se demander si ces indications sont exactes En geacuteneacuteral au XIXe siegravecle depuis

lrsquoorganisation reacuteguliegravere de lrsquoimprimerie et de la bibliographie elles sont exactes en gros

il ne se fabrique plus guegravere comme autrefois de documents apocryphes

3 Mais il se fait encore beaucoup de menues falsifications drsquoinexactitudes volontaires

surtout dans la date exacte de publication et les noms des auteurs veacuteritables Comme on a

rarement les moyens de les rectifier il est sage de ne prendre ces renseignements que

pour des donneacutees approximatives de ce qursquoun livre porte la date 1901 il ne faudrait pas

conclure qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute publieacute en 1900

4 On fera bien de srsquoinformer des conditions de travail speacuteciales au pays agrave lrsquoeacutepoque au genre

dans lequel a travailleacute lrsquoauteur On saura quelles espegraveces drsquoinexactitudes sont habituelles

dans ce pays agrave cette eacutepoque dans ce genre et par conseacutequent quelles indications de

provenance ont chance drsquoecirctre inexactes Crsquoest lagrave une notion bien vague mais on ne peut

pas preacuteciser cet examen ne peut produire qursquoun eacutetat de deacutefiance vague Mais ce soupccedilon

conccedilu au commencement du travail accompagnera toute lrsquoeacutetude du document et rendra

plus facile drsquoapercevoir dans le document lui-mecircme les indices preacutecis drsquoun faux

renseignement de provenance qui seront les contradictions entre le contenu mecircme du

document et la date le pays lrsquoauteur indiqueacutes en tecircte

5 Pratiquement il ne serait pas raisonnable de proceacuteder avec les documents contemporains

comme on fait pour les textes anciens lrsquoeacutediteur commence par lire et eacutetudier lrsquoensemble

du document pour trouver des contradictions et des renseignements de deacutetail qui

32

permettent de fixer la vraie provenance Crsquoest un luxe que permet lrsquoextrecircme rareteacute des

documents sur ces peacuteriodes Mais en science sociale le travail serait trop long et on ne

dispose pas drsquoun nombre suffisant de speacutecialistes Il faut donc que celui qui veut utiliser le

document fasse lui-mecircme sa critique de provenance Ce travail pratiquement se reacuteduit agrave

un controcircle sur les affirmations inscrites en tecircte du document il suffit donc de lire avec

la preacuteoccupation de recueillir les indices de contradiction entre le contenu du document

et sa provenance deacuteclareacutee

6 II ndash La principale difficulteacute est de deacuteterminer lrsquoauteur veacuteritable des documents officiels

Ils sont drsquoordinaire anonymes ou bien ils indiquent pour auteur le chef du service par

lequel ils ont eacuteteacute publieacutes et crsquoest par les subalternes que le travail a eacuteteacute fait

7 Quant aux documents statistiques on peut ecirctre sucircr qursquoils sont toujours le produit drsquoune

collaboration puisqursquoil est mateacuteriellement impossible agrave un homme de faire seul toutes les

observations reacutesumeacutees dans les chiffres drsquoune statistique Qui pourrait se charger drsquoun

recensement srsquoil nrsquoavait des auxiliaires pour recueillir un agrave un les renseignements

8 Ces auteurs ou ces collaborateurs ne laissent pas tous une trace apparente de leur activiteacute

dans le document qui est leur œuvre Il sera mecircme presque toujours impossible de les

deacuteterminer tous Mais du moins on doit se faire une regravegle de lire avec soin les indications

ndash geacuteneacuteralement deacuteposeacutees dans la preacuteface ou les appendices de la publication ndash sur la faccedilon

dont le document a eacuteteacute preacutepareacute et reacutedigeacute On devra se rendre compte aussi nettement que

possible des auteurs et des collaborateurs de leur caractegravere et de leurs habitudes de la

part que chacun a prise au travail et surtout des proceacutedeacutes qursquoils ont employeacutes pour

recueillir leurs renseignements et pour les reacutesumer en formules Si lrsquoon ne parvient pas agrave

voir clairement par quels proceacutedeacutes le document a eacuteteacute fabriqueacute on sera du moins averti de

garder la deacutefiance que doit toujours inspirer le reacutesultat brut drsquoopeacuterations resteacutees

inconnues

33

Chapitre IV

Critique drsquointerpreacutetation

I Analyse preacutealable ndash Deacutecomposition en eacuteleacutements ndash Proceacutedeacutes pratiques ndash Limites de laconnaissance ndash Rapiditeacute des opeacuterationsII Critique drsquointerpreacutetation ndash Langue ndash Sens litteacuteral ndash Sens deacutetourneacute ndash Reacutesultat des opeacuterations

1 I ndash Une fois la provenance eacutetablie commence le travail sur le contenu du document la

critique On a vu qursquoil ne peut se faire que par lrsquoanalyse

2 Lrsquoanalyse et la critique sont deux opeacuterations distinctes logiquement mais pratiquement

elles se font presque toujours ensemble et mecircme elles se combinent avec les autres

opeacuterations que jrsquoai eacutenumeacutereacutees plus haut la lecture lrsquoexplication du sens lrsquointerpreacutetation

Toutes se font agrave la fois sans qursquoon prenne conscience de faire des actes diffeacuterents comme

en nageant on fait agrave la fois plusieurs mouvements qursquoon a eacuteteacute obligeacute de deacutecomposer pour

les apprendre Quand on a pratiqueacute avec meacutethode ces opeacuterations on arrive assez vite agrave les

faire spontaneacutement On srsquoest accoutumeacute agrave une certaine faccedilon de lire on a contracteacute une

habitude drsquoesprit qui accompagne deacutesormais la lecture de tout document la critique est

devenue organique et inconsciente

3 Le principe fondamental de la critique interne crsquoest qursquoun document eacutetant une

observation mal analyseacutee et mal critiqueacutee il en faut analyser et critiquer seacutepareacutement

toutes les parties et par conseacutequent drsquoabord le deacutecomposer en ses eacuteleacutements Au point de

vue de la critique un eacuteleacutement crsquoest chacune des opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoobservateur qui

a eacuteteacute lrsquoauteur du document chacune des opeacuterations pour laquelle il a pu proceacuteder

incorrectement et par suite introduire dans son document une cause drsquoerreur Mais cette

critique rencontre deux difficulteacutes

4 1deg Le document nrsquoest que le reacutesultat brut drsquoun grand nombre drsquoopeacuterations intellectuelles

or lrsquoauteur ne nous donne pas le deacutetail de ces opeacuterations Comment parvenir dans le

reacutesultat agrave deacutemecircler chacune drsquoelles

5 2deg Quand mecircme il serait logiquement possible de faire cette analyse comment trouver le

temps de faire la critique speacuteciale de chacune de ces opeacuterations qui souvent se chiffrent

par milliers

6 Ces deux difficulteacutes forment le problegraveme fondamental de la meacutethode critique elle nrsquoest

utile qursquoautant qursquoelle en peut fournir une solution pratique sinon elle resterait agrave lrsquoeacutetat

34

de theacuteorie logique En fait la meacutethode critique a rendu des services voici par quels

moyens

7 a Pour deacuteterminer les opeacuterations par lesquelles srsquoest construit le document nous nrsquoavons

pas il est vrai de renseignements particuliers mais nous pouvons partir des

renseignements geacuteneacuteraux que nous donne la connaissance des lois geacuteneacuterales des

opeacuterations psychologiques Nous savons drsquoavance quelles opeacuterations un homme a ducirc faire

neacutecessairement pour arriver agrave un reacutesultat drsquoune forme donneacutee car ces opeacuterations tiennent

agrave la nature mecircme de lrsquoesprit humain Nous pouvons affirmer qursquoil srsquoest produit au moins

le minimum neacutecessaire drsquoopeacuterations une observation une croyance une conception

aboutissant agrave la reacutedaction du document Nous pourrons donc toujours deacutecomposer au

moins en trois groupes et pour chacun proceacuteder agrave une critique diffeacuterente 1deg critique

drsquointerpreacutetation 2deg critique de sinceacuteriteacute 3deg critique drsquoexactitude

8 Nous savons en outre quels sont les eacuteleacutements seacuteparables dans toute affirmation un

jugement est forceacutement la reacuteunion de plusieurs conceptions nous pouvons les isoler et

affirmer que chacune drsquoelles a eacuteteacute le produit drsquoune opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente nous

savons qursquoil faut en faire seacutepareacutement la critique puisque chacune peut avoir une valeur

diffeacuterente drsquoexactitude ou de sinceacuteriteacute Dans un bulletin de recensement lrsquoanalyse est deacutejagrave

faite en forme le bulletin est une reacuteunion de reacuteponses agrave un questionnaire analytique qui a

deacutejagrave isoleacute les eacuteleacutements Il en est de mecircme des tableaux statistiques Mais dans tout

document reacutedigeacute sous la forme syntheacutetique de phrases suivies il faut faire lrsquoanalyse de

chaque phrase

9 La difficulteacute nrsquoest pas drsquoanalyser de faccedilon agrave retrouver les opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoauteur

puisqursquoelles sont donneacutees par la nature mecircme de lrsquoesprit humain crsquoest de deacuteterminer

comment lrsquoauteur a fait chacune drsquoelles car ce qui importe dans la pratique crsquoest de savoir

srsquoil lrsquoa faite correctement ou non pour deacutecider si le reacutesultat est correct et peut ecirctre utiliseacute

Lagrave-dessus il nrsquoexiste aucun moyen drsquoarriver agrave la certitude aucun moyen sucircr de savoir

comment lrsquoauteur a proceacutedeacute crsquoest cela mecircme qui fait la diffeacuterence entre un document et

une observation

10 Tout ce qursquoon peut savoir crsquoest que dans certains cas lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer

correctement il nrsquoa pas pu observer ou croire ou concevoir ce qui est dans le document

dans ce cas ou bien son affirmation est erroneacutee ou mensongegravere et par conseacutequent nulle

ou bien le document est faussement attribueacute agrave cet auteur Cela permet de mettre agrave part

les affirmations nulles ce qui est un reacutesultat purement neacutegatif mais non pas un reacutesultat

nul car il est neacutecessaire de nrsquoecirctre pas dupe drsquoun document sans valeur

11 Dans les autres cas srsquoil nrsquoy a pas drsquoimpossibiliteacute que les opeacuterations aient eacuteteacute correctes il

ne reste qursquoun proceacutedeacute relatif pour continuer le travail de critique Nous savons par

lrsquoexpeacuterience humaine qursquoil y a des situations ougrave lrsquohomme est plutocirct porteacute agrave proceacuteder

correctement drsquoautres ougrave il lui est plus naturel drsquoopeacuterer incorrectement Nous

connaissons drsquoavance ces situations car elles tiennent aux conditions geacuteneacuterales de

lrsquoesprit Nous pouvons donc dresser drsquoavance un questionnaire geacuteneacuteral de ces conditions

et agrave propos de chaque opeacuteration nous demander laquo Eacutetait-elle dans le cas ougrave la correction

est plus probable ou au contraire dans le cas ougrave crsquoest lrsquoincorrection qui est probable raquo

Nous arriverons ainsi agrave partager les opeacuterations en deux cateacutegories les unes plus

probablement correctes les autres plus probablement incorrectes et par conseacutequent

suspectes Ce nrsquoest lagrave qursquoun reacutesultat relatif et provisoire on verra plus loin comment on

peut le compleacuteter

35

12 b Lrsquoautre difficulteacute qui paraicirct drsquoabord insurmontable crsquoest le grand nombre des

opeacuterations neacutecessaires agrave la critique Ougrave trouver le temps de faire tant drsquoopeacuterations Mais

cette difficulteacute nrsquoest qursquoune illusion dont voici la cause Toute analyse consciente

drsquoopeacuterations qui essaie de deacutecrire par la parole des actes inconscients exige de longues

explications car la parole est un instrument tregraves imparfait pour reproduire des actes Si

lrsquoon essayait drsquoanalyser la marche lrsquoimpression serait la mecircme on pourrait dire Ougrave

trouver le temps de faire tous les mouvements neacutecessaires pour marcher Pour toute

opeacuteration ce qui est long crsquoest drsquoen prendre lrsquohabitude Il faut du temps aussi pour

apprendre agrave marcher En critique il srsquoagit de prendre lrsquohabitude de lrsquoanalyse geacuteneacuterale et

de la deacutefiance meacutethodique Une fois lrsquohabitude prise on critique comme on marche sans

avoir besoin drsquoy penser En lisant chaque phrase on voit aussitocirct de quels eacuteleacutements

logiques elle se compose et par conseacutequent agrave quelles opeacuterations elle correspond sur

chacune on fait aussitocirct et agrave la fois ses trois critiques drsquointerpreacutetation de sinceacuteriteacute

drsquoexactitude sans mecircme prendre conscience qursquoon se pose des questions car le

questionnaire agrave force de se reacutepeacuteter est devenu inconscient Si lrsquoon ne sent rien de

suspect dans la phrase on continue la lecture sans srsquoen apercevoir si la phrase implique

une opeacuteration suspecte on srsquoarrecircte aussitocirct spontaneacutement on remarque un motif de

deacutefiance on prend une note ou mecircme on se contente de srsquoen souvenir sans le formuler

Ces remarques de deacutetail srsquoaccumulent sur les fiches ou dans la meacutemoire et finissent par

produire un jugement sur la valeur du document Si un document nrsquoa donneacute lieu agrave aucune

impression de deacutefiance on sait qursquoil a eacuteteacute composeacute dans des conditions presque aussi

favorables qursquoun procegraves-verbal drsquoobservation mais crsquoest un cas rare Dans les autres cas

on garde une impression de deacutefiance sur certains points qui sert agrave diriger le travail de

critique sur ces points

13 En pratique toutes ces opeacuterations se font ensemble Si lrsquoon est obligeacute ici de les expliquer agrave

part et successivement cela tient seulement aux conditions de la parole humaine Elles

vont ecirctre exposeacutees ici dans lrsquoordre logique

14 II ndash La premiegravere opeacuteration est la critique drsquointerpreacutetation destineacutee agrave deacuteterminer le sens

donneacute par lrsquoauteur du document et par conseacutequent sa conception Elle suppose qursquoon sait

la langue dans laquelle lrsquoauteur a eacutecrit La langue est ainsi une science auxiliaire de la

critique Mais il ne suffit pas de savoir en geacuteneacuteral la langue du document il ne suffit pas

de savoir lrsquoanglais pour interpreacuteter tout document eacutecrit en anglais une langue nrsquoest pas

un systegraveme de symboles absolument preacutecis et invariable

15 Dans ce qursquoon appelle une langue les sens varient beaucoup drsquoune eacutepoque agrave lrsquoautre il y a

mecircme des changements de sens agrave quelques anneacutees de distance Il y a aussi dans le

territoire drsquoune langue des diffeacuterences de sens drsquoune reacutegion agrave une autre Ce qursquoil faut

savoir pour interpreacuteter un document ce nrsquoest pas lrsquoanglais en geacuteneacuteral crsquoest lrsquoanglais de

lrsquoauteur du document qui ne sera pas tout agrave fait le mecircme suivant qursquoil aura eacutecrit au XVIIIe

ou au XIXe siegravecle en Angleterre ou aux Eacutetats-Unis

16 Or la tendance spontaneacutee est de traiter une langue comme un systegraveme invariable de

signes drsquoadmettre un sens fixe pour chaque mot1 Il faut donc ici une premiegravere

preacutecaution une reacuteaction de la critique contre les mouvements de la nature

17 En pratique la variation porte surtout sur certaines espegraveces de mots ceux qui sont le plus

exposeacutes agrave changer de sens sont ceux qui deacutesignent des arrangements sociaux ou des

conceptions sociales toujours difficiles agrave preacuteciser et qui eacutevoluent plus rapidement que les

autres faits ce sont les mots qui deacutesignent un sentiment une conception une institution

36

ou mecircme un acte usuel Crsquoest donc sur ces mots que lrsquoattention doit ecirctre porteacutee

systeacutematiquement On doit se demander dans quel sens lrsquoauteur lrsquoa pris

18 La preacutecaution est particuliegraverement neacutecessaire dans tout document statistique car ici le

sens vulgaire du mot eacutetant souvent trop vague pour reacutepondre aux questions preacutecises que

pose tout recensement lrsquoauteur a eacuteteacute obligeacute de le preacuteciser dans un sens arbitraire pour

deacutecider dans quelle cateacutegorie devait rentrer chacune des reacutealiteacutes qursquoil a eu agrave deacutenombrer

Il lui a fallu se demander par exemple laquo Qursquoest-ce qursquoun crime Que doit-on compter

comme maison Qui doit-on consideacuterer comme un patron raquo Lrsquoauteur a ainsi donneacute agrave ces

mots un sens speacutecial Pour interpreacuteter ce qursquoil a eacutecrit il faut savoir ce sens

19 Par quel proceacutedeacute peut-on deacuteterminer le sens speacutecial drsquoun mot dans un document On doit

opeacuterer comme pour un mot drsquoune langue inconnue reacuteunir les passages du mecircme

document ougrave ce mot se trouve dans un contexte qui rend le sens eacutevident2 Mais il faut

prendre garde qursquoun mecircme mot peut avoir des sens diffeacuterents chez un mecircme auteur et

tenir compte de ces diffeacuterences

20 Il nrsquoa eacuteteacute parleacute ici que du sens des mots mais tout ce qui se dit des mots doit srsquoappliquer

aux expressions formeacutees de la reacuteunion de plusieurs mots Il est bien eacutevident que pour

interpreacuteter lrsquoexpression laquo banque populaire raquo il ne suffira pas de comprendre seacutepareacutement

les deux mots laquo banque raquo et laquo populaire raquo la reacuteunion forme vraiment un mot nouveau

21 Il ne suffit pas pour interpreacuteter la penseacutee drsquoun auteur drsquoavoir compris le sens litteacuteral des

mots Il faut srsquoassurer que lrsquoauteur a employeacute les mots dans leur sens litteacuteral qursquoil ne les a

pas pris dans un sens deacutetourneacute par alleacutegories plaisanteries allusion ou par simple figure

de rheacutetorique telles que meacutetaphore hyperbole ou litote Pratiquement dans les

documents des sciences sociales le sens deacutetourneacute est rare il faut cependant penser aux

plaisanteries Mais surtout il faut prendre garde si lrsquoon est ameneacute agrave faire usage de

documents en langue litteacuteraire ou de lettres priveacutees que dans ces sortes de textes les

figures de rheacutetorique ou les allusions sont freacutequentes Il est dit dans des reacutecits du XIIe

siegravecle que Guillaume le Conqueacuterant avait 60 000 chevaliers agrave son service et que le roi

drsquoAngleterre Henri II avait dans son treacutesor 60 000 marcs Un historien qui prendrait ces

chiffres pour eacutetablir le nombre des domaines feacuteodaux ou le budget des rois drsquoAngleterre

commettrait une lourde erreur Car 60 000 (LX millia) est agrave cette eacutepoque une hyperbole

pour dire beaucoup (Voir Round Feudal England 1895)

22 Le sens deacutetourneacute ne se reacutevegravele par aucun criteacuterium exteacuterieur rien dans la langue eacutecrite ne

marque lrsquoallusion la figure de rheacutetorique ou la plaisanterie lrsquoessence mecircme de la

mystification est drsquoeffacer soigneusement toute trace exteacuterieure de comique Pour

apercevoir ce caractegravere deacutetourneacute il ne reste donc drsquoautre moyen que de comparer le

passage suspect avec le reste du document on est averti qursquoil y a un sens deacutetourneacute quand

le sens litteacuteral est obscur contradictoire ou absurde Drsquoailleurs il nrsquoexiste aucun proceacutedeacute

geacuteneacuteral pour atteindre le vrai sens on nrsquoa drsquoautre ressource que de comparer avec

lrsquoensemble du document les passages suspects de contenir un sens deacutetourneacute

23 Quand on est parvenu agrave deacuteterminer le sens du document la critique drsquointerpreacutetation est

termineacutee Elle aboutit agrave faire connaicirctre la conception de lrsquoauteur Elle la fait connaicirctre avec

certitude car un homme ne peut exprimer que ce qursquoil a conccedilu Elle nous donne donc le

moyen de faire lrsquoinventaire des conceptions avec lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur

37

NOTES

1 Cette tendance va jusqursquoagrave attribuer le mecircme sens agrave un mecircme mot dans deux langues

diffeacuterentes ce qui produit souvent des contresens sur les textes anglais on oublie que le mot

depuis qursquoil a passeacute de lrsquoancien franccedilais dans lrsquoanglais a pris un sens nouveau que control signifie

maintenant laquo domination raquo que education a pris le sens du franccedilais laquo enseignement raquo

2 On trouvera la theacuteorie avec des indications deacutetailleacutees dans Langlois et Seignobos Introduction

aux eacutetudes historiques livre II chap VI III

38

Chapitre V

Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude

I Conditions speacuteciales agrave chacune des deux critiques ndash Sinceacuteriteacute causes drsquoalteacuteration proceacutedeacutesndash Exactitude causes drsquoerreur proceacutedeacutes pour les deacutecouvrirII Opeacuteration commune ndash Questionnaire conditions geacuteneacuterales de la production du documentconditions particuliegraveres de chaque opeacuteration cas suspects ndash Reacutesultat

1 La critique de sinceacuteriteacute et la critique drsquoexactitude sont logiquement des opeacuterations

nettement distinctes puisque chacune aboutit agrave une espegravece diffeacuterente de conclusions La

critique de sinceacuteriteacute ne sert qursquoagrave deacuteterminer ce que lrsquoauteur du document a cru mais elle

nrsquoatteint qursquoun pheacutenomegravene psychologique la croyance de lrsquoauteur La critique

drsquoexactitude fait connaicirctre les faits exteacuterieurs que lrsquoauteur a observeacutes elle peacutenegravetre jusqursquoagrave

la reacutealiteacute Certaines espegraveces de travaux historiques nrsquoont besoin que de la critique de

sinceacuteriteacute quand on a deacutetermineacute ce que lrsquoauteur croyait le travail est fini crsquoest le cas de

toutes les eacutetudes de doctrines qui forment une partie des sciences sociales Il faut donc

analyser successivement les conditions speacuteciales agrave ces deux critiques de sinceacuteriteacute et

drsquoexactitude

2 En pratique pour toutes les eacutetudes de faits exteacuterieurs ndash qui forment la tregraves grande

majoriteacute des cas ndash il nrsquoest pas neacutecessaire de distinguer expresseacutement entre les deux

critiques Le but pratique eacutetant de deacuteterminer ce qui a existeacute dans la reacutealiteacute exteacuterieure il

est indiffeacuterent que ce soit par manque de sinceacuteriteacute ou par deacutefaut drsquoexactitude que lrsquoauteur

ait donneacute un faux renseignement il importe seulement de deacuteterminer srsquoil lrsquoa donneacute exact

ou inexact et le reacutesultat des deux critiques se confond dans une conclusion unique Il

paraicirct donc rationnel drsquoeacutetudier drsquoabord les conditions speacuteciales agrave chacune des deux

critiques puis de deacutecrire lrsquoopeacuteration commune qui dans la pratique les combine

drsquoordinaire toutes deux

3 I ndash On a expliqueacute plus haut que toute opeacuteration de critique commence par lrsquoanalyse Le

document doit ecirctre drsquoabord analyseacute crsquoest-agrave-dire deacutecomposeacute en ses affirmations On doit

seacuteparer chacune des affirmations indeacutependantes contenues dans le document et

lrsquoexaminer agrave part On reconnaicirctra une affirmation indeacutependante agrave ce signe qursquoelle

pourrait ecirctre vraie tandis que toutes les autres sont fausses ou inversement crsquoest la

preuve qursquoelle a eacuteteacute de la part de lrsquoauteur le produit drsquoune opeacuteration indeacutependante qui

39

peut avoir eacuteteacute correcte tandis que toutes les autres eacutetaient incorrectes ou inversement

Crsquoest sur chacune de ces affirmations que doit se faire seacutepareacutement la critique

4 1deg La critique de sinceacuteriteacute part de ce principe ndash qui est un fait drsquoexpeacuterience ndash que les

hommes disent tantocirct ce qursquoils croient tantocirct ce qursquoils ne croient pas on ne doit donc

pas tirer toujours la mecircme conclusion de lrsquoaffirmation drsquoun homme sur sa croyance on ne

doit pas opeacuterer comme srsquoil avait dit neacutecessairement ce qursquoil croyait ndash Entre lrsquoaffirmation

et la croyance il nrsquoy a pas de rapport fixe tantocirct un homme parle sincegraverement tantocirct il

ment ndash Il nrsquoy a pas de signe exteacuterieur qui permette de distinguer ces cas lrsquoun de lrsquoautre

il nrsquoy a pas de criteacuterium de la sinceacuteriteacute ce qursquoon appelle laquo lrsquoaccent de sinceacuteriteacute raquo nrsquoest

que lrsquoapparence de la conviction et ne prouve que lrsquohabileteacute ou lrsquoeffronterie Un bon

acteur un menteur impudent sauront mieux que personne donner cette impression ndash Il

nrsquoy a pas mecircme de rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun auteur et sa sinceacuteriteacute ou

son manque de sinceacuteriteacute dans un cas particulier tel sera sincegravere sur un article qui

mentira sur un autre il ne suffit donc pas de classer les auteurs en sincegraveres et

mensongers

5 Tous ces proceacutedeacutes sommaires de diagnostic eacutetant eacutecarteacutes il ne reste plus qursquoun moyen

correct crsquoest drsquoexaminer seacutepareacutement chaque affirmation indeacutependante crsquoest-agrave-dire

chacune des opeacuterations que lrsquoauteur a ducirc faire et de rechercher dans quelles conditions

lrsquoauteur se trouvait srsquoil est probable que ces conditions lrsquoont inclineacute plutocirct agrave ecirctre sincegravere

ou plutocirct agrave mentir ou si lrsquoon ne peut rien dire de lrsquoaction qursquoelles doivent avoir eue Le

travail supposera donc deux recherches 1deg en geacuteneacuteral dans quelles conditions a opeacutereacute

lrsquoauteur pour produire lrsquoensemble du document 2deg en particulier dans quelles conditions

il srsquoest trouveacute pour chacune des opeacuterations

6 Le reacutesultat de cette recherche sera relatif et simplement probable elle aboutira agrave classer

les affirmations en suspectes de mensonge et non suspectes Or il se peut qursquoune

affirmation suspecte soit sincegravere et qursquoune affirmation non suspecte soit mensongegravere Ce

ne sera donc qursquoune conclusion provisoire

7 Pour faire cette critique il faut savoir dans quels cas un auteur est enclin agrave nrsquoecirctre pas

sincegravere Ces cas on peut les preacutevoir car ils tiennent aux conditions geacuteneacuterales de lrsquoesprit

humain qui sont les lois empiriques de la psychologie On pourra donc drsquoavance preacutevoir

les cas les plus ordinaires de mensonge les motifs les plus forts drsquoalteacuterations On pourra

en dresser la liste on aura ainsi un questionnaire qursquoon appliquera agrave chacune des

affirmations indeacutependantes (Il est bien entendu que cette opeacuteration devra devenir

instinctive et finira par ecirctre tregraves rapide)

8 Ce travail suffit pour faire lrsquohistoire des doctrines sociales il suffit en effet dans cet

ordre drsquoeacutetudes de deacuteterminer ce qursquoun auteur a cru on ne cherche agrave connaicirctre que ses

opeacuterations intellectuelles sans avoir besoin drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Le travail se

ramegravene agrave une simple analyse des œuvres La seule difficulteacute crsquoest de reconstituer

lrsquoeacutevolution de la penseacutee de lrsquoauteur de deacutecouvrir comment chacune de ses doctrines est

neacutee et srsquoest transformeacutee La meacutethode consistera agrave eacutetudier ses doctrines dans lrsquoordre

chronologique ce que les historiens des doctrines ont souvent oublieacute de faire mais ce qui

nrsquoest pas tregraves difficile

9 2deg Pour la critique drsquoexactitude la position de la question est analogue Crsquoest un fait

drsquoexpeacuterience que les hommes affirment souvent ce qursquoils ne savent pas ndash soit parce qursquoils

affirment sans preuve ndash soit parce qursquoils se trompent ou en observant ou en faisant une

des nombreuses opeacuterations intellectuelles neacutecessaires pour aboutir agrave un jugement Crsquoest

40

un fait drsquoexpeacuterience qursquoils se trompent plus souvent encore qursquoils ne mentent parce qursquoil

faut de lrsquoattention pour ne pas se tromper tandis qursquoil suffit de se laisser aller agrave la nature

pour ne pas mentir

10 Il nrsquoy a aucun rapport fixe entre la reacutealiteacute et les affirmations des gens qui croient savoir

pas plus qursquoil nrsquoy a de criteacuterium de sinceacuteriteacute il nrsquoy a un criteacuterium drsquoexactitude La

preacutecision des deacutetails ndash qui fait trop souvent illusion ndash prouve seulement la force

drsquoimagination du narrateur elle nrsquoest qursquoune apparence drsquoexactitude ndash Encore moins y a-

t-il un rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun homme et son exactitude dans un cas

particulier ndash Il ne reste donc ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute qursquoun proceacutedeacute relatif

crsquoest de rechercher dans quelles conditions lrsquoauteur se trouvait et de se demander si ces

conditions ont ducirc lrsquoincliner plutocirct agrave ecirctre exact ou plutocirct agrave se tromper Il faut faire cette

recherche drsquoabord en geacuteneacuteral puis en particulier pour chaque affirmation

11 Ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute le reacutesultat sera relatif et provisoire on arrivera

seulement agrave classer les affirmations en suspectes drsquoerreur et non suspectes Mais il y aura

une cateacutegorie de plus les cas ougrave lrsquoauteur a eacuteteacute dans des conditions telles qursquoil ne pouvait

rien savoir parce qursquoil nrsquoavait aucun moyen drsquoatteindre le fait qursquoil affirme En ce cas on

sait que son affirmation est sans valeur crsquoest un reacutesultat neacutegatif mais deacutefinitif

12 II ndash Pratiquement sauf dans lrsquoeacutetude des doctrines on nrsquoa pas inteacuterecirct agrave faire seacutepareacutement

les deux critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude on nrsquoa pas besoin de distinguer ce que

lrsquoauteur a cru car on ne srsquointeacuteresse en rien agrave sa croyance lrsquoauteur nrsquoest qursquoun

intermeacutediaire pour arriver agrave savoir le fait exteacuterieur qursquoil peut avoir connu Pour abreacuteger

on a donc avantage agrave reacuteunir en un seul le travail des deux critiques

13 Il srsquoagit de savoir dans quelles conditions lrsquoauteur a opeacutereacute ou plutocirct si lrsquoauteur a opeacutereacute

correctement drsquoabord en observant le fait puis en reacutedigeant le document srsquoil ne srsquoest pas

trompeacute et srsquoil nrsquoa pas menti Crsquoest le problegraveme le plus embarrassant de toute la critique

Nous ne connaissons pas vraiment les lois psychologiques du mensonge ou de la

sinceacuteriteacute mecircme en voyant opeacuterer devant nous un homme nous ne pouvons assurer agrave

lrsquoentendre parler srsquoil ment ou srsquoil est sincegravere or nous nrsquoavons pas mecircme vu opeacuterer

lrsquoauteur

14 ndash Drsquoautre part il est vrai que nous connaissons les lois de lrsquoobservation exacte ce sont les

regravegles des sciences drsquoobservation On peut mecircme les formuler

15 1deg Regarder avec une attention soutenue en pensant agrave un fait bien deacutelimiteacute drsquoune espegravece

deacutetermineacutee drsquoavance en eacutetant averti drsquoavance qursquoil va se produire et en nrsquoayant plus qursquoagrave

noter le moment ougrave il se produit

2deg Nrsquoavoir aucun inteacuterecirct pratique au reacutesultat aucune ideacutee preacuteconccedilue sur le reacutesultat

3deg Noter le fait observeacute aussitocirct qursquoon lrsquoa aperccedilu et suivant un systegraveme preacutecis de notation

16 En voyant opeacuterer un homme nous pouvons savoir srsquoil opegravere correctement car nous

voyons srsquoil applique les regravegles Mais lrsquoauteur du document nous ne lrsquoavons pas vu opeacuterer

nous savons seulement qursquoil nrsquoa certainement pas opeacutereacute dans les conditions drsquoune

correction complegravete que quelques-unes de ses opeacuterations doivent avoir eacuteteacute incorrectes

La question se pose donc ainsi deacuteterminer dans quelle mesure un auteur que nous

nrsquoavons pas vu opeacuterer a opeacutereacute correctement et quelles sont les opeacuterations qui ont eacuteteacute

incorrectes Eacutevidemment la reacuteponse ne peut ecirctre pleinement satisfaisante on ne peut

espeacuterer qursquoune solution relative (On indiquera plus tard par quels expeacutedients on peut

tirer parti de ces solutions imparfaites)

17 Voici quels moyens permettent de donner du moins une reacuteponse utilisable en pratique

41

18 Drsquoabord on peut reacuteunir les renseignements geacuteneacuteraux sur les conditions geacuteneacuterales dans

lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur soit qursquoon possegravede des renseignements exteacuterieurs fournis par

la critique de provenance soit qursquoon se procure ces connaissances par lrsquoanalyse

intrinsegraveque du document On a donc agrave se poser plusieurs questions Lrsquoauteur donne-t-il

des renseignements sur les conditions ougrave il opeacuterait Sont-ils sincegraveres Y a-t-il trace de la

faccedilon dont il a proceacutedeacute Il srsquoagit surtout de chercher les conditions geacuteneacuterales qui ont pu

lrsquoincliner agrave opeacuterer incorrectement agrave mentir agrave affirmer leacutegegraverement agrave se tromper Il faut

donc dresser un questionnaire geacuteneacuteral ougrave seront preacutevus les motifs les plus puissants

drsquoincorrection ou par insinceacuteriteacute ou par erreur On se demandera Quel inteacuterecirct

personnel ou collectif lrsquoauteur a-t-il eu agrave mentir Quels preacutejugeacutes de sentiment ou de

doctrine quelles habitudes de langue ont pu lui faire deacuteformer la veacuteriteacute A-t-il eu les

eacuteleacutements de connaissances neacutecessaires pour son travail Savait-il travailler A-t-il eu la

possibiliteacute drsquoobserver les faits On doit reacutepondre pour son compte agrave ces questions et

srsquoassimiler les reacutesultats de cet examen car il faudra les avoir constamment preacutesents agrave

lrsquoesprit pendant lrsquoopeacuteration de critique

19 Mais ce questionnaire ne megravene pas loin Car il faut pouvoir faire la critique non pas en

geacuteneacuteral de lrsquoauteur ni mecircme en geacuteneacuteral du document mais en particulier de chacune des

opeacuterations drsquoesprit qui ont produit le document Or en pratique ces conditions ne sont

pas directement connues Il ne reste donc qursquoagrave les imaginer drsquoapregraves la connaissance

geacuteneacuterale que nous avons des proceacutedeacutes habituels de lrsquoesprit humain et de ses deacuteformations

habituelles Mais il faut garder nettement conscience du caractegravere psychologique et par

conseacutequent subjectif de cette pratique afin de nrsquoen jamais perdre de vue le caractegravere

relatif et provisoire

20 Sur chacune des opeacuterations de lrsquoauteur repreacutesenteacutees par une affirmation indeacutependante

on travaillera avec un questionnaire qui pourra ecirctre drsquoabord eacutecrit et conscient et qui

bientocirct deviendra instinctif

21 Essayons drsquoabord de preacutevoir les cas ougrave il est probable que lrsquoauteur aura manqueacute de

sinceacuteriteacute Normalement il est plus commode de dire ce qursquoon croit que de mentir mais il

suffit pour faire deacutevier un homme de la ligne naturelle de sinceacuteriteacute de la moindre

intention de produire sur le lecteur du document une impression que la veacuteriteacute ne

produirait pas Il faut donc dresser la liste des intentions possibles elle servira de

questionnaire pour examiner la sinceacuteriteacute de chaque affirmation Voici une eacutenumeacuteration

des intentions qui peuvent agir sur un auteur et par conseacutequent qui rendent son

affirmation suspecte

22 1deg Lrsquoauteur a eu un but pratique il a voulu obtenir un reacutesultat deacutetermineacute en donnant un

renseignement faux toute affirmation inteacuteresseacutee est suspecte On doit donc chercher quel

inteacuterecirct lrsquoauteur a pu avoir agrave preacutesenter les faits drsquoune certaine faccedilon Il faut preacutevoir non

seulement lrsquointeacuterecirct personnel mais lrsquointeacuterecirct collectif qui nrsquoest pas toujours facile agrave

deacutemecircler inteacuterecirct de parti de secte de corporation de nation Toutes les deacuteclarations

collectives tous les documents officiels rentrent dans cette cateacutegorie

23 2deg Lrsquoauteur a voulu reacutediger un document authentique et il se trouvait dans des

conditions de lieu de personnes de moment contraires aux regravegles prescrites pour

reacutediger ce document il ne pouvait lrsquoavouer il a donc fallu qursquoil menticirct sur tous les points

ougrave il nrsquoeacutetait pas en regravegle Crsquoest le cas de tout document authentique drsquoordinaire il est vrai

dans presque toutes ses parties et faux dans quelques-unes La loi exige qursquoun acte soit

reccedilu par deux notaires le document dira laquo Par-devant maicirctre un tel et son collegravegue raquo et

42

il nrsquoy aura pourtant qursquoun seul notaire Si les deacutelais prescrits par le regraveglement pour faire

un acte sont passeacutes lrsquoacte sera antidateacute crsquoest-agrave-dire pourvu drsquoune date fausse Si les

assistants leacutegalement neacutecessaires sont absents on les deacuteclarera preacutesents nouveau

mensonge Les regravegles rigides imposeacutees agrave ce genre drsquoactes sont non comme on le croit

souvent une garantie de sinceacuteriteacute mais au contraire une chance de mensonge

24 3deg Lrsquoauteur a eu des sympathies ou des antipathies pour un individu ou pour un groupe

ou pour certaines ideacutees Il faudra deacuteterminer ces hommes ces groupes ces ideacutees pour

savoir preacuteciseacutement sur quelles affirmations auront agi ces sentiments

25 4deg Lrsquoauteur a eacuteteacute entraicircneacute par une vaniteacute individuelle ou collective Il faudra deacuteterminer

lrsquoespegravece de vaniteacute car la vaniteacute est tregraves variable suivant les temps les pays les

personnes on peut mettre sa vaniteacute agrave massacrer agrave piller agrave tromper et il peut arriver

qursquoun homme par vaniteacute se vante drsquoun meurtre qursquoil nrsquoa pas commis Il faudra aussi

reconnaicirctre de quel groupe lrsquoauteur se sent solidaire et srsquoil est atteint de vaniteacute nationale

corporative eccleacutesiastique etc

26 5deg Lrsquoauteur a eacuteteacute dans lrsquoobligation de se conformer aux ideacutees geacuteneacuterales de son public par

crainte du blacircme ou du scandale ce qui lrsquoa inclineacute agrave conformer ses affirmations aux ideacutees

courantes Il faudra deacutemecircler ces convenances obligatoires qui varient drsquoune eacutepoque agrave

lrsquoautre et qui sont une cause puissante de deacuteformation

27 6deg Lrsquoauteur avait des habitudes litteacuteraires il a fait subir en partie sans en avoir

conscience agrave ses affirmations une deacuteformation dramatique romanesque lyrique

oratoire pour produire plus drsquoimpression sur ses lecteurs Cette cause drsquoalteacuteration est

tregraves importante dans les documents historiques narratifs ou descriptifs

28 7deg Lrsquoauteur a trouveacute plus court drsquoinventer que de se renseigner il a menti par simple

paresse Crsquoest le vice habituel des statistiques et en geacuteneacuteral des documents obtenus par

reacuteponses agrave un questionnaire Vous deacuterangez un employeacute pour lui faire faire un travail qui

ne lrsquointeacuteresse pas il vous reacutepondra au hasard pour se deacutebarrasser de vous Voilagrave

probablement la cause drsquoerreur la plus active dans les sciences sociales ougrave lrsquoon opegravere

surtout sur des documents reacutedigeacutes par des fonctionnaires

29 Ainsi sera dresseacutee la liste des cas ougrave le document risque drsquoinduire en erreur par deacutefaut de

sinceacuteriteacute

30 Une seconde liste comprendra les cas drsquoerreur venant de ce que lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute

correctement Ici il faut drsquoabord distinguer les cas ougrave lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer

correctement car srsquoil ne lrsquoa pas pu son affirmation nrsquoest pas seulement suspecte elle est

nulle

31 Voici le questionnaire des conditions qui rendent lrsquoopeacuteration correcte impossible ou tregraves

improbable ndash Quelques-unes sont deacutejagrave preacutevues dans le questionnaire geacuteneacuteral sur les

conditions geacuteneacuterales ougrave opeacuterait lrsquoauteur Savait-il faire les opeacuterations intellectuelles

correctement Savait-il abstraire raisonner geacuteneacuteraliser calculer observer Savait-il

faire la critique dans les cas ougrave il opeacuterait de seconde main avec des renseignements sur

des faits qursquoil nrsquoavait pas observeacutes lui-mecircme Ou a-t-il au contraire montreacute une

incapaciteacute eacutevidente par des erreurs freacutequentes dans un de ces genres drsquoopeacuterations

32 En outre pour chaque opeacuteration particuliegravere il faut un questionnaire ougrave sont preacutevues les

conditions de lrsquoopeacuteration et les chances ordinaires drsquoerreur Et drsquoabord Lrsquoauteur a-t-il

opeacutereacute par un travail personnel Ou reacutepegravete-t-il lrsquoaffirmation drsquoun autre Agrave chacune de ces

deux situations srsquoapplique une seacuterie diffeacuterente de questions

43

33 1deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute personnellement Comment a-t-il entrepris son travail Srsquoest-il mis

au travail spontaneacutement ou pour reacutepondre agrave une question La distinction est tregraves

importante dans les sciences sociales ougrave lrsquoon use beaucoup de lrsquoenquecircte par

questionnaires On doit se demander si lrsquoauteur ne reacutepondait pas agrave une question qui lui

suggeacuterait la reacuteponse ces reacuteponses suggeacutereacutees nrsquoont pas la mecircme valeur qursquoune deacuteclaration

spontaneacutee

34 2deg Lrsquoauteur a-t-il opeacutereacute en faisant lui-mecircme lrsquoobservation directe sur la reacutealiteacute Ou par

lrsquointermeacutediaire drsquoune opeacuteration intellectuelle Dans le cas ougrave il y a eu une opeacuteration on se

demandera drsquoabord Quelles donneacutees lrsquoauteur pouvait-il avoir La valeur drsquoune opeacuteration

deacutepend avant tout de la valeur des donneacutees sur lesquelles elle srsquoest faite elle ne donnera

aucun reacutesultat utile si elle a au point de deacutepart des donneacutees insuffisantes Crsquoest donc la

question capitale on ne saurait trop le rappeler agrave tous ceux qui ont agrave utiliser des

statistiques ils sont trop porteacutes agrave oublier qursquoun tableau statistique nrsquoest pas une

observation directe et agrave accepter les reacutesultats du calcul sans mecircme chercher agrave srsquoen

repreacutesenter les donneacutees Puis on se demandera quelle opeacuteration lrsquoauteur a faite A-t-il ducirc

abstraire geacuteneacuteraliser calculer Et quelles chances avait-il drsquoopeacuterer incorrectement Il

suffit pour reacutepondre agrave ces questions de se repreacutesenter les opeacuterations neacutecessaires pour

arriver agrave un reacutesultat analogue et les erreurs habituelles agrave chacune de ces opeacuterations

35 3deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute par observation directe nrsquoy a-t-il pas eu entre lui et lrsquoobjet agrave

observer une cause drsquoerreur personnelle Lrsquohallucination est rare et on nrsquoa guegravere agrave la

preacutevoir surtout en sciences sociales Mais lrsquoillusion est freacutequente elle provient de

lrsquohabitude de voir les choses se passer drsquoune certaine faccedilon Si les choses viennent agrave se

passer autrement ou si lrsquoon est transporteacute dans un autre milieu on continue agrave voir ce

qursquoon est habitueacute agrave voir Souvent mecircme on nrsquoobserve pas reacuteellement on admet drsquoavance

sans regarder ce qursquoon croit a priori devoir se produire Crsquoest lrsquoaction du preacutejugeacute une

opinion preacuteconccedilue sur un fait empecircche drsquoapercevoir ce fait tel qursquoil se preacutesente

36 4deg En supposant que lrsquoauteur a vraiment observeacute a-t-il eacuteteacute dans des conditions favorables

pour observer placeacute de faccedilon agrave bien voir libre de preacuteoccupation et drsquoopinion preacuteconccedilue

A-t-il noteacute son observation aussitocirct et lrsquoa-t-il noteacutee avec preacutecision Ou bien a-t-il eacuteteacute dans

les conditions inverses et par conseacutequent deacutefavorables Ou mecircme a-t-il eacuteteacute hors drsquoeacutetat

drsquoobserver

37 Si lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute personnellement crsquoest qursquoil reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre

Crsquoest le cas habituel la plupart des affirmations contenues dans un document sont de

seconde main ndash quand elles ne sont pas de troisiegraveme ndash Logiquement il faudrait remonter

agrave la source rechercher dans quelles conditions a opeacutereacute lrsquoauteur primitif celui qui a lui-

mecircme observeacute le fait et il faudrait srsquoassurer srsquoil a opeacutereacute correctement Mais en pratique on

nrsquoa presque jamais les renseignements neacutecessaires agrave cette recherche Tout ce qursquoon peut

atteindre quelquefois crsquoest le proceacutedeacute de transmission par lequel lrsquoauteur du document a

reccedilu son affirmation On peut reconnaicirctre si elle lui vient par voie orale ou par voie eacutecrite

En principe la transmission orale perd toute valeur lorsqursquoelle a traverseacute plusieurs

intermeacutediaires elle devient la leacutegende Les historiens nrsquoont pas encore renonceacute agrave la

manipuler pour en tirer des parcelles de veacuteriteacute Mais il nrsquoest pas neacutecessaire ici de discuter

ce proceacutedeacute personne en science sociale nrsquoaura lrsquoideacutee drsquoen faire usage ndash Si la transmission

est eacutecrite il faut savoir quelle est son origine et ce que valaient les eacutecrits par lesquels elle

srsquoest faite

44

38 En appliquant ce questionnaire on arrive agrave classer toutes les affirmations en trois

cateacutegories impossibles suspectes non suspectes On verra plus loin quel parti on peut

tirer de ce classement

45

Chapitre VI

Emploi des faits critiqueacutes

I Difficulteacute drsquoeacutetablir les faits ndash Solution pratiqueII Faits plus probables ndash Cas ougrave le mensonge est difficile ndash Cas ougrave lrsquoerreur est difficile ndash Cas ougravelrsquoaffirmation exceptionnelle est une preacutesomption de veacuteriteacuteIII Concordance entre des observations indeacutependantes ndash Conditions pour que la concordance soitconcluante ndash Proceacutedeacutes pour eacutetablir lrsquoindeacutependance des affirmations critique de sourcesndash Comparaison des observations indeacutependantes

1 I ndash Lrsquoeacutetude des preacutecautions neacutecessaires pour faire la critique drsquoun document nous a

meneacutes agrave des conclusions peu rassurantes On ne peut proceacuteder que par une analyse

minutieuse pousseacutee jusqursquoagrave lrsquoaffirmation eacuteleacutementaire Sur chacune de ces affirmations on

ne peut opeacuterer qursquoindirectement et lrsquoon nrsquoa pas de moyen pour en deacuteterminer exactement

la valeur Les seuls reacutesultats fermes sont neacutegatifs ils avertissent qursquoon ne peut rien tirer

du document ils deacutetruisent de pseudo-documents ils empecircchent de puiser agrave une source

contamineacutee mais ils ne fournissent rien Tous les reacutesultats positifs restent relatifs ils se

formulent ainsi laquo Il y a des chances que telle opeacuteration ait eacuteteacute mal faite et que

lrsquoaffirmation soit sans valeur raquo ou laquo On nrsquoaperccediloit pas de chance drsquoalteacuteration raquo Ce

reacutesultat toujours vague est mecircme douteux car il reste une part drsquoappreacuteciation subjective

qui tient agrave notre ignorance ou agrave notre connaissance imparfaite des conditions de travail

de lrsquoauteur

2 En outre nous ne sommes sucircrs ni que lrsquoauteur placeacute dans de mauvaises conditions aura

menti ou mal observeacute ni de lrsquoinverse Lrsquoexpeacuterience nous montre qursquoil y a des hommes qui

opegraverent autrement que la normale et il peut y avoir des conditions inconnues de nous qui

ont agi en sens inverse de celles que nous connaissons Lrsquoimpression premiegravere de cette

enquecircte est donc qursquoon ne peut atteindre aucune veacuteriteacute par la meacutethode historique

3 En fait cependant cette meacutethode a permis de deacuteterminer des faits incontesteacutes Personne

nrsquoa jamais douteacute de lrsquoexistence de lrsquoesclavage dans lrsquoAntiquiteacute et du servage au Moyen

Acircge Il y a donc des cas ougrave lrsquoon peut arriver agrave la veacuteriteacute en partant des reacutesultats de la

critique historique

4 II ndash Les conditions qui permettent de tirer parti des affirmations drsquoun document sont de

deux sortes elles tiennent soit agrave la nature mecircme de lrsquoaffirmation soit au rapport entre

plusieurs affirmations

46

5 La nature des affirmations fait une diffeacuterence tregraves consideacuterable Il y a des faits tregraves faciles

drsquoautres tregraves difficiles agrave eacutetablir Suivant lrsquoespegravece de faits sur lesquels porte une

affirmation cette affirmation est tregraves probable ou tregraves douteuse

6 Ce qursquoon appelle un fait soit dans le langage vulgaire soit mecircme en science crsquoest une

affirmation un jugement qui reacuteunit ensemble plusieurs impressions en affirmant qursquoelles

correspondent agrave une reacutealiteacute exteacuterieure Or il y a suivant les diffeacuterentes espegraveces de faits

une diffeacuterence eacutenorme de difficulteacute entre les opeacuterations par lesquelles on aboutit agrave une

affirmation exacte et sincegravere Sur cette diffeacuterence est eacutetablie une partie des conclusions

positives en matiegravere historique

7 En geacuteneacuteral (on lrsquoa vu plus haut) il y a bien des tentations de mensonge bien des chances

drsquoerreur et cela rend a priori bien douteux qursquoune affirmation ait eacutechappeacute agrave toutes ces

tentations et agrave toutes ces chances Mais il y a aussi des conditions qui rendent le

mensonge si inutile ou lrsquoerreur si difficile que tous deux deviennent tregraves improbables On

en peut distinguer trois cateacutegories

8 1deg Il y a des conditions qui rendent le mensonge improbable Lrsquohomme altegravere la veacuteriteacute

pour produire une impression il faut donc pour qursquoil essaie de mentir qursquoil croie

possible de produire cette impression et qursquoil juge avantageux de la produire Ainsi il y

aura trois espegraveces de cas ougrave le mensonge sera improbable

9 1er cas ndash Quand lrsquoaffirmation va en sens inverse de lrsquoeffet que lrsquoauteur voudrait produire

quand elle est contraire agrave son inteacuterecirct agrave sa passion ou agrave sa vaniteacute individuelle ou collective

ou agrave ses goucircts litteacuteraires ou agrave lrsquoopinion qursquoil cherche agrave meacutenager la sinceacuteriteacute devient tregraves

probable Mais ce criteacuterium est deacutelicat agrave manier car il implique qursquoon sait exactement

lrsquoimpression que lrsquoauteur a voulu produire ce qursquoil a regardeacute comme son inteacuterecirct

dominant ce qui a eacuteteacute sa passion sa vaniteacute dominante son goucirct ou le goucirct de son public

Le danger est drsquoadmettre que ses sentiments ont eacuteteacute semblables aux nocirctres Ce criteacuterium

dont les historiens sont tregraves fiers leur a fait souvent commettre des erreurs On croit

volontiers comme on dit laquo un teacutemoin qui srsquoaccuse lui-mecircme raquo ndash Charles IX se vantant

drsquoavoir preacutepareacute la Saint-Bartheacutelemy ndash sans prendre garde que lrsquoauteur peut avoir mis sa

vaniteacute agrave srsquoattribuer ce que nous regardons comme un crime

10 2e cas ndash On peut preacutesumer la sinceacuteriteacute quand lrsquoauteur srsquoil a eacuteteacute tenteacute de mentir a ducirc ecirctre

arrecircteacute par la certitude que son public verrait le mensonge et qursquoil manquerait son effet

Cela arrive pratiquement dans deux cas ndash 1deg Ou lrsquoauteur a eacutecrit pour un public difficile agrave

tromper un public qui a soit un inteacuterecirct pratique agrave controcircler les dires de lrsquoauteur soit

lrsquohabitude de ne pas se laisser tromper crsquoest aussi un criteacuterium deacutelicat car on ne sait pas

drsquoordinaire exactement quelle ideacutee lrsquoauteur srsquoest faite de son public et il peut lrsquoavoir

imagineacute plus creacutedule qursquoil nrsquoeacutetait 2deg Ou bien lrsquoauteur a vu avec une eacutevidence irreacutesistible

qursquoune affirmation mensongegravere serait trop facile agrave controcircler que le fait est trop connu

ou trop facile agrave veacuterifier Ce criteacuterium beaucoup plus pratique permet de reacuteserver comme

probablement sincegraveres les affirmations qui portent sur les faits eacutenormes mateacuteriels

durables et tout agrave fait proches ndash agrave condition de prendre garde au niveau drsquointelligence de

lrsquoauteur du document car si ce niveau eacutetait tregraves bas le criteacuterium ne srsquoappliquerait plus

11 3e cas ndash Il y a des cas ougrave lrsquoauteur dira la veacuteriteacute parce qursquoil aura eu besoin de ne pas mentir

parce qursquoil srsquoagit drsquoaffirmations secondaires eacutetrangegraveres au but qui exige un mensonge

destineacutees au contraire agrave fortifier lrsquoaffirmation mensongegravere en lui donnant de la

vraisemblance crsquoest ainsi que dans un acte ougrave la deacuteclaration principale est fausse les

47

deacutetails accessoires sont sincegraveres et drsquoautant plus sincegraveres qursquoils doivent servir agrave masquer

la partie fausse

12 On arrive ainsi agrave deacutegager de lrsquoensemble drsquoun document quelques affirmations tregraves

probablement sincegraveres

13 2deg Il y a eacutegalement des conditions qui rendent lrsquoerreur improbable Sans doute

lrsquoobservation scientifique est difficile et les conditions drsquoune observation correcte ne sont

jamais reacutealiseacutees par les auteurs de documents en outre la plupart des affirmations de

documents ne viennent mecircme pas directement de lrsquoobservateur elles viennent par

intermeacutediaires drsquoun autre observateur anonyme crsquoest un fait observeacute et reacutedigeacute on ne sait

par qui dans des conditions inconnues Dans les sciences constitueacutees telles que la

physiologie on ne ferait aucun usage drsquoun renseignement qui se preacutesenterait ainsi or

lrsquohistoire nrsquoen a pas drsquoautres Mais par contre on doit tenir compte de la diffeacuterence entre

les faits qursquoil srsquoagit drsquoatteindre dans les sciences objectives et les faits qui constituent les

sciences sociales Une science comme la physique ou la physiologie cherche agrave constater

des mouvements rapides difficiles agrave observer ou agrave deacuteterminer des quantiteacutes tregraves petites

mesureacutees exactement Les sciences sociales portent sur des faits beaucoup plus grossiers

qui exigent des observations beaucoup moins preacutecises elles ont agrave constater lrsquoexistence

drsquoobjets drsquoindividus de groupes ou drsquousages qui durent des anneacutees ou mecircme des siegravecles

ndash le tout constateacute en termes de la langue vulgaire ou par de simples deacutenombrements sans

mesure preacutecise Elles peuvent donc se contenter drsquoobservations beaucoup plus mal faites

Car ce qursquoelles cherchent ce sont des pheacutenomegravenes drsquoensemble superficiels et

grossiegraverement deacutefinis le nombre et la proportion des habitants ou des objets ndash des

cateacutegories grossiegraverement eacutetablies (sexe acircge illettreacutes ouvriers cultivateurs) ndash des

institutions sociales ou eacuteconomiques ndash presque tous faits tregraves faciles agrave constater Ainsi

les documents sont tous grossiers mais les faits qursquoon a besoin de recueillir le sont encore

davantage En science sociale on ne cherche que des approximations on peut donc parmi

ces faits mal observeacutes distinguer ceux qui sont tellement grossiers qursquoil est presque

impossible de mal les observer Voici les principales espegraveces de faits de ce genre

14 a Les faits qui ont dureacute longtemps et qursquoon a ducirc voir ou entendre mentionner souvent

tels que lrsquoexistence drsquoun homme ou drsquoun objet ndash les actes qui se renouvellent

freacutequemment (usages institutions pratiques) ndash les lois regraveglements conventions tarifs

ndash les eacuteveacutenements de longue dureacutee (crises eacutepideacutemies reacutevolutions)

15 b Les faits faciles agrave observer parce qursquoils sont tregraves eacutetendus en espace tels qursquoun groupe

nombreux (peuple socieacuteteacute) un acte ou un eacutetat collectif (loi usage institution) applicable

agrave un grand territoire

16 c Les faits faciles agrave eacutetablir parce que lrsquoaffirmation reste en termes approximatifs et qursquoune

observation tregraves superficielle suffit agrave les constater tels que lrsquoexistence drsquoune institution

en gros sans preacuteciser les deacutetails ou la quantiteacute exprimeacutee par un mot tregraves vague (par

exemple laquo pays deacutesert raquo ou laquo population tregraves dense raquo)

17 Ainsi en se contentant de peu on arrive agrave deacutegager de documents tregraves meacutediocres des

affirmations tregraves probablement exactes On remarquera qursquoexact est en ce cas le contraire

de preacutecis plus une affirmation devient preacutecise plus les chances drsquoerreur augmentent

plus la probabiliteacute drsquoexactitude diminue Lrsquoaffirmation a drsquoautant plus de chances drsquoecirctre

exacte qursquoelle reste vague plus elle se preacutecise plus elle court risque de devenir inexacte

18 3deg Il y a enfin dans quelques cas des conditions qui rendent lrsquoexactitude probable ce sont

celles qui impliquent une contradiction entre lrsquoaffirmation du document et les habitudes

48

drsquoesprit de lrsquoauteur Si un homme affirme avoir observeacute un fait tout agrave fait inattendu pour

lui et contraire agrave toutes ses notions sur le monde une parole qursquoil ne comprend pas un

fait qui lui paraicirct absurde en ce cas la chance drsquoerreur est tregraves faible Car pour lui faire

accepter cette notion nouvelle contraire agrave toutes ses autres notions il a fallu une forte

raison exteacuterieure et cette raison ne peut guegravere ecirctre qursquoune perception exacte Un

exemple frappant est celui des bolides et des aeacuterolithes deacutecrits agrave une eacutepoque ougrave on

ignorait ces pheacutenomegravenes Donc tout fait signaleacute comme tregraves invraisemblable par celui qui

le recueille a par lagrave mecircme une valeur exceptionnelle Mais crsquoest un criteacuterium difficile agrave

manier le danger est de se figurer la contradiction drsquoapregraves notre propre esprit Il faut

prendre garde que le fait rapporteacute comme invraisemblable doit ecirctre en contradiction avec

les ideacutees de lrsquoauteur non avec les nocirctres Les gens qui croient au miracle ou au

merveilleux voient facilement des miracles ou des apparitions cela nrsquoest pas

contradictoire avec leurs notions et ne peut pas ecirctre consideacutereacute comme une preacutesomption

drsquoobservation exacte

19 II ndash Lrsquoanalyse permet donc de mettre agrave part tout un groupe drsquoaffirmations grossiegraveres ou

indiffeacuterentes et comme telles beaucoup moins suspectes elle rend par conseacutequent

possible de reacuteunir sur les pheacutenomegravenes sociaux durables et eacutetendus beaucoup de

renseignements tregraves probables qursquoon peut utiliser dans les sciences sociales

20 Pris isoleacutement chacun de ces renseignements resterait agrave cet eacutetat probable on nrsquoaurait

pas le droit de le consideacuterer comme une proposition scientifique crsquoest-agrave-dire une

affirmation indiscutable Comment peut-on atteindre des propositions de ce genre Nous

sommes arriveacutes ici sur le terrain de lrsquoobservation il ne nous reste plus qursquoagrave employer le

proceacutedeacute normal de toute science drsquoobservation

21 Le principe commun agrave toute science crsquoest qursquoon ne peut pas arriver agrave une conclusion

scientifique par une observation unique Toute observation doit ecirctre reacutepeacuteteacutee pour qursquoon

ait le droit de conclure Il en doit ecirctre exactement de mecircme en matiegravere de document

22 Le proceacutedeacute pour arriver agrave une conclusion consiste donc agrave rapprocher plusieurs

observations sur le mecircme fait pour voir si elles concordent Quand elles ne concordent

pas il est certain que lrsquoune drsquoelles est fausse Si elles concordent la concordance ne peut

provenir que de deux causes ou toutes sont fausses et elles se rencontrent par hasard ou

elles sont concordantes entre elles parce qursquoelles concordent toutes avec la reacutealiteacute

23 Or il y a beaucoup de faccedilons de se tromper par suite beaucoup drsquoerreurs possibles sur un

fait il nrsquoy a qursquoune seule faccedilon de voir exactement par suite qursquoune seule affirmation

exacte possible Il est donc tregraves improbable que des observateurs opeacuterant

indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre commettent exactement la mecircme erreur et cet accord

accidentel devient de plus en plus improbable agrave mesure que le nombre drsquoobservations

augmente Il nrsquoy a pas de raison pour que des observations diffeacuterentes qui ne sont pas

lieacutees agrave la reacutealiteacute se ressemblent entre elles Cette ressemblance ne pourrait ecirctre produite

que par le hasard et le mecircme hasard ne se renouvelle pas un grand nombre de fois de

suite Crsquoest lagrave une application du calcul des probabiliteacutes Si des observations

indeacutependantes se ressemblent crsquoest qursquoelles sont relieacutees entre elles par un intermeacutediaire

et cet intermeacutediaire ne peut ecirctre que la reacutealiteacute qui a eacuteteacute leur fondement commun si elles

ont entre elles un lien de ressemblance crsquoest que chacune drsquoelles est lieacutee agrave une mecircme

reacutealiteacute

24 Tel est le principe fondamental dans toutes les sciences drsquoobservation le seul principe

qursquoon puisse employer tant qursquoon nrsquoarrive pas agrave produire le pheacutenomegravene et agrave le faire

49

varier crsquoest-agrave-dire agrave opeacuterer par expeacuterimentation Crsquoest un principe empirique qui peut se

formuler ainsi Les erreurs drsquoobservation personnelle ne se rencontrent pas elles

divergent seules les observations exactes concordent entre elles

25 Pour appliquer ce principe aux renseignements tireacutes des documents il faut sur le mecircme

fait reacuteunir plusieurs affirmations concordantes Il faut donc classer les reacutesultats de

lrsquoanalyse critique en reacuteunissant ensemble les affirmations relatives au mecircme fait

26 On commence par reacuteunir ces affirmations puis on les compare en tenant compte des

notes de deacutefaveur ou de faveur que la critique a permis drsquoattacher agrave chacune drsquoelles Srsquoil y

a deacutesaccord entre les affirmations extraites de deux ou plusieurs documents presque

toujours un de ces documents eacutetait deacutejagrave suspect pour des motifs de critique le deacutesaccord

ne fait que confirmer la deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de ce document suspect Ou si cette deacutefiance ne

srsquoeacutetait pas encore produite il rend le service de la faire naicirctre

27 Mais pour proceacuteder meacutethodiquement il faut deux opeacuterations distinctes 1deg Srsquoassurer de

combien drsquoobservations reacuteelles on dispose crsquoest-agrave-dire combien on a drsquoaffirmations

indeacutependantes 2deg Rapprocher les observations pour arriver agrave la conclusion deacutefinitive

28 1deg La tendance naturelle est de proceacuteder comme si chaque document constituait une

observation On possegravede sur un mecircme fait dix documents (on a par exemple le reacutecit drsquoune

reacuteunion de syndicat dans dix journaux diffeacuterents) on srsquoimagine avoir dix observations Or

il arrive le plus souvent qursquoun document reproduit un autre document ou pour parler

plus exactement qursquoune affirmation ne fait que reproduire une autre affirmation de

sorte que plusieurs documents reproduisent la mecircme affirmation Mais comme on se

trouve en preacutesence de documents reacutedigeacutes par des auteurs diffeacuterents on subit lrsquoillusion de

plusieurs affirmations diffeacuterentes de lagrave la tendance agrave les compter comme autant

drsquoobservations Plusieurs journaux reproduisent le mecircme reacutecit les reporters de

diffeacuterents journaux se sont entendus un seul drsquoentre eux est alleacute assister agrave la seacuteance il a

reacutedigeacute un compte rendu les autres lrsquoont copieacute chacun dans son journal On possegravede alors

plusieurs documents A-t-on autant drsquoobservations Eacutevidemment non les dix journaux

ne repreacutesentent tous qursquoune seule observation Les compter pour dix ce serait opeacuterer

comme si on comptait pour un document chacun des exemplaires drsquoun mecircme livre

imprimeacute On ne devra compter que les observations indeacutependantes sur un mecircme fait Il faut

donc commencer par eacutetablir la relation entre les documents qui ont lrsquoair diffeacuterents pour

deacuteterminer ceux qui reacuteellement ont chacun pour origine une observation indeacutependante

et ceux qui au contraire ont pour origine commune une mecircme observation Dans la

langue technique cette origine des documents srsquoappelle source

29 La critique de sources qui eacutetudie les origines des documents donne souvent des reacuteveacutelations

inattendues elle constitue une partie importante de la technique historique1 Le principe

en est tregraves simple Quand deux affirmations sont identiques elles se ressemblent trop

pour venir de deux observations diffeacuterentes car lrsquoexpeacuterience montre que deux

observateurs opeacuterant seacutepareacutement nrsquoarrivent jamais agrave des conclusions formuleacutees dans les

mecircmes termes Si donc deux affirmations sont pareilles dans la forme crsquoest qursquoelles sont

copieacutees lrsquoune sur lrsquoautre ou toutes deux copieacutees sur une troisiegraveme en tout cas elles ne

doivent compter que pour une seule Mais la pratique soulegraveve des difficulteacutes dans deux

cas a) Lrsquoauteur qui a reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre cherche agrave dissimuler son emprunt

il modifie expregraves la forme pour deacuterouter son public comme fait un eacutecolier qui a copieacute son

devoir sur un voisin Il faut chercher alors dans le fond mecircme des faits examiner surtout

lrsquoordre et la liaison des faits lrsquoidentiteacute du fond et des rapports eacutetablis entre les faits suffit

entiegraverement pour prouver la deacutependance car jamais deux observateurs indeacutependants ne

50

preacutesentent les faits dans le mecircme ordre ni ne leur attribuent les mecircmes rapports b)

Lrsquoauteur a pris agrave la fois crsquoest-agrave-dire alternativement dans deux ou plusieurs documents

En ce cas le travail est plus compliqueacute il faut comparer son reacutecit avec plusieurs autres

Ce travail qui tient tant de place dans lrsquoeacutetude des sources antiques et du Moyen Acircge nrsquoest

pas moins neacutecessaire pour les documents contemporains rapports enquecirctes tableaux

statistiques Il est tellement tentant de reproduire une observation deacutejagrave faite plutocirct que

de se donner la peine drsquoen faire une nouvelle qursquoon doit toujours se demander quand on

possegravede deux documents sur le mecircme fait srsquoils ne sont pas simplement la reproduction

lrsquoun de lrsquoautre Souvent mecircme on peut srsquoassurer qursquoil ne restait qursquoune seule source un

seul observateur direct auquel il eacutetait commode de srsquoadresser on est sucircr alors que crsquoest

une observation unique qui a servi agrave reacutediger les documents de reacutedacteurs tregraves diffeacuterents

Il en est souvent ainsi pour un chiffre de statistique qui une fois introduit dans une

œuvre connue passe drsquoun auteur agrave lrsquoautre et finit par se trouver reproduit dans un si

grand nombre drsquoouvrages que personne ne songe plus agrave le contester

30 Cette critique de sources ne donnera qursquoun reacutesultat neacutegatif empecirccher drsquoecirctre dupe de

fausses observations indeacutependantes et permettre de ne conserver que celles qui sont

vraiment indeacutependantes

31 2deg La seconde opeacuteration consistera agrave rapprocher les observations reconnues

indeacutependantes afin de voir si eacutetant suffisamment diffeacuterentes pour ecirctre indeacutependantes

elles sont assez ressemblantes pour permettre de tirer une conclusion de leur

ressemblance En histoire comme en toute science la veacuteriteacute se trouve au point de

croisement de plusieurs voies de recherches suivies chacune par un observateur

diffeacuterent

32 On proceacutedera en se posant une seacuterie de questions meacutethodiques 1deg Avons-nous plusieurs

observations du mecircme fait 2deg Sur quelles parties du fait concordent-elles 3deg Comment

les faits sur lesquels nous ne posseacutedons qursquoune seule observation concordent-ils entre

eux Ici on sort de la question de la critique des documents pour passer sur le terrain de

la construction de la science

NOTES

1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre II chap IV

51

Chapitre VII

Groupement des faits

I Conditions du groupement des faits ndash Eacutetat des faits tireacutes des documents diffeacuterences de degreacute denature de probabiliteacute II Groupement provisoire ndash Monographies reacutepertoiresIII Nature des faits agrave grouper ndash Faits geacuteneacuteraux ou individuels faits certains ou douteuxndash Existences actes humains motifs

1 Nous voici arriveacutes agrave la deuxiegraveme partie du travail historique agrave la construction Par quels

proceacutedeacutes peut-on grouper les faits tireacutes des documents de faccedilon agrave construire une science

crsquoest-agrave-dire un ensemble meacutethodique Comment la meacutethode historique srsquoapplique-t-elle

agrave la construction de la science sociale

2 I ndash Pour construire une science il faut partir non de notre ideacuteal de la science que nous

deacutesirerions constituer mais de la reacutealiteacute des mateacuteriaux dont nous pouvons disposer Il

serait chimeacuterique de se proposer un plan que les mateacuteriaux ne se precircteraient pas agrave

reacutealiser on ne construira pas une Tour Eiffel avec des moellons Crsquoest lagrave une neacutecessiteacute

pratique qursquooublient les philosophes quand ils veulent construire une science sociale avec

une meacutethode meacutetaphysique ou en imitant le plan des sciences biologiques sans tenir

compte de la diffeacuterence des mateacuteriaux

3 La premiegravere question sera donc De quels mateacuteriaux disposent les sciences sociales

Presque tous sont ndash par suite de neacutecessiteacutes pratiques ndash tireacutes non de lrsquoobservation directe

mais de documents de mateacuteriaux historiques semblables agrave ceux qursquoemploie lrsquohistoire

contemporaine Quelle est la nature de ces mateacuteriaux En quoi diffegraverent-ils des

mateacuteriaux des autres sciences

4 Drsquoabord ils proviennent forceacutement de lrsquoanalyse drsquoun document Ils nous arrivent donc

dans lrsquoeacutetat ougrave lrsquoanalyse nous les livre hacheacutes par cette analyse en affirmations

eacuteleacutementaires1 car dans un document il y a des milliers drsquoaffirmations et mecircme dans la

plupart des affirmations dont se compose une simple phrase il y a plusieurs affirmations

eacuteleacutementaires souvent on accepte lrsquoune on rejette lrsquoautre Chacune de ces affirmations

constitue un fait Mais ces faits sont drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes

5 1deg Ils sont agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents Dans une statistique par exemple on

aura des cas individuels des additions partielles des totaux geacuteneacuteraux Dans une

52

description on aura cocircte agrave cocircte un cas individuel unique et un reacutesumeacute sur lrsquoensemble

drsquoune institution

6 2deg Ils se rapportent agrave des objets de nature tregraves diffeacuterente Lrsquoauteur du document en

preacutesentant les faits nrsquoa pas eu la mecircme preacuteoccupation que le classificateur aura en les

eacutetudiant Il nrsquoa eu aucune raison pour les preacutesenter dans lrsquoordre ougrave le constructeur aura

besoin de les mettre Les faits arrivent donc toujours dans un pecircle-mecircle ndash plus grand sans

doute pour lrsquohistorien parce qursquoil cherche des faits plus varieacutes (faits de langue

conceptions croyances sentiments institutions) ndash mais tregraves grand encore mecircme dans les

sciences sociales Bien que systeacutematiquement on eacutecarte la plus grande partie des faits

pour se renfermer dans les faits sociaux il en reste encore drsquoassez varieacutes pour produire

une confusion beaucoup plus grande qursquoen aucune science expeacuterimentale Dans les

sciences drsquoobservation directe on choisit les faits qursquoon veut observer dans les sciences

documentaires on les reccediloit de la main drsquoun autre avant de srsquoen servir il faut donc les

trier

7 3deg Les faits extraits des documents arrivent chacun avec une eacutetiquette critique (fait

suspect fait tregraves probable fait douteux etc) qui pratiquement varie depuis une simple

indication de faveur ou de deacutefaveur jusqursquoagrave la quasi-certitude de la fausseteacute ou de la

veacuteriteacute le renseignement est si important qursquoon est obligeacute de conserver cette eacutetiquette

8 Tous ces faits disparates il faut commencer par les reacuteunir avant de pouvoir preacuteparer le

rapprochement avec drsquoautres faits qui permettra une conclusion deacutefinitive Dans les

autres sciences aussi il faut attendre pour conclure drsquoavoir reacuteuni plusieurs observations

sur un mecircme fait mais dans les sciences expeacuterimentales on peut refaire aussitocirct drsquoautres

observations avant de publier En matiegravere historique ougrave lrsquoon deacutepend du hasard des

documents on commence par avoir drsquoabord des cas uniques comparables aux cas

cliniques qui srsquoentassent dans les revues de meacutedecine avant qursquoon en puisse tirer aucune

conclusion

9 Ainsi on trouve drsquoabord devant soi une masse incoheacuterente de menus faits une poussiegravere

de connaissances de deacutetail un nombre eacutenorme drsquoaffirmations de valeur tregraves diffeacuterente

sur des faits drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents En

science sociale ce sont 1deg des donneacutees statistiques sur des ecirctres ou des objets diffeacuterents

de diffeacuterente valeur suivant lrsquointelligence ou lrsquohonnecircteteacute de lrsquoopeacuterateur agrave des degreacutes de

geacuteneacuteraliteacute divers les unes portant sur un seul individu drsquoautres sur un groupe drsquoautres

prenant la forme drsquoun tableau drsquoensemble soit agrave un moment unique soit agrave des moments

diffeacuterents 2deg des descriptions drsquousages ou drsquoinstitutions ou de conditions mateacuterielles

descriptions drsquoun deacutetail ou drsquoun ensemble drsquoun petit groupe local ou de groupes

reacutegionaux ou drsquoune mecircme nation ou du monde entier toutes drsquoexactitude tregraves variable

3deg des regraveglements drsquoinstitutions locaux geacuteneacuteraux nationaux les uns appliqueacutes si

exactement qursquoils ont la valeur drsquoune description de faits reacuteels drsquoautres purement

nominaux drsquoautres en partie appliqueacutes en partie restant lettre-morte

10 II ndash Pour se reconnaicirctre dans ce pecircle-mecircle il faut un classement il faut trier les faits

extraits des documents de faccedilon agrave les classer drsquoapregraves un mecircme principe Mais la confusion

est si grande le travail est si compliqueacute qursquoen pratique il ne peut guegravere se faire par une

seule opeacuteration Dans toutes les sciences documentaires on est ameneacute agrave une division du

travail ndash Un premier classement pratique et provisoire sert agrave deacutebrouiller les faits et agrave

mettre ensemble les faits de mecircme nature il aboutit agrave un reacutepertoire ou agrave une

monographie ndash Un deuxiegraveme classement scientifique et deacutefinitif part de ce recueil

provisoire (reacutepertoire ou monographie) pour tacirccher de saisir les rapports reacuteguliers

53

drsquoabord entre les faits de mecircme nature puis entre les groupes de diffeacuterente nature Ces

deux opeacuterations tendent mecircme agrave se partager entre les deux espegraveces de travailleurs les

eacuterudits et les speacutecialistes qui aiment surtout le contact direct avec le document brut

preacutefegraverent se limiter au classement provisoire le classement deacutefinitif reste abandonneacute

aux hommes drsquoesprit geacuteneacuteralisateur qui sont souvent des professeurs ou des hommes

politiques

11 Le classement provisoire prend surtout deux formes la monographie et le reacutepertoire

12 La forme la plus simple la monographie repose sur un principe que la plupart des

travailleurs appliquent spontaneacutement On recueille ensemble les faits de mecircme nature qui

se rapportent agrave un groupe de faits limiteacute eacutetroitement dans lrsquoespace et dans le temps On

fait par exemple la monographie des recettes et deacutepenses drsquoune famille la monographie

des syndicats drsquoun meacutetier dans une ville pendant une anneacutee ou une courte peacuteriode Une

autre forme de monographie est le tableau de statistique deacutetailleacute diviseacute en colonnes ougrave

les faits sont agrave la fois analyseacutes et deacutenombreacutes par exemple la statistique analytique de la

population drsquoune ville Les limites eacutetant eacutetroites il devient possible de recueillir tous les

faits connus sur un mecircme sujet Et crsquoest un grand attrait pour beaucoup drsquoesprits leur

plaisir eacutetant non de savoir beaucoup mais de savoir plus que personne au monde sur un

sujet donneacute il leur est agreacuteable de recueillir tout ce qursquoon sait de faire une collection

complegravete crsquoest lrsquoideacuteal du collectionneur

13 Les limites de ces monographies sont fixeacutees par le collectionneur drsquoordinaire pour des

raisons pratiques elles embrassent les faits qursquoil pouvait atteindre complegravetement Le

cadre est donc tregraves diffeacuterent suivant la quantiteacute de documents dont on dispose quand il

y en a peu on tend agrave eacutetendre la monographie sur un groupe drsquohommes plus nombreux ou

sur un temps plus long Les monographies sur le Moyen Acircge ont des sujets plus vastes que

celles qui traitent des pheacutenomegravenes contemporains

14 La raison drsquoecirctre de la monographie crsquoest de permettre de dominer tous les faits qui se

sont produits dans un champ donneacute Elle comporte drsquoabord le groupement des faits de

mecircme nature mais rien nrsquoempecircche en outre de reacuteunir dans une mecircme monographie

plusieurs groupes de faits de plusieurs natures qui ont ce caractegravere commun de srsquoecirctre

produits dans le mecircme champ Crsquoest souvent mecircme une pratique tregraves avantageuse mais agrave

condition de reacutepartir en sections distinctes les faits de natures diffeacuterentes

15 La monographie quand elle est faite au moyen de documents doit conserver lrsquoindication

de provenance de chaque fait crsquoest une preacutecaution qui malheureusement est souvent

neacutegligeacutee Il arrive aux speacutecialistes drsquooublier que leurs lecteurs ont le droit de leur

demander leurs sources et ceux qui ont travailleacute sur des documents ineacutedits sont souvent

les plus neacutegligents faute drsquoavoir adopteacute un systegraveme meacutethodique de renvoi agrave leurs

sources ils se dispensent parfois de toute reacutefeacuterence et se conduisent comme srsquoils

donnaient le reacutesultat drsquoobservations directes

16 Le reacutepertoire nrsquoest qursquoun recueil de monographies souvent œuvres drsquoauteurs diffeacuterents

reacuteunies en un mecircme ouvrage drsquoordinaire sous une direction unique Mais ce sont de

preacutefeacuterence des monographies sommaires et souvent des reacutesumeacutes de monographies

anteacuterieures publieacutees seacutepareacutement Le reacutepertoire est une neacutecessiteacute pratique pour toute

science qui a besoin de reacuteunir un grand nombre de faits particuliers il sert agrave rassembler

les monographies eacuteparses agrave les condenser agrave supprimer les doubles emplois agrave faire

apercevoir les lacunes et mecircme agrave les combler Il doit ecirctre ameacutenageacute suivant des raisons

pratiques car son but est surtout de rendre les recherches rapides et sucircres Tregraves souvent

54

le seul ordre pratique est lrsquoordre alphabeacutetique celui des dictionnaires Il ne faut pas

meacutepriser les reacutepertoires alphabeacutetiques ils ne sont pas encore la science mais ils sont la

condition pratique de la science En statistique les faits se reacutesument en tableaux et en

graphiques qursquoon est obligeacute de ranger un peu arbitrairement en seacuteries lrsquoordre est alors

indiqueacute par un index

17 En pratique crsquoest dans les monographies et les reacutepertoires qursquoon va chercher les faits qui

servent agrave construire la science deacutefinitive crsquoest-agrave-dire agrave trouver des rapports permanents

entre les faits Il est bien entendu que pour se servir des recueils ou des monographies il

faut leur appliquer les mecircmes regravegles qursquoaux documents et commencer par en faire la

critique Mais au lieu drsquoune critique analytique on peut srsquoen tenir agrave une critique geacuteneacuterale

pour constater la faccedilon dont lrsquoauteur a utiliseacute les documents ce sera court car si le

travail est correctement fait lrsquoauteur aura donneacute lrsquoindication de ses sources et on aura

vite fait de voir ce que valent ses mateacuteriaux et comment il les a mis en œuvre

18 III ndash Il est toujours possible de faire un groupement provisoire des faits Mais avant

drsquoessayer une construction scientifique il faut srsquoassurer si elle est possible ce qui oblige

drsquoabord agrave se rendre compte de la nature des faits agrave grouper

19 On peut grouper les faits en cateacutegories suivant deux systegravemes 1deg suivant le degreacute de

geacuteneacuteraliteacute sous lequel ils se preacutesentent agrave nous 2deg suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation par

laquelle ils nous sont connus

20 1deg Suivant le degreacute de geacuteneacuteraliteacute il y a des faits individuels des faits particuliers agrave un

groupe des faits geacuteneacuteraux Les sciences sociales nrsquoeacutetudient pas drsquoordinaire les faits

purement individuels elles ne cherchent pas ce que tel homme a fait agrave tel moment elles

ne srsquointeacuteressent qursquoagrave des groupes et quand elles recueillent un fait individuel ndash comme il

arrive par exemple dans un recensement ndash crsquoest seulement comme un eacuteleacutement destineacute agrave

entrer dans un total agrave moins qursquoil ne srsquoagisse de faits historiques (par exemple la chute de

Bismarck) qui ont eu une reacuteaction consideacuterable sur la vie sociale et en ce cas elles se

bornent agrave prendre le fait sans en eacutetudier les deacutetails Le domaine des sciences sociales crsquoest

lrsquoeacutetude des faits communs agrave tout un groupe

21 2deg Suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation il y a des faits eacutetablis par une concordance suffisante

entre les affirmations drsquoautres probables mais non certains Pratiquement les seuls faits

certains en sciences sociales sont ou des faits sociaux conventionnels connus par des

documents officiels ou des faits mateacuteriels vagues connus par des descriptions car

aussitocirct qursquoon veut preacuteciser par des chiffres la certitude cesse ndash Les faits conventionnels

ont la forme de regraveglements drsquoordres ou de lois crsquoest-agrave-dire drsquoactes officiels or toute

reacutedaction officielle implique un accord entre les gens qui reacutedigent le document mais un

accord purement subjectif sur les regravegles agrave eacutenoncer elle ne donne pas la preuve que ces

regravegles correspondent agrave aucun fait reacuteel exteacuterieur Un regraveglement inappliqueacute reste un

pheacutenomegravene purement psychologique une simple convention il ne devient pas une

reacutealiteacute sociale exteacuterieure ndash Les faits vagues sont les descriptions et les approximations

obtenues en additionnant des chiffres faciles agrave constater par conseacutequent grossiegraverement

approximatifs Encore faudrait-il pour ecirctre certain qursquoil nrsquoy a pas eu erreur dans les

calculs pouvoir comparer le reacutesultat de deux additions indeacutependantes et crsquoest un cas

rare On peut donc admettre qursquoon nrsquoaura guegravere en science sociale agrave opeacuterer que sur des

faits seulement probables Il srsquoagira donc de grouper ces faits probables de faccedilon agrave les

confirmer les uns par les autres pour arriver par groupements successifs jusqursquoagrave la

certitude

55

22 Il est neacutecessaire sans doute de tenir compte ici de cette faccedilon diffeacuterente de connaicirctre les

faits de se rappeler srsquoils sont plus ou moins geacuteneacuteraux et srsquoils sont plus ou moins

probables puisque nous ne pouvons opeacuterer qursquoavec nos connaissances conditionneacutees par

lrsquoinfirmiteacute de nos moyens Mais la diffeacuterence la plus importante tient agrave la nature des faits

eux-mecircmes Il est eacutevident que tout classement scientifique devra se faire non drsquoapregraves le

rapport de connaissance entre nous et les faits qui est un rapport fortuit mais drsquoapregraves les

rapports de nature entre les diffeacuterents objets eux-mecircmes qui sont des rapports

constants

23 Les objets ceux du moins que nous pouvons atteindre peuvent drsquoapregraves leur nature se

grouper en trois cateacutegories il est utile de srsquoen rendre compte puisque ce sont les seules

espegraveces drsquoobjets avec lesquelles nous puissions faire notre construction Ce sont les

mecircmes objets qursquoon atteint indirectement par les documents directement par

lrsquoobservation

24 a Existence drsquoecirctres mateacuteriels directement observables ndash Il y en a deux espegraveces les corps

humains objets de la science sociale en tant qursquoils sont la condition des vies humaines

les objets mateacuteriels objets de la science sociale en tant qursquoils sont en rapport avec des

hommes Dans les corps humains la science sociale ne considegravere que le nombre et des

caractegraveres tregraves apparents acircge sexe maladie accidents etc Les objets mateacuteriels sont tregraves

varieacutes Ce sont les animaux approprieacutes agrave lrsquousage de lrsquohomme (les animaux sauvages

restent en dehors du domaine des sciences sociales) ndash les eacutetendues mateacuterielles de terre ou

drsquoeaux cultiveacutees ou ameacutenageacutees ou utiliseacutees (les deacuteserts les oceacuteans les glaces restent en

dehors) ndash les produits drsquoactiviteacute humaine maisons cultures canaux outils et ateliers

chemins mateacuteriels de transports navires marchandises mobiliers monnaies etc Pour

tous ces objets (corps humains animaux surfaces produits) on peut essayer de connaicirctre

leur existence leur position dans la geacuteographie et la chronologie et quelques-uns de

leurs caractegraveres les plus apparents Ces caractegraveres trop superficiels drsquoordinaire pour faire

peacuteneacutetrer dans la nature intime des objets permettent du moins de les reacutepartir en groupes

et sous-groupes de les deacutenombrer et drsquoen suivre les deacuteplacements numeacuteriques

(accroissements diminution de nombre changement de place) Il nrsquoest pas neacutecessaire

par exemple de connaicirctre lrsquoanatomie drsquoun mouton pour le faire entrer dans la cateacutegorie

des moutons du deacutepartement de lrsquoAube et lui donner sa place dans un deacutenombrement de

la race ovine Ainsi on parvient agrave atteindre les pheacutenomegravenes abstraits de lrsquoexistence du

nombre et de lrsquoemplacement des objets sans avoir besoin de pouvoir les expliquer crsquoest-

agrave-dire les rapporter agrave une cause

25 b Actes humains ndash Ces actes sont toujours passeacutes on ne peut plus les observer Mais on

sait quels actes ont eacuteteacute neacutecessaires pour creacuteer les produits humains ou pour les

transporter on peut donc quand on connaicirct lrsquoexistence lrsquoorigine et la place actuelle de

ces produits retrouver les actes drsquoindustrie et de transport qursquoils ont subis ndash En outre ndash et

crsquoest le principal moyen de connaissance ndash il y a des actes que les auteurs de documents

ont pu observer (des actes ou des paroles ou des eacutecrits) par exemple un suicide une

arrestation une exeacutecution une gregraveve un marcheacute un transport une reacuteunion de

constitution drsquoune socieacuteteacute une reacuteunion de discussion un discours un regraveglement un

compte etc Beaucoup de ces actes sont purement symboliques par exemple ceux qui se

font dans les banques ou les bourses ougrave lrsquoon se borne agrave parler et agrave eacutecrire mais ce sont des

symboles qui entraicircnent des conseacutequences pratiques et finissent par se traduire en actes

mateacuteriels un transport de creacuteances aboutit agrave lrsquoacquisition drsquoobjets mateacuteriels

56

26 Ces actes sont faits ou par un homme seul ou par plusieurs hommes agrave la fois Faits par un

seul on les appelle individuels quand ils sont faits par plusieurs on emploie le mot

collectif Les actes collectifs sont-ils drsquoune autre espegravece que les actes individuels Crsquoest une

question tregraves controverseacutee mais une question philosophique indiffeacuterente pour

lrsquoapplication de la meacutethode pour lrsquoobservateur il nrsquoy a jamais qursquoune somme drsquoactes ou de

paroles drsquoindividus et lrsquoobservation eacutetant le seul proceacutedeacute de connaissance crsquoest de

lrsquoobservation que la science doit partir Srsquoil y a vraiment un caractegravere propre agrave certains

pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire accomplis par les individus vivant en socieacuteteacute ce

caractegravere apparaicirctra plus tard par le rapprochement des faits isoleacutes observeacutes comme

dans les sciences biologiques apparaicirct la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes observeacutes

drsquoabord isoleacutement dans un mecircme organisme Mais il serait contraire agrave la meacutethode de

toute science empirique de preacutesupposer agrave certains pheacutenomegravenes un caractegravere speacutecifique

pour des raisons a priori

27 3deg Avec les actes on quitte le terrain de lrsquoobservation directe qui est celui de toutes les

sciences drsquoobservation Et pourtant si lrsquoon veut expliquer les faits sociaux il est

impossible de rester sur ce terrain car aucun acte humain social nrsquoa sa cause en lui-

mecircme ou en drsquoautres actes mateacuteriels Aucun acte ndash ni une opeacuteration de commerce ni une

fabrication industrielle ni un marcheacute pas mecircme une arrestation ou un suicide ndash ne peut

ecirctre relieacute directement agrave drsquoautres actes Pour qursquoil se produise il faut toujours un motif

crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene psychologique Ce mot de motif est vague sans doute crsquoest que

notre connaissance du pheacutenomegravene qursquoil deacutesigne est encore vague On peut donner deux

interpreacutetations agrave un acte Lrsquoune est psychologique lrsquoacte dit-on est produit par une

repreacutesentation consciente de lrsquoesprit (jugement deacutesir volition) qui met en jeu un

meacutecanisme nerveux et musculaire lequel produit directement lrsquoacte Lrsquoautre

interpreacutetation est physiologique lrsquoacte a pour cause directe une impulsion produite par

lrsquoaction directe des centres nerveux de perception la conscience qui nous donne

lrsquoillusion de la volonteacute nrsquoest qursquoun eacutepipheacutenomegravene qui accompagne quelques-uns des

pheacutenomegravenes ceacutereacutebraux sans avoir aucune action sur les mouvements Mais dans les deux

interpreacutetations ce qui reste certain crsquoest que les actes mateacuteriels mecircme symboliques (tels

que les paroles ou les eacutecrits) sont des pheacutenomegravenes peacuteripheacuteriques produits par le

meacutecanisme exteacuterieur tandis que le point de deacutepart de lrsquoacte sinon sa cause est toujours

central et accompagneacute drsquoun pheacutenomegravene conscient du cerveau Les actes humains qui

constituent la matiegravere de la science sociale ne peuvent donc ecirctre compris que par

lrsquointermeacutediaire des pheacutenomegravenes conscients du cerveau Ainsi on est rameneacute

irreacutesistiblement agrave lrsquointerpreacutetation ceacutereacutebrale (crsquoest-agrave-dire psychologique) des faits sociaux

Auguste Comte avait espeacutereacute lrsquoeacuteviter en constituant la sociologie sur lrsquoobservation de faits

exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les

eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir

comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue

57

NOTES

1 Voir plus haut chap II III

58

Chapitre VIII

Construction des faits des sciencessociales

I Nature des faits dans les sciences sociales ndash Caractegravere mateacuteriel et psychologique impossibiliteacutedrsquoune meacutethode exclusivement objectiveII Analyse sociale ndash Diffeacuterence entre lrsquoanalyse sociale et lrsquoanalyse biologique ndash Caractegravere abstraitet subjectif de lrsquoanalyse sociale rocircle de lrsquoimaginationIII Proceacutedeacutes de construction ndash Emploi de lrsquoanalogie ndash Emploi du questionnaire

1 Les faits qui fournissent les mateacuteriaux des sciences sociales se preacutesentent dans des

conditions qui conditionnent elles-mecircmes la construction en lui imposant ses proceacutedeacutes et

ses limites

2 I ndash La plupart des faits sociaux sont connus par une meacutethode historique indirecte au

moyen de documents le propre des faits ainsi connus1 est drsquoecirctre superficiels et vagues

ils se bornent agrave constater lrsquoexistence drsquoecirctres drsquohabitudes de groupes ou drsquoindividus Ce

caractegravere vague et superficiel srsquoimpose donc agrave tous les faits des sciences sociales mecircme

ceux qursquoon pourrait recueillir par une observation directe ne peuvent jamais ecirctre

combineacutes en un ensemble avec les faits extraits des documents que dans la mesure ougrave ils

sont de mecircme degreacute Dans un recensement par exemple les deacutetails circonstancieacutes qursquoon

aurait obtenus par observation directe sur quelques familles ne seront pas utilisables

parce qursquoon ne pourra pas les faire entrer dans les cateacutegories larges et vagues qui auront

servi aux recenseurs De mecircme dans la description de lrsquoorganisation geacuteneacuterale des

syndicats on ne pourra pas faire entrer les connaissances speacuteciales qursquoon aura recueillies

sur quelques-uns drsquoentre eux sinon sous forme de type ou drsquoexemple ce qui est un

artifice peacutedagogique mais non un proceacutedeacute scientifique

3 Ces faits se ramegravenent tous agrave des ecirctres mateacuteriels des actes ou des motifs (qui sont au

moins des repreacutesentations) Mais la partie mateacuterielle la seule qui soit observable

objectivement ne peut pas ecirctre utiliseacutee seacutepareacutement ndash On pourrait il est vrai concevoir

une statistique exclusivement physiologique ougrave seraient deacutenombreacutes les corps sexes

acircges maladies caractegraveres anthropologiques mais cette statistique ne suffirait jamais par

elle-mecircme pour constituer un fait social il faudrait toujours la mettre en rapport avec

une nationaliteacute une religion une classe ndash en un mot avec des pheacutenomegravenes internes

59

ndash pour deacuteterminer la socieacuteteacute dont on aurait fait le deacutenombrement ndash De mecircme une

statistique drsquoobjets de marchandises de numeacuteraire ou drsquoanimaux ne devient un fait

social qursquoautant qursquoon fait intervenir un fait drsquoappropriation crsquoest-agrave-dire subjectif on

fait la statistique des marchandises des animaux appartenant agrave un groupe drsquohommes il

faut donc faire intervenir la notion subjective de proprieacuteteacute ndash Ce qui donne le caractegravere

social crsquoest justement un pheacutenomegravene interne soit politique soit eacuteconomique

4 Il est inutile de deacutemontrer le caractegravere essentiellement subjectif de tout fait politique

Tout groupe politique repose avant tout sur lrsquoideacutee de lrsquoobeacuteissance agrave un mecircme centre ou de

la solidariteacute avec les mecircmes hommes Qursquoil y ait ou non un fait drsquoun autre ordre

(pheacutenomegravene collectif) lieacute agrave une ideacutee drsquoobeacuteissance ou de solidariteacute en tout cas le fait

nrsquoexiste jamais qursquoavec cette ideacutee et nrsquoest aperccedilu que par lrsquointermeacutediaire de cette ideacutee et

quand lrsquoideacutee se modifie lrsquoeacutetat politique se transforme Lrsquoideacutee de la nationaliteacute en

Maceacutedoine change chez les mecircmes individus suivant qursquoils se croient solidaires avec les

Grecs les Bulgares les Valaques ou les Serbes

5 Pour les faits eacuteconomiques ce caractegravere subjectif est moins eacutevident ou du moins agrave cause

du caractegravere mateacuteriel des objets agrave propos desquels se produisent les faits eacuteconomiques il

se voit moins nettement Mais en reacutealiteacute les objets mateacuteriels ne sont jamais que lrsquooccasion

ou la condition des faits eacuteconomiques les veacuteritables faits eacuteconomiques sont les ideacutees des

hommes par rapport agrave ces objets ndash Lrsquoappropriation crsquoest lrsquoideacutee que la disposition drsquoun

certain objet appartient agrave quelqursquoun la preuve crsquoest qursquoil peut y avoir une reacutevolution

dans la proprieacuteteacute comme il est arriveacute en Russie agrave lrsquoabolition du servage sans le moindre

mouvement mateacuteriel ndash Le commerce est un ensemble de conventions crsquoest-agrave-dire de

pheacutenomegravenes psychologiques pour eacutechanger lrsquoappropriation des objets et le transport

nrsquoest qursquoune conseacutequence mateacuterielle de ces conventions ndash La consommation et la

production elles-mecircmes ont une partie mateacuterielle mais leur caractegravere eacuteconomique leur

est donneacute par une notion purement subjective crsquoest la valeur qui dirige le producteur et

deacutecide le consommateur or la valeur est en pratique un pheacutenomegravene subjectif Je dis laquo en

pratique raquo car on pourrait concevoir une notion objective de valeur calculeacutee sur des

reacutealiteacutes mesurables la force et la chaleur on pourrait eacutevaluer tout objet et tout acte

mateacuteriel en uniteacutes de force meacutecanique et en calories Mais lrsquoeacutevaluation qursquoon construirait

sur ces donneacutees meacutecaniques chimiques et biologiques nrsquoaurait aucun rapport avec

lrsquoeacuteconomie politique Eacutevaluer les aliments suivant leur valeur objective en calories

eacutevaluer les actes en uniteacutes de force ou de chaleur objectives ce serait le renversement de

toutes les reacutealiteacutes eacuteconomiques un divertissement de fantaisiste un gramme de charbon

vaudrait un gramme de diamant un petit morceau de fromage vaudrait beaucoup plus

qursquoune truffe Crsquoest que le fait eacuteconomique reacuteel nrsquoest aucunement fondeacute sur cette reacutealiteacute

mateacuterielle la seule pourtant qui soit reacuteelle au sens objectif il est fondeacute uniquement sur

la valeur psychologique celle que les hommes attachent aux objets crsquoest-agrave-dire sur leur

imagination La preuve crsquoest qursquoelle change avec leur imagination dans tous les

domaines mecircme pour les objets les plus exclusivement mateacuteriels Ni le porc ni lrsquoeau-de-

vie nrsquoauront la mecircme valeur en pays musulman qursquoen pays chreacutetien Crsquoest la grande

difficulteacute du commerce avec les sauvages qursquoon ignore les dispositions subjectives qui

leur feront rechercher une eacutetoffe rouge et meacutepriser une eacutetoffe blanche ou inversement

Ce qui nous dissimule ce caractegravere subjectif de la valeur crsquoest lrsquohabitude de vivre dans une

socieacuteteacute tregraves reacuteguliegravere ougrave les ideacutees sur la valeur ne se transforment que lentement Encore

reste-t-il des exemples frappants de cette variation ce sont les objets agrave la mode tels que

peintures ou bibelots dont la valeur hausse ou baisse brusquement

60

6 Puisque le caractegravere subjectif est lieacute aux faits sociaux eux-mecircmes on nrsquoa pas le droit de le

faire disparaicirctre dans la construction de la science sociale Il faudra donc trouver les

rapports qui unissent entre eux des faits sociaux crsquoest-agrave-dire complexes des faits

composeacutes drsquoexistences mateacuterielles lieacutees agrave des pheacutenomegravenes subjectifs (motifs et

repreacutesentations) Ces rapports auront neacutecessairement un caractegravere subjectif

7 II ndash La faccedilon dont les faits nous sont connus doit reacuteagir aussi sur la nature de la

construction Or ces faits viennent pour la plupart des documents ils ont eacuteteacute obtenus par

lrsquoanalyse du document Quelques-uns peut-ecirctre ont eacuteteacute observeacutes directement Mais tous ils

ont eacuteteacute recueillis agrave la suite drsquoune analyse sociale crsquoest-agrave-dire que parmi les faits

innombrables des documents ou de la reacutealiteacute on en a choisi quelques-uns les faits

sociaux tels que recensements ou descriptions drsquoinstitutions ce qui a neacutecessairement

exigeacute une analyse Quel est donc le caractegravere de cette analyse

8 Le nom mecircme drsquoanalyse est en science sociale une cause dangereuse drsquoerreur Lrsquoanalyse

dans les sciences objectives est une opeacuteration objective mateacuterielle άναλύειν signifie

dissoudre deacutecomposer En biologie et en zoologie quand on analyse on opegravere sur un

animal reacuteel par une analyse reacuteelle on le dissegraveque apregraves quoi on fait une synthegravese reacuteelle

en remettant les parties ensemble de faccedilon agrave apercevoir des rapports reacuteels En chimie on

deacutecompose les corps et on les recompose reacuteellement Ces sciences sont fondeacutees sur

lrsquoanalyse reacuteelle et la synthegravese reacuteelle on sait objectivement en quelles parties lrsquoobjet

eacutetudieacute se deacutecompose et comment elles sont relieacutees entre elles

9 Mais lrsquoanalyse historique ou sociale nrsquoest une analyse que par meacutetaphore En ces matiegraveres

on nrsquoa aucun objet reacuteel agrave analyser aucun objet qursquoon puisse deacutetruire et ensuite

reconstruire on ne fait donc aucune opeacuteration reacuteelle On nrsquoopegravere que sur des eacutecrits et la

seule reacutealiteacute mateacuterielle crsquoest le papier eacutecrit Ces eacutecrits sont des symboles ils ne servent

que par les opeacuterations drsquoesprit qursquoils produisent par les images qursquoils eacutevoquent En

histoire on ne travaille jamais que sur ces images Celui qui eacutetudie lrsquoorganisation des

meacutetiers au Moyen Acircge nrsquoa affaire agrave aucune reacutealiteacute concregravete il ne voit pas un seul ouvrier

pas un seul instrument du Moyen Acircge il nrsquoopegravere que sur les images de son esprit qui lui

repreacutesentent ces choses et il ne se les repreacutesente que par analogie avec des ouvriers ou

des outils actuels qursquoil sait ecirctre analogues il nrsquoopegravere que sur les traits qursquoil sait communs

aux ouvriers du Moyen Acircge et aux ouvriers actuels crsquoest-agrave-dire sur des abstractions De

mecircme un recensement implique une analyse drsquoune socieacuteteacute mais lrsquoopeacuteration consiste

seulement agrave se demander combien il y a de gens de tel sexe de tel acircge de telle nation on

procegravede non par observation mais par question Quand mecircme on observe directement

crsquoest seulement pour trouver une reacuteponse agrave une question qursquoon va voir les objets mais

jamais on ne les analyse

10 Lrsquoanalyse sociale comme lrsquoanalyse historique est un proceacutedeacute abstrait purement

intellectuel Elle consiste en preacutesence drsquoun objet ou drsquoun groupe drsquoobjets drsquoun acte ou

drsquoun groupe drsquoactes agrave fixer son attention successivement sur les divers caractegraveres visibles

ou imagineacutes de cet objet ou de cet acte agrave en examiner lrsquoun apregraves lrsquoautre les divers aspects

(crsquoest encore une meacutetaphore) et agrave se demander quels en sont les diffeacuterents caractegraveres

Cette opeacuteration est neacutecessaire agrave cause de la faiblesse de lrsquoesprit humain spontaneacutement

nous nrsquoavons que des impressions confuses drsquoensemble il faut nous astreindre agrave nous

demander successivement les diffeacuterentes impressions particuliegraveres que nous avons

eacuteprouveacutees afin de les preacuteciser en les distinguant Le reacutesultat de ce travail est de rendre

preacutecise une connaissance confuse non de nous donner une connaissance nouvelle Ce

nrsquoest pas comme lrsquoanalyse anatomique une meacutethode objective pour deacutecouvrir de

61

nouveaux objets reacuteels ou des rapports nouveaux entre ces objets crsquoest une meacutethode

subjective pour nous faire apercevoir dans nos impressions leurs eacuteleacutements et les rapports

subjectifs entre ces eacuteleacutements

11 En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels mais sur les

repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les animaux les

maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est obligeacute de

srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces images qui

sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon analyse Quelques-

unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes mais un

souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute obtenues

par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par analogie avec

des images obtenues au moyen du souvenir Dans un recensement nous imaginons les

diffeacuterentes espegraveces drsquoobjets agrave recenser Pour deacutecrire le fonctionnement drsquoun syndicat

nous nous figurons les actes et les deacutemarches des membres

12 Ainsi en science sociale comme en histoire on opegravere sur des images crsquoest-agrave-dire sur des

objets imaginaires Il serait donc illeacutegitime de vouloir appliquer agrave cette analyse

imaginaire drsquoobjets imaginaires les regravegles de lrsquoanalyse reacuteelle des objets reacuteels

13 III ndash Peut-on en opeacuterant sur des images arriver agrave des reacutesultats qui ne soient pas

entiegraverement imaginaires crsquoest-agrave-dire sans rapport avec la reacutealiteacute Forceacutement ces

opeacuterations sont subjectives Mais subjectif nrsquoest pas synonyme drsquoirreacuteel Il peut y avoir une

relation preacutecise entre une image subjective et une reacutealiteacute crsquoest le cas du souvenir

Personne ne confond un souvenir avec une chimegravere et en pratique la plupart de nos

actes sont dirigeacutes par des souvenirs Le principe doit donc ecirctre drsquoopeacuterer autant que

possible avec des images fournies par des souvenirs Crsquoest un avantage des sciences

sociales sur les sciences historiques qursquoelles ont une part beaucoup plus grande de

souvenirs dans leurs mateacuteriaux Le travailleur mecircme quand il opegravere sur des documents

eacutecrits a vu des objets de lrsquoespegravece de ceux qursquoil eacutetudie et il srsquoen souvient

14 Mais en pratique le nombre des souvenirs drsquoun homme est bien petit il suffit agrave peine pour

une monographie il est insuffisant pour toute construction eacutetendue en statistique mecircme

on est forceacute drsquoopeacuterer presque uniquement avec des images qui ne sont pas des souvenirs

15 Agrave deacutefaut de souvenirs il faut donc se faire des images analogues agrave celles des souvenirs

Voici par quel proceacutedeacute On suppose que les ecirctres objets actes motifs qursquoon nrsquoa pas pu

observer mais qursquoon connaicirct indirectement par les documents sont analogues agrave ceux

qursquoon connaicirct par lrsquoobservation du monde actuel Crsquoest le postulat neacutecessaire de toutes les

sciences documentaires si les faits rapporteacutes dans les documents nrsquoavaient pas eacuteteacute

analogues agrave ceux que nous observons nous nrsquoy pourrions rien comprendre

16 Mais il ne suffit pas de se repreacutesenter des ecirctres des objets ou des actes isoleacutes Tout au plus

pourrait-on srsquoen contenter pour un deacutenombrement ougrave tout le travail de construction se

borne agrave des additions de chiffres ndash et encore agrave condition de savoir dans quel champ ces

faits isoleacutes se trouvent Degraves qursquoon veut se repreacutesenter un ensemble il faut aussi imaginer

des rapports entre les ecirctres les objets ou les actes On ne peut les imaginer que par analogie

avec les rapports entre les faits qursquoon connaicirct directement On imagine donc une

humaniteacute analogue agrave celle qursquoon connaicirct crsquoest-agrave-dire des hommes et des objets analogues

unis entre eux par des rapports analogues On commence ainsi par une affirmation a priori

des caractegraveres et des rapports geacuteneacuteraux de lrsquohumaniteacute Crsquoest pourquoi il entre forceacutement

une part drsquoa priori dans toute science documentaire (historique ou sociale)

62

17 Pour imaginer cette humaniteacute nous avons besoin de nous repreacutesenter les rapports

habituels principaux entre les hommes et les rapports des hommes avec les choses

Assureacutement nous nrsquoinventons pas ces rapports nous les avons observeacutes dans la vie mais

nos observations sont resteacutees agrave lrsquoeacutetat de souvenirs incorporeacutes dans lrsquoensemble de nos

images il srsquoagit de les en deacutegager Or nous nrsquoavons qursquoun moyen pratique de rechercher

dans nos souvenirs pour deacutegager cette image des rapports qui constituent une socieacuteteacute

crsquoest de proceacuteder par questions

18 Ainsi srsquoexplique le proceacutedeacute du questionnaire qursquoon emploie empiriquement dans les

sciences sociales avant drsquoen avoir connu la justification logique Le questionnaire est le

proceacutedeacute subjectif qui seul rend possible drsquoabord de faire lrsquoanalyse subjective des

pheacutenomegravenes (ou plus exactement des images que nous en avons) ensuite de deacuteterminer

entre les pheacutenomegravenes les rapports preacutesumeacutes qui permettront de grouper les faits isoleacutes

pour en construire un ensemble Il fournit pour assembler les faits eacutepars un cadre de

groupement fondeacute sur les lois geacuteneacuterales de la vie sociale

19 Agrave la suite drsquoune analyse de documents ce sont des images isoleacutees qui encombrent lrsquoesprit

le questionnaire est le moyen drsquoy mettre de lrsquoordre Il consiste agrave se demander dans quelles

conditions les faits dont nous avons lrsquoimage ont ducirc se produire en reacutealiteacute Il faut pour

reacutepondre connaicirctre les conditions dans lesquelles se produisent neacutecessairement (ou tregraves

ordinairement) les faits sociaux Ces conditions on les connaicirct drsquoavance puisqursquoelles sont

les mecircmes dans toute lrsquohumaniteacute Ce sont celles qui tiennent soit aux pheacutenomegravenes

physiologiques communs agrave toute lrsquohumaniteacute (et agrave leurs conditions mateacuterielles) soit aux

habitudes psychologiques communes agrave tous les hommes Il y a il est vrai des varieacuteteacutes

dans ces pheacutenomegravenes et on aura besoin de preacuteciser quelle varieacuteteacute a eacuteteacute reacutealiseacutee dans

chaque cas car on ne le sait pas drsquoavance mais ce qursquoon sait drsquoavance crsquoest le genre de

pheacutenomegravenes qursquoon peut srsquoattendre agrave rencontrer Ainsi on ne sait pas drsquoavance quelle sera

lrsquoespegravece drsquoindustrie drsquoalimentation de commerce drsquoun peuple ni quelle sera la

proportion des sexes ou des acircges Mais drsquoavance on sait qursquoil y aura eu alimentation

fabrication eacutechange qursquoil y aura eu une proportion donneacutee entre le sexe et lrsquoacircge et entre

gens de sexe ou drsquoacircge diffeacuterents Ces pheacutenomegravenes dont on ne sait pas la varieacuteteacute mais dont

on connaicirct le genre forment la matiegravere du questionnaire On peut le construire par une

analyse des conditions geacuteneacuterales de lrsquohumaniteacute

20 Lrsquoemploi drsquoun questionnaire ainsi construit a priori reacutepugnera peut-ecirctre agrave quelques

esprits En fait nous nrsquoavons aucun moyen de proceacuteder autrement Nous ne pouvons

classer des faits imagineacutes que dans des cadres fournis par notre connaissance du monde

reacuteel Qursquoon le veuille ou non on emploiera toujours un questionnaire mecircme si on nrsquoen a

pas conscience quand mecircme on voudrait lrsquoeacuteviter La seule diffeacuterence crsquoest qursquoil sera

inconscient et par suite confus Nous avons le choix non pas entre proceacuteder avec

questionnaire et proceacuteder sans questionnaire mais seulement entre proceacuteder avec un

questionnaire inconscient incomplet vague et proceacuteder avec un questionnaire

conscient complet preacutecis

21 Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre drsquoimagination puisque

lrsquoobservation ne nous donne jamais la connaissance directe que drsquoindividus ou de

conditions mateacuterielles La socieacuteteacute est un ensemble de rapports qursquoon nrsquoobserve pas

directement on les construit par lrsquoimagination Ce travail consiste agrave chercher soit dans les

documents soit dans lrsquoobservation la reacuteponse agrave des questions poseacutees drsquoavance par un

questionnaire a priori Ce questionnaire uniforme pour tous les cas crsquoest la liste des

conditions geacuteneacuterales communes aux hommes vivant en socieacuteteacute

63

22 Ainsi les faits eux-mecircmes de la science sociale se composent pour une partie drsquoun

pheacutenomegravene interne subjectif ils sont atteints par une analyse abstraite toute subjective

ils ne peuvent ecirctre construits que par un questionnaire subjectif Le caractegravere subjectif

eacutetant inseacuteparable agrave la fois de la nature du mode de connaissance du mode de

construction des faits sociaux la meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective

NOTES

1 Voir plus haut chap VI II et chap VII III

64

Chapitre IX

Meacutethode de groupement des faitssimultaneacutes

I Conseacutequences du caractegravere subjectif des faits sociaux ndash Illeacutegitimiteacute de la meacutethode matheacutematiquede la meacutethode biologique de la psychologie deacuteductive ndash Regravegles pratiquesII Proceacutedeacutes de groupement ndash Conditions geacuteneacuterales de la socieacuteteacute ndash Tableau des pheacutenomegravenessociaux essentiels

1 Lrsquohistoire apregraves avoir deacutetermineacute les faits les groupe en deux espegraveces de combinaisons

1deg Elle reacuteunit les faits qui se produisent en diffeacuterents lieux dans le mecircme temps 2deg Elle

reacuteunit ceux qui se sont produits en divers temps ndash Il y a donc deux sortes de

groupements 1deg groupement des faits simultaneacutes auquel correspondent les tableaux

drsquoensemble drsquoune socieacuteteacute 2deg groupement des faits successifs qui constitue lrsquoeacutetude des

eacutevolutions ndash La construction historique deacutefinitive exige deux seacuteries drsquoopeacuterations

1deg dresser le tableau des faits et des rapports entre eux agrave un moment donneacute pour aboutir

agrave la description drsquoun eacutetat de choses 2deg eacutetablir la seacuterie des changements successifs dans le

temps pour aboutir agrave une deacutetermination drsquoeacutevolution

2 I ndash Pour arriver agrave construire le tableau des faits simultaneacutes il faut ne pas perdre de vue le

caractegravere subjectif de tous les faits sociaux Sans doute il y a une part de faits mateacuteriels

qui sont les conditions des actes ce sont les corps les instruments les produits on peut

essayer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition mais ce ne peut ecirctre qursquoune eacutetude

preacuteparatoire elle ne suffira jamais pour faire comprendre un ensemble social De mecircme

les actes sociaux ont une partie mateacuterielle extraction fabrication transports on peut

essayer de les observer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition Mais crsquoest encore

une eacutetude qui ne se suffit pas agrave elle-mecircme les actes ainsi eacutetudieacutes isoleacutement restent des

pheacutenomegravenes inintelligibles1 Tout acte humain est un complexe la partie dirigeante celle

qui explique le reste est ou bien lrsquointention drsquoun individu ou bien la convention conclue

entre plusieurs crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene subjectif mal analyseacute mais ougrave entre

certainement une repreacutesentation il en est agrave cet eacutegard des faits eacuteconomiques comme des

faits politiques Toute construction devra donc conserver ce caractegravere subjectif

fondamental qui rend seul le pheacutenomegravene intelligible ce qursquoil faudra arriver agrave grouper

meacutethodiquement ce sera des faits de repreacutesentation

65

3 Cette neacutecessiteacute a de tregraves graves conseacutequences neacutegatives Elle suffit pour empecirccher

drsquoappliquer aux sciences sociales les meacutethodes qursquoon est tenteacute drsquoy introduire par analogie

avec les autres sciences constitueacutees ou du moins pour restreindre lrsquoemploi de ces

meacutethodes agrave lrsquoeacutetude de quelques faits speacuteciaux annexes (drsquoanthropologie ou de technique)

4 1deg La tentation la plus directe et aussi la plus ancienne historiquement a eacuteteacute drsquoemployer

en science sociale la meacutethode matheacutematique crsquoest ce qursquoa fait Queacutetelet M Bourdeau

(Lrsquohistoire et les historiens) a mecircme preacutetendu eacutetudier les faits historiques par un proceacutedeacute

arithmeacutetique Dans ce systegraveme on groupe les faits en cateacutegories et on les deacutenombre on

compare entre eux les chiffres on en conclut qursquoil existe un rapport entre les faits

exprimeacutes par ces chiffres Dans lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes la meacutethode arithmeacutetique

consiste agrave mettre des chiffres sur des faits et agrave conclure de ces chiffres agrave lrsquointensiteacute des

faits M Bourdeau propose par exemple de compter le nombre drsquoexemplaires auquel a eacuteteacute

tireacute un livre pour eacutevaluer lrsquoinfluence de ce livre sur la socieacuteteacute Ce proceacutedeacute repose sur une

confusion entre la mesure et le deacutenombrement

5 En fait la mesure dans les sciences sociales nrsquoest applicable qursquoagrave un petit nombre de

conditions mateacuterielles peu importantes telles que la taille ou lrsquoacircge aux poids des produits

et aux valeurs en numeacuteraire drsquoailleurs conventionnelles Elle peut fournir quelques

renseignements utiles mais elle ne permet pas de constituer le tableau drsquoune socieacuteteacute pas

mecircme drsquoun pheacutenomegravene social Pour tous les autres faits de la statistique les chiffres ne

repreacutesentent qursquoun deacutenombrement Or on a deacutenombreacute en commenccedilant par deacutefinir un

pheacutenomegravene drsquoune faccedilon conventionnelle ou mecircme en prenant un fait conventionnel (tel

que mariage crime journal syndicat) qursquoon reconnaicirct agrave un certain caractegravere convenu Le

deacutenombrement indique seulement le nombre de fois que ce caractegravere convenu srsquoest

trouveacute dans les pheacutenomegravenes qursquoon a compteacutes Ce caractegravere se ramegravene toujours agrave une

repreacutesentation or on ne peut compter des repreacutesentations encore moins les additionner

de faccedilon agrave eacutetablir une proposition scientifique On peut compter les crimes les journaux

les enfants naturels mais de la comparaison des chiffres que pourra-t-on conclure On a

compareacute des incommensurables des faits qui ne sont mecircme pas mesurables Qursquoy a-t-il de

commun entre un assassinat et une heacutereacutesie dans les pays ougrave lrsquoheacutereacutesie est un crime sinon

le caractegravere conventionnel drsquoecirctre tous deux des actes deacutefendus Le chiffre ne sera pas

inutile il pourra servir parfois agrave donner lrsquoideacutee drsquoun pheacutenomegravene anormal qui a besoin

drsquoecirctre eacutetudieacute mais par lui-mecircme il ne donne aucune conclusion sur le pheacutenomegravene Il nrsquoa

de sens qursquoappliqueacute agrave des pheacutenomegravenes deacutejagrave deacutefinis donc connus il ne permet pas de les

classer puisqursquoil ne renseigne pas sur leur nature

6 2deg Une deuxiegraveme tentation plus reacutecente et plus freacutequente a eacuteteacute drsquoappliquer aux sciences

sociales la meacutethode biologique Les faits sociaux eacutetant produits par des ecirctres vivants il

semble naturel de penser qursquoils se conforment aux lois des ecirctres vivants et de voir dans

la sociologie une branche de la biologie En effet une partie des faits sociaux sont des faits

physiologiques les maladies la reproduction la nutrition etc Il peut y avoir une science

physiologique des pheacutenomegravenes humains et en effet il y en a une crsquoest lrsquoanthropologie

ou lrsquoethnologie Mais elle laisse en dehors de son eacutetude preacuteciseacutement les faits sociaux

crsquoest-agrave-dire les rapports eacuteconomiques et la plupart des faits recueillis par la statistique

Crsquoest que ces faits ne srsquoexpliquent pas par la physiologie Ils ont bien une partie

mateacuterielle mais de la mecircme faccedilon que les faits de politique drsquoart ou de religion crsquoest-agrave-

dire comme condition neacutecessaire des actes Quant aux faits eux-mecircmes ce sont des

conventions et des croyances (crsquoest-agrave-dire des repreacutesentations) que la connaissance des

faits biologiques ne suffit jamais agrave expliquer

66

7 Comme on ne pouvait utiliser directement en science sociale les connaissances

biologiques on a eu lrsquoideacutee de prendre du moins la meacutethode et les lois de la biologie et de

les introduire directement dans lrsquoeacutetude des faits sociaux2 Pour cela il a fallu transcrire les

faits sociaux en langue biologique on a appeleacute les individus laquo cellules raquo les institutions

(crsquoest-agrave-dire les conventions et les regravegles) laquo organes raquo les habitudes des hommes

laquo fonctions des organes raquo on a nommeacute laquo organisme raquo lrsquoensemble drsquoun groupe drsquohommes

formeacute par une communauteacute quelconque (langue gouvernement religion) En

transformant ainsi des caractegraveres abstraits en reacutealiteacutes organiques on a construit un

systegraveme de meacutetaphores Puis on a appliqueacute agrave ces meacutetaphores les lois constateacutees par

lrsquoobservation directe des vrais organismes subordination des fonctions adaptation

seacutelection atrophie deacuteveloppement des organes

8 La premiegravere condition pour opeacuterer ainsi eucirct eacuteteacute de prouver lrsquoidentiteacute (ou du moins la

ressemblance de nature) entre un organisme biologique et une socieacuteteacute crsquoest-agrave-dire un

groupe drsquohommes ayant les mecircmes usages les mecircmes goucircts ou le mecircme souverain Or on

nrsquoa pu indiquer que des analogies meacutetaphoriques et on a neacutegligeacute le caractegravere

fondamental qui distingue les faits sociaux le caractegravere subjectif Entre la fonction drsquoun

rein et la fonction drsquoun garde champecirctre on peut trouver une ressemblance mais une

ressemblance meacutetaphorique lrsquoorgane opegravere par un processus biologique le

fonctionnaire par un processus psychologique Une meacutethode correcte ne peut pas

commencer par eacutecarter systeacutematiquement ce qui fait le caractegravere essentiel du

pheacutenomegravene social crsquoest-agrave-dire la repreacutesentation Il faut maintenir dans la construction de

la science sociale la notion de repreacutesentation et cela serait impossible avec une meacutethode

purement biologique En tout cas si lrsquoon veut opeacuterer par cette meacutethode on ne doit

lrsquoappliquer qursquoagrave lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes biologiques On peut nier la possibiliteacute drsquoeacutetudier

drsquoautres pheacutenomegravenes et deacuteclarer qursquoon renonce agrave connaicirctre les faits psychologiques

mais on ne doit pas les deacutefigurer pour leur donner une ressemblance verbale avec des

faits biologiques Par cette meacutethode meacutetaphorique on ne fera qursquoune science verbale

dont on ne tirera aucune lumiegravere sur la nature et lrsquoenchaicircnement des faits puisqursquoil

faudra drsquoabord retraduire les faits de cette langue meacutetaphorique dans la langue naturelle

des faits sociaux qui est forceacutement une langue psychologique

9 3deg Une tentation drsquoune autre nature crsquoest drsquoemployer une meacutethode mixte psychologique

au point de deacutepart logique dans la construction Le type le plus complet en a eacuteteacute donneacute

par lrsquoeacuteconomie politique de la premiegravere moitieacute du XIXe siegravecle (celle qursquoon a surnommeacutee

orthodoxe) On part de ce principe geacuteneacuteral de toute meacutethode en science qursquoon doit

proceacuteder par analyse On commence par une analyse au sens meacutetaphorique une analyse

psychologique On observe des pheacutenomegravenes sociaux tregraves habituels par exemple la vente

on se demande sur quels pheacutenomegravenes psychologiques elle repose On en distingue un ou

deux tregraves habituels qursquoon regarde comme les plus importants lrsquooffre et la demande on

les transforme en un principe Agrave partir de lagrave opeacuterant par deacuteduction on cherche ce qui se

produirait entre gens dont les actes nrsquoauraient qursquoun seul mobile la repreacutesentation de

lrsquoavantage de vendre cher ou bien drsquoacheter agrave bon marcheacute Ce serait peut-ecirctre un proceacutedeacute

provisoire de recherche pour tacirccher de preacuteciser ses propres impressions agrave condition

drsquoeacutetudier ensuite les autres faits psychologiques qui entrent dans la constitution drsquoune

vente et de regarder par lrsquoobservation comment ces faits se combinent dans la reacutealiteacute

Mais on oublie de revenir agrave lrsquoobservation du principe abstrait poseacute au deacutebut on deacuteduit

logiquement ce qui devrait se produire si cette repreacutesentation agissait seule et cette

deacuteduction on lrsquoappelle une loi Crsquoest un proceacutedeacute analogue agrave certaines consideacuterations

67

matheacutematiques Mais quand on veut appliquer agrave la reacutealiteacute les abstractions matheacutematiques

ainsi obtenues on fait rentrer dans son calcul les autres eacuteleacutements de la reacutealiteacute (en

nrsquoeacutecartant que les quantiteacutes neacutegligeables) Dans la meacutethode sociale logique on arrive sans

y penser agrave calculer la reacutealiteacute drsquoapregraves un seul eacuteleacutement

10 Ainsi les trois meacutethodes matheacutematique biologique logique sont incorrectes Si on srsquoest

laisseacute aller agrave les introduire dans les sciences sociales crsquoest par de fausses analogies

Lrsquohistoire peut servir agrave en montrer lrsquoilleacutegitimiteacute En fait aucun historien jusqursquoagrave ces

derniegraveres anneacutees du moins nrsquoa eu lrsquoideacutee de les appliquer agrave lrsquohistoire et cela pour des

raisons pratiques Lrsquohistorien opegravere avec des documents ougrave le caractegravere psychologique est

trop marqueacute pour qursquoil puisse lrsquooublier il nrsquoest donc pas menaceacute de lrsquoillusion biologique

il opegravere sur des documents ougrave les chiffres sont rares ce qui le preacuteserve de lrsquoillusion qursquoon

peut reacuteduire les faits historiques en chiffres il opegravere avec des documents ougrave se

rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature ce qui le garantit contre lrsquoabstraction

logique Ce qui a eacuteviteacute aux historiens les faux-pas faits dans les eacutetudes sociales directes

crsquoest la situation deacutefavorable de lrsquohistoire la confusion qui lrsquoa empecirccheacutee de srsquoorganiser

avec un appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la

preacutetention de faire de la science

11 La meacutethode historique si peu avanceacutee pourtant peut ainsi rendre quelque service aux

sciences sociales en les empecircchant drsquoadopter une meacutethode qui ne tiendrait pas compte

du caractegravere psychologique des faits sociaux ou de lrsquoimpossibiliteacute de les mesurer ou de la

neacutecessiteacute de ne pas les isoler Cet avertissement peut se formuler en quelques regravegles

pratiques

12 1deg Lrsquohistoire fait voir que tout pheacutenomegravene social doit ecirctre eacutetudieacute par lrsquoobservation jusqursquoagrave

ce qursquoon ait atteint son fond psychologique crsquoest-agrave-dire des intentions et des

repreacutesentations communes agrave un groupe drsquohommes Il faut donc deacuteterminer drsquoabord

quelles sont les intentions et les repreacutesentations des hommes dans les diffeacuterents cas

particuliers qursquoon aura eacutetudieacutes pour servir de types ensuite quelles sont les intentions et

les repreacutesentations communes agrave tous ces cas Ce sont ces traits communs qui serviront agrave

donner la deacutefinition mecircme du fait social apregraves quoi il restera agrave deacuteterminer quels sont les

groupes drsquohommes qui ont ces intentions et ces repreacutesentations Toute eacutetude sociale doit

commencer par ces constatations preacutealables

13 2deg Lrsquohistoire donne lrsquohabitude de voir coexistant dans un mecircme temps des usages sociaux

diffeacuterents des groupes sociaux formeacutes sur des principes diffeacuterents et enchevecirctreacutes les uns

dans les autres des groupes politiques religieux linguistiques eacuteconomiques chacun

opposeacute agrave drsquoautres et cependant formeacutes en partie des mecircmes individus des gens qui

parlent une mecircme langue ou pratiquent une mecircme religion et qui sont soumis agrave des

gouvernements diffeacuterents Elle oblige agrave se rendre compte des groupes et des individus qui

les composent Elle permet de poser cette regravegle applicable agrave la construction des faits

sociaux On doit toujours preacuteciser dans quels groupes sociaux se produit le pheacutenomegravene agrave

eacutetudier et de quels individus se compose chaque groupe Il ne faut donc pas se laisser

prendre agrave lrsquoapparence drsquoorganisme que preacutesentent les socieacuteteacutes humaines et neacutegliger

drsquoexaminer la composition de ces laquo organismes raquo il faut au contraire analyser avec

preacutecision les termes collectifs en se posant une seacuterie de questions Quel groupe eacutetudie-t-

on Par quelle sorte de lien (politique eacuteconomique linguistique) est formeacute ce groupe

Est-il homogegravene ou nrsquoest-il qursquoun agreacutegat heacuteteacuterogegravene de groupes En ce cas de quels

sous-groupes est-il composeacute Dans quelles limites de pays et de temps se sont produits

les faits sociaux qursquoon eacutetudie

68

14 3deg Lrsquohistoire montre qursquoil y a dans une socieacuteteacute beaucoup de faits diffeacuterents crsquoest-agrave-dire

beaucoup de conditions et drsquousages diffeacuterents Elle ne permet pas directement de les

preacutevoir tous de faccedilon agrave dresser le questionnaire qui permettrait de les rechercher ni de

tracer le cadre dans lequel on les groupera Crsquoest au contraire lrsquoobservation du preacutesent qui

seule peut faire connaicirctre les pheacutenomegravenes Mais lrsquohistoire complegravete cette eacutetude directe de

deux faccedilons 1o Elle eacutetudie tous les faits de tout genre dans une socieacuteteacute et cela lrsquoempecircche

drsquooublier lrsquoexistence de certaines cateacutegories de faits ce qui arrive forceacutement aux

speacutecialistes 2deg Elle eacutetudie des socieacuteteacutes varieacutees et cela lrsquoamegravene agrave preacutevoir une plus grande

varieacuteteacute de combinaisons sociales En fait lrsquoideacutee drsquoun questionnaire geacuteneacuteral applicable agrave

toutes les socieacuteteacutes viendra plus naturellement agrave un historien habitueacute agrave une vue geacuteneacuterale

de lrsquohumaniteacute Une fois constitueacute pour les besoins de lrsquohistoire ce proceacutedeacute pourra se

transporter aux sciences sociales ainsi on arrivera agrave dresser le questionnaire universel

ougrave seront preacutevus tous les pheacutenomegravenes sociaux possibles et qui servira de cadre de

groupement agrave tous

15 4deg Lrsquoavantage de ce scheacutema drsquoensemble pourrait nrsquoecirctre pas compris par les speacutecialistes il

leur sera montreacute par lrsquoexpeacuterience des progregraves de lrsquohistoire Un des plus grands progregraves

historiques a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de faits indeacutependants

que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes sont lieacutes entre eux

reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres si nous les distinguons ce

nrsquoest que par abstraction Dans la reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits speacuteciaux eacuteconomiques

religieux scientifiques politiques il y a des hommes et des habitudes qui se modifient

constamment les uns les autres Ce lien est appeleacute parfois complexus en allemand

Zusammenhang

16 II ndash Lrsquoeacutetude de ces reacuteactions reacuteciproques est un des objets de recherches de lrsquohistoire Or

les sciences sociales par le fait de leur origine speacuteciale ont une tendance agrave se reacuteduire agrave

des eacutetudes speacutecialiseacutees crsquoest-agrave-dire agrave srsquoenfermer dans lrsquoexamen minutieux drsquoune seule

espegravece drsquoabstraction La marche naturelle de la science est drsquoeacutetudier seacutepareacutement les

pheacutenomegravenes sociaux produits par chaque espegravece drsquoactiviteacute de grouper ceux drsquoune mecircme

espegravece en une cateacutegorie speacuteciale et de rechercher les rapports entre les faits de mecircme

cateacutegorie en eacutecartant systeacutematiquement les faits des autres espegraveces Le linguiste

nrsquoexamine que les faits de langue lrsquoeacuteconomiste que les faits eacuteconomiques Mais chacun de

ces faits reste inintelligible tant qursquoon srsquoenferme dans une eacutetude speacuteciale car ils sont lieacutes

agrave drsquoautres qui en sont la raison drsquoecirctre Agrave quiconque eacutetudie speacutecialement les pheacutenomegravenes

sociaux il est indispensable de rappeler le complexus qui relie entre elles toutes les

activiteacutes humaines

17 Cela est drsquoautant plus neacutecessaire qursquoun fait social nrsquoest pas mecircme un fragment de la

reacutealiteacute comme peut lrsquoecirctre un fait anatomique crsquoest une simple abstraction un acte ou un

eacutetat drsquoun ou de plusieurs individus deacutesigneacute drsquoordinaire par une meacutetaphore qui augmente

les chances drsquoerreur Pour comprendre des faits de ce genre il faut se les repreacutesenter

toujours comme les eacutetats les actes les conditions drsquoindividus vivant en socieacuteteacute et se

repreacutesenter leur place dans lrsquoensemble des faits drsquoune socieacuteteacute Crsquoest lrsquoapplication drsquoun

principe commun agrave toute science On doit isoler les faits pour les constater les rapprocher

pour les comprendre

18 Voici un tableau sommaire des pheacutenomegravenes essentiels de toute socieacuteteacute qui donnera les

cateacutegories geacuteneacuterales de questions agrave preacutevoir

69

19 I ndash Conditions mateacuterielles ndash Elles se divisent en deux sortes

1deg Les corps humains ndash Crsquoest la matiegravere de deux sortes drsquoeacutetudes lrsquoanthropologie eacutetude

geacuteneacuterale des caractegraveres physiques des diffeacuterentes races drsquohommes la deacutemographie eacutetude

de la reacutepartition locale des pheacutenomegravenes corporels ordinaires et de leurs proportions

numeacuteriques

2deg Le milieu mateacuteriel geacuteneacuteral Il se subdivise en milieu naturel objet de la geacuteographie

ndash milieu artificiel reacutesultant de lrsquoameacutenagement fait par les hommes (cultures eacutedifices

voies de transport etc)

20 IIndash Habitudes intellectuelles Les principales sont 1deg la langue et lrsquoeacutecriture 2deg les

beaux-arts diviseacutes eux-mecircmes en plusieurs branches 3deg les arts techniques 4deg la

religion 5deg la morale et la meacutetaphysique 6deg les sciences

21 III ndash Habitudes mateacuterielles non obligatoires

1deg Les coutumes de vie mateacuterielle alimentation vecirctement et parure soins du corps

habitation 2deg les coutumes de vie priveacutee emploi du temps ceacutereacutemonial divertissements

deacuteplacements 3deg les coutumes eacuteconomiques production (agricole miniegravere industrielle)

transports eacutechange appropriation transmissions et contrats

22 IV ndash Institutions sociales

1deg Proprieacuteteacute et succession 2deg famille 3deg eacuteducation 4deg classes sociales

23 V ndash Institutions publiques

1deg Recrutement et organisation du personnel de gouvernement (gouvernement central et

services speacuteciaux) regravegles officielles du gouvernement proceacutedure reacuteelle des opeacuterations de

gouvernement (centrales et speacuteciales) 2deg organisation recrutement regravegles et pratiques

du gouvernement eccleacutesiastique 3deg organisation recrutement regravegles pratiques des

pouvoirs locaux

24 VI ndash Relations entre les groupes sociaux souverains

1deg Organisation du personnel de relations internationales 2deg conventions regravegles usages

communs formant le droit international officiel et reacuteel

NOTES

1 Voir plus haut chap VII III

2 Herbert Spencer lrsquoa essayeacute dans ses Principes de sociologie et Taine a expresseacutement formuleacute cette

meacutethode dans lrsquoIntroduction de lrsquoHistoire de la litteacuterature anglaise Pour les tentatives plus reacutecentes

voir P Barth Die Philosophie der Geschichte als Sociologie 1897

70

Chapitre X

Meacutethode de groupement des faitssuccessifs

I Transformations sociales ndash Transformation et eacutevolution ndash Diffeacuterence entre lrsquoeacutevolution sociale etlrsquoeacutevolution biologiqueII Eacutetude analytique des transformations ndash Opeacuterations successives preacutecautions critiquesIII Comparaison des eacutevolutions ndash Meacutethode statistique ndash Meacutethode psychologique ndash Processushistorique des eacutevolutions changement drsquohabitudes renouvellement des individus ndash Conditionsdrsquoune conclusion scientifique

1 I ndash La derniegravere opeacuteration de la construction historique crsquoest de grouper les pheacutenomegravenes

successifs pour arriver agrave dresser le tableau de lrsquoeacutevolution

2 Qursquoest-ce qursquoune eacutevolution Quelle est la nature de cette relation que nous appelons

eacutevolution La premiegravere notion empirique donneacutee par lrsquoexamen drsquoune seacuterie drsquoeacutetats

successifs crsquoest la notion de changement Dans tous les ordres de pheacutenomegravenes sociaux si

lrsquoon compare soit lrsquoorganisation drsquoensemble drsquoun pays soit un deacutetail de lrsquoorganisation

drsquoun pays agrave deux ou plusieurs moments successifs on constate que les eacutetats ainsi

compareacutes ne sont pas identiques ces diffeacuterences entre les moments ce sont les

changements Mais tout changement nrsquoest pas une eacutevolution Si lrsquoeacutetat de choses a changeacute

du premier au deuxiegraveme moment mais qursquoagrave un troisiegraveme moment il redevienne identique

au premier il nrsquoy a eu qursquoune oscillation Si les mecircmes eacutetats successifs sont tous

diffeacuterents mais que les diffeacuterences successives ne preacutesentent pas de reacutegulariteacute si dans la

seacuterie des eacutetats lrsquoeacutetat ndeg 5 est plus semblable agrave lrsquoeacutetat ndeg 1 que lrsquoeacutetat ndeg 3 il nrsquoy a que des

variations en sens divers il nrsquoy a pas eacutevolution La seacuterie des changements ne devient une

eacutevolution que si elle va dans une direction qui nous paraicirct constante Le mot mecircme est

une meacutetaphore pour indiquer que les eacutetats les plus reacutecents sont de moins en moins

semblables agrave lrsquoeacutetat le plus ancien Lrsquoobjet ou le pheacutenomegravene est compareacute agrave une chaicircne qui

se deacuteroule en srsquoeacuteloignant de son point de deacutepart

3 Lrsquoeacutevolution est un pheacutenomegravene fondamental dans toutes les sciences qui eacutetudient des ecirctres

vivants mais crsquoest en histoire qursquoelle tient la place capitale Lrsquohistoire est avant tout la

science de lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes aussi la pratique de lrsquohistoire a-t-elle obligeacute agrave se poser

plus nettement qursquoen toute autre science la question de lrsquoeacutevolution La science sociale au

contraire risque drsquooublier lrsquoeacutevolution parce qursquoelle se limite agrave des peacuteriodes de temps tregraves

71

courtes ougrave lrsquoeacutevolution est moins sensible Ou bien elle peut ecirctre tenteacutee drsquoemprunter la

notion drsquoeacutevolution agrave la biologie crsquoest une tendance des sociologues drsquoexpliquer les

eacutevolutions sociales en leur appliquant les lois de lrsquoeacutevolution biologique seacutelection lutte

pour lrsquoexistence survie des plus aptes Il suffit de rappeler les travaux de Gumplowicz et

de Patten

4 Lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute ou drsquoun usage est un fait tout diffeacuterent de lrsquoeacutevolution drsquoune

espegravece animale il nrsquoy a de commun entre elles que le fait drsquoune transformation dans un

sens continu Mais quant au processus de la transformation rien a priori nrsquoindique qursquoil soit

semblable dans les deux cas et en fait il est profondeacutement diffeacuterent mecircme quand il

srsquoexprime par des termes identiques tels que heacutereacutediteacute seacutelection parce qursquoil est produit par

des pheacutenomegravenes de nature diffeacuterente En biologie lrsquoeacutevolution est un fait purement

biologique lrsquoheacutereacutediteacute est physiologique les parents transmettent leurs aptitudes

physiologiques agrave leurs descendants par un proceacutedeacute physiologique la seacutelection est

physiologique En matiegravere sociale ce sont des faits mixtes en partie physiologiques en

partie psychologiques lrsquoheacutereacutediteacute crsquoest lrsquoheacuteritage reacutegleacute par des coutumes juridiques la

seacutelection crsquoest le choix fait pour beaucoup de raisons eacutetrangegraveres agrave lrsquoinstinct sexuel Ces

proceacutedeacutes drsquoeacutevolution nrsquoont qursquoune ressemblance meacutetaphorique avec le processus

physiologique ils aboutissent mecircme souvent agrave des reacutesultats inverses

5 II ndash Comment peut-on eacutetudier lrsquoeacutevolution des faits sociaux Ici on retrouve la neacutecessiteacute

commune agrave toute eacutetude scientifique pour constater il faut isoler pour comprendre il

faut rapprocher

6 On devra drsquoabord isoler les eacutevolutions agrave eacutetudier

7 1deg On doit prendre seacutepareacutement les espegraveces de faits sociaux et chercher quelle a eacuteteacute

lrsquoeacutevolution de chacun Ce travail exige une seacuterie drsquoopeacuterations

8 La premiegravere opeacuteration consiste agrave deacuteterminer nettement le fait dont on aura agrave chercher

lrsquoeacutevolution crsquoest forceacutement une abstraction une certaine espegravece drsquoactiviteacute humaine ou

de condition mateacuterielle par exemple le nombre de gens dans une condition donneacutee

(marieacutes ceacutelibataires condamneacutes) ndash ou la proportion entre les cateacutegories ndash ou une

somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets ou drsquoinstruments par exemple le nombre de

kilomegravetres de voie ferreacutee le nombre de machines la somme employeacutee agrave un but (budget

salaire) ndash ou un usage (marcheacute forme de creacutedit) ndash ou une institution (coopeacuterative

syndicat) On doit toujours penser agrave ce caractegravere abstrait pour ne pas oublier la nature du

fait et lrsquoon doit prendre garde de ne pas changer dans le courant de lrsquoeacutetude le nom qursquoon

aura une fois donneacute agrave ce fait

9 La deuxiegraveme opeacuteration crsquoest de deacuteterminer le groupe dans lequel on eacutetudie le pheacutenomegravene

en eacutevolution De quelle espegravece est-il et dans quelles limites est-il fixeacute Il est neacutecessaire

de se tenir en garde contre les cas ougrave le groupe eacutetudieacute au point de deacutepart est remplaceacute par

un autre groupe qui conserve le mecircme nom Dans le cas ougrave le groupe srsquoest conserveacute mais

avec des agrandissements ou des diminutions il faut penser agrave ajouter ou agrave deacutefalquer

Toute eacutetude drsquoeacutevolution sur la France dans la deuxiegraveme moitieacute du XIXe siegravecle doit tenir

compte de lrsquoannexion de la Savoie et de la perte de lrsquoAlsace-Lorraine

10 La troisiegraveme opeacuteration consiste agrave deacuteterminer la dureacutee de temps pendant laquelle on veut

observer lrsquoeacutevolution et les points de repegravere chronologiques Veut-on constater lrsquoeacutetat des

choses seulement agrave chacun des deux bouts de la peacuteriode ou constater les eacutetats

intermeacutediaires Elle implique cette question corollaire Possegravede-t-on les documents

neacutecessaires pour chacun de ces eacutetats

72

11 2deg On compare lrsquoeacutetat du pheacutenomegravene aux diffeacuterents moments et ainsi on obtient

lrsquoeacutevolution agrave lrsquoeacutetat brut on constate la diffeacuterence entre lrsquoeacutetat des choses au

commencement de la peacuteriode et lrsquoeacutetat des choses agrave la fin Mais cette diffeacuterence est

exprimeacutee seulement par des chiffres ou par des descriptions sans explication qui

permette drsquoapercevoir la continuiteacute de lrsquoeacutevolution

12 Il faut ici prendre une preacutecaution critique Les termes employeacutes au commencement et agrave la

fin de la peacuteriode pour reacutesumer le pheacutenomegravene sont-ils reacuteellement comparables entre eux

Ils expriment seulement les pheacutenomegravenes connus non les pheacutenomegravenes reacuteels Pour avoir le

droit de les comparer il faut que la connaissance soit resteacutee agrave peu pregraves la mecircme si elle a

changeacute on comparera sans srsquoen apercevoir des termes diffeacuterents On eacutetudie les chiffres

annuels des suicides ou des crimes agrave deux moments en 1800 et en 1900 mais ce ne sont

que les crimes ou les suicides connus en 1800 et 1900 et la comparaison ne peut donner

que lrsquoeacutevolution des crimes ou des suicides connus Il reste agrave savoir quelle est la relation

avec lrsquoeacutevolution des suicides ou des crimes reacuteels On sait aujourdrsquohui quel eacutecart eacutenorme

seacutepare le chiffre des centenaires preacutetendus et des centenaires reacuteels et que cet eacutecart

diminue fortement agrave mesure que lrsquoeacutetat civil devient plus reacutegulier Si lrsquoon trouve une plus

forte proportion de preacutetendus centenaires il y a cent ans pourra-t-on en conclure que

lrsquoeacutevolution a eacuteteacute la diminution des centenaires Il faut donc toujours srsquoassurer qursquoon

compare des renseignements de mecircme valeur Cette preacutecaution est naturellement

suggeacutereacutee par lrsquohistoire ougrave la diffeacuterence drsquoabondance des renseignements est si grande que

lrsquooubli de cette preacutecaution megravenerait agrave des conclusions trop visiblement absurdes

13 III ndash Apregraves avoir isoleacute les eacutevolutions pour les constater on est obligeacute de les rapprocher

pour les comprendre

14 Le proceacutedeacute normal de comparaison des sciences sociales est la comparaison statistique

on a essayeacute de lrsquoeacuteriger en meacutethode Pour tout pheacutenomegravene exprimable en chiffre

lrsquoeacutevolution peut se repreacutesenter soit par un tableau arithmeacutetique soit par une courbe (qui

en est la traduction geacuteomeacutetrique) Il est naturel de comparer entre elles ces courbes pour

voir si elles preacutesentent quelque rapport constant Si lrsquoon ne trouve aucun rapport on en

conclut que les faits sont le produit de causes indeacutependantes Si les courbes varient

ensemble on conclut que les eacutevolutions sont lieacutees entre elles par quelque lien de cause agrave

effet soit direct soit indirect Mais il est impossible par ce proceacutedeacute de distinguer si le lien

est direct ou indirect crsquoest ce qui arrive quand on compare les courbes de la criminaliteacute

et de lrsquoinstruction ou les variations des prix et le nombre des gregraveves ou le nombre des

mariages et le prix du pain Et mecircme ce nrsquoest pas la seule inspection des chiffres qui a

donneacute lrsquoideacutee de supposer un lien crsquoest une hypothegravese qursquoon a imagineacutee pour des raisons

psychologiques et qursquoon cherche agrave veacuterifier par les chiffres Crsquoest que dans les pheacutenomegravenes

sociaux les conditions mateacuterielles et les produits ou les actes humains sont les seuls faits

qursquoon atteigne par des proceacutedeacutes statistiques Or les actes et les produits ne sont que des

effets de pheacutenomegravenes internes Quant aux conditions elles sont tout au plus des limites

neacutegatives Certaines conditions sont neacutecessaires pour qursquoil se produise un pheacutenomegravene

social (il ne peut pas se creacuteer une ville sans nourriture) mais jamais elles ne sont

suffisantes pour le produire il y faut toujours des hommes

15 Les causes au sens scientifique crsquoest-agrave-dire les conditions deacuteterminantes des faits sociaux

sont toujours des eacutetats inteacuterieurs des motifs or aucun proceacutedeacute statistique nrsquoatteint les

eacutetats inteacuterieurs Voilagrave pourquoi pour expliquer toute eacutevolution sociale il faut remonter agrave

une cause psychologique par conseacutequent faire intervenir une espegravece de pheacutenomegravenes qui

eacutechappe agrave toute meacutethode statistique

73

16 Pour lrsquoexplication derniegravere des eacutevolutions comme des faits eux-mecircmes il faut donc

recourir agrave une meacutethode psychologique qui est celle de lrsquohistoire Lorsqursquoun fait social a

changeacute soit de quantiteacute soit de forme cette eacutevolution a eu pour cause un changement ou

dans les conditions exteacuterieures ou dans lrsquoeacutetat inteacuterieur des hommes Il faut donc se

demander Qursquoy a-t-il de changeacute ou dans les motifs des actes ou dans les conditions

exteacuterieures de ces motifs Et pour se poser les questions avec preacutecision il faut dresser

un questionnaire des changements possibles

17 Ainsi pour comprendre la place drsquoun pheacutenomegravene social dans la dureacutee drsquoune socieacuteteacute on

revient au proceacutedeacute employeacute pour comprendre sa place dans lrsquoensemble des pheacutenomegravenes de

la socieacuteteacute

18 Pour reacutepondre aux questions il suffira de reprendre le questionnaire eacutetabli pour lrsquoeacutetude

des pheacutenomegravenes simultaneacutes et de passer en revue toutes les grandes cateacutegories de

changements de la race du milieu des habitudes intellectuelles mateacuterielles

eacuteconomiques des institutions sociales politiques etc qui peuvent ecirctre causes drsquoune

transformation On aura vite fait de distinguer lrsquoespegravece de changement qui aura pu agir

sur lrsquoeacutevolution particuliegravere qursquoon eacutetudie

19 Il faut ici se tenir en garde contre la tendance naturelle agrave se repreacutesenter chaque espegravece de

pheacutenomegravene social isoleacute par lrsquoabstraction comme un ecirctre reacuteel qui eacutevoluerait par une force

propre agrave la faccedilon drsquoun organisme On a parleacute de la laquo vie des mots raquo de laquo lrsquoeacutevolution des

genres litteacuteraires raquo de la vie des croyances ou des regravegles de droit ou des institutions Crsquoest

une meacutetaphore dangereuse Un mot un genre artistique une croyance une institution ne

sont que des abstractions Une abstraction nrsquoeacutevolue pas au sens reacuteel il nrsquoy a que des ecirctres

qui eacutevoluent Crsquoest un grand danger en histoire de se laisser aller agrave faire la biographie

drsquoecirctres imaginaires tels que lrsquoEacuteglise la royauteacute la Bourse la speacuteculation On peut

employer ces mots abstraits pour abreacuteger mais quand on travaille agrave comprendre les

reacutealiteacutes il faut avoir toujours soin drsquoeacutecarter ces fantocircmes et de remonter dans la

recherche des causes jusqursquoau moment ougrave on atteint des hommes

20 La recherche conduite au moyen du questionnaire nous amegravene agrave deacutecouvrir les

changements de motifs qui ont produit lrsquoeacutevolution Ils nous apparaissent drsquoabord

confuseacutement comme les motifs drsquoun groupe drsquohommes On aperccediloit en gros par exemple

chez un peuple chreacutetien que la crainte de lrsquoenfer a diminueacute ce qui explique

lrsquoaccroissement des suicides

21 Mais ces motifs collectifs ne sont intelligibles que comme une somme de motifs

individuels Et on se trouve ainsi rameneacute agrave se repreacutesenter des individus agrave se les imaginer

tels qursquoils eacutetaient au commencement de lrsquoeacutevolution puis tels qursquoils ont eacuteteacute agrave la fin et agrave se

demander ce qursquoil y a eu de changeacute en eux ou autour drsquoeux qui ait pu produire le

changement constateacute par lrsquoeacutetude analytique de lrsquoeacutevolution

22 Le changement social peut se produire de deux faccedilons qursquoil est neacutecessaire de savoir

distinguer 1deg Ou bien les hommes changent reacuteellement en un point quelconque leur

faccedilon drsquoagir ou leurs regravegles drsquoaction ndash soit volontairement parce que leurs ideacutees sur ce

point ont changeacute ndash soit par la contrainte des conditions mateacuterielles ndash soit par la pression

de leur gouvernement ou de lrsquoopinion de gens dont ils deacutependent 2deg Ou bien les hommes

qui agissaient drsquoune certaine faccedilon au deacutebut de la peacuteriode sont morts et ils ont eacuteteacute

remplaceacutes par drsquoautres hommes (soit leurs descendants soit des eacutetrangers) qui

procegravedent autrement qursquoeux parce qursquoils ont drsquoautres motifs ou drsquoautres habitudes

74

23 Lrsquohumaniteacute se renouvelle par un changement continuel des geacuteneacuterations crsquoest le

pheacutenomegravene fondamental de lrsquohistoire et crsquoest probablement la cause capitale de

lrsquoeacutevolution sociale Ainsi se produisent les eacutevolutions dans les corps constitueacutes (clergeacute

corporations corps de fonctionnaires) le corps conserve un mecircme nom mais tous les

membres sont renouveleacutes Cette continuiteacute du nom donne lrsquoillusion si lrsquoon nrsquoy prend

garde drsquoune eacutevolution organique du corps De mecircme pour le corps social dans son

ensemble lrsquoeacutevolution doit ecirctre expliqueacutee en tenant compte du renouvellement des

geacuteneacuterations Ce pheacutenomegravene fondamental srsquoimpose agrave lrsquoattention de lrsquohistorien agrave moins

qursquoil ne soit tregraves irreacutefleacutechi mais il peut fort bien eacutechapper agrave lrsquohomme des sciences

sociales qui eacutetudie des eacutevolutions beaucoup plus courtes ougrave le renouvellement des

geacuteneacuterations est moins apparent

24 Lrsquoexplication des eacutevolutions par des changements psychologiques a sur les proceacutedeacutes

statistiques lrsquoavantage drsquoecirctre intelligible mais elle reste une hypothegravese Elle permet de

trouver la cause probable du changement social elle ne peut pas prouver qursquoil nrsquoy en ait

pas eu drsquoautre cause Pour arriver agrave une deacutemonstration scientifique il faudrait appliquer

un proceacutedeacute dont on nrsquoa fait que tregraves rarement un usage meacutethodique en histoire et qursquoon

nrsquoa pas eu occasion drsquoappliquer rigoureusement en science sociale la comparaison de

plusieurs eacutevolutions

25 Il ne suffirait pas de comparer lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene speacutecial dans plusieurs

groupes sociaux indeacutependants crsquoest ce qursquoon a essayeacute de faire dans la linguistique

compareacutee la mythologie compareacutee le droit compareacute on compare lrsquoeacutevolution drsquoun mythe

ou drsquoune regravegle de droit chez les Grecs les Romains les Germains Cette comparaison

drsquoabstractions ne fait pas connaicirctre les causes des transformations elle ne sert qursquoagrave en

deacutefinir plus nettement les caractegraveres Crsquoest sur lrsquoensemble des socieacuteteacutes qursquoil faudrait

opeacuterer en comparant les eacutevolutions de plusieurs ensembles On verrait alors quels sont

les pheacutenomegravenes qui manquent ensemble dans plusieurs eacutevolutions et ceux qui srsquoy

trouvent ensemble ceux qui ne se trouvent jamais ensemble et ceux qui tantocirct

srsquoaccompagnent tantocirct se seacuteparent Agrave deacutefaut de lrsquoexpeacuterimentation qui seule permet

drsquoisoler reacuteellement les pheacutenomegravenes la comparaison des ensembles est le seul proceacutedeacute

pour constater quels pheacutenomegravenes sont geacuteneacuteralement lieacutes ensemble et lesquels sont

indeacutependants Mais cette opeacuteration ne peut se faire ni par une meacutethode purement sociale

sur une seule socieacuteteacute observeacutee pendant une courte dureacutee de temps ni par une meacutethode

purement historique sur des socieacuteteacutes observeacutees sans preacutecision Elle ne sera possible que

lorsqursquoon arrivera agrave combiner les meacutethodes des sciences sociales avec la meacutethode

historique Alors seulement pourra ecirctre constitueacutee la science des socieacuteteacutes humaines et de

leurs transformations

75

Deuxiegraveme partie La meacutethodehistorique et lrsquohistoire sociale

76

Chapitre XI

Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire

I Formation de lrsquohistoire ndash Lrsquohistoire dans lrsquoAntiquiteacute au Moyen Acircge agrave la Renaissance ndash Leshistoires speacuteciales et lrsquohistoire geacuteneacuterale ndash Naissance des histoires speacuteciales histoire universellehistoire geacuteneacuteraleII Rapports entre lrsquohistoire et les sciences sociales ndash Les sciences sociales en tant que sciencesdocumentaires emploient la critique historique ndash Neacutecessiteacute de lrsquoeacutetude du passeacute en science socialendash Divisions de lrsquohistoire sociale

1 I ndash Lrsquohistoire est une creacuteation des Grecs mais leur mot ἱστορία (teacutemoignage) est vague et

ne correspond pas agrave ce que Thucydide et Polybe ont fait de lrsquohistoire Crsquoest

essentiellement le reacutecit des faits humains qui paraissent assez inteacuteressants pour ecirctre

raconteacutes notion vague qui laisse une varieacuteteacute extrecircme dans le choix des faits soit pour

lrsquoeacutetendue du terrain soit pour lrsquoespegravece des faits eux-mecircmes Lrsquoeacutetendue du terrain agrave

observer srsquoest vite agrandie depuis le petit monde des citeacutes grecques jusqursquoagrave la

conception drsquoune histoire srsquoeacutetendant sur tout le champ connaissable de lrsquohumaniteacute deacutejagrave

avec Polybe apparaicirct lrsquohistoire universelle lrsquohistoire du monde civiliseacute connu Cette

conception universaliste de lrsquohistoire srsquoest transmise par les eacutecrivains eccleacutesiastiques du

IVe siegravecle (saint Jeacuterocircme saint Augustin) aux chroniqueurs des siegravecles barbares combineacutee

avec une division tireacutee des Apocalypses la succession des grandes monarchies elle se

perpeacutetue agrave travers tout le Moyen Acircge jusqursquoau Discours sur lrsquohistoire universelle de Bossuet

2 Quant agrave lrsquoespegravece de faits qui doivent faire la matiegravere de lrsquohistoire les anciens ont oscilleacute

entre deux meacutethodes

3 1deg Choisir systeacutematiquement les faits qursquoil peut ecirctre utile de connaicirctre pour la pratique

crsquoest la conception de Thucydide formuleacutee par Polybe Lrsquohistorien recueille ce qui peut

servir drsquoenseignement aux hommes drsquoEacutetat et de guerre On aboutit agrave lrsquohistoire militaire et

diplomatique qui a conserveacute jusqursquoagrave nos jours une place preacutepondeacuterante dans le travail

historique

4 2deg Prendre sans choix les faits conserveacutes par la tradition eacutecrite ou orale crsquoest le systegraveme

des Annales drsquoorigine grecque mais devenu classique chez les Romains Lrsquohistorien

reproduit tout y compris les prodiges les accidents les inondations (il en reste des traces

dans Tite-Live et dans les Annales de Tacite)

77

5 Puis viennent les preacuteoccupations litteacuteraires lrsquohistorien cherche les occasions de discours

(comme Tite-Live) ou de remarques morales et psychologiques (comme Tacite) Lrsquohistoire

devient alors un reacutecit composite ougrave la leccedilon de choses pratique est combineacutee avec une

œuvre drsquoart oratoire Crsquoest dans cette forme qursquoelle a eacuteteacute imiteacutee au Moyen Acircge par

quelques chroniqueurs (en latin puis en langue vulgaire) et qursquoelle a eacuteteacute restaureacutee par les

historiens de la Renaissance et leurs successeurs Jusqursquoau XVIIIe siegravecle on ne voit pas de

progregraves dans la conception de lrsquohistoire aucun des historiens du XVIIe siegravecle nrsquoa une

supeacuterioriteacute scientifique sur les historiens de lrsquoAntiquiteacute

6 La transformation de lrsquohistoire en eacutetude scientifique est venue drsquoun autre cocircteacute Avec la

naissance de lrsquoeacuterudition srsquoeacutetait introduit lrsquousage drsquoeacutetudier les textes antiques et de les

commenter en deacutecrivant les faits de toute nature qui y sont rapporteacutes (ce qursquoon appelait

en Allemagne les realia) On srsquoeacutetait mis aussi agrave reacuteunir des documents et des faits sur les

habitudes les institutions la langue lrsquoeacutecriture du Moyen Acircge Ainsi se sont formeacutes les

traiteacutes speacuteciaux et les reacutepertoires (par exemple le Glossaire de Du Cange) quelques-uns

avaient un caractegravere pratique juridique ou theacuteologique De ce mouvement confus et tregraves

long ndash il commence mecircme avant le XVIe siegravecle pour le droit romain ndash se sont enfin

deacutegageacutes des systegravemes meacutethodiques drsquoeacutetudes On les a deacutesigneacutes longtemps par un nom

geacuteneacuteral vague (antiquiteacutes archeacuteologie)

7 Peu agrave peu surtout dans les Universiteacutes allemandes on a commenceacute agrave eacutetudier les faits par

une meacutethode historique et agrave les grouper en ordre chronologique Alors ont eacuteteacute

constitueacutees les histoires speacuteciales de lrsquoeacutecriture de la langue de lrsquoEacuteglise de la religion du

droit des litteacuteratures de lrsquoarchitecture de la sculpture des institutions des mœurs etc

Chacune de ces histoires speacuteciales reste une partie inteacutegrante de lrsquohistoire totale mais

elle devient une branche autonome constitueacutee avec son personnel de travailleurs

speacuteciaux et ses traditions speacuteciales Comme les historiens avaient gardeacute lrsquohabitude de

srsquooccuper agrave peine des faits de cette espegravece crsquoest en dehors drsquoeux que se sont creacuteeacutees ces

histoires speacuteciales Elles ont pris lrsquoallure de sciences indeacutependantes Agrave cause de lrsquoeacutenorme

quantiteacute des faits speacuteciaux il est devenu pratiquement impossible de les eacutetudier de front

avec lrsquohistoire non speacutecialiseacutee et il a fallu seacuteparer chacune drsquoelles en tranches

chronologiques et geacuteographiques suivant les peuples et les peacuteriodes chaque branche

drsquohistoire speacuteciale a eacuteteacute diviseacutee en sections On a eu ainsi des histoires de la religion du

droit de la litteacuterature ndash drsquoEacutegypte drsquoAssyrie des Grecs des Romains de France

drsquoAngleterre ndash du Moyen Acircge modernes contemporaines

8 Agrave mesure que ces branches se sont seacutepareacutees le terrain de lrsquohistoire non speacutecialiseacutee srsquoest

reacutetreacuteci Les espegraveces de faits auxquels la vieille conception drsquoun enseignement pratique

preacuteparatoire agrave la vie publique donnait la plus large place dans lrsquohistoire sont elles aussi

devenues la matiegravere drsquohistoires speacuteciales (histoire diplomatique histoire militaire

histoire constitutionnelle) Elles ont conserveacute ce caractegravere ou du moins ces preacutetentions

pratiques et continuent agrave ecirctre enseigneacutees comme preacuteparation technique aux professions

drsquoofficier de diplomate drsquohomme politique

9 Alors la conception de lrsquohistoire proprement dite non speacutecialiseacutee a traverseacute une crise

Lrsquohistoire universelle au sens exact crsquoest-agrave-dire srsquoeacutetendant agrave tous les peuples dans tous les

temps neacutee degraves lrsquoAntiquiteacute srsquoeacutetait eacutelargie au XVIIIe siegravecle par la connaissance de pays

inconnus autrefois Inde Chine Japon et Ameacuterique Crsquoest la conception de Voltaire dans

son Essai sur les mœurs elle srsquoest transmise agrave Schlosser et par lui agrave lrsquoeacutecole de Heidelberg

la derniegravere Weltgeschichte celle de Weber est sortie de cette eacutecole Mais lrsquohistoire

78

universelle devenue trop vaste a eacuteteacute abandonneacutee dans la seconde moitieacute du XIXe siegravecle

au moins pour un temps1 On en est mecircme venu en Allemagne agrave la tourner en ridicule agrave la

deacuteclarer anti-scientifique reposant sur lrsquoideacutee fausse drsquoune humaniteacute conccedilue comme un

corps On a adopteacute un terme plus restreint Allgemeine Geschichte terme tregraves vague qui

deacutesigne surtout lrsquohistoire des peuples entreacutes dans la civilisation occidentale (les peuples

meacutediterraneacuteens et atlantiques agrave lrsquoexclusion de lrsquoExtrecircme-Orient Ce terme a eacuteteacute transcrit

en franccedilais (histoire geacuteneacuterale) avec le mecircme sens vague

10 Une seacuterie drsquohistoires speacuteciales (histoires des mœurs des arts des religions des

institutions etc) si complegravete qursquoelle soit ne suffirait pas agrave faire connaicirctre lrsquoeacutevolution des

socieacuteteacutes ni lrsquohistoire du monde parce qursquoelle ne donnerait qursquoune description

drsquoabstractions successives Entre tous ces pheacutenomegravenes speacuteciaux crsquoest-agrave-dire abstraits il y

a eu un lien concret ils ont eacuteteacute les pheacutenomegravenes qui se sont produits dans les mecircmes

hommes ou qui ont eacuteteacute produits par eux Et ces hommes ont eu en commun certaines

aventures (migrations guerre reacutevolutions deacutecouvertes) qui sont la cause commune des

eacutevolutions speacuteciales dans diverses espegraveces de pheacutenomegravenes Si on eacutetudiait abstraitement

par exemple lrsquohistoire de chaque branche drsquoactiviteacute humaine (institutions arts

croyances) en Gaule jusqursquoau VIIe siegravecle on verrait les institutions et les arts changer

brusquement au Ier siegravecle avant Jeacutesus-Christ puis au Ve siegravecle apregraves sans aucune raison

inteacuterieure on aurait une eacutevolution inintelligible par elle-mecircme Toutes ces histoires

speacuteciales ne deviennent intelligibles que par lrsquohistoire non speacuteciale qui nous apprend la

conquecircte romaine et lrsquoinvasion des barbares Lrsquohistoire geacuteneacuterale crsquoest en reacutealiteacute lrsquohistoire

commune Voilagrave pourquoi lors mecircme que toutes les branches speacuteciales seraient

constitueacutees il resterait toujours un reacutesidu indispensable agrave la connaissance du passeacute ce

serait lrsquohistoire geacuteneacuterale lrsquohistoire commune Son caractegravere crsquoest drsquoecirctre une description

de la reacutealiteacute concregravete de raconter les actes ou les aventures de lrsquoensemble des hommes

qui ont formeacute la socieacuteteacute crsquoest ainsi qursquoelle forme le lien entre les histoires speacuteciales ndash En

fait ces eacuteveacutenements communs qui relient et dominent les activiteacutes speacuteciales sont surtout

ceux qui atteignent la masse de la population et modifient son eacutetat geacuteneacuteral les transferts

de population par colonisation invasion transplantation la creacuteation de centres de

population la creacuteation ou la transformation de systegravemes geacuteneacuteraux de groupement entre

les hommes (Eacutetat Eacuteglise) De lagrave vient lrsquoimportance de lrsquohistoire politique ainsi srsquoexplique

qursquoelle forme la partie la plus consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale

11 II ndash Quel rapport les sciences sociales ont-elles avec lrsquohistoire Elles ont besoin comme

toute science drsquoabord de constater des faits puis de les grouper

12 Jrsquoai indiqueacute plus haut (Introduction laquo Meacutethode historique raquo et laquo Neacutecessiteacute de la meacutethode

historique dans les sciences sociales raquo) la part de la meacutethode historique dans la

deacutetermination des faits qui forment la matiegravere de ces sciences Ces faits sont obtenus par

trois proceacutedeacutes

1deg Par lrsquoobservation directe des faits actuels

2deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits actuels que pour des raisons pratiques on

nrsquoa pas le temps ou le moyen drsquoobserver

3deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits passeacutes qursquoil est devenu impossible

drsquoobserver

13 Tant que la science sociale emploie seulement lrsquoobservation elle nrsquoa rien agrave demander agrave la

meacutethode historique Mais ce proceacutedeacute est presque toujours insuffisant pour reacuteunir la

masse de faits neacutecessaires agrave une eacutetude sociale Il faut alors recourir au document mecircme

79

pour la connaissance des faits actuels et le document ne peut ecirctre eacutetudieacute que par la

meacutethode historique

14 La diffeacuterence entre la meacutethode historique et la meacutethode scientifique drsquoobservation directe

tient uniquement agrave la diffeacuterence de valeur entre un document et un procegraves-verbal

drsquoobservation Le procegraves-verbal est une observation bien faite crsquoest-agrave-dire faite suivant

une meacutethode rigoureuse drsquoobservation et de reacutedaction le document est un procegraves-verbal

mal fait crsquoest-agrave-dire sans meacutethode Le procegraves-verbal peut ecirctre utiliseacute sans autre opeacuteration

de meacutethode puisque lrsquoopeacuteration a deacutejagrave eacuteteacute faite par lrsquoauteur le document ne peut ecirctre

employeacute qursquoapregraves un examen destineacute agrave suppleacuteer au deacutefaut de meacutethode du reacutedacteur cet

examen crsquoest la critique La critique est indispensable agrave toutes les sciences historiques

parce qursquoelles sont toutes des sciences documentaires

15 Les sciences sociales dans la mesure ougrave elles emploient des renseignements eacutecrits reacutedigeacutes

sans appliquer une meacutethode rigoureuse sont aussi des sciences documentaires elles ont

donc besoin de lrsquoopeacuteration preacutealable de la critique elles appliquent la meacutethode

historique On peut il est vrai concevoir un eacutetat de la science ougrave toutes les observations

et les statistiques sociales auraient eacuteteacute faites suivant une meacutethode correcte et uniforme

comme le sont les opeacuterations des sciences constitueacutees (chimie biologie) alors on nrsquoaurait

plus besoin de documents on ne travaillerait plus que sur des procegraves-verbaux

scientifiques la meacutethode historique deviendrait inutile Mais cet eacutetat est loin drsquoecirctre

reacutealiseacute et tant qursquoil ne le sera pas tant qursquoil restera des documents il faudra les traiter

par la meacutethode historique

16 Une fois les faits recueillis la deuxiegraveme seacuterie drsquoopeacuterations de la science consiste agrave les

grouper On pourrait concevoir un groupement fait uniquement en rapprochant les faits

observeacutes dans le preacutesent sans faire intervenir aucune connaissance historique Mais il est

tregraves probable qursquoen fait la connaissance du preacutesent ne suffit pas pour construire une

science des pheacutenomegravenes sociaux mecircme actuels On peut eacutetudier les pheacutenomegravenes

physiques ou chimiques exclusivement dans le preacutesent parce qursquoil srsquoagit de constater des

relations qui ont eacuteteacute les mecircmes de tout temps Mais deacutejagrave les pheacutenomegravenes biologiques ne

sont plus entiegraverement intelligibles tant qursquoon ne fait pas intervenir lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-

dire le passeacute Et les socieacuteteacutes humaines ne sont pas intelligibles du tout si lrsquoon ne remonte agrave

quelques anneacutees au moins en arriegravere car tous les pheacutenomegravenes sociaux sont ou des

conditions ou des habitudes ou des conventions pour les comprendre il faut remonter au

moins agrave la formation de lrsquohabitude de la condition de la convention En outre il faut

pouvoir comparer les formes varieacutees que preacutesentent les pheacutenomegravenes dans diffeacuterentes

socieacuteteacutes il y a donc une part drsquohistoire dans toute science sociale

17 En fait les eacutetudes de pheacutenomegravenes sociaux sont drsquoordinaire accompagneacutees drsquoune eacutetude

historique sous forme de preacuteambule Les reacutepertoires de sciences sociales tels que le

Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften contiennent des articles drsquohistoire qui exposent

lrsquoeacutevolution des principaux usages eacuteconomiques parfois mecircme depuis lrsquoAntiquiteacute

18 Lrsquohistoire au sens vulgaire crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude des faits passeacutes tient ainsi une place

incontesteacutee dans les sciences sociales Cette histoire ne peut eacutevidemment ecirctre faite que

par la meacutethode historique Crsquoest lrsquoapplication de la meacutethode historique agrave lrsquohistoire sociale

qui est le sujet de la seconde partie du preacutesent ouvrage Jrsquoy eacutetudie les difficulteacutes speacuteciales

agrave cette espegravece drsquohistoire je cherche comment elle pourra arriver agrave se constituer avec

quelles preacutecautions speacuteciales avec quelles lacunes jrsquoessaie enfin de trouver les rapports

entre cette histoire et les autres branches drsquohistoire afin de voir comment lrsquoeacutevolution des

80

faits sociaux (au sens eacutetroit) agit sur lrsquoeacutevolution des autres faits historiques crsquoest-agrave-dire

humains et inversement

19 Lrsquohistoire sociale au sens eacutetroit dont il sera ici question nrsquoest qursquoune partie de lrsquohistoire

des socieacuteteacutes Jrsquoai donneacute plus haut un tableau drsquoensemble des principales espegraveces de

pheacutenomegravenes humains je donne ici un tableau sommaire des branches de lrsquohistoire2

20 I CONDITIONS MATEacuteRIELLES ndash Anthropologie Deacutemographie ndash Eacutetude du milieu naturel et artificiel

geacuteographie physique et eacuteconomique

21 II HABITUDES INTELLECTUELLES ndash Langue Arts Sciences Philosophie et morale Doctrines

eacuteconomiques Religion croyances et pratiques

22 III COUTUMES MATEacuteRIELLES ndash Vie priveacutee

23 IV COUTUMES EacuteCONOMIQUES ndash Production agricole Transports et industries Commerce

Reacutepartition des objets

24 V INSTITUTIONS SOCIALES ndash Famille Organisation de la proprieacuteteacute de famille et des successions

Eacuteducation et instruction Classes sociales

25 VI INSTITUTIONS PUBLIQUES ndash Institutions politiques eccleacutesiastiques internationales

26 Lrsquohistoire sociale comprend toute la quatriegraveme cateacutegorie (coutumes eacuteconomiques) des

fragments de la premiegravere cateacutegorie (deacutemographie) et de la deuxiegraveme (doctrines

eacuteconomiques) Elle se lie seulement par des actions reacuteciproques agrave la troisiegraveme agrave la

cinquiegraveme et agrave la sixiegraveme

NOTES

1 Agrave la fin du XIXe siegravecle apparaicirct une laquo Weltgeschichte raquo reacutedigeacutee en collaboration sous la

direction de Helmolt (en cours de publication) mais elle repose sur une ideacutee nouvelle

geacuteographique non historique

2 Voir chap IX Tableau des pheacutenomegravenes sociaux essentiels Voir aussi Langlois et Seignobos

Introduction aux eacutetudes historiques

81

Chapitre XII

Eacutetat de lrsquohistoire sociale

I Comparaison de lrsquoeacutetat des diffeacuterentes histoires ndash Monographies ndash Manuels speacuteciaux et geacuteneacuterauxndash Eacutetat arrieacutereacute de lrsquohistoire socialeII Raisons de cette infeacuterioriteacute provenant de la nature des faits ndash Caractegravere exteacuterieur des faitscaractegravere subjectif des documents faciliteacute plus grande drsquoatteindre la partie subjective des faitsndash Histoire des doctrinesIII Raisons de lrsquoinfeacuterioriteacute provenant de lrsquoespegravece des documents ndash Documents reacutedigeacutes documentsconserveacutes documents publieacutes ndash Preacutefeacuterence donneacutee aux documents narratifs litteacuteraires eacuteducatifspratiques

1 I ndash Lrsquohistoire des faits sociaux au sens restreint crsquoest-agrave-dire des faits eacuteconomiques et

deacutemographiques est moins avanceacutee que toutes les autres branches de lrsquohistoire Le fait ne

peut guegravere ecirctre contesteacute Il suffit de comparer lrsquoeacutetat de lrsquohistoire sociale et des autres

histoires sous les formes diverses que prend le travail historique monographies histoires

partielles manuels geacuteneacuteraux partout on arrive au mecircme reacutesultat le travail est moins

avanceacute en matiegravere drsquohistoire sociale

2 Pour les monographies la deacutemonstration ne pourrait se faire que par un releveacute

bibliographique Mais il suffit de parcourir les bibliographies nationales Waitz pour

lrsquoAllemagne Monod pour la France Gross pour lrsquoAngleterre Pirenne pour la Belgique

Channing et Hart pour les Eacutetats-Unis on sera frappeacute du petit nombre des eacutetudes

importantes en matiegravere sociale encore la plupart sont-elles tregraves reacutecentes

3 La forme normale agrave laquelle aboutit le travail historique quand on commence agrave posseacuteder

assez de reacutesultats de monographies pour formuler des conclusions drsquoensemble crsquoest

lrsquohistoire partielle drsquoune peacuteriode drsquoun pays drsquoune espegravece de faits ndash par exemple lrsquohistoire

de la litteacuterature ou des institutions drsquoun pays dans une peacuteriode Or si lrsquoon passe en revue

les espegraveces de pheacutenomegravenes qui sont les objets de lrsquohistoire on voit que toutes les

branches speacuteciales sont constitueacutees (sauf les cas ougrave les documents font absolument

deacutefaut) quelques-unes mecircme depuis le milieu du XIXe siegravecle On a fait lrsquohistoire des races

humaines (lrsquoanthropologie) la description geacuteographique du monde (milieu naturel et

milieu artificiel) lrsquohistoire des langues (crsquoest une des plus avanceacutees) lrsquohistoire des arts

des litteacuteratures des sciences de la philosophie des religions lrsquohistoire de lrsquoalimentation

du costume de lrsquoarchitecture du mobilier des usages lrsquohistoire des institutions priveacutees

(histoire du droit) lrsquohistoire des institutions politiques eccleacutesiastiques internationales

82

On lrsquoa faite pour tous les pays et tous les temps pour lrsquoEacutegypte la Gregravece les Romains les

peuples europeacuteens les Eacutetats-Unis pour lrsquoAntiquiteacute le Moyen Acircge les peacuteriodes modernes

Il ne reste presque plus de champ inexploreacute il y a des histoires mal faites qui seront agrave

refaire mais il ne reste plus guegravere de lacunes ndash (sauf dans une branche lrsquohistoire de la

morale reacuteelle crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de la conduite reacuteelle des hommes parce que la question

ne pourra ecirctre poseacutee nettement tant qursquoon ne connaicirctra pas lrsquoensemble des actes et des

habitudes y compris la vie eacuteconomique) ndash Quant agrave lrsquohistoire geacuteneacuterale qui domine toutes

les histoires speacuteciales elle est faite pour tous les pays europeacuteens et pour tout le cours des

temps depuis lrsquoAntiquiteacute

4 Lrsquohistoire des faits sociaux est beaucoup moins avanceacutee La deacutemographie reacutetrospective est

agrave peine eacutebaucheacutee et pleine de conjectures Lrsquohistoire statistique des pheacutenomegravenes les plus

simples lrsquohistoire des prix a eacuteteacute esquisseacutee en Angleterre par Tooke puis par Thorold

Rogers qui a eu en France un imitateur malheureux mais ce ne sont guegravere que des essais

sans meacutethode et sans critique

5 Lrsquohistoire des faits eacuteconomiques nrsquoa eacuteteacute commenceacutee que longtemps apregraves toutes les autres

et est resteacutee beaucoup moins avanceacutee Il nrsquoy a pas encore drsquohistoire de lrsquoagriculture dans

chaque pays Lrsquohistoire de lrsquoagriculture en Allemagne est reacutecente celle drsquoInama-Sternegg

est loin drsquoecirctre acheveacutee et bien que fort supeacuterieure aux essais anteacuterieurs elle est bien loin

drsquoaboutir agrave des conclusions incontestables ndash Lrsquoindustrie en est encore agrave des monographies

(sauf pour lrsquoAngleterre le livre de Cunningham dont la peacuteriode moderne seule a une

valeur historique) ndash Lrsquoeacutetude des transports est encore meacutelangeacutee agrave celle du commerce

lrsquohistoire du commerce et du creacutedit elle-mecircme est encore tregraves incomplegravete Il nrsquoexiste

aucune histoire drsquoensemble depuis le vieil essai de Scherer qui date de 1855 Goldschmidt

nrsquoa eacutetudieacute que lrsquohistoire du droit commercial Toute cette branche nrsquoest guegravere repreacutesenteacutee

que par des monographies sur des institutions speacuteciales chemins de fer Bourse traiteacutes

de commerce etc

6 Parmi les institutions priveacutees qui sont la matiegravere de lrsquohistoire du droit les mieux connues

sont la proprieacuteteacute fonciegravere la famille le reacutegime des successions la partie la moins

avanceacutee est justement celle qui touche aux sciences sociales lrsquoorganisation des classes Le

reacutegime fiscal qui est le mieux connu des pheacutenomegravenes eacuteconomiques est une portion des

institutions politiques

7 Ainsi les autres branches drsquohistoire sont deacutejagrave arriveacutees agrave la forme drsquohistoires partielles qui

en se juxtaposant forment un tableau presque complet lrsquohistoire sociale en est presque

partout encore agrave la peacuteriode des monographies1

8 Une autre marque de lrsquoeacutetat arrieacutereacute de ces branches drsquohistoire crsquoest la place qursquoelles

tiennent dans les manuels drsquoensemble Il en existe trois formes

9 1deg Les manuels drsquohistoire geacuteneacuterale (ou histoire universelle) eacutetudient les pheacutenomegravenes

geacuteneacuteraux communs et expliquent lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes speacuteciaux on y deacutecrit

surtout les faits politiques et les transferts de populations Il est probable que les

pheacutenomegravenes eacuteconomiques ont aussi une action geacuteneacuterale sur lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes ils

devraient donc former une partie consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale et pourtant agrave peine

sont-ils mentionneacutes dans les histoires geacuteneacuterales Grote Curtius Busolt Meyer Duruy et

les histoires de la collection de Gotha et de lrsquoAllgemeine Geschichte de Oncken on leur a

conceacutedeacute quelques chapitres exclusivement relatifs agrave la France dans lrsquoHistoire geacuteneacuterale de

Lavisse et Rambaud

83

10 2deg Les manuels speacuteciaux drsquoune branche de lrsquohistoire existent deacutejagrave pour certaines branches

histoire des religions de la theacuteologie des sciences du droit priveacute de la litteacuterature du

droit public Il nrsquoexiste pas de manuel parallegravele pour lrsquohistoire des pheacutenomegravenes

eacuteconomiques Ce qui en tient lieu le Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften est le produit

drsquoun effort vigoureux de collaboration mais on peut y voir par la bibliographie mecircme

des articles historiques que ces eacutetudes sont encore agrave lrsquoeacutetat de monographies On nrsquoa pas

trouveacute de cadre pour organiser ces monographies on les a preacutesenteacutees sous forme

drsquoarticles isoleacutes rassembleacutes seulement en un reacutepertoire alphabeacutetique

11 3deg Les manuels geacuteneacuteraux drsquoune peacuteriode de lrsquohistoire qui sont la forme la plus acheveacutee de

concentration du travail historique existent deacutejagrave pour lrsquoAntiquiteacute ce sont les

Alterthuumlmer le travail le plus complet paraicirct depuis une vingtaine drsquoanneacutees en eacuteditions

successives sous le nom de Iwan Muumlller Ils commencent pour le Moyen Acircge avec les

Grundriss de Paul et de Groumlber donneacutes en annexe agrave lrsquohistoire des litteacuteratures germaniques

et romanes Il suffit de regarder la place que tiennent dans ces manuels les faits

eacuteconomiques en proportion des autres branches Dans la collection de Iwan Muumlller en 9

volumes (quelques-uns eacutenormes) ces faits forment une petite partie drsquoune section des

Privatalterthuumlmer Ils occupent encore moins de place dans les Grundriss Eacutevidemment

lrsquoeacutetude du passeacute nrsquoa pas peacuteneacutetreacute profondeacutement dans lrsquohistoire sociale

12 On peut constater une disproportion analogue dans les bibliographies peacuteriodiques Il

suffit de se reporter agrave Langlois Manuel de Bibliographie historique 2e eacuted 1901 ou agrave la

Zeitschrift fuumlr Literatur und Geschichte der Staatswissenschaft qui se publie depuis 1893

13 Cette infeacuterioriteacute tient en partie agrave la formation tardive de lrsquohistoire sociale Ce nrsquoest pas

avant la seconde moitieacute du XIXe siegravecle qursquoil srsquoest formeacute un groupe de speacutecialistes de

lrsquohistoire eacuteconomique et depuis que cette branche est repreacutesenteacutee comme les autres par

des professeurs speacuteciaux les progregraves surtout en Allemagne sont devenus rapides Mais

ce retard provient aussi de difficulteacutes speacuteciales agrave cette histoire difficulteacutes drsquoespegraveces

diffeacuterentes qui tiennent les unes agrave la nature des faits sociaux drsquoautres agrave la nature des

documents de lrsquohistoire sociale drsquoautres au degreacute de connaissance neacutecessaire en ces

matiegraveres drsquoautres enfin agrave la forme que prend lrsquoeacutevolution des faits sociaux

14 II ndash La nature des faits de lrsquohistoire sociale les rend plus difficiles agrave atteindre que la

plupart des faits qui sont la matiegravere des autres branches drsquohistoire Sauf les doctrines

eacuteconomiques ils ont tous ce caractegravere drsquoecirctre des faits exteacuterieurs agrave celui qui les deacutecrit

Tous les faits atteints par la statistique (deacutemographie) sont des faits mateacuteriels Tous les

faits eacuteconomiques sont des actes et des usages mateacuteriels modes de culture technique des

industries organisation du travail transports mecircme le commerce et les opeacuterations de

vente de speacuteculation de creacutedit La partie subjective de toutes ces opeacuterations se reacuteduit agrave

des repreacutesentations et des motifs mais il faut toujours connaicirctre le reacutesultat les actes

exteacuterieurs Lrsquohistoire sociale est donc essentiellement lrsquohistoire de faits mateacuteriels visibles

qui ont une conseacutequence mateacuterielle

15 Il semble drsquoabord que ce soit pour cette histoire une garantie de plus grande certitude

elle eacutetudie des faits reacuteels non des imaginations subjectives elle sera donc plus reacuteelle plus

certaine Crsquoest lrsquoillusion drsquoAuguste Comte qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une

science positive opposeacutee agrave la psychologie fantaisie subjective et qui lrsquoa ameneacute agrave passer

directement de la physiologie (objective) agrave la sociologie (objective) en sautant par-dessus

la psychologie Elle srsquoexplique par la meacutethode de travail drsquoAuguste Comte qui jamais

84

nrsquoavait opeacutereacute sur un document historique et ignorait le caractegravere forceacutement subjectif des

documents et des faits sociaux

16 Il existe il est vrai des monuments mateacuteriels du passeacute des objets anciens conserveacutes

qursquoon peut eacutetudier objectivement Ce sont des deacutebris reacuteels drsquoossements ou de cuisine ou

drsquoinstruments avec lesquels on fait la paleacuteontologie et lrsquoanthropologie preacutehistorique

ndash ou des monuments au sens vulgaire qui fournissent la matiegravere de lrsquohistoire de

lrsquoarchitecture ou des objets de tout genre bijoux armes eacutetoffes meubles œuvres drsquoart

statues tableaux outils instruments Mais ces objets nrsquoont de rocircle en sciences sociales

que pour lrsquohistoire de la technique En pratique on ne fait guegravere lrsquohistoire sociale qursquoavec

des documents figureacutes ou eacutecrits qui ont pour caractegravere fondamental drsquoecirctre subjectifs

(voir partie 1 chap I I) que ce soit un document figureacute (dessin repreacutesentation) ou un

eacutecrit le proceacutedeacute de transcription seul diffegravere dans les deux cas ce sont les

interpreacutetations qursquoun auteur a donneacutees de choses exteacuterieures le document ne donne que

le reacutesultat du travail drsquoesprit de lrsquoauteur crsquoest-agrave-dire drsquoune opeacuteration subjective

17 Ce caractegravere forceacutement subjectif de tous les documents nrsquoa pas seulement des

conseacutequences capitales pour la meacutethode il explique pourquoi la certitude est plus

difficile agrave atteindre en histoire sociale Ce qursquoon atteint drsquoabord dans un document ce

sont les conceptions de lrsquoauteur les images qui forment le mobilier de son esprit Crsquoest

seulement par raisonnement agrave partir de ces conceptions qursquoon arrive agrave conclure aux

reacutealiteacutes exteacuterieures que lrsquoauteur a connues en tout cas on nrsquoy arrive qursquoindirectement

par un deacutetour et ougrave lrsquoon a grandrsquochance de se tromper car ce raisonnement repose

toujours sur des bases chanceuses (voir chap VIII I )

18 La connaissance historique la moins sujette agrave erreur crsquoest celle qursquoon atteint le plus

directement et crsquoest preacuteciseacutement la connaissance des conceptions non des faits Elle est la

seule qursquoon puisse eacutetablir par un seul document Il suffit drsquoun seul texte pour prouver

lrsquoexistence drsquoun mot drsquoune forme verbale drsquoune doctrine drsquoune forme artistique drsquoune

proposition philosophique ou scientifique drsquoune regravegle de droit Si lrsquoauteur introduit une

de ces conceptions dans son document crsquoest que cette conception existait dans son

esprit ce seul exemple prouve lrsquoexistence de la conception Donc les histoires les plus

faciles agrave eacutetablir parce qursquoelles demandent le moins de comparaison de documents les

histoires les plus certaines parce qursquoelles supposent le moins de raisonnement ce sont les

histoires de faits subjectifs Voilagrave pourquoi les branches drsquohistoire les plus vite

constitueacutees ont eacuteteacute les histoires des langues des litteacuteratures des religions des arts de la

philosophie du droit Au contraire lrsquohistoire des faits exteacuterieurs oblige toujours agrave des

discussions sur la valeur des documents agrave une critique de la sinceacuteriteacute et de lrsquoexactitude de

lrsquoauteur comme un mensonge ou une erreur est toujours possible elle ne permet jamais

de conclure drsquoapregraves un document unique elle exige un travail de comparaison elle est la

plus longue agrave constituer et la plus contestable

19 Les faits exteacuterieurs ne sont pas tous eacutegalement difficiles agrave eacutetablir Il est drsquoautant plus

facile de les atteindre qursquoils contiennent une part plus grande de conception par

conseacutequent de faits subjectifs connus directement Or une bonne part de lrsquohistoire

exteacuterieure des faits politiques est dans ce cas Lrsquoeacutetude des regravegles officielles (qui forme

presque toute lrsquohistoire des institutions) est de mecircme nature que lrsquoeacutetude du droit elle se

contente drsquoatteindre des formules politiques lois regraveglements arrecircts qui sont des

conventions Les actes reacuteels se dissimulent sous les deacuteclarations officielles comme la

pratique reacuteelle du droit se cache sous les formes juridiques surtout pour les eacutepoques

anciennes nous connaissons beaucoup plutocirct les conceptions et les regravegles que les actes

85

politiques Que se passait-il reacuteellement agrave lrsquoAgora au Forum dans le Seacutenat romain Nous

ne le savons guegravere nous connaissons tout au plus ce qui eacutetait censeacute srsquoy passer Et nous ne

sommes pas mieux instruits pour les cours de justice feacuteodale En ces matiegraveres nous

nrsquoatteignons guegravere que des formes il est vrai que la connaissance des formes a deacutejagrave une

valeur Il reste cependant des actes reacuteels qursquoil est neacutecessaire de connaicirctre pour

comprendre lrsquohistoire geacuteneacuterale ce sont les invasions guerres eacutemeutes perseacutecutions qui

changent les conditions reacuteelles de la vie Mais ces actes sont par leur nature mecircme plus

frappants pour lrsquoimagination ils laissent beaucoup plus de traces subjectives dans lrsquoesprit

des auteurs et par suite dans les documents que les faits continus et monotones de la vie

eacuteconomique Ainsi par suite de la nature objective des faits sociaux lrsquohistoire en est plus

difficile agrave constituer avec certitude

20 La conseacutequence crsquoest que dans toutes les sciences sociales la seule partie qui puisse ecirctre

rapidement et sucircrement constitueacutee crsquoest la partie subjective lrsquohistoire des doctrines

eacuteconomiques ou sociales qui nrsquoest guegravere qursquoun fragment de lrsquohistoire des sciences ou de

la philosophie Voilagrave pourquoi les professeurs de science sociale srsquoy sont plus volontiers

renfermeacutes Quand un enseignement social srsquoest creacuteeacute il a commenceacute drsquoordinaire par

prendre pour sujet lrsquoeacutetude des doctrines sociales plutocirct que lrsquohistoire des pheacutenomegravenes

sociaux Cette preacutefeacuterence est conforme agrave la marche normale de la connaissance dans

toutes les eacutetudes qui opegraverent par la meacutethode historique Mais crsquoest aussi une preacutesomption

qursquoune branche drsquohistoire est peu avanceacutee quand ceux qui la professent font porter leurs

recherches et leur enseignement sur les doctrines plus que sur les faits exteacuterieurs

21 III ndash Une seconde difficulteacute de lrsquohistoire sociale tient agrave la nature des documents

historiques et aussi agrave la nature des publications de documents ndash qui pratiquement

importe presque autant car un document manuscrit nrsquoest guegravere utilisable lrsquohistoire ne

se fait pas avec des manuscrits

22 Le caractegravere geacuteneacuteral habituel des documents est drsquoecirctre reacutedigeacutes pour drsquoautres raisons que

des raisons scientifiques Crsquoest mecircme le caractegravere propre du document que lrsquoauteur ait eu

un autre but que drsquoobserver et de deacutecrire exactement la reacutealiteacute Or parmi les faits

humains les faits sociaux sont ceux qursquoon a le moins de motifs non scientifiques de

regarder et de rapporter Pour quels motifs reacutedige-t-on un document

23 Les documents narratifs sont eacutecrits pour conserver la meacutemoire des faits meacutemorables crsquoest-

agrave-dire des faits qui frappent lrsquoimagination ou des faits auxquels la vaniteacute est inteacuteresseacutee

Les premiers documents narratifs sont des inscriptions de victoires en Eacutegypte en

Assyrie en Perse puis viennent les histoires de peuples ou de princes remplies des actes

des rois et des chefs des guerres des reacutevolutions Les seuls faits eacuteconomiques frappants

sont les famines De lagrave le petit nombre de renseignements eacuteconomiques donneacutes par les

histoires et mecircme plus tard par les laquo papiers nouvelles raquo gazettes et journaux jusqursquoau

temps ougrave srsquoy introduisent les annonces commerciales

24 Les documents litteacuteraires sont faits pour plaire au public on lui donne ce qursquoil aime de la

poeacutesie de lrsquoeacuteloquence du comique du romanesque On nrsquoa aucune raison drsquoy mentionner

les faits sociaux le public vit plongeacute au milieu de ces faits il les voit trop souvent pour

avoir aucun deacutesir de les entendre deacutecrire aussi les œuvres litteacuteraires ne donnent-elles

presque pas de renseignements agrave lrsquohistoire sociale

25 Les documents eacuteducatifs sont destineacutes agrave communiquer une doctrine une croyance une

connaissance une regravegle ou des rites Dans cette classe rentrent tous les ouvrages religieux

ou philosophiques ou moraux tous les manuels et traiteacutes drsquoun art ou drsquoune science

86

(grammaire rheacutetorique meacutedecine) tous les livres de science les formulaires de droit On

nrsquoa pas de raison drsquoy deacutecrire des faits sociaux sauf par allusion dans le cas ougrave un usage

eacuteconomique a des conseacutequences et alors on nrsquoy met guegravere que des mentions eacuteparses et

obscures

26 Les documents pratiques sont destineacutes agrave retrouver un fait ou agrave le prouver ce sont les

actes officiels priveacutes et publics recueils de lois registres comptes recensements

statistiques rapports enquecirctes Crsquoest dans cette cateacutegorie que se trouvent les

renseignements les plus consideacuterables pour lrsquohistoire sociale Mais drsquoabord ils sont tregraves

incomplets les faits nrsquoy sont pas deacutecrits meacutethodiquement pour donner une connaissance

drsquoensemble ils ne sont que rappeleacutes dans la mesure ougrave on a cru en avoir besoin pour un

but pratique speacutecial ils laissent donc de grandes lacunes qui peuvent faire commettre

drsquoeacutenormes erreurs (par exemple en matiegravere drsquoimpocircts) En outre lrsquointeacuterecirct qursquoon porte agrave

ces documents est souvent limiteacute agrave la geacuteneacuteration qui srsquoen sert il ne dure guegravere plus

longtemps sauf pour les preuves financiegraveres le sort naturel des documents pratiques est

donc de se perdre en fait il srsquoen est peu conserveacute jusqursquoau moment ougrave on a creacuteeacute des

archives publiques chargeacutees de conserver sans distinction tous les papiers Enfin ce sont

des documents encombrants tregraves longs et sans valeur litteacuteraire on nrsquoa pour les publier

que des raisons scientifiques et lrsquoon publie de preacutefeacuterence ceux qui fournissent des

renseignements politiques

27 Toutes ces raisons expliquent pourquoi lrsquohistoire sociale dispose drsquoun nombre si

insuffisant de documents La masse des documents relatifs agrave la peacuteriode antique est

presque entiegraverement eacutetrangegravere agrave lrsquohistoire sociale Depuis lrsquoAntiquiteacute jusqursquoau XIe siegravecle

on ne sait presque rien on nrsquoa pas un seul recensement sucircr (pas mecircme le census purement

politique des citoyens romains) La vie eacuteconomique reste donc obscure Il nrsquoest mecircme pas

besoin de remonter jusqursquoagrave Boeckh Que de conjectures hasardeacutees mecircme dans les travaux

les plus reacutecents dans Beloch dans Mommsen Que de lacunes incomparablement plus

que dans aucun autre recueil de faits On connaicirct en gros lrsquoorganisation politique des

citeacutes antiques Que sait-on de leur organisation eacuteconomique

28 De mecircme la publication des documents conserveacutes est moins avanceacutee pour lrsquohistoire

sociale que pour toute autre On a preacutefeacutereacute naturellement publier ou les documents qui

inteacuteressaient le public le plus large ou ceux que recommandait leur rareteacute leur antiquiteacute

et leur petit volume On a donc publieacute drsquoabord toutes les œuvres litteacuteraires puis toutes les

œuvres historiques mecircme les chroniques ou les annales les plus segraveches on a publieacute les

traiteacutes drsquoart ou de science les œuvres de doctrines on a reproduit les monuments

artistiques ou drsquoart industriel les speacutecimens des vieilles eacutecritures Les preacuteoccupations des

eacutediteurs de documents ont eacuteteacute parallegraveles agrave celles des reacutedacteurs ils ont chercheacute agrave

atteindre le public Or les documents eacuteconomiques actuels inteacuteressent peu le public les

documents reacutetrospectifs encore moins et pour les publier il faut un gros effort car ils

forment une lourde masse On srsquoexplique ainsi tregraves bien qursquoil ait fallu attendre beaucoup

plus longtemps pour trouver les moyens de publier les documents eacuteconomiques Il a fallu

pouvoir se passer du public et ne faire appel qursquoagrave des fonds drsquoorigine scientifique

Lrsquoentreprise est toute reacutecente on le verra en comparant dans la bibliographie de Waitz

Quellenkunde der deutschen Geschichte eacutedit de 1894 les publications eacuteconomiques de

documents avec les recueils des autres branches drsquohistoire Encore lrsquoAllemagne est-elle

plus avanceacutee que les autres pays parce qursquoelle a maintenant des professeurs speacutecialistes

drsquohistoire eacuteconomique En France le caractegravere dogmatique pris par lrsquoeacuteconomie politique a

probablement empecirccheacute drsquoentreprendre le deacutepouillement meacutethodique des documents En

87

Angleterre il a eacuteteacute fait quelques essais individuels et il semble qursquoaux Eacutetats-Unis on

commence agrave organiser ce travail neacutecessaire de publication mais le mouvement en est

encore agrave ses deacutebuts

NOTES

1 Beloch a essayeacute de leur faire une part plus large dans son Histoire grecque mais ses theacuteories

restent le plus souvent conjecturales faute de documents

88

Chapitre XIII

La construction des faits sociaux

I Neacutecessiteacute de la construction ndash Faits simultaneacutes et faits successifsII Proceacutedeacute de construction des faits simultaneacutes ndash Questionnaire diffeacuterence entre le questionnairehistorique et le questionnaire drsquoenquecircteIII Cadres de lrsquohistoire sociale ndash Sections geacuteographiques ndash Questions agrave poser ndash Tableau despheacutenomegravenes

1 Un autre groupe de difficulteacutes tient non plus agrave la matiegravere de la science sociale crsquoest-agrave-

dire aux faits isoleacutes qursquoil srsquoagit de constater mais agrave la construction qursquoon veut eacutedifier avec

ces faits crsquoest-agrave-dire agrave la nature mecircme de la science Lrsquoexamen de ces difficulteacutes speacuteciales

fournira un enseignement pratique sur les preacutecautions agrave prendre et sur les lacunes

ineacutevitables de la science sociale par conseacutequent sur ses limites et sur les terrains qursquoon

fera mieux drsquoeacuteviter Ces difficulteacutes viennent de deux causes 1deg de lrsquoeacutetendue neacutecessaire

des faits agrave connaicirctre en science sociale 2deg du caractegravere speacutecial de lrsquoeacutevolution en matiegravere

de faits sociaux

2 I ndash La premiegravere difficulteacute tient agrave lrsquoeacutetendue qursquoon est obligeacute de donner agrave la construction

historique en matiegravere sociale Il faut drsquoabord srsquoexpliquer sur le sens preacutecis de ce mot

construction que jrsquoai eacuteteacute obligeacute de creacuteer pour deacutesigner le dernier acte du travail historique

Quand on a eacutetudieacute des documents par la meacutethode historique en leur appliquant les

proceacutedeacutes de lrsquoanalyse et de la critique on arrive agrave la fin de toutes ces opeacuterations agrave

deacuteterminer seulement des produits drsquoanalyse crsquoest-agrave-dire des faits historiques isoleacutes par

exemple Il a existeacute une bourse du commerce agrave Anvers au XVIe siegravecle

3 Il est eacutevident qursquoon ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat

de fragments agrave moins de se contenter drsquoun reacutepertoire par ordre alphabeacutetique Degraves qursquoon

veut essayer de les comprendre il faut les coordonner

4 Pour faire une science il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le

principe eacuteleacutementaire1 crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits

simultaneacutes pour obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs

pour atteindre les transformations et lrsquoeacutevolution La construction historique deacutefinitive

comporte donc toujours deux groupes drsquoopeacuterations 1deg pour dresser le tableau des faits agrave

un moment donneacute description drsquoeacutetat 2deg pour eacutetablir la seacuterie des changements successifs

dans le temps deacutetermination drsquoeacutevolution Cette meacutethode srsquoapplique agrave tous les faits

89

historiques agrave toutes les histoires des usages de tous genre costume habitation

ceacutereacutemonial arts lettres religion sciences institutions politiques elle srsquoapplique agrave toute

lrsquohistoire sociale histoire de la vie eacuteconomique deacutemographie et statistique

reacutetrospectives histoire des doctrines sociales

5 II ndash Pour grouper les faits il faut trouver un cadre de classement crsquoest une neacutecessiteacute

ineacutevitable de toutes les sciences descriptives On a vu plus haut (chap VIII III) que dans

les sciences documentaires on est reacuteduit agrave le creacuteer par un travail drsquoimagination et que ce

cadre imagineacute prendra forceacutement le caractegravere drsquoun questionnaire Crsquoest une neacutecessiteacute que

les historiens nrsquoaiment pas agrave srsquoavouer Dans les sciences sociales les travailleurs ne se font

pas scrupule drsquoen parler ouvertement La pratique des enquecirctes les a familiariseacutes avec

cette ideacutee qursquoon ne peut faire une enquecircte par eacutecrit sans questionnaire Or toute eacutetude

historique faite pour arriver agrave dresser le tableau soit drsquoune organisation soit drsquoun

ensemble drsquousages est une enquecircte reacutetrospective elle comporte forceacutement un

questionnaire

6 Il y a donc une ressemblance essentielle entre le questionnaire qui sert agrave diriger le travail

drsquoune enquecircte sur un pheacutenomegravene social contemporain et le questionnaire historique

dresseacute pour lrsquoeacutetude drsquoun pheacutenomegravene social passeacute Dans les deux cas le travailleur

deacutetermine drsquoavance lrsquoespegravece de faits qursquoil cherchera agrave rassembler et lrsquoordre dans lequel il

les rangera Or il ne peut dresser cette liste de questions et tracer ce cadre drsquoarrangement

qursquoen partant de la connaissance qursquoil a deacutejagrave de pheacutenomegravenes analogues agrave ceux qui vont

faire le sujet de lrsquoenquecircte Pour dresser un questionnaire on se repreacutesente un ensemble

analogue agrave celui qursquoon veut eacutetudier et on lrsquoanalyse mentalement de faccedilon agrave deacutegager un agrave

un les deacutetails sur lesquels devra porter lrsquoenquecircte Il faut donc avoir la connaissance drsquoun

ensemble du mecircme genre Celui qui nrsquoaurait aucune connaissance drsquoun syndicat ne

pourrait pas dresser un questionnaire pour une eacutetude de syndicat Il en est exactement de

mecircme pour un historien il ne pourrait dresser le cadre pour grouper des faits drsquoune

espegravece dont il nrsquoaurait aucune ideacutee

7 Mais il y a des diffeacuterences entre un questionnaire historique et un questionnaire pour

lrsquoeacutetude de faits actuels Pour une eacutetude actuelle le questionnaire peut nrsquoecirctre qursquoun guide

provisoire en faisant lrsquoenquecircte on se trouvera placeacute directement en preacutesence de

lrsquoensemble complet des faits on sera ameneacute naturellement agrave apercevoir les lacunes les

faits qursquoon avait oublieacutes de preacutevoir agrave voir ceux qursquoon avait mal interpreacuteteacutes ou mal

classeacutes la vue directe de lrsquoensemble rectifiera constamment les oublis ou les ideacutees

preacuteconccedilues le tableau traceacute apregraves lrsquoenquecircte pourra ecirctre beaucoup plus complet et moins

arbitraire que le questionnaire Mais le questionnaire historique nrsquoa pas cette ressource

de lrsquoobservation posteacuterieure Il est vrai qursquoon pourra trouver dans les documents la

mention de faits auxquels on nrsquoavait pas penseacute ou lrsquoindication de rapports qursquoon avait mal

interpreacuteteacutes aussi un historien meacutethodique doit-il toujours ecirctre precirct agrave compleacuteter ou agrave

rectifier son questionnaire Mais les documents ne peuvent jamais fournir que des

fragments ils ne donnent pas une vue drsquoensemble ils ne sont intelligibles qursquointerpreacuteteacutes

au moyen drsquoune ideacutee geacuteneacuterale de la socieacuteteacute ougrave les faits se sont produits ideacutee forceacutement

subjective donc ils restent toujours subordonneacutes agrave lrsquoideacutee que lrsquohistorien se fait des

socieacuteteacutes en geacuteneacuteral Voilagrave pourquoi un tableau historique est beaucoup plus subjectif que

le tableau reacutesultant drsquoune enquecircte directe sur le preacutesent Cette subjectiviteacute inheacuterente agrave

tout travail historique tient agrave ce que les menus fragments livreacutes agrave lrsquohistorien par lrsquoeacutetude

des documents ne peuvent jamais ecirctre recolleacutes ensemble qursquoau moyen drsquoun ciment fourni

par lrsquoimagination

90

8 En outre lrsquoenquecircte directe peut arriver agrave reacuteunir tous les faits drsquoune nature donneacutee dans

un rayon donneacute agrave un moment donneacute ndash ou du moins tous les faits assez importants pour

valoir la peine drsquoecirctre connus ndash ceux que lrsquoenquecircteur neacutegligera de recueillir ce sera

volontairement parce qursquoil les jugera inutiles pour lrsquointelligence de lrsquoensemble Dans le

travail historique au contraire les faits recueillis deacutependront des documents agrave la

disposition de lrsquohistorien il faudra qursquoils aient eacuteteacute non seulement observeacutes et deacutecrits par

un contemporain mais transmis par des documents qui se soient conserveacutes et dont

lrsquohistorien aura connaissance Des faits indispensables pourront lui eacutechapper soit parce

qursquoils nrsquoauront pas eacuteteacute noteacutes soit parce que les documents se seront perdus ou mecircme

seulement parce qursquoils lui seront resteacutes inconnus Crsquoest ainsi le hasard qui deacutecidera des

lacunes pour les eacutepoques eacuteloigneacutees elles seront toujours eacutenormes le sort naturel des

documents surtout en matiegravere eacuteconomique eacutetant de se perdre au bout de quelques

siegravecles Lrsquoenquecircte actuelle sera comme un plan drsquoarchitecte ougrave sera traceacute lrsquoensemble de la

construction le tableau historique restera une esquisse avec des lacunes marqueacutees par

des lignes conjecturales Encore les conditions de construction drsquoun eacutedifice mateacuteriel sont-

elles si simples et si uniformes qursquoon peut restituer avec une quasi-certitude les lignes

disparues tandis que les ensembles sociaux sont soumis agrave des lois si compliqueacutees que la

restitution des faits non connus directement reste toujours une conjecture douteuse

9 III ndash Le cadre de lrsquohistoire eacuteconomique est donneacute par la nature mecircme des faits

eacuteconomiques Ils consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels en

tant que ces objets sont rechercheacutes pour satisfaire un besoin La limite nrsquoest pas toujours

facile agrave tracer mecircme si lrsquoon prend lrsquoexpression laquo pheacutenomegravenes eacuteconomiques raquo au sens

habituel dans lrsquoeacuteconomie politique europeacuteenne ndash crsquoest-agrave-dire en eacutecartant les

pheacutenomegravenes de consommation et les faits geacuteneacuteraux de deacutemographie et en se restreignant

aux pheacutenomegravenes drsquoappropriation de creacuteation et de distribution des objets Mecircme dans

ces limites aucun classement geacuteneacuteral des pheacutenomegravenes ne srsquoimpose sans discussion en

fait les cadres adopteacutes pour les exposer varient dans les diffeacuterents ouvrages historiques

Je me borne donc agrave proposer le classement qui me paraicirct le plus conforme agrave lrsquoobservation

des pheacutenomegravenes actuels

10 Drsquoabord il est impossible de reacuteunir en un tableau unique les faits du monde entier agrave un

moment donneacute Un sectionnement mateacuteriel srsquoimpose comme une neacutecessiteacute pratique Le

principe pour faire la section doit ecirctre tireacute des conditions les plus geacuteneacuterales de celles qui

srsquoimposent agrave tous les faits Pour les faits eacuteconomiques crsquoest la division naturelle de la

terre drsquoougrave sont tireacutes les mateacuteriaux et sur laquelle se font les eacutechanges crsquoest-agrave-dire la

division geacuteographique On sera donc ameneacute agrave choisir un compartiment de la terre dans

lequel on eacutetudiera les faits eacuteconomiques on fera le tableau eacuteconomique drsquoun mecircme pays

soit une reacutegion (Provence Sicile Irlande) soit un Eacutetat (France Allemagne Angleterre)

La reacuteunion de ces tableaux seacutepareacutes pourra donner ensuite un tableau geacuteneacuteral drsquoune

portion du monde mais il vaut mieux que ce tableau drsquoensemble ne soit que le

groupement de travaux anteacuterieurs faits chacun dans une subdivision geacuteographique Dans

un mecircme pays les pheacutenomegravenes eacuteconomiques de diffeacuterentes espegraveces sont lieacutes entre eux

par des reacuteactions mutuelles lrsquoorganisation de la culture agit sur lrsquoindustrie le commerce

agit sur la culture le reacutegime de proprieacuteteacute agit sur le commerce etc Il vaut donc mieux

construire drsquoabord un tableau geacuteneacuteral de tous les pheacutenomegravenes lieacutes entre eux dans un pays

donneacute et rapprocher ensuite ces ensembles que drsquoeacutetudier une seule espegravece de

pheacutenomegravenes deacutetacheacutee de lrsquoensemble dans tous les pays du monde2 La division

91

fondamentale se fera par pays les subdivisions seules se feront par espegraveces de

pheacutenomegravenes

11 La division en espegraveces doit reposer sur le but et la nature des arts par lesquels sont creacuteeacutes

et distribueacutes les objets ndash La division geacuteneacuterale est 1deg production subdiviseacutee en

production directe des mateacuteriaux transformation des mateacuteriaux (industrie) 2deg transfert

subdiviseacute en transport mateacuteriel eacutechange leacutegal (commerce) 3deg reacutepartition subdiviseacutee en

appropriation jouissance transmission

12 Dans ce cadre geacuteneacuteral se placent agrave propos de chaque espegravece de faits les questions

speacuteciales agrave poser quand on fait lrsquoenquecircte reacutetrospective sur lrsquoeacutetat eacuteconomique drsquoun pays agrave

un moment donneacute Quels sont les systegravemes suivis par les habitants Par qui sont-ils

pratiqueacutes Comment sont-ils distribueacutes entre les diffeacuterentes parties du pays Ce qui

implique une description de lrsquousage une description du personnel speacutecial une carte de

distribution de lrsquousage

13 Voici le deacutetail

14 1er groupe Production

15 1deg Production directe crsquoest-agrave-dire des objets bruts quatre proceacutedeacutes 1deg chasse et pecircche

2deg eacutelevage 3deg culture 4deg extraction des mateacuteriaux bruts (bois carriegraveres mines) qui

forme transition avec lrsquoindustrie Pour chacune des quatre on fera des subdivisions

suivant lrsquoespegravece drsquoanimal ou drsquoobjet Lrsquoenquecircte devra porter seacutepareacutement sur chaque

forme de production et poser trois questions 1deg objets produits et proceacutedeacutes de travail

2deg personnes qui font les opeacuterations comment elles se partagent les opeacuterations comment

elles sont organiseacutees (coordonneacutees ou subordonneacutees) 3deg reacutepartition de ces personnes sur

le sol (centres de production quantiteacutes produites par chacun)

16 2deg Industrie crsquoest-agrave-dire transformation des mateacuteriaux Le nombre des industries est tregraves

grand ce qui les rend difficiles agrave classer le classement drsquoapregraves la nature des mateacuteriaux

est irrationnel le moins arbitraire est le classement drsquoapregraves le but car le but drsquoordinaire

conditionne les proceacutedeacutes On divisera donc en alimentation vecirctement bacirctiment

ameublement outils et armes objets de luxe vie intellectuelle dans chacune les

subdivisions sont nombreuses Forceacutement chaque industrie formera un terrain drsquoenquecircte

speacutecial ougrave lrsquoon retrouvera les mecircmes questions 1deg mateacuteriaux employeacutes et proceacutedeacutes

(technique) 2deg personnel employeacute crsquoest-agrave-dire division et organisation du travail

rapports entre les travailleurs drsquoun mecircme meacutetier rapports avec ceux des autres meacutetiers

et surtout avec les directeurs du commerce 3deg distribution geacuteographique des

travailleurs centres pour chaque espegravece de travail nombre des travailleurs et quantiteacute

des produits

17 2e groupe Transfert

18 1deg Transports transition entre lrsquoindustrie et le commerce ndash II nrsquoy a guegravere agrave distinguer que

deux classes transport par mer transport inteacuterieur mais la deuxiegraveme se subdivise en

voies fluviales voies ferreacutees routes Pour chaque classe se posent les trois questions

1deg proceacutedeacutes de transport voie et mode de traction et drsquoemballage (il faut ici distinguer les

transports drsquoobjets et de personnes) 2deg personnel des transports (mecircmes questions que

pour lrsquoindustrie) 3deg distribution geacuteographique des voies et des centres de transport

quantiteacute des objets transporteacutes

19 2deg Commerce eacutechange des droits Il faut distinguer entre le commerce direct qui se fait par

un eacutechange drsquoobjets mateacuteriels et les commerces symboliques creacutedit et speacuteculation Pour

92

chaque branche reviennent les questions 1deg matiegravere du commerce et proceacutedeacutes de

commerce 2deg personnel des commerccedilants division du travail et organisation rapports

entre les groupes 3deg distribution geacuteographique des centres de commerce et de creacutedit

Quantiteacute des opeacuterations

20 3e groupe Reacutepartition

21 Il nrsquoy a pas lieu agrave subdiviser Il suffit de se poser les questions

22 1deg Appropriation qui comporte les questions suivantes 1deg reacutegime de la proprieacuteteacute sur

quels objets elle porte 2deg personnel des proprieacutetaires organisation en classe rapports

entre groupes 3deg distribution geacuteographique des proprieacutetaires

23 2deg Jouissance des objets 1deg systegravemes de jouissance possession preacutecaire partage des

avantages entre le possesseur et le proprieacutetaire leacutegal 2deg personnel des gens en

possession organisation en classe 3deg distribution des possessions preacutecaires

24 3deg Transmission des droits 1deg proceacutedeacutes de transmission entre vifs par contrat apregraves

deacutecegraves 2deg quantiteacute des transmissions

25 Apregraves avoir fait une enquecircte sur ces usages et cette distribution des pheacutenomegravenes on

aurait un tableau drsquoensemble de lrsquoorganisation eacuteconomique drsquoun pays agrave une eacutepoque

donneacutee Quand le travail serait fait pour tous les pays agrave un mecircme moment on aurait une

seacuterie de tableaux eacuteconomiques On pourrait alors en comparant les organisations

diffeacuterentes constater les traits communs et voir si lrsquoon peut dresser un tableau

eacuteconomique universel de cette eacutepoque

NOTES

1 Derniegravere page du chap VIII

2 Deacutejagrave la pratique de la statistique a ameneacute Meitzen agrave penser qursquoil vaut mieux eacutetudier tous les

faits dans un domaine eacutetroit qursquoune seule espegravece de faits dans un domaine large

93

Chapitre XIV

Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale

I Neacutecessiteacute de deacuteterminer la quantiteacute des faits ndash Connaissance qualitative en histoire ndash Neacutecessiteacutede la deacutetermination de quantiteacute en matiegravere socialeII Moyens de deacuteterminer la quantiteacute ndash Mesure ndash Deacutenombrement ndash Eacutevaluation ndash Eacutechantillonnagendash GeacuteneacuteralisationIII Conseacutequences pratiques ndash Preacutecautions speacuteciales ndash Limites de la construction

1 I ndash Le tableau des faits eacuteconomiques a besoin pour se construire de plus de connaissances

auxiliaires et drsquoune plus grande preacutecision de connaissances que la plupart des autres

eacutetudes historiques

2 Il suppose drsquoabord la connaissance du terrain geacuteographique qui sert de support aux

hommes et aux objets Crsquoest une condition commune agrave toutes les eacutetudes historiques La

geacuteographie est une science auxiliaire de lrsquohistoire et drsquoautant plus neacutecessaire que les faits

ont une plus grande part mateacuterielle Mais pour les histoires de faits intellectuels

(sciences art religion) une connaissance geacuteneacuterale peut suffire la connaissance doit ecirctre

plus preacutecise agrave mesure qursquoon opegravere sur des faits plus mateacuteriels soumis plus eacutetroitement

aux conditions du milieu Agrave ce titre lrsquohistoire eacuteconomique est fortement deacutependante de la

geacuteographie et il nrsquoy a pas de statistique historique sans connaissance du terrain

geacuteographique

3 Les faits historiques prennent drsquoabord la forme descriptive on deacutecrit des conceptions

des actes des usages ndash crsquoest-agrave-dire des actes renouveleacutes ndash des objets des conditions des

produits Crsquoest la forme premiegravere de toutes les sciences descriptives (zoologie botanique)

Seulement certaines descriptions sont drsquoune espegravece particuliegravere agrave lrsquohistoire en tant que

science de lrsquohumaniteacute ce sont les descriptions drsquoeacutetats inteacuterieurs par des figures

mateacuterielles non repreacutesentables langue penseacutee imagination regravegles motifs tous faits

psychologiques Jrsquoai montreacute1 que ces faits forment presque seuls toute une des cateacutegories

de lrsquohistoire lrsquohistoire des coutumes intellectuelles et la plus grande partie de deux

autres lrsquohistoire des institutions sociales et politiques De tous ces faits on ne peut jamais

avoir qursquoune connaissance qualitative on peut deacuteterminer le caractegravere la nature de ces

conceptions mais la seule connaissance quantitative serait la freacutequence qursquoil est

impossible de rechercher Combien de fois un homme a-t-il eu une penseacutee Combien

drsquohommes ont eu cette penseacutee On nrsquoa jamais pu mecircme songer agrave faire cette recherche

94

4 Cependant on a pu constituer une histoire des pheacutenomegravenes intellectuels sans sortir de la

description crsquoest-agrave-dire sans chercher au-delagrave de la connaissance qualitative sans

atteindre aucun eacuteleacutement de quantiteacute Crsquoest le cas des histoires de la langue des arts des

sciences des religions On deacutecrit les œuvres drsquoart ou de science et les conceptions qui ont

eacuteteacute manifesteacutees agrave une certaine date sans essayer de faire un tableau de leur reacutepartition

ou de leur freacutequence La preacutetention drsquoarriver agrave appliquer la statistique a eacuteteacute eacutemise par M

Bourdeau LrsquoHistoire et les historiens 1886 il proposait drsquoeacutetudier le nombre drsquoexemplaires

drsquoun ouvrage pour en eacutevaluer quantitativement lrsquoimportance crsquoest une illusion On

nrsquoarriverait agrave savoir ainsi qursquoun chiffre drsquoopeacuterations typographiques on nrsquoatteindrait pas

la freacutequence du pheacutenomegravene litteacuteraire qui est la repreacutesentation dans lrsquoesprit du lecteur de

la conception qursquoavait exprimeacutee lrsquoauteur

5 Pour lrsquohistoire des usages qui consistent en actes mateacuteriels la connaissance qualitative

reste souvent aussi la seule possible Combien de maisons de costumes de fecirctes y a-t-il

eu au XIVe siegravecle Combien de fois a-t-on appliqueacute une regravegle de droit un usage politique

Mais lagrave encore on nrsquoa pas un besoin absolu de connaicirctre la quantiteacute il srsquoagit plutocirct de

savoir qursquoagrave un moment donneacute dans un pays on a pratiqueacute certain usage ou certaines

institutions politiques Lrsquointeacuterecirct est dans lrsquoexistence de lrsquousage pas seulement dans la

freacutequence Pourtant on a deacutejagrave besoin de savoir si les regravegles eacutetaient vraiment appliqueacutees

crsquoest-agrave-dire approximativement dans quelle proportion de cas

6 Lrsquohistoire sociale consiste aussi pour une bonne part dans la description drsquousages

eacuteconomiques proceacutedeacutes drsquoexploitation agricole et industrielle de production de

transport usages de vente de creacutedit de speacuteculation division du travail proprieacuteteacute regravegles

de reacutepartition des produits Mais cette part est insuffisante pour constituer lrsquohistoire

sociale elle aide agrave comprendre les pheacutenomegravenes sociaux elle ne les eacutetablit pas Le tableau

drsquoune socieacuteteacute agrave un moment donneacute ne peut se faire par une simple description de ses

usages Ce tableau comporte toujours des donneacutees de nombre et de reacutepartition Le nombre

des membres la reacutepartition par sexes acircges origines occupations ndash la composition des

classes sociales ou des professions ndash la richesse crsquoest-agrave-dire la quantiteacute des objets de

valeur et la reacutepartition de la richesse entre les cateacutegories drsquohabitants ndash la reacutepartition des

cultures industries moyens de transports ndash toutes ces notions sont indispensables Faute

de les avoir on nrsquoarrive pas du tout agrave se repreacutesenter la socieacuteteacute on nrsquoen a aucune ideacutee

drsquoensemble Mecircme les usages eacuteconomiques nrsquoont presque aucune valeur par eux-mecircmes

ils nrsquoagissent que par leur freacutequence un usage qui nrsquoexiste qursquoentre quelques hommes nrsquoa

pas drsquointeacuterecirct ni pratique ni historique La connaissance drsquoune socieacuteteacute au point de vue de

lrsquohistoire sociale crsquoest la connaissance de la structure crsquoest-agrave-dire des proportions entre les

parties Or le nombre la reacutepartition la freacutequence les proportions sont des notions

toutes quantitatives On ne conccediloit guegravere un tableau de pheacutenomegravenes sociaux purement

qualitatif comme peut lrsquoecirctre un tableau de la litteacuterature des arts des sciences ou mecircme

un tableau du droit ou des institutions politiques On arrive ainsi agrave cette conclusion que

lrsquohistoire sociale a absolument besoin drsquoecirctre une connaissance quantitative

7 II ndash De quels moyens dispose lrsquohistoire pour atteindre une connaissance de quantiteacute A

priori on peut preacutesumer que ces moyens seront meacutediocres puisque lrsquohistoire manque de

tout proceacutedeacute direct drsquoexamen des pheacutenomegravenes Elle reste reacuteduite agrave deux proceacutedeacutes

indirects

8 1deg Elle recueille les renseignements sur les quantiteacutes que fournissent les auteurs de

documents par exemple le chiffre de la population de lrsquoAttique donneacute par Atheacuteneacutee Ce

sont toujours des affirmations non scientifiques on ne peut donc les accepter que sous

95

reacuteserve de critique Mais la critique a besoin pour conclure de savoir dans quelles

conditions lrsquoauteur a opeacutereacute pour atteindre ses reacutesultats or on les connaicirct rarement et on

doit a priori preacutesumer que lrsquoauteur a commis quelque erreur car lrsquoerreur est habituelle en

matiegravere de chiffres

9 2deg Elle reacuteunit les donneacutees isoleacutees obtenues par lrsquoanalyse des documents et elle les

rapproche de faccedilon agrave calculer des quantiteacutes par exemple on additionne les chiffres de

tenanciers fournis par le Domesdaybook pour chacun des domaines recenseacutes on calcule la

proportion drsquohabitants par tenanciers et on en conclut la population de lrsquoAngleterre agrave la

fin du XIe siegravecle

10 Il faut donc examiner les moyens dont dispose lrsquoauteur de document ou lrsquohistorien pour

arriver agrave deacuteterminer et agrave exprimer des quantiteacutes Les voici rangeacutes dans lrsquoordre

deacutecroissant de preacutecision

11 1deg La mesure ndash Crsquoest la seule expression de quantiteacute qui soit entiegraverement scientifique Elle

consiste agrave ramener les pheacutenomegravenes agrave des uniteacutes identiques par conseacutequent exactement

commensurables (telles que longueur surface poids composition chimique

mouvement) Elle tient une place de plus en plus grande dans lrsquoobservation actuelle des

pheacutenomegravenes sociaux surtout eacuteconomiques De plus en plus on se preacuteoccupe de connaicirctre

les longueurs de reacuteseaux de chemins de fer ou de routes les superficies de terrains les

poids de produits les valeurs exprimeacutees en numeacuteraire Mais pour les faits passeacutes nous

nrsquoavons plus aucun moyen direct drsquoobtenir une mesure il ne reste qursquoagrave recueillir les

mesures mentionneacutees dans les documents soit qursquoelles aient eacuteteacute faites par les auteurs

eux-mecircmes ndash ce qui est rare ndash soit que les auteurs des documents aient reproduit les

mesures faites par drsquoautres Or ni les proceacutedeacutes de mesure dont disposaient les siegravecles

anteacuterieurs ni les habitudes de transcription des auteurs de documents ne laissent guegravere

espeacuterer que les mesures doivent ecirctre preacutesumeacutees exactes

12 2deg Le deacutenombrement ndash Crsquoest le proceacutedeacute statistique par excellence Il consiste agrave choisir un

caractegravere abstrait expresseacutement deacutefini et agrave compter dans un champ donneacute combien

drsquohommes ou drsquoobjets drsquoune espegravece donneacutee preacutesentent ce caractegravere Comme le

deacutenombrement arrive agrave srsquoexprimer en chiffres il donne souvent lrsquoillusion de la mesure

crsquoest-agrave-dire de la science exacte Cette illusion nrsquoest qursquoun cas particulier de la tendance

naturelle agrave confondre exact avec preacutecis (voir chap II I) En fait le deacutenombrement ne prend

ce caractegravere preacutecis que gracircce agrave la convention sur laquelle il repose toute sa valeur comme

moyen de connaissance deacutepend de la nature de la convention qui a servi agrave lrsquoeacutetablir Si on a

pris un caractegravere tregraves conventionnel (par exemple crime deacutelit appartement) le

deacutenombrement ne donnera que tregraves peu de renseignements sur la reacutealiteacute On saura

seulement qursquoil y a eu dans un pays donneacute tel chiffre de procegraves rangeacutes dans la cateacutegorie

laquo crime raquo ou laquo deacutelit raquo qursquoon a compteacute dans lrsquoensemble des maisons tant drsquouniteacutes

conventionnelles appeleacutees laquo appartement raquo En tout cas le chiffre drsquoun deacutenombrement ne

deacutesigne pas un total homogegravene il reacuteunit des objets qui ne sont pas entiegraverement

commensurables et qui peuvent nrsquoavoir de commun que des caractegraveres insignifiants

13 Pourtant le deacutenombrement est le seul proceacutedeacute quantitatif possible pour appreacutecier des

masses qui ne sont pas homogegravenes et crsquoest le cas de tous les ecirctres vivants et de tous les

objets produits par eux ndash sauf en tant qursquoon les a rameneacutes agrave la notion du poids ou agrave la

notion abstraite de valeur exprimeacutee en numeacuteraire (on ne mesure pas des moutons mais

on peut mesurer des poids de moutons) Le deacutenombrement est donc indispensable pour

exprimer avec preacutecision la structure drsquoune socieacuteteacute Il faut savoir au moins le chiffre de la

96

population la reacutepartition des habitants dans les centres le nombre des habitations des

animaux etc Aussi le deacutenombrement est-il le proceacutedeacute fondamental de la deacutemographie

mecircme les pheacutenomegravenes eacuteconomiques ne sont vraiment eacutetablis que lorsqursquoon est parvenu agrave

les exprimer en chiffres

14 Lrsquohistoire sociale ne dispose que drsquoun tregraves petit nombre de deacutenombrements attesteacutes par

des documents et presque tous ceux qursquoon possegravede sont suspects ils ont eacuteteacute faits dans

des conditions inconnues de nous et nous devons le preacutesumer avec des proceacutedeacutes

insuffisants Ainsi pour lrsquoAntiquiteacute les chiffres des esclaves drsquoEacutegine ou de la population

drsquoAthegravenes doivent rester suspects Les chiffres du Moyen Acircge ne le sont pas moins

LrsquoAngleterre fournit un exemple caracteacuteristique de lrsquoincapaciteacute des gens du Moyen Acircge

aux deacutenombrements mecircme les plus faciles En 1371 le gouvernement fit voter au

Parlement une taxe de 50 000 livres (agrave reacutepartir entre les paroisses agrave raison de 22 shillings

3 pence) calculeacutee sur le chiffre de 40 000 paroisses quand on voulut la lever on ne

trouva pas 9 000 paroisses On peut voir dans Round Feudal England 1895 ce qursquoon doit

penser du chiffre de 32 000 chevaliers vassaux du roi drsquoAngleterre qursquoon a admis jusqursquoici

sur le teacutemoignage drsquoun homme admirablement placeacute pour ecirctre informeacute puisqursquoil eacutetait

ministre du roi Il est probable aussi qursquoon a tort de reproduire comme le font mecircme des

historiens de la valeur de Ranke les chiffres des fameux rapports des ambassadeurs

veacutenitiens au XVIe siegravecle

15 Resterait la ressource de faire des deacutenombrements reacutetrospectifs en rapprochant les

eacuteleacutements pris dans les documents Mais pour deacutenombrer la condition indispensable est

de connaicirctre tout le champ agrave deacutenombrer car il faut ecirctre sucircr de pouvoir atteindre toutes

les uniteacutes agrave compter Or il deacutepend du hasard qursquoil se soit conserveacute des documents portant

sur le champ entier agrave deacutenombrer et ce hasard est tregraves rare Peut-ecirctre nrsquoy en a-t-il dans

toute lrsquohistoire du monde jusqursquoagrave la fin du Moyen Acircge qursquoun seul cas le Domesdaybook

drsquoAngleterre qui agrave vrai dire est lui-mecircme un deacutenombrement

16 3deg Lrsquoeacutevaluation ndash Crsquoest un expeacutedient pour remplacer le deacutenombrement Lorsqursquoon ne peut

pas (ou qursquoon ne veut pas) deacutenombrer le champ tout entier on en prend une portion et

dans cette portion on compte les objets des diffeacuterentes classes de faccedilon agrave eacutetablir la

proportion numeacuterique tant pour cent de chaque classe On suppose que cette portion est

une image reacuteduite de lrsquoensemble et que la proportion totale sera la mecircme Le danger de ce

proceacutedeacute crsquoest la preacutesomption qui est agrave la base On admet que la portion qursquoon a choisie est

pareille agrave lrsquoensemble et que les proportions y seront les mecircmes mais si cette portion

restreinte diffegravere de lrsquoensemble lrsquoeacutevaluation sera fausse Supposons que pour connaicirctre la

proportion drsquoenfants illeacutegitimes en France on prenne le pourcentage de la population de

Paris lrsquoeacutevaluation sera beaucoup trop eacuteleveacutee Il faut donc ecirctre sucircr que la portion choisie

est pareille et crsquoest ce qursquoil est souvent difficile de savoir De mecircme quand un document

indique une proportion il faudrait savoir par quels proceacutedeacutes lrsquoauteur est arriveacute agrave son

eacutevaluation On reacutepegravete souvent drsquoapregraves les documents du XIVe siegravecle que la grande peste

de 1346-48 a enleveacute la moitieacute ou le tiers de la population on devrait se demander sur

quelle portion de la population a eacuteteacute faite cette eacutevaluation ndash en supposant qursquoil y ait eu

un calcul

17 4deg Lrsquoeacutechantillonnage ndash Crsquoest un expeacutedient pour suppleacuteer au deacutenombrement On prend au

hasard quelques uniteacutes agrave diffeacuterents endroits dans tout le champ agrave deacutenombrer on examine

dans combien de ces uniteacutes se rencontre un certain caractegravere (par exemple combien de

femmes sont veuves) on calcule la proportion des veuves par rapport au total des femmes

examineacutees (par exemple 30 p 100) on admet que la proportion sera la mecircme pour tout le

97

reste du champ Le proceacutedeacute est moins dangereux que lrsquoeacutevaluation en ce sens qursquoon court

moins de risques de tomber sur une portion exceptionnelle du champ mais on srsquoexpose

au danger plus grand encore de prendre pour bases des uniteacutes exceptionnelles on nrsquoa pas

de garantie que ces uniteacutes soient pareilles agrave lrsquoensemble

18 Les conditions sont surtout mauvaises pour un eacutechantillonnage reacutetrospectif ougrave lrsquoon est

reacuteduit agrave opeacuterer avec des documents Quand il srsquoagit de faits actuels comme on domine

lrsquoensemble du champ agrave eacutetudier on peut se faire une impression geacuteneacuterale voir quels sont

les cas aberrants et par suite prendre meacutethodiquement ses uniteacutes parmi celles qui ne

preacutesentent aucun caractegravere exceptionnel Mais dans lrsquoeacutechantillonnage reacutetrospectif on ne

connaicirct que des uniteacutes eacuteparses qursquoon nrsquoa pas choisies qursquoon a reccedilues des documents

crsquoest-agrave-dire du hasard or il est fort possible qursquoune espegravece de documents qui fait

connaicirctre une espegravece de faits exceptionnelle se soit conserveacutee plus qursquoune autre car les

conditions drsquoougrave deacutependent les chances de conservation sont drsquoordinaire les mecircmes pour

chaque groupe de document Les uniteacutes exceptionnelles ainsi obtenues fausseront

gravement lrsquoopeacuteration Qursquoon essaye par exemple pour le XIIe siegravecle de deacuteterminer par

eacutechantillonnage la proportion des terres appartenant agrave lrsquoEacuteglise dans un pays comme la

France Les documents qui se sont conserveacutes sont ceux qui se trouvaient dans les archives

des eacuteglises et qui se rapportent agrave leurs domaines crsquoest lagrave qursquoon ira forceacutement chercher les

eacutechantillons de groupes de domaines la proportion des terres drsquoeacuteglise y sera

naturellement tregraves forte presque toutes les terres paraicirctront appartenir aux eacuteglises

19 5deg La geacuteneacuteralisation ndash Ce proceacutedeacute le plus habituel en histoire nrsquoest qursquoun moyen irreacutefleacutechi

de simplifier les opeacuterations drsquoeacutevaluation Il consiste agrave eacutetendre agrave tout un groupe les

caractegraveres qursquoon a constateacutes chez quelques individus de ce groupe (hommes ou objets)

crsquoest un eacutechantillonnage inconscient et mal fait Le principe rationnel de la

geacuteneacuteralisation crsquoest la preacutesomption que si un caractegravere se rencontre dans plusieurs

uniteacutes drsquoun champ donneacute prises au hasard il se retrouvera dans toutes les uniteacutes de ce

champ autrement dit les cas observeacutes sont preacutesumeacutes repreacutesenter la moyenne

20 Crsquoest le seul proceacutedeacute qui reste possible dans tous les cas ougrave lrsquoon ne dispose pas de la

connaissance complegravete drsquoun champ ou du moins drsquoune portion drsquoun champ ce qui est le

cas normal en histoire ndash dans lrsquohistoire sociale comme dans les autres branches Et crsquoest

assureacutement une des causes drsquoerreur les plus actives en histoire la plus grande masse des

erreurs de construction commises dans les tableaux descriptifs drsquoune socieacuteteacute provient de

geacuteneacuteralisations incorrectes Crsquoest que les documents ne fournissent drsquoordinaire que

quelques cas la plupart exceptionnels qursquoon a reacutedigeacutes justement parce qursquoils eacutetaient

exceptionnels des crimes ou des actes heacuteroiumlques ndash les usages ou les modes des petits

groupes exceptionnels qui attiraient le plus lrsquoattention ou qui avaient une propension

exceptionnelle agrave eacutecrire Instinctivement on prend ces cas pour des cas-types

caracteacuteristiques de toute la socieacuteteacute on les deacuteclare des usages geacuteneacuteraux Tous les ouvrages

historiques de Taine sont pleins de geacuteneacuteralisations obtenues par ce proceacutedeacute

21 Lrsquohistoire sociale est particuliegraverement exposeacutee aux fausses geacuteneacuteralisations Elle a

absolument besoin drsquoarriver agrave un tableau complet pour se repreacutesenter la structure de la

socieacuteteacute et elle ne possegravede que tregraves peu de documents des mentions accidentelles dans les

documents narratifs ou litteacuteraires quelques inscriptions quelques piegraveces drsquoarchives tregraves

ineacutegalement conserveacutees (du Moyen Acircge il ne reste presque aucun document de laiumlques)

La tentation est donc plus grande de proceacuteder en geacuteneacuteralisant agrave partir du petit nombre

des faits eacutetablis Ainsi lrsquohistoire sociale est celle qui aurait le plus besoin de donneacutees

98

drsquoensemble et crsquoest celle qui est la plus exposeacutee agrave se les procurer par un proceacutedeacute

deacutefectueux

22 III ndash La conseacutequence pratique crsquoest que lrsquohistoire sociale doit ecirctre astreinte agrave des

preacutecautions plus seacutevegraveres qursquoaucune autre et soumise plus eacutetroitement agrave la regravegle qursquoavant

drsquoaborder lrsquoeacutetude drsquoun fait on doit constater lrsquoeacutetat des documents afin de renfermer la

recherche dans les limites de la connaissance possible

23 On devra faire la critique de toutes les donneacutees quantitatives plus seacutevegraverement encore que

la critique des descriptions car eacutetant beaucoup plus difficiles agrave atteindre exactement

elles doivent ecirctre plus suspectes Lrsquoauteur drsquoun document nrsquoa pas eu besoin drsquoune

preacutecision exceptionnelle pour connaicirctre et deacutecrire une conception ni mecircme un acte

reacutepeacuteteacute souvent (usage mode institution) Mais degraves qursquoil est intervenu une notion de

quantiteacute il lui a fallu pour la constater une meacutethode de travail souvent mecircme des

proceacutedeacutes speacuteciaux drsquoinformation On doit donc toujours se demander Par quels proceacutedeacutes

lrsquoauteur a-t-il atteint son reacutesultat Et que valait ce proceacutedeacute Quelles pouvaient ecirctre ses

donneacutees Par quelle meacutethode a-t-il pu faire ses calculs Souvent on aura une certitude

neacutegative on saura que lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer exactement par exemple que les

chroniqueurs du Moyen Acircge nrsquoavaient aucun moyen drsquoeacutevaluer le nombre des victimes

drsquoune eacutepideacutemie ou le chiffre drsquoune population En tout cas il faudra toujours examiner de

pregraves Il semble bien que les historiens eacuteconomiques nrsquoont pas encore cette prudence

neacutecessaire il suffit de voir comment procegravedent mecircme les plus scrupuleux pour la peacuteriode

de lrsquoAntiquiteacute

24 Quand on opeacuterera soi-mecircme pour atteindre la quantiteacute lrsquoopeacuteration reacutetrospective devra se

faire avec les mecircmes preacutecautions que pour le calcul sur des faits actuels analogues La

meacutethode est deacutecrite par Meitzen Geschichte Theorie und Technik der Statistik 1886

25 La geacuteneacuteralisation nrsquoest pas eacutetudieacutee en statistique Jrsquoai essayeacute drsquoen faire la theacuteorie2 On doit

la ramener agrave un eacutechantillonnage conscient et meacutethodique ce qui comporte les

preacutecautions suivantes

26 1deg Preacuteciser le champ ougrave lrsquoon va geacuteneacuteraliser crsquoest-agrave-dire ougrave lrsquoon va preacutesumer la

ressemblance entre les uniteacutes prises au hasard Si ce champ est un groupe drsquohommes ne

pas le faire trop grand pour qursquoil ait plus de chances drsquoecirctre homogegravene eacuteviter de

confondre une section avec lrsquoensemble ne pas geacuteneacuteraliser par exemple sur une seule

province pour tout un Eacutetat

27 2deg Srsquoassurer que les faits contenus dans ce champ sont vraiment semblables entre eux

pour que des uniteacutes quelconques aient chance de correspondre agrave la moyenne se deacutefier

surtout des simples ressemblances de nom

28 3deg Srsquoassurer que les cas pris pour geacuteneacuteraliser sont vraiment repreacutesentatifs qursquoils ne sont

pas exceptionnels

29 4deg Srsquoassurer que le nombre des speacutecimens connus est assez grand Il devra ecirctre drsquoautant

plus grand qursquoil y aura moins de motifs que tous les cas se ressemblent moins grand pour

les groupes homogegravenes et les pheacutenomegravenes simples (par exemple lrsquoalimentation drsquoun

groupe de paysans) que pour des groupes heacuteteacuterogegravenes et des faits compliqueacutes (comme le

budget drsquoune famille riche habitant dans une capitale)

30 En prenant toutes les preacutecautions on sera ameneacute agrave reconnaicirctre que dans la plupart des cas

on ne peut pas arriver agrave un reacutesultat certain faute de donneacutees sucircres Ainsi sera poseacutee la

limite de construction de lrsquohistoire sociale Elle variera beaucoup sans doute mais elle

variera suivant la condition des documents crsquoest-agrave-dire la possibiliteacute de remonter agrave des

99

observations correctement faites Si nous nous laissions aller agrave la nature ce ne serait pas

lrsquoeacutetat de nos instruments de connaissance qui poserait la limite agrave nos recherches ce serait

lrsquointensiteacute de notre inteacuterecirct Toute lrsquohistoire de la theacuteologie toute lrsquohistoire de la science

des antiquiteacutes montrent que les speacutecialistes eux-mecircmes sont exposeacutes agrave passer leur vie sur

une question insoluble dont la solution les passionne Il nrsquoest pas inutile de rappeler que

notre deacutesir de connaicirctre une espegravece de faits ne doit jamais ecirctre la mesure de nos

affirmations

NOTES

1 Voir chap XII II

2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques chap IV V

100

Chapitre XV

Deacutetermination des groupes sociaux

I Caractegravere des faits sociaux ndash Faits humains abstraits localiseacutes ndash Actes individuels ndash Actestypiques ndash Actes collectifsII Les groupes ndash Difficulteacute de deacutefinir le groupe social diffeacuterence avec le groupe biologiquendash Caractegravere ordinaire des groupes historiques ndash Difficulteacutes speacuteciales agrave lrsquohistoire sociale preacutecautions et limites

1 La deuxiegraveme seacuterie des opeacuterations consiste agrave grouper ensemble les faits successifs pour

dresser un tableau de lrsquoeacutevolution sociale dans la suite des temps Mais elle exige une

opeacuteration preacutealable neacutecessaire pour se repreacutesenter les faits sociaux dont on eacutetudiera la

succession elle consiste agrave deacuteterminer les groupes drsquohommes qui sont les auteurs ou les

objets des pheacutenomegravenes sociaux Il faut donc avant drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution examiner

comment on peut arriver agrave deacuteterminer les groupes sociaux

2 I ndash Le principe qui domine toute cette opeacuteration de construction des groupes est le

principe de toute science historique principe si simple et si eacutevident qursquoon aurait honte de

le formuler si lrsquoexpeacuterience ne montrait pas qursquoil est tregraves souvent oublieacute par des cateacutegories

entiegraveres de travailleurs ce qui oblige agrave lrsquoeacutenoncer expresseacutement Il peut se formuler ainsi

Les faits sociaux ne sont que des abstractions ce sont toujours les actes les eacutetats ou les

rapports de certains hommes Ce sont ou des usages ndash et un usage nrsquoest qursquoune seacuterie

drsquoactes semblables ndash ou les eacutetats mateacuteriels drsquohommes deacutetermineacutes (acircge sexe maladie)

ndash ou des objets se rapportant indirectement agrave des hommes et eacutetudieacutes seulement en tant

qursquoils sont en rapport avec eux (plantes animaux maisons routes argent produits)

3 Pour qursquoun pheacutenomegravene soit social il faut qursquoil soit lrsquoacte ou lrsquoeacutetat ou la deacutependance

mateacuterielle drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes Or le propre des hommes crsquoest drsquoecirctre

des individus deacutetermineacutes La connaissance complegravete drsquoun fait social comporte donc qursquoon

connaicirct le groupe drsquohommes auquel il se rapporte Dans les sciences geacuteneacuterales abstraites

(physique chimie biologie) on opegravere il est vrai sur des pheacutenomegravenes rameneacutes agrave lrsquoeacutetat

drsquoabstractions et lrsquoon a le droit drsquoignorer les objets reacuteels dans lesquels ils se passent Mais

crsquoest qursquoon a pu isoler par lrsquoexpeacuterience et deacutefinir rigoureusement les caractegraveres sur

lesquels on opegravere En science sociale on a essayeacute de construire aussi une science abstraite

des pheacutenomegravenes lrsquoeacuteconomie politique la politique la sociologie mais lrsquoessai a eacuteteacute

preacutematureacute et peut-ecirctre est-il irrationnel Car il faut drsquoabord deacutecrire les faits sociaux dans

101

les conditions sans lesquels ils ne sont pas intelligibles crsquoest-agrave-dire dans les individus

humains Crsquoest ainsi que dans les sciences naturelles on a deacutecrit la structure et le

fonctionnement des organismes veacutegeacutetaux et animaux en les prenant dans lrsquoensemble

concret drsquoun individu longtemps avant drsquoessayer une biologie geacuteneacuterale abstraite

4 En matiegravere sociale les faits donneacutes par lrsquoobservation et par conseacutequent les faits agrave deacutecrire

drsquoabord sont des actes drsquoindividus ou de groupes des eacutetats des objets ils sont

deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs

noms En preacutesentant un tableau de la population ou la description drsquoun marcheacute il faut

dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du marcheacute de Londres ndash La condition

pour comprendre un fait social crsquoest de se repreacutesenter lrsquohomme ou le groupe drsquohommes

qui en sont lrsquoauteur et de pouvoir lier le fait agrave un eacutetat psychologique tregraves vaguement

deacutefini peut-ecirctre mais suffisamment connu pour nous le faire comprendre crsquoest le motif de

lrsquoacte Ainsi un simple transfert drsquoobjets nrsquoest pas intelligible socialement Est-il une

vente une donation un vol un brigandage Pour reacutepondre il nous faut savoir le motif

Une somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets nrsquoest pas un pheacutenomegravene social agrave moins

qursquoon nrsquoy joigne la notion de la valeur attribueacutee agrave cette somme ou agrave ces objets ce qui est

un fait subjectif psychologique Seuls les faits deacutemographiques physiologiques peuvent se

suffire agrave eux-mecircmes mais ils ne sont que les conditions des pheacutenomegravenes sociaux Il faut

donc pour deacutecrire les faits historiques ou sociaux la connaissance des auteurs ou des

sujets de ces faits et de lrsquoun au moins de leurs pheacutenomegravenes psychologiques la

connaissance de leur motif

5 Voyons donc sous quelles formes se preacutesentent les faits soit dans lrsquoobservation directe

soit dans les documents

6 1deg Des actes individuels ou des eacutetats individuels lrsquoacte drsquoun artiste drsquoun homme

politique drsquoun geacuteneacuteral ou drsquoun ouvrier drsquoun acheteur drsquoun speacuteculateur Dans le passeacute la

connaissance de ces actes constitue lrsquohistoire individuelle Elle est souvent difficile agrave

eacutetablir en fait faute de documents mais elle est toujours la plus facile agrave comprendre crsquoest

lrsquohistoire des creacuteations intellectuelles (arts sciences philosophie religion) lrsquohistoire des

directions politiques (reacutevolutions reacuteformes guerres) ce qui forme une grande part de

lrsquohistoire politique Cette histoire individuelle nrsquoa presque aucune place dans lrsquohistoire

sociale sauf lrsquohistoire des inventions et des usages dans le cas ougrave on peut atteindre

lrsquoinventeur ou lrsquoinitiateur Jrsquoindique cette exception pour rappeler que lrsquohistoire

eacuteconomique elle-mecircme nrsquoest pas exclusivement une eacutetude de masses

7 2deg Des actes faits par un individu des eacutetats subis par un individu mais pareils aux actes

ou eacutetats drsquoautres individus du mecircme temps Souvent les documents ne donnent qursquoun

acte ou un eacutetat individuel un cas de vente par exemple mais on peut geacuteneacuteraliser et

eacutetablir que drsquoautres hommes agissaient de mecircme ou eacutetaient dans le mecircme eacutetat Lrsquoacte

individuel devient alors un cas repreacutesentatif de tout un groupe un type Ainsi se fait

lrsquohistoire des actes ou eacutetats typiques qui est une eacutetude de pheacutenomegravenes de masse Dans ce

genre rentrent lrsquohistoire des langues ougrave un mot trouveacute dans un eacutecrivain montre que ses

contemporains employaient ce mot ndash lrsquohistoire des usages priveacutes (alimentation

logement mobilier ceacutereacutemonial distraction etc) ougrave quelques exemples suffisent pour

montrer lrsquohabitude commune agrave tous les gens drsquoun pays ndash lrsquohistoire des croyances et des

doctrines communes ndash lrsquohistoire des regravegles de droit ndash lrsquohistoire des institutions sociales

et politiques Il y faut ranger aussi lrsquohistoire des coutumes eacuteconomiques qui est une

grande part de lrsquohistoire sociale elle se fait en eacutetudiant des cas individuels types de

culture de fabrication de transport drsquoeacutechange etc

102

8 3deg Des actes collectifs faits par un groupe drsquoindividus opeacuterant ensemble ou reacuteagissant

directement les uns sur les autres actes ou eacutetats drsquoune assembleacutee drsquoune armeacutee drsquoun

marcheacute etc Ceux-lagrave apparaissent dans les documents comme collectifs ayant eacuteteacute conccedilus

comme collectifs par les observateurs Ils sont la matiegravere de lrsquohistoire des actes sociaux et

politiques (en exceptant les actes originaux des fondateurs et reacuteformateurs)

9 La plupart des faits sociaux rentrent dans cette classe Ici il nrsquoy a pas seulement des actes

pareils comme dans la fabrication drsquoobjets ou les proceacutedeacutes agricoles il y a un

agencement crsquoest-agrave-dire une action reacuteciproque des actes ou des eacutetats humains les uns sur

les autres qui constitue une organisation du travail un systegraveme de transports un

systegraveme drsquoeacutechanges Ce ne sont pas seulement des pheacutenomegravenes de masse ce sont des

pheacutenomegravenes collectifs

10 II ndash Les faits individuels seuls ont un champ deacutefini drsquoavance qui est lrsquoindividu Tous les

autres faits faits semblables ou faits collectifs ne sont vraiment connus que lorsqursquoon

sait dans quel groupe ils se produisent quel est le groupe drsquohommes qui a des usages

pareils ou qui forme un systegraveme drsquoactes collectifs Il faut donc pour deacutefinir un fait de ces

deux derniers genres preacuteciser le groupe ougrave il se produit et crsquoest lagrave une des principales

difficulteacutes de toute histoire drsquousages

11 La deacutetermination du groupe se subdivise en deux opeacuterations 1deg deacuteterminer lrsquoespegravece de

groupe ougrave srsquoest produit le pheacutenomegravene 2deg deacuteterminer en fait quelles eacutetaient les limites de

ce groupe

12 Un groupe humain nrsquoest pas du tout comparable agrave une espegravece animale On peut discuter

il est vrai sur les limites drsquoune espegravece se demander si certains individus doivent ecirctre

rangeacutes dans une espegravece ou dans la voisine mais on sait qursquoun ecirctre nrsquoappartient pas agrave la

fois agrave deux espegraveces Le groupe humain au contraire est une notion non pas naturelle

mais en partie conventionnelle

13 Un groupe crsquoest un ensemble drsquohommes qui ont des usages pareils (par exemple la

langue la religion les mœurs) et qui collaborent ou sont solidaires pour certaines espegraveces

drsquoactes (par exemple la guerre le gouvernement le commerce) Mais il y a beaucoup

drsquousages et beaucoup de systegravemes drsquoactes produits par des causes multiples et variables

qui ont agi ineacutegalement sur les divers hommes Il en reacutesulte qursquoun mecircme homme ne fait

pas partie exclusivement drsquoun seul groupe parce qursquoil nrsquoa pas en toute matiegravere les mecircmes

usages ou les mecircmes conceptions ou les mecircmes inteacuterecircts que les autres membres du

groupe Il appartient agrave un certain groupe en matiegravere de langue agrave un autre groupe en

matiegravere de religion agrave un autre en matiegravere drsquousages priveacutes il deacutepend drsquoun systegraveme

politique drsquoun systegraveme eccleacutesiastique drsquoun systegraveme drsquointeacuterecircts eacuteconomiques Dans chaque

groupe et dans chaque systegraveme il se rencontre avec des semblables ou avec des

collaborateurs partiels qui en drsquoautres matiegraveres font partie drsquoun autre groupe ou drsquoun

autre systegraveme Un mecircme homme sera Luxembourgeois par la nation Franccedilais par la

langue catholique romain par la religion et lieacute eacuteconomiquement agrave lrsquoAllemagne comme

membre du Zollverein parce que les quatre solidariteacutes diffeacuterentes Eacutetat luxembourgeois

langue franccedilaise religion catholique romaine Zollverein allemand ont eacuteteacute eacutetablies agrave des

eacutepoques diffeacuterentes

14 Crsquoest lrsquoerreur fondamentale de la sociologie forgeacutee drsquoapregraves les analogies biologiques

drsquoavoir neacutegligeacute cette opposition capitale entre les pheacutenomegravenes biologiques et les

pheacutenomegravenes sociaux Elle srsquoest ainsi laisseacute conduire agrave admettre un groupe humain pareil agrave

un organisme animal et comme on ne pouvait utiliser cette analogie en opeacuterant sur des

103

individus membres agrave la fois de plusieurs groupes on a eacuteteacute ameneacute agrave choisir arbitrairement

un des groupes et agrave lrsquoidentifier avec un organisme en ignorant systeacutematiquement les

autres groupes qui eacutetablissent drsquoautres solidariteacutes Drsquoordinaire on a choisi pour

lrsquoassimiler agrave lrsquoespegravece animale le groupe formeacute par lrsquouniteacute de gouvernement le groupe

politique appeleacute aussi national qui en beaucoup de pays coiumlncide grossiegraverement avec le

groupe de langue Cette preacutefeacuterence donneacutee au groupe Eacutetat sur le groupe Eacuteglise ou le

groupe langue ou le groupe civilisation srsquoexplique par lrsquoexaltation du sentiment national

au XIXe siegravecle mais elle nrsquoen est pas moins irrationnelle

15 Crsquoest une des grosses difficulteacutes de lrsquohistoire de choisir lrsquoespegravece de groupe humain dont on

cherchera agrave eacutetudier les manifestations semblables ou collectives Eacutevidemment cette

espegravece varie suivant lrsquoespegravece de pheacutenomegravenes Pour lrsquohistoire de la langue ce sera le

groupe des hommes qui parlent la mecircme langue pour lrsquohistoire des religions le groupe

religieux pour lrsquohistoire politique le groupe national Mais pour les faits sociaux quel

groupe devra-t-on choisir Qursquoest-ce que le groupe eacuteconomique On nrsquoest pas parvenu agrave

le deacutefinir Quels sont en matiegravere eacuteconomique les hommes lieacutes par une solidariteacute ou par

des usages communs Sont-ce les sujets drsquoun mecircme souverain ndash Mais entre les sujets

des Eacutetats diffeacuterents le commerce eacutetablit une solidariteacute eacuteconomique parfois tregraves eacutetroite

qui varie avec les tarifs de douanes et les conditions des traiteacutes de commerce Dans quel

groupe eacuteconomique devra-t-on ranger le Canadien du Manitoba sujet anglais qui

commerce surtout avec les Eacutetats-Unis Et lrsquoHindou

16 La question est deacutejagrave difficile agrave reacutesoudre pour les socieacuteteacutes contemporaines ougrave lrsquoensemble

des faits nous est connu Mais pour les socieacuteteacutes anciennes ougrave il nous faut opeacuterer par

lrsquointermeacutediaire de documents fragmenteacutes comment reconnaicirctre les groupes drsquohommes

eacuteconomiquement solidaires Ces documents deacutesignent les groupes par un nom Mais quel

est le sens preacutecis de ce nom La plupart sont des noms politiques ils deacutesignent seulement

les sujets drsquoun mecircme souverain (Romains Franccedilais Anglais) dans des temps ougrave la

solidariteacute eacuteconomique eacutetait bien plus faible que de nos jours dans lrsquointeacuterieur de chaque

Eacutetat

17 Il nrsquoest pas facile drsquoindiquer une solution agrave cette difficulteacute mais du moins faut-il en ecirctre

averti pour savoir avec quelle sorte de notion on opegravere On devra donc se demander

toujours Agrave quelle sorte de groupe se rapportent les noms employeacutes par les documents

Peut-on savoir en quoi ce groupe consistait Quelle sorte de liens unissait les membres

Et quel rapport y avait-il entre cette solidariteacute et une solidariteacute eacuteconomique On sera

ainsi averti des cas ougrave il faudra deacutecomposer un groupe reacuteuni sous un seul nom et si on ne

peut arriver agrave le deacutecomposer on saura du moins qursquoon fera mieux de srsquoabstenir drsquoaffirmer

et peut-ecirctre mecircme drsquoeacutetudier des faits qursquoon ne pourrait rapporter agrave aucun groupe preacutecis

18 La seconde difficulteacute crsquoest de preacuteciser les limites du groupe crsquoest-agrave-dire les gens qui

appartiennent agrave ce groupe Elle est commune agrave toutes les eacutetudes historiques de groupes et

nrsquoest pas speacuteciale agrave lrsquohistoire sociale Elle tient agrave ce que les documents toujours tregraves

incomplets ne font connaicirctre que quelques cas eacutepars observeacutes et noteacutes pour des raisons

accidentelles conserveacutes par hasard au moyen de ces fragments on restitue lrsquoensemble

des cas de cette espegravece par geacuteneacuteralisation avec tous les dangers inheacuterents agrave ce proceacutedeacute

entre autres la difficulteacute de deacutelimiter le champ de geacuteneacuteralisation Un usage est constateacute

par les documents dans un endroit Mais jusqursquoougrave srsquoeacutetend le champ ougrave lrsquoon a le droit

drsquoadmettre que cet usage a existeacute agrave ce moment Il faut poser la question nettement car

la solution deacutepend des conditions propres agrave chaque cas et la constitution des groupes

104

serait exposeacutee agrave des dangers ineacutevitables si lrsquoon opeacuterait sans meacutethode Voici la liste de ces

dangers

19 1deg Ne pas srsquoapercevoir du caractegravere abstrait des pheacutenomegravenes On exprime le pheacutenomegravene

par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et

on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue

des actes des motifs des sentiments Quand on a ainsi personnifieacute lrsquoabstraction le

marcheacute lrsquoindustrie le machinisme prennent corps ils semblent agir avec une force

propre instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient

des personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus

complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire mecircme sociale

20 2deg En attribuant les pheacutenomegravenes agrave un groupe neacutegliger drsquoeacutetablir lrsquoexistence de ce groupe

par lrsquoobservation soit directe soit indirecte Il arrive ainsi drsquoadmettre pour causes des

faits un groupe imaginaire ou conjectural comme la communauteacute de village

hypotheacutetique des pays du centre de lrsquoEurope

21 3deg Prendre pour le support des pheacutenomegravenes eacuteconomiques un groupe reacuteel il est vrai mais

formeacute par une solidariteacute sans rapport avec les pheacutenomegravenes qursquoon veut eacutetudier prendre

par exemple un groupe formeacute par la communauteacute de langue comme les Hellegravenes ou les

Germains ou un groupe constitueacute par un lien purement politique comme lrsquoEspagne au

XVIe siegravecle ce qui megravene agrave attribuer agrave toutes les parties du groupe les mecircmes pheacutenomegravenes

eacuteconomiques ou une solidariteacute eacuteconomique contrairement agrave la reacutealiteacute Ce genre drsquoerreur

est facile agrave commettre car les noms que portent la plupart des groupes mentionneacutes dans

les documents deacutesignent des groupes de langue ou de solidariteacute politique sans aucun

caractegravere eacuteconomique

22 4deg Prendre un groupe heacuteteacuterogegravene sans penser agrave le deacutecomposer en des parties homogegravenes

(du moins au point de vue du pheacutenomegravene qursquoon eacutetudie) par exemple expliquer la vie

eacuteconomique de la Grande-Bretagne au XVIIIe siegravecle sans distinguer lrsquoIrlande et lrsquoEacutecosse de

lrsquoAngleterre On arrive agrave se faire une repreacutesentation moyenne qui est fausse pour toutes

les parties

23 5deg Faire son champ de geacuteneacuteralisation trop grand en se trompant sur les limites du

groupe on attribue ainsi les actes et les usages agrave des hommes qui y sont eacutetrangers Si par

exemple on fait entrer dans le groupe des Germains tous les peuples qui habitaient au VIe

siegravecle le territoire actuel de lrsquoAllemagne on y introduira des Celtes ou des Slaves dont les

usages eacuteconomiques eacutetaient diffeacuterents

105

Chapitre XVI

Eacutetude de lrsquoeacutevolution

I Conditions de lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution ndash Emploi des courbes conditions ndash Diffeacuterences entrelrsquoeacutevolution en biologie et en sciences sociales ndash Diffeacuterentes sortes drsquoeacutevolution ndash Deacutetermination dugroupe ougrave lrsquoeacutevolution srsquoest produiteII Conditions des eacutevolutions speacuteciales ndash Production transfert reacutepartitionIII Conditions pour comprendre lrsquoeacutevolution ndash Constatations des changements drsquousages par lacomparaison ndash Eacutevolution par renouvellement difficulteacute de la constater

1 I ndash La derniegravere opeacuteration consiste agrave grouper les faits successifs de faccedilon agrave constater les

transformations et srsquoil se peut agrave atteindre lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes Crsquoest par

excellence lrsquoopeacuteration historique elle ne peut ecirctre faite que par voie historique avec les

documents du passeacute Crsquoest la derniegravere opeacuteration de la seacuterie puisqursquoelle ne peut ecirctre faite

qursquoapregraves les deux autres Il faut avoir dresseacute le tableau de lrsquoensemble des faits sociaux (ou

du moins drsquoune espegravece de faits) agrave un moment donneacute et dans un groupe donneacute avant de

pouvoir le comparer agrave lrsquoensemble des faits (ou du moins agrave la mecircme espegravece de faits) dans le

mecircme groupe agrave un autre moment puis agrave une seacuterie de moments successifs

2 Lrsquoeacutevolution a eacuteteacute rendue plus facilement repreacutesentable par lrsquoemploi des courbes Quand

les pheacutenomegravenes sociaux peuvent srsquoexprimer numeacuteriquement la courbe permet drsquoen

figurer graphiquement lrsquoeacutevolution il suffit de transcrire les chiffres en graphiques On

obtient ainsi par exemple la courbe de la production drsquoune denreacutee ou de la quantiteacute des

transports La courbe rend plus saillante la continuiteacute du pheacutenomegravene et la direction des

changements

3 Le proceacutedeacute nrsquoest applicable que dans les cas ougrave on peut exprimer les faits par des

nombres ce qui suppose deux conditions

4 1deg Il faut que les faits soient par leur nature exprimables en nombre qursquoils comportent

une comparaison de quantiteacute au moins approximative entre des eacutetats successifs par

exemple la quantiteacute produite transporteacutee transfeacutereacutee distribueacutee ndash ou le nombre drsquoobjets

drsquoanimaux ou drsquoindividus comparables Le proceacutedeacute ne srsquoapplique donc pas aux conditions

mateacuterielles ni aux rapports entre les hommes qui constituent une organisation

eacuteconomique la description est le seul moyen possible de repreacutesenter les pheacutenomegravenes ougrave

entrent des milieux des conceptions des motifs

106

5 2deg Il faut que les donneacutees des documents soient suffisantes pour fournir des chiffres de

pheacutenomegravenes agrave plusieurs moments ce qui est tregraves rare pour les eacutepoques anciennes Dans

le cas ougrave les documents seront suffisants la description pourra ecirctre accompagneacutee de

tableaux de chiffres ou de courbes crsquoest ainsi qursquoa proceacutedeacute M Bienaimeacute dans ses eacutetudes

sur lrsquoeacutevolution du prix des denreacutees agrave Paris au XIXe siegravecle

6 Pour constater lrsquoeacutevolution on peut se contenter de dresser le tableau complet de toute la

vie eacuteconomique drsquoun pays agrave plusieurs moments successifs et de rapprocher ces tableaux

drsquoensemble Mais pour comprendre lrsquoeacutevolution il faut eacutetablir des comparaisons partielles

entre les faits constateacutes agrave diffeacuterents moments

7 Ici se pose la principale difficulteacute pratique On ne peut pas rapprocher des faits au

hasard il ne faut rapprocher pour les comparer agrave des moments diffeacuterents que les faits

analogues et entre lesquels il y a eu continuiteacute Or la continuiteacute est une notion subjective

une interpreacutetation que notre esprit se donne de la succession des faits lrsquoobservation

directe ne fournit que des eacutetats successifs sans lien Ce lien de continuiteacute est une forme du

lien de causaliteacute une forme beaucoup plus vague et plus sujette agrave erreur

8 En fait la notion drsquoeacutevolution nous est donneacutee par lrsquoobservation biologique Nous voyons

lrsquoecirctre vivant se transformer graduellement sans cesser drsquoecirctre le mecircme individu

lrsquoeacutevolution continue est ici eacutevidente Nous voyons se succeacuteder les individus issus lrsquoun de

lrsquoautre et dans certains cas nous les voyons se diffeacuterencier peu agrave peu chaque geacuteneacuteration

srsquoeacutecartant un peu plus du premier ancecirctre la continuiteacute est ici encore eacutevidente et nous

constatons lrsquoeacutevolution de lrsquoespegravece

9 Cette notion drsquoeacutevolution acquise par la biologie nous la transportons dans la vie sociale

Ici il a fallu proceacuteder par analogie en employant une meacutetaphore inconsciente On a

compareacute un groupe drsquohommes ndash la nation anglaise par exemple ndash agrave un individu

biologique on a compareacute agrave une espegravece animale la succession des hommes dans un mecircme

groupe On est arriveacute ainsi agrave concevoir laquo lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute raquo ce qui est deacutejagrave une

meacutetaphore

10 On est alleacute plus loin Dans la socieacuteteacute on a abstrait un sous-groupe formeacute drsquohommes

distingueacutes des autres par une fonction speacuteciale crsquoest-agrave-dire par un systegraveme de rapports

continu avec la masse de la socieacuteteacute on a isoleacute ainsi le gouvernement lrsquoarmeacutee le clergeacute la

magistrature on a opeacutereacute de mecircme avec une classe la noblesse la bourgeoisie On a pu

alors consideacuterer les changements successifs de cette organisation ou de cette classe

comme une eacutevolution on a eu lrsquoeacutevolution du gouvernement de lrsquoarmeacutee de la

bourgeoisie Crsquoest une meacutetaphore au deuxiegraveme degreacute car on nrsquoa pas la connaissance

directe drsquoune continuiteacute entre les gouvernements ou les bourgeoisies drsquoun mecircme pays agrave

diffeacuterents moments successifs Il nrsquoy a pas de lien biologique entre eux il nrsquoy a pas drsquoecirctre

qui soit le gouvernement ou la bourgeoisie

11 Enfin on en est arriveacute agrave abstraire un usage une langue ou mecircme un simple deacutetail un mot

un proceacutedeacute technique un systegraveme de production ou de reacutepartition et on a parleacute de

lrsquoeacutevolution drsquoun mot ou de lrsquoeacutevolution de lrsquoarchitecture ou de lrsquoindustrie du drap ou du

commerce par canaux Crsquoest une meacutetaphore au troisiegraveme degreacute car ici il nrsquoy a mecircme plus

drsquoindice de continuiteacute biologique il nrsquoy a que la transmission drsquoun usage par imitation

crsquoest-agrave-dire par voie subjective

12 Il faut donc comprendre la porteacutee reacuteelle du mot laquo eacutevolution raquo quand on lrsquoapplique aux

pheacutenomegravenes sociaux Il nrsquoa pas le mecircme sens qursquoen biologie Il nrsquoimplique pas une

continuiteacute mateacuterielle une causaliteacute biologique la seacuterie des eacutetats ou des actes drsquoun mecircme

107

individu ou drsquoune ligneacutee drsquoindividus engendreacutes les uns des autres Il ne deacutesigne qursquoune

ressemblance qui peut parfois avoir son origine dans une transmission heacutereacuteditaire mais

agrave laquelle on peut presque toujours preacutesumer des causes purement subjectives la

convention sociale lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation La continuiteacute est ici abstraite Si nous

appelons eacutevolution toute la seacuterie des changements que nous avons reacuteunis en un groupe

crsquoest parce que nous admettons une continuiteacute entre les eacutetats successifs mais nous ne

savons pas drsquoavance par quel proceacutedeacute srsquoest eacutetablie cette continuiteacute et il est probable a

priori que ce nrsquoest pas par le processus biologique de la transformation individuelle et de

la filiation

13 La continuiteacute ainsi comprise peut ecirctre eacutetablie entre plusieurs espegraveces de faits

14 La plus facile agrave constater et la plus abstraite est lrsquoeacutevolution drsquoune habitude ndash soit drsquoun

proceacutedeacute drsquoaction ou drsquoune conception ndash soit du produit mateacuteriel drsquoune opeacuteration

ndash lrsquoeacutevolution de la technique drsquoun meacutetier ou de lrsquoappreacuteciation de valeur drsquoun objet ou des

objets fabriqueacutes par une industrie donneacutee On peut eacutetudier par exemple lrsquoeacutevolution de la

technique du fer des prix du fer de la forme et de lrsquoemploi des barres de fer Pour eacutetablir

ce genre drsquoeacutevolution il suffit de comparer les descriptions ou les chiffres obtenus par

lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes ou des habitudes eacuteconomiques ou des produits agrave plusieurs eacutepoques

successives Le sens de lrsquoeacutevolution ressortira de la comparaison mecircme entre les habitudes

drsquoaction ou de penseacutee en matiegravere eacuteconomique pendant une peacuteriode de la vie drsquoun peuple

15 Puis on peut chercher lrsquoeacutevolution de lrsquoorganisation crsquoest-agrave-dire des rapports entre les

hommes eacutetablis par une convention obligatoire ou volontaire expresse ou tacite ce sont

les institutions de la vie eacuteconomique On eacutetudiera les conventions pour la division et

lrsquoorganisation du travail entre les hommes pour le transfert des objets pour la

reacutepartition de la jouissance des objets Lrsquoeacutevolution apparaicirctra par la comparaison du

systegraveme des institutions eacuteconomiques agrave des eacutepoques successives

16 On aura aussi agrave eacutetudier les changements des conditions mateacuterielles naturelles qui

fournissent aux hommes les moyens mateacuteriels drsquoaction et leur imposent les limites de

leur action le climat le sol la faune et la flore les faciliteacutes de communication On

examinera les changements des conditions mateacuterielles creacuteeacutees par les hommes eux-

mecircmes qui constituent un ameacutenagement durable et un milieu artificiel nouveau On

devra chercher srsquoil y a eu eacutevolution crsquoest-agrave-dire changement dans un mecircme sens de

quelques unes de ces conditions naturelles ou artificielles

17 Enfin apregraves toutes ces comparaisons abstraites ou exteacuterieures il restera agrave examiner

lrsquoeacutevolution proprement biologique le changement des individus eux-mecircmes Il srsquoagit ici

du personnel qui creacutee la vie eacuteconomique Y a-t-il eu un changement de personnes soit

disparition des anciens individus ou introduction de nouveaux soit changement dans le

nombre ou la position reacuteciproque des individus Alors seulement on peut connaicirctre la

nature de lrsquoeacutevolution on peut voir srsquoil y a eu continuiteacute reacuteelle mateacuterielle biologique

entre les individus ou si au contraire les individus ont changeacute et si la continuiteacute est

purement subjective

18 Apregraves avoir deacutetermineacute les diffeacuterentes espegraveces drsquoeacutevolution ndash eacutevolution des habitudes de

lrsquoorganisation du milieu mateacuteriel du personnel ndash on se trouve en preacutesence drsquoune

difficulteacute pratique Comment preacutesenter lrsquoensemble de lrsquoeacutevolution qursquoon aura constateacute

analytiquement Dans quel cadre ranger les faits Crsquoest une difficulteacute drsquoexposition qui

ne comporte pas de solution uniforme

108

19 Si on ne veut faire que la monographie drsquoun fait eacuteconomique on est reacuteduit agrave adopter un

cadre partiel on ne peut preacutesenter que lrsquoeacutevolution drsquoun trait de la vie eacuteconomique Le

cadre naturel en ce cas sera lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution drsquoune habitude donneacutee (usage proceacutedeacute

organisation) ou drsquoun groupe de proceacutedeacutes ou drsquoinstitutions ayant pour but une espegravece

donneacutee de reacutesultat Crsquoest le reacutesultat qui guidera le choix des faits agrave reacuteunir car le reacutesultat

drsquoune opeacuteration est la conseacutequence du but de lrsquoopeacuteration et le but autrement dit le motif

est le pheacutenomegravene directeur de toute la vie eacuteconomique Il est plus rationnel de chercher

lrsquoeacutevolution des objets destineacutes agrave servir drsquoarmes (lrsquoindustrie des armes) que lrsquoeacutevolution des

objets fabriqueacutes en bois ou en cuir

20 Si lrsquoon veut arriver agrave une eacutetude drsquoensemble il faudra reacuteunir lrsquoeacutevolution des organisations

et des habitudes communes agrave un mecircme groupe drsquohommes La difficulteacute sera de

deacuteterminer le groupe qursquoon doit consideacuterer comme uniteacute en matiegravere de vie eacuteconomique

Les groupes deacutesigneacutes par un nom drsquoensemble sont drsquoordinaire des groupes politiques unis

par la communauteacute de gouvernement des nations le lien eacuteconomique nrsquoest pas identique

au lien national Rationnellement on nrsquoa pas le droit de grouper les faits eacuteconomiques

dans le cadre de nation crsquoest-agrave-dire de gouvernement Pourtant ndash en attendant qursquoon ait

deacutetermineacute le lien eacuteconomique qui constitue les groupes eacuteconomiques ndash on nrsquoa pas drsquoautre

proceacutedeacute que drsquoadopter lrsquoun des cadres construits pour eacutetudier drsquoautres pheacutenomegravenes on

prendra donc une nation un Eacutetat ou une reacutegion geacuteographique mais on devra garder

conscience du caractegravere empirique et provisoire de cet expeacutedient Tant que lrsquohistoire de

lrsquoorganisation eacuteconomique ne peut ecirctre exposeacutee que dans les cadres construits pour

lrsquohistoire politique tant qursquoon en est reacuteduit agrave eacutecrire lrsquohistoire de lrsquoagriculture de

lrsquoindustrie du commerce de la proprieacuteteacute en Angleterre en Allemagne en Gregravece crsquoest que

lrsquohistoire eacuteconomique nrsquoa pas encore eacutetabli la nature de la solidariteacute eacuteconomique Si elle y

parvient elle pourra grouper ses faits dans des cadres agrave elle

21 II ndash Lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution eacuteconomique comporte des conditions speacuteciales aux trois

branches de lrsquoactiviteacute eacuteconomique production transfert reacutepartition Elles peuvent

srsquoexprimer sous forme de questions

22 1deg Pour la production lrsquoeacutevolution se produit dans 1deg le but que se proposent les

producteurs 2deg le milieu qui rend les opeacuterations plus ou moins faciles ou avantageuses

3deg les proceacutedeacutes techniques des opeacuterations 4deg la division du travail dans chaque espegravece de

profession

23 Apregraves ces questions particuliegraveres se posent les questions drsquoensemble Quelle a eacuteteacute

lrsquoeacutevolution dans la reacutepartition de lrsquoensemble des hommes entre ces diverses occupations

La proportion srsquoest-elle modifieacutee dans un sens constant Y a-t-il eu eacutevolution dans la

proportion de la quantiteacute des diverses espegraveces de produits Y a-t-il eu une eacutevolution

geacuteneacuterale commune agrave plusieurs ou agrave tous les groupes civiliseacutes soit dans les proceacutedeacutes de

travail soit dans la division du travail Y a-t-il eu une eacutevolution constante commune aux

diverses peacuteriodes de lrsquohumaniteacute

24 2deg Pour le transfert lrsquoeacutevolution consiste dans un changement 1deg des proceacutedeacutes de transport

(depuis le sentier jusqursquoau chemin de fer) 2deg des voies de commerce 3deg de lrsquoorganisation

du personnel des transports 4deg des proceacutedeacutes drsquoeacutechanges (depuis le troc jusqursquoagrave la

speacuteculation) 5deg de la distribution des centres

25 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans la reacutepartition

des proceacutedeacutes de transport et de commerce dans la proportion des quantiteacutes

transporteacutees ou sujettes agrave des opeacuterations commerciales eacutevolution dans la proportion du

109

personnel employeacute eacutevolution dans le systegraveme geacuteneacuteral du commerce Peut-on suivre

une eacutevolution commune agrave plusieurs groupes de peuples ou commune agrave lrsquohistoire de

lrsquohumaniteacute

26 3deg Pour la reacutepartition lrsquoeacutevolution se produit dans les proceacutedeacutes drsquoappropriation de

jouissance de transmission dans la reacutepartition des objets appropriables entre les divers

modes drsquoappropriation et de jouissance dans la proportion des quantiteacutes drsquoobjets

approprieacutes aux mecircmes individus

27 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans le systegraveme

drsquoappropriation de partage de jouissance de transmission Y a-t-il eu une eacutevolution

commune agrave plusieurs peuples Une eacutevolution continue dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute

28 II mdash Pour comprendre la transformation on commence par se repreacutesenter deux ou

plusieurs eacutetats du mecircme groupe agrave des moments successifs on cherche ensuite par quels

moyens le groupe a passeacute drsquoun eacutetat agrave un autre Ici intervient la cause au sens empirique

crsquoest-agrave-dire les conditions sans lesquelles lrsquoeacutetat nrsquoaurait pas changeacute Cette constatation

peut se faire par diffeacuterents moyens

29 1deg Directement lrsquoobservateur qui a eacutecrit le document a eu la connaissance ou plutocirct

lrsquoimpression que tel fait a eacuteteacute la cause du changement et il lrsquoa dit Latifundia perdidere

Italiam dit Pline crsquoest qursquoil a eu lrsquoimpression que les grands domaines ont fait

abandonner la culture du bleacute et remplacer les cultivateurs libres par des bergers esclaves

Lrsquoaffirmation des auteurs de documents est agrave vrai dire la principale source ougrave nous

prenons la connaissance des causes en histoire

30 2deg Indirectement apregraves avoir constateacute seacutepareacutement dans les documents les eacutetats

successifs nous infeacuterons des conditions ougrave se trouvaient les choses avant le changement

compareacutees aux conditions ougrave elles se sont trouveacutees apregraves que le changement doit ecirctre

attribueacute agrave tels faits que nous appelons causes Nous cherchons lrsquoeacutetat de la population

dans les pays soumis par les Romains nous trouvons avant la conquecircte une population

drsquohommes libres1 au temps des Antonins une population rurale formeacutee surtout

drsquoesclaves au Ve siegravecle une population tregraves rare Nous en infeacuterons que la conquecircte

romaine a abouti agrave remplacer les cultivateurs libres par des esclaves et qursquoensuite

lrsquoesclavage a eacuteteacute cause de la deacutepopulation

31 La premiegravere difficulteacute est drsquoeacutetablir le changement qui srsquoest produit entre deux moments

Il est bon de preacutevoir sous quelle forme on peut le constater

32 Premier cas ndash On aperccediloit des actes ou des faits apparents qui ont produit un changement

direct voulu par les auteurs des actes Ils sont tregraves freacutequents dans la vie politique ce sont

les guerres les ordres donneacutes par les chefs les lois les reacutevolutions etc Ils sont rares en

matiegravere drsquousages et de faits sociaux ndash sauf les eacuteveacutenements geacuteneacuteraux tels que conquecircte

ou invasion qui reacuteagissent sur toute la vie mecircme sociale et qursquoil faut toujours connaicirctre

pour y chercher drsquoabord lrsquoexplication des changements

33 Deuxiegraveme cas ndash On aperccediloit des changements drsquousages ou drsquoarrangements sociaux ou

drsquoeacutetats en comparant les usages les arrangements les eacutetats agrave deux moments diffeacuterents

crsquoest le proceacutedeacute employeacute pour dresser les tableaux de chiffres et les graphiques il

srsquoapplique mecircme aux cas ougrave la connaissance nrsquoest que qualitative En comparant

lrsquoorganisation des ouvriers anglais en 1824 et de nos jours on nrsquoa pas de peine agrave constater

le changement produit par les trade-unions

110

34 La vraie difficulteacute crsquoest de pouvoir comparer toujours le mecircme groupe agrave des moments

diffeacuterents le danger crsquoest de comparer sans srsquoen apercevoir les usages ou lrsquoorganisation

non pas de moments diffeacuterents mais de groupes diffeacuterents Au sens strict il nrsquoy a de

vraiment comparable que les mecircmes individus agrave des moments diffeacuterents En comparant un

groupe de mecircme nom le Parlement ou une trade-union agrave deux moments diffeacuterents

distants drsquoun siegravecle on ne compare pas ensemble les eacutetats drsquoun mecircme groupe concret agrave

deux eacutepoques successives car les individus du Parlement ou de la trade-union de 1800

sont tous morts en 1900 on compare deux abstractions ou deux formes Le danger est

donc de personnifier ces abstractions drsquoopeacuterer comme si elles avaient eacutevolueacute par une

force interne propre agrave la faccedilon drsquoun organisme Ce nrsquoest pas lrsquoerreur seulement de ceux

qui conccediloivent la socieacuteteacute comme un organisme reacuteel crsquoest lrsquoerreur de presque tous les

historiens de pheacutenomegravenes speacuteciaux enfermeacutes dans une espegravece unique de faits Ils arrivent

presque irreacutesistiblement agrave srsquoimaginer une eacutevolution propre de la langue du droit de

lrsquoEacuteglise des institutions seuls les historiens drsquoeacuteveacutenements eacutechappent agrave cette illusion

parce que leurs eacutetudes leur font voir surtout des individus

35 Troisiegraveme cas ndash On constate des changements de personnes dans un groupe de faccedilon que

la masse du groupe change graduellement par un renouvellement continu des individus

qui la composent Crsquoest probablement le processus normal de lrsquoeacutevolution Les hommes

nrsquoaiment pas agrave changer leurs usages ou leur organisation mais crsquoest le groupe qui change

de matiegravere Les hommes qui le composaient meurent peu agrave peu (ou se retirent) ils sont

remplaceacutes par des hommes diffeacuterents qui agissent autrement Le fait est assez apparent

dans les eacutetablissements de production Le moyen le plus rapide pour changer les proceacutedeacutes

de travail crsquoest de changer les ouvriers

36 Le changement peut mecircme se produire sans que les individus soient morts ou que les

membres nouveaux du groupe aient adopteacute une faccedilon de penser ou drsquoagir diffeacuterente de

celle des membres anciens Crsquoest ce qui arrive lorsque des hommes se deacuteplacent et vont

dans drsquoautres groupes ou bien quand il naicirct de nouveaux hommes lrsquoagencement de la

socieacuteteacute organiseacute pour un nombre donneacute doit alors ecirctre changeacute pour srsquoadapter agrave un

nombre drsquohommes plus grand ou mecircme srsquoil reste pareil en apparence il ne fonctionne

plus de mecircme faccedilon Ainsi la Chambre des repreacutesentants aux Eacutetats-Unis a eacuteteacute transformeacutee

par lrsquoaccroissement du nombre des repreacutesentants

37 Quatriegraveme cas ndash En matiegravere drsquoobjets mateacuteriels les ameacutenagements tels que cultures

digues routes maisons et les produits tels que meubles numeacuteraire capitaux

srsquoaccumulent ou se remplacent par drsquoautres de faccedilon agrave transformer les conditions

mateacuterielles de la vie

38 Toute transformation graduelle est difficile agrave constater parce que les hommes ou les

objets qui se renouvellent se remplacent peu agrave peu Mais la difficulteacute nrsquoest pas eacutegale pour

toutes les histoires Elle est moindre pour les espegraveces de faits ougrave lrsquoaction des individus est

plus apparente ougrave les documents deacutesignent souvent les acteurs par les noms propres ce

qui arrive dans les arts les sciences les doctrines la vie politique On voit dans les

documents une geacuteneacuteration drsquohommes politiques de savants ou drsquoartistes succeacuteder peu agrave

peu agrave la preacuteceacutedente ndash En matiegravere de langue drsquousages priveacutes ou de religion la

constatation est deacutejagrave plus difficile mais encore peut-on atteindre quelques influences

drsquoindividus et voir si le moment ougrave un changement se produit correspond agrave la peacuteriode de

leur vie active ndash La difficulteacute est au maximum pour les faits sociaux deacutemographiques ou

eacuteconomiques Lagrave on voit les pheacutenomegravenes se succeacuteder sans apercevoir les changements

concrets les documents ne montrent pas le renouvellement des geacuteneacuterations

111

39 Cette difficulteacute de constater le changement concret rend plus difficile drsquoatteindre les

causes des faits sociaux par les proceacutedeacutes historiques Les documents indiquent rarement

une cause aux eacutevolutions de ces faits parce que les actes frappants en ces matiegraveres sont

tregraves rares sauf les reacutevolutions produites par une invention technique il ne se produit

guegravere que des transformations lentes et continues Et il est tregraves dangereux drsquoopeacuterer par

infeacuterence parce qursquoon nrsquoatteint pas la cause la plus active des transformations qui est le

changement des individus On doit donc ecirctre particuliegraverement prudent si lrsquoon veut

deacutecouvrir la cause des eacutevolutions sociales

40 Ainsi lrsquohistoire sociale preacutesente des difficulteacutes speacuteciales Les unes tiennent agrave la nature des

documents plus rares et plus exposeacutes agrave lrsquoerreur parce qursquoils portent sur des faits peu

frappants moins souvent observeacutes et noteacutes ndash et sur des faits exteacuterieurs plus difficiles agrave

atteindre avec certitude parce qursquoil faut pour y arriver passer par lrsquointermeacutediaire de la

penseacutee de lrsquoauteur Les autres tiennent agrave la nature mecircme de la construction de lrsquohistoire

sociale agrave la difficulteacute de deacuteterminer les quantiteacutes de preacuteciser les groupes drsquoatteindre

lrsquoeacutevolution Ces difficulteacutes expliquent les lacunes et les erreurs qui ont retardeacute la

constitution de lrsquohistoire sociale

NOTES

1 Dans la mesure assez restreinte ougrave les documents nous font connaicirctre lrsquoeacutetat des pays conquis

au IIe siegravecle

112

Chapitre XVII

Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentessortes drsquohistoires

I Eacutetude statique ndash Lien entre les faits Montesquieu lrsquoeacutecole allemande ndash Solidariteacute entre leshabitudes solidariteacute entre les actions collectivesII Eacutetude de reacutevolution ndash Lien entre les transformationsIII Meacutethodes de rapprochement des faits ndash Speacutecialistes et geacuteneacuteralistes

1 Il reste agrave indiquer dans quel rapport lrsquohistoire sociale est avec lrsquohistoire en geacuteneacuteral Mais

comme on pourrait se demander srsquoil est vraiment utile de connaicirctre les rapports entre

lrsquohistoire sociale et les autres branches drsquohistoire il est bon de faire voir drsquoabord

lrsquoimportance pratique de cette eacutetude

2 Lrsquoexpeacuterience a montreacute que le seul proceacutedeacute pratique pour constituer une science est

drsquoeacutetudier seacutepareacutement les diverses espegraveces de faits en isolant meacutethodiquement chaque

science speacuteciale Crsquoest par ce proceacutedeacute seulement qursquoon parvient agrave reacutesister agrave la tendance

naturelle qui est de commencer par une vue syntheacutetique de lrsquounivers La marche

spontaneacutee de lrsquoesprit humain serait de chercher drsquoabord agrave connaicirctre lrsquoessence du monde

et la cause premiegravere des choses en Gregravece comme dans lrsquoInde la forme primitive de la

science a eacuteteacute la meacutetaphysique On nrsquoest parvenu enfin agrave se deacutegager de cette confusion

qursquoen creacuteant des sciences speacuteciales uniquement consacreacutees agrave constater les pheacutenomegravenes

Chacune srsquoest constitueacutee seacutepareacutement et reste indeacutependante des sciences voisines la

meacutecanique la physique la chimie la biologie ont des territoires communs mais chacune

se suffit agrave elle-mecircme

3 Il est leacutegitime de se demander si lrsquoon ne peut pas opeacuterer de mecircme avec les sciences des

pheacutenomegravenes humains Ne peut-on pas isoler lrsquohistoire sociale des autres histoires Pour

reacutesoudre la question il faut examiner dans quelle condition se trouvent les pheacutenomegravenes

humains qui sont les objets de lrsquohistoire afin de deacutecider si lrsquoon peut assimiler agrave une

science indeacutependante la connaissance drsquoune seule espegravece de faits et par conseacutequent

chacune des branches drsquohistoire Srsquoil en est autrement on verra quel compte on doit tenir

de ce caractegravere speacutecial de la connaissance historique

4 Lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes humains se fait par deux opeacuterations toutes deux neacutecessaires

1deg lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes aboutissant au tableau descriptif de la socieacuteteacute agrave un moment

113

donneacute ce que le vocabulaire de certains sociologues appelle une eacutetude statique 2deg lrsquoeacutetude

des faits successifs aboutissant agrave la description de lrsquoeacutevolution dans la suite des temps ce

que les mecircmes sociologues appellent eacutetude dynamique1

5 I ndash Lrsquoeacutetude statique consiste agrave deacutecrire lrsquoeacutetat de pheacutenomegravenes humains Pour les examiner

on est conduit agrave analyser lrsquoensemble des manifestations drsquoactiviteacute humaine et lrsquoensemble

des conditions mateacuterielles de la vie humaine agrave les grouper en un nombre assez grand de

cateacutegories et agrave eacutetudier seacutepareacutement chaque cateacutegorie Ainsi se fait le tableau drsquoune langue

drsquoun art drsquoune religion drsquoun reacutegime de vie drsquoun systegraveme de droit ou drsquoinstitutions drsquoun

gouvernement ndash De mecircme pour les conditions mateacuterielles on peut abstraire et eacutetudier agrave

part lrsquoeacutetat deacutemographique le systegraveme de routes les cultures etc Mais tous ces tableaux

sont abstraits ils deacutecrivent une espegravece drsquoactiviteacute humaine (ou une espegravece de conditions)

avec la preacutecision neacutecessaire pour la connaissance scientifique mais en lrsquoisolant des autres

espegraveces Or dans la reacutealiteacute les espegraveces diffeacuterentes drsquoactiviteacute ne sont pas isoleacutees car elles

sont les actes diffeacuterents drsquoun mecircme individu ou drsquoun mecircme groupe drsquoindividus La faccedilon

de se conduire ou de penser en religion nrsquoest pas indeacutependante de la faccedilon de penser en

science les habitudes politiques ne sont pas indeacutependantes des habitudes eacuteconomiques

et reacuteciproquement Sans doute en toute espegravece de reacutealiteacute les faits provenant drsquoun mecircme

ensemble reacuteel concret sont lieacutes entre eux cela est tregraves apparent deacutejagrave en physiologie Mais

le lien est bien plus eacutetroit en matiegravere drsquoactes humains Car plus lrsquoactiviteacute est complexe

plus la deacutependance est grande entre les diffeacuterentes formes drsquoactiviteacute drsquoun mecircme ecirctre

6 Ce lien entre les diverses sortes drsquoactiviteacutes drsquoune mecircme socieacuteteacute et par suite entre les

diverses branches drsquoeacutetudes humaines les anciens ne lrsquoont pas formuleacute nettement parce

que la science humaine eacutetait ou trop peu avanceacutee analytiquement ou trop meacutetaphysique

On a commenceacute agrave lrsquoentrevoir au XVIIIe siegravecle quand lrsquohistoire a commenceacute agrave se constituer

Voltaire nrsquoen parle pas parce que son esprit tregraves clair et tregraves prudent lrsquoa retenu dans les

constatations analytiques Montesquieu en a eu une ideacutee mais encore confuse et

restreinte agrave lrsquoespegravece de faits qui lrsquointeacuteressaient directement les lois Il a chercheacute le lien

entre la leacutegislation et lrsquoensemble de la vie sociale peut-ecirctre parce qursquoil ne distinguait pas

bien clairement les lois au sens humain (leacutegislation et droit) des lois au sens scientifique

les laquo rapports neacutecessaires qui deacuterivent de la nature des choses raquo comme il les appelle lui-

mecircme

7 Lrsquoideacutee de ce lien neacutecessaire a eacuteteacute formuleacutee en Allemagne sous une forme philosophique

semi-mystique par Herder elle a pris une forme preacutecise chez ses disciples les creacuteateurs

de laquo lrsquoeacutecole historique raquo Eichhorn Savigny Niebuhr qui ont eacutetudieacute surtout le lien entre

le droit et les autres activiteacutes Ainsi srsquoest formeacutee la notion du Zusammenhang compliqueacutee

encore drsquoune conception confuse semi-mystique le Volksgeist (lrsquoesprit du peuple) par

lequel on expliquait la solidariteacute entre les diverses activiteacutes drsquoun mecircme peuple

8 Au XIXe siegravecle lrsquoideacutee de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes humains srsquoest peu agrave peu

eacuteclaircie lentement parce que la meacutetaphysique de Hegel a longtemps empecirccheacute drsquoen

preacuteciser le meacutecanisme en expliquant la solidariteacute par une formule mystique lrsquoIdeacutee

reacutealiseacutee dans lrsquohistoire Cette partie de la logique et de la meacutethodologie de lrsquohistoire a eacuteteacute

imparfaitement2 deacutebrouilleacutee le meacutecanisme de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes est

encore mal connu

9 Il semble qursquoon peut distinguer deux processus

10 1deg Il existe une solidariteacute entre les habitudes drsquoun mecircme individu Un homme nrsquoest pas un

meacutecanisme agrave compartiments seacutepareacutes dans chacun desquels se ferait une espegravece de travail

114

speacutecial indeacutependant des autres une penseacutee philosophique ou scientifique une croyance

religieuse une conception morale une faccedilon de srsquohabiller de se loger drsquoarranger son

temps de se distraire de gouverner ou drsquoobeacuteir Au contraire tout homme est un

ensemble continu ougrave toutes les activiteacutes partent drsquoun mecircme centre ceacutereacutebral crsquoest le

mecircme homme qui fait sa science son art sa croyance ses actes priveacutes politiques et

eacuteconomiques Ce centre commun dirige agrave la fois les deux espegraveces drsquoopeacuterations qui

constituent la conduite drsquoun homme et par conseacutequent lrsquoensemble de sa vie en socieacuteteacute

ses repreacutesentations (conceptions et motifs) qursquoon appelle intelligence ndash ses impulsions

crsquoest-agrave-dire ses actes exteacuterieurs qursquoon appelle activiteacute

11 Les repreacutesentations drsquoun homme ne se divisent pas en penseacutees entiegraverement

indeacutependantes les unes des autres elles forment un ensemble qui peut ecirctre plein de

contradictions logiques mais ougrave la plupart des conceptions pratiquement importantes

sont lieacutees psychologiquement entre elles Il nrsquoy a pas de terrains intellectuels deacutelimiteacutes

consacreacutes chacun agrave une espegravece unique drsquoactiviteacute toute penseacutee peut avoir des applications

sur plusieurs sortes de terrain Et ce nrsquoest pas mecircme toujours une conception morale

geacuteneacuterale une penseacutee speacuteciale peut aussi agir sur toute espegravece drsquoacte Crsquoest par suite drsquoune

interpreacutetation speacuteciale drsquoun texte que le quaker ne porte pas de boutons que le juif ne

mange pas de porc que lrsquoarchitecte chreacutetien prend pour plan de son eacutedifice une croix De

mecircme une ideacutee scientifique sur lrsquoaction physiologique du theacute du tabac de lrsquoalcool a meneacute

agrave transformer le reacutegime anglais des douanes et le reacutegime des contributions franccedilaises Les

exemples particuliers seraient innombrables de cette action impreacutevue drsquoune conception

particuliegravere sur des branches toutes diffeacuterentes de la vie humaine

12 Agrave plus forte raison le systegraveme drsquoimpulsions inteacuterieures qui fait agir un homme ndash ce que

nous appelons faute de savoir preacuteciser le caractegravere ou le tempeacuterament ndash nrsquoest pas une seacuterie

drsquoimpulsions speacuteciales se rapportant chacune agrave une espegravece drsquoactes deacutetermineacutes Il nrsquoy a pas

des impulsions scientifiques des impulsions religieuses des impulsions eacuteconomiques des

impulsions politiques Lagrave lrsquouniteacute est trop eacutevidente chaque homme apporte son

tempeacuterament unique dans les manifestations multiples de son activiteacute Le classement des

actes par cateacutegories est tout abstrait ce nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de recherches il ne reacutepond agrave

aucune reacutealiteacute inteacuterieure dans lrsquoindividu On ne peut donc parler drsquoactiviteacute artistique

religieuse eacuteconomique politique qursquoen se restreignant agrave consideacuterer les conseacutequences des

actes en neacutegligeant le point de deacutepart la production de lrsquoacte Dans la reacutealiteacute il nrsquoexiste

que des centres drsquoactiviteacute drsquoensemble Le tempeacuterament naturel donne agrave toutes les

manifestations drsquoun mecircme homme un mecircme caractegravere Cette solidariteacute est tregraves mal

eacutetudieacutee encore on ne lrsquoaperccediloit nettement que dans les cas extrecircmes en comparant un

barbare agrave un civiliseacute Mais il y a certainement un lien eacutetroit entre les actes drsquoun mecircme

homme ou drsquoun mecircme groupe drsquohommes un lien si eacutetroit qursquoon est enclin agrave lrsquoattribuer agrave

une cause speacuteciale laquo lrsquoesprit raquo ou laquo le geacutenie raquo de lrsquohomme ou de laquo la race raquo faccedilon confuse

semi-mystique anti-scientifique de deacutesigner ce caractegravere drsquoensemble Du moins est-il

eacutevident qursquoon ne pourrait espeacuterer arriver agrave comprendre les faits humains si lrsquoon

neacutegligeait un eacuteleacutement aussi important

13 Outre le tempeacuterament naturel les hommes ont des formes drsquoactiviteacute acquises soit par

lrsquoeacuteducation soit par lrsquoimitation Il est plus facile de preacuteciser ces formes que de deacutemecircler les

activiteacutes spontaneacutees parce qursquoon peut les voir acqueacuterir on peut dans quelques cas au

moins apercevoir des hommes qui reccediloivent une eacuteducation ou qui commencent une

imitation Eacutevidemment ces activiteacutes acquises ont une action sur lrsquoensemble de lrsquoindividu

Peut-ecirctre les habitudes acquises drsquoactes tregraves speacuteciaux tels que lrsquoeacutecriture ou le vecirctement

115

agissent-elles faiblement Mais lrsquoaction est forte quand ce sont les habitudes drsquoactes tregraves

geacuteneacuteraux tels que commander sans reacutesistance obeacuteir sans examiner opeacuterer par violence

ou par ruse Les habitudes agissant sur des domaines tregraves diffeacuterents drsquoactiviteacute religieux

eacuteconomique politique eacutetablissent un lien solide entre les habitudes eccleacutesiastiques

politiques eacuteconomiques drsquoune mecircme socieacuteteacute

14 2deg Lrsquoautre processus est la solidariteacute entre les actions collectives drsquoun mecircme groupe Sans

doute les groupes humains ne sont pas pareils agrave des espegraveces animales3 ils reacuteunissent des

hommes qui ne sont solidaires entre eux que par une partie de leur vie Il serait donc

antiscientifique drsquoadmettre a priori une solidariteacute complegravete entre les hommes drsquoun mecircme

peuple Mais un peuple nrsquoest pourtant pas un groupement drsquohommes reacuteunis par un

systegraveme drsquoinstitutions drsquoune seule espegravece Il nrsquoexiste pas autant de groupes sociaux qursquoil y

a de branches drsquoactiviteacute humaine il nrsquoexiste pas un groupe eccleacutesiastique un groupe

drsquoindustrie un groupe de commerce un groupe de politique Au contraire un groupe

eacutetant drsquoordinaire formeacute de gens qui vivent sur un territoire commun ougrave leurs contacts

sont freacutequents il y a pour chaque groupe beaucoup de systegravemes drsquoactiviteacute commune

15 Entre ces systegravemes drsquoactions collectives on doit preacutesumer une solidariteacute Elle est encore

plus difficile agrave preacuteciser que la solidariteacute du caractegravere individuel Crsquoest lagrave une des questions

les plus controverseacutees de la sociologie on essaie mecircme de la reacutesoudre par des hypothegraveses

meacutetaphysiques laquo le geacutenie du peuple raquo ou laquo lrsquoacircme sociale raquo Dans ce complexe de faits

collectifs nous nrsquoarrivons mecircme pas agrave distinguer nettement les conceptions des

impulsions Y a-t-il mecircme dans lrsquoorganisation des actes collectifs ndash tels que division du

travail commerce gouvernement ndash autre chose que des conceptions transmises par

lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation Y a-t-il une part drsquoimpulsion naturelle de tempeacuterament une

disposition collective ou du moins commune aux descendants drsquoun mecircme peuple agrave

adopter plutocirct une certaine forme drsquoarrangement social par exemple une hieacuterarchie

sans controcircle comme dans le reacutegime de lrsquoEacuteglise catholique ou un systegraveme de deacuteleacutegation

comme dans les reacutegimes repreacutesentatifs ou des liens personnels comme dans le reacutegime

feacuteodal ou des regravegles abstraites comme dans les socieacuteteacutes deacutemocratiques En tout cas il

nrsquoest guegravere possible de distinguer ici le tempeacuterament des habitudes

16 On nrsquoarrive donc qursquoagrave une notion tregraves confuse de laquo quelque chose raquo de collectif qui

pousserait la masse drsquoun peuple agrave adopter une forme drsquoarrangement collectif ce

laquo quelque chose raquo eacutetant ou des conceptions ou un tempeacuterament ou des habitudes Mais

de quelle sorte sont ces conceptions ou ces habitudes Sont-elles dans les individus Ou

dans le peuple On a cru reacutepondre par la formule de la laquo conscience collective raquo La

question est encore trop peu eacutetudieacutee par une meacutethode analytique on nrsquoa pas encore

rechercheacute avec une preacutecision suffisante les actions reacuteciproques des divers meacutecanismes

collectifs pour avoir le droit de formuler une explication Mais il est eacutevident que ces

actions reacuteciproques sont importantes les meacutecanismes eccleacutesiastique politique

eacuteconomique sont lieacutes si eacutetroitement qursquoon ne peut eacutetudier lrsquoun sans connaicirctre lrsquoautre au

moins dans son ensemble

17 Puisque lrsquoorganisation eacuteconomique est lieacutee aux autres espegraveces de faits historiques qursquoelle

en est tantocirct la cause tantocirct lrsquoeffet il est eacutevident qursquoon ne peut isoler la connaissance de

lrsquohistoire eacuteconomique de lrsquoeacutetude des autres histoires Pour des neacutecessiteacutes pratiques on

peut commencer par lrsquoisoler provisoirement on peut drsquoabord analyser les faits pour les

deacuteterminer en deacutetail avec preacutecision Mais il faut ensuite les rapprocher des autres pour

comprendre leur place dans lrsquoensemble social purement analytique des pheacutenomegravenes

sociaux Ainsi il nrsquoest pas possible de se borner agrave une eacutetude on ne peut opeacuterer sans tenir

116

compte et de la solidariteacute entre les conceptions ou les actes drsquoespegraveces diverses et de la

solidariteacute entre les diffeacuterents meacutecanismes collectifs Il faut drsquoabord analyser les

pheacutenomegravenes pour les constater mais il faut embrasser lrsquoensemble pour les comprendre

18 II ndash Lrsquoeacutetude dynamique consiste agrave deacuteterminer lrsquoeacutevolution de chaque espegravece de

pheacutenomegravenes puis lrsquoeacutevolution de chaque socieacuteteacute dans son ensemble enfin lrsquoeacutevolution

geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute Elle commence par constater la seacuterie des transformations de

chaque activiteacute pour voir si elles vont dans le mecircme sens Srsquoil y a eacutevolution4 elle examine

de quelle nature est lrsquoeacutevolution avec quelle rapiditeacute elle se produit suivant quelle

marche Mais pour comprendre vraiment lrsquoeacutevolution il faut arriver jusqursquoagrave en atteindre

les causes ce qui est tout agrave fait impossible tant qursquoon srsquoenferme dans les branches

speacuteciales drsquohistoires tant qursquoon srsquoen tient agrave lrsquohistoire de lrsquoeacutevolution de la langue du

costume de la religion du commerce Car il faut chercher les causes lagrave ougrave elles peuvent se

trouver et rien nrsquoautorise agrave preacutesumer qursquoelles soient preacuteciseacutement dans lrsquoactiviteacute speacuteciale

dont on a traceacute lrsquoeacutevolution que la langue ait changeacute pour des raisons linguistiques le

commerce pour des raisons commerciales Au contraire la solidariteacute des activiteacutes

diffeacuterentes est si eacutetroite que tout changement drsquohabitudes important dans un ordre

drsquoactiviteacute amegravene forceacutement des changements dans les autres ordres Le changement de

religion ou drsquoorganisation politique reacuteagit neacutecessairement sur les habitudes eacuteconomiques

19 Lrsquoexplication est la mecircme que pour la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes drsquoune mecircme

socieacuteteacute agrave une eacutepoque donneacutee Quand un homme ou un groupe changent drsquohabitudes dans

une branche drsquoactiviteacute lrsquoensemble de leurs conceptions et de leur conduite est modifieacute et

il peut lrsquoecirctre au point de produire un changement important dans une autre branche Une

cause plus forte encore drsquoeacutevolution crsquoest le changement de meacutecanisme collectif le

passage drsquoun reacutegime politique agrave un autre retentit sur tous les actes de la vie Taine a

mecircme essayeacute drsquoexpliquer toute lrsquoeacutevolution de la litteacuterature anglaise par les changements

drsquoorganisation politique

20 Quant agrave lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution de lrsquoensemble drsquoune socieacuteteacute elle est par elle-mecircme une

eacutetude drsquoensemble Il est impossible drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute autrement qursquoen

embrassant les diffeacuterentes espegraveces drsquoactiviteacute par conseacutequent en rapprochant les

diffeacuterentes branches drsquohistoire speacuteciale Crsquoest le seul moyen de voir quelles habitudes

caracteacuteristiques et quels meacutecanismes geacuteneacuteraux ont preacutedomineacute aux diffeacuterents moments de

lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute

21 Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes deacutemographiques et eacuteconomiques ne peut donc ecirctre isoleacutee des

autres branches de lrsquohistoire Pour comprendre le caractegravere de ces faits et leur place dans

la reacutealiteacute il faut les rapprocher des autres pheacutenomegravenes humains

22 III ndash Ce rapprochement peut se faire par deux proceacutedeacutes

23 1deg Le speacutecialiste drsquohistoire sociale peut eacutetudier drsquoapregraves les autres historiens les

pheacutenomegravenes principaux des autres branches Cela nrsquoest possible pratiquement que srsquoil

peut se restreindre aux branches drsquohistoire les plus instructives pour lui il lui faut donc

un guide dans le choix de ces eacutetudes Crsquoest la pratique de lrsquohistoire geacuteneacuterale qui seule peut

le guider en lui montrant quelles espegraveces de faits agissent le plus certainement sur les

faits eacuteconomiques ou deacutemographiques ndash et par conseacutequent quelles sont les branches

drsquohistoire les plus utiles pour lui

24 2deg Les speacutecialistes se borneront agrave constater les faits chacun dans son domaine Apregraves quoi

drsquoautres travailleurs combineront les constatations isoleacutees pour en former un ensemble

ils feront le meacutetier drsquoajusteurs Ceux-lagrave devront se rendre compte de la valeur des

117

reacutesultats exprimeacutes dans les formules des speacutecialistes afin de pouvoir en faire la critique

il leur faudra donc une connaissance preacutecise des proceacutedeacutes de travail des speacutecialistes de

chaque branche Il leur faudra de plus une ideacutee claire et juste des rapports entre les

diffeacuterentes espegraveces de faits pour les ajuster ensemble sans fausser leur importance

relative et sans introduire des conjectures subjectives sur les relations de causaliteacute Ils

auront besoin drsquoune meacutethode rigoureuse qui commence par juxtaposer les reacutesultats et qui

attende drsquoavoir compareacute plusieurs eacutevolutions avant de conclure sur les causes et les

effets

25 Speacutecialistes et laquo geacuteneacuteralistes raquo peuvent ainsi collaborer agrave ce travail neacutecessaire drsquoougrave sortira

la philosophie de lrsquohistoire sociale au sens scientifique

NOTES

1 Ces termes sont employeacutes drsquoune faccedilon meacutethodique par lrsquoeacutecole ameacutericaine de Patten

2 On peut srsquoen assurer en lisant dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode le paragraphe 4

du chapitre V

3 Voir plus haut chap XV II

4 Voir plus haut chap X 1e sous-partie laquo transformations sociales raquo

118

Chapitre XVIII

Systegravemes drsquohistoire sociale

I Tendance agrave lrsquouniteacute ndash Forme mystique et meacutetaphysique ndash Formes contemporaines ndash Formeseacuteconomiques ndash Saint-Simon ndash Marx et son eacutecoleII Critique du mateacuterialisme eacuteconomique ndash Analyse incomplegravete des conditions mateacuterielles ndash Analysefausse du lien entre les actes eacuteconomiques et les autres actes

1 Comment deacuteterminer le lien entre les faits de lrsquohistoire sociale et les autres faits Il serait

preacutematureacute drsquoindiquer une meacutethode positive car la meacutethode est encore agrave chercher Mais il

est neacutecessaire de garder lrsquoesprit libre pour cette recherche et lrsquohistoire empirique fournit

deacutejagrave des connaissances suffisantes pour nous deacutefendre contre la tentation naturelle de

nous placer en dehors des conditions drsquoune opeacuteration scientifique

2 I ndash La tendance la plus naturelle ndash car on la trouve au fond de toute meacutetaphysique ndash crsquoest

le besoin de ramener le chaos des pheacutenomegravenes agrave lrsquouniteacute En matiegravere drsquohistoire sociale

cette tendance nous megravene agrave chercher une cause unique fondamentale agrave tous les faits

3 Tant qursquoon cherche cette cause sous une forme visiblement meacutetaphysique ou mystique

au-dessus des pheacutenomegravenes reacuteels le travail nrsquoaboutit qursquoagrave une construction surajouteacutee agrave la

description des faits comme la formule musulmane laquo Allah lrsquoa voulu ainsi raquo qui peut

paraicirctre inutile mais qui nrsquoempecircche pas de voir les faits reacuteels Mecircme quand on fait

intervenir directement une cause mystique la Providence par exemple dans la direction

des faits on se place clairement sur un terrain qui ne peut pas ecirctre pris pour un terrain

scientifique Mais depuis qursquoon a abandonneacute ces formules anciennes on a remplaceacute cette

meacutetaphysique visible par une meacutetaphysique cacheacutee On a renonceacute agrave supposer une cause

exteacuterieure au monde mais crsquoest dans les faits eux-mecircmes qursquoon srsquoest mis agrave chercher cette

cause unique ou premiegravere

4 La tentation naturelle est de prendre dans une des branches drsquohistoire une cateacutegorie

speacuteciale de faits et de la deacuteclarer la cause fondamentale de tous les autres On a pris la

religion dans les eacutepoques ougrave la religion eacutetait plus apparente crsquoeacutetait la thegravese de Vico la

Citeacute antique de Fustel de Goulanges repose encore sur ce mecircme fondement Au XIXe siegravecle

on a pris la science crsquoest le systegraveme de Buckle et celui de Dubois-Reymond

5 Il eacutetait naturel agrave ceux qui srsquoeacutetaient speacutecialiseacutes dans lrsquohistoire des faits eacuteconomiques de

prendre la vie eacuteconomique pour cause fondamentale Ainsi srsquoest fondeacutee la theacuteorie de

lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire que les Marxistes surtout ont rendue ceacutelegravebre1

119

6 Lrsquoorigine de lrsquoideacutee paraicirct ecirctre dans Saint-Simon qui a eacuteteacute un grand fournisseur drsquoideacutees

pour les philosophies de lrsquohistoire crsquoest lui qui a fourni agrave Augustin Thierry ses ideacutees

fondamentales Il a aperccedilu lrsquoaction profonde des conditions eacuteconomiques ndash de

lrsquoorganisation du travail et du mode de production ndash sur la formation des classes sociales

et lrsquoaction deacutecisive des classes sur lrsquoorganisation politique Il regardait lrsquoorganisation

sociale comme un pheacutenomegravene qursquoon constate qursquoon ne produit pas qui est une forme

naturelle indeacutependante de la volonteacute des hommes Il a vu que le progregraves technique des

moyens de production change la distribution de la socieacuteteacute et il a indiqueacute comment les

inteacuterecircts eacuteconomiques se lient aux organisations politiques Mais il admet encore deux

espegraveces de causes dominantes et par suite deux histoires parallegraveles coordonneacutees non

subordonneacutees lrsquohistoire eacuteconomique lrsquohistoire ideacuteologique Il nrsquoa pas chercheacute agrave les

reacuteduire agrave lrsquouniteacute et nrsquoa pas construit un systegraveme drsquoensemble

7 Marx reprenant lrsquoideacutee de Saint-Simon en a fait un systegraveme geacuteneacuteral et unique

drsquoexplication de toute lrsquoeacutevolution sociale humaine La theacuteorie esquisseacutee drsquoabord dans ses

œuvres de circonstances a eacuteteacute exposeacutee dans Zur Kritik der politischen Œkonomie 1859 Il a

fini par en faire le fondement de lrsquohistoire Parmi les pheacutenomegravenes eacuteconomiques il en a

choisi un qui lui a paru la cause de toute lrsquoorganisation eacuteconomique et par suite de toute

la socieacuteteacute crsquoest le proceacutedeacute de production crsquoest-agrave-dire la forme du travail Crsquoest le

changement du proceacutedeacute de production qui amegravene les autres changements crsquoest donc lui

qui est la cause derniegravere de lrsquoeacutevolution

8 La theacuteorie perfectionneacutee par Engels a eacuteteacute formuleacutee et appliqueacutee par plusieurs disciples

de Marx en Allemagne Kautsky en Italie Loria et Labriola Essai sur la conception

mateacuterialiste de lrsquohistoire 1896 aux Eacutetats-Unis Brook Adams Law of civilisation and decay

1897 trad franccedil chez Alcan

9 Cette theacuteorie peut se reacutesumer agrave peu pregraves comme il suit Les faits humains de tout genre

politique droit religion art philosophie morale ne sont que des conseacutequences de

lrsquoorganisation eacuteconomique de la socieacuteteacute Sans doute il faut tenir compte de la forme

speacuteciale qursquoils ont prise dans lrsquoimagination des hommes et qui les rend diffeacuterents des faits

eacuteconomiques mais ils ne sont que des formes des illusions des preacutetextes ils ne sont pas

la cause des changements mecircme quand ils le paraissent

10 Tous les faits historiques ne sont que des effets secondaires produits par les faits

eacuteconomiques ou mecircme de simples illusions Les hommes croient agir au nom drsquoune

conception pour obtenir un changement politique eccleacutesiastique religieux mais ils ne

sont agrave leur insu que les repreacutesentants drsquoune classe eacuteconomique porte-paroles drsquoune

reacuteclamation eacuteconomique Crsquoest ce qursquoon exprime par la formule Lrsquoorganisation

eacuteconomique est la structure sous-jacente de toute la socieacuteteacute Luther croyait lutter pour

eacutetablir un dogme mais ce pheacutenomegravene religieux nrsquoeacutetait que la forme de la structure

eacuteconomique sous-jacente Luther nrsquoeacutetait que le champion de la bourgeoisie allemande

luttant contre lrsquoexploitation fiscale de la cour de Rome De mecircme les Hussites

srsquoimaginaient combattre pour obtenir le calice aux laiumlques ils ne faisaient que traduire

lrsquoantagonisme social entre les travailleurs tchegraveques et les classes dominantes

11 On a expliqueacute par cette meacutethode comment lrsquoorganisation eacuteconomique a produit la morale

lrsquoorganisation de la famille lrsquoesclavage la souffrance des travailleurs Crsquoest ce qursquoon a

appeleacute parfois lrsquointerpreacutetation mateacuterialiste de lrsquohistoire terme impropre car le

mateacuterialisme est une doctrine meacutetaphysique Lrsquoexplication de lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute par

lrsquoaction des pheacutenomegravenes mateacuteriels nrsquoest ni du mateacuterialisme ni de la meacutetaphysique et

120

pourrait mecircme logiquement srsquoaccorder avec une meacutetaphysique ideacutealiste Le terme

interpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire adopteacute drsquoailleurs par Thorold Rogers deacutefinit plus

exactement cette meacutethode

12 II ndash Ce qui explique la naissance de ces systegravemes et leur succegraves temporaire ce nrsquoest pas

seulement qursquoils satisfaisaient un besoin naturel de simplification en ramenant la socieacuteteacute

agrave une cause unique et lrsquohistoire de la civilisation agrave lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene Crsquoest

qursquoils reacutepondaient au deacutesir leacutegitime de reacuteagir contre la conception anteacuterieure de

lrsquohistoire œuvre exclusivement de lettreacutes drsquoeacuterudits de juristes ou de romanciers qui

nrsquoayant jamais eacutetudieacute que des faits litteacuteraires religieux juridiques politiques avaient

oublieacute ou ignoreacute lrsquoaction des conditions eacuteconomiques et expliqueacute toute lrsquoeacutevolution

humaine par des ideacutees Fustel de Coulanges attribuait agrave des changements dans la religion

toute lrsquoeacutevolution des citeacutes antiques Agrave cette conception tout ideacutealiste on a voulu opposer

une conception mateacuterialiste (en prenant le mot en un sens psychologique)

13 Cette reacuteaction eacutetait en partie justifieacutee mais elle a conduit agrave un systegraveme drsquointerpreacutetation

dangereux dont il peut ecirctre utile de signaler les deacutefauts Ce systegraveme est parti de lrsquoideacutee

confuse que lrsquohomme eacutetant un animal les actes humains collectifs comme les actes

individuels et par suite lrsquoorganisation et lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute doivent avoir une cause

mateacuterielle (de lagrave le terme de conception mateacuterialiste) Mais il aurait fallu dresser au

moins un compte complet des conditions mateacuterielles On aurait vu que lrsquoorganisation

eacuteconomique nrsquoest point du tout la seule on en aurait aperccedilu plusieurs autres

14 1deg Le milieu geacuteographique naturel et le milieu artificiel qui deacuteterminent beaucoup

drsquoactes en les rendant plus ou moins faciles et conduisent les socieacuteteacutes agrave adopter certaines

espegraveces drsquoarrangement

15 2deg Les conditions physiologiques heacutereacuteditaires de la race (objet de lrsquoanthropologie) qui

agissent sur les impulsions sur les actes et peut-ecirctre mecircme sur la faciliteacute agrave exeacutecuter

certaines opeacuterations collectives

16 3deg Le groupement actuel des individus humains avec leurs particulariteacutes mateacuterielles sexe

acircge maladie etc (objet de la deacutemographie) qui facilite ou rend difficiles certains actes ou

certains arrangements

17 Toutes ces conditions mateacuterielles auraient ducirc entrer en compte pour expliquer les actes

humains et lrsquoorganisation des socieacuteteacutes Et mecircme si par excegraves de speacutecialisation on

srsquoenferme exclusivement dans la vie eacuteconomique on nrsquoa pas le droit de la reacuteduire agrave un

seul facteur en ne consideacuterant que lrsquoorganisation du travail Le deacutesir de se procurer le

maximum de jouissances avec le minimum de travail est sans doute un facteur important

mais ce nrsquoest qursquoun des pheacutenomegravenes de la vie eacuteconomique Elle deacutepend aussi du degreacute des

connaissances des habitudes techniques qui agissent fortement sur la quantiteacute et la

qualiteacute de la production elle deacutepend des ideacutees sur la valeur relative des objets qui

domine le choix des jouissances agrave rechercher La vie eacuteconomique consiste ainsi pour une

bonne part au moins en pheacutenomegravenes subjectifs (connaissances habileteacute techniques

preacutefeacuterences) dont lrsquoaction se fait sentir constamment et qursquoon nrsquoa pas le droit drsquoeacuteliminer

18 Enfin mecircme si lrsquoon eacutecarte les facteurs subjectifs lrsquoorganisation mateacuterielle de la vie

eacuteconomique ne consiste pas seulement dans la division du travail et dans les proceacutedeacutes

mateacuteriels de production et de transport Elle comprend aussi les habitudes de distribution

(reacutegime de la proprieacuteteacute) qui ne deacutependent pas seulement de la quantiteacute agrave produire mais

de lrsquoensemble des faits anteacuterieurs qui ont creacuteeacute ce reacutegime faits de croyances de morale

de politique

121

19 Ainsi mecircme en acceptant le principe fondamental que lrsquoexplication de toute institution

sociale doit ecirctre chercheacutee dans la vie mateacuterielle lrsquointerpreacutetation laquo mateacuterialiste raquo serait

grossiegraverement incomplegravete Elle neacuteglige systeacutematiquement la plus grande partie des

conditions mateacuterielles et celles mecircme qursquoelle veut exclusivement consideacuterer elle les

mutile arbitrairement

20 La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de

reconnaicirctre la nature du lien qui unit lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres

arrangements sociaux la politique le droit la religion la morale la science On a admis

que tous les actes de politique de droit de religion de morale eacutetaient ou des

conseacutequences directes des arrangements eacuteconomiques ou des proceacutedeacutes ou des preacutetextes

pour se procurer les biens mateacuteriels (eacuteconomiques)

21 Lrsquoobservation actuelle des faits ne confirme pas ce postulat et lrsquoanalogie nous oblige agrave

admettre que beaucoup drsquoactes anteacuterieurs sont inintelligibles par cette explication Les

apocirctres et les martyrs de toutes les religions de toutes les sciences de toutes les

philosophies de toutes les fois politiques depuis Socrate et Jeacutesus-Christ jusqursquoagrave Blanqui

et agrave Karl Marx ont toujours eacuteteacute et sont encore caracteacuteriseacutes par lrsquoindiffeacuterence aux

jouissances mateacuterielles qui constituent la vie eacuteconomique Les hommes nrsquoagissent pas

uniquement pour se procurer des jouissances mateacuterielles Les jouissances mecircme

mateacuterielles de chaque homme ne sont pas en raison directe de sa place dans

lrsquoorganisation eacuteconomique Lrsquoorganisation sociale nrsquoest pas creacuteeacutee exclusivement par les

classes supeacuterieures ni exclusivement dans leur inteacuterecirct eacuteconomique Les socieacuteteacutes se

forment et se transforment sous lrsquoaction de conditions beaucoup plus varieacutees que ne le

suppose lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire

NOTES

1 On en trouvera une exposition et une critique deacutetailleacutees dans P Barth Die Philosophie der

Geschichte als Soziologie 1897

122

Chapitre XIX

Lien entre lrsquohistoire sociale et les autreshistoires

I Proceacutedeacutes pour deacuteterminer le lien ndash Causes et conditionsII Faits de deacutemographie ndash Action des conditions mateacuterielles anthropogeacuteographie anthropologieCaractegravere des faits mateacuteriels ils sont des conditions drsquoexistence non de directionIII Faits eacuteconomiques ndash Proceacutedeacutes pour saisir leur action sur les socieacuteteacutes et leur action surlrsquoeacutevolutionIV Rocircle de lrsquohistoire sociale dans la connaissance de lrsquohistoire ndash Rocircle de la statistique ndash Histoireeacuteconomique

1 I ndash Tout systegraveme qui pour expliquer la solidariteacute entre les diverses espegraveces de

pheacutenomegravenes sociaux commence par admettre lrsquouniteacute de la vie sociale repose sur un

besoin meacutetaphysique drsquouniteacute contraire aux conditions de la meacutethode scientifique On nrsquoa

pas le droit drsquoadmettre a priori lrsquouniteacute des pheacutenomegravenes pas plus en science sociale qursquoen

chimie Si lrsquoon doit arriver agrave constater un jour une uniteacute cacheacutee ce ne sera qursquoapregraves avoir

passeacute par une eacutetude empirique qui aura tenu compte de la diversiteacute eacutevidente des faits

constateacutes par lrsquoexpeacuterience ce ne sera qursquoapregraves avoir eacutetabli meacutethodiquement lrsquoespegravece de

deacutependance qui unit les unes aux autres les diffeacuterentes sortes de pheacutenomegravenes Il faut

donc partir de lrsquoobservation empirique pour chercher le lien entre lrsquohistoire des faits

sociaux (eacuteconomiques) et les autres branches drsquohistoire et ce qursquoil srsquoagit de trouver crsquoest

un lien de cause ou de condition

2 La distinction entre la cause et la condition est faite par le langage courant (en allemand

Ursache et Bedingung) En langage scientifique les conditions drsquoun fait sont les faits

neacutecessaires pour que ce fait se produise elles ne diffegraverent donc en rien des causes Quand

on fait sauter un rocher en mettant le feu agrave un tas de poudre le rocher la poudre le feu

sont eacutegalement conditions et causes Mais dans la langue vulgaire ndash qui est celle de

lrsquohistoire et des sciences sociales ndash la cause crsquoest le fait dernier qui preacutecegravede

immeacutediatement le pheacutenomegravene appeleacute effet le fait agrave la suite duquel il se manifeste

aussitocirct crsquoest le feu mis agrave la poudre les conditions ce sont les faits anteacuterieurs ndash le rocher

et la poudre ndash indispensables eacutegalement agrave lrsquoeffet mais insuffisants pour le produire Crsquoest

lagrave une distinction tout empirique Comme les conditions anteacuterieures ne produisent aucun

effet visible on ne les aperccediloit pas drsquoabord la condition derniegravere eacutetant la seule

123

apparente crsquoest elle seule qursquoon appelle cause Les autres causes on ne les trouve qursquoagrave la

reacuteflexion et on les appelle conditions

3 Lrsquohistoire narrative a eacuteteacute exclusivement occupeacutee des causes derniegraveres les seules qui

donnent agrave un reacutecit lrsquointeacuterecirct dramatique Crsquoest lrsquoeacutetude reacutefleacutechie des socieacuteteacutes qui a ameneacute agrave

examiner les conditions Si lrsquoon tient pour parler une langue scientifique agrave reacuteunir sous

une mecircme notion les conditions et les causes on sera du moins obligeacute dans la pratique agrave

distinguer deux cateacutegories 1deg les conditions ou causes passives neacutegatives permanentes

neacutecessaires mais insuffisantes agrave produire lrsquoeffet 2deg la cause ou condition positive active

momentaneacutee qui preacutecegravede immeacutediatement la production du pheacutenomegravene

4 Il se pose ici deux sortes de questions

5 1deg Comment les faits de lrsquohistoire sociale agissent-ils sur les autres espegraveces de faits (ou

plutocirct comment les conditionnent-ils ) Inversement comment les faits des autres

histoires agissent-ils sur la vie eacuteconomique

6 2deg En quoi la connaissance mecircme de ces faits et de leur eacutevolution lrsquohistoire est-elle utile

pour la connaissance des autres faits et eacutevolutions En quoi lrsquohistoire sociale sert-elle agrave la

connaissance des autres branches Et inversement en quoi la connaissance des autres

histoires est-elle utile agrave la connaissance de lrsquohistoire sociale Ces quatre questions vont

ecirctre eacutetudieacutees ici en commenccedilant par lrsquoaction des faits sociaux sur les autres faits et lrsquoutiliteacute

de lrsquohistoire sociale pour les autres histoires Lrsquoaction des autres faits et lrsquoutiliteacute des autres

histoires seront traiteacutees au chapitre suivant

7 Et drsquoabord les faits sociaux eux-mecircmes comment agissent-ils sur les autres Ici encore il

faut distinguer les faits deacutemographiques et les faits eacuteconomiques

8 II ndash Les faits eacutetudieacutes par la deacutemographie sont des faits mateacuteriels faits drsquoexistence de

nombre de reacutepartition des hommes (population drsquoun pays densiteacute de la population acircges

sexes maladies crimes professions) ndash faits drsquoexistence de quantiteacute et de reacutepartition des

objets (richesse totale reacutepartition des cultures animaux monnaies instruments de

production moyens de transports routes canaux chemins de fer quantiteacute de produits

de tout genre ou de numeacuteraire)

9 Il est eacutevident que ces faits ont une action sur la vie sociale sans population pas de vie

sociale sans moyens drsquoexistence et de production pas de vie humaine Crsquoest la condition

indispensable de tous les pheacutenomegravenes humains En ce sens les faits de deacutemographie

seraient la laquo structure sous-jacente raquo de tous les faits historiques Mais on pourrait

attribuer le mecircme rocircle aux faits extra-humains de la geacuteographie Sans un sol et des eaux

pas de culture pas de socieacuteteacute humaine Faut-il donc dire que la geacuteographie est la cause

fondamentale des socieacuteteacutes et que les faits historiques ont leur cause dans les pheacutenomegravenes

geacuteographiques Crsquoest la thegravese de lrsquoanthropogeacuteographie que Ratzel a essayeacute drsquoorganiser en

science

10 Eacutetudieacutees de pregraves les propositions de cette science apparaissent tregraves contestables ndash agrave

moins qursquoelles ne se reacuteduisent agrave cette tautologie laquo Lagrave ougrave lrsquohomme ne peut pas vivre il ne

vit pas raquo Il est tregraves vrai que certain eacutetat geacuteographique rend impossible certaine

organisation humaine un climat glacial rend impossible la culture de lrsquoolivier mais cela

est purement neacutegatif Il est vrai aussi que certain eacutetat geacuteographique rend possible certaine

organisation lagrave ougrave il y a des ports il peut y avoir une marine mais cela est purement

virtuel En fait aucune des lois drsquoanthropogeacuteographie nrsquoest fondeacutee sur lrsquohistoire ou

confirmeacutee par elle Pour avoir le droit de parler de laquo loi anthropogeacuteographique raquo il

faudrait pouvoir dire Tel eacutetat geacuteographique produit crsquoest-agrave-dire rend neacutecessaire tel fait

124

social or cela nrsquoarrive jamais La preuve crsquoest que dans le mecircme pays avec les mecircmes

conditions geacuteographiques agrave chaque eacutepoque diffeacuterente a eacuteteacute reacutealiseacute un eacutetat social tregraves

diffeacuterent LrsquoAngleterre avec le mecircme sol et le mecircme climat qursquoaujourdrsquohui eacutetait au XIVe

siegravecle un pays drsquoeacutelevage de moutons comme lrsquoAustralie drsquoaujourdrsquohui un pays sans

industrie sans commerce sans marine

11 De mecircme on a voulu expliquer lrsquohistoire des peuples par lrsquoanthropologie On admettait

que telle structure anthropologique conduit neacutecessairement les hommes agrave telle

organisation sociale et agrave tels actes La vie et les actes de chaque peuple eacutetaient la

conseacutequence de la race la race grecque eacutetait neacutecessairement porteacutee agrave la philosophie et agrave

la sculpture la race allemande au particularisme Crsquoest ainsi que Savigny et laquo lrsquoeacutecole

historique raquo ont attribueacute les institutions diffeacuterentes agrave la diffeacuterence du Volksgeist (geacutenie du

peuple) et Taine a deacuteveloppeacute ce systegraveme dans la fameuse theacuteorie des races La lacune de

ce raisonnement est eacutevidente Mecircme en admettant que la race crsquoest-agrave-dire les dispositions

heacutereacuteditaires des hommes soit une condition indispensable pour telle organisation ou tels

actes ndash que des Hellegravenes seuls aient eu les dispositions neacutecessaires pour faire de la

sculpture grecque ndash il est certain que la race nrsquoest jamais suffisante puisque dans une

mecircme race les ancecirctres et les descendants nrsquoont pas la mecircme vie la race helleacutenique

nrsquoavait pas produit de sculpture grecque avant le VIIe siegravecle et a cesseacute drsquoen produire au

Bas-Empire

12 Ces deux exemples de lrsquoanthropogeacuteographie et de la theacuteorie des races montrent par

analogie pourquoi on ne peut pas expliquer les pheacutenomegravenes humains uniquement par

lrsquoeacutetat mateacuteriel des hommes qui composent une socieacuteteacute Ce sont des conditions

indispensables mais insuffisantes agrave la production drsquoun pheacutenomegravene Il en est de mecircme des

faits deacutemographiques Eacutevidemment une population nombreuse drsquoune densiteacute supeacuterieure

agrave 1 habitant par 100 kilomegravetres carreacutes est neacutecessaire pour faire un peuple civiliseacute Mais

entre populations de mecircme densiteacute il peut y avoir des diffeacuterences beaucoup plus grandes

qursquoentre populations de densiteacute tregraves diffeacuterente La Belgique est beaucoup plus semblable agrave

la Norvegravege ou aux Eacutetats-Unis qursquoau Bengale ou agrave lrsquoEacutegypte De la densiteacute du pays on ne peut

tirer aucune conclusion positive certaine sur aucune autre espegravece de pheacutenomegravene social

on en tirera au maximum la conclusion que tel pheacutenomegravene a eacuteteacute possible ou impossible

Une population nombreuse est une possibiliteacute drsquoeacutemigrer ou une possibiliteacute de srsquoentasser

une possibiliteacute de creacuteer des industries varieacutees ou de limiter la consommation au minimum

de famine on ne peut drsquoavance preacutedire laquelle de ces solutions opposeacutees se reacutealisera Il

en est de mecircme pour la reacutepartition des sexes des acircges des maladies des professions De

mecircme les faits de richesse les moyens drsquoaction eacuteconomiques ne sont que des possibiliteacutes

drsquoactes mais ils ne produisent pas les actes ils nrsquoobligent mecircme pas agrave agir drsquoune faccedilon

irreacutesistible les hommes en possession de cette richesse Il nrsquoest pas indiffeacuterent sans doute

qursquoun peuple soit riche mais sa richesse ne fait pas preacutevoir comment il se conduira

Lrsquoactiviteacute drsquoun peuple nrsquoest pas proportionneacutee agrave sa richesse pas plus que lrsquoeacutemigration

nrsquoest en raison du nombre des habitants

13 Ainsi tous les faits de deacutemographie sont au maximum des conditions drsquoexistence drsquoune

organisation sociale ils ne sont pas des causes de direction Lrsquoeacutevolution de ces conditions

ne pourra donc ecirctre la cause deacuteterminante drsquoune eacutevolution correspondante des autres

faits que dans la mesure ougrave les conditions seraient transformeacutees de faccedilon agrave rendre

impossible lrsquoexistence de ces faits ndash par exemple dans le cas ougrave la population srsquoest eacuteteinte

ndash ou agrave rendre possible des faits jusque-lagrave impossibles ndash par exemple si une population

125

nouvelle srsquoest creacuteeacutee ndash Mais agrave part ces cas extrecircmes les faits de deacutemographie nrsquoont pas

drsquoinfluence certaine sur drsquoautres faits humains

14 III ndash Les pheacutenomegravenes eacuteconomiques sont surtout des habitudes ou des regraveglements de

travail de reacutepartition de genre de vie Ce sont 1deg des faits de production moyens

techniques et outillage de culture drsquoindustrie de transports division du travail et par

suite speacutecialisation des hommes dans les professions 2deg des faits drsquoappreacuteciations valeur

marcheacute eacutechange commerce creacutedit 3deg des faits de reacutepartition partage des produits

proprieacuteteacute capital rente salaire transmission et contrats 4deg des faits de consommation

et comme conseacutequence des faits de reacutepartition des genres de vie entre les hommes crsquoest

la part de richesse et de consommation de chaque homme avec les diffeacuterences qui en

deacuterivent qui constitue les classes sociales

15 Quelle action ces habitudes et ces regraveglements ont-ils sur le reste de la vie On peut le

constater par lrsquoobservation actuelle des socieacuteteacutes Il est certain que lrsquooccupation speacuteciale

ordinaire drsquoun homme sa part de jouissance dans la richesse sociale lrsquoideacutee que lui-mecircme

et les autres se font de ses moyens drsquoaction et de jouissance lrsquoorganisation de sa

consommation ont une action profonde sur toutes ses autres opeacuterations sur sa vie

politique sur sa vie intellectuelle sur sa conduite Mais il faut regarder les faits concrets

et prendre garde drsquoadmettre lrsquoaction drsquoune abstraction sur une autre abstraction par

exemple lrsquoaction de la structure eacuteconomique sur lrsquoorganisation politique ou sur le droit Il

faut chercher empiriquement comment srsquoexerce lrsquoaction des habitudes et des conditions

16 1deg Individuellement comment les habitudes prises par un homme dans la vie eacuteconomique

comment les conditions mateacuterielles ougrave il est placeacute agissent-elles sur ses autres activiteacutes

Elles peuvent lui donner ou lui enlever les moyens mateacuteriels de se procurer les objets

utiles aux autres espegraveces drsquoactiviteacute ndash tels que mobilier vecirctements de luxe objets drsquoart

moyens drsquoinstruction Elles peuvent lui laisser ou ne pas lui laisser le temps ou la faciliteacute

de se livrer agrave drsquoautres activiteacutes Elles peuvent lui donner les occasions de contact avec

drsquoautres hommes ou lrsquoisoler Elles peuvent deacutevelopper ou atrophier en lui le goucirct ou la

faculteacute pour certains autres actes En examinant ces diffeacuterents moyens drsquoaction on

arrivera agrave eacutetablir empiriquement quelle est lrsquoaction de la profession du loisir de la

jouissance de la richesse sur les diffeacuterents pheacutenomegravenes individuels ndash soit de vie priveacutee

(mœurs modes plaisirs jeux) ndash soit de vie intellectuelle ndash soit de morale pratique ndash soit

mecircme de politique On verra srsquoil y a une tendance constante de certaines professions ou

de certains laquo standards of life raquo vers certaines mœurs certaines croyances certains arts

certaines morales certaines formes drsquoactiviteacute politique

17 2deg Collectivement il faut examiner les habitudes et les regraveglements collectifs

drsquoorganisation eacuteconomique la reacutepartition du travail entre les membres drsquoun mecircme

groupe de production ou de transport ndash le meacutecanisme organiseacute pour diriger les

opeacuterations crsquoest-agrave-dire le personnel de direction son pouvoir ses moyens drsquoaction son

recrutement ndash le meacutecanisme de la valeur et des eacutechanges crsquoest-agrave-dire le personnel qui

deacutetermine la valeur et regravegle les eacutechanges les moyens drsquoaction de ce personnel ndash le

meacutecanisme de la reacutepartition des produits et de la proprieacuteteacute crsquoest-agrave-dire le personnel qui

dirige les regravegles de la proprieacuteteacute et de la jouissance les classes sociales et les rapports

entre ces classes Il faut chercher quelle place les travailleurs subalternes et les directeurs

de chacun de ces meacutecanismes occupent dans les autres hieacuterarchies sociales non

eacuteconomiques dans les corps politiques soit centraux soit locaux dans les corps

eccleacutesiastiques ndash par quels moyens ils agissent sur ces corps quelle part ils ont

directement dans la formation des proceacutedeacutes de gouvernement ou des regravegles officielles

126

(coutume droit jugements lois) et comment ils reacuteagissent indirectement sur les

activiteacutes drsquoautres espegraveces en tant que soumises agrave la coutume ou agrave la loi ndash quelles

habitudes drsquoorganisation collective prises dans la pratique de leur vie eacuteconomique ils

apportent dans la vie politique ou la vie eccleacutesiastique ndash quels inteacuterecircts eacuteconomiques ils

essaient de favoriser Il reste agrave examiner comment les organisations eacuteconomiques

collectives creacuteeacutees pour deacuteterminer la valeur agissent elles-mecircmes sur le gouvernement

ndash comment le personnel qui dirige le marcheacute agit sur le personnel du gouvernement

ndash comment se regraveglent dans la reacutepartition des produits la part du personnel du

gouvernement et la part de lrsquoEacutetat lrsquoimpocirct Enfin il faut chercher srsquoil y a des classes

sociales constitueacutees sur un fondement eacuteconomique

18 On nrsquoa pas seulement agrave eacutetablir empiriquement comment les habitudes et les organisations

eacuteconomiques agrave un moment donneacute agissent sur lrsquoensemble de la vie humaine il faut

chercher ensuite comment lrsquoeacutevolution de la vie eacuteconomique peut agir sur les autres

eacutevolutions Le proceacutedeacute empirique sera de comparer diffeacuterentes eacutevolutions dans la vie

eacuteconomique connues historiquement pour voir si elles ont eacuteteacute suivies constamment

drsquoeacutevolutions dans certaines autres activiteacutes Un changement dans les proceacutedeacutes techniques

du travail ou dans le mode de division du travail par exemple est-il suivi drsquoune

transformation donneacutee dans la vie intellectuelle les mœurs le droit lrsquoorganisation du

gouvernement De mecircme trouve-t-on quelque transformation produite reacuteguliegraverement

par un certain changement dans le proceacutedeacute de deacutetermination de la valeur ou les proceacutedeacutes

drsquoeacutechange ou de creacutedit ou le mode de reacutepartition des produits du travail ou la division en

classes ou les rapports entre les classes

19 Empiriquement on ne voit pas une seule eacutevolution drsquoune organisation eacuteconomique qui

dans des socieacuteteacutes diffeacuterentes ait toujours eacuteteacute suivie de la mecircme eacutevolution de quelque

autre espegravece drsquoorganisation On voit au contraire que tantocirct cette eacutevolution connexe srsquoest

produite tantocirct elle a eacuteteacute absente Le lien entre eacutevolutions nrsquoest pas le mecircme dans

lrsquoAntiquiteacute et les temps modernes dans les socieacuteteacutes chreacutetiennes et les socieacuteteacutes

mulsumanes Si lrsquoon veut trouver une correacutelation reacuteguliegravere il faudra analyser la reacuteunion

de conditions qui a ameneacute lrsquoeacutevolution pour deacuteterminer la part de lrsquoaction speacutecialement

eacuteconomique

20 Ainsi on nrsquoa pas le droit drsquoadmettre a priori une action preacutepondeacuterante des faits sociaux

deacutemographiques ou eacuteconomiques sur les autres faits Non seulement ces faits ne tiennent

pas la place exceptionnelle de cause unique ou fondamentale que leur attribue

lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire Mais ils sont agrave lrsquoarriegravere-plan ils ne sont pas des

causes au sens vulgaire ils ne sont que des conditions neacutegatives de la vie geacuteneacuterale de la

socieacuteteacute Srsquoils ne se produisaient pas les autres faits seraient impossibles il nrsquoy aurait pas

de socieacuteteacute srsquoil nrsquoy avait une population et un travail eacuteconomique et pour qursquoune socieacuteteacute

arrive agrave un certain degreacute drsquoactiviteacute dans toutes les autres branches il lui faut une certaine

quantiteacute ndash drsquoailleurs indeacutetermineacutee ndash de population et de richesse Mais ce ne sont que des

conditions drsquoexistence Degraves qursquoune socieacuteteacute a atteint ces conditions la direction qursquoelle

adopte en tous les genres sa religion ses arts sa morale sa science sa vie politique

deacutependent de tout autres causes que les faits sociaux et lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute dans

ses diverses branches deacutepend de tout autres causes que de lrsquoeacutevolution dans les faits

sociaux Les causes au sens vulgaire ndash crsquoest-agrave-dire les faits qui produisent les

changements apparents de la socieacuteteacute et qui lui donnent sa direction ndash ne sont pas les faits

eacuteconomiques ce sont les faits des autres espegraveces

127

21 On doit srsquoattendre agrave ne trouver dans les conditions geacuteneacuterales deacutemographiques ou

eacuteconomiques que des conditions neacutegatives pour deacuteterminer les causes positives de

chaque eacutevolution historique il faudra tenir compte drsquoautres espegraveces de pheacutenomegravenes

Quant agrave lrsquoaction propre des faits sociaux sur lrsquoensemble de la socieacuteteacute on ne pourra

lrsquoeacutetablir que par une eacutetude empirique crsquoest la recherche analytique des actions de chaque

espegravece de faits eacuteconomiques qui seule peut fonder scientifiquement laquo lrsquointerpreacutetation

eacuteconomique de lrsquohistoire raquo crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de lrsquoaction des faits eacuteconomiques sur

lrsquoeacutevolution humaine

22 IV ndash Il reste agrave dire en quoi la connaissance des faits de lrsquohistoire sociale est neacutecessaire agrave

celle des autres histoires

23 1 La statistique deacutemographique est-elle neacutecessaire agrave lrsquohistoire des autres branches En

aucun cas elle nrsquoest neacutecessaire agrave lrsquohistoire qualitative On nrsquoa aucun besoin de connaicirctre

mecircme grossiegraverement le chiffre de population drsquoune socieacuteteacute pour eacutetudier lrsquohistoire de sa

vie intellectuelle (langue arts sciences religion) de ses mœurs priveacutees ou de son droit

et mecircme de son organisation politique En fait on connaicirct toutes ces histoires dans

lrsquoAntiquiteacute et au Moyen Acircge sans avoir aucune notion sucircre de deacutemographie Mais degraves

qursquoil srsquoagit de connaissance quantitative la deacutemographie devient une connaissance

indispensable or lrsquohistoire de lrsquoorganisation politique reste incomplegravete tant qursquoon ignore

lrsquoimportance numeacuterique du corps social et les proportions numeacuteriques de ses parties

crsquoest la grande lacune dans lrsquohistoire des institutions antiques Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes

deacutemographiques crsquoest-agrave-dire de lrsquoeacutevolution numeacuterique de la population nrsquoest pas

indispensable tant qursquoon se contente drsquoatteindre le caractegravere des autres eacutevolutions sans en

chercher les proportions Mais elle aide agrave comprendre les changements surtout

politiques qui se sont faits pour srsquoadapter aux mouvements de la population et elle

devient neacutecessaire degraves qursquoon veut se repreacutesenter lrsquoeacutevolution dans lrsquoimportance pratique

des pheacutenomegravenes On peut sans aucun appel agrave la deacutemographie comprendre la nature de

lrsquoeacutevolution qui a transformeacute lrsquoesclavage en servage et la chevalerie en noblesse mais il

faudra des chiffres pour eacutetablir comment cette eacutevolution srsquoest reacutepartie dans la reacutealiteacute sur

les diffeacuterents pays et sur les diffeacuterentes eacutepoques

24 2deg Lrsquohistoire eacuteconomique est neacutecessaire aux autres histoires dans la mesure ougrave les faits

eacuteconomiques et leur eacutevolution ont eacuteteacute la condition des autres faits et la cause de leurs

eacutevolutions Lrsquohistoire intellectuelle peut srsquoen passer tant qursquoon nrsquoa pas besoin de se

repreacutesenter les moyens drsquoaction mateacuteriels crsquoest le cas des eacutetudes de croyance de

sciences de doctrines de beaux-arts Mais on ne peut eacutetudier ni lrsquohistoire des mœurs des

institutions et du droit ni lrsquohistoire politique sans tenir compte au moins des conditions

geacuteneacuterales et des grandes transformations de la vie eacuteconomique Lrsquohistoire eacuteconomique est

donc un auxiliaire neacutecessaire de lrsquohistoire des institutions et des eacuteveacutenements

128

Chapitre XX

Lrsquoaction des faits humains individuelssur les faits sociaux

I Position de la question ndash Diffeacuterentes cateacutegories de faits eacuteconomiques et deacutemographiquesII Action des usages ndash Usages intellectuels croyances connaissances usages mateacuteriels viepriveacutee consommationIII Action des eacuteveacutenements individuels ndash Inventions et creacuteations ndash Changements de directionproduits par les chefs

1 Lrsquoeacutetude de lrsquoutiliteacute de lrsquohistoire sociale pour les autres branches drsquohistoire a pour

contrepartie lrsquoeacutetude de lrsquoaction des autres espegraveces drsquoactiviteacute humaine et de leur eacutevolution

sur la vie sociale et sur lrsquoeacutevolution sociale (eacuteconomique et deacutemographique) drsquoougrave

ressortiront les services que lrsquohistoire des autres branches de la vie humaine peut rendre

agrave lrsquohistoire sociale On peut deacuteterminer ainsi les connaissances drsquohistoire geacuteneacuterale ou

speacuteciale qui pratiquement seront utiles agrave lrsquohistorien des faits sociaux

2 Je vais consideacuterer ici seacutepareacutement drsquoabord lrsquoaction des pheacutenomegravenes individuels (actes et

penseacutees) et ensuite lrsquoaction des pheacutenomegravenes collectifs drsquoorganisation

3 I Quelle est lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux On doit preacuteciser cette

question en analysant les faits sociaux On a montreacute plus haut (chap IX III) qursquoil faut

parler des pheacutenomegravenes eacuteconomiques non en bloc (la structure eacuteconomique est une

meacutetaphore dangereuse) mais en les deacutecrivant drsquoune faccedilon empirique de faccedilon agrave en

apercevoir la nature reacuteelle De mecircme qursquoil nrsquoy a pas de structure eacuteconomique totale qui

deacutetermine lrsquoorganisation politique totale drsquoun peuple il nrsquoy a pas de structure

eacuteconomique qui soit deacutetermineacutee en bloc par quelque autre pheacutenomegravene unique Il y a dans

une socieacuteteacute une seacuterie drsquohabitudes eacuteconomiques et drsquoarrangements collectifs de vie

eacuteconomique Crsquoest sur chaque habitude et chaque arrangement en particulier qursquoon doit

chercher quelle action exercent les faits drsquoune autre nature Il faut donc avoir preacutesente agrave

lrsquoesprit la seacuterie de ces habitudes et de ces arrangements

4 1deg Proceacutedeacutes techniques de production et de transport division du travail par

arrangement collectif entre les travailleurs de tout genre y compris les directeurs

5 2deg Proceacutedeacutes pour fixer la valeur et la repreacutesenter proceacutedeacutes pour faire les eacutechanges

arrangements de commerce monnaie et creacutedit

129

6 3deg Proceacutedeacutes de partage et de distribution proceacutedeacutes de transmission des objets et des

valeurs repreacutesentatives reacutegime de proprieacuteteacute et de contrats

7 4deg Classement des membres de la socieacuteteacute drsquoapregraves leur occupation et drsquoapregraves leur part dans

la distribution des valeurs

8 Quant agrave la consommation on discute si elle doit ecirctre classeacutee parmi les faits eacuteconomiques

crsquoest la theacuteorie de lrsquoeacutecole ameacutericaine fondeacutee sur lrsquoaction deacutecisive de la consommation En

Europe lrsquohistoire des habitudes de consommation est resteacutee une partie de lrsquohistoire des

mœurs

9 De mecircme les pheacutenomegravenes deacutemographiques doivent ecirctre analyseacutes car il faut chercher

seacutepareacutement lrsquoaction des autres pheacutenomegravenes humains sur chacun drsquoeux On devrait donc

distinguer 1deg le chiffre total de la population 2deg la densiteacute et la distribution des

agglomeacuterations 3deg la proportion des qualiteacutes acircges sexes religion degreacute drsquoinstruction

4deg les mouvements de la population nataliteacute mortaliteacute mariage eacutemigration 5deg les

accidents reacuteguliers maladies crimes suicides etc

10 Pour chacun de ces pheacutenomegravenes eacuteconomique ou deacutemographique la question se pose

Quelle action subit-il de la part des autres Par quelle habitude ou quel arrangement

intellectuel priveacute politique a-t-il eacuteteacute produit Par quel meacutecanisme mateacuteriel ou

psychique ndash Quand on eacutetudie lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire de ces faits on doit se

demander quel changement intellectuel priveacute politique a produit ou a influenceacute le

changement eacuteconomique ou deacutemographique Cet interrogatoire organiseacute en meacutethode est

un preacuteservatif contre la tendance agrave chercher lrsquoexplication des faits et des transformations

eacuteconomiques dans ces faits eux-mecircmes contre la tentation de comparer des tableaux ou

des courbes statistiques pour deacuteterminer la cause des eacutevolutions sociales

11 Lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux se preacutesente sous deux formes 1deg des

usages ou habitudes communes crsquoest la forme la plus importante 2deg des eacuteveacutenements

uniques

12 II ndash Les usages communs aux individus drsquoun mecircme groupe sont soit des conceptions que

tous les individus de ce groupe (ou la plupart) admettent soit des actes qursquoils font et

qursquoils renouvellent en imitant un mecircme modegravele On peut les classer en deux 1deg usages

intellectuels ougrave la partie essentielle est une conception intellectuelle lrsquoacte mateacuteriel

eacutetant seulement un symbole destineacute agrave manifester la conception (croyances arts sciences

doctrines) 2deg usages mateacuteriels ougrave la partie essentielle est mateacuterielle lrsquoacte intellectuel ne

servant qursquoagrave diriger les actes mateacuteriels (alimentation vecirctement habitation

divertissements ceacutereacutemonies

13 Dans lrsquohistoire des usages intellectuels il faut rechercher ceux qui ont une action

appreacuteciable sur lrsquoorganisation de la vie eacuteconomique crsquoest-agrave-dire qui peuvent modifier les

actes ou les arrangements eacuteconomiques (objets produits division du travail voies de

transport commerce proprieacuteteacute)

14 1deg Les croyances On peut attendre a priori qursquoelles auront une action deacutecisive sur toute la

conduite des individus car chaque homme arrange sa vie suivant la conception geacuteneacuterale

qursquoil se fait du monde et de la place qursquoil y tient

15 Cette conception agit directement sur chacun de ses actes par suite sur chacun des

eacuteleacutements deacutemographiques qui deacutependent de la volonteacute le domicile lrsquoeacutemigration la

nataliteacute le mariage le suicide (On voit sans peine combien tous ces faits deacutependent par

exemple de la religion) Elle agit sur tous les faits de la vie eacuteconomique qui deacutependent du

130

choix des individus membres de la socieacuteteacute avant tout sur lrsquoappreacuteciation des objets et des

services sur la valeur Crsquoest uniquement par suite drsquoune croyance que les services des

precirctres ou des sorciers et les actes rituels des religions sont rechercheacutes et payeacutes

chegraverement ndash Neacutegativement cette conception agit pour restreindre la production et la

distribution en faisant consideacuterer comme interdits des actes impurs ou des relations avec

des ecirctres impurs religieusement ou moralement Ainsi le vin le porc les spiritueux sont

sans valeur quand la religion ou la morale les interdisent ndash Indirectement elle agit en

entravant les groupements eacuteconomiques entre les hommes seacutepareacutes par des diffeacuterences de

croyance Il est donc indispensable pour lrsquohistoire sociale de tenir compte de lrsquohistoire de

la croyance

16 Les croyances prennent des formes varieacutees Les plus importantes sont la religion

ensemble de croyances organiseacutees sous forme de rites et de dogmes ndash les doctrines

philosophiques ndash les preacuteceptes moraux Cet ensemble eacutenorme lrsquohistorien des faits

sociaux nrsquoaura pas besoin de le connaicirctre en deacutetail il pourra se borner agrave chercher les

faits qui peuvent avoir eu une action pratique sur la vie sociale Il eacutecartera donc toute la

meacutetaphysique toute la morale theacuteorique toute la theacuteologie doctrinale il srsquoen tiendra aux

croyances religieuses philosophiques et morales qui portent sur le devoir pratique aux

prescriptions rituelles crsquoest-agrave-dire aux croyances et aux prescriptions qui regraveglent la

conduite Tous ces faits sont eacutetudieacutes dans les histoires speacuteciales il suffira de savoir les y

trouver

17 La difficulteacute pratique sera de localiser les croyances de savoir dans quel groupe

drsquohommes elles ont eu une action reacuteelle sur la conduite les speacutecialistes srsquooccupent

beaucoup plus drsquoeacutetudier les formes des croyances que leur reacutepartition et ne srsquooccupent

guegravere de les localiser avec preacutecision

18 Il y a toute une cateacutegorie de croyances sur laquelle on ne trouvera guegravere de

renseignements On a eacutetudieacute surabondamment les doctrines morales et les morales

officielles de tous les temps mais lrsquohistoire des croyances morales effectives nrsquoest pas faite

encore avec preacutecision On ne sait pas drsquoapregraves quelles regravegles de morale pratique les

hommes se conduisaient reacuteellement sur ce point on risque fort de ne trouver dans les

histoires speacuteciales que des donneacutees insuffisantes

19 La connaissance des croyances est drsquoautant plus neacutecessaire pour comprendre la vie

sociale drsquoun peuple que ce peuple est moins avanceacute en civilisation Les croyances se

forment drsquoabord avant toute science et elles commencent par dominer toute la penseacutee et

toute la vie morale elles reculent peu agrave peu agrave mesure que la connaissance par

observation se forme Aussi lrsquohistoire des croyances religieuses et des superstitions est-

elle plus neacutecessaire pour comprendre les socieacuteteacutes les plus anciennes

20 2deg Les arts ont une action beaucoup plus faible que ne lrsquoadmet lrsquoopinion courante

21 Notre culture exclusivement litteacuteraire nous a donneacute une impression fausse sur

lrsquoimportance de la litteacuterature et des arts Parce qursquoon nous a fait passer dix ans de notre

vie agrave ne nous occuper que de pheacutenomegravenes artistiques nous croyons instinctivement que

ces faits ont absorbeacute une forte partie de lrsquoactiviteacute des hommes Cette illusion a eacuteteacute

aggraveacutee par lrsquoinfluence des professeurs de litteacuterature et des archeacuteologues uniquement

occupeacutes drsquoœuvres drsquoart En fait les arts pour lrsquoeacutenorme majoriteacute des hommes

drsquoaujourdrsquohui ne tiennent qursquoune place tregraves petite dans la vie et il paraicirct en avoir eacuteteacute

toujours ainsi mecircme chez les Grecs ndash agrave en juger par le peu drsquoattention que les historiens

grecs apportent aux grands eacuteveacutenements artistiques de leur temps Lrsquoart nrsquoexerce aucune

131

action appreacuteciable sur les faits deacutemographiques on peut les eacutetudier sans rencontrer

jamais lrsquoinfluence de lrsquoart Sur la vie eacuteconomique lrsquoaction des arts se reacuteduit agrave creacuteer

quelques valeurs artistiques en petit nombre ndash sauf lrsquoart industriel qui deacutepend beaucoup

plus de la mode que du goucirct artistique

22 3deg Les connaissances (on peut reacuteunir sous ce terme les sciences pures les connaissances

empiriques et les arts techniques) agissent fortement au contraire sur les faits sociaux

Elles agissent par le mecircme proceacutedeacute que la croyance la conception que lrsquoindividu se fait

du monde et de sa situation soit par la science soit par lrsquoempirisme dirige en grande

partie sa conduite crsquoest le terrain de la concurrence entre la science et la religion (la

morale reste placeacutee sur un terrain indivis ou mal deacutelimiteacute) La connaissance agit sur les

faits deacutemographiques (groupement eacutemigration ou immigration nataliteacute) et sur les faits

eacuteconomiques ndash directement en donnant la notion de la valeur des choses aliments

matiegraveres premiegraveres animaux etc ndash neacutegativement en arrecirctant la fabrication ou la

production drsquoobjets reconnus inutiles ou qursquoon peut avantageusement remplacer par

drsquoautres ndash indirectement en montrant lrsquoavantage de groupements eacuteconomiques auxquels

on nrsquoavait pas encore songeacute ou en deacutegageant des preacutejugeacutes religieux ou moraux qui

faisaient interdire les groupements nouveaux

23 En outre la connaissance a un proceacutedeacute drsquoaction exteacuterieure qui manque agrave la croyance

purement subjective elle fait connaicirctre le monde exteacuterieur et les proceacutedeacutes drsquoaction reacuteels

de lrsquohomme sur le monde Elle enseigne les proceacutedeacutes reacuteels mais psychologiques pour

manier les hommes et les persuader proceacutedeacutes tregraves actifs dans la vie eacuteconomique pour

lrsquoappreacuteciation de la valeur et pour lrsquoorganisation des eacutechanges (il suffira de citer la

publiciteacute le creacutedit la speacuteculation) Elle enseigne les proceacutedeacutes tantocirct psychologiques

(dressage) tantocirct physiologiques (seacutelection) pour tirer parti des animaux Elle enseigne

surtout les proceacutedeacutes reacuteels et mateacuteriels pour agir sur la matiegravere lrsquoensemble des proceacutedeacutes

techniques de production et de transport La connaissance ne suffit pas agrave creacuteer

lrsquoindustrie mais crsquoest elle qui en est la condition neacutecessaire et qui lui donne sa forme

Drsquoautres causes agissent sur la division du travail et par suite sur la quantiteacute de la

production mais la nature de la production deacutepend de la technique crsquoest-agrave-dire de la

connaissance

24 Lrsquohistoire sociale aura donc besoin sinon de connaicirctre en deacutetail lrsquohistoire des sciences et

des arts techniques du moins de savoir lrsquohistoire de la science dans les parties applicables

agrave la vie et agrave la morale pratique et lrsquohistoire des proceacutedeacutes techniques de production Cela

est facile agrave apprendre La seule difficulteacute sera drsquoappreacutecier la diffusion des connaissances et

des proceacutedeacutes dans une socieacuteteacute donneacutee agrave un moment donneacute crsquoest la question qui inteacuteresse

le moins les speacutecialistes de lrsquohistoire des sciences et sur laquelle on trouvera le moins de

renseignements

25 4deg Les usages mateacuteriels ont une action deacutecisive sur la vie eacuteconomique ils sont le but et

par conseacutequent le reacutegulateur de la production On ne produit guegravere que pour satisfaire

des besoins mateacuteriels La vie mateacuterielle consiste surtout dans la consommation des objets

alimentation vecirctement logement mobilier objets drsquoagreacutement crsquoest le terrain

intermeacutediaire entre la vie eacuteconomique et les coutumes de la vie priveacutee Il semble drsquoabord

que ces usages ne soient que le reacutesultat de la vie eacuteconomique car on consomme les objets

produits par la production et reacutepartis par la distribution Mais on ne produit qursquoen vue de

la consommation et crsquoest la consommation qui dirige la production En ce sens les usages

de consommation mateacuterielle seraient la cause de tous les actes eacuteconomiques et devraient

ecirctre lrsquoobjet fondamental des eacutetudes eacuteconomiques pour comprendre la production il

132

faudrait drsquoabord eacutetudier ce que les consommateurs deacutesirent qursquoon produise Lrsquohistoire de

la consommation crsquoest-agrave-dire de la vie mateacuterielle serait le premier chapitre de lrsquohistoire

eacuteconomique

26 En fait la relation est plus complexe ce nrsquoest pas toujours un client qui commande en

vue drsquoune ideacutee arrecircteacutee de consommer crsquoest souvent le vendeur crsquoest-agrave-dire le fabricant

dirigeacute par le commerccedilant qui offre des objets et donne au consommateur lrsquoideacutee de les

consommer Les deux activiteacutes srsquoentremecirclent eacutetroitement il faudrait pour les distinguer

une eacutetude qui nrsquoest pas faite

27 Pourtant lrsquohistoire eacuteconomique ne peut pas se passer de lrsquohistoire de la consommation

elle a besoin de connaicirctre la demande spontaneacutee du consommateur crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire

de la vie mateacuterielle Crsquoest assureacutement la partie la plus neacutegligeacutee de la vie sociale soit

contemporaine soit passeacutee et ce serait comme on lrsquoa tregraves bien montreacute aux Eacutetats-Unis

un des champs drsquoeacutetudes les plus instructifs de lrsquohistoire sociale La consommation nrsquoagit

pas seulement sur la production par lrsquoaction directe que la nature de la commande exerce

sur la nature de la production et du commerce ndash par exemple la demande de la pourpre

ou de lrsquoambre dans les temps antiques des eacutepices au Moyen Acircge Indirectement la forme

de demande reacuteagit sur lrsquoorganisation du travail suivant qursquoelle est continue

intermittente ou irreacuteguliegravere elle produit un travail reacutegulier ou une morte-saison ou des

crises suivant qursquoelle vient drsquoun groupe peu nombreux ou drsquoune grande masse

drsquohommes suivant qursquoelle porte sur des objets de luxe ou sur des objets drsquoutiliteacute elle

deacutetermine des systegravemes de production tregraves diffeacuterents Lrsquohistorien des faits sociaux nrsquoa pas

besoin de savoir les deacutetails de lrsquohistoire de la vie mateacuterielle mais il doit connaicirctre en gros

les espegraveces drsquoobjets consommeacutes la nature des matiegraveres premiegraveres les plus employeacutees la

quantiteacute et les eacutepoques de la demande

28 La vie priveacutee se compose drsquoactes ou quotidiens ou peacuteriodiques ou solennels lrsquohistoire de

la vie priveacutee comporte lrsquoeacutetude de lrsquoemploi des journeacutees des heures de repas des usages de

toilette et de meacutedecine des fecirctes reacuteceptions ceacutereacutemonies des divertissements et des

exercices (chasse sport spectacles jeux voyages) Ces actes sont en partie des actes de

consommation en tant qursquoils exigent des objets mateacuteriels ou des services mateacuteriels qui

mettent en mouvement un personnel de domestiques hocircteliers commissionnaires

coiffeurs meacutedecins acteurs Ils agissent donc pour diriger la production des objets ou la

division du travail

29 Ils agissent aussi drsquoune autre faccedilon non plus sur la fabrication seulement mais sur la vie

tout entiegravere des gens consacreacutes agrave des services mateacuteriels car ils les mettent dans une

cateacutegorie eacuteconomique diffeacuterente des producteurs Lrsquohistoire sociale a donc besoin de

connaicirctre sinon tous les usages de vie priveacutee du moins ceux qui exigent une production

drsquoobjets consideacuterable et ceux qui immobilisent un nombre appreacuteciable de travailleurs

dans les services priveacutes Il nrsquoest pas inutile pour comprendre la vie eacuteconomique de

lrsquoEspagne au XVIe siegravecle de savoir qursquoune partie de la population eacutetait dans la domesticiteacute

des seigneurs

30 Lrsquoaction la plus forte est celle de la mode qui creacutee ou deacutetruit des valeurs crsquoest elle qui

domine toutes les industries de luxe et qui est lrsquoagent le plus actif de transformation Il

faut donc savoir lrsquohistoire de la mode au moins dans la mesure ougrave chaque mode nouvelle

a eu pour reacutesultat de produire un changement dans lrsquoespegravece des objets ou des services

demandeacutes il faut connaicirctre la position des centres de la mode et les deacuteplacements de ces

centres car ils sont lieacutes agrave lrsquoorganisation du commerce et du travail Dans les eacutepoques

133

anciennes le pheacutenomegravene de la mode est limiteacute agrave la classe peu nombreuse des

aristocraties mais il nrsquoen est pas moins capital dans lrsquohistoire du commerce parce que le

commerce dans les peacuteriodes de communications difficiles est limiteacute aux objets de luxe

31 III ndash Les actes individuels sont eacutetudieacutes par lrsquohistoire geacuteneacuterale Il suffit agrave lrsquohistoire

eacuteconomique de connaicirctre les principaux ceux qui sont agrave lrsquoorigine drsquoune eacutevolution

mateacuterielle encore nrsquoa-t-elle pas besoin de les eacutetudier en deacutetail Elle nrsquoa que faire de la

biographie de Mahomet ou de Napoleacuteon il lui suffit de connaicirctre ceux de leurs actes qui

ont eu des conseacutequences mateacuterielles geacuteneacuterales telles que lrsquointerdiction de boire du vin

ou le blocus continental

32 Les actes individuels qui peuvent avoir des conseacutequences dans la vie eacuteconomique sont de

deux espegraveces

33 1deg Les inventions ou les creacuteations individuelles sont des exemples donneacutes par un homme

et suivis par une masse drsquoimitateurs Elles se produisent surtout dans la vie intellectuelle

creacuteation drsquoune croyance (religieuse ou morale) drsquoune forme drsquoart drsquoune science drsquoun

ideacuteal Elles se rencontrent aussi dans la vie mateacuterielle sous la forme drsquoune deacutecouverte

geacuteographique drsquoune invention technique ou de la creacuteation drsquoune mode Lrsquoaction de

lrsquoindividu est eacutevidente ici lrsquoinitiateur amegravene la socieacuteteacute agrave changer de conduite ou

drsquoappreacuteciation de la valeur ou de proceacutedeacutes drsquoaction il creacutee ou deacutetruit une valeur une

technique de production une voie de communication un proceacutedeacute drsquoeacutechange ou

indirectement il modifie lrsquoorganisation du travail ou mecircme la distribution drsquoun

pheacutenomegravene deacutemographique en faisant par exemple arriver une population dans un pays

jusque-lagrave deacutesert

34 2deg Le changement de direction peut ecirctre donneacute agrave une socieacuteteacute par un chef officiel ou un

guide improviseacute chef drsquoEacutetat drsquoEacuteglise de parti de groupe qui opegravere soit par un ordre

leacutegal (regraveglement ou loi) soit par une reacutevolution Il agit ainsi directement sur certains

usages eacuteconomiques sur lrsquoorganisation de la production du commerce de la reacutepartition

ou mecircme sur la distribution de la population par exemple en creacuteant ou deacutetruisant une

ville Il peut agir indirectement en changeant lrsquoorganisation politique de faccedilon agrave reacuteagir

sur la vie eacuteconomique comme a fait Pierre le Grand en Russie

35 Il serait impossible mecircme drsquoentrevoir lrsquoeacutevolution eacuteconomique ou deacutemographique de

lrsquohumaniteacute si lrsquoon ignorait ces grands changements impossible drsquoen comprendre la

nature si lrsquoon nrsquoen connaissait pas les auteurs Crsquoest la part neacutecessaire de lrsquohistoire

geacuteneacuterale dans lrsquohistoire sociale

134

Chapitre XXI

Action des faits humains collectifs sur lavie sociale

I Organisation collective ndash Associations priveacutees famille institutions sociales classes institutionspolitiques ndash Gouvernement souverain services speacuteciaux ndash Organisation eccleacutesiastiquendash Organisation internationale ndash LangueII Eacuteveacutenements collectifs ndash Reacutevolutions inteacuterieures ndash Conflits et conventions ndash Relations entreEacutetats

1 Il reste encore agrave chercher comment les faits sociaux deacutependent des faits des autres

espegraveces qui prennent une forme collective et par suite quelle connaissance lrsquohistorien des

faits sociaux doit avoir de lrsquohistoire des pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire de ceux qui

impliquent des arrangements et une solidariteacute entre les hommes Ces faits sont de deux

sortes 1deg les faits drsquoorganisation collective tels que famille gouvernement services

publics qui font lrsquoobjet des histoires speacuteciales 2deg les eacuteveacutenements collectifs qui font le

domaine de lrsquohistoire geacuteneacuterale Il faut eacutetudier seacutepareacutement comment ils agissent sur la vie

sociale

2 I ndash Lrsquoorganisation collective consiste en arrangements permanents eacutetablis entre les

hommes soit par des coutumes ou conventions tacites soit par des regravegles officielles

3 On a essayeacute souvent drsquoopposer lrsquoorganisation aux regravegles et de distinguer deux ordres de

faits la structure qursquoon a compareacutee agrave lrsquoanatomie le fonctionnement qursquoon a compareacute agrave la

physiologie Crsquoest une meacutetaphore sans application pratique la structure nrsquoest pas drsquoune

autre nature que le fonctionnement tous deux se ramegravenent agrave des regravegles ou agrave des

pratiques La structure drsquoun gouvernement ce sont les conventions tacites ou expresses

officielles ou coutumiegraveres drsquoapregraves lesquelles certains hommes sont chargeacutes drsquoune

certaine espegravece drsquoopeacuterations crsquoest une speacutecialisation et une division du travail analogue

agrave celle de la vie eacuteconomique Elle donne il est vrai agrave certains hommes des droits et des

devoirs speacuteciaux et creacutee un systegraveme de recrutement pour le personnel Mais ce regraveglement

de partage des opeacuterations nrsquoest pas drsquoune nature speacuteciale qui permette de lrsquoopposer aux

regraveglements sur la faccedilon drsquoopeacuterer (la proceacutedure) sur les principes agrave appliquer (le droit)

sur les opeacuterations agrave faire (la compeacutetence) Les arrangements diffegraverent surtout par lrsquoespegravece

de groupement crsquoest-agrave-dire le principe qui reacuteunit entre eux les membres et par la nature

135

de lrsquoaction organiseacutee crsquoest-agrave-dire lrsquoautoriteacute des chefs Voici les principales espegraveces

drsquoarrangements qui peuvent avoir une action sur la vie eacuteconomique

4 1deg Associations priveacutees ndash La plus importante est la famille groupement formeacute par la

filiation naturelle ou adoptive et dirigeacute par lrsquoautoriteacute du pegravere ou du mari Dans certaines

socieacuteteacutes il existe des associations analogues mais eacutetablies par un lien artificiel ce sont les

communauteacutes la plupart agrave caractegraveres religieux Les associations priveacutees agissent

directement sur lrsquoorganisation eacuteconomique car elles impliquent une consommation en

commun une possession en commun et une transmission des richesses acquises par

conseacutequent un reacutegime de succession Lrsquohistorien des faits sociaux aura donc besoin de

connaicirctre au moins le reacutegime geacuteneacuteral de la famille et des communauteacutes et lrsquoeacutevolution

geacuteneacuterale des institutions priveacutees mariage autoriteacute maritale et paternelle filiation

reacutegime des successions Ce qursquoil lui faudra connaicirctre ce ne sera pas le droit officiel leacutegal

des theacuteories juridiques et des livres de droit ce sera la pratique reacuteelle qui seule agit sur

les reacutealiteacutes eacuteconomiques Il pourra donc lui arriver de ne pas trouver toujours dans les

histoires speacuteciales du droit priveacute eacutecrites par des juristes tous les renseignements

neacutecessaires il fera bien drsquoavoir lrsquoattention attireacutee sur les travaux consacreacutes agrave deacutecrire les

coutumes reacuteelles de famille de communauteacute et de succession

5 2deg Institutions sociales ndash Entre les hommes drsquoun mecircme peuple soumis agrave un mecircme

gouvernement srsquoest eacutetablie dans toutes les socieacuteteacutes agrave mesure qursquoelles se sont civiliseacutees

une reacutepartition ineacutegale des fonctions et des richesses qui a produit des ineacutegaliteacutes

durables devenues mecircme heacutereacuteditaires La socieacuteteacute agrave peu pregraves homogegravene dans lrsquoeacutetat

barbare srsquoest scindeacutee en couches formeacutees chacune par des hommes vivant dans une

condition semblable ou eacutequivalente Crsquoest ce qursquoon a appeleacute les classes sociales le mot

drsquoorigine romaine a deacutesigneacute drsquoabord les diffeacuterents groupes de citoyens rangeacutes pour la

guerre suivant leur richesse

6 Les classes sont en partie drsquoorigine eacuteconomique en tant que la place drsquoun homme dans

une classe lui est assigneacutee par son genre de travail ou sa richesse mais elles ont aussi une

origine politique car les hommes investis de pouvoirs supeacuterieurs officiels concourent agrave

former les classes supeacuterieures Ainsi la division en classes nrsquoest pas purement

eacuteconomique comme les eacutecoles socialistes tendent agrave lrsquoadmettre elle est mixte La

laquo structure sociale raquo est le produit combineacute de pheacutenomegravenes eacuteconomiques et de

pheacutenomegravenes politiques Cette ineacutegaliteacute permanente de pouvoir et de richesse domine

toute la distribution des rocircles dans la vie eacuteconomique elle agit directement sur tout le

systegraveme de production par la division du travail entre les classes et surtout par lrsquoineacutegaliteacute

des moyens drsquoaction drsquoougrave reacutesulte la creacuteation du capital au profit de la classe supeacuterieure et

lrsquoexploitation des classes infeacuterieures sous diverses formes agrave commencer par lrsquoesclavage

7 Lrsquoeacutevolution du reacutegime des classes depuis la socieacuteteacute agrave eacutetages de lrsquoEmpire romain jusqursquoaux

socieacuteteacutes deacutemocratiques du XXe siegravecle a deacutetruit lentement la hieacuterarchie aristocratique et la

division leacutegale en classes elle a entraicircneacute peu agrave peu une transformation correspondante

dans la division du travail la reacutepartition du capital et les modes drsquoexploitation

8 Lrsquoaction de lrsquoorganisation sociale srsquoexerce aussi indirectement sur la valeur et par suite

sur le commerce Tout est diffeacuterent dans la vie eacuteconomique drsquoun peuple suivant qursquoune

aristocratie de quelques individus a le monopole de satisfaire tous ses deacutesirs ou que la

liberteacute et lrsquoaisance devenues geacuteneacuterales font entrer tous les habitants dans la classe des

consommateurs Une socieacuteteacute aristocratique nrsquoa guegravere que des commerces de luxe agrave

mesure que lrsquoorganisation devient deacutemocratique le commerce srsquoeacutetend aux objets de

136

consommation geacuteneacuterale Il faut donc pour comprendre la vie eacuteconomique drsquoun pays

connaicirctre le reacutegime des classes pour comprendre lrsquohistoire sociale il faut connaicirctre

lrsquoeacutevolution de ce reacutegime

9 3deg Institutions politiques ndash Le gouvernement est lrsquoespegravece drsquoorganisation la plus

apparente et dont lrsquoaction sur la vie sociale est la plus eacutevidente Le pouvoir effectif

confeacutereacute aux membres du gouvernement leur donne le moyen pratique drsquoagir

mateacuteriellement sur tous les autres membres de la socieacuteteacute Lrsquoorganisation eacuteconomique

comme tout arrangement mateacuteriel est sous le commandement direct du gouvernement

crsquoest lui qui eacutetablit les regravegles de la proprieacuteteacute des successions et des contrats crsquoest-agrave-dire

de la reacutepartition ndash les regravegles du commerce de la monnaie et du creacutedit crsquoest-agrave-dire des

eacutechanges ndash parfois mecircme les regravegles de la culture des industries des transports des

salaires crsquoest-agrave-dire de la production De plus les hommes investis du pouvoir en

profitent pour srsquoapproprier ndash parfois pour monopoliser ndash les moyens eacuteconomiques de

jouissance Cette action fondamentale de la politique a eacuteteacute fortement indiqueacutee par lrsquoeacutecole

marxiste

10 Pour eacutetudier lrsquoaction des institutions politiques sur la vie eacuteconomique il faut donc eacuteviter

de prendre en bloc lrsquoEacutetat et de chercher comme on lrsquoa fait trop souvent laquo lrsquoaction de

lrsquoEacutetat raquo en geacuteneacuteral il faut analyser et examiner seacutepareacutement les divers personnels de

gouvernement et leurs proceacutedeacutes drsquoaction On commencera par distinguer les agents du

pouvoir central souverain et les agents des services speacuteciaux Le pouvoir central agit sur

la direction mecircme de la vie eacuteconomique en deacutecidant les regravegles de lrsquoorganisation les

pouvoirs speacuteciaux subordonneacutes agissent sur la pratique en facilitant ou en rendant

difficiles les opeacuterations eacuteconomiques Pour deacutemecircler ces actions il faudra suivre une

meacutethode preacutecise examiner seacutepareacutement le souverain ses ministres ou ses favoris les

assembleacutees centrales srsquoil y en a On passera ensuite aux diffeacuterents services drsquoarmeacutee de

finances de justice de police de travaux publics drsquoenseignement ndash puis aux autoriteacutes

locales en ayant soin drsquoexaminer seacutepareacutement lrsquoaction de chaque espegravece de personnel Le

proceacutedeacute le plus pratique sera de deacuteterminer drsquoavance les questions agrave se poser On peut

preacutevoir deux sortes de questions

11 1deg Les diffeacuterentes faces de lrsquoactiviteacute eacuteconomique sur lesquelles agit le personnel

politique production agricole miniegravere industrielle transports valeur et eacutechange

(creacutedit commerce) reacutepartition et transmission consommation

12 2deg Les moyens par lesquels le personnel peut agir Ces moyens sont plus varieacutes qursquoils ne

semblent drsquoabord Le gouvernement agit directement par des ordres directs lois

ordonnances regraveglements agrave caractegravere eacuteconomique comme le budget ou les lois

somptuaires Mais il a plusieurs moyens drsquoaction indirects qui ne doivent pas ecirctre

neacutegligeacutes le privilegravege que le personnel srsquoattribue sur les avantages eacuteconomiques ndash sous

forme de traitements drsquoentreprises publiques drsquoemprunts de fraudes de tout genre ndash

les pratiques que les agents introduisent dans les rapports entre les producteurs et les

diffeacuterents services publics recrutement et cantonnement de soldats justice et police

faveurs ou perseacutecutions reacutegime fiscal avec les abus et les complaisances travaux publics

qui aident la production ou dirigent la consommation ou modifient par influence le

travail priveacute enseignement qui agit sur la diffusion de la technique ou sur les

changements dans la notion de valeur ndash lrsquoaction drsquoexemple du souverain de sa cour du

haut personnel politique sur la mode et toute la production qui en deacutepend

13 4deg Organisation eccleacutesiastique ndash Ce nrsquoest qursquoune forme speacuteciale de gouvernement

diffeacuterente des autres par ses moyens drsquoaction elle agit par des proceacutedeacutes de contrainte

137

indirects ou imaginaires On doit donc la traiter par la mecircme meacutethode que le

gouvernement Il ne faut pas plus parler en bloc de laquo lrsquoaction de lrsquoEacuteglise raquo que de lrsquoaction

de lrsquoEacutetat il faut analyser le personnel eccleacutesiastique et chercher pour chaque espegravece

drsquoagents ses moyens drsquoaction ordres ou interdictions pratiques encourageacutees ou

deacutecourageacutees relations avec les producteurs pour la fabrication des instruments de

religion action drsquoexemple sur la production priveacutee

14 5deg Organisation internationale ndash Les relations eacutetablies entre les Eacutetats arrivent chez les

peuples modernes agrave constituer un systegraveme Ici le personnel nrsquoa qursquoune faible importance

crsquoest lrsquoarrangement des relations entre les peuples qui agit Il faut chercher lrsquoorganisation

drsquoabord dans les conventions officielles entre gouvernements (traiteacutes et regraveglements) qui

agissent sur la valeur (conventions en matiegravere de monnaie) sur les transports les

eacutechanges et le creacutedit (traiteacutes de commerce) Il faut ensuite connaicirctre la pratique reacuteelle en

tant qursquoelle facilite ou rend difficiles ou impossibles les diverses espegraveces de relations

eacuteconomiques on a besoin de savoir comment sont appliqueacutes les tarifs de douane ou de

transports les regraveglements de police politique ou sanitaire les principes de droit priveacute et

commercial Il faut enfin tenir compte au moins au XIXe siegravecle des organisations

mateacuterielles internationales postes lignes de communication agences internationales

Pour chaque espegravece on doit connaicirctre sinon le deacutetail au moins les faits capitaux et leur

eacutevolution afin de pouvoir chercher meacutethodiquement comment chacun a agi sur la vie

eacuteconomique

15 6deg Langue ndash La langue est un fait collectif qui eacutetend son action sur toutes les relations

humaines Crsquoest lrsquoinstrument de communication entre tous les hommes la communauteacute

de langue rend toutes les autres communauteacutes plus faciles y compris la communauteacute

nationale la diffeacuterence de langue rend toutes les autres relations difficiles La

distribution des langues reacuteagit sur tous les groupements deacutemographiques

lrsquoagglomeacuteration le mariage la profession et sur les relations eacuteconomiques division du

travail eacutetablissements de la valeur eacutechanges et commerce reacutepartition de la proprieacuteteacute Il

est inutile agrave lrsquohistorien des faits sociaux de savoir les langues elles-mecircmes et leur

histoire mais il aura besoin de connaicirctre la reacutepartition des langues et les groupes de

mecircmes langues surtout quand ces groupes ne se confondent pas avec une communauteacute

politique il devra connaicirctre les changements de distribution des langues car ils agissent

sur lrsquoeacutevolution deacutemographique et eacuteconomique

16 II ndash Il ne reste plus qursquoagrave examiner les eacuteveacutenements collectifs uniques qui produisent en

partie lrsquoeacutevolution geacuteneacuterale des socieacuteteacutes et par suite lrsquoeacutevolution sociale Ils prennent

surtout deux formes reacutevolutions inteacuterieures et conflits exteacuterieurs internationaux

17 1deg Les reacutevolutions inteacuterieures prennent la forme ou de secousses brusques ou drsquoeacutevolutions

graduelles qui transforment lrsquoorganisation collective des gouvernements de lrsquoEacuteglise des

classes de la famille En transformant soit les groupements politiques ou priveacutes des

hommes soit leurs pratiques collectives elles les amegravenent agrave reacuteadapter leurs groupements

ou leurs pratiques eacuteconomiques Un changement du personnel souverain ou des services

de gouvernement amegravene un changement dans le personnel directeur de la vie

eacuteconomique il change le groupe qui monopolise les jouissances ou qui organise la

production Il faut donc connaicirctre les reacutevolutions et les eacutevolutions importantes dans le

reacutegime politique et eccleacutesiastique et dans les institutions priveacutees du peuple dont on veut

comprendre lrsquohistoire sociale

138

18 2deg Les eacuteveacutenements de lrsquohistoire exteacuterieure consistent en relations entre Eacutetats ils

prennent la forme soit de conflits violents invasions ou guerres soit drsquoaccords traiteacutes et

conventions ils aboutissent agrave des changements dans la distribution des territoires et

dans les arrangements entre Eacutetats Chaque changement de territoire ou de relations

entraicircne une reacuteadaptation geacuteneacuterale de la vie inteacuterieure et par suite de la vie eacuteconomique

Il est inutile de savoir comment le conflit ou lrsquoaccord a eacuteteacute produit les eacutepisodes des

guerres et des neacutegociations nrsquointeacuteressent que les speacutecialistes de lrsquohistoire militaire ou

diplomatique mais le reacutesultat de la guerre ou du traiteacute est un fait geacuteneacuteral qursquoil faut

connaicirctre pour comprendre lrsquohistoire sociale On devra aussi connaicirctre la dureacutee des

conflits qui ont suspendu les relations entre Eacutetats et la nature des traiteacutes surtout

commerciaux et eacuteconomiques

19 Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoen savoir tous les eacutepisodes on peut abandonner ce soin aux

speacutecialistes Mais il est tregraves dangereux drsquoignorer les faits geacuteneacuteraux de lrsquohistoire politique

on srsquoexpose agrave attribuer aux changements eacuteconomiques des causes eacuteconomiques dans des

cas ougrave la cause eacutevidente est un eacuteveacutenement politique comme la Reacutevolution franccedilaise

139

Conclusion

1 On arrive enfin agrave une conclusion pratique sur lrsquoapplication de la meacutethode historique aux

sciences sociales

2 La meacutethode historique est neacutecessaire pour le travail de preacuteparation mecircme dans lrsquoeacutetude

des socieacuteteacutes contemporaines car la plupart des mateacuteriaux des sciences sociales ne sont

pas des observations scientifiques ce ne sont que des documents dont on ne peut tirer

parti qursquoau moyen drsquoun travail critique

3 En outre la construction drsquoune science sociale complegravete comporte une eacutetude de

lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes sociaux crsquoest-agrave-dire une histoire sociale Or cette histoire

sociale nrsquoexige pas seulement comme toute autre histoire lrsquoemploi de documents

critiqueacutes suivant la meacutethode historique Mais elle-mecircme ne peut pas ecirctre isoleacutee des autres

histoires elle ne peut ecirctre qursquoun fragment de lrsquohistoire totale des socieacuteteacutes une branche

speacuteciale comme lrsquohistoire du droit ou du costume Elle est mecircme plus eacutetroitement lieacutee agrave

lrsquoensemble de lrsquohistoire que ne le sont les histoires des litteacuteratures ou des sciences

4 Lrsquohistoire sociale est science auxiliaire pour les autres histoires dans la mesure ougrave les faits

sociaux sont cause des autres faits ndash mesure beaucoup moins large que ne lrsquoont cru les

speacutecialistes eacuteconomistes Les faits sociaux sont surtout les conditions neacutecessaires

(neacutegatives) des autres faits lagrave ougrave ils ne se produisent pas les autres ne peuvent se

produire mais ils ne sont qursquoun support non une substructure Leur forme speacuteciale agit

faiblement sur la direction des autres faits et par suite leur histoire nrsquoest que faiblement

utile agrave lrsquointelligence de lrsquohistoire des autres pheacutenomegravenes

5 Lrsquohistoire sociale est au contraire eacutetroitement deacutependante des autres histoires Les faits

sociaux nrsquoont pas en eux-mecircmes leur raison drsquoecirctre ils sont ou les produits drsquoautres actes

(crsquoest le cas des faits deacutemographiques) ou des moyens pour une fin eacutetrangegravere (crsquoest le cas

des faits eacuteconomiques) Leur direction est donc non pas en eux-mecircmes mais dans des

faits drsquoautre espegravece Ce nrsquoest pas parce que les hommes produisent dans une forme

donneacutee qursquoils ont une vie intellectuelle des mœurs priveacutees une organisation politique

drsquoune espegravece donneacutee crsquoest au contraire parce que leur vie a cette forme donneacutee

intellectuelle priveacutee politique qursquoelle les entraicircne agrave une certaine forme de vie

eacuteconomique Lrsquohistoire sociale ne peut donc ecirctre comprise que par lrsquoeacutetude des autres

branches de lrsquohistoire elle nrsquoest qursquoun fragment de lrsquohistoire geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute

140

Table des matiegraveres de lrsquooriginal

Fac-simileacute de la Table eacutedition originale

141

142

143

144

  • SOMMAIRE
  • Preacuteface
  • Avertissement
  • Meacutethode historique et sciences sociales
  • Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents des sciences sociales
    • Theacuteorie du document
    • Les preacutecautions critiques
    • Critique de provenance
    • Critique drsquointerpreacutetation
    • Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
    • Emploi des faits critiqueacutes
    • Groupement des faits
    • Construction des faits des sciences sociales
    • Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes
    • Meacutethode de groupement des faits successifs
      • Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale
        • Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
        • Eacutetat de lrsquohistoire sociale
        • La construction des faits sociaux
        • Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
        • Deacutetermination des groupes sociaux
        • Eacutetude de lrsquoeacutevolution
        • Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires
        • Systegravemes drsquohistoire sociale
        • Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires
        • Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux
        • Action des faits humains collectifs sur la vie sociale
          • Conclusion
          • Table des matiegraveres de lrsquooriginal
Page 3: La méthode historique appliquée aux sciences sociales

SOMMAIRE

PreacutefaceAntoine Prost

2

Avertissement

Introduction

Meacutethode historique et sciences sociales

Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents dessciences sociales

Chapitre premier

Theacuteorie du document

Chapitre II

Les preacutecautions critiques

Chapitre III

Critique de provenance

Chapitre IV

Critique drsquointerpreacutetation

Chapitre V

Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude

Chapitre VI

Emploi des faits critiqueacutes

Chapitre VII

Groupement des faits

Chapitre VIII

Construction des faits des sciences sociales

Chapitre IX

Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes

Chapitre X

Meacutethode de groupement des faits successifs

3

Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale

Chapitre XI

Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire

Chapitre XII

Eacutetat de lrsquohistoire sociale

Chapitre XIII

La construction des faits sociaux

Chapitre XIV

Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale

Chapitre XV

Deacutetermination des groupes sociaux

Chapitre XVI

Eacutetude de lrsquoeacutevolution

Chapitre XVII

Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires

Chapitre XVIII

Systegravemes drsquohistoire sociale

Chapitre XIX

Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires

Chapitre XX

Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux

Chapitre XXI

Action des faits humains collectifs sur la vie sociale

Conclusion

Table des matiegraveres de lrsquooriginal

4

NOTE DE LrsquoEacuteDITEUR

Eacutedition originale Charles Seignobos La meacutethode historique appliqueacutee aux sciences sociales

Paris Feacutelix Alcan 1901

5

Preacuteface

Antoine Prost

1 Autant lrsquoavouer jrsquoai une certaine sympathie pour Charles Seignobos ce protestant

ceacutevenol dreyfusard que les eacutetudiants drsquoAction franccedilaise chahutaient en Sorbonne au

sortir de la Grande Guerre pour avoir reacutesisteacute agrave lrsquoembrigadement des intelligences Je dois

ma premiegravere rencontre avec lui agrave Jean Zay qui dans ses souvenirs de prison raconte

quand il apprend sa mort la visite qursquoil rendit agrave lrsquoArcouest en 1937 Il eacutevoque la

laquo silhouette trottinante et menue raquo1 de ce vieil historien qui agrave quatre-vingts ans passeacutes

laquo prenait chaque jour son bain de mer et dirigeait lui-mecircme son bateau drsquoune main si

ferme qursquoon lrsquoappelait ldquole capitainerdquo surnom dont il eacutetait plus fier que de tous ses titres

universitaires raquo Seignobos passait en effet ses vacances en Bretagne du nord et il avait

attireacute lagrave une colonie de grands scientifiques Louis Lapicque Eacutemile Borel les Curie et les

Perrin Tous se rendaient visite et il arrivait que le soir on dansacirct laquo la polka ou la valse

au milieu des rires tandis que Madame Maurain ou le ldquocapitainerdquo tenait le piano raquo

2 Ce portrait de Seignobos qui mourut drsquoailleurs agrave lrsquoArcouest ougrave il avait eacuteteacute assigneacute agrave

reacutesidence par les Allemands souligne son ancrage dans un reacuteseau universitaire tregraves

inhabituel pour un historien Est-ce la freacutequentation des meilleurs savants de son temps

qui lui a inspireacute ses reacuteflexions sur lrsquohistoire et les sciences sociales En tout cas il a meneacute

sur lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une reacuteflexion de premiegravere importance et qui garde toute

son actualiteacute On cite toujours lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques qursquoil publia en 1898 avec

Langlois mais lrsquoouvrage qursquoon va lire me semble beaucoup plus inteacuteressant plus profond

plus original et plus alerte aussi Crsquoest un grand livre qui meacuteritait assureacutement drsquoecirctre

reacuteeacutediteacute

3 La meacutethode historique que Seignobos veut appliquer aux sciences sociales nrsquoa rien agrave voir

avec le positivisme ou le scientisme Cette caricature dont il serait utile de faire lrsquohistoire

srsquoeffondre pour peu qursquoon accepte de juger sur piegraveces au lieu de reacutepeacuteter des lieux

communs malintentionneacutes Seignobos en effet ne dit pas ce qursquoon lui fait dire

laquo Lrsquohistoire ndash eacutecrit-il drsquoentreacutee de jeu ndash nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de

6

connaissance raquo (Introduction) Elle ne peut pas devenir une science parce qursquoelle

nrsquoobserve pas directement mais raisonne sur des documents Et ces documents laquo ougrave se

rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature raquo lrsquoempecircchent laquo de srsquoorganiser avec un

appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la

preacutetention de faire de la science raquo (chapitre IX)

4 Lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos repose en effet sur une opposition radicale entre le

document et le procegraves-verbal drsquoexpeacuterience scientifique Le procegraves-verbal repose sur une

observation directe meneacutee suivant un protocole deacutefini Le document est la trace

drsquoobservations indirectes reacutedigeacutees sans meacutethode laquo il est de la mecircme espegravece que le reacutecit

drsquoun garccedilon de laboratoire raquo (chapitre I) Il est le produit des repreacutesentations de ceux tregraves

divers qui lrsquoont eacutelaboreacute Et pour retrouver le reacuteel dont il est la trace lrsquohistorien doit

remonter du document au fait et reconstituer les eacutetapes intermeacutediaires qursquoil ne peut se

repreacutesenter que par analogie avec ses propres repreacutesentations redoublant par sa propre

subjectiviteacute celle des auteurs laquo Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement

une meacutethode drsquointerpreacutetation psychologique par analogie raquo (chapitre I) psychologique

signifiant ici mental ou intellectuel2

5 La vigilance critique de Seignobos prend ainsi sa source dans une analyse constructiviste

du document qui ne met pas lrsquohistorien en preacutesence du reacuteel mais seulement de

repreacutesentations du reacuteel laquo En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels

mais sur les repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les

animaux les maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est

obligeacute de srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces

images qui sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon eacutetudie

Quelques-unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes

mais un souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute

obtenues par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par

analogie avec des images obtenues au moyen du souvenir [hellip] Pour deacutecrire le

fonctionnement drsquoun syndicat nous nous figurons les actes et les deacutemarches des

membres raquo (chapitre VIII)

6 Il est renversant de constater que des geacuteneacuterations drsquohistoriens se sont gausseacutes du

positivisme drsquoun homme qui tient de tels propos Agrave croire qursquoils nrsquoont pas eu la curiositeacute

ou la simple probiteacute de le lire Paradoxalement les critiques de Seignobos sont beaucoup

plus positivistes que lui Agrave commencer par Lucien Febvre qui dans sa leccedilon inaugurale de

Strasbourg affirmait que lrsquohistoire est une science qui devait aboutir agrave des lois et qui ne

cesse de deacutecocher agrave Seignobos des flegraveches aussi brillantes qursquoinjustes lui reprochant par

exemple drsquointituler un livre Histoire sincegravere de la nation franccedilaise laquo Vous serez ldquosincegravererdquo

mais par rapport agrave vous agrave vos faccedilons priveacutees de penser et de sentir [hellip] Le pire des

subjectivismes en reacutealiteacute Soyez veacuteridique vis-agrave-vis des documents que vous utilisez des

faits que vous amassez mais [hellip] ne soyez pas sincegravere Crsquoest le plus grand service que vous

puissiez rendre agrave une histoire drsquoesprit scientifique raquo3 Sans voir que la seule faccedilon pour

lrsquohistorien de tendre agrave la veacuteriteacute scientifique est ce travail de luciditeacute sur le jeu de sa

propre subjectiviteacute que Seignobos nomme sinceacuteriteacute

7 Cette analyse est drsquoune grande moderniteacute Elle introduit une diffeacuterence entre La meacutethode

historique et lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques parue trois anneacutees plus tocirct La meacutethode

7

critique telle que la deacutetaille Langlois dans lrsquoIntroduction est centreacutee sur lrsquoanalyse

objective du document sa mateacuterialiteacute son eacutecriture etc Seignobos srsquointeacuteresse davantage

aux risques subjectifs drsquoerreur il repegravere dans les documents les traits qui risquent de les

faire prendre pour vrais aux historiens trop presseacutes Il met ainsi en garde contre la

confusion entre exactitude et preacutecision on croit geacuteneacuteralement qursquoun chiffre preacutecis est

exact or en fait crsquoest le contraire plus il est preacutecis plus il risque drsquoecirctre faux On a trop de

respect pour ce qui est eacutecrit surtout quand ce sont des autoriteacutes qui lrsquoeacutecrivent laquo Tout

document reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere

semi-magique il devient un document authentique raquo (chapitre II) Dans lrsquoanalyse des

enquecirctes sociales qursquoil oppose aux enquecirctes historiques (chapitre XIII) sans aller jusqursquoagrave

la critique moderne du rocircle de la formulation des questions dans les reacuteponses il souligne

qursquoil nrsquoest pas de question sans connaissance preacutealable du sujet

8 Or ces remarques ne valent pas seulement pour lrsquohistoire Elles visent les sciences

sociales qui comme lrsquohistoire reposent sur des observations indirectes Seignobos deacutefinit

les sciences sociales agrave partir drsquoune histoire rapide de leur creacuteation et elles se composent

pour lui essentiellement de la deacutemographie et de lrsquoeacuteconomie ce qui le conduit agrave prendre

des exemples de documents dans ces domaines comme le bulletin de recensement Il

montre que leur preacutetention agrave constituer une science est vaine Il deacutenonce lrsquoillusion

drsquoAuguste Comte laquo qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une science positive raquo

(chapitre XII) Il avait espeacutereacute constituer la sociologie laquo sur lrsquoobservation de faits

exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les

eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir

comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue raquo (chapitre

VII) Comme lrsquohistorien le sociologue nrsquoopegravere que sur des repreacutesentations qui sont

siennes par construction laquo Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre

drsquoimagination raquo (chapitre VIII) Les faits eux-mecircmes de la science sociale laquo sont atteints

par une analyse abstraite toute subjective [hellip] Le caractegravere subjectif eacutetant inseacuteparable agrave la

fois de la nature du mode de connaissance du mode de construction des faits sociaux la

meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective raquo (chapitre VIII)

9 On est ici au cœur du deacutebat qui opposera en 1903 Simiand agrave Seignobos et dans lequel le

positiviste est le sociologue qui deacutefend lrsquoobjectiviteacute du fait social laquo Donneacute comme

indeacutependant de notre spontaneacuteiteacute individuelle il est reacutealiteacute au mecircme sens que pour la

connaissance positive est reacutealiteacute lrsquoeacuteleacutement dit mateacuteriel il est objet comme est objet le

monde dit exteacuterieur raquo4 Du fait que le savant ne puisse changer les reacutealiteacutes qursquoil observe

Simiand conclut agrave leur objectiviteacute laquo Une regravegle de droit un dogme religieux une

superstition un usage la forme de la proprieacuteteacute [hellip] tout cela mrsquoest donneacute mrsquoest fourni

tout constitueacute tout cela existe dans ma vie indeacutependamment de mes spontaneacuteiteacutes

propres et quelquefois en deacutepit drsquoelles raquo5 Seignobos nrsquoa jamais soutenu que ce ne soient

pas des reacutealiteacutes exteacuterieures au chercheur sa thegravese se limite agrave dire qursquoon ne peut les

connaicirctre que par observation indirecte et que cette construction propre au chercheur

en science sociale ou en histoire interdit drsquoassimiler ces sciences agrave celles qui reposent sur

des observations directes obeacuteissant agrave un protocole deacutefini

10 Seignobos srsquooppose agrave Simiand sur un second point deacutecisif laquo Un des plus grands progregraves

historiques raquo eacutecrit le premier laquo a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de

faits indeacutependants que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohomme sont

lieacutes entre eux reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres raquo (chapitre

IX) Simiand conteste radicalement ce Zusammenhang Il ne deacutefend pas explicitement dans

8

son article de 1903 la neacutecessiteacute de construire des faits sociaux geacuteneacuteraux comme la

famille mais faire de la science sociale est pour lui chercher et eacutetablir des rapports

scientifiques des lois entre les pheacutenomegravenes constituer des types et des espegraveces6 Cette

ambition qui eacutetait celle des sociologues positivistes de lrsquoeacutepoque srsquoest aveacutereacutee illusoire Le

Zusammenhang de Seignobos que Simiand juge deacutepasseacute est en fait beaucoup plus moderne

Il rejoint lrsquoanalyse des sociologues contemporains comme Jean-Claude Passeron pour qui

les concepts de la science sociale sont toujours contextualiseacutes7 laquo En matiegravere sociale les

faits donneacutes par lrsquoobservation [hellip] sont deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes

obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs noms En preacutesentant un tableau de la population

ou la description drsquoun marcheacute il faut dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du

marcheacute de Londres raquo (chapitre XV) Ce qui ne signifie pas que lrsquoeacutetude des groupes sociaux

soit impossible ou illeacutegitime mais qursquoelle ne saurait constituer une science agrave proprement

parler

11 En revanche le caractegravere contextualiseacute des faits sociaux inspire agrave Seignobos des

preacutecautions meacutethodologiques comme drsquoeacuteviter les geacuteneacuteralisations abusives ou de sous-

estimer lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des groupes Il met en garde eacutegalement contre un risque reacuteel

laquo On exprime le pheacutenomegravene par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute

lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle

deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue des actes des motifs des sentiments [hellip]

instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient des

personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus

complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire raquo (chapitre XV) Le risque est

reacuteel en effet Faut-il pour autant renoncer agrave lrsquoideacutee drsquoacteurs collectifs Je ne pense pas

que Seignobos irait jusque-lagrave Mais sa critique du marxisme ne discute pas la notion de

lutte des classes Elle se limite agrave contester la reacuteduction de lrsquoensemble des pheacutenomegravenes

sociaux agrave leur soubassement mateacuteriel laquo La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques

qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de reconnaicirctre la nature du lien qui unit

lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres arrangements sociaux la politique le droit la

religion la morale la science raquo (chapitre XVIII)

12 Ces quelques remarques soulignent lrsquoampleur la moderniteacute et lrsquoimportance de

lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos Il ne faudrait pas pour autant en masquer les limites La

premiegravere est personnelle jrsquoaurais aimeacute que son œuvre historique ait eacuteteacute agrave la hauteur de

sa reacuteflexion meacutethodologique Or ses livres mecircme srsquoils sont utiles sont passablement

ennuyeux en raison notamment drsquoune eacutecriture froide et purement factuelle Il ne semble

guegravere srsquoecirctre poseacute la question des proceacutedeacutes agrave employer pour que son lecteur se repreacutesente

ce qursquoil raconte Attentif agrave lrsquoimagination de lrsquohistorien il nrsquoa pas chercheacute agrave susciter celle

du lecteur

13 En second lieu Seignobos est un maniaque de lrsquoeacutenumeacuteration dans La meacutethode historique il

multiplie les listes ce qui ne va pas sans irriter et lasser le lecteur Autant il retient

lrsquoattention en donnant des exemples concrets agrave lrsquoappui de son argumentation autant il la

brise en deacutecomposant ad infinitum sa matiegravere Crsquoest un esprit rigoureux mais

essentiellement analytique Par lagrave il precircte le flanc agrave la critique et Simiand a beau jeu de

deacutemonter ses classifications et drsquoen montrer lrsquoarbitraire

9

14 Jrsquoai enfin une critique majeure qui vise la structure mecircme de cette eacutepisteacutemologie Crsquoest

un moteur agrave deux temps premier temps lrsquohistorien eacutetablit les faits second temps il les

regroupe et il les explique Ce scheacutema binaire est drsquoun classicisme incontestable On le

retrouve dans la plupart des ouvrages consacreacutes agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire Il

structure aussi bien lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques que lrsquoApologie pour lrsquohistoire de

Marc Bloch qui drsquoailleurs rend agrave Seignobos un hommage inattendu laquo Serait-il trop

malicieux raquo se demande-t-il dans son introduction de chercher la devise des historiens

laquo dans ce mot eacutetonnant eacutechappeacute un jour agrave lrsquohomme drsquointelligence si vive que fut pourtant

mon cher maicirctre Seignobos ldquoIl est tregraves utile de se poser des questions mais tregraves dangereux

drsquoy reacutepondrerdquo raquo8

15 Preacuteciseacutement lrsquohistoire ne se construit pas agrave partir des faits dans un second temps mais agrave

partir des questions sans cesse renouveleacutees que les historiens se posent dans un

contexte social et culturel donneacute Ils cherchent une reacuteponse agrave leurs questions dans des

documents des traces dont lrsquoinventaire nrsquoest jamais clos et ils construisent les laquo faits raquo en

fonction de la place qursquoils pourront prendre dans leur argumentation Il nrsquoy a pas drsquoabord

les faits comme des moellons rangeacutes sur des palettes et plus tard un mur qui les cimente

Lagrave reacuteside la principale faiblesse agrave mon sens de cette eacutepisteacutemologie laquo Il est eacutevident qursquoon

ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat de fragments [hellip]

Degraves qursquoon veut essayer de les comprendre il faut les coordonner Pour faire une science

il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le principe eacuteleacutementaire

crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits simultaneacutes pour

obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs pour atteindre les

transformations et lrsquoeacutevolution raquo (chapitre XIII) Cette meacutethode qui va de lrsquoanalyse agrave la

synthegravese ne rend pas compte de la reacutealiteacute du travail historique Il nous appartient

drsquoeacutelaborer une nouvelle eacutepisteacutemologie qui srsquointerroge sur lrsquoargumentation historique et

ses conditions de validiteacute

NOTES

1 Jean Zay Souvenirs et solitude Paris Belin 2010 [1re eacuted Julliard 1946] p 310-311 le 29 avril

1942

2 Le terme laquo psychologique raquo mal choisi sera critiqueacute par Simiand

3 Lucien Febvre laquo Entre lrsquohistoire agrave thegravese et lrsquohistoire-manuel Deux esquisses reacutecentes

drsquoHistoire de France raquo Revue de synthegravese deacutecembre 1933 p 217-8

4 Franccedilois Simiand laquo Meacutethode historique et science sociale Eacutetude critique drsquoapregraves les ouvrages

reacutecents de M Lacombe et de M Seignobos raquo Revue de synthegravese historique feacutevrier 1903 p 1-22 et

avril 1903 p 129-157 Citation p 7 La notion de spontaneacuteiteacute individuelle est de Simiand

5 Ibid

6 Ibid p 147

7 Jean-Claude Passeron Le raisonnement sociologique Lrsquoespace non-poppeacuterien du raisonnement naturel

Paris Nathan 1991

8 Apologie pour lrsquohistoire ou meacutetier drsquohistorien 4e eacutedition Paris A Colin 1961 p XVI italiques dans

le texte

10

AUTEUR

ANTOINE PROST

Antoine Prost professeur eacutemeacuterite agrave lrsquoUniversiteacute de Paris I en a dirigeacute le Centre drsquohistoire

sociale et a beaucoup publieacute sur lrsquohistoire ouvriegravere La CGT agrave lrsquoeacutepoque du Front populaire

(1964) Les nationalisations de la Libeacuteration (1987) Autour du Front populaire (2006) Sa thegravese

sur Les anciens combattants et la socieacuteteacute franccedilaise 1914-1939 (1977) lrsquoa conduit agrave lrsquohistoire de la

Grande Guerre (avec Jay Winter Penser la Grande Guerre Un essai dhistoriographie 2004) et

ses engagements militants agrave celle de lrsquoenseignement (Leacutecole et la famille dans une socieacuteteacute en

mutation 1930-1980 en 2004 Du changement dans lrsquoeacutecole Les reacuteformes de lrsquoenseignement de 1936

agrave nos jours en 2013) Il a consacreacute agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une synthegravese plusieurs fois

reacuteeacutediteacutee Douze leccedilons sur lrsquohistoire (1996)

11

Avertissement

1 Ce livre est sorti drsquoun cours professeacute pendant trois anneacutees au Collegravege libre des sciences

sociales Bien qursquoentiegraverement remanieacute il porte encore la trace de son origine les

divisions et subdivisions y sont tregraves apparentes et annonceacutees expresseacutement la langue est

plus familiegravere et moins seacutevegravere qursquoil nrsquoest drsquousage dans les livres eacutecrits directement pour

des lecteurs Je nrsquoai pas cru devoir faire disparaicirctre ces caractegraveres qui mrsquoont paru

convenir agrave un recueil de conseils et drsquoindications de meacutethode Jrsquoai agrave mrsquoexcuser aussi

drsquoavoir discuteacute des opinions sans citer le texte exact des auteurs un reacutesumeacute mrsquoa sembleacute

suffisant pour le but pratique que je me proposais Il mrsquoa paru inutile eacutegalement de

donner une bibliographie des travaux sur les sciences sociales on en trouvera une bien

choisie et bien classeacutee dans le Catalogue bibliographique publieacute en novembre 1899 par la

Socieacuteteacute nouvelle de librairie et drsquoeacutedition

2 La premiegravere partie du preacutesent ouvrage porte sur le mecircme sujet que lrsquoIntroduction aux

Eacutetudes historiques (1897) composeacutee en collaboration avec mon collegravegue et ami Ch-

V Langlois et qui est un traiteacute sommaire de meacutethode historique mais elle nrsquoen est pas la

reproduction Non seulement jrsquoai reacutesumeacute les parties purement theacuteoriques abreacutegeacute celles

qui nrsquointeacuteressaient que les historiens introduit des exemples tireacutes des sciences sociales

je crois aussi avoir rectifieacute et compleacuteteacute la theacuteorie fondamentale

3 La deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale est presque entiegraverement

nouvelle elle traite une matiegravere peu eacutetudieacutee jusqursquoici parce qursquoelle occupe un terrain

intermeacutediaire entre lrsquohistoire et les sciences sociales elle srsquoadresse donc agrave la fois agrave deux

publics diffeacuterents mais je pense qursquoelle doit inteacuteresser plutocirct les speacutecialistes des sciences

sociales que les historiens

12

Introduction

Meacutethode historique et sciences sociales

I Meacutethode historique ndash Nature de lrsquohistoire ndash Caractegravere indirect de la meacutethode historiquendash Opeacuterations historiquesII Sciences sociales ndash Sens primitif de ce mot ndash Sens actuel ndash Caractegravere des sciences socialesIII Neacutecessiteacute de la meacutethode historique dans les sciences sociales 1deg Pour lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenesactuels ndash 2deg Pour lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes

1 I ndash La meacutethode historique est la meacutethode employeacutee pour constituer lrsquohistoire elle sert agrave

deacuteterminer scientifiquement les faits historiques puis agrave les grouper en un systegraveme

scientifique

2 Il semble donc au premier abord tant qursquoon reste dans la logique formelle qursquoil existe

une science speacuteciale lrsquohistoire que cette science eacutetudie une certaine cateacutegorie de faits les

faits historiques et qursquoelle les eacutetudie par une meacutethode approprieacutee agrave la nature de ces faits

ndash de mecircme qursquoil y a une science de la chimie qui eacutetudie les faits chimiques par une

meacutethode chimique une science de la biologie qui eacutetudie les faits biologiques ndash ou (pour

prendre comme exemple une science descriptive) une science de la zoologie qui deacutecrit le

monde animal Lrsquohistoire serait une science drsquoobservation Il semble mecircme qursquoon puisse

deacutelimiter la cateacutegorie de faits eacutetudieacutes par lrsquohistoire ce sont toujours des faits passeacutes et

des faits humains Les faits passeacutes relatifs aux animaux ou aux plantes ne sont plus rangeacutes

dans la cateacutegorie de lrsquohistoire le mot histoire naturelle repreacutesente une conception

entiegraverement abandonneacutee Lrsquohistoire au sens moderne se reacuteduit agrave lrsquoeacutetude des hommes

vivant en socieacuteteacute elle est la science des faits humains du passeacute

3 Mais degraves qursquoon cherche agrave deacutelimiter pratiquement le terrain de lrsquohistoire degraves qursquoon essaie

de tracer les limites entre une science historique des faits humains du passeacute et une

science actuelle des faits humains du preacutesent on srsquoaperccediloit que cette limite ne peut pas

ecirctre eacutetablie parce qursquoen reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits qui soient historiques par leur nature

comme il y a des faits physiologiques ou biologiques Dans lrsquousage vulgaire le mot

laquo historique raquo est pris encore dans le sens antique digne drsquoecirctre raconteacute on dit en ce sens

une laquo journeacutee historique raquo un laquo mot historique raquo Mais cette notion de lrsquohistoire est

abandonneacutee tout incident passeacute fait partie de lrsquohistoire aussi bien le costume porteacute par

un paysan du XVIIIe siegravecle que la prise de la Bastille et les motifs qui font paraicirctre un fait

digne de mention sont infiniment variables Lrsquohistoire embrasse lrsquoeacutetude de tous les faits

13

passeacutes politiques intellectuels eacuteconomiques dont la plupart ont passeacute inaperccedilus Il

semblerait donc que les faits historiques puissent ecirctre deacutefinis les laquo faits passeacutes raquo par

opposition aux faits actuels qui sont lrsquoobjet des sciences descriptives de lrsquohumaniteacute Crsquoest

preacuteciseacutement cette opposition qursquoil est impossible de maintenir en pratique Ecirctre preacutesent

ou passeacute nrsquoest pas une diffeacuterence de caractegravere interne tenant agrave la nature drsquoun fait ce

nrsquoest qursquoune diffeacuterence de position par rapport agrave un observateur donneacute La Reacutevolution de

1830 est un fait passeacute pour nous preacutesent pour les gens qui lrsquoont faite Et de mecircme la

seacuteance drsquohier agrave la Chambre est deacutejagrave un fait passeacute

4 Il nrsquoy a donc pas de faits historiques par leur nature il nrsquoy a de faits historiques que par

position Est historique tout fait qursquoon ne peut plus observer directement parce qursquoil a

cesseacute drsquoexister Il nrsquoy a pas de caractegravere historique inheacuterent aux faits il nrsquoy a drsquohistorique

que la faccedilon de les connaicirctre Lrsquohistoire nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de

connaissance

5 Alors se pose la question preacutealable agrave toute eacutetude historique Comment peut-on connaicirctre

un fait reacuteel qui nrsquoexiste plus Voici la Reacutevolution de 1830 des Parisiens tous morts

aujourdrsquohui ont pris sur des soldats morts aussi un bacirctiment qui nrsquoexiste plus Pour

prendre en exemple un fait eacuteconomique des ouvriers morts aujourdrsquohui dirigeacutes par un

ministre mort aussi ont fondeacute lrsquoeacutetablissement des Gobelins Comment atteindre un fait

dont aucun eacuteleacutement ne peut plus ecirctre observeacute Comment connaicirctre des actes dont on ne

peut plus voir ni les acteurs ni le theacuteacirctre ndash Voici la solution de cette difficulteacute Si les actes

qursquoil srsquoagit de connaicirctre nrsquoavaient laisseacute aucune trace aucune connaissance nrsquoen serait

possible Mais souvent les faits disparus ont laisseacute des traces quelquefois directement

sous forme drsquoobjets mateacuteriels le plus souvent indirectement sous la forme drsquoeacutecrits reacutedigeacutes

par des gens qui ont eux-mecircmes vu ces faits Ces traces ce sont les documents et la

meacutethode historique consiste agrave examiner les documents pour arriver agrave deacuteterminer les faits

anciens dont ces documents sont les traces Elle prend pour point de deacutepart le document

observeacute directement de lagrave elle remonte par une seacuterie de raisonnements compliqueacutes

jusqursquoau fait ancien qursquoil srsquoagit de connaicirctre Elle diffegravere donc radicalement de toutes les

meacutethodes des autres sciences Au lieu drsquoobserver directement des faits elle opegravere

indirectement en raisonnant sur des documents Toute connaissance historique eacutetant

indirecte lrsquohistoire est essentiellement une science de raisonnement Sa meacutethode est une

meacutethode indirecte par raisonnement

6 Crsquoest une meacutethode eacutevidemment infeacuterieure une meacutethode drsquoexpeacutedient on lrsquoeacutevite tant

qursquoon peut employer la meacutethode normale lrsquoobservation directe On nrsquoen fait aucun usage

dans toutes les sciences geacuteneacuterales physique chimie biologie celles qui cherchent les lois

geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire permanentes des pheacutenomegravenes il suffit ici drsquoexpeacuterimenter et

drsquoobserver Mais quand on a besoin de connaicirctre une eacutevolution il faut pouvoir comparer

avec les faits preacutesents qursquoon observe des faits passeacutes qursquoon ne peut plus observer on est

forceacute alors de recourir agrave la meacutethode indirecte qui seule permet drsquoatteindre les faits

passeacutes ndash Quand on a besoin de connaicirctre un ensemble concret tregraves eacutetendu il faut reacuteunir

des observations sur un grand nombre de faits Par exemple srsquoil srsquoagit de chercher

lrsquoensemble des salaires dans un pays chaque observateur nrsquoen peut observer qursquoun tregraves

petit nombre il faut bien qursquoil ajoute agrave sa connaissance personnelle directe celle des

autres observateurs le voilagrave ainsi obligeacute de combiner ses observations propres avec des

documents reacutedigeacutes par les autres observateurs et pour eacutetudier ces documents il est

rameneacute agrave la meacutethode indirecte qui est la meacutethode historique

14

7 Ainsi la meacutethode drsquoeacutetude indirecte par les documents la meacutethode historique est la seule

qursquoon puisse employer dans deux cas quand on veut atteindre soit des eacutevolutions soit

des ensembles concrets

8 Comme toute autre meacutethode scientifique elle comporte deux seacuteries drsquoopeacuterations

1deg eacutetudier le document pour deacuteterminer quels ont eacuteteacute les faits particuliers passeacutes dont le

document est la trace 2deg apregraves avoir eacutetabli ces faits les grouper en une construction

meacutethodique pour deacutecouvrir les rapports entre eux

9 II ndash Et maintenant qursquoest-ce que les sciences sociales

10 Drsquoapregraves le sens propre du mot social ce devraient ecirctre toutes les sciences qui eacutetudient les

faits sociaux crsquoest-agrave-dire ceux qui se produisent en socieacuteteacute les habitudes humaines de

tout genre (langues mœurs alimentation costume habitation ceacutereacutemonial

divertissements) les pheacutenomegravenes intellectuels (art science religion philosophie

morale) les institutions politiques ou eacuteconomiques

11 Crsquoest avec ce sens geacuteneacuteral qursquoAuguste Comte a fabriqueacute le mot sociologie pour deacutesigner la

science de tous les pheacutenomegravenes de socieacuteteacute Crsquoest encore le sens que lui donnait Herbert

Spencer dans les Principes de sociologie Mais agrave force de se disputer sur les limites de la

sociologie les sociologues tirant chacun de son cocircteacute ont arracheacute au mot la plus grande

partie de sa signification primitive et ne lui ont laisseacute qursquoun sens vague Simmel1 a essayeacute

de le preacuteciser de nouveau en reacuteduisant la sociologie agrave lrsquoeacutetude abstraite des pheacutenomegravenes

communs agrave toutes les espegraveces de socieacuteteacute

12 Le mot sociologie avait eacuteteacute inventeacute par des philosophes il correspondait agrave une tentative

pour grouper des branches de science resteacutees isoleacutees sous une conception philosophique

drsquoensemble Il paraicirct avoir eu le mecircme sort que cette conception apregraves une peacuteriode de

vogue il semble menaceacute de sortir de la langue

13 Le mot sciences sociales est entreacute dans lrsquousage pour indiquer agrave peu pregraves le mecircme ensemble

drsquoeacutetudes

14 Il y a eacuteteacute introduit par des speacutecialistes sans conception drsquoensemble pour reacutepondre agrave un

besoin pratique et crsquoest aussi pour des raisons pratiques accidentelles que le sens srsquoen est

preacuteciseacute et limiteacute aussi ne peut-on comprendre le sens actuel de ce mot qursquoen suivant son

histoire

15 Au XVIIIe siegravecle le terme social a encore son sens geacuteneacuteral le Contrat Social de Rousseau est

essentiellement un contrat politique

16 Dans la premiegravere partie du XIXe siegravecle le sens srsquoest restreint laquo social raquo srsquoest opposeacute agrave

laquo politique raquo il a deacutesigneacute les institutions et les usages qui ne sont pas directement

organiseacutes par le gouvernement famille proprieacuteteacute division en classes on a opposeacute

laquo lrsquoeacutetat social raquo agrave laquo lrsquoeacutetat politique raquo crsquoest en ce sens que lrsquoemploient les manuels

drsquohistoire des institutions Dans lrsquohistoire de Sparte par exemple la description des

classes Hilotes Peacuteriegraveques Spartiates forme lrsquoeacutetat laquo social raquo le gouvernement et lrsquoarmeacutee

rentrent dans lrsquoeacutetat laquo politique raquo En ce sens lrsquohistoire sociale serait lrsquoeacutetude des classes de

leurs privilegraveges de leur recrutement de leurs relations et lrsquohistoire des associations

priveacutees telles que la famille

17 Dans la seconde moitieacute du siegravecle le mot a tendu agrave prendre un autre sens Il srsquoest peu agrave peu

transporteacute aux nouvelles branches drsquoeacutetudes de la socieacuteteacute humaine qui commenccedilaient agrave se

former Plusieurs branches srsquoeacutetaient deacutejagrave constitueacutees avant qursquoon eucirct la conception

distincte de socieacuteteacute et de pheacutenomegravenes sociaux Elles eacutetaient neacutees les unes de lrsquohistoire2

15

ndash eacutetude encore confuse de tous les faits du passeacute science des actes et des institutions

politiques meacutelangeacutee agrave lrsquoeacuterudition et agrave lrsquoarcheacuteologie ndash les autres de certaines eacutetudes

pratiques devenues peu agrave peu historiques la theacuteologie devenue histoire des religions la

jurisprudence devenue histoire du droit la rheacutetorique et la philosophie devenues

histoires des litteacuteratures et des doctrines lrsquoart devenu histoire de lrsquoart Chacune ayant eu

degraves lrsquoorigine ses professeurs et ses speacutecialistes srsquoeacutetait organiseacutee en une science

indeacutependante sous un nom speacutecial

18 Les eacutetudes sur la socieacuteteacute qui se sont organiseacutees les derniegraveres au XIXe siegravecle ont pris le

nom de sociales devenu vacant Ainsi srsquoexplique que ce mot ait eacuteteacute reacuteduit agrave un sens si

restreint Si de lrsquoensemble des sciences qui eacutetudient les pheacutenomegravenes sociaux au sens

large on retire toutes les branches drsquoeacutetudes constitueacutees anteacuterieurement en sciences

speacuteciales le reacutesidu comprend les laquo sciences sociales raquo au sens actuel

19 Ce sont trois groupes drsquoeacutetudes drsquoorigines tregraves eacuteloigneacutees qui ont convergeacute de faccedilon agrave

former les laquo sciences sociales raquo

20 Un de ces groupes srsquoest constitueacute par la creacuteation drsquoune statistique fondeacutee sur une

meacutethode scientifique Les premiers essais remontent agrave la fin du XVIIe siegravecle aux travaux

de Petty et aux tables de mortaliteacute Mais il a fallu attendre qursquoon disposacirct de chiffres assez

complets et portant sur des pheacutenomegravenes assez varieacutes pour donner lrsquoideacutee drsquoeacutetudier

meacutethodiquement ces seacuteries de chiffres et drsquoen tirer des conclusions geacuteneacuterales Ce travail

nrsquoa pu commencer que tard quand les autres branches eacutetaient deacutejagrave constitueacutees sous

forme drsquohistoires speacuteciales et il a commenceacute hors des Universiteacutes ougrave ces sciences

srsquoeacutetaient constitueacutees Quand on a pour la premiegravere fois pris conscience du rocircle de la

statistique on a chercheacute un mot pour lui donner sa place dans lrsquoensemble de la science

Queacutetelet a publieacute son traiteacute Sur la possibiliteacute de mesurer lrsquoinfluence des causes qui modifient les

eacuteleacutements sociaux 1832 et son Essai de physique sociale 1835 Ainsi la statistique est entreacutee

dans le groupe des sciences sociales Quand elle srsquoest subdiviseacutee la branche principale a

formeacute la deacutemographie ougrave le mot δήμος est pris au mecircme sens restreint que le mot

laquo social raquo

21 Un autre groupe ndash et le plus consideacuterable ndash a eacuteteacute formeacute par lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes et

des institutions eacuteconomiques (production eacutechanges reacutepartition) ndash mal deacutelimiteacute du cocircteacute

de la production (on a heacutesiteacute sur la place de lrsquohistoire de la technique) ndash mal deacutelimiteacute

aussi du cocircteacute de la consommation (alimentation vecirctement habitation deacutepenses) Cette

eacutetude srsquoeacutetait appeleacutee longtemps laquo eacuteconomie politique raquo Volkswirthschaft mais le sens de

ce mot a tendu agrave se restreindre aux consideacuterations theacuteoriques qui avaient eacuteteacute la premiegravere

forme de lrsquoeacutetude eacuteconomique De plus en plus crsquoest la description des pheacutenomegravenes reacuteels

qui tend agrave devenir la science sociale eacutetablie au moyen drsquoune meacutethode drsquoobservation

22 Cette deacuteviation de sens a coiumlncideacute avec lrsquoapparition des eacutecoles socialistes et semble srsquoecirctre

produite sous leur influence Lrsquoideacutee fondamentale surtout des disciples de Marx crsquoest que

lrsquoorganisation eacuteconomique est le fondement de toute la socieacuteteacute reacuteformer la socieacuteteacute crsquoest

reacuteformer le reacutegime eacuteconomique Tous les autres faits sociaux passent au second plan non

seulement les faits intellectuels ou religieux mais mecircme les faits politiques Ils ont beau

demander avant tout une reacuteforme politique le suffrage universel montrant ainsi que

lrsquoorganisation eacuteconomique est domineacutee par le reacutegime politique dans leur langue le fait

laquo social raquo par excellence crsquoest le fait eacuteconomique Et crsquoest le sens qursquoils ont fini par

imposer aujourdrsquohui laquo sciences sociales raquo est devenu synonyme de sciences

eacuteconomiques

16

23 Le 3e groupe est drsquoune tout autre nature Les hommes qui eacutetudient les pheacutenomegravenes

eacuteconomiques ont eacuteteacute ameneacutes agrave eacutetudier aussi les theacuteories et les doctrines eacuteconomiques

doctrines speacuteculatives et doctrines pratiques par conseacutequent les reacuteformes et les

reacutevolutions eacuteconomiques Ainsi de lrsquohistoire geacuteneacuterale des doctrines confondue jusque-lagrave

dans lrsquohistoire de la philosophie et des sciences srsquoest deacutetacheacute un fragment lrsquohistoire des

doctrines et des projets eacuteconomiques qui est venu former le troisiegraveme groupe des

sciences sociales

24 Aujourdrsquohui les sciences sociales comprennent donc

1deg Les sciences statistiques y compris la deacutemographie

2deg Les sciences de la vie eacuteconomique

3deg Lrsquohistoire des doctrines et des tentatives eacuteconomiques

25 Crsquoest agrave peu pregraves ainsi que les eacutediteurs du Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften

deacutelimitaient en 1890 le champ de leur reacutepertoire en expliquant qursquoils faisaient de Staats le

synonyme de Sozial drsquoapregraves le sens nouveau que le mot Staat a pris depuis le

Staatssozialism ndash Un des traiteacutes les plus reacutecents en anglais Mayo-Smith reacuteunit sous un

nom analogue (Statistics and sociology 1895) deux sortes drsquoeacutetudes la deacutemographie et

lrsquoeacuteconomie politique ndash Ce sens complexe est aussi celui qursquoa adopteacute en Allemagne degraves

1873 le Verein fuumlr Sozialpolitik suivi par Stammhammer Bibliographie der Sozial politik 1896

ndash Crsquoest le sens donneacute en France au mot social dans le Museacutee social du comte de Chambrun

le Collegravege libre des sciences sociales et lrsquoEacutecole des hautes eacutetudes sociales

26 Les sciences sociales dans le sens que la pratique reacutecente leur a donneacute se limitent donc agrave

une partie restreinte des pheacutenomegravenes

27 Elles sont un amalgame disparate formeacute 1deg de lrsquoeacutetude des actes et des institutions

eacuteconomiques 2deg de la statistique des actes et des produits humains et 3deg de lrsquohistoire des

doctrines Elles nrsquoont qursquoun seul caractegravere commun crsquoest drsquoeacutetudier des pheacutenomegravenes qui

se rapportent aux inteacuterecircts mateacuteriels des hommes

28 Ces pheacutenomegravenes sont de deux espegraveces qui correspondent aux deux sciences entreacutees dans

lrsquoamalgame 1deg les pheacutenomegravenes proprement corporels nombre sexe acircge santeacute maladie

naissance mort qui sont lrsquoobjet de la deacutemographie 2deg les pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui

consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels pour la production

la distribution la consommation crsquoest le domaine de la science eacuteconomique au sens

large La limite ne peut pas toujours ecirctre traceacutee exactement Il y a des faits eacuteconomiques

purement intellectuels comme les opeacuterations de Bourse qui restent dans les sciences

sociales parce qursquoils sont lieacutes eacutetroitement aux pheacutenomegravenes mateacuteriels de lrsquoeacutechange Mais le

caractegravere geacuteneacuteral des faits eacutetudieacutes par les sciences sociales crsquoest drsquoecirctre des faits mateacuteriels

qursquoon cherche agrave atteindre par lrsquoobservation mateacuterielle3

29 III ndash On voit maintenant pourquoi la meacutethode historique ainsi deacutefinie est indispensable

aux sciences sociales ainsi deacutefinies

30 1deg Toute science sociale soit deacutemographie soit science eacuteconomique doit se constituer

par lrsquoobservation directe des pheacutenomegravenes Mais en pratique lrsquoobservation des

pheacutenomegravenes est toujours limiteacutee agrave un champ tregraves eacutetroit Pour arriver agrave une connaissance

eacutetendue il faut toujours recourir au proceacutedeacute indirect au document Or le document ne

peut srsquoeacutetudier que par la meacutethode historique Qursquoil ait eacuteteacute reacutedigeacute au temps drsquoAuguste ou

en 1900 la meacutethode pour lrsquoeacutetudier est la mecircme au moins dans les regravegles fondamentales

La meacutethode historique est donc neacutecessaire pour utiliser correctement mecircme les

documents contemporains

17

31 2deg Toute science sociale srsquoapplique agrave des pheacutenomegravenes qui ne restent pas constants pour

les comprendre il faut en connaicirctre lrsquoeacutevolution Pour le fait mecircme le plus simple de la

deacutemographie ndash le chiffre de la population ndash lrsquoeacutevolution est un eacuteleacutement essentiel de la

connaissance scientifique Cette neacutecessiteacute de connaicirctre lrsquoeacutevolution est bien plus grande

encore pour la vie eacuteconomique ougrave aucune organisation nrsquoest intelligible que par son

passeacute historique Il faut donc une eacutetude historique des pheacutenomegravenes sociaux anteacuterieurs et

cette eacutetude nrsquoest possible que par une meacutethode historique

32 Ainsi il faut appliquer drsquoabord la meacutethode historique aux sciences sociales pour

interpreacuteter les documents dont on a besoin dans tous les cas ougrave la connaissance ne peut

ecirctre qursquoindirecte (et en pratique presque tous les faits des sciences sociales sont recueillis

par la meacutethode indirecte) ndash Puis quand les faits sont reacuteunis il faut pour les grouper

suivre une meacutethode identique agrave celle de lrsquohistoire car il srsquoagit de former un ensemble

avec des faits recueillis presque tous par des proceacutedeacutes historiques

NOTES

1 Die Probleme der Geschichtsphilosophie 1892

2 Voir plus loin dans la 2 e partie chap XI laquo Naissance des histoires speacuteciales histoire

universelle histoire geacuteneacuterale raquo

3 On verra plus loin 2e partie chap XII si cette preacutetention est justifieacutee

18

Premiegravere partie La meacutethodehistorique appliqueacutee aux documentsdes sciences sociales

19

Chapitre premier

Theacuteorie du document

I Caractegravere du document ndash Le document est une trace drsquoactes anteacuterieurs ndash Analyse des opeacuterationsneacutecessaires pour produire un document eacutecriture langue penseacutee croyance connaissance lien deces opeacuterations avec la reacutealiteacuteII Provenance du document ndash Neacutecessiteacute de localiser le document ndash Opeacuterations pour en deacuteterminerla provenance

1 I ndash Comment un document peut-il servir agrave atteindre la connaissance drsquoun fait Y a-t-il

entre un document et un fait un rapport fixe qui permette agrave celui qui connaicirct le document

drsquoarriver agrave connaicirctre le fait Un document est une trace laisseacutee par un fait ndash Ces traces

peuvent ecirctre de deux espegraveces directes ou indirectes

2 Les traces directes sont des objets mateacuteriels ndash par exemple un bacirctiment une machine un

meacutetier agrave tisser ndash produits de lrsquoactiviteacute des hommes drsquoautrefois et qui peuvent servir agrave

nous faire directement connaicirctre cette activiteacute On peut utiliser les traces directes ndash par

exemple un outil ancien une eacutetoffe ndash quand il srsquoagit de connaicirctre les proceacutedeacutes ou les

produits drsquoune industrie crsquoest le cas dans lrsquohistoire de la technique Mais les sciences

sociales nrsquoont aucune recherche de ce genre agrave faire Et crsquoest mecircme un caractegravere singulier

de ces sciences Elles srsquoappliquent toujours agrave des pheacutenomegravenes sociaux qui ont pour objet

essentiel des choses mateacuterielles la deacutemographie eacutetudie la reacutepartition et les accidents

mateacuteriels des corps humains lrsquoeacuteconomie politique eacutetudie la production et la distribution

des richesses mateacuterielles Mais de ces pheacutenomegravenes mateacuteriels elles eacutecartent la partie

vraiment mateacuterielle lrsquoeacutetude des corps est abandonneacutee agrave lrsquoanthropologie ou agrave

lrsquoethnologie lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes industriels reste le domaine de la technique Les

sciences sociales nrsquoeacutetudient dans les pheacutenomegravenes mateacuteriels ni les corps ni les actes elles

cherchent seulement les rapports abstraits entre ces corps ou entre ces actes elles

eacutetudient soit les nombres des corps ou des actes soit les institutions eacuteconomiques crsquoest-

agrave-dire les rapports eacutetablis entre les hommes agrave propos des objets mateacuteriels Il nrsquoy a donc

pas lieu en science sociale de se servir des traces directes du passeacute

3 Les traces indirectes sont les eacutecrits on leur reacuteserve souvent le nom de documents

Directement les documents ne font connaicirctre que la penseacutee de celui qui les a reacutedigeacutes ils

ne sont que les traces de faits psychologiques mais ils peuvent fournir un moyen indirect

drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Les sciences sociales nrsquoemploient pas drsquoautre espegravece de

20

document Les documents de la deacutemographie sont ou des eacuteleacutements de calcul

deacutemographique (deacutenombrements et mesures) ou des reacutesultats de calculs sous forme soit

arithmeacutetique soit geacuteomeacutetrique Les documents de la science eacuteconomique sont ou des

statistiques ou des descriptions drsquoinstitutions (enquecirctes rapports monographies) ou des

regraveglements officiels ou priveacutes sur la faccedilon dont les institutions doivent fonctionner Les

documents de lrsquohistoire des doctrines sont les œuvres des eacutecrivains En un mot les

sciences sociales nrsquoutilisent que des eacutecrits il suffira donc ici drsquoeacutetablir la theacuteorie du

document eacutecrit

4 Quel rapport un eacutecrit peut-il avoir avec des faits sociaux Pour comprendre ce rapport

ndash qui est toujours indirect et lointain ndash il faut analyser les conditions dans lesquelles un

document vient au monde et reconstituer la seacuterie des opeacuterations neacutecessaires pour le

produire Alors seulement on pourra savoir srsquoil est possible agrave travers toutes ces

opeacuterations de trouver entre le document et le fait le rapport qui seul permettra drsquoarriver

agrave la connaissance du fait

5 Pour faciliter cette analyse forceacutement abstraite et subtile je prends parmi les documents

sociaux un exemple tregraves simple un bulletin manuscrit du recensement franccedilais Je vais

analyser les opeacuterations par lesquelles il est venu au monde en remontant la seacuterie des

opeacuterations agrave partir du fait qursquoun observateur pourra atteindre directement crsquoest-agrave-dire agrave

partir de lrsquoexistence du papier eacutecrit

6 Lrsquoobservateur prend le bulletin Directement tout ce qursquoil observe ce sont des traits noirs

traceacutes sur du papier blanc Comment ces traits ont-ils eacuteteacute produits Par un acte de la

main de lrsquoauteur du bulletin Voilagrave le premier intermeacutediaire lrsquoeacutecriture et voici la

premiegravere cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal traceacute ses lettres avoir fait des lapsus

7 Ces traits ne sont pas arbitraires ils sont traceacutes suivant un systegraveme drsquoeacutecriture que

lrsquoobservateur connaicirct sinon il ne pourrait pas lire Agrave partir des traits on remonte aux

signes que lrsquoauteur a voulu mettre sur son papier Dans nos systegravemes drsquoeacutecritures

alphabeacutetiques ces signes indiquent des sons drsquoune langue que lrsquoauteur a ducirc prononcer au

moins mentalement Voilagrave le deuxiegraveme intermeacutediaire les signes alphabeacutetiques Et voici la

deuxiegraveme cause drsquoerreur tregraves sensible si lrsquoauteur du bulletin ne sait pas lrsquoorthographe il

peut avoir mal orthographieacute par exemple il peut avoir eacutecrit 420 pour dire quatre-vingts

pour restituer sa vraie penseacutee il faut se repreacutesenter les mots parleacutes

8 La langue elle-mecircme nrsquoest qursquoun signe physiologique drsquoune penseacutee psychologique En

parlant lrsquoauteur a eu une penseacutee Voilagrave le troisiegraveme intermeacutediaire la langue Il faut savoir

la langue de lrsquoauteur du bulletin pour remonter agrave sa penseacutee au sens des mots Et voici une

troisiegraveme cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal su la langue avoir donneacute agrave un mot un

sens qursquoil nrsquoa pas habituellement en franccedilais par exemple avoir dit laquo journaliste raquo pour

laquo journalier raquo

9 Mais la penseacutee exprimeacutee litteacuteralement nrsquoexprime pas neacutecessairement ce que lrsquoauteur a

cru il a dit qursquoil eacutetait bouddhiste par plaisanterie ou il srsquoest dit centenaire par vaniteacute

Voilagrave les quatriegraveme et cinquiegraveme intermeacutediaires agrave travers le sens litteacuteral il faudra

remonter agrave la conception reacuteelle puis agrave travers la conception reacuteelle agrave la croyance sincegravere

de lrsquoauteur Et voici une quatriegraveme et une cinquiegraveme cause drsquoerreur le sens deacutetourneacute

puis le mensonge

10 On arrive ainsi agrave lrsquoeacutetat psychologique profond et permanent de lrsquoauteur On peut dire

alors voilagrave ce qursquoil croyait Srsquoil srsquoagissait seulement de doctrine on nrsquoaurait pas besoin

drsquoaller plus loin le travail serait termineacute car le document aurait donneacute la croyance de

21

lrsquoauteur Et crsquoest lagrave en effet que srsquoarrecirctent les opeacuterations en matiegravere drsquohistoire des

doctrines sociales

11 Mais dans tous les cas ougrave on veut connaicirctre un fait exteacuterieur on ne peut srsquoen tenir agrave une

croyance Ce qursquoon cherche crsquoest la reacutealiteacute exteacuterieure lrsquoauteur peut srsquoecirctre trompeacute par

exemple sur son acircge ou sur le nombre de piegraveces de son logement Or son opinion nrsquoa de

valeur qursquoautant qursquoelle provient drsquoune connaissance exacte des faits reacuteels et la

connaissance nrsquoest exacte que si elle provient drsquoune observation exacte soit faite par

lrsquoauteur lui-mecircme soit reacutepeacuteteacutee drsquoapregraves un autre observateur Voilagrave donc le sixiegraveme et

dernier intermeacutediaire de la croyance inteacuterieure de lrsquoauteur il faut passer agrave lrsquoobservation

drsquoun fait exteacuterieur Alors enfin le document se trouve relieacute par toute cette seacuterie

drsquointermeacutediaires agrave un acte de lrsquoespegravece des opeacuterations scientifiques agrave une observation Un

document vaut exactement dans la mesure ougrave il a pour origine une observation bien faite

12 Il semble donc que la science historique se retrouve en derniegravere analyse semblable agrave

toutes les sciences drsquoobservation il semble que la meacutethode historique repose sur le mecircme

principe que toute meacutethode scientifique puisque le document en derniegravere analyse est

une observation de faits Quand un astronome dans son observatoire un chimiste dans

son laboratoire ont fait une observation et lrsquoont reacutedigeacutee leur observation semble bien un

document pareil agrave un bulletin de recensement Pourtant la langue courante nrsquoappelle pas

laquo document raquo un procegraves-verbal drsquoobservation scientifique Et elle a raison de distinguer

car il y a une diffeacuterence pratique entre un document et une observation Ce nrsquoest pas

comme on lrsquoa dit parfois que le document soit la constatation drsquoun fait disparu qursquoon ne

peut plus observer tandis qursquoune observation scientifique peut ecirctre reacutepeacuteteacutee Il est

impossible en astronomie de recommencer lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore et

pourtant le procegraves-verbal de lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore nrsquoest pas un simple

document La diffeacuterence est dans la meacutethode le procegraves-verbal est reacutedigeacute suivant une

meacutethode rigoureuse et fixe le document est reacutedigeacute sans meacutethode il est de mecircme espegravece

que le reacutecit drsquoun garccedilon de laboratoire

13 Ainsi en remontant la seacuterie des opeacuterations agrave partir du bulletin manuscrit voici celles qui

ont neacutecessairement ducirc se produire 1deg un acte de la main de lrsquoauteur qui a eacutecrit le

bulletin 2deg dans lrsquoesprit de cet auteur une conception des signes drsquoeacutecriture agrave tracer

3deg dans ce mecircme esprit la repreacutesentation des sons de la langue dont lrsquoeacutecriture nrsquoest qursquoun

signe 4deg la repreacutesentation des phrases qursquoil a eacutecrites avec leur sens litteacuteral 5deg la

conception du sens qursquoil a entendu leur donner 6deg la croyance qursquoil a eue et qui peut ecirctre

erroneacutee 7deg la connaissance directe des faits qursquoil a atteints par observation Entre les

deux derniegraveres opeacuterations il a pu srsquointercaler un intermeacutediaire si lrsquoauteur a reccedilu sa

connaissance de seconde main srsquoil nrsquoa pas observeacute lui-mecircme le fait qursquoil affirme mais

seulement reacutepeacuteteacute lrsquoaffirmation drsquoun autre En ce cas crsquoest lrsquointermeacutediaire dont il

reproduit lrsquoaffirmation qui a eacuteteacute le seul observateur et il a ducirc faire lui-mecircme toute une

seacuterie drsquoopeacuterations mais de mecircme espegravece

14 Dans le cas ougrave lrsquoon opegravere non plus sur un manuscrit mais sur un imprimeacute il y a une

complication de plus Lrsquoimprimeacute ne repreacutesente par lui-mecircme que lrsquoacte drsquoun typographe

qui a eu un manuscrit agrave lire Il faut donc agrave travers toutes les opeacuterations intellectuelles de

ce typographe arriver au manuscrit qursquoil a observeacute Il y a en ce cas deux seacuteries

drsquoopeacuterations superposeacutees Mais la premiegravere seacuterie a peu drsquointeacuterecirct pratique parce que le

typographe a eacuteteacute dans des conditions exceptionnellement favorables pour observer et

reproduire le manuscrit et que les eacutepreuves ont eacuteteacute corrigeacutees par lrsquoauteur

22

15 Pour tirer drsquoun document la connaissance drsquoun fait il faut donc reconstituer toutes ces

opeacuterations intermeacutediaires comme elles ont ducirc se produire dans lrsquoesprit de lrsquoauteur et se

repreacutesenter toute la chaicircne de ces actes au moins dans le rapport que chacun drsquoeux a eu

avec le point de deacutepart qui eacutetait le fait observeacute Crsquoest le seul moyen de deacuteterminer le

rapport avec le point drsquoarriveacutee qui a eacuteteacute le document

16 En pratique dans cette chaicircne continue qui va depuis le fait agrave connaicirctre jusqursquoau

document crsquoest le point drsquoarriveacutee de lrsquoauteur le document qui est notre point de deacutepart

et crsquoest son point de deacutepart le fait qui est notre point drsquoarriveacutee Et les deux seuls objets

mateacuteriels qui puissent ecirctre observeacutes ce sont les deux anneaux extrecircmes de cette chaicircne

le fait observeacute par lrsquoauteur le document traceacute par lrsquoauteur et observeacute par nous Tous les

anneaux intermeacutediaires croyance conception langue sont des eacutetats psychologiques

nous ne pouvons pas les observer directement nous ne pouvons que nous les repreacutesenter

par analogie avec nos propres eacutetats inteacuterieurs les seuls qui nous soient directement

connus Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement une meacutethode

drsquointerpreacutetation psychologique par analogie Dans la mesure ougrave les sciences sociales se

constituent par des documents elles sont donc elles-mecircmes subordonneacutees agrave une meacutethode

psychologique

17 II ndash Agrave quelle condition peut-on opeacuterer sur un document avec chance drsquoen tirer une

connaissance Un document nrsquoa de valeur qursquoautant qursquoil est lieacute par un rapport connu

avec le fait sur lequel nous cherchons agrave ecirctre renseigneacute Supposons que je reacutedige un

bulletin de recensement au nom drsquoun personnage de fantaisie ougrave tous les renseignements

seront imaginaires ce ne sera pas un document

18 Il faut qursquoil y ait eu un rapport reacuteel entre ce bulletin et un des habitants qursquoil srsquoagit de

recenser Et il ne suffit pas que ce rapport existe il faut encore qursquoil nous soit connu Un

bulletin de recensement reacutedigeacute par un veacuteritable habitant tombe entre nos mains sans que

nous sachions agrave quelle eacutepoque et dans quel pays il a eacuteteacute eacutecrit il est pour nous sans valeur

parce que nous ne pouvons le rapporter agrave aucune reacutealiteacute preacutecise Pour qursquoun document

soit utilisable il faut que nous sachions preacuteciseacutement avec quels faits le document ou

plutocirct son auteur a eacuteteacute en rapport crsquoest-agrave-dire dans quelles conditions lrsquoauteur lrsquoa

produit Il faut pouvoir le localiser savoir en quel temps en quel lieu et par qui il a eacuteteacute

produit connaicirctre ce qursquoon appelle la provenance Tout travail sur un document doit

commencer par en deacuteterminer la provenance

19 Les opeacuterations pour eacutetablir la provenance des documents forment une partie

indispensable de toute meacutethode historique Elles tiennent une tregraves large place dans le

travail historique surtout quand il srsquoagit de faits tregraves anciens de lrsquoAntiquiteacute ou du Moyen

Acircge les documents de ces temps arrivent presque tous deacutefigureacutes par les copies

successives mal localiseacutes souvent mecircme falsifieacutes Une grande partie de la critique

consiste agrave les reacutetablir dans leur eacutetat primitif agrave les deacutelivrer des falsifications et agrave

deacuteterminer drsquoougrave ils sortent Crsquoest une opeacuteration de nettoyage indispensable pour eacuteviter

drsquoeacutenormes erreurs mais qui nrsquoajoute rien de positif agrave nos connaissances Les sciences

sociales opeacuterant drsquoordinaire sur des peacuteriodes contemporaines sont presque toujours

affranchies de ce travail de critique exteacuterieure Leurs documents se preacutesentent avec des

indications de provenance preacutecises et drsquoordinaire exactes la date le lieu de publication

le nom de lrsquoauteur souvent mecircme les conditions de son travail expliqueacutees dans une

preacuteface La critique de provenance a ici peu drsquooccasion de srsquoappliquer Elle se reacuteduit en

pratique agrave deux cas

23

20 Premier cas ndash On a des motifs de soupccedilonner que le document est accompagneacute drsquoune

fausse indication de date ou drsquoauteur soit que le contenu du document paraisse en

contradiction avec ces indications soit qursquoon soit averti par des renseignements

exteacuterieurs On aura par exemple su que le recenseur nrsquoest pas alleacute faire lrsquoenquecircte dont il

preacutetend srsquoecirctre chargeacute ou bien on aura remarqueacute dans le bulletin lui-mecircme des

expressions eacutetrangegraveres agrave la langue du recenseur

21 On doit alors faire une enquecircte en recherchant les renseignements exteacuterieurs sur la

provenance veacuteritable ou en analysant le document pour y deacutecouvrir des caractegraveres

inteacuterieurs de contradiction et des indices de la vraie provenance On nrsquoaura qursquoagrave

appliquer ici la meacutethode constitueacutee pour lrsquoeacuterudition historique1 En attendant drsquoavoir

trouveacute la provenance on devra tenir en suspicion le document et si on en fait usage

preacutevenir les lecteurs

22 Deuxiegraveme cas ndash Le document paraicirct ne pas ecirctre lrsquoœuvre drsquoun seul auteur (cas tregraves freacutequent

dans les documents officiels) et on a des motifs de soupccedilonner que les diffeacuterents auteurs

ont eu des opinions contradictoires ou ont suivi des meacutethodes de valeur diffeacuterente Il

devient alors neacutecessaire de savoir comment a eacuteteacute partageacute le travail on devra tacirccher de

distinguer les parties faites par chacun des auteurs si lrsquoon nrsquoy parvient pas il faut traiter

ces parties indistinctes avec une grande deacutefiance et si lrsquoon srsquoen sert avertir

expresseacutement

NOTES

1 On la trouvera exposeacutee dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode 2e eacutedition 1894

chap IV et dans Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques 2e eacuted chap III

24

Chapitre II

Les preacutecautions critiques

I Neacutecessiteacute de la critique ndash Tendance spontaneacutee agrave croire motifs de la creacuteduliteacuteII Formes rudimentaires de la critique ndash Notion du teacutemoignage insuffisance de la theacuteorie juridiquedu teacutemoignage neacutecessiteacute de lrsquoanalyseIII LrsquoanalyseIV Diverses opeacuterations de la critique

1 I ndash Le document est un produit mateacuteriel mais symbolique qui nrsquoa de valeur qursquoautant

qursquoil repreacutesente symboliquement la seacuterie drsquoopeacuterations par lesquelles a passeacute lrsquoesprit de

son auteur toutes ces opeacuterations sont exclusivement psychologiques et dans le cas

mecircme le plus favorable elles ont pour point de deacutepart une observation faite sans

meacutethode en dehors des regravegles de lrsquoobservation scientifique Un document mecircme le

meilleur nrsquoest que le dernier terme drsquoune seacuterie drsquoopeacuterations intellectuelles agrave partir drsquoune

observation mal faite

2 Ce serait donc une neacutegligence coupable drsquoopeacuterer avec un document comme avec une

observation scientifique Il faut avant de pouvoir utiliser un document prendre des

preacutecautions speacuteciales qui constituent toute la premiegravere moitieacute de la meacutethode historique

crsquoest la critique crsquoest-agrave-dire le jugement porteacute sur la valeur du document

3 Cette critique reconnue indispensable en histoire1 est-elle neacutecessaire en sciences

sociales La reacuteponse deacutepend du but qursquoon se propose en eacutetudiant ces sciences Si on y

apporte lrsquoesprit commercial on trouvera la critique non seulement inutile mais

dangereuse Car si lrsquoon tient seulement agrave produire une impression sur son public soit agrave le

convaincre de lrsquoavantage ou des inconveacutenients drsquoune mesure pratique soit agrave lui inspirer

de la consideacuteration pour la science de lrsquoauteur lrsquoessentiel est de publier le plus gros

travail possible drsquoapporter la plus grande masse de faits apparents le public mecircme le

public savant nrsquoa ni le loisir ni le deacutesir de veacuterifier la valeur drsquoune statistique (On a vu

reacutecemment des exemples eacuteclatants de cette neacutegligence) Or tout le temps passeacute agrave la

critique serait perdu pour ramasser des faits ce serait autant de moins drsquoapporteacute agrave la

masse Mais en outre la critique ne peut rien ajouter agrave la masse des preuves2 elle ne peut

qursquoen retrancher des preuves illusoires elle nrsquoa jamais qursquoun reacutesultat neacutegatif elle empecircche

drsquoadmettre des ideacutees fausses elle nrsquoen fait pas acqueacuterir de nouvelles Le public en

sciences sociales nrsquoappreacutecie que la quantiteacute du travail qui se voit drsquoun coup drsquoœil il nrsquoa

25

pas le temps drsquoen discerner la qualiteacute il ne peut distinguer un travail correct drsquoun travail

incorrect On a donc un avantage commercial eacutevident agrave se dispenser de la critique

puisqursquoelle fait perdre du temps et risque de diminuer la quantiteacute des mateacuteriaux Voilagrave

pourquoi sans doute on en fait si peu usage en science sociale

4 La critique nrsquoest utile qursquoautant qursquoon se place agrave un point de vue scientifique qursquoon tient agrave

connaicirctre la veacuteriteacute et agrave eacutecarter lrsquoerreur ou la fantaisie En ce cas seulement elle devient

indispensable car elle est le seul moyen de traiter les documents de faccedilon agrave en tirer une

veacuteriteacute deacutemontreacutee eacutetablie meacutethodiquement qui ne puisse pas ecirctre contesteacutee et crsquoest lagrave ce

qursquoon appelle la veacuteriteacute scientifique Il faut donc avant drsquoentreprendre aucun travail de

critique reacutesoudre pour soi-mecircme cette question preacutejudicielle Veut-on travailler en

savant sans souci du succegraves pour atteindre la veacuteriteacute scientifique Veut-on opeacuterer en

commerccedilant pour inspirer au public de la consideacuteration pour lrsquoentraicircner agrave une deacutecision

pratique pour arriver agrave lrsquoInstitut ndash Crsquoest agrave vrai dire une question de conscience Que

doit faire un commerccedilant drsquoune marchandise avarieacutee qursquoil peut eacutecouler sans que le public

srsquoen aperccediloive Doit-il la laisser perdre ou la vendre Cette mecircme question peut servir

de proceacutedeacute pour faire la critique drsquoun ouvrage de sciences sociales Si lrsquoon a besoin de

savoir la valeur scientifique drsquoun travail on fera bien de se poser cette question Lrsquoauteur

a-t-il eu un but commercial ou un but scientifique Ou plutocirct Dans quelle mesure

lrsquoauteur a-t-il voulu faire de la science De cette mesure deacutependra le degreacute de confiance

5 Si lrsquoon veut vraiment atteindre un reacutesultat scientifique il faut drsquoabord se peacuteneacutetrer de la

neacutecessiteacute de la critique En principe tout le monde lrsquoadmet mais crsquoest un de ces postulats

dont parle Carlyle facilement admis en theacuteorie et qui passent difficilement dans la

pratique Crsquoest que la critique est contraire agrave la tournure normale de lrsquointelligence

humaine la tendance spontaneacutee de lrsquohomme est de croire ce qursquoon lui dit Il est naturel

drsquoaccepter toute affirmation surtout une affirmation eacutecrite ndash plus facilement si elle est

eacutecrite en chiffres ndash encore plus facilement si elle provient drsquoune autoriteacute officielle si elle

est comme on dit authentique Appliquer la critique crsquoest donc adopter un mode de

penser contraire agrave la penseacutee spontaneacutee une attitude drsquoesprit contre nature Or il faut

lrsquoappliquer sans relacircche agrave tous les instants du travail historique il faut que cette allure

contre nature devienne une habitude organique On nrsquoy parvient pas sans effort Le

mouvement spontaneacute drsquoun homme qui tombe agrave lrsquoeau est de faire tout ce qursquoil faut pour se

noyer apprendre agrave nager crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de refreacutener ses mouvements

spontaneacutes et de faire des mouvements contre nature

6 Le mouvement spontaneacute drsquoun homme qui lit un document est de croire tout ce qursquoil lit

apprendre la critique crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de reacutesister agrave la creacuteduliteacute naturelle et

drsquoexaminer ce qursquoon lit La critique comme la natation doit devenir organique par

lrsquoexercice

7 Je ne puis ici qursquoindiquer les actes dont se compose la critique crsquoest la situation drsquoun

maicirctre nageur qui serait reacuteduit agrave montrer les mouvements en laissant chacun de ses

eacutelegraveves srsquoexercer en son particulier

8 Il faut drsquoabord se mettre en garde contre les mouvements spontaneacutes qui font noyer

Lrsquoexpeacuterience universelle de lrsquohistoire montre que lrsquohomme est naturellement creacutedule il

croit ce qursquoon lui affirme il a fallu des siegravecles pour produire une lueur de critique et

encore dans un seul pays en Gregravece Il est donc utile drsquoanalyser les motifs de cette

creacuteduliteacute universelle

26

9 1deg Le motif le plus geacuteneacuteral est la confusion drsquoesprit on entend un reacutecit on fait une

lecture on imagine aussitocirct le fait qursquoon vient drsquoentendre raconter ou de lire lrsquoimage

ainsi formeacutee se confond avec les autres images venues drsquoune autre source il faudrait un

effort de meacutemoire pour la distinguer et tout effort est contre nature Spontaneacutement

donc lrsquohomme croit tout ce qui lui est entreacute dans lrsquoesprit sans distinguer si cela lui vient

de son observation personnelle ou drsquoune affirmation exteacuterieure

10 2deg Un motif tregraves geacuteneacuteral est le respect pour lrsquoeacutecrit surtout pour lrsquoimprimeacute chacun de

nous en voit chaque jour la forme la plus frappante la creacuteduliteacute vis-agrave-vis du journal La

penseacutee fixeacutee par lrsquoeacutecriture plus encore par lrsquoimpression acquiert une autoriteacute presque

irreacutesistible Mecircme les gens cultiveacutes qui ont pourtant appris agrave se tenir en garde contre les

journaux ont besoin de reacuteagir sans cesse contre ce respect et parfois oublient de le faire

11 3deg Lrsquoimpression speacuteciale produite par les chiffres est particuliegraverement importante en

sciences sociales Le chiffre a un aspect matheacutematique qui donne lrsquoillusion du fait

scientifique Spontaneacutement on tend agrave confondre laquo preacutecis et exact raquo une notion vague ne

peut ecirctre entiegraverement exacte de lrsquoopposition entre vague et exact on conclut agrave lrsquoidentiteacute

entre laquo exact raquo et laquo preacutecis raquo On oublie qursquoun renseignement tregraves preacutecis est souvent tregraves

faux Si je dis qursquoil y a agrave Paris 525 637 acircmes ce sera un chiffre preacutecis beaucoup plus preacutecis

que laquo 2 millions et demi raquo et pourtant beaucoup moins vrai On dit vulgairement

laquo brutal comme un chiffre raquo agrave peu pregraves dans le mecircme sens que laquo la veacuteriteacute brutale raquo ce qui

sous-entend que le chiffre est la forme parfaite de la veacuteriteacute On dit aussi laquo Ce sont des

chiffres cela raquo comme si toute proposition devenait vraie degraves qursquoelle prend une forme

arithmeacutetique La tendance est encore plus forte lorsqursquoau lieu drsquoun chiffre isoleacute on voit

une seacuterie de chiffres lieacutes par des opeacuterations drsquoarithmeacutetique Les opeacuterations sont

scientifiques et certaines elles inspirent une impression de confiance qui srsquoeacutetend aux

donneacutees de fait sur lesquelles on a opeacutereacute il faut un effort de critique pour distinguer

pour admettre que dans un calcul juste les donneacutees peuvent ecirctre fausses ce qui enlegraveve

toute valeur aux reacutesultats Crsquoest une illusion de ce genre qui explique le succegraves drsquoun

ouvrage de statistique fantaisiste comme Mulhall The progress of the World ougrave la richesse

de chaque pays est calculeacutee avec une preacutecision eacutetonnante agrave partir de chiffres admis sans

aucun controcircle

12 4deg On ressent un respect naturel pour les autoriteacutes officielles politiques ou scientifiques

les bureaux de ministegravere les offices de statistique ou les corps savants Tout document

reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere semi-

magique il devient un document authentique On oublie que le caractegravere authentique

consiste dans les formes de lrsquoacte non dans son contenu et que drsquoordinaire les

deacuteclarations inscrites dans lrsquoacte ne sont pas controcircleacutees on confond souvent

laquo authentique raquo avec exact3 on dit parfois mecircme agrave la Chambre laquo fait authentique raquo pour

dire un fait eacutetabli sucircrement Il faut une tournure drsquoesprit ou une eacuteducation

exceptionnelles pour reacutesister agrave cet entraicircnement Des professionnels de la critique des

eacuterudits en sont parfois incapables respectueux des autoriteacutes eacutetablies ils souffriraient

comme drsquoun acte reacutevolutionnaire de refuser leur croyance agrave un acte reacutedigeacute par un

fonctionnaire

13 5deg Le motif le plus puissant de tous est la paresse Il faut se donner plus de peine pour

critiquer une affirmation que pour lrsquoadmettre sans controcircle surtout en matiegravere de travail

scientifique ougrave le controcircle est toujours long La tentation est tregraves forte de traiter les

documents comme des observations scientifiques drsquoougrave il ne reste qursquoagrave extraire des

27

mateacuteriaux tout precircts et agrave les grouper en une construction Vita brevis ars longa On abregravege

lrsquoart en supprimant la critique le travail est plus vite fait

14 6deg Enfin pour le motif commercial indiqueacute plus haut on trouve avantage agrave sacrifier le

moins possible de documents on ferait une mauvaise affaire en employant son temps agrave

diminuer la quantiteacute de mateacuteriaux qursquoon pourra mettre en œuvre on ne veut pas jeter

une marchandise avarieacutee qui peut figurer encore agrave lrsquoeacutetalage on compte que le public nrsquoy

regardera pas de trop pregraves et drsquoordinaire on nrsquoa pas agrave srsquoen repentir commercialement du

moins

15 Il est utile de se rendre compte expresseacutement de ces motifs inconscients pour bien voir la

neacutecessiteacute de faire meacutethodiquement son examen de conscience et de se tenir en garde

contre toutes les tentations et tous les mouvements spontaneacutes Il serait utile que cette

connaissance entracirct dans le domaine commun elle pourrait creacuteer une opinion publique

qui servirait de frein aux travailleurs sans conscience et de sanction peacutenale contre les

mauvais travaux

16 Une opinion publique a eacuteteacute creacuteeacutee ainsi en France en matiegravere drsquoeacuterudition historique et

philologique depuis une trentaine drsquoanneacutees par la Revue critique et elle a servi par la

terreur agrave empecirccher de se produire beaucoup drsquoouvrages mal faits Les sciences sociales

ont un besoin non moins urgent de cette police scientifique

17 II ndash Quand on est parvenu agrave sortir de lrsquoeacutetat de nature qui est la creacuteduliteacute totale on

commence agrave entrer sur le terrain de la critique mais on nrsquoarrive pas du premier coup agrave

des proceacutedeacutes meacutethodiques La critique naissante prend drsquoabord une forme vague Comme

on a eacuteteacute grossiegraverement trompeacute par des documents sans aucune valeur on se met agrave

distinguer entre ceux-lagrave et les autres et lrsquoon admet que certains documents provenant de

faussaires ou de menteurs aveacutereacutes doivent ecirctre rejeteacutes Dans un paquet de bulletins de

recensement on deacutecouvre des marques eacutevidentes de fraude on met agrave part comme

suspects tous les bulletins de ce paquet parce qursquoils eacutemanent drsquoune personne peu digne de

foi

18 Combineacutee avec la pratique des tribunaux cette distinction a produit la theacuteorie du

teacutemoignage4 Elle repose sur lrsquoideacutee qursquoil y a de bons et de mauvais teacutemoins Les bons

teacutemoins dignes de foi sont ceux qui ont connu la veacuteriteacute et voulu la dire les teacutemoins

sincegraveres et bien informeacutes les mauvais teacutemoins sont les menteurs et les hommes mal

informeacutes ils nrsquoont pas su la veacuteriteacute ou nrsquoont pas voulu la dire Cette distinction srsquoapplique

drsquoabord aux personnes En la transportant aux eacutecrits on classe les documents suivant leur

auteur comme en justice on classe les teacutemoignages drsquoun cocircteacute les documents dignes de

foi de lrsquoautre les documents suspects crsquoest la vieille notion juridique qursquoil y a des

teacutemoins dont la deacuteclaration doit emporter le jugement Elle se combine avec une autre

notion juridique celle de lrsquoacte authentique crsquoest-agrave-dire reacutegulier qui doit ecirctre accepteacute

parce qursquoil est dans les formes tandis que le document apocryphe doit ecirctre rejeteacute agrave cause

de sa forme Ces notions ne sont nullement scientifiques et quand on les introduit dans la

critique historique on oublie les diffeacuterences profondes entre un problegraveme scientifique et

une affaire juridique

19 1deg En justice il y a deux parties Le juge doit deacutecider dans tous les cas entre les deux

reacutepondre oui ou non crsquoest une balance qui doit finir par pencher drsquoun cocircteacute Il est ameneacute

ainsi par des neacutecessiteacutes pratiques agrave eacutetablir des criteacuteriums conventionnels qui sont lrsquoacte

authentique le teacutemoignage recevable la balance penche du cocircteacute ougrave ces criteacuteriums se

trouvent Cela suffit pour emporter la deacutecision car il srsquoagit seulement drsquoune deacutecision

28

exteacuterieure non drsquoune conviction inteacuterieure Mais en science on nrsquoest jamais forceacute de

reacutepondre agrave une question et il faut savoir veacuteritablement avant de pouvoir rien affirmer En

preacutesence drsquoune question scientifique il peut y avoir non pas seulement deux mais trois

attitudes laquo Oui ndash Non ndash Je ne sais pas raquo Si donc un acte ou un teacutemoin paraissent

insuffisants pour conclure on peut ndash et on doit ndash suspendre son jugement Il serait

dangereux de traiter le teacutemoignage en science comme en justice car si lrsquoon nrsquoa sur une

question qursquoun seul document en preacutesence de cette affirmation unique non contredite

on aura de la peine agrave garder lrsquoattitude du doute on semblerait insulter le teacutemoin en

doutant de sa parole Et ainsi on se laissera aller agrave dire Nous nrsquoavons pas de raison de

douter du teacutemoin nous pouvons donc affirmer On oublie qursquoen science pour affirmer une

solution il faut avoir la preuve qursquoelle est exacte et qursquoon doit dire Nous nrsquoavons pas de

raison drsquoaffirmer donc nous devons douter En justice le doute eacutequivaut agrave une affirmation

en faveur drsquoune des deux parties en science il ne doit aboutir qursquoagrave une neacutegation

provisoire

20 2deg En justice il y a entre deux parties un duel soumis agrave des regravegles drsquoattaque et de deacutefense

lrsquoun des adversaires produit un teacutemoignage ou un acte lrsquoautre doit produire un teacutemoin ou

un acte en sens inverse sinon il perd Transporteacutee sur le terrain historique cette regravegle

devient une entrave agrave la science En fait elle aboutit agrave donner agrave lrsquoopinion la plus ancienne

une sorte de possession drsquoeacutetat on deacuteclare qursquoelle sera admise provisoirement en

attendant la preuve contraire Or en science on doit rejeter provisoirement tout ce qui

nrsquoest pas prouveacute Lrsquoapplication de cette regravegle est encore plus dangereuse en matiegravere de

document On srsquoaperccediloit qursquoun document est suspect crsquoest-agrave-dire ne paraicirct pas provenir

drsquoune observation exacte on devrait lrsquoeacutecarter provisoirement mais en vertu de la regravegle

de la possession drsquoeacutetat on continue provisoirement agrave le traiter comme un document sucircr

crsquoest-agrave-dire agrave admettre comme exactes ses affirmations jusqursquoagrave ce qursquoon ait pu prouver

qursquoil est mauvais On encombre ainsi la science de constructions fragiles qui srsquoeacutecroulent le

jour ougrave la preuve est faite que le document ne vaut rien

21 3deg En justice on nrsquoa qursquoagrave deacutecider une question deacutelimiteacutee par les termes de lrsquoaffaire On

prend le teacutemoignage en bloc on lrsquoadmet ou on le rejette tout entier En science il srsquoagit

drsquoune quantiteacute innombrable de questions Le mecircme teacutemoin a drsquoordinaire laisseacute des

affirmations sur des milliers de faits Un seul tableau de statistique un simple bulletin de

recensement un seul document contient des renseignements tregraves divers Le principe

juridique est de consideacuterer en bloc un teacutemoignage La critique historique doit employer le

proceacutedeacute inverse analyser le document en ses eacuteleacutements les plus menus car chacun de ces

eacuteleacutements repreacutesente une opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente faite par lrsquoauteur du document il

donne donc un renseignement de valeur tout agrave fait diffeacuterente Le document le plus

mensonger renferme toujours des conceptions exactes Lrsquoauteur drsquoune deacuteclaration

frauduleuse de vente peut avoir trompeacute sur le prix et donner exactement la contenance

de la terre vendue

22 Ainsi on est conduit agrave formuler trois regravegles opposeacutees agrave celles du teacutemoignage juridique

1deg La critique ne doit affirmer ou nier que srsquoil y a des raisons concluantes agrave deacutefaut de ces

raisons elle doit suspendre la conclusion 2deg Elle ne doit tenir aucun compte de ce qui a

eacuteteacute admis anteacuterieurement sans preuves suffisantes il nrsquoy a pas en science de preacutevention

favorable 3deg Elle doit opeacuterer toujours en commenccedilant par analyser le document

23 III ndash Analyser crsquoest deacutecomposer jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement irreacuteductible Cet eacuteleacutement est diffeacuterent

suivant lrsquoespegravece de faits qursquoon cherche agrave connaicirctre ndash En matiegravere de langue on doit arriver

jusqursquoau mot et mecircme jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement qui entre dans la composition du mot ndash En

29

matiegravere de conception on arrive jusqursquoaux ideacutees et aux images qui entrent dans la

composition drsquoune phrase non seulement jusqursquoaux jugements eacuteleacutementaires mais

jusqursquoaux meacutetaphores ndash En matiegravere de faits exteacuterieurs (crsquoest le domaine propre des

sciences sociales) lrsquoeacuteleacutement dernier ce nrsquoest pas le fait total crsquoest lrsquoaffirmation de

lrsquoexistence de chacune des conditions du fait la date le lieu la personne le chiffre etc

Cette phrase laquo Ahellip maccedilon agrave Xhellip veuf raquo contient quatre eacuteleacutements distincts 1deg Ahellip 2deg sa

profession 3deg son domicile 4deg sa qualiteacute de veuf Il faut examiner chacun agrave part pour

deacuteterminer si lrsquoauteur a opeacutereacute correctement en lrsquointroduisant dans le document car il

peut avoir observeacute ou reacutedigeacute correctement un des eacuteleacutements et pas lrsquoautre Il se peut qursquoil

ait eu raison de dire Ahellip maccedilon et tort de le dire veuf ou demeurant agrave Xhellip

24 Nous voici rameneacutes agrave la diffeacuterence capitale entre la meacutethode historique et celle des

sciences drsquoobservation directe Le document sur lequel opegravere la meacutethode historique nrsquoest

qursquoun moyen de connaissance indirecte mais en suivant toute la seacuterie des opeacuterations par

lesquelles il srsquoest formeacute on peut remonter agrave une observation directe Et lrsquoobservation

directe dans une science drsquoobservation prend elle-mecircme en pratique la forme drsquoun

procegraves-verbal eacutecrit qui ressemble bien agrave un document Il semble donc qursquoon pourrait les

traiter par la mecircme meacutethode En fait un savant prend le procegraves-verbal drsquoobservation

reacutedigeacute par un autre savant et srsquoen sert pour conclure sans faire drsquoautre opeacuteration En

pratique il se contente de savoir que un tel laquo travaille bien raquo ou laquo travaille mal raquo et il

accepte ou rejette lrsquoobservation suivant lrsquoopinion qursquoil a de lrsquoobservateur Crsquoest un

proceacutedeacute semblable agrave celui de la critique de teacutemoignage un jugement en bloc Pourquoi ce

proceacutedeacute serait-il leacutegitime en science et condamneacute en histoire Pourquoi appliquer la

meacutethode critique aux documents puisqursquoon ne lrsquoapplique pas aux procegraves-verbaux

drsquoexpeacuterience

25 Crsquoest qursquoil y a une diffeacuterence pratique entre une observation et un document

Lrsquoobservation est un document fait suivant des regravegles preacutecises et fixes drsquoobservation et de

notation ces regravegles obligent lrsquoobservateur agrave analyser avec preacutecision les faits qursquoil observe

et agrave faire la critique de ses impressions Le travail drsquoanalyse et de critique a eacuteteacute fait par

lrsquoobservateur lui-mecircme pendant lrsquoopeacuteration On peut donc se contenter de veacuterifier si

lrsquoobservateur travaille bien ou mal crsquoest-agrave-dire srsquoil applique correctement les regravegles et

cette veacuterification suffit pour accepter ou rejeter en bloc son travail

26 Le document est une observation venue au monde sans regravegles Il se compose drsquoeacuteleacutements

dont chacun peut avoir eacuteteacute obtenu par une meacutethode diffeacuterente il faut donc bien

lrsquoanalyser crsquoest-agrave-dire distinguer ces eacuteleacutements afin de rechercher seacutepareacutement pour

chacun srsquoil a eacuteteacute obtenu par une meacutethode correcte ou non Ce travail nrsquoayant pas eacuteteacute fait

pendant lrsquoobservation il faut le faire sur le document crsquoest proprement lrsquoœuvre de la

critique Or lrsquohistoire nrsquoopegravere jamais que sur des documents et les sciences sociales seront

dans la mocircme condition tant qursquoelles nrsquoauront pas constitueacute une meacutethode scientifique

avec des regravegles preacutecises sur la maniegravere de recueillir les renseignements sociaux Elles ne

peuvent donc pas se passer de lrsquoanalyse et de la critique

27 IV ndash La critique se divise pratiquement en trois seacuteries drsquoopeacuterations qursquoon peut deacutesigner

par les noms suivants

28 1deg La critique drsquointerpreacutetation qui consiste agrave deacuteterminer le sens du document crsquoest-agrave-

dire la conception de lrsquoauteur

29 2deg La critique de sinceacuteriteacute qui consiste agrave discerner si lrsquoauteur a menti ou parleacute

sincegraverement de faccedilon agrave deacuteterminer sa croyance sur chaque point

30

30 3deg La critique drsquoexactitude qui consiste agrave examiner si lrsquoauteur srsquoest trompeacute ou a observeacute

correctement de faccedilon agrave deacuteterminer les faits exteacuterieurs qursquoil a observeacutes

31 Il faut y ajouter une opeacuteration preacutealable la critique de provenance destineacutee agrave deacuteterminer

par qui a eacuteteacute reacutedigeacute le document

NOTES

1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II

2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II

3 M drsquoAvenel Histoire eacuteconomique de la proprieacuteteacute etc 1804 Introduction donne comme certains

tous les prix indiqueacutes dans des actes drsquoenregistrement parce que ces actes sont authentiques

4 Elle a eacuteteacute exposeacutee par le P de Smedt Principes de la critique historique 1887 et reproduite par

Tardif Principes de critique

31

Chapitre III

Critique de provenance

I Conditions de la critique de provenanceII Difficulteacutes speacuteciales aux documents des sciences sociales

1 Les principes geacuteneacuteraux de la critique exposeacutes dans le chapitre preacuteceacutedent sont applicables

aux opeacuterations des sciences sociales dans la mesure ougrave elles se servent de documents

2 I ndash Drsquoabord srsquoimpose une opeacuteration preacutealable eacutetablir la provenance du document Cette

opeacuteration longue et difficile pour les documents anciens est drsquoordinaire tregraves facile pour

les documents reacutecents Elle consiste agrave reacuteunir les renseignements sur la faccedilon dont le

document srsquoest formeacute De notre temps les renseignements les plus neacutecessaires lrsquoeacutepoque

le lieu le nom et la qualiteacute de lrsquoauteur sont drsquoordinaire joints au document lui-mecircme Il

ne reste qursquoagrave se demander si ces indications sont exactes En geacuteneacuteral au XIXe siegravecle depuis

lrsquoorganisation reacuteguliegravere de lrsquoimprimerie et de la bibliographie elles sont exactes en gros

il ne se fabrique plus guegravere comme autrefois de documents apocryphes

3 Mais il se fait encore beaucoup de menues falsifications drsquoinexactitudes volontaires

surtout dans la date exacte de publication et les noms des auteurs veacuteritables Comme on a

rarement les moyens de les rectifier il est sage de ne prendre ces renseignements que

pour des donneacutees approximatives de ce qursquoun livre porte la date 1901 il ne faudrait pas

conclure qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute publieacute en 1900

4 On fera bien de srsquoinformer des conditions de travail speacuteciales au pays agrave lrsquoeacutepoque au genre

dans lequel a travailleacute lrsquoauteur On saura quelles espegraveces drsquoinexactitudes sont habituelles

dans ce pays agrave cette eacutepoque dans ce genre et par conseacutequent quelles indications de

provenance ont chance drsquoecirctre inexactes Crsquoest lagrave une notion bien vague mais on ne peut

pas preacuteciser cet examen ne peut produire qursquoun eacutetat de deacutefiance vague Mais ce soupccedilon

conccedilu au commencement du travail accompagnera toute lrsquoeacutetude du document et rendra

plus facile drsquoapercevoir dans le document lui-mecircme les indices preacutecis drsquoun faux

renseignement de provenance qui seront les contradictions entre le contenu mecircme du

document et la date le pays lrsquoauteur indiqueacutes en tecircte

5 Pratiquement il ne serait pas raisonnable de proceacuteder avec les documents contemporains

comme on fait pour les textes anciens lrsquoeacutediteur commence par lire et eacutetudier lrsquoensemble

du document pour trouver des contradictions et des renseignements de deacutetail qui

32

permettent de fixer la vraie provenance Crsquoest un luxe que permet lrsquoextrecircme rareteacute des

documents sur ces peacuteriodes Mais en science sociale le travail serait trop long et on ne

dispose pas drsquoun nombre suffisant de speacutecialistes Il faut donc que celui qui veut utiliser le

document fasse lui-mecircme sa critique de provenance Ce travail pratiquement se reacuteduit agrave

un controcircle sur les affirmations inscrites en tecircte du document il suffit donc de lire avec

la preacuteoccupation de recueillir les indices de contradiction entre le contenu du document

et sa provenance deacuteclareacutee

6 II ndash La principale difficulteacute est de deacuteterminer lrsquoauteur veacuteritable des documents officiels

Ils sont drsquoordinaire anonymes ou bien ils indiquent pour auteur le chef du service par

lequel ils ont eacuteteacute publieacutes et crsquoest par les subalternes que le travail a eacuteteacute fait

7 Quant aux documents statistiques on peut ecirctre sucircr qursquoils sont toujours le produit drsquoune

collaboration puisqursquoil est mateacuteriellement impossible agrave un homme de faire seul toutes les

observations reacutesumeacutees dans les chiffres drsquoune statistique Qui pourrait se charger drsquoun

recensement srsquoil nrsquoavait des auxiliaires pour recueillir un agrave un les renseignements

8 Ces auteurs ou ces collaborateurs ne laissent pas tous une trace apparente de leur activiteacute

dans le document qui est leur œuvre Il sera mecircme presque toujours impossible de les

deacuteterminer tous Mais du moins on doit se faire une regravegle de lire avec soin les indications

ndash geacuteneacuteralement deacuteposeacutees dans la preacuteface ou les appendices de la publication ndash sur la faccedilon

dont le document a eacuteteacute preacutepareacute et reacutedigeacute On devra se rendre compte aussi nettement que

possible des auteurs et des collaborateurs de leur caractegravere et de leurs habitudes de la

part que chacun a prise au travail et surtout des proceacutedeacutes qursquoils ont employeacutes pour

recueillir leurs renseignements et pour les reacutesumer en formules Si lrsquoon ne parvient pas agrave

voir clairement par quels proceacutedeacutes le document a eacuteteacute fabriqueacute on sera du moins averti de

garder la deacutefiance que doit toujours inspirer le reacutesultat brut drsquoopeacuterations resteacutees

inconnues

33

Chapitre IV

Critique drsquointerpreacutetation

I Analyse preacutealable ndash Deacutecomposition en eacuteleacutements ndash Proceacutedeacutes pratiques ndash Limites de laconnaissance ndash Rapiditeacute des opeacuterationsII Critique drsquointerpreacutetation ndash Langue ndash Sens litteacuteral ndash Sens deacutetourneacute ndash Reacutesultat des opeacuterations

1 I ndash Une fois la provenance eacutetablie commence le travail sur le contenu du document la

critique On a vu qursquoil ne peut se faire que par lrsquoanalyse

2 Lrsquoanalyse et la critique sont deux opeacuterations distinctes logiquement mais pratiquement

elles se font presque toujours ensemble et mecircme elles se combinent avec les autres

opeacuterations que jrsquoai eacutenumeacutereacutees plus haut la lecture lrsquoexplication du sens lrsquointerpreacutetation

Toutes se font agrave la fois sans qursquoon prenne conscience de faire des actes diffeacuterents comme

en nageant on fait agrave la fois plusieurs mouvements qursquoon a eacuteteacute obligeacute de deacutecomposer pour

les apprendre Quand on a pratiqueacute avec meacutethode ces opeacuterations on arrive assez vite agrave les

faire spontaneacutement On srsquoest accoutumeacute agrave une certaine faccedilon de lire on a contracteacute une

habitude drsquoesprit qui accompagne deacutesormais la lecture de tout document la critique est

devenue organique et inconsciente

3 Le principe fondamental de la critique interne crsquoest qursquoun document eacutetant une

observation mal analyseacutee et mal critiqueacutee il en faut analyser et critiquer seacutepareacutement

toutes les parties et par conseacutequent drsquoabord le deacutecomposer en ses eacuteleacutements Au point de

vue de la critique un eacuteleacutement crsquoest chacune des opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoobservateur qui

a eacuteteacute lrsquoauteur du document chacune des opeacuterations pour laquelle il a pu proceacuteder

incorrectement et par suite introduire dans son document une cause drsquoerreur Mais cette

critique rencontre deux difficulteacutes

4 1deg Le document nrsquoest que le reacutesultat brut drsquoun grand nombre drsquoopeacuterations intellectuelles

or lrsquoauteur ne nous donne pas le deacutetail de ces opeacuterations Comment parvenir dans le

reacutesultat agrave deacutemecircler chacune drsquoelles

5 2deg Quand mecircme il serait logiquement possible de faire cette analyse comment trouver le

temps de faire la critique speacuteciale de chacune de ces opeacuterations qui souvent se chiffrent

par milliers

6 Ces deux difficulteacutes forment le problegraveme fondamental de la meacutethode critique elle nrsquoest

utile qursquoautant qursquoelle en peut fournir une solution pratique sinon elle resterait agrave lrsquoeacutetat

34

de theacuteorie logique En fait la meacutethode critique a rendu des services voici par quels

moyens

7 a Pour deacuteterminer les opeacuterations par lesquelles srsquoest construit le document nous nrsquoavons

pas il est vrai de renseignements particuliers mais nous pouvons partir des

renseignements geacuteneacuteraux que nous donne la connaissance des lois geacuteneacuterales des

opeacuterations psychologiques Nous savons drsquoavance quelles opeacuterations un homme a ducirc faire

neacutecessairement pour arriver agrave un reacutesultat drsquoune forme donneacutee car ces opeacuterations tiennent

agrave la nature mecircme de lrsquoesprit humain Nous pouvons affirmer qursquoil srsquoest produit au moins

le minimum neacutecessaire drsquoopeacuterations une observation une croyance une conception

aboutissant agrave la reacutedaction du document Nous pourrons donc toujours deacutecomposer au

moins en trois groupes et pour chacun proceacuteder agrave une critique diffeacuterente 1deg critique

drsquointerpreacutetation 2deg critique de sinceacuteriteacute 3deg critique drsquoexactitude

8 Nous savons en outre quels sont les eacuteleacutements seacuteparables dans toute affirmation un

jugement est forceacutement la reacuteunion de plusieurs conceptions nous pouvons les isoler et

affirmer que chacune drsquoelles a eacuteteacute le produit drsquoune opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente nous

savons qursquoil faut en faire seacutepareacutement la critique puisque chacune peut avoir une valeur

diffeacuterente drsquoexactitude ou de sinceacuteriteacute Dans un bulletin de recensement lrsquoanalyse est deacutejagrave

faite en forme le bulletin est une reacuteunion de reacuteponses agrave un questionnaire analytique qui a

deacutejagrave isoleacute les eacuteleacutements Il en est de mecircme des tableaux statistiques Mais dans tout

document reacutedigeacute sous la forme syntheacutetique de phrases suivies il faut faire lrsquoanalyse de

chaque phrase

9 La difficulteacute nrsquoest pas drsquoanalyser de faccedilon agrave retrouver les opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoauteur

puisqursquoelles sont donneacutees par la nature mecircme de lrsquoesprit humain crsquoest de deacuteterminer

comment lrsquoauteur a fait chacune drsquoelles car ce qui importe dans la pratique crsquoest de savoir

srsquoil lrsquoa faite correctement ou non pour deacutecider si le reacutesultat est correct et peut ecirctre utiliseacute

Lagrave-dessus il nrsquoexiste aucun moyen drsquoarriver agrave la certitude aucun moyen sucircr de savoir

comment lrsquoauteur a proceacutedeacute crsquoest cela mecircme qui fait la diffeacuterence entre un document et

une observation

10 Tout ce qursquoon peut savoir crsquoest que dans certains cas lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer

correctement il nrsquoa pas pu observer ou croire ou concevoir ce qui est dans le document

dans ce cas ou bien son affirmation est erroneacutee ou mensongegravere et par conseacutequent nulle

ou bien le document est faussement attribueacute agrave cet auteur Cela permet de mettre agrave part

les affirmations nulles ce qui est un reacutesultat purement neacutegatif mais non pas un reacutesultat

nul car il est neacutecessaire de nrsquoecirctre pas dupe drsquoun document sans valeur

11 Dans les autres cas srsquoil nrsquoy a pas drsquoimpossibiliteacute que les opeacuterations aient eacuteteacute correctes il

ne reste qursquoun proceacutedeacute relatif pour continuer le travail de critique Nous savons par

lrsquoexpeacuterience humaine qursquoil y a des situations ougrave lrsquohomme est plutocirct porteacute agrave proceacuteder

correctement drsquoautres ougrave il lui est plus naturel drsquoopeacuterer incorrectement Nous

connaissons drsquoavance ces situations car elles tiennent aux conditions geacuteneacuterales de

lrsquoesprit Nous pouvons donc dresser drsquoavance un questionnaire geacuteneacuteral de ces conditions

et agrave propos de chaque opeacuteration nous demander laquo Eacutetait-elle dans le cas ougrave la correction

est plus probable ou au contraire dans le cas ougrave crsquoest lrsquoincorrection qui est probable raquo

Nous arriverons ainsi agrave partager les opeacuterations en deux cateacutegories les unes plus

probablement correctes les autres plus probablement incorrectes et par conseacutequent

suspectes Ce nrsquoest lagrave qursquoun reacutesultat relatif et provisoire on verra plus loin comment on

peut le compleacuteter

35

12 b Lrsquoautre difficulteacute qui paraicirct drsquoabord insurmontable crsquoest le grand nombre des

opeacuterations neacutecessaires agrave la critique Ougrave trouver le temps de faire tant drsquoopeacuterations Mais

cette difficulteacute nrsquoest qursquoune illusion dont voici la cause Toute analyse consciente

drsquoopeacuterations qui essaie de deacutecrire par la parole des actes inconscients exige de longues

explications car la parole est un instrument tregraves imparfait pour reproduire des actes Si

lrsquoon essayait drsquoanalyser la marche lrsquoimpression serait la mecircme on pourrait dire Ougrave

trouver le temps de faire tous les mouvements neacutecessaires pour marcher Pour toute

opeacuteration ce qui est long crsquoest drsquoen prendre lrsquohabitude Il faut du temps aussi pour

apprendre agrave marcher En critique il srsquoagit de prendre lrsquohabitude de lrsquoanalyse geacuteneacuterale et

de la deacutefiance meacutethodique Une fois lrsquohabitude prise on critique comme on marche sans

avoir besoin drsquoy penser En lisant chaque phrase on voit aussitocirct de quels eacuteleacutements

logiques elle se compose et par conseacutequent agrave quelles opeacuterations elle correspond sur

chacune on fait aussitocirct et agrave la fois ses trois critiques drsquointerpreacutetation de sinceacuteriteacute

drsquoexactitude sans mecircme prendre conscience qursquoon se pose des questions car le

questionnaire agrave force de se reacutepeacuteter est devenu inconscient Si lrsquoon ne sent rien de

suspect dans la phrase on continue la lecture sans srsquoen apercevoir si la phrase implique

une opeacuteration suspecte on srsquoarrecircte aussitocirct spontaneacutement on remarque un motif de

deacutefiance on prend une note ou mecircme on se contente de srsquoen souvenir sans le formuler

Ces remarques de deacutetail srsquoaccumulent sur les fiches ou dans la meacutemoire et finissent par

produire un jugement sur la valeur du document Si un document nrsquoa donneacute lieu agrave aucune

impression de deacutefiance on sait qursquoil a eacuteteacute composeacute dans des conditions presque aussi

favorables qursquoun procegraves-verbal drsquoobservation mais crsquoest un cas rare Dans les autres cas

on garde une impression de deacutefiance sur certains points qui sert agrave diriger le travail de

critique sur ces points

13 En pratique toutes ces opeacuterations se font ensemble Si lrsquoon est obligeacute ici de les expliquer agrave

part et successivement cela tient seulement aux conditions de la parole humaine Elles

vont ecirctre exposeacutees ici dans lrsquoordre logique

14 II ndash La premiegravere opeacuteration est la critique drsquointerpreacutetation destineacutee agrave deacuteterminer le sens

donneacute par lrsquoauteur du document et par conseacutequent sa conception Elle suppose qursquoon sait

la langue dans laquelle lrsquoauteur a eacutecrit La langue est ainsi une science auxiliaire de la

critique Mais il ne suffit pas de savoir en geacuteneacuteral la langue du document il ne suffit pas

de savoir lrsquoanglais pour interpreacuteter tout document eacutecrit en anglais une langue nrsquoest pas

un systegraveme de symboles absolument preacutecis et invariable

15 Dans ce qursquoon appelle une langue les sens varient beaucoup drsquoune eacutepoque agrave lrsquoautre il y a

mecircme des changements de sens agrave quelques anneacutees de distance Il y a aussi dans le

territoire drsquoune langue des diffeacuterences de sens drsquoune reacutegion agrave une autre Ce qursquoil faut

savoir pour interpreacuteter un document ce nrsquoest pas lrsquoanglais en geacuteneacuteral crsquoest lrsquoanglais de

lrsquoauteur du document qui ne sera pas tout agrave fait le mecircme suivant qursquoil aura eacutecrit au XVIIIe

ou au XIXe siegravecle en Angleterre ou aux Eacutetats-Unis

16 Or la tendance spontaneacutee est de traiter une langue comme un systegraveme invariable de

signes drsquoadmettre un sens fixe pour chaque mot1 Il faut donc ici une premiegravere

preacutecaution une reacuteaction de la critique contre les mouvements de la nature

17 En pratique la variation porte surtout sur certaines espegraveces de mots ceux qui sont le plus

exposeacutes agrave changer de sens sont ceux qui deacutesignent des arrangements sociaux ou des

conceptions sociales toujours difficiles agrave preacuteciser et qui eacutevoluent plus rapidement que les

autres faits ce sont les mots qui deacutesignent un sentiment une conception une institution

36

ou mecircme un acte usuel Crsquoest donc sur ces mots que lrsquoattention doit ecirctre porteacutee

systeacutematiquement On doit se demander dans quel sens lrsquoauteur lrsquoa pris

18 La preacutecaution est particuliegraverement neacutecessaire dans tout document statistique car ici le

sens vulgaire du mot eacutetant souvent trop vague pour reacutepondre aux questions preacutecises que

pose tout recensement lrsquoauteur a eacuteteacute obligeacute de le preacuteciser dans un sens arbitraire pour

deacutecider dans quelle cateacutegorie devait rentrer chacune des reacutealiteacutes qursquoil a eu agrave deacutenombrer

Il lui a fallu se demander par exemple laquo Qursquoest-ce qursquoun crime Que doit-on compter

comme maison Qui doit-on consideacuterer comme un patron raquo Lrsquoauteur a ainsi donneacute agrave ces

mots un sens speacutecial Pour interpreacuteter ce qursquoil a eacutecrit il faut savoir ce sens

19 Par quel proceacutedeacute peut-on deacuteterminer le sens speacutecial drsquoun mot dans un document On doit

opeacuterer comme pour un mot drsquoune langue inconnue reacuteunir les passages du mecircme

document ougrave ce mot se trouve dans un contexte qui rend le sens eacutevident2 Mais il faut

prendre garde qursquoun mecircme mot peut avoir des sens diffeacuterents chez un mecircme auteur et

tenir compte de ces diffeacuterences

20 Il nrsquoa eacuteteacute parleacute ici que du sens des mots mais tout ce qui se dit des mots doit srsquoappliquer

aux expressions formeacutees de la reacuteunion de plusieurs mots Il est bien eacutevident que pour

interpreacuteter lrsquoexpression laquo banque populaire raquo il ne suffira pas de comprendre seacutepareacutement

les deux mots laquo banque raquo et laquo populaire raquo la reacuteunion forme vraiment un mot nouveau

21 Il ne suffit pas pour interpreacuteter la penseacutee drsquoun auteur drsquoavoir compris le sens litteacuteral des

mots Il faut srsquoassurer que lrsquoauteur a employeacute les mots dans leur sens litteacuteral qursquoil ne les a

pas pris dans un sens deacutetourneacute par alleacutegories plaisanteries allusion ou par simple figure

de rheacutetorique telles que meacutetaphore hyperbole ou litote Pratiquement dans les

documents des sciences sociales le sens deacutetourneacute est rare il faut cependant penser aux

plaisanteries Mais surtout il faut prendre garde si lrsquoon est ameneacute agrave faire usage de

documents en langue litteacuteraire ou de lettres priveacutees que dans ces sortes de textes les

figures de rheacutetorique ou les allusions sont freacutequentes Il est dit dans des reacutecits du XIIe

siegravecle que Guillaume le Conqueacuterant avait 60 000 chevaliers agrave son service et que le roi

drsquoAngleterre Henri II avait dans son treacutesor 60 000 marcs Un historien qui prendrait ces

chiffres pour eacutetablir le nombre des domaines feacuteodaux ou le budget des rois drsquoAngleterre

commettrait une lourde erreur Car 60 000 (LX millia) est agrave cette eacutepoque une hyperbole

pour dire beaucoup (Voir Round Feudal England 1895)

22 Le sens deacutetourneacute ne se reacutevegravele par aucun criteacuterium exteacuterieur rien dans la langue eacutecrite ne

marque lrsquoallusion la figure de rheacutetorique ou la plaisanterie lrsquoessence mecircme de la

mystification est drsquoeffacer soigneusement toute trace exteacuterieure de comique Pour

apercevoir ce caractegravere deacutetourneacute il ne reste donc drsquoautre moyen que de comparer le

passage suspect avec le reste du document on est averti qursquoil y a un sens deacutetourneacute quand

le sens litteacuteral est obscur contradictoire ou absurde Drsquoailleurs il nrsquoexiste aucun proceacutedeacute

geacuteneacuteral pour atteindre le vrai sens on nrsquoa drsquoautre ressource que de comparer avec

lrsquoensemble du document les passages suspects de contenir un sens deacutetourneacute

23 Quand on est parvenu agrave deacuteterminer le sens du document la critique drsquointerpreacutetation est

termineacutee Elle aboutit agrave faire connaicirctre la conception de lrsquoauteur Elle la fait connaicirctre avec

certitude car un homme ne peut exprimer que ce qursquoil a conccedilu Elle nous donne donc le

moyen de faire lrsquoinventaire des conceptions avec lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur

37

NOTES

1 Cette tendance va jusqursquoagrave attribuer le mecircme sens agrave un mecircme mot dans deux langues

diffeacuterentes ce qui produit souvent des contresens sur les textes anglais on oublie que le mot

depuis qursquoil a passeacute de lrsquoancien franccedilais dans lrsquoanglais a pris un sens nouveau que control signifie

maintenant laquo domination raquo que education a pris le sens du franccedilais laquo enseignement raquo

2 On trouvera la theacuteorie avec des indications deacutetailleacutees dans Langlois et Seignobos Introduction

aux eacutetudes historiques livre II chap VI III

38

Chapitre V

Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude

I Conditions speacuteciales agrave chacune des deux critiques ndash Sinceacuteriteacute causes drsquoalteacuteration proceacutedeacutesndash Exactitude causes drsquoerreur proceacutedeacutes pour les deacutecouvrirII Opeacuteration commune ndash Questionnaire conditions geacuteneacuterales de la production du documentconditions particuliegraveres de chaque opeacuteration cas suspects ndash Reacutesultat

1 La critique de sinceacuteriteacute et la critique drsquoexactitude sont logiquement des opeacuterations

nettement distinctes puisque chacune aboutit agrave une espegravece diffeacuterente de conclusions La

critique de sinceacuteriteacute ne sert qursquoagrave deacuteterminer ce que lrsquoauteur du document a cru mais elle

nrsquoatteint qursquoun pheacutenomegravene psychologique la croyance de lrsquoauteur La critique

drsquoexactitude fait connaicirctre les faits exteacuterieurs que lrsquoauteur a observeacutes elle peacutenegravetre jusqursquoagrave

la reacutealiteacute Certaines espegraveces de travaux historiques nrsquoont besoin que de la critique de

sinceacuteriteacute quand on a deacutetermineacute ce que lrsquoauteur croyait le travail est fini crsquoest le cas de

toutes les eacutetudes de doctrines qui forment une partie des sciences sociales Il faut donc

analyser successivement les conditions speacuteciales agrave ces deux critiques de sinceacuteriteacute et

drsquoexactitude

2 En pratique pour toutes les eacutetudes de faits exteacuterieurs ndash qui forment la tregraves grande

majoriteacute des cas ndash il nrsquoest pas neacutecessaire de distinguer expresseacutement entre les deux

critiques Le but pratique eacutetant de deacuteterminer ce qui a existeacute dans la reacutealiteacute exteacuterieure il

est indiffeacuterent que ce soit par manque de sinceacuteriteacute ou par deacutefaut drsquoexactitude que lrsquoauteur

ait donneacute un faux renseignement il importe seulement de deacuteterminer srsquoil lrsquoa donneacute exact

ou inexact et le reacutesultat des deux critiques se confond dans une conclusion unique Il

paraicirct donc rationnel drsquoeacutetudier drsquoabord les conditions speacuteciales agrave chacune des deux

critiques puis de deacutecrire lrsquoopeacuteration commune qui dans la pratique les combine

drsquoordinaire toutes deux

3 I ndash On a expliqueacute plus haut que toute opeacuteration de critique commence par lrsquoanalyse Le

document doit ecirctre drsquoabord analyseacute crsquoest-agrave-dire deacutecomposeacute en ses affirmations On doit

seacuteparer chacune des affirmations indeacutependantes contenues dans le document et

lrsquoexaminer agrave part On reconnaicirctra une affirmation indeacutependante agrave ce signe qursquoelle

pourrait ecirctre vraie tandis que toutes les autres sont fausses ou inversement crsquoest la

preuve qursquoelle a eacuteteacute de la part de lrsquoauteur le produit drsquoune opeacuteration indeacutependante qui

39

peut avoir eacuteteacute correcte tandis que toutes les autres eacutetaient incorrectes ou inversement

Crsquoest sur chacune de ces affirmations que doit se faire seacutepareacutement la critique

4 1deg La critique de sinceacuteriteacute part de ce principe ndash qui est un fait drsquoexpeacuterience ndash que les

hommes disent tantocirct ce qursquoils croient tantocirct ce qursquoils ne croient pas on ne doit donc

pas tirer toujours la mecircme conclusion de lrsquoaffirmation drsquoun homme sur sa croyance on ne

doit pas opeacuterer comme srsquoil avait dit neacutecessairement ce qursquoil croyait ndash Entre lrsquoaffirmation

et la croyance il nrsquoy a pas de rapport fixe tantocirct un homme parle sincegraverement tantocirct il

ment ndash Il nrsquoy a pas de signe exteacuterieur qui permette de distinguer ces cas lrsquoun de lrsquoautre

il nrsquoy a pas de criteacuterium de la sinceacuteriteacute ce qursquoon appelle laquo lrsquoaccent de sinceacuteriteacute raquo nrsquoest

que lrsquoapparence de la conviction et ne prouve que lrsquohabileteacute ou lrsquoeffronterie Un bon

acteur un menteur impudent sauront mieux que personne donner cette impression ndash Il

nrsquoy a pas mecircme de rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun auteur et sa sinceacuteriteacute ou

son manque de sinceacuteriteacute dans un cas particulier tel sera sincegravere sur un article qui

mentira sur un autre il ne suffit donc pas de classer les auteurs en sincegraveres et

mensongers

5 Tous ces proceacutedeacutes sommaires de diagnostic eacutetant eacutecarteacutes il ne reste plus qursquoun moyen

correct crsquoest drsquoexaminer seacutepareacutement chaque affirmation indeacutependante crsquoest-agrave-dire

chacune des opeacuterations que lrsquoauteur a ducirc faire et de rechercher dans quelles conditions

lrsquoauteur se trouvait srsquoil est probable que ces conditions lrsquoont inclineacute plutocirct agrave ecirctre sincegravere

ou plutocirct agrave mentir ou si lrsquoon ne peut rien dire de lrsquoaction qursquoelles doivent avoir eue Le

travail supposera donc deux recherches 1deg en geacuteneacuteral dans quelles conditions a opeacutereacute

lrsquoauteur pour produire lrsquoensemble du document 2deg en particulier dans quelles conditions

il srsquoest trouveacute pour chacune des opeacuterations

6 Le reacutesultat de cette recherche sera relatif et simplement probable elle aboutira agrave classer

les affirmations en suspectes de mensonge et non suspectes Or il se peut qursquoune

affirmation suspecte soit sincegravere et qursquoune affirmation non suspecte soit mensongegravere Ce

ne sera donc qursquoune conclusion provisoire

7 Pour faire cette critique il faut savoir dans quels cas un auteur est enclin agrave nrsquoecirctre pas

sincegravere Ces cas on peut les preacutevoir car ils tiennent aux conditions geacuteneacuterales de lrsquoesprit

humain qui sont les lois empiriques de la psychologie On pourra donc drsquoavance preacutevoir

les cas les plus ordinaires de mensonge les motifs les plus forts drsquoalteacuterations On pourra

en dresser la liste on aura ainsi un questionnaire qursquoon appliquera agrave chacune des

affirmations indeacutependantes (Il est bien entendu que cette opeacuteration devra devenir

instinctive et finira par ecirctre tregraves rapide)

8 Ce travail suffit pour faire lrsquohistoire des doctrines sociales il suffit en effet dans cet

ordre drsquoeacutetudes de deacuteterminer ce qursquoun auteur a cru on ne cherche agrave connaicirctre que ses

opeacuterations intellectuelles sans avoir besoin drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Le travail se

ramegravene agrave une simple analyse des œuvres La seule difficulteacute crsquoest de reconstituer

lrsquoeacutevolution de la penseacutee de lrsquoauteur de deacutecouvrir comment chacune de ses doctrines est

neacutee et srsquoest transformeacutee La meacutethode consistera agrave eacutetudier ses doctrines dans lrsquoordre

chronologique ce que les historiens des doctrines ont souvent oublieacute de faire mais ce qui

nrsquoest pas tregraves difficile

9 2deg Pour la critique drsquoexactitude la position de la question est analogue Crsquoest un fait

drsquoexpeacuterience que les hommes affirment souvent ce qursquoils ne savent pas ndash soit parce qursquoils

affirment sans preuve ndash soit parce qursquoils se trompent ou en observant ou en faisant une

des nombreuses opeacuterations intellectuelles neacutecessaires pour aboutir agrave un jugement Crsquoest

40

un fait drsquoexpeacuterience qursquoils se trompent plus souvent encore qursquoils ne mentent parce qursquoil

faut de lrsquoattention pour ne pas se tromper tandis qursquoil suffit de se laisser aller agrave la nature

pour ne pas mentir

10 Il nrsquoy a aucun rapport fixe entre la reacutealiteacute et les affirmations des gens qui croient savoir

pas plus qursquoil nrsquoy a de criteacuterium de sinceacuteriteacute il nrsquoy a un criteacuterium drsquoexactitude La

preacutecision des deacutetails ndash qui fait trop souvent illusion ndash prouve seulement la force

drsquoimagination du narrateur elle nrsquoest qursquoune apparence drsquoexactitude ndash Encore moins y a-

t-il un rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun homme et son exactitude dans un cas

particulier ndash Il ne reste donc ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute qursquoun proceacutedeacute relatif

crsquoest de rechercher dans quelles conditions lrsquoauteur se trouvait et de se demander si ces

conditions ont ducirc lrsquoincliner plutocirct agrave ecirctre exact ou plutocirct agrave se tromper Il faut faire cette

recherche drsquoabord en geacuteneacuteral puis en particulier pour chaque affirmation

11 Ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute le reacutesultat sera relatif et provisoire on arrivera

seulement agrave classer les affirmations en suspectes drsquoerreur et non suspectes Mais il y aura

une cateacutegorie de plus les cas ougrave lrsquoauteur a eacuteteacute dans des conditions telles qursquoil ne pouvait

rien savoir parce qursquoil nrsquoavait aucun moyen drsquoatteindre le fait qursquoil affirme En ce cas on

sait que son affirmation est sans valeur crsquoest un reacutesultat neacutegatif mais deacutefinitif

12 II ndash Pratiquement sauf dans lrsquoeacutetude des doctrines on nrsquoa pas inteacuterecirct agrave faire seacutepareacutement

les deux critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude on nrsquoa pas besoin de distinguer ce que

lrsquoauteur a cru car on ne srsquointeacuteresse en rien agrave sa croyance lrsquoauteur nrsquoest qursquoun

intermeacutediaire pour arriver agrave savoir le fait exteacuterieur qursquoil peut avoir connu Pour abreacuteger

on a donc avantage agrave reacuteunir en un seul le travail des deux critiques

13 Il srsquoagit de savoir dans quelles conditions lrsquoauteur a opeacutereacute ou plutocirct si lrsquoauteur a opeacutereacute

correctement drsquoabord en observant le fait puis en reacutedigeant le document srsquoil ne srsquoest pas

trompeacute et srsquoil nrsquoa pas menti Crsquoest le problegraveme le plus embarrassant de toute la critique

Nous ne connaissons pas vraiment les lois psychologiques du mensonge ou de la

sinceacuteriteacute mecircme en voyant opeacuterer devant nous un homme nous ne pouvons assurer agrave

lrsquoentendre parler srsquoil ment ou srsquoil est sincegravere or nous nrsquoavons pas mecircme vu opeacuterer

lrsquoauteur

14 ndash Drsquoautre part il est vrai que nous connaissons les lois de lrsquoobservation exacte ce sont les

regravegles des sciences drsquoobservation On peut mecircme les formuler

15 1deg Regarder avec une attention soutenue en pensant agrave un fait bien deacutelimiteacute drsquoune espegravece

deacutetermineacutee drsquoavance en eacutetant averti drsquoavance qursquoil va se produire et en nrsquoayant plus qursquoagrave

noter le moment ougrave il se produit

2deg Nrsquoavoir aucun inteacuterecirct pratique au reacutesultat aucune ideacutee preacuteconccedilue sur le reacutesultat

3deg Noter le fait observeacute aussitocirct qursquoon lrsquoa aperccedilu et suivant un systegraveme preacutecis de notation

16 En voyant opeacuterer un homme nous pouvons savoir srsquoil opegravere correctement car nous

voyons srsquoil applique les regravegles Mais lrsquoauteur du document nous ne lrsquoavons pas vu opeacuterer

nous savons seulement qursquoil nrsquoa certainement pas opeacutereacute dans les conditions drsquoune

correction complegravete que quelques-unes de ses opeacuterations doivent avoir eacuteteacute incorrectes

La question se pose donc ainsi deacuteterminer dans quelle mesure un auteur que nous

nrsquoavons pas vu opeacuterer a opeacutereacute correctement et quelles sont les opeacuterations qui ont eacuteteacute

incorrectes Eacutevidemment la reacuteponse ne peut ecirctre pleinement satisfaisante on ne peut

espeacuterer qursquoune solution relative (On indiquera plus tard par quels expeacutedients on peut

tirer parti de ces solutions imparfaites)

17 Voici quels moyens permettent de donner du moins une reacuteponse utilisable en pratique

41

18 Drsquoabord on peut reacuteunir les renseignements geacuteneacuteraux sur les conditions geacuteneacuterales dans

lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur soit qursquoon possegravede des renseignements exteacuterieurs fournis par

la critique de provenance soit qursquoon se procure ces connaissances par lrsquoanalyse

intrinsegraveque du document On a donc agrave se poser plusieurs questions Lrsquoauteur donne-t-il

des renseignements sur les conditions ougrave il opeacuterait Sont-ils sincegraveres Y a-t-il trace de la

faccedilon dont il a proceacutedeacute Il srsquoagit surtout de chercher les conditions geacuteneacuterales qui ont pu

lrsquoincliner agrave opeacuterer incorrectement agrave mentir agrave affirmer leacutegegraverement agrave se tromper Il faut

donc dresser un questionnaire geacuteneacuteral ougrave seront preacutevus les motifs les plus puissants

drsquoincorrection ou par insinceacuteriteacute ou par erreur On se demandera Quel inteacuterecirct

personnel ou collectif lrsquoauteur a-t-il eu agrave mentir Quels preacutejugeacutes de sentiment ou de

doctrine quelles habitudes de langue ont pu lui faire deacuteformer la veacuteriteacute A-t-il eu les

eacuteleacutements de connaissances neacutecessaires pour son travail Savait-il travailler A-t-il eu la

possibiliteacute drsquoobserver les faits On doit reacutepondre pour son compte agrave ces questions et

srsquoassimiler les reacutesultats de cet examen car il faudra les avoir constamment preacutesents agrave

lrsquoesprit pendant lrsquoopeacuteration de critique

19 Mais ce questionnaire ne megravene pas loin Car il faut pouvoir faire la critique non pas en

geacuteneacuteral de lrsquoauteur ni mecircme en geacuteneacuteral du document mais en particulier de chacune des

opeacuterations drsquoesprit qui ont produit le document Or en pratique ces conditions ne sont

pas directement connues Il ne reste donc qursquoagrave les imaginer drsquoapregraves la connaissance

geacuteneacuterale que nous avons des proceacutedeacutes habituels de lrsquoesprit humain et de ses deacuteformations

habituelles Mais il faut garder nettement conscience du caractegravere psychologique et par

conseacutequent subjectif de cette pratique afin de nrsquoen jamais perdre de vue le caractegravere

relatif et provisoire

20 Sur chacune des opeacuterations de lrsquoauteur repreacutesenteacutees par une affirmation indeacutependante

on travaillera avec un questionnaire qui pourra ecirctre drsquoabord eacutecrit et conscient et qui

bientocirct deviendra instinctif

21 Essayons drsquoabord de preacutevoir les cas ougrave il est probable que lrsquoauteur aura manqueacute de

sinceacuteriteacute Normalement il est plus commode de dire ce qursquoon croit que de mentir mais il

suffit pour faire deacutevier un homme de la ligne naturelle de sinceacuteriteacute de la moindre

intention de produire sur le lecteur du document une impression que la veacuteriteacute ne

produirait pas Il faut donc dresser la liste des intentions possibles elle servira de

questionnaire pour examiner la sinceacuteriteacute de chaque affirmation Voici une eacutenumeacuteration

des intentions qui peuvent agir sur un auteur et par conseacutequent qui rendent son

affirmation suspecte

22 1deg Lrsquoauteur a eu un but pratique il a voulu obtenir un reacutesultat deacutetermineacute en donnant un

renseignement faux toute affirmation inteacuteresseacutee est suspecte On doit donc chercher quel

inteacuterecirct lrsquoauteur a pu avoir agrave preacutesenter les faits drsquoune certaine faccedilon Il faut preacutevoir non

seulement lrsquointeacuterecirct personnel mais lrsquointeacuterecirct collectif qui nrsquoest pas toujours facile agrave

deacutemecircler inteacuterecirct de parti de secte de corporation de nation Toutes les deacuteclarations

collectives tous les documents officiels rentrent dans cette cateacutegorie

23 2deg Lrsquoauteur a voulu reacutediger un document authentique et il se trouvait dans des

conditions de lieu de personnes de moment contraires aux regravegles prescrites pour

reacutediger ce document il ne pouvait lrsquoavouer il a donc fallu qursquoil menticirct sur tous les points

ougrave il nrsquoeacutetait pas en regravegle Crsquoest le cas de tout document authentique drsquoordinaire il est vrai

dans presque toutes ses parties et faux dans quelques-unes La loi exige qursquoun acte soit

reccedilu par deux notaires le document dira laquo Par-devant maicirctre un tel et son collegravegue raquo et

42

il nrsquoy aura pourtant qursquoun seul notaire Si les deacutelais prescrits par le regraveglement pour faire

un acte sont passeacutes lrsquoacte sera antidateacute crsquoest-agrave-dire pourvu drsquoune date fausse Si les

assistants leacutegalement neacutecessaires sont absents on les deacuteclarera preacutesents nouveau

mensonge Les regravegles rigides imposeacutees agrave ce genre drsquoactes sont non comme on le croit

souvent une garantie de sinceacuteriteacute mais au contraire une chance de mensonge

24 3deg Lrsquoauteur a eu des sympathies ou des antipathies pour un individu ou pour un groupe

ou pour certaines ideacutees Il faudra deacuteterminer ces hommes ces groupes ces ideacutees pour

savoir preacuteciseacutement sur quelles affirmations auront agi ces sentiments

25 4deg Lrsquoauteur a eacuteteacute entraicircneacute par une vaniteacute individuelle ou collective Il faudra deacuteterminer

lrsquoespegravece de vaniteacute car la vaniteacute est tregraves variable suivant les temps les pays les

personnes on peut mettre sa vaniteacute agrave massacrer agrave piller agrave tromper et il peut arriver

qursquoun homme par vaniteacute se vante drsquoun meurtre qursquoil nrsquoa pas commis Il faudra aussi

reconnaicirctre de quel groupe lrsquoauteur se sent solidaire et srsquoil est atteint de vaniteacute nationale

corporative eccleacutesiastique etc

26 5deg Lrsquoauteur a eacuteteacute dans lrsquoobligation de se conformer aux ideacutees geacuteneacuterales de son public par

crainte du blacircme ou du scandale ce qui lrsquoa inclineacute agrave conformer ses affirmations aux ideacutees

courantes Il faudra deacutemecircler ces convenances obligatoires qui varient drsquoune eacutepoque agrave

lrsquoautre et qui sont une cause puissante de deacuteformation

27 6deg Lrsquoauteur avait des habitudes litteacuteraires il a fait subir en partie sans en avoir

conscience agrave ses affirmations une deacuteformation dramatique romanesque lyrique

oratoire pour produire plus drsquoimpression sur ses lecteurs Cette cause drsquoalteacuteration est

tregraves importante dans les documents historiques narratifs ou descriptifs

28 7deg Lrsquoauteur a trouveacute plus court drsquoinventer que de se renseigner il a menti par simple

paresse Crsquoest le vice habituel des statistiques et en geacuteneacuteral des documents obtenus par

reacuteponses agrave un questionnaire Vous deacuterangez un employeacute pour lui faire faire un travail qui

ne lrsquointeacuteresse pas il vous reacutepondra au hasard pour se deacutebarrasser de vous Voilagrave

probablement la cause drsquoerreur la plus active dans les sciences sociales ougrave lrsquoon opegravere

surtout sur des documents reacutedigeacutes par des fonctionnaires

29 Ainsi sera dresseacutee la liste des cas ougrave le document risque drsquoinduire en erreur par deacutefaut de

sinceacuteriteacute

30 Une seconde liste comprendra les cas drsquoerreur venant de ce que lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute

correctement Ici il faut drsquoabord distinguer les cas ougrave lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer

correctement car srsquoil ne lrsquoa pas pu son affirmation nrsquoest pas seulement suspecte elle est

nulle

31 Voici le questionnaire des conditions qui rendent lrsquoopeacuteration correcte impossible ou tregraves

improbable ndash Quelques-unes sont deacutejagrave preacutevues dans le questionnaire geacuteneacuteral sur les

conditions geacuteneacuterales ougrave opeacuterait lrsquoauteur Savait-il faire les opeacuterations intellectuelles

correctement Savait-il abstraire raisonner geacuteneacuteraliser calculer observer Savait-il

faire la critique dans les cas ougrave il opeacuterait de seconde main avec des renseignements sur

des faits qursquoil nrsquoavait pas observeacutes lui-mecircme Ou a-t-il au contraire montreacute une

incapaciteacute eacutevidente par des erreurs freacutequentes dans un de ces genres drsquoopeacuterations

32 En outre pour chaque opeacuteration particuliegravere il faut un questionnaire ougrave sont preacutevues les

conditions de lrsquoopeacuteration et les chances ordinaires drsquoerreur Et drsquoabord Lrsquoauteur a-t-il

opeacutereacute par un travail personnel Ou reacutepegravete-t-il lrsquoaffirmation drsquoun autre Agrave chacune de ces

deux situations srsquoapplique une seacuterie diffeacuterente de questions

43

33 1deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute personnellement Comment a-t-il entrepris son travail Srsquoest-il mis

au travail spontaneacutement ou pour reacutepondre agrave une question La distinction est tregraves

importante dans les sciences sociales ougrave lrsquoon use beaucoup de lrsquoenquecircte par

questionnaires On doit se demander si lrsquoauteur ne reacutepondait pas agrave une question qui lui

suggeacuterait la reacuteponse ces reacuteponses suggeacutereacutees nrsquoont pas la mecircme valeur qursquoune deacuteclaration

spontaneacutee

34 2deg Lrsquoauteur a-t-il opeacutereacute en faisant lui-mecircme lrsquoobservation directe sur la reacutealiteacute Ou par

lrsquointermeacutediaire drsquoune opeacuteration intellectuelle Dans le cas ougrave il y a eu une opeacuteration on se

demandera drsquoabord Quelles donneacutees lrsquoauteur pouvait-il avoir La valeur drsquoune opeacuteration

deacutepend avant tout de la valeur des donneacutees sur lesquelles elle srsquoest faite elle ne donnera

aucun reacutesultat utile si elle a au point de deacutepart des donneacutees insuffisantes Crsquoest donc la

question capitale on ne saurait trop le rappeler agrave tous ceux qui ont agrave utiliser des

statistiques ils sont trop porteacutes agrave oublier qursquoun tableau statistique nrsquoest pas une

observation directe et agrave accepter les reacutesultats du calcul sans mecircme chercher agrave srsquoen

repreacutesenter les donneacutees Puis on se demandera quelle opeacuteration lrsquoauteur a faite A-t-il ducirc

abstraire geacuteneacuteraliser calculer Et quelles chances avait-il drsquoopeacuterer incorrectement Il

suffit pour reacutepondre agrave ces questions de se repreacutesenter les opeacuterations neacutecessaires pour

arriver agrave un reacutesultat analogue et les erreurs habituelles agrave chacune de ces opeacuterations

35 3deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute par observation directe nrsquoy a-t-il pas eu entre lui et lrsquoobjet agrave

observer une cause drsquoerreur personnelle Lrsquohallucination est rare et on nrsquoa guegravere agrave la

preacutevoir surtout en sciences sociales Mais lrsquoillusion est freacutequente elle provient de

lrsquohabitude de voir les choses se passer drsquoune certaine faccedilon Si les choses viennent agrave se

passer autrement ou si lrsquoon est transporteacute dans un autre milieu on continue agrave voir ce

qursquoon est habitueacute agrave voir Souvent mecircme on nrsquoobserve pas reacuteellement on admet drsquoavance

sans regarder ce qursquoon croit a priori devoir se produire Crsquoest lrsquoaction du preacutejugeacute une

opinion preacuteconccedilue sur un fait empecircche drsquoapercevoir ce fait tel qursquoil se preacutesente

36 4deg En supposant que lrsquoauteur a vraiment observeacute a-t-il eacuteteacute dans des conditions favorables

pour observer placeacute de faccedilon agrave bien voir libre de preacuteoccupation et drsquoopinion preacuteconccedilue

A-t-il noteacute son observation aussitocirct et lrsquoa-t-il noteacutee avec preacutecision Ou bien a-t-il eacuteteacute dans

les conditions inverses et par conseacutequent deacutefavorables Ou mecircme a-t-il eacuteteacute hors drsquoeacutetat

drsquoobserver

37 Si lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute personnellement crsquoest qursquoil reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre

Crsquoest le cas habituel la plupart des affirmations contenues dans un document sont de

seconde main ndash quand elles ne sont pas de troisiegraveme ndash Logiquement il faudrait remonter

agrave la source rechercher dans quelles conditions a opeacutereacute lrsquoauteur primitif celui qui a lui-

mecircme observeacute le fait et il faudrait srsquoassurer srsquoil a opeacutereacute correctement Mais en pratique on

nrsquoa presque jamais les renseignements neacutecessaires agrave cette recherche Tout ce qursquoon peut

atteindre quelquefois crsquoest le proceacutedeacute de transmission par lequel lrsquoauteur du document a

reccedilu son affirmation On peut reconnaicirctre si elle lui vient par voie orale ou par voie eacutecrite

En principe la transmission orale perd toute valeur lorsqursquoelle a traverseacute plusieurs

intermeacutediaires elle devient la leacutegende Les historiens nrsquoont pas encore renonceacute agrave la

manipuler pour en tirer des parcelles de veacuteriteacute Mais il nrsquoest pas neacutecessaire ici de discuter

ce proceacutedeacute personne en science sociale nrsquoaura lrsquoideacutee drsquoen faire usage ndash Si la transmission

est eacutecrite il faut savoir quelle est son origine et ce que valaient les eacutecrits par lesquels elle

srsquoest faite

44

38 En appliquant ce questionnaire on arrive agrave classer toutes les affirmations en trois

cateacutegories impossibles suspectes non suspectes On verra plus loin quel parti on peut

tirer de ce classement

45

Chapitre VI

Emploi des faits critiqueacutes

I Difficulteacute drsquoeacutetablir les faits ndash Solution pratiqueII Faits plus probables ndash Cas ougrave le mensonge est difficile ndash Cas ougrave lrsquoerreur est difficile ndash Cas ougravelrsquoaffirmation exceptionnelle est une preacutesomption de veacuteriteacuteIII Concordance entre des observations indeacutependantes ndash Conditions pour que la concordance soitconcluante ndash Proceacutedeacutes pour eacutetablir lrsquoindeacutependance des affirmations critique de sourcesndash Comparaison des observations indeacutependantes

1 I ndash Lrsquoeacutetude des preacutecautions neacutecessaires pour faire la critique drsquoun document nous a

meneacutes agrave des conclusions peu rassurantes On ne peut proceacuteder que par une analyse

minutieuse pousseacutee jusqursquoagrave lrsquoaffirmation eacuteleacutementaire Sur chacune de ces affirmations on

ne peut opeacuterer qursquoindirectement et lrsquoon nrsquoa pas de moyen pour en deacuteterminer exactement

la valeur Les seuls reacutesultats fermes sont neacutegatifs ils avertissent qursquoon ne peut rien tirer

du document ils deacutetruisent de pseudo-documents ils empecircchent de puiser agrave une source

contamineacutee mais ils ne fournissent rien Tous les reacutesultats positifs restent relatifs ils se

formulent ainsi laquo Il y a des chances que telle opeacuteration ait eacuteteacute mal faite et que

lrsquoaffirmation soit sans valeur raquo ou laquo On nrsquoaperccediloit pas de chance drsquoalteacuteration raquo Ce

reacutesultat toujours vague est mecircme douteux car il reste une part drsquoappreacuteciation subjective

qui tient agrave notre ignorance ou agrave notre connaissance imparfaite des conditions de travail

de lrsquoauteur

2 En outre nous ne sommes sucircrs ni que lrsquoauteur placeacute dans de mauvaises conditions aura

menti ou mal observeacute ni de lrsquoinverse Lrsquoexpeacuterience nous montre qursquoil y a des hommes qui

opegraverent autrement que la normale et il peut y avoir des conditions inconnues de nous qui

ont agi en sens inverse de celles que nous connaissons Lrsquoimpression premiegravere de cette

enquecircte est donc qursquoon ne peut atteindre aucune veacuteriteacute par la meacutethode historique

3 En fait cependant cette meacutethode a permis de deacuteterminer des faits incontesteacutes Personne

nrsquoa jamais douteacute de lrsquoexistence de lrsquoesclavage dans lrsquoAntiquiteacute et du servage au Moyen

Acircge Il y a donc des cas ougrave lrsquoon peut arriver agrave la veacuteriteacute en partant des reacutesultats de la

critique historique

4 II ndash Les conditions qui permettent de tirer parti des affirmations drsquoun document sont de

deux sortes elles tiennent soit agrave la nature mecircme de lrsquoaffirmation soit au rapport entre

plusieurs affirmations

46

5 La nature des affirmations fait une diffeacuterence tregraves consideacuterable Il y a des faits tregraves faciles

drsquoautres tregraves difficiles agrave eacutetablir Suivant lrsquoespegravece de faits sur lesquels porte une

affirmation cette affirmation est tregraves probable ou tregraves douteuse

6 Ce qursquoon appelle un fait soit dans le langage vulgaire soit mecircme en science crsquoest une

affirmation un jugement qui reacuteunit ensemble plusieurs impressions en affirmant qursquoelles

correspondent agrave une reacutealiteacute exteacuterieure Or il y a suivant les diffeacuterentes espegraveces de faits

une diffeacuterence eacutenorme de difficulteacute entre les opeacuterations par lesquelles on aboutit agrave une

affirmation exacte et sincegravere Sur cette diffeacuterence est eacutetablie une partie des conclusions

positives en matiegravere historique

7 En geacuteneacuteral (on lrsquoa vu plus haut) il y a bien des tentations de mensonge bien des chances

drsquoerreur et cela rend a priori bien douteux qursquoune affirmation ait eacutechappeacute agrave toutes ces

tentations et agrave toutes ces chances Mais il y a aussi des conditions qui rendent le

mensonge si inutile ou lrsquoerreur si difficile que tous deux deviennent tregraves improbables On

en peut distinguer trois cateacutegories

8 1deg Il y a des conditions qui rendent le mensonge improbable Lrsquohomme altegravere la veacuteriteacute

pour produire une impression il faut donc pour qursquoil essaie de mentir qursquoil croie

possible de produire cette impression et qursquoil juge avantageux de la produire Ainsi il y

aura trois espegraveces de cas ougrave le mensonge sera improbable

9 1er cas ndash Quand lrsquoaffirmation va en sens inverse de lrsquoeffet que lrsquoauteur voudrait produire

quand elle est contraire agrave son inteacuterecirct agrave sa passion ou agrave sa vaniteacute individuelle ou collective

ou agrave ses goucircts litteacuteraires ou agrave lrsquoopinion qursquoil cherche agrave meacutenager la sinceacuteriteacute devient tregraves

probable Mais ce criteacuterium est deacutelicat agrave manier car il implique qursquoon sait exactement

lrsquoimpression que lrsquoauteur a voulu produire ce qursquoil a regardeacute comme son inteacuterecirct

dominant ce qui a eacuteteacute sa passion sa vaniteacute dominante son goucirct ou le goucirct de son public

Le danger est drsquoadmettre que ses sentiments ont eacuteteacute semblables aux nocirctres Ce criteacuterium

dont les historiens sont tregraves fiers leur a fait souvent commettre des erreurs On croit

volontiers comme on dit laquo un teacutemoin qui srsquoaccuse lui-mecircme raquo ndash Charles IX se vantant

drsquoavoir preacutepareacute la Saint-Bartheacutelemy ndash sans prendre garde que lrsquoauteur peut avoir mis sa

vaniteacute agrave srsquoattribuer ce que nous regardons comme un crime

10 2e cas ndash On peut preacutesumer la sinceacuteriteacute quand lrsquoauteur srsquoil a eacuteteacute tenteacute de mentir a ducirc ecirctre

arrecircteacute par la certitude que son public verrait le mensonge et qursquoil manquerait son effet

Cela arrive pratiquement dans deux cas ndash 1deg Ou lrsquoauteur a eacutecrit pour un public difficile agrave

tromper un public qui a soit un inteacuterecirct pratique agrave controcircler les dires de lrsquoauteur soit

lrsquohabitude de ne pas se laisser tromper crsquoest aussi un criteacuterium deacutelicat car on ne sait pas

drsquoordinaire exactement quelle ideacutee lrsquoauteur srsquoest faite de son public et il peut lrsquoavoir

imagineacute plus creacutedule qursquoil nrsquoeacutetait 2deg Ou bien lrsquoauteur a vu avec une eacutevidence irreacutesistible

qursquoune affirmation mensongegravere serait trop facile agrave controcircler que le fait est trop connu

ou trop facile agrave veacuterifier Ce criteacuterium beaucoup plus pratique permet de reacuteserver comme

probablement sincegraveres les affirmations qui portent sur les faits eacutenormes mateacuteriels

durables et tout agrave fait proches ndash agrave condition de prendre garde au niveau drsquointelligence de

lrsquoauteur du document car si ce niveau eacutetait tregraves bas le criteacuterium ne srsquoappliquerait plus

11 3e cas ndash Il y a des cas ougrave lrsquoauteur dira la veacuteriteacute parce qursquoil aura eu besoin de ne pas mentir

parce qursquoil srsquoagit drsquoaffirmations secondaires eacutetrangegraveres au but qui exige un mensonge

destineacutees au contraire agrave fortifier lrsquoaffirmation mensongegravere en lui donnant de la

vraisemblance crsquoest ainsi que dans un acte ougrave la deacuteclaration principale est fausse les

47

deacutetails accessoires sont sincegraveres et drsquoautant plus sincegraveres qursquoils doivent servir agrave masquer

la partie fausse

12 On arrive ainsi agrave deacutegager de lrsquoensemble drsquoun document quelques affirmations tregraves

probablement sincegraveres

13 2deg Il y a eacutegalement des conditions qui rendent lrsquoerreur improbable Sans doute

lrsquoobservation scientifique est difficile et les conditions drsquoune observation correcte ne sont

jamais reacutealiseacutees par les auteurs de documents en outre la plupart des affirmations de

documents ne viennent mecircme pas directement de lrsquoobservateur elles viennent par

intermeacutediaires drsquoun autre observateur anonyme crsquoest un fait observeacute et reacutedigeacute on ne sait

par qui dans des conditions inconnues Dans les sciences constitueacutees telles que la

physiologie on ne ferait aucun usage drsquoun renseignement qui se preacutesenterait ainsi or

lrsquohistoire nrsquoen a pas drsquoautres Mais par contre on doit tenir compte de la diffeacuterence entre

les faits qursquoil srsquoagit drsquoatteindre dans les sciences objectives et les faits qui constituent les

sciences sociales Une science comme la physique ou la physiologie cherche agrave constater

des mouvements rapides difficiles agrave observer ou agrave deacuteterminer des quantiteacutes tregraves petites

mesureacutees exactement Les sciences sociales portent sur des faits beaucoup plus grossiers

qui exigent des observations beaucoup moins preacutecises elles ont agrave constater lrsquoexistence

drsquoobjets drsquoindividus de groupes ou drsquousages qui durent des anneacutees ou mecircme des siegravecles

ndash le tout constateacute en termes de la langue vulgaire ou par de simples deacutenombrements sans

mesure preacutecise Elles peuvent donc se contenter drsquoobservations beaucoup plus mal faites

Car ce qursquoelles cherchent ce sont des pheacutenomegravenes drsquoensemble superficiels et

grossiegraverement deacutefinis le nombre et la proportion des habitants ou des objets ndash des

cateacutegories grossiegraverement eacutetablies (sexe acircge illettreacutes ouvriers cultivateurs) ndash des

institutions sociales ou eacuteconomiques ndash presque tous faits tregraves faciles agrave constater Ainsi

les documents sont tous grossiers mais les faits qursquoon a besoin de recueillir le sont encore

davantage En science sociale on ne cherche que des approximations on peut donc parmi

ces faits mal observeacutes distinguer ceux qui sont tellement grossiers qursquoil est presque

impossible de mal les observer Voici les principales espegraveces de faits de ce genre

14 a Les faits qui ont dureacute longtemps et qursquoon a ducirc voir ou entendre mentionner souvent

tels que lrsquoexistence drsquoun homme ou drsquoun objet ndash les actes qui se renouvellent

freacutequemment (usages institutions pratiques) ndash les lois regraveglements conventions tarifs

ndash les eacuteveacutenements de longue dureacutee (crises eacutepideacutemies reacutevolutions)

15 b Les faits faciles agrave observer parce qursquoils sont tregraves eacutetendus en espace tels qursquoun groupe

nombreux (peuple socieacuteteacute) un acte ou un eacutetat collectif (loi usage institution) applicable

agrave un grand territoire

16 c Les faits faciles agrave eacutetablir parce que lrsquoaffirmation reste en termes approximatifs et qursquoune

observation tregraves superficielle suffit agrave les constater tels que lrsquoexistence drsquoune institution

en gros sans preacuteciser les deacutetails ou la quantiteacute exprimeacutee par un mot tregraves vague (par

exemple laquo pays deacutesert raquo ou laquo population tregraves dense raquo)

17 Ainsi en se contentant de peu on arrive agrave deacutegager de documents tregraves meacutediocres des

affirmations tregraves probablement exactes On remarquera qursquoexact est en ce cas le contraire

de preacutecis plus une affirmation devient preacutecise plus les chances drsquoerreur augmentent

plus la probabiliteacute drsquoexactitude diminue Lrsquoaffirmation a drsquoautant plus de chances drsquoecirctre

exacte qursquoelle reste vague plus elle se preacutecise plus elle court risque de devenir inexacte

18 3deg Il y a enfin dans quelques cas des conditions qui rendent lrsquoexactitude probable ce sont

celles qui impliquent une contradiction entre lrsquoaffirmation du document et les habitudes

48

drsquoesprit de lrsquoauteur Si un homme affirme avoir observeacute un fait tout agrave fait inattendu pour

lui et contraire agrave toutes ses notions sur le monde une parole qursquoil ne comprend pas un

fait qui lui paraicirct absurde en ce cas la chance drsquoerreur est tregraves faible Car pour lui faire

accepter cette notion nouvelle contraire agrave toutes ses autres notions il a fallu une forte

raison exteacuterieure et cette raison ne peut guegravere ecirctre qursquoune perception exacte Un

exemple frappant est celui des bolides et des aeacuterolithes deacutecrits agrave une eacutepoque ougrave on

ignorait ces pheacutenomegravenes Donc tout fait signaleacute comme tregraves invraisemblable par celui qui

le recueille a par lagrave mecircme une valeur exceptionnelle Mais crsquoest un criteacuterium difficile agrave

manier le danger est de se figurer la contradiction drsquoapregraves notre propre esprit Il faut

prendre garde que le fait rapporteacute comme invraisemblable doit ecirctre en contradiction avec

les ideacutees de lrsquoauteur non avec les nocirctres Les gens qui croient au miracle ou au

merveilleux voient facilement des miracles ou des apparitions cela nrsquoest pas

contradictoire avec leurs notions et ne peut pas ecirctre consideacutereacute comme une preacutesomption

drsquoobservation exacte

19 II ndash Lrsquoanalyse permet donc de mettre agrave part tout un groupe drsquoaffirmations grossiegraveres ou

indiffeacuterentes et comme telles beaucoup moins suspectes elle rend par conseacutequent

possible de reacuteunir sur les pheacutenomegravenes sociaux durables et eacutetendus beaucoup de

renseignements tregraves probables qursquoon peut utiliser dans les sciences sociales

20 Pris isoleacutement chacun de ces renseignements resterait agrave cet eacutetat probable on nrsquoaurait

pas le droit de le consideacuterer comme une proposition scientifique crsquoest-agrave-dire une

affirmation indiscutable Comment peut-on atteindre des propositions de ce genre Nous

sommes arriveacutes ici sur le terrain de lrsquoobservation il ne nous reste plus qursquoagrave employer le

proceacutedeacute normal de toute science drsquoobservation

21 Le principe commun agrave toute science crsquoest qursquoon ne peut pas arriver agrave une conclusion

scientifique par une observation unique Toute observation doit ecirctre reacutepeacuteteacutee pour qursquoon

ait le droit de conclure Il en doit ecirctre exactement de mecircme en matiegravere de document

22 Le proceacutedeacute pour arriver agrave une conclusion consiste donc agrave rapprocher plusieurs

observations sur le mecircme fait pour voir si elles concordent Quand elles ne concordent

pas il est certain que lrsquoune drsquoelles est fausse Si elles concordent la concordance ne peut

provenir que de deux causes ou toutes sont fausses et elles se rencontrent par hasard ou

elles sont concordantes entre elles parce qursquoelles concordent toutes avec la reacutealiteacute

23 Or il y a beaucoup de faccedilons de se tromper par suite beaucoup drsquoerreurs possibles sur un

fait il nrsquoy a qursquoune seule faccedilon de voir exactement par suite qursquoune seule affirmation

exacte possible Il est donc tregraves improbable que des observateurs opeacuterant

indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre commettent exactement la mecircme erreur et cet accord

accidentel devient de plus en plus improbable agrave mesure que le nombre drsquoobservations

augmente Il nrsquoy a pas de raison pour que des observations diffeacuterentes qui ne sont pas

lieacutees agrave la reacutealiteacute se ressemblent entre elles Cette ressemblance ne pourrait ecirctre produite

que par le hasard et le mecircme hasard ne se renouvelle pas un grand nombre de fois de

suite Crsquoest lagrave une application du calcul des probabiliteacutes Si des observations

indeacutependantes se ressemblent crsquoest qursquoelles sont relieacutees entre elles par un intermeacutediaire

et cet intermeacutediaire ne peut ecirctre que la reacutealiteacute qui a eacuteteacute leur fondement commun si elles

ont entre elles un lien de ressemblance crsquoest que chacune drsquoelles est lieacutee agrave une mecircme

reacutealiteacute

24 Tel est le principe fondamental dans toutes les sciences drsquoobservation le seul principe

qursquoon puisse employer tant qursquoon nrsquoarrive pas agrave produire le pheacutenomegravene et agrave le faire

49

varier crsquoest-agrave-dire agrave opeacuterer par expeacuterimentation Crsquoest un principe empirique qui peut se

formuler ainsi Les erreurs drsquoobservation personnelle ne se rencontrent pas elles

divergent seules les observations exactes concordent entre elles

25 Pour appliquer ce principe aux renseignements tireacutes des documents il faut sur le mecircme

fait reacuteunir plusieurs affirmations concordantes Il faut donc classer les reacutesultats de

lrsquoanalyse critique en reacuteunissant ensemble les affirmations relatives au mecircme fait

26 On commence par reacuteunir ces affirmations puis on les compare en tenant compte des

notes de deacutefaveur ou de faveur que la critique a permis drsquoattacher agrave chacune drsquoelles Srsquoil y

a deacutesaccord entre les affirmations extraites de deux ou plusieurs documents presque

toujours un de ces documents eacutetait deacutejagrave suspect pour des motifs de critique le deacutesaccord

ne fait que confirmer la deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de ce document suspect Ou si cette deacutefiance ne

srsquoeacutetait pas encore produite il rend le service de la faire naicirctre

27 Mais pour proceacuteder meacutethodiquement il faut deux opeacuterations distinctes 1deg Srsquoassurer de

combien drsquoobservations reacuteelles on dispose crsquoest-agrave-dire combien on a drsquoaffirmations

indeacutependantes 2deg Rapprocher les observations pour arriver agrave la conclusion deacutefinitive

28 1deg La tendance naturelle est de proceacuteder comme si chaque document constituait une

observation On possegravede sur un mecircme fait dix documents (on a par exemple le reacutecit drsquoune

reacuteunion de syndicat dans dix journaux diffeacuterents) on srsquoimagine avoir dix observations Or

il arrive le plus souvent qursquoun document reproduit un autre document ou pour parler

plus exactement qursquoune affirmation ne fait que reproduire une autre affirmation de

sorte que plusieurs documents reproduisent la mecircme affirmation Mais comme on se

trouve en preacutesence de documents reacutedigeacutes par des auteurs diffeacuterents on subit lrsquoillusion de

plusieurs affirmations diffeacuterentes de lagrave la tendance agrave les compter comme autant

drsquoobservations Plusieurs journaux reproduisent le mecircme reacutecit les reporters de

diffeacuterents journaux se sont entendus un seul drsquoentre eux est alleacute assister agrave la seacuteance il a

reacutedigeacute un compte rendu les autres lrsquoont copieacute chacun dans son journal On possegravede alors

plusieurs documents A-t-on autant drsquoobservations Eacutevidemment non les dix journaux

ne repreacutesentent tous qursquoune seule observation Les compter pour dix ce serait opeacuterer

comme si on comptait pour un document chacun des exemplaires drsquoun mecircme livre

imprimeacute On ne devra compter que les observations indeacutependantes sur un mecircme fait Il faut

donc commencer par eacutetablir la relation entre les documents qui ont lrsquoair diffeacuterents pour

deacuteterminer ceux qui reacuteellement ont chacun pour origine une observation indeacutependante

et ceux qui au contraire ont pour origine commune une mecircme observation Dans la

langue technique cette origine des documents srsquoappelle source

29 La critique de sources qui eacutetudie les origines des documents donne souvent des reacuteveacutelations

inattendues elle constitue une partie importante de la technique historique1 Le principe

en est tregraves simple Quand deux affirmations sont identiques elles se ressemblent trop

pour venir de deux observations diffeacuterentes car lrsquoexpeacuterience montre que deux

observateurs opeacuterant seacutepareacutement nrsquoarrivent jamais agrave des conclusions formuleacutees dans les

mecircmes termes Si donc deux affirmations sont pareilles dans la forme crsquoest qursquoelles sont

copieacutees lrsquoune sur lrsquoautre ou toutes deux copieacutees sur une troisiegraveme en tout cas elles ne

doivent compter que pour une seule Mais la pratique soulegraveve des difficulteacutes dans deux

cas a) Lrsquoauteur qui a reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre cherche agrave dissimuler son emprunt

il modifie expregraves la forme pour deacuterouter son public comme fait un eacutecolier qui a copieacute son

devoir sur un voisin Il faut chercher alors dans le fond mecircme des faits examiner surtout

lrsquoordre et la liaison des faits lrsquoidentiteacute du fond et des rapports eacutetablis entre les faits suffit

entiegraverement pour prouver la deacutependance car jamais deux observateurs indeacutependants ne

50

preacutesentent les faits dans le mecircme ordre ni ne leur attribuent les mecircmes rapports b)

Lrsquoauteur a pris agrave la fois crsquoest-agrave-dire alternativement dans deux ou plusieurs documents

En ce cas le travail est plus compliqueacute il faut comparer son reacutecit avec plusieurs autres

Ce travail qui tient tant de place dans lrsquoeacutetude des sources antiques et du Moyen Acircge nrsquoest

pas moins neacutecessaire pour les documents contemporains rapports enquecirctes tableaux

statistiques Il est tellement tentant de reproduire une observation deacutejagrave faite plutocirct que

de se donner la peine drsquoen faire une nouvelle qursquoon doit toujours se demander quand on

possegravede deux documents sur le mecircme fait srsquoils ne sont pas simplement la reproduction

lrsquoun de lrsquoautre Souvent mecircme on peut srsquoassurer qursquoil ne restait qursquoune seule source un

seul observateur direct auquel il eacutetait commode de srsquoadresser on est sucircr alors que crsquoest

une observation unique qui a servi agrave reacutediger les documents de reacutedacteurs tregraves diffeacuterents

Il en est souvent ainsi pour un chiffre de statistique qui une fois introduit dans une

œuvre connue passe drsquoun auteur agrave lrsquoautre et finit par se trouver reproduit dans un si

grand nombre drsquoouvrages que personne ne songe plus agrave le contester

30 Cette critique de sources ne donnera qursquoun reacutesultat neacutegatif empecirccher drsquoecirctre dupe de

fausses observations indeacutependantes et permettre de ne conserver que celles qui sont

vraiment indeacutependantes

31 2deg La seconde opeacuteration consistera agrave rapprocher les observations reconnues

indeacutependantes afin de voir si eacutetant suffisamment diffeacuterentes pour ecirctre indeacutependantes

elles sont assez ressemblantes pour permettre de tirer une conclusion de leur

ressemblance En histoire comme en toute science la veacuteriteacute se trouve au point de

croisement de plusieurs voies de recherches suivies chacune par un observateur

diffeacuterent

32 On proceacutedera en se posant une seacuterie de questions meacutethodiques 1deg Avons-nous plusieurs

observations du mecircme fait 2deg Sur quelles parties du fait concordent-elles 3deg Comment

les faits sur lesquels nous ne posseacutedons qursquoune seule observation concordent-ils entre

eux Ici on sort de la question de la critique des documents pour passer sur le terrain de

la construction de la science

NOTES

1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre II chap IV

51

Chapitre VII

Groupement des faits

I Conditions du groupement des faits ndash Eacutetat des faits tireacutes des documents diffeacuterences de degreacute denature de probabiliteacute II Groupement provisoire ndash Monographies reacutepertoiresIII Nature des faits agrave grouper ndash Faits geacuteneacuteraux ou individuels faits certains ou douteuxndash Existences actes humains motifs

1 Nous voici arriveacutes agrave la deuxiegraveme partie du travail historique agrave la construction Par quels

proceacutedeacutes peut-on grouper les faits tireacutes des documents de faccedilon agrave construire une science

crsquoest-agrave-dire un ensemble meacutethodique Comment la meacutethode historique srsquoapplique-t-elle

agrave la construction de la science sociale

2 I ndash Pour construire une science il faut partir non de notre ideacuteal de la science que nous

deacutesirerions constituer mais de la reacutealiteacute des mateacuteriaux dont nous pouvons disposer Il

serait chimeacuterique de se proposer un plan que les mateacuteriaux ne se precircteraient pas agrave

reacutealiser on ne construira pas une Tour Eiffel avec des moellons Crsquoest lagrave une neacutecessiteacute

pratique qursquooublient les philosophes quand ils veulent construire une science sociale avec

une meacutethode meacutetaphysique ou en imitant le plan des sciences biologiques sans tenir

compte de la diffeacuterence des mateacuteriaux

3 La premiegravere question sera donc De quels mateacuteriaux disposent les sciences sociales

Presque tous sont ndash par suite de neacutecessiteacutes pratiques ndash tireacutes non de lrsquoobservation directe

mais de documents de mateacuteriaux historiques semblables agrave ceux qursquoemploie lrsquohistoire

contemporaine Quelle est la nature de ces mateacuteriaux En quoi diffegraverent-ils des

mateacuteriaux des autres sciences

4 Drsquoabord ils proviennent forceacutement de lrsquoanalyse drsquoun document Ils nous arrivent donc

dans lrsquoeacutetat ougrave lrsquoanalyse nous les livre hacheacutes par cette analyse en affirmations

eacuteleacutementaires1 car dans un document il y a des milliers drsquoaffirmations et mecircme dans la

plupart des affirmations dont se compose une simple phrase il y a plusieurs affirmations

eacuteleacutementaires souvent on accepte lrsquoune on rejette lrsquoautre Chacune de ces affirmations

constitue un fait Mais ces faits sont drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes

5 1deg Ils sont agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents Dans une statistique par exemple on

aura des cas individuels des additions partielles des totaux geacuteneacuteraux Dans une

52

description on aura cocircte agrave cocircte un cas individuel unique et un reacutesumeacute sur lrsquoensemble

drsquoune institution

6 2deg Ils se rapportent agrave des objets de nature tregraves diffeacuterente Lrsquoauteur du document en

preacutesentant les faits nrsquoa pas eu la mecircme preacuteoccupation que le classificateur aura en les

eacutetudiant Il nrsquoa eu aucune raison pour les preacutesenter dans lrsquoordre ougrave le constructeur aura

besoin de les mettre Les faits arrivent donc toujours dans un pecircle-mecircle ndash plus grand sans

doute pour lrsquohistorien parce qursquoil cherche des faits plus varieacutes (faits de langue

conceptions croyances sentiments institutions) ndash mais tregraves grand encore mecircme dans les

sciences sociales Bien que systeacutematiquement on eacutecarte la plus grande partie des faits

pour se renfermer dans les faits sociaux il en reste encore drsquoassez varieacutes pour produire

une confusion beaucoup plus grande qursquoen aucune science expeacuterimentale Dans les

sciences drsquoobservation directe on choisit les faits qursquoon veut observer dans les sciences

documentaires on les reccediloit de la main drsquoun autre avant de srsquoen servir il faut donc les

trier

7 3deg Les faits extraits des documents arrivent chacun avec une eacutetiquette critique (fait

suspect fait tregraves probable fait douteux etc) qui pratiquement varie depuis une simple

indication de faveur ou de deacutefaveur jusqursquoagrave la quasi-certitude de la fausseteacute ou de la

veacuteriteacute le renseignement est si important qursquoon est obligeacute de conserver cette eacutetiquette

8 Tous ces faits disparates il faut commencer par les reacuteunir avant de pouvoir preacuteparer le

rapprochement avec drsquoautres faits qui permettra une conclusion deacutefinitive Dans les

autres sciences aussi il faut attendre pour conclure drsquoavoir reacuteuni plusieurs observations

sur un mecircme fait mais dans les sciences expeacuterimentales on peut refaire aussitocirct drsquoautres

observations avant de publier En matiegravere historique ougrave lrsquoon deacutepend du hasard des

documents on commence par avoir drsquoabord des cas uniques comparables aux cas

cliniques qui srsquoentassent dans les revues de meacutedecine avant qursquoon en puisse tirer aucune

conclusion

9 Ainsi on trouve drsquoabord devant soi une masse incoheacuterente de menus faits une poussiegravere

de connaissances de deacutetail un nombre eacutenorme drsquoaffirmations de valeur tregraves diffeacuterente

sur des faits drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents En

science sociale ce sont 1deg des donneacutees statistiques sur des ecirctres ou des objets diffeacuterents

de diffeacuterente valeur suivant lrsquointelligence ou lrsquohonnecircteteacute de lrsquoopeacuterateur agrave des degreacutes de

geacuteneacuteraliteacute divers les unes portant sur un seul individu drsquoautres sur un groupe drsquoautres

prenant la forme drsquoun tableau drsquoensemble soit agrave un moment unique soit agrave des moments

diffeacuterents 2deg des descriptions drsquousages ou drsquoinstitutions ou de conditions mateacuterielles

descriptions drsquoun deacutetail ou drsquoun ensemble drsquoun petit groupe local ou de groupes

reacutegionaux ou drsquoune mecircme nation ou du monde entier toutes drsquoexactitude tregraves variable

3deg des regraveglements drsquoinstitutions locaux geacuteneacuteraux nationaux les uns appliqueacutes si

exactement qursquoils ont la valeur drsquoune description de faits reacuteels drsquoautres purement

nominaux drsquoautres en partie appliqueacutes en partie restant lettre-morte

10 II ndash Pour se reconnaicirctre dans ce pecircle-mecircle il faut un classement il faut trier les faits

extraits des documents de faccedilon agrave les classer drsquoapregraves un mecircme principe Mais la confusion

est si grande le travail est si compliqueacute qursquoen pratique il ne peut guegravere se faire par une

seule opeacuteration Dans toutes les sciences documentaires on est ameneacute agrave une division du

travail ndash Un premier classement pratique et provisoire sert agrave deacutebrouiller les faits et agrave

mettre ensemble les faits de mecircme nature il aboutit agrave un reacutepertoire ou agrave une

monographie ndash Un deuxiegraveme classement scientifique et deacutefinitif part de ce recueil

provisoire (reacutepertoire ou monographie) pour tacirccher de saisir les rapports reacuteguliers

53

drsquoabord entre les faits de mecircme nature puis entre les groupes de diffeacuterente nature Ces

deux opeacuterations tendent mecircme agrave se partager entre les deux espegraveces de travailleurs les

eacuterudits et les speacutecialistes qui aiment surtout le contact direct avec le document brut

preacutefegraverent se limiter au classement provisoire le classement deacutefinitif reste abandonneacute

aux hommes drsquoesprit geacuteneacuteralisateur qui sont souvent des professeurs ou des hommes

politiques

11 Le classement provisoire prend surtout deux formes la monographie et le reacutepertoire

12 La forme la plus simple la monographie repose sur un principe que la plupart des

travailleurs appliquent spontaneacutement On recueille ensemble les faits de mecircme nature qui

se rapportent agrave un groupe de faits limiteacute eacutetroitement dans lrsquoespace et dans le temps On

fait par exemple la monographie des recettes et deacutepenses drsquoune famille la monographie

des syndicats drsquoun meacutetier dans une ville pendant une anneacutee ou une courte peacuteriode Une

autre forme de monographie est le tableau de statistique deacutetailleacute diviseacute en colonnes ougrave

les faits sont agrave la fois analyseacutes et deacutenombreacutes par exemple la statistique analytique de la

population drsquoune ville Les limites eacutetant eacutetroites il devient possible de recueillir tous les

faits connus sur un mecircme sujet Et crsquoest un grand attrait pour beaucoup drsquoesprits leur

plaisir eacutetant non de savoir beaucoup mais de savoir plus que personne au monde sur un

sujet donneacute il leur est agreacuteable de recueillir tout ce qursquoon sait de faire une collection

complegravete crsquoest lrsquoideacuteal du collectionneur

13 Les limites de ces monographies sont fixeacutees par le collectionneur drsquoordinaire pour des

raisons pratiques elles embrassent les faits qursquoil pouvait atteindre complegravetement Le

cadre est donc tregraves diffeacuterent suivant la quantiteacute de documents dont on dispose quand il

y en a peu on tend agrave eacutetendre la monographie sur un groupe drsquohommes plus nombreux ou

sur un temps plus long Les monographies sur le Moyen Acircge ont des sujets plus vastes que

celles qui traitent des pheacutenomegravenes contemporains

14 La raison drsquoecirctre de la monographie crsquoest de permettre de dominer tous les faits qui se

sont produits dans un champ donneacute Elle comporte drsquoabord le groupement des faits de

mecircme nature mais rien nrsquoempecircche en outre de reacuteunir dans une mecircme monographie

plusieurs groupes de faits de plusieurs natures qui ont ce caractegravere commun de srsquoecirctre

produits dans le mecircme champ Crsquoest souvent mecircme une pratique tregraves avantageuse mais agrave

condition de reacutepartir en sections distinctes les faits de natures diffeacuterentes

15 La monographie quand elle est faite au moyen de documents doit conserver lrsquoindication

de provenance de chaque fait crsquoest une preacutecaution qui malheureusement est souvent

neacutegligeacutee Il arrive aux speacutecialistes drsquooublier que leurs lecteurs ont le droit de leur

demander leurs sources et ceux qui ont travailleacute sur des documents ineacutedits sont souvent

les plus neacutegligents faute drsquoavoir adopteacute un systegraveme meacutethodique de renvoi agrave leurs

sources ils se dispensent parfois de toute reacutefeacuterence et se conduisent comme srsquoils

donnaient le reacutesultat drsquoobservations directes

16 Le reacutepertoire nrsquoest qursquoun recueil de monographies souvent œuvres drsquoauteurs diffeacuterents

reacuteunies en un mecircme ouvrage drsquoordinaire sous une direction unique Mais ce sont de

preacutefeacuterence des monographies sommaires et souvent des reacutesumeacutes de monographies

anteacuterieures publieacutees seacutepareacutement Le reacutepertoire est une neacutecessiteacute pratique pour toute

science qui a besoin de reacuteunir un grand nombre de faits particuliers il sert agrave rassembler

les monographies eacuteparses agrave les condenser agrave supprimer les doubles emplois agrave faire

apercevoir les lacunes et mecircme agrave les combler Il doit ecirctre ameacutenageacute suivant des raisons

pratiques car son but est surtout de rendre les recherches rapides et sucircres Tregraves souvent

54

le seul ordre pratique est lrsquoordre alphabeacutetique celui des dictionnaires Il ne faut pas

meacutepriser les reacutepertoires alphabeacutetiques ils ne sont pas encore la science mais ils sont la

condition pratique de la science En statistique les faits se reacutesument en tableaux et en

graphiques qursquoon est obligeacute de ranger un peu arbitrairement en seacuteries lrsquoordre est alors

indiqueacute par un index

17 En pratique crsquoest dans les monographies et les reacutepertoires qursquoon va chercher les faits qui

servent agrave construire la science deacutefinitive crsquoest-agrave-dire agrave trouver des rapports permanents

entre les faits Il est bien entendu que pour se servir des recueils ou des monographies il

faut leur appliquer les mecircmes regravegles qursquoaux documents et commencer par en faire la

critique Mais au lieu drsquoune critique analytique on peut srsquoen tenir agrave une critique geacuteneacuterale

pour constater la faccedilon dont lrsquoauteur a utiliseacute les documents ce sera court car si le

travail est correctement fait lrsquoauteur aura donneacute lrsquoindication de ses sources et on aura

vite fait de voir ce que valent ses mateacuteriaux et comment il les a mis en œuvre

18 III ndash Il est toujours possible de faire un groupement provisoire des faits Mais avant

drsquoessayer une construction scientifique il faut srsquoassurer si elle est possible ce qui oblige

drsquoabord agrave se rendre compte de la nature des faits agrave grouper

19 On peut grouper les faits en cateacutegories suivant deux systegravemes 1deg suivant le degreacute de

geacuteneacuteraliteacute sous lequel ils se preacutesentent agrave nous 2deg suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation par

laquelle ils nous sont connus

20 1deg Suivant le degreacute de geacuteneacuteraliteacute il y a des faits individuels des faits particuliers agrave un

groupe des faits geacuteneacuteraux Les sciences sociales nrsquoeacutetudient pas drsquoordinaire les faits

purement individuels elles ne cherchent pas ce que tel homme a fait agrave tel moment elles

ne srsquointeacuteressent qursquoagrave des groupes et quand elles recueillent un fait individuel ndash comme il

arrive par exemple dans un recensement ndash crsquoest seulement comme un eacuteleacutement destineacute agrave

entrer dans un total agrave moins qursquoil ne srsquoagisse de faits historiques (par exemple la chute de

Bismarck) qui ont eu une reacuteaction consideacuterable sur la vie sociale et en ce cas elles se

bornent agrave prendre le fait sans en eacutetudier les deacutetails Le domaine des sciences sociales crsquoest

lrsquoeacutetude des faits communs agrave tout un groupe

21 2deg Suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation il y a des faits eacutetablis par une concordance suffisante

entre les affirmations drsquoautres probables mais non certains Pratiquement les seuls faits

certains en sciences sociales sont ou des faits sociaux conventionnels connus par des

documents officiels ou des faits mateacuteriels vagues connus par des descriptions car

aussitocirct qursquoon veut preacuteciser par des chiffres la certitude cesse ndash Les faits conventionnels

ont la forme de regraveglements drsquoordres ou de lois crsquoest-agrave-dire drsquoactes officiels or toute

reacutedaction officielle implique un accord entre les gens qui reacutedigent le document mais un

accord purement subjectif sur les regravegles agrave eacutenoncer elle ne donne pas la preuve que ces

regravegles correspondent agrave aucun fait reacuteel exteacuterieur Un regraveglement inappliqueacute reste un

pheacutenomegravene purement psychologique une simple convention il ne devient pas une

reacutealiteacute sociale exteacuterieure ndash Les faits vagues sont les descriptions et les approximations

obtenues en additionnant des chiffres faciles agrave constater par conseacutequent grossiegraverement

approximatifs Encore faudrait-il pour ecirctre certain qursquoil nrsquoy a pas eu erreur dans les

calculs pouvoir comparer le reacutesultat de deux additions indeacutependantes et crsquoest un cas

rare On peut donc admettre qursquoon nrsquoaura guegravere en science sociale agrave opeacuterer que sur des

faits seulement probables Il srsquoagira donc de grouper ces faits probables de faccedilon agrave les

confirmer les uns par les autres pour arriver par groupements successifs jusqursquoagrave la

certitude

55

22 Il est neacutecessaire sans doute de tenir compte ici de cette faccedilon diffeacuterente de connaicirctre les

faits de se rappeler srsquoils sont plus ou moins geacuteneacuteraux et srsquoils sont plus ou moins

probables puisque nous ne pouvons opeacuterer qursquoavec nos connaissances conditionneacutees par

lrsquoinfirmiteacute de nos moyens Mais la diffeacuterence la plus importante tient agrave la nature des faits

eux-mecircmes Il est eacutevident que tout classement scientifique devra se faire non drsquoapregraves le

rapport de connaissance entre nous et les faits qui est un rapport fortuit mais drsquoapregraves les

rapports de nature entre les diffeacuterents objets eux-mecircmes qui sont des rapports

constants

23 Les objets ceux du moins que nous pouvons atteindre peuvent drsquoapregraves leur nature se

grouper en trois cateacutegories il est utile de srsquoen rendre compte puisque ce sont les seules

espegraveces drsquoobjets avec lesquelles nous puissions faire notre construction Ce sont les

mecircmes objets qursquoon atteint indirectement par les documents directement par

lrsquoobservation

24 a Existence drsquoecirctres mateacuteriels directement observables ndash Il y en a deux espegraveces les corps

humains objets de la science sociale en tant qursquoils sont la condition des vies humaines

les objets mateacuteriels objets de la science sociale en tant qursquoils sont en rapport avec des

hommes Dans les corps humains la science sociale ne considegravere que le nombre et des

caractegraveres tregraves apparents acircge sexe maladie accidents etc Les objets mateacuteriels sont tregraves

varieacutes Ce sont les animaux approprieacutes agrave lrsquousage de lrsquohomme (les animaux sauvages

restent en dehors du domaine des sciences sociales) ndash les eacutetendues mateacuterielles de terre ou

drsquoeaux cultiveacutees ou ameacutenageacutees ou utiliseacutees (les deacuteserts les oceacuteans les glaces restent en

dehors) ndash les produits drsquoactiviteacute humaine maisons cultures canaux outils et ateliers

chemins mateacuteriels de transports navires marchandises mobiliers monnaies etc Pour

tous ces objets (corps humains animaux surfaces produits) on peut essayer de connaicirctre

leur existence leur position dans la geacuteographie et la chronologie et quelques-uns de

leurs caractegraveres les plus apparents Ces caractegraveres trop superficiels drsquoordinaire pour faire

peacuteneacutetrer dans la nature intime des objets permettent du moins de les reacutepartir en groupes

et sous-groupes de les deacutenombrer et drsquoen suivre les deacuteplacements numeacuteriques

(accroissements diminution de nombre changement de place) Il nrsquoest pas neacutecessaire

par exemple de connaicirctre lrsquoanatomie drsquoun mouton pour le faire entrer dans la cateacutegorie

des moutons du deacutepartement de lrsquoAube et lui donner sa place dans un deacutenombrement de

la race ovine Ainsi on parvient agrave atteindre les pheacutenomegravenes abstraits de lrsquoexistence du

nombre et de lrsquoemplacement des objets sans avoir besoin de pouvoir les expliquer crsquoest-

agrave-dire les rapporter agrave une cause

25 b Actes humains ndash Ces actes sont toujours passeacutes on ne peut plus les observer Mais on

sait quels actes ont eacuteteacute neacutecessaires pour creacuteer les produits humains ou pour les

transporter on peut donc quand on connaicirct lrsquoexistence lrsquoorigine et la place actuelle de

ces produits retrouver les actes drsquoindustrie et de transport qursquoils ont subis ndash En outre ndash et

crsquoest le principal moyen de connaissance ndash il y a des actes que les auteurs de documents

ont pu observer (des actes ou des paroles ou des eacutecrits) par exemple un suicide une

arrestation une exeacutecution une gregraveve un marcheacute un transport une reacuteunion de

constitution drsquoune socieacuteteacute une reacuteunion de discussion un discours un regraveglement un

compte etc Beaucoup de ces actes sont purement symboliques par exemple ceux qui se

font dans les banques ou les bourses ougrave lrsquoon se borne agrave parler et agrave eacutecrire mais ce sont des

symboles qui entraicircnent des conseacutequences pratiques et finissent par se traduire en actes

mateacuteriels un transport de creacuteances aboutit agrave lrsquoacquisition drsquoobjets mateacuteriels

56

26 Ces actes sont faits ou par un homme seul ou par plusieurs hommes agrave la fois Faits par un

seul on les appelle individuels quand ils sont faits par plusieurs on emploie le mot

collectif Les actes collectifs sont-ils drsquoune autre espegravece que les actes individuels Crsquoest une

question tregraves controverseacutee mais une question philosophique indiffeacuterente pour

lrsquoapplication de la meacutethode pour lrsquoobservateur il nrsquoy a jamais qursquoune somme drsquoactes ou de

paroles drsquoindividus et lrsquoobservation eacutetant le seul proceacutedeacute de connaissance crsquoest de

lrsquoobservation que la science doit partir Srsquoil y a vraiment un caractegravere propre agrave certains

pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire accomplis par les individus vivant en socieacuteteacute ce

caractegravere apparaicirctra plus tard par le rapprochement des faits isoleacutes observeacutes comme

dans les sciences biologiques apparaicirct la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes observeacutes

drsquoabord isoleacutement dans un mecircme organisme Mais il serait contraire agrave la meacutethode de

toute science empirique de preacutesupposer agrave certains pheacutenomegravenes un caractegravere speacutecifique

pour des raisons a priori

27 3deg Avec les actes on quitte le terrain de lrsquoobservation directe qui est celui de toutes les

sciences drsquoobservation Et pourtant si lrsquoon veut expliquer les faits sociaux il est

impossible de rester sur ce terrain car aucun acte humain social nrsquoa sa cause en lui-

mecircme ou en drsquoautres actes mateacuteriels Aucun acte ndash ni une opeacuteration de commerce ni une

fabrication industrielle ni un marcheacute pas mecircme une arrestation ou un suicide ndash ne peut

ecirctre relieacute directement agrave drsquoautres actes Pour qursquoil se produise il faut toujours un motif

crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene psychologique Ce mot de motif est vague sans doute crsquoest que

notre connaissance du pheacutenomegravene qursquoil deacutesigne est encore vague On peut donner deux

interpreacutetations agrave un acte Lrsquoune est psychologique lrsquoacte dit-on est produit par une

repreacutesentation consciente de lrsquoesprit (jugement deacutesir volition) qui met en jeu un

meacutecanisme nerveux et musculaire lequel produit directement lrsquoacte Lrsquoautre

interpreacutetation est physiologique lrsquoacte a pour cause directe une impulsion produite par

lrsquoaction directe des centres nerveux de perception la conscience qui nous donne

lrsquoillusion de la volonteacute nrsquoest qursquoun eacutepipheacutenomegravene qui accompagne quelques-uns des

pheacutenomegravenes ceacutereacutebraux sans avoir aucune action sur les mouvements Mais dans les deux

interpreacutetations ce qui reste certain crsquoest que les actes mateacuteriels mecircme symboliques (tels

que les paroles ou les eacutecrits) sont des pheacutenomegravenes peacuteripheacuteriques produits par le

meacutecanisme exteacuterieur tandis que le point de deacutepart de lrsquoacte sinon sa cause est toujours

central et accompagneacute drsquoun pheacutenomegravene conscient du cerveau Les actes humains qui

constituent la matiegravere de la science sociale ne peuvent donc ecirctre compris que par

lrsquointermeacutediaire des pheacutenomegravenes conscients du cerveau Ainsi on est rameneacute

irreacutesistiblement agrave lrsquointerpreacutetation ceacutereacutebrale (crsquoest-agrave-dire psychologique) des faits sociaux

Auguste Comte avait espeacutereacute lrsquoeacuteviter en constituant la sociologie sur lrsquoobservation de faits

exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les

eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir

comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue

57

NOTES

1 Voir plus haut chap II III

58

Chapitre VIII

Construction des faits des sciencessociales

I Nature des faits dans les sciences sociales ndash Caractegravere mateacuteriel et psychologique impossibiliteacutedrsquoune meacutethode exclusivement objectiveII Analyse sociale ndash Diffeacuterence entre lrsquoanalyse sociale et lrsquoanalyse biologique ndash Caractegravere abstraitet subjectif de lrsquoanalyse sociale rocircle de lrsquoimaginationIII Proceacutedeacutes de construction ndash Emploi de lrsquoanalogie ndash Emploi du questionnaire

1 Les faits qui fournissent les mateacuteriaux des sciences sociales se preacutesentent dans des

conditions qui conditionnent elles-mecircmes la construction en lui imposant ses proceacutedeacutes et

ses limites

2 I ndash La plupart des faits sociaux sont connus par une meacutethode historique indirecte au

moyen de documents le propre des faits ainsi connus1 est drsquoecirctre superficiels et vagues

ils se bornent agrave constater lrsquoexistence drsquoecirctres drsquohabitudes de groupes ou drsquoindividus Ce

caractegravere vague et superficiel srsquoimpose donc agrave tous les faits des sciences sociales mecircme

ceux qursquoon pourrait recueillir par une observation directe ne peuvent jamais ecirctre

combineacutes en un ensemble avec les faits extraits des documents que dans la mesure ougrave ils

sont de mecircme degreacute Dans un recensement par exemple les deacutetails circonstancieacutes qursquoon

aurait obtenus par observation directe sur quelques familles ne seront pas utilisables

parce qursquoon ne pourra pas les faire entrer dans les cateacutegories larges et vagues qui auront

servi aux recenseurs De mecircme dans la description de lrsquoorganisation geacuteneacuterale des

syndicats on ne pourra pas faire entrer les connaissances speacuteciales qursquoon aura recueillies

sur quelques-uns drsquoentre eux sinon sous forme de type ou drsquoexemple ce qui est un

artifice peacutedagogique mais non un proceacutedeacute scientifique

3 Ces faits se ramegravenent tous agrave des ecirctres mateacuteriels des actes ou des motifs (qui sont au

moins des repreacutesentations) Mais la partie mateacuterielle la seule qui soit observable

objectivement ne peut pas ecirctre utiliseacutee seacutepareacutement ndash On pourrait il est vrai concevoir

une statistique exclusivement physiologique ougrave seraient deacutenombreacutes les corps sexes

acircges maladies caractegraveres anthropologiques mais cette statistique ne suffirait jamais par

elle-mecircme pour constituer un fait social il faudrait toujours la mettre en rapport avec

une nationaliteacute une religion une classe ndash en un mot avec des pheacutenomegravenes internes

59

ndash pour deacuteterminer la socieacuteteacute dont on aurait fait le deacutenombrement ndash De mecircme une

statistique drsquoobjets de marchandises de numeacuteraire ou drsquoanimaux ne devient un fait

social qursquoautant qursquoon fait intervenir un fait drsquoappropriation crsquoest-agrave-dire subjectif on

fait la statistique des marchandises des animaux appartenant agrave un groupe drsquohommes il

faut donc faire intervenir la notion subjective de proprieacuteteacute ndash Ce qui donne le caractegravere

social crsquoest justement un pheacutenomegravene interne soit politique soit eacuteconomique

4 Il est inutile de deacutemontrer le caractegravere essentiellement subjectif de tout fait politique

Tout groupe politique repose avant tout sur lrsquoideacutee de lrsquoobeacuteissance agrave un mecircme centre ou de

la solidariteacute avec les mecircmes hommes Qursquoil y ait ou non un fait drsquoun autre ordre

(pheacutenomegravene collectif) lieacute agrave une ideacutee drsquoobeacuteissance ou de solidariteacute en tout cas le fait

nrsquoexiste jamais qursquoavec cette ideacutee et nrsquoest aperccedilu que par lrsquointermeacutediaire de cette ideacutee et

quand lrsquoideacutee se modifie lrsquoeacutetat politique se transforme Lrsquoideacutee de la nationaliteacute en

Maceacutedoine change chez les mecircmes individus suivant qursquoils se croient solidaires avec les

Grecs les Bulgares les Valaques ou les Serbes

5 Pour les faits eacuteconomiques ce caractegravere subjectif est moins eacutevident ou du moins agrave cause

du caractegravere mateacuteriel des objets agrave propos desquels se produisent les faits eacuteconomiques il

se voit moins nettement Mais en reacutealiteacute les objets mateacuteriels ne sont jamais que lrsquooccasion

ou la condition des faits eacuteconomiques les veacuteritables faits eacuteconomiques sont les ideacutees des

hommes par rapport agrave ces objets ndash Lrsquoappropriation crsquoest lrsquoideacutee que la disposition drsquoun

certain objet appartient agrave quelqursquoun la preuve crsquoest qursquoil peut y avoir une reacutevolution

dans la proprieacuteteacute comme il est arriveacute en Russie agrave lrsquoabolition du servage sans le moindre

mouvement mateacuteriel ndash Le commerce est un ensemble de conventions crsquoest-agrave-dire de

pheacutenomegravenes psychologiques pour eacutechanger lrsquoappropriation des objets et le transport

nrsquoest qursquoune conseacutequence mateacuterielle de ces conventions ndash La consommation et la

production elles-mecircmes ont une partie mateacuterielle mais leur caractegravere eacuteconomique leur

est donneacute par une notion purement subjective crsquoest la valeur qui dirige le producteur et

deacutecide le consommateur or la valeur est en pratique un pheacutenomegravene subjectif Je dis laquo en

pratique raquo car on pourrait concevoir une notion objective de valeur calculeacutee sur des

reacutealiteacutes mesurables la force et la chaleur on pourrait eacutevaluer tout objet et tout acte

mateacuteriel en uniteacutes de force meacutecanique et en calories Mais lrsquoeacutevaluation qursquoon construirait

sur ces donneacutees meacutecaniques chimiques et biologiques nrsquoaurait aucun rapport avec

lrsquoeacuteconomie politique Eacutevaluer les aliments suivant leur valeur objective en calories

eacutevaluer les actes en uniteacutes de force ou de chaleur objectives ce serait le renversement de

toutes les reacutealiteacutes eacuteconomiques un divertissement de fantaisiste un gramme de charbon

vaudrait un gramme de diamant un petit morceau de fromage vaudrait beaucoup plus

qursquoune truffe Crsquoest que le fait eacuteconomique reacuteel nrsquoest aucunement fondeacute sur cette reacutealiteacute

mateacuterielle la seule pourtant qui soit reacuteelle au sens objectif il est fondeacute uniquement sur

la valeur psychologique celle que les hommes attachent aux objets crsquoest-agrave-dire sur leur

imagination La preuve crsquoest qursquoelle change avec leur imagination dans tous les

domaines mecircme pour les objets les plus exclusivement mateacuteriels Ni le porc ni lrsquoeau-de-

vie nrsquoauront la mecircme valeur en pays musulman qursquoen pays chreacutetien Crsquoest la grande

difficulteacute du commerce avec les sauvages qursquoon ignore les dispositions subjectives qui

leur feront rechercher une eacutetoffe rouge et meacutepriser une eacutetoffe blanche ou inversement

Ce qui nous dissimule ce caractegravere subjectif de la valeur crsquoest lrsquohabitude de vivre dans une

socieacuteteacute tregraves reacuteguliegravere ougrave les ideacutees sur la valeur ne se transforment que lentement Encore

reste-t-il des exemples frappants de cette variation ce sont les objets agrave la mode tels que

peintures ou bibelots dont la valeur hausse ou baisse brusquement

60

6 Puisque le caractegravere subjectif est lieacute aux faits sociaux eux-mecircmes on nrsquoa pas le droit de le

faire disparaicirctre dans la construction de la science sociale Il faudra donc trouver les

rapports qui unissent entre eux des faits sociaux crsquoest-agrave-dire complexes des faits

composeacutes drsquoexistences mateacuterielles lieacutees agrave des pheacutenomegravenes subjectifs (motifs et

repreacutesentations) Ces rapports auront neacutecessairement un caractegravere subjectif

7 II ndash La faccedilon dont les faits nous sont connus doit reacuteagir aussi sur la nature de la

construction Or ces faits viennent pour la plupart des documents ils ont eacuteteacute obtenus par

lrsquoanalyse du document Quelques-uns peut-ecirctre ont eacuteteacute observeacutes directement Mais tous ils

ont eacuteteacute recueillis agrave la suite drsquoune analyse sociale crsquoest-agrave-dire que parmi les faits

innombrables des documents ou de la reacutealiteacute on en a choisi quelques-uns les faits

sociaux tels que recensements ou descriptions drsquoinstitutions ce qui a neacutecessairement

exigeacute une analyse Quel est donc le caractegravere de cette analyse

8 Le nom mecircme drsquoanalyse est en science sociale une cause dangereuse drsquoerreur Lrsquoanalyse

dans les sciences objectives est une opeacuteration objective mateacuterielle άναλύειν signifie

dissoudre deacutecomposer En biologie et en zoologie quand on analyse on opegravere sur un

animal reacuteel par une analyse reacuteelle on le dissegraveque apregraves quoi on fait une synthegravese reacuteelle

en remettant les parties ensemble de faccedilon agrave apercevoir des rapports reacuteels En chimie on

deacutecompose les corps et on les recompose reacuteellement Ces sciences sont fondeacutees sur

lrsquoanalyse reacuteelle et la synthegravese reacuteelle on sait objectivement en quelles parties lrsquoobjet

eacutetudieacute se deacutecompose et comment elles sont relieacutees entre elles

9 Mais lrsquoanalyse historique ou sociale nrsquoest une analyse que par meacutetaphore En ces matiegraveres

on nrsquoa aucun objet reacuteel agrave analyser aucun objet qursquoon puisse deacutetruire et ensuite

reconstruire on ne fait donc aucune opeacuteration reacuteelle On nrsquoopegravere que sur des eacutecrits et la

seule reacutealiteacute mateacuterielle crsquoest le papier eacutecrit Ces eacutecrits sont des symboles ils ne servent

que par les opeacuterations drsquoesprit qursquoils produisent par les images qursquoils eacutevoquent En

histoire on ne travaille jamais que sur ces images Celui qui eacutetudie lrsquoorganisation des

meacutetiers au Moyen Acircge nrsquoa affaire agrave aucune reacutealiteacute concregravete il ne voit pas un seul ouvrier

pas un seul instrument du Moyen Acircge il nrsquoopegravere que sur les images de son esprit qui lui

repreacutesentent ces choses et il ne se les repreacutesente que par analogie avec des ouvriers ou

des outils actuels qursquoil sait ecirctre analogues il nrsquoopegravere que sur les traits qursquoil sait communs

aux ouvriers du Moyen Acircge et aux ouvriers actuels crsquoest-agrave-dire sur des abstractions De

mecircme un recensement implique une analyse drsquoune socieacuteteacute mais lrsquoopeacuteration consiste

seulement agrave se demander combien il y a de gens de tel sexe de tel acircge de telle nation on

procegravede non par observation mais par question Quand mecircme on observe directement

crsquoest seulement pour trouver une reacuteponse agrave une question qursquoon va voir les objets mais

jamais on ne les analyse

10 Lrsquoanalyse sociale comme lrsquoanalyse historique est un proceacutedeacute abstrait purement

intellectuel Elle consiste en preacutesence drsquoun objet ou drsquoun groupe drsquoobjets drsquoun acte ou

drsquoun groupe drsquoactes agrave fixer son attention successivement sur les divers caractegraveres visibles

ou imagineacutes de cet objet ou de cet acte agrave en examiner lrsquoun apregraves lrsquoautre les divers aspects

(crsquoest encore une meacutetaphore) et agrave se demander quels en sont les diffeacuterents caractegraveres

Cette opeacuteration est neacutecessaire agrave cause de la faiblesse de lrsquoesprit humain spontaneacutement

nous nrsquoavons que des impressions confuses drsquoensemble il faut nous astreindre agrave nous

demander successivement les diffeacuterentes impressions particuliegraveres que nous avons

eacuteprouveacutees afin de les preacuteciser en les distinguant Le reacutesultat de ce travail est de rendre

preacutecise une connaissance confuse non de nous donner une connaissance nouvelle Ce

nrsquoest pas comme lrsquoanalyse anatomique une meacutethode objective pour deacutecouvrir de

61

nouveaux objets reacuteels ou des rapports nouveaux entre ces objets crsquoest une meacutethode

subjective pour nous faire apercevoir dans nos impressions leurs eacuteleacutements et les rapports

subjectifs entre ces eacuteleacutements

11 En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels mais sur les

repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les animaux les

maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est obligeacute de

srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces images qui

sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon analyse Quelques-

unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes mais un

souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute obtenues

par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par analogie avec

des images obtenues au moyen du souvenir Dans un recensement nous imaginons les

diffeacuterentes espegraveces drsquoobjets agrave recenser Pour deacutecrire le fonctionnement drsquoun syndicat

nous nous figurons les actes et les deacutemarches des membres

12 Ainsi en science sociale comme en histoire on opegravere sur des images crsquoest-agrave-dire sur des

objets imaginaires Il serait donc illeacutegitime de vouloir appliquer agrave cette analyse

imaginaire drsquoobjets imaginaires les regravegles de lrsquoanalyse reacuteelle des objets reacuteels

13 III ndash Peut-on en opeacuterant sur des images arriver agrave des reacutesultats qui ne soient pas

entiegraverement imaginaires crsquoest-agrave-dire sans rapport avec la reacutealiteacute Forceacutement ces

opeacuterations sont subjectives Mais subjectif nrsquoest pas synonyme drsquoirreacuteel Il peut y avoir une

relation preacutecise entre une image subjective et une reacutealiteacute crsquoest le cas du souvenir

Personne ne confond un souvenir avec une chimegravere et en pratique la plupart de nos

actes sont dirigeacutes par des souvenirs Le principe doit donc ecirctre drsquoopeacuterer autant que

possible avec des images fournies par des souvenirs Crsquoest un avantage des sciences

sociales sur les sciences historiques qursquoelles ont une part beaucoup plus grande de

souvenirs dans leurs mateacuteriaux Le travailleur mecircme quand il opegravere sur des documents

eacutecrits a vu des objets de lrsquoespegravece de ceux qursquoil eacutetudie et il srsquoen souvient

14 Mais en pratique le nombre des souvenirs drsquoun homme est bien petit il suffit agrave peine pour

une monographie il est insuffisant pour toute construction eacutetendue en statistique mecircme

on est forceacute drsquoopeacuterer presque uniquement avec des images qui ne sont pas des souvenirs

15 Agrave deacutefaut de souvenirs il faut donc se faire des images analogues agrave celles des souvenirs

Voici par quel proceacutedeacute On suppose que les ecirctres objets actes motifs qursquoon nrsquoa pas pu

observer mais qursquoon connaicirct indirectement par les documents sont analogues agrave ceux

qursquoon connaicirct par lrsquoobservation du monde actuel Crsquoest le postulat neacutecessaire de toutes les

sciences documentaires si les faits rapporteacutes dans les documents nrsquoavaient pas eacuteteacute

analogues agrave ceux que nous observons nous nrsquoy pourrions rien comprendre

16 Mais il ne suffit pas de se repreacutesenter des ecirctres des objets ou des actes isoleacutes Tout au plus

pourrait-on srsquoen contenter pour un deacutenombrement ougrave tout le travail de construction se

borne agrave des additions de chiffres ndash et encore agrave condition de savoir dans quel champ ces

faits isoleacutes se trouvent Degraves qursquoon veut se repreacutesenter un ensemble il faut aussi imaginer

des rapports entre les ecirctres les objets ou les actes On ne peut les imaginer que par analogie

avec les rapports entre les faits qursquoon connaicirct directement On imagine donc une

humaniteacute analogue agrave celle qursquoon connaicirct crsquoest-agrave-dire des hommes et des objets analogues

unis entre eux par des rapports analogues On commence ainsi par une affirmation a priori

des caractegraveres et des rapports geacuteneacuteraux de lrsquohumaniteacute Crsquoest pourquoi il entre forceacutement

une part drsquoa priori dans toute science documentaire (historique ou sociale)

62

17 Pour imaginer cette humaniteacute nous avons besoin de nous repreacutesenter les rapports

habituels principaux entre les hommes et les rapports des hommes avec les choses

Assureacutement nous nrsquoinventons pas ces rapports nous les avons observeacutes dans la vie mais

nos observations sont resteacutees agrave lrsquoeacutetat de souvenirs incorporeacutes dans lrsquoensemble de nos

images il srsquoagit de les en deacutegager Or nous nrsquoavons qursquoun moyen pratique de rechercher

dans nos souvenirs pour deacutegager cette image des rapports qui constituent une socieacuteteacute

crsquoest de proceacuteder par questions

18 Ainsi srsquoexplique le proceacutedeacute du questionnaire qursquoon emploie empiriquement dans les

sciences sociales avant drsquoen avoir connu la justification logique Le questionnaire est le

proceacutedeacute subjectif qui seul rend possible drsquoabord de faire lrsquoanalyse subjective des

pheacutenomegravenes (ou plus exactement des images que nous en avons) ensuite de deacuteterminer

entre les pheacutenomegravenes les rapports preacutesumeacutes qui permettront de grouper les faits isoleacutes

pour en construire un ensemble Il fournit pour assembler les faits eacutepars un cadre de

groupement fondeacute sur les lois geacuteneacuterales de la vie sociale

19 Agrave la suite drsquoune analyse de documents ce sont des images isoleacutees qui encombrent lrsquoesprit

le questionnaire est le moyen drsquoy mettre de lrsquoordre Il consiste agrave se demander dans quelles

conditions les faits dont nous avons lrsquoimage ont ducirc se produire en reacutealiteacute Il faut pour

reacutepondre connaicirctre les conditions dans lesquelles se produisent neacutecessairement (ou tregraves

ordinairement) les faits sociaux Ces conditions on les connaicirct drsquoavance puisqursquoelles sont

les mecircmes dans toute lrsquohumaniteacute Ce sont celles qui tiennent soit aux pheacutenomegravenes

physiologiques communs agrave toute lrsquohumaniteacute (et agrave leurs conditions mateacuterielles) soit aux

habitudes psychologiques communes agrave tous les hommes Il y a il est vrai des varieacuteteacutes

dans ces pheacutenomegravenes et on aura besoin de preacuteciser quelle varieacuteteacute a eacuteteacute reacutealiseacutee dans

chaque cas car on ne le sait pas drsquoavance mais ce qursquoon sait drsquoavance crsquoest le genre de

pheacutenomegravenes qursquoon peut srsquoattendre agrave rencontrer Ainsi on ne sait pas drsquoavance quelle sera

lrsquoespegravece drsquoindustrie drsquoalimentation de commerce drsquoun peuple ni quelle sera la

proportion des sexes ou des acircges Mais drsquoavance on sait qursquoil y aura eu alimentation

fabrication eacutechange qursquoil y aura eu une proportion donneacutee entre le sexe et lrsquoacircge et entre

gens de sexe ou drsquoacircge diffeacuterents Ces pheacutenomegravenes dont on ne sait pas la varieacuteteacute mais dont

on connaicirct le genre forment la matiegravere du questionnaire On peut le construire par une

analyse des conditions geacuteneacuterales de lrsquohumaniteacute

20 Lrsquoemploi drsquoun questionnaire ainsi construit a priori reacutepugnera peut-ecirctre agrave quelques

esprits En fait nous nrsquoavons aucun moyen de proceacuteder autrement Nous ne pouvons

classer des faits imagineacutes que dans des cadres fournis par notre connaissance du monde

reacuteel Qursquoon le veuille ou non on emploiera toujours un questionnaire mecircme si on nrsquoen a

pas conscience quand mecircme on voudrait lrsquoeacuteviter La seule diffeacuterence crsquoest qursquoil sera

inconscient et par suite confus Nous avons le choix non pas entre proceacuteder avec

questionnaire et proceacuteder sans questionnaire mais seulement entre proceacuteder avec un

questionnaire inconscient incomplet vague et proceacuteder avec un questionnaire

conscient complet preacutecis

21 Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre drsquoimagination puisque

lrsquoobservation ne nous donne jamais la connaissance directe que drsquoindividus ou de

conditions mateacuterielles La socieacuteteacute est un ensemble de rapports qursquoon nrsquoobserve pas

directement on les construit par lrsquoimagination Ce travail consiste agrave chercher soit dans les

documents soit dans lrsquoobservation la reacuteponse agrave des questions poseacutees drsquoavance par un

questionnaire a priori Ce questionnaire uniforme pour tous les cas crsquoest la liste des

conditions geacuteneacuterales communes aux hommes vivant en socieacuteteacute

63

22 Ainsi les faits eux-mecircmes de la science sociale se composent pour une partie drsquoun

pheacutenomegravene interne subjectif ils sont atteints par une analyse abstraite toute subjective

ils ne peuvent ecirctre construits que par un questionnaire subjectif Le caractegravere subjectif

eacutetant inseacuteparable agrave la fois de la nature du mode de connaissance du mode de

construction des faits sociaux la meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective

NOTES

1 Voir plus haut chap VI II et chap VII III

64

Chapitre IX

Meacutethode de groupement des faitssimultaneacutes

I Conseacutequences du caractegravere subjectif des faits sociaux ndash Illeacutegitimiteacute de la meacutethode matheacutematiquede la meacutethode biologique de la psychologie deacuteductive ndash Regravegles pratiquesII Proceacutedeacutes de groupement ndash Conditions geacuteneacuterales de la socieacuteteacute ndash Tableau des pheacutenomegravenessociaux essentiels

1 Lrsquohistoire apregraves avoir deacutetermineacute les faits les groupe en deux espegraveces de combinaisons

1deg Elle reacuteunit les faits qui se produisent en diffeacuterents lieux dans le mecircme temps 2deg Elle

reacuteunit ceux qui se sont produits en divers temps ndash Il y a donc deux sortes de

groupements 1deg groupement des faits simultaneacutes auquel correspondent les tableaux

drsquoensemble drsquoune socieacuteteacute 2deg groupement des faits successifs qui constitue lrsquoeacutetude des

eacutevolutions ndash La construction historique deacutefinitive exige deux seacuteries drsquoopeacuterations

1deg dresser le tableau des faits et des rapports entre eux agrave un moment donneacute pour aboutir

agrave la description drsquoun eacutetat de choses 2deg eacutetablir la seacuterie des changements successifs dans le

temps pour aboutir agrave une deacutetermination drsquoeacutevolution

2 I ndash Pour arriver agrave construire le tableau des faits simultaneacutes il faut ne pas perdre de vue le

caractegravere subjectif de tous les faits sociaux Sans doute il y a une part de faits mateacuteriels

qui sont les conditions des actes ce sont les corps les instruments les produits on peut

essayer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition mais ce ne peut ecirctre qursquoune eacutetude

preacuteparatoire elle ne suffira jamais pour faire comprendre un ensemble social De mecircme

les actes sociaux ont une partie mateacuterielle extraction fabrication transports on peut

essayer de les observer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition Mais crsquoest encore

une eacutetude qui ne se suffit pas agrave elle-mecircme les actes ainsi eacutetudieacutes isoleacutement restent des

pheacutenomegravenes inintelligibles1 Tout acte humain est un complexe la partie dirigeante celle

qui explique le reste est ou bien lrsquointention drsquoun individu ou bien la convention conclue

entre plusieurs crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene subjectif mal analyseacute mais ougrave entre

certainement une repreacutesentation il en est agrave cet eacutegard des faits eacuteconomiques comme des

faits politiques Toute construction devra donc conserver ce caractegravere subjectif

fondamental qui rend seul le pheacutenomegravene intelligible ce qursquoil faudra arriver agrave grouper

meacutethodiquement ce sera des faits de repreacutesentation

65

3 Cette neacutecessiteacute a de tregraves graves conseacutequences neacutegatives Elle suffit pour empecirccher

drsquoappliquer aux sciences sociales les meacutethodes qursquoon est tenteacute drsquoy introduire par analogie

avec les autres sciences constitueacutees ou du moins pour restreindre lrsquoemploi de ces

meacutethodes agrave lrsquoeacutetude de quelques faits speacuteciaux annexes (drsquoanthropologie ou de technique)

4 1deg La tentation la plus directe et aussi la plus ancienne historiquement a eacuteteacute drsquoemployer

en science sociale la meacutethode matheacutematique crsquoest ce qursquoa fait Queacutetelet M Bourdeau

(Lrsquohistoire et les historiens) a mecircme preacutetendu eacutetudier les faits historiques par un proceacutedeacute

arithmeacutetique Dans ce systegraveme on groupe les faits en cateacutegories et on les deacutenombre on

compare entre eux les chiffres on en conclut qursquoil existe un rapport entre les faits

exprimeacutes par ces chiffres Dans lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes la meacutethode arithmeacutetique

consiste agrave mettre des chiffres sur des faits et agrave conclure de ces chiffres agrave lrsquointensiteacute des

faits M Bourdeau propose par exemple de compter le nombre drsquoexemplaires auquel a eacuteteacute

tireacute un livre pour eacutevaluer lrsquoinfluence de ce livre sur la socieacuteteacute Ce proceacutedeacute repose sur une

confusion entre la mesure et le deacutenombrement

5 En fait la mesure dans les sciences sociales nrsquoest applicable qursquoagrave un petit nombre de

conditions mateacuterielles peu importantes telles que la taille ou lrsquoacircge aux poids des produits

et aux valeurs en numeacuteraire drsquoailleurs conventionnelles Elle peut fournir quelques

renseignements utiles mais elle ne permet pas de constituer le tableau drsquoune socieacuteteacute pas

mecircme drsquoun pheacutenomegravene social Pour tous les autres faits de la statistique les chiffres ne

repreacutesentent qursquoun deacutenombrement Or on a deacutenombreacute en commenccedilant par deacutefinir un

pheacutenomegravene drsquoune faccedilon conventionnelle ou mecircme en prenant un fait conventionnel (tel

que mariage crime journal syndicat) qursquoon reconnaicirct agrave un certain caractegravere convenu Le

deacutenombrement indique seulement le nombre de fois que ce caractegravere convenu srsquoest

trouveacute dans les pheacutenomegravenes qursquoon a compteacutes Ce caractegravere se ramegravene toujours agrave une

repreacutesentation or on ne peut compter des repreacutesentations encore moins les additionner

de faccedilon agrave eacutetablir une proposition scientifique On peut compter les crimes les journaux

les enfants naturels mais de la comparaison des chiffres que pourra-t-on conclure On a

compareacute des incommensurables des faits qui ne sont mecircme pas mesurables Qursquoy a-t-il de

commun entre un assassinat et une heacutereacutesie dans les pays ougrave lrsquoheacutereacutesie est un crime sinon

le caractegravere conventionnel drsquoecirctre tous deux des actes deacutefendus Le chiffre ne sera pas

inutile il pourra servir parfois agrave donner lrsquoideacutee drsquoun pheacutenomegravene anormal qui a besoin

drsquoecirctre eacutetudieacute mais par lui-mecircme il ne donne aucune conclusion sur le pheacutenomegravene Il nrsquoa

de sens qursquoappliqueacute agrave des pheacutenomegravenes deacutejagrave deacutefinis donc connus il ne permet pas de les

classer puisqursquoil ne renseigne pas sur leur nature

6 2deg Une deuxiegraveme tentation plus reacutecente et plus freacutequente a eacuteteacute drsquoappliquer aux sciences

sociales la meacutethode biologique Les faits sociaux eacutetant produits par des ecirctres vivants il

semble naturel de penser qursquoils se conforment aux lois des ecirctres vivants et de voir dans

la sociologie une branche de la biologie En effet une partie des faits sociaux sont des faits

physiologiques les maladies la reproduction la nutrition etc Il peut y avoir une science

physiologique des pheacutenomegravenes humains et en effet il y en a une crsquoest lrsquoanthropologie

ou lrsquoethnologie Mais elle laisse en dehors de son eacutetude preacuteciseacutement les faits sociaux

crsquoest-agrave-dire les rapports eacuteconomiques et la plupart des faits recueillis par la statistique

Crsquoest que ces faits ne srsquoexpliquent pas par la physiologie Ils ont bien une partie

mateacuterielle mais de la mecircme faccedilon que les faits de politique drsquoart ou de religion crsquoest-agrave-

dire comme condition neacutecessaire des actes Quant aux faits eux-mecircmes ce sont des

conventions et des croyances (crsquoest-agrave-dire des repreacutesentations) que la connaissance des

faits biologiques ne suffit jamais agrave expliquer

66

7 Comme on ne pouvait utiliser directement en science sociale les connaissances

biologiques on a eu lrsquoideacutee de prendre du moins la meacutethode et les lois de la biologie et de

les introduire directement dans lrsquoeacutetude des faits sociaux2 Pour cela il a fallu transcrire les

faits sociaux en langue biologique on a appeleacute les individus laquo cellules raquo les institutions

(crsquoest-agrave-dire les conventions et les regravegles) laquo organes raquo les habitudes des hommes

laquo fonctions des organes raquo on a nommeacute laquo organisme raquo lrsquoensemble drsquoun groupe drsquohommes

formeacute par une communauteacute quelconque (langue gouvernement religion) En

transformant ainsi des caractegraveres abstraits en reacutealiteacutes organiques on a construit un

systegraveme de meacutetaphores Puis on a appliqueacute agrave ces meacutetaphores les lois constateacutees par

lrsquoobservation directe des vrais organismes subordination des fonctions adaptation

seacutelection atrophie deacuteveloppement des organes

8 La premiegravere condition pour opeacuterer ainsi eucirct eacuteteacute de prouver lrsquoidentiteacute (ou du moins la

ressemblance de nature) entre un organisme biologique et une socieacuteteacute crsquoest-agrave-dire un

groupe drsquohommes ayant les mecircmes usages les mecircmes goucircts ou le mecircme souverain Or on

nrsquoa pu indiquer que des analogies meacutetaphoriques et on a neacutegligeacute le caractegravere

fondamental qui distingue les faits sociaux le caractegravere subjectif Entre la fonction drsquoun

rein et la fonction drsquoun garde champecirctre on peut trouver une ressemblance mais une

ressemblance meacutetaphorique lrsquoorgane opegravere par un processus biologique le

fonctionnaire par un processus psychologique Une meacutethode correcte ne peut pas

commencer par eacutecarter systeacutematiquement ce qui fait le caractegravere essentiel du

pheacutenomegravene social crsquoest-agrave-dire la repreacutesentation Il faut maintenir dans la construction de

la science sociale la notion de repreacutesentation et cela serait impossible avec une meacutethode

purement biologique En tout cas si lrsquoon veut opeacuterer par cette meacutethode on ne doit

lrsquoappliquer qursquoagrave lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes biologiques On peut nier la possibiliteacute drsquoeacutetudier

drsquoautres pheacutenomegravenes et deacuteclarer qursquoon renonce agrave connaicirctre les faits psychologiques

mais on ne doit pas les deacutefigurer pour leur donner une ressemblance verbale avec des

faits biologiques Par cette meacutethode meacutetaphorique on ne fera qursquoune science verbale

dont on ne tirera aucune lumiegravere sur la nature et lrsquoenchaicircnement des faits puisqursquoil

faudra drsquoabord retraduire les faits de cette langue meacutetaphorique dans la langue naturelle

des faits sociaux qui est forceacutement une langue psychologique

9 3deg Une tentation drsquoune autre nature crsquoest drsquoemployer une meacutethode mixte psychologique

au point de deacutepart logique dans la construction Le type le plus complet en a eacuteteacute donneacute

par lrsquoeacuteconomie politique de la premiegravere moitieacute du XIXe siegravecle (celle qursquoon a surnommeacutee

orthodoxe) On part de ce principe geacuteneacuteral de toute meacutethode en science qursquoon doit

proceacuteder par analyse On commence par une analyse au sens meacutetaphorique une analyse

psychologique On observe des pheacutenomegravenes sociaux tregraves habituels par exemple la vente

on se demande sur quels pheacutenomegravenes psychologiques elle repose On en distingue un ou

deux tregraves habituels qursquoon regarde comme les plus importants lrsquooffre et la demande on

les transforme en un principe Agrave partir de lagrave opeacuterant par deacuteduction on cherche ce qui se

produirait entre gens dont les actes nrsquoauraient qursquoun seul mobile la repreacutesentation de

lrsquoavantage de vendre cher ou bien drsquoacheter agrave bon marcheacute Ce serait peut-ecirctre un proceacutedeacute

provisoire de recherche pour tacirccher de preacuteciser ses propres impressions agrave condition

drsquoeacutetudier ensuite les autres faits psychologiques qui entrent dans la constitution drsquoune

vente et de regarder par lrsquoobservation comment ces faits se combinent dans la reacutealiteacute

Mais on oublie de revenir agrave lrsquoobservation du principe abstrait poseacute au deacutebut on deacuteduit

logiquement ce qui devrait se produire si cette repreacutesentation agissait seule et cette

deacuteduction on lrsquoappelle une loi Crsquoest un proceacutedeacute analogue agrave certaines consideacuterations

67

matheacutematiques Mais quand on veut appliquer agrave la reacutealiteacute les abstractions matheacutematiques

ainsi obtenues on fait rentrer dans son calcul les autres eacuteleacutements de la reacutealiteacute (en

nrsquoeacutecartant que les quantiteacutes neacutegligeables) Dans la meacutethode sociale logique on arrive sans

y penser agrave calculer la reacutealiteacute drsquoapregraves un seul eacuteleacutement

10 Ainsi les trois meacutethodes matheacutematique biologique logique sont incorrectes Si on srsquoest

laisseacute aller agrave les introduire dans les sciences sociales crsquoest par de fausses analogies

Lrsquohistoire peut servir agrave en montrer lrsquoilleacutegitimiteacute En fait aucun historien jusqursquoagrave ces

derniegraveres anneacutees du moins nrsquoa eu lrsquoideacutee de les appliquer agrave lrsquohistoire et cela pour des

raisons pratiques Lrsquohistorien opegravere avec des documents ougrave le caractegravere psychologique est

trop marqueacute pour qursquoil puisse lrsquooublier il nrsquoest donc pas menaceacute de lrsquoillusion biologique

il opegravere sur des documents ougrave les chiffres sont rares ce qui le preacuteserve de lrsquoillusion qursquoon

peut reacuteduire les faits historiques en chiffres il opegravere avec des documents ougrave se

rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature ce qui le garantit contre lrsquoabstraction

logique Ce qui a eacuteviteacute aux historiens les faux-pas faits dans les eacutetudes sociales directes

crsquoest la situation deacutefavorable de lrsquohistoire la confusion qui lrsquoa empecirccheacutee de srsquoorganiser

avec un appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la

preacutetention de faire de la science

11 La meacutethode historique si peu avanceacutee pourtant peut ainsi rendre quelque service aux

sciences sociales en les empecircchant drsquoadopter une meacutethode qui ne tiendrait pas compte

du caractegravere psychologique des faits sociaux ou de lrsquoimpossibiliteacute de les mesurer ou de la

neacutecessiteacute de ne pas les isoler Cet avertissement peut se formuler en quelques regravegles

pratiques

12 1deg Lrsquohistoire fait voir que tout pheacutenomegravene social doit ecirctre eacutetudieacute par lrsquoobservation jusqursquoagrave

ce qursquoon ait atteint son fond psychologique crsquoest-agrave-dire des intentions et des

repreacutesentations communes agrave un groupe drsquohommes Il faut donc deacuteterminer drsquoabord

quelles sont les intentions et les repreacutesentations des hommes dans les diffeacuterents cas

particuliers qursquoon aura eacutetudieacutes pour servir de types ensuite quelles sont les intentions et

les repreacutesentations communes agrave tous ces cas Ce sont ces traits communs qui serviront agrave

donner la deacutefinition mecircme du fait social apregraves quoi il restera agrave deacuteterminer quels sont les

groupes drsquohommes qui ont ces intentions et ces repreacutesentations Toute eacutetude sociale doit

commencer par ces constatations preacutealables

13 2deg Lrsquohistoire donne lrsquohabitude de voir coexistant dans un mecircme temps des usages sociaux

diffeacuterents des groupes sociaux formeacutes sur des principes diffeacuterents et enchevecirctreacutes les uns

dans les autres des groupes politiques religieux linguistiques eacuteconomiques chacun

opposeacute agrave drsquoautres et cependant formeacutes en partie des mecircmes individus des gens qui

parlent une mecircme langue ou pratiquent une mecircme religion et qui sont soumis agrave des

gouvernements diffeacuterents Elle oblige agrave se rendre compte des groupes et des individus qui

les composent Elle permet de poser cette regravegle applicable agrave la construction des faits

sociaux On doit toujours preacuteciser dans quels groupes sociaux se produit le pheacutenomegravene agrave

eacutetudier et de quels individus se compose chaque groupe Il ne faut donc pas se laisser

prendre agrave lrsquoapparence drsquoorganisme que preacutesentent les socieacuteteacutes humaines et neacutegliger

drsquoexaminer la composition de ces laquo organismes raquo il faut au contraire analyser avec

preacutecision les termes collectifs en se posant une seacuterie de questions Quel groupe eacutetudie-t-

on Par quelle sorte de lien (politique eacuteconomique linguistique) est formeacute ce groupe

Est-il homogegravene ou nrsquoest-il qursquoun agreacutegat heacuteteacuterogegravene de groupes En ce cas de quels

sous-groupes est-il composeacute Dans quelles limites de pays et de temps se sont produits

les faits sociaux qursquoon eacutetudie

68

14 3deg Lrsquohistoire montre qursquoil y a dans une socieacuteteacute beaucoup de faits diffeacuterents crsquoest-agrave-dire

beaucoup de conditions et drsquousages diffeacuterents Elle ne permet pas directement de les

preacutevoir tous de faccedilon agrave dresser le questionnaire qui permettrait de les rechercher ni de

tracer le cadre dans lequel on les groupera Crsquoest au contraire lrsquoobservation du preacutesent qui

seule peut faire connaicirctre les pheacutenomegravenes Mais lrsquohistoire complegravete cette eacutetude directe de

deux faccedilons 1o Elle eacutetudie tous les faits de tout genre dans une socieacuteteacute et cela lrsquoempecircche

drsquooublier lrsquoexistence de certaines cateacutegories de faits ce qui arrive forceacutement aux

speacutecialistes 2deg Elle eacutetudie des socieacuteteacutes varieacutees et cela lrsquoamegravene agrave preacutevoir une plus grande

varieacuteteacute de combinaisons sociales En fait lrsquoideacutee drsquoun questionnaire geacuteneacuteral applicable agrave

toutes les socieacuteteacutes viendra plus naturellement agrave un historien habitueacute agrave une vue geacuteneacuterale

de lrsquohumaniteacute Une fois constitueacute pour les besoins de lrsquohistoire ce proceacutedeacute pourra se

transporter aux sciences sociales ainsi on arrivera agrave dresser le questionnaire universel

ougrave seront preacutevus tous les pheacutenomegravenes sociaux possibles et qui servira de cadre de

groupement agrave tous

15 4deg Lrsquoavantage de ce scheacutema drsquoensemble pourrait nrsquoecirctre pas compris par les speacutecialistes il

leur sera montreacute par lrsquoexpeacuterience des progregraves de lrsquohistoire Un des plus grands progregraves

historiques a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de faits indeacutependants

que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes sont lieacutes entre eux

reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres si nous les distinguons ce

nrsquoest que par abstraction Dans la reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits speacuteciaux eacuteconomiques

religieux scientifiques politiques il y a des hommes et des habitudes qui se modifient

constamment les uns les autres Ce lien est appeleacute parfois complexus en allemand

Zusammenhang

16 II ndash Lrsquoeacutetude de ces reacuteactions reacuteciproques est un des objets de recherches de lrsquohistoire Or

les sciences sociales par le fait de leur origine speacuteciale ont une tendance agrave se reacuteduire agrave

des eacutetudes speacutecialiseacutees crsquoest-agrave-dire agrave srsquoenfermer dans lrsquoexamen minutieux drsquoune seule

espegravece drsquoabstraction La marche naturelle de la science est drsquoeacutetudier seacutepareacutement les

pheacutenomegravenes sociaux produits par chaque espegravece drsquoactiviteacute de grouper ceux drsquoune mecircme

espegravece en une cateacutegorie speacuteciale et de rechercher les rapports entre les faits de mecircme

cateacutegorie en eacutecartant systeacutematiquement les faits des autres espegraveces Le linguiste

nrsquoexamine que les faits de langue lrsquoeacuteconomiste que les faits eacuteconomiques Mais chacun de

ces faits reste inintelligible tant qursquoon srsquoenferme dans une eacutetude speacuteciale car ils sont lieacutes

agrave drsquoautres qui en sont la raison drsquoecirctre Agrave quiconque eacutetudie speacutecialement les pheacutenomegravenes

sociaux il est indispensable de rappeler le complexus qui relie entre elles toutes les

activiteacutes humaines

17 Cela est drsquoautant plus neacutecessaire qursquoun fait social nrsquoest pas mecircme un fragment de la

reacutealiteacute comme peut lrsquoecirctre un fait anatomique crsquoest une simple abstraction un acte ou un

eacutetat drsquoun ou de plusieurs individus deacutesigneacute drsquoordinaire par une meacutetaphore qui augmente

les chances drsquoerreur Pour comprendre des faits de ce genre il faut se les repreacutesenter

toujours comme les eacutetats les actes les conditions drsquoindividus vivant en socieacuteteacute et se

repreacutesenter leur place dans lrsquoensemble des faits drsquoune socieacuteteacute Crsquoest lrsquoapplication drsquoun

principe commun agrave toute science On doit isoler les faits pour les constater les rapprocher

pour les comprendre

18 Voici un tableau sommaire des pheacutenomegravenes essentiels de toute socieacuteteacute qui donnera les

cateacutegories geacuteneacuterales de questions agrave preacutevoir

69

19 I ndash Conditions mateacuterielles ndash Elles se divisent en deux sortes

1deg Les corps humains ndash Crsquoest la matiegravere de deux sortes drsquoeacutetudes lrsquoanthropologie eacutetude

geacuteneacuterale des caractegraveres physiques des diffeacuterentes races drsquohommes la deacutemographie eacutetude

de la reacutepartition locale des pheacutenomegravenes corporels ordinaires et de leurs proportions

numeacuteriques

2deg Le milieu mateacuteriel geacuteneacuteral Il se subdivise en milieu naturel objet de la geacuteographie

ndash milieu artificiel reacutesultant de lrsquoameacutenagement fait par les hommes (cultures eacutedifices

voies de transport etc)

20 IIndash Habitudes intellectuelles Les principales sont 1deg la langue et lrsquoeacutecriture 2deg les

beaux-arts diviseacutes eux-mecircmes en plusieurs branches 3deg les arts techniques 4deg la

religion 5deg la morale et la meacutetaphysique 6deg les sciences

21 III ndash Habitudes mateacuterielles non obligatoires

1deg Les coutumes de vie mateacuterielle alimentation vecirctement et parure soins du corps

habitation 2deg les coutumes de vie priveacutee emploi du temps ceacutereacutemonial divertissements

deacuteplacements 3deg les coutumes eacuteconomiques production (agricole miniegravere industrielle)

transports eacutechange appropriation transmissions et contrats

22 IV ndash Institutions sociales

1deg Proprieacuteteacute et succession 2deg famille 3deg eacuteducation 4deg classes sociales

23 V ndash Institutions publiques

1deg Recrutement et organisation du personnel de gouvernement (gouvernement central et

services speacuteciaux) regravegles officielles du gouvernement proceacutedure reacuteelle des opeacuterations de

gouvernement (centrales et speacuteciales) 2deg organisation recrutement regravegles et pratiques

du gouvernement eccleacutesiastique 3deg organisation recrutement regravegles pratiques des

pouvoirs locaux

24 VI ndash Relations entre les groupes sociaux souverains

1deg Organisation du personnel de relations internationales 2deg conventions regravegles usages

communs formant le droit international officiel et reacuteel

NOTES

1 Voir plus haut chap VII III

2 Herbert Spencer lrsquoa essayeacute dans ses Principes de sociologie et Taine a expresseacutement formuleacute cette

meacutethode dans lrsquoIntroduction de lrsquoHistoire de la litteacuterature anglaise Pour les tentatives plus reacutecentes

voir P Barth Die Philosophie der Geschichte als Sociologie 1897

70

Chapitre X

Meacutethode de groupement des faitssuccessifs

I Transformations sociales ndash Transformation et eacutevolution ndash Diffeacuterence entre lrsquoeacutevolution sociale etlrsquoeacutevolution biologiqueII Eacutetude analytique des transformations ndash Opeacuterations successives preacutecautions critiquesIII Comparaison des eacutevolutions ndash Meacutethode statistique ndash Meacutethode psychologique ndash Processushistorique des eacutevolutions changement drsquohabitudes renouvellement des individus ndash Conditionsdrsquoune conclusion scientifique

1 I ndash La derniegravere opeacuteration de la construction historique crsquoest de grouper les pheacutenomegravenes

successifs pour arriver agrave dresser le tableau de lrsquoeacutevolution

2 Qursquoest-ce qursquoune eacutevolution Quelle est la nature de cette relation que nous appelons

eacutevolution La premiegravere notion empirique donneacutee par lrsquoexamen drsquoune seacuterie drsquoeacutetats

successifs crsquoest la notion de changement Dans tous les ordres de pheacutenomegravenes sociaux si

lrsquoon compare soit lrsquoorganisation drsquoensemble drsquoun pays soit un deacutetail de lrsquoorganisation

drsquoun pays agrave deux ou plusieurs moments successifs on constate que les eacutetats ainsi

compareacutes ne sont pas identiques ces diffeacuterences entre les moments ce sont les

changements Mais tout changement nrsquoest pas une eacutevolution Si lrsquoeacutetat de choses a changeacute

du premier au deuxiegraveme moment mais qursquoagrave un troisiegraveme moment il redevienne identique

au premier il nrsquoy a eu qursquoune oscillation Si les mecircmes eacutetats successifs sont tous

diffeacuterents mais que les diffeacuterences successives ne preacutesentent pas de reacutegulariteacute si dans la

seacuterie des eacutetats lrsquoeacutetat ndeg 5 est plus semblable agrave lrsquoeacutetat ndeg 1 que lrsquoeacutetat ndeg 3 il nrsquoy a que des

variations en sens divers il nrsquoy a pas eacutevolution La seacuterie des changements ne devient une

eacutevolution que si elle va dans une direction qui nous paraicirct constante Le mot mecircme est

une meacutetaphore pour indiquer que les eacutetats les plus reacutecents sont de moins en moins

semblables agrave lrsquoeacutetat le plus ancien Lrsquoobjet ou le pheacutenomegravene est compareacute agrave une chaicircne qui

se deacuteroule en srsquoeacuteloignant de son point de deacutepart

3 Lrsquoeacutevolution est un pheacutenomegravene fondamental dans toutes les sciences qui eacutetudient des ecirctres

vivants mais crsquoest en histoire qursquoelle tient la place capitale Lrsquohistoire est avant tout la

science de lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes aussi la pratique de lrsquohistoire a-t-elle obligeacute agrave se poser

plus nettement qursquoen toute autre science la question de lrsquoeacutevolution La science sociale au

contraire risque drsquooublier lrsquoeacutevolution parce qursquoelle se limite agrave des peacuteriodes de temps tregraves

71

courtes ougrave lrsquoeacutevolution est moins sensible Ou bien elle peut ecirctre tenteacutee drsquoemprunter la

notion drsquoeacutevolution agrave la biologie crsquoest une tendance des sociologues drsquoexpliquer les

eacutevolutions sociales en leur appliquant les lois de lrsquoeacutevolution biologique seacutelection lutte

pour lrsquoexistence survie des plus aptes Il suffit de rappeler les travaux de Gumplowicz et

de Patten

4 Lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute ou drsquoun usage est un fait tout diffeacuterent de lrsquoeacutevolution drsquoune

espegravece animale il nrsquoy a de commun entre elles que le fait drsquoune transformation dans un

sens continu Mais quant au processus de la transformation rien a priori nrsquoindique qursquoil soit

semblable dans les deux cas et en fait il est profondeacutement diffeacuterent mecircme quand il

srsquoexprime par des termes identiques tels que heacutereacutediteacute seacutelection parce qursquoil est produit par

des pheacutenomegravenes de nature diffeacuterente En biologie lrsquoeacutevolution est un fait purement

biologique lrsquoheacutereacutediteacute est physiologique les parents transmettent leurs aptitudes

physiologiques agrave leurs descendants par un proceacutedeacute physiologique la seacutelection est

physiologique En matiegravere sociale ce sont des faits mixtes en partie physiologiques en

partie psychologiques lrsquoheacutereacutediteacute crsquoest lrsquoheacuteritage reacutegleacute par des coutumes juridiques la

seacutelection crsquoest le choix fait pour beaucoup de raisons eacutetrangegraveres agrave lrsquoinstinct sexuel Ces

proceacutedeacutes drsquoeacutevolution nrsquoont qursquoune ressemblance meacutetaphorique avec le processus

physiologique ils aboutissent mecircme souvent agrave des reacutesultats inverses

5 II ndash Comment peut-on eacutetudier lrsquoeacutevolution des faits sociaux Ici on retrouve la neacutecessiteacute

commune agrave toute eacutetude scientifique pour constater il faut isoler pour comprendre il

faut rapprocher

6 On devra drsquoabord isoler les eacutevolutions agrave eacutetudier

7 1deg On doit prendre seacutepareacutement les espegraveces de faits sociaux et chercher quelle a eacuteteacute

lrsquoeacutevolution de chacun Ce travail exige une seacuterie drsquoopeacuterations

8 La premiegravere opeacuteration consiste agrave deacuteterminer nettement le fait dont on aura agrave chercher

lrsquoeacutevolution crsquoest forceacutement une abstraction une certaine espegravece drsquoactiviteacute humaine ou

de condition mateacuterielle par exemple le nombre de gens dans une condition donneacutee

(marieacutes ceacutelibataires condamneacutes) ndash ou la proportion entre les cateacutegories ndash ou une

somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets ou drsquoinstruments par exemple le nombre de

kilomegravetres de voie ferreacutee le nombre de machines la somme employeacutee agrave un but (budget

salaire) ndash ou un usage (marcheacute forme de creacutedit) ndash ou une institution (coopeacuterative

syndicat) On doit toujours penser agrave ce caractegravere abstrait pour ne pas oublier la nature du

fait et lrsquoon doit prendre garde de ne pas changer dans le courant de lrsquoeacutetude le nom qursquoon

aura une fois donneacute agrave ce fait

9 La deuxiegraveme opeacuteration crsquoest de deacuteterminer le groupe dans lequel on eacutetudie le pheacutenomegravene

en eacutevolution De quelle espegravece est-il et dans quelles limites est-il fixeacute Il est neacutecessaire

de se tenir en garde contre les cas ougrave le groupe eacutetudieacute au point de deacutepart est remplaceacute par

un autre groupe qui conserve le mecircme nom Dans le cas ougrave le groupe srsquoest conserveacute mais

avec des agrandissements ou des diminutions il faut penser agrave ajouter ou agrave deacutefalquer

Toute eacutetude drsquoeacutevolution sur la France dans la deuxiegraveme moitieacute du XIXe siegravecle doit tenir

compte de lrsquoannexion de la Savoie et de la perte de lrsquoAlsace-Lorraine

10 La troisiegraveme opeacuteration consiste agrave deacuteterminer la dureacutee de temps pendant laquelle on veut

observer lrsquoeacutevolution et les points de repegravere chronologiques Veut-on constater lrsquoeacutetat des

choses seulement agrave chacun des deux bouts de la peacuteriode ou constater les eacutetats

intermeacutediaires Elle implique cette question corollaire Possegravede-t-on les documents

neacutecessaires pour chacun de ces eacutetats

72

11 2deg On compare lrsquoeacutetat du pheacutenomegravene aux diffeacuterents moments et ainsi on obtient

lrsquoeacutevolution agrave lrsquoeacutetat brut on constate la diffeacuterence entre lrsquoeacutetat des choses au

commencement de la peacuteriode et lrsquoeacutetat des choses agrave la fin Mais cette diffeacuterence est

exprimeacutee seulement par des chiffres ou par des descriptions sans explication qui

permette drsquoapercevoir la continuiteacute de lrsquoeacutevolution

12 Il faut ici prendre une preacutecaution critique Les termes employeacutes au commencement et agrave la

fin de la peacuteriode pour reacutesumer le pheacutenomegravene sont-ils reacuteellement comparables entre eux

Ils expriment seulement les pheacutenomegravenes connus non les pheacutenomegravenes reacuteels Pour avoir le

droit de les comparer il faut que la connaissance soit resteacutee agrave peu pregraves la mecircme si elle a

changeacute on comparera sans srsquoen apercevoir des termes diffeacuterents On eacutetudie les chiffres

annuels des suicides ou des crimes agrave deux moments en 1800 et en 1900 mais ce ne sont

que les crimes ou les suicides connus en 1800 et 1900 et la comparaison ne peut donner

que lrsquoeacutevolution des crimes ou des suicides connus Il reste agrave savoir quelle est la relation

avec lrsquoeacutevolution des suicides ou des crimes reacuteels On sait aujourdrsquohui quel eacutecart eacutenorme

seacutepare le chiffre des centenaires preacutetendus et des centenaires reacuteels et que cet eacutecart

diminue fortement agrave mesure que lrsquoeacutetat civil devient plus reacutegulier Si lrsquoon trouve une plus

forte proportion de preacutetendus centenaires il y a cent ans pourra-t-on en conclure que

lrsquoeacutevolution a eacuteteacute la diminution des centenaires Il faut donc toujours srsquoassurer qursquoon

compare des renseignements de mecircme valeur Cette preacutecaution est naturellement

suggeacutereacutee par lrsquohistoire ougrave la diffeacuterence drsquoabondance des renseignements est si grande que

lrsquooubli de cette preacutecaution megravenerait agrave des conclusions trop visiblement absurdes

13 III ndash Apregraves avoir isoleacute les eacutevolutions pour les constater on est obligeacute de les rapprocher

pour les comprendre

14 Le proceacutedeacute normal de comparaison des sciences sociales est la comparaison statistique

on a essayeacute de lrsquoeacuteriger en meacutethode Pour tout pheacutenomegravene exprimable en chiffre

lrsquoeacutevolution peut se repreacutesenter soit par un tableau arithmeacutetique soit par une courbe (qui

en est la traduction geacuteomeacutetrique) Il est naturel de comparer entre elles ces courbes pour

voir si elles preacutesentent quelque rapport constant Si lrsquoon ne trouve aucun rapport on en

conclut que les faits sont le produit de causes indeacutependantes Si les courbes varient

ensemble on conclut que les eacutevolutions sont lieacutees entre elles par quelque lien de cause agrave

effet soit direct soit indirect Mais il est impossible par ce proceacutedeacute de distinguer si le lien

est direct ou indirect crsquoest ce qui arrive quand on compare les courbes de la criminaliteacute

et de lrsquoinstruction ou les variations des prix et le nombre des gregraveves ou le nombre des

mariages et le prix du pain Et mecircme ce nrsquoest pas la seule inspection des chiffres qui a

donneacute lrsquoideacutee de supposer un lien crsquoest une hypothegravese qursquoon a imagineacutee pour des raisons

psychologiques et qursquoon cherche agrave veacuterifier par les chiffres Crsquoest que dans les pheacutenomegravenes

sociaux les conditions mateacuterielles et les produits ou les actes humains sont les seuls faits

qursquoon atteigne par des proceacutedeacutes statistiques Or les actes et les produits ne sont que des

effets de pheacutenomegravenes internes Quant aux conditions elles sont tout au plus des limites

neacutegatives Certaines conditions sont neacutecessaires pour qursquoil se produise un pheacutenomegravene

social (il ne peut pas se creacuteer une ville sans nourriture) mais jamais elles ne sont

suffisantes pour le produire il y faut toujours des hommes

15 Les causes au sens scientifique crsquoest-agrave-dire les conditions deacuteterminantes des faits sociaux

sont toujours des eacutetats inteacuterieurs des motifs or aucun proceacutedeacute statistique nrsquoatteint les

eacutetats inteacuterieurs Voilagrave pourquoi pour expliquer toute eacutevolution sociale il faut remonter agrave

une cause psychologique par conseacutequent faire intervenir une espegravece de pheacutenomegravenes qui

eacutechappe agrave toute meacutethode statistique

73

16 Pour lrsquoexplication derniegravere des eacutevolutions comme des faits eux-mecircmes il faut donc

recourir agrave une meacutethode psychologique qui est celle de lrsquohistoire Lorsqursquoun fait social a

changeacute soit de quantiteacute soit de forme cette eacutevolution a eu pour cause un changement ou

dans les conditions exteacuterieures ou dans lrsquoeacutetat inteacuterieur des hommes Il faut donc se

demander Qursquoy a-t-il de changeacute ou dans les motifs des actes ou dans les conditions

exteacuterieures de ces motifs Et pour se poser les questions avec preacutecision il faut dresser

un questionnaire des changements possibles

17 Ainsi pour comprendre la place drsquoun pheacutenomegravene social dans la dureacutee drsquoune socieacuteteacute on

revient au proceacutedeacute employeacute pour comprendre sa place dans lrsquoensemble des pheacutenomegravenes de

la socieacuteteacute

18 Pour reacutepondre aux questions il suffira de reprendre le questionnaire eacutetabli pour lrsquoeacutetude

des pheacutenomegravenes simultaneacutes et de passer en revue toutes les grandes cateacutegories de

changements de la race du milieu des habitudes intellectuelles mateacuterielles

eacuteconomiques des institutions sociales politiques etc qui peuvent ecirctre causes drsquoune

transformation On aura vite fait de distinguer lrsquoespegravece de changement qui aura pu agir

sur lrsquoeacutevolution particuliegravere qursquoon eacutetudie

19 Il faut ici se tenir en garde contre la tendance naturelle agrave se repreacutesenter chaque espegravece de

pheacutenomegravene social isoleacute par lrsquoabstraction comme un ecirctre reacuteel qui eacutevoluerait par une force

propre agrave la faccedilon drsquoun organisme On a parleacute de la laquo vie des mots raquo de laquo lrsquoeacutevolution des

genres litteacuteraires raquo de la vie des croyances ou des regravegles de droit ou des institutions Crsquoest

une meacutetaphore dangereuse Un mot un genre artistique une croyance une institution ne

sont que des abstractions Une abstraction nrsquoeacutevolue pas au sens reacuteel il nrsquoy a que des ecirctres

qui eacutevoluent Crsquoest un grand danger en histoire de se laisser aller agrave faire la biographie

drsquoecirctres imaginaires tels que lrsquoEacuteglise la royauteacute la Bourse la speacuteculation On peut

employer ces mots abstraits pour abreacuteger mais quand on travaille agrave comprendre les

reacutealiteacutes il faut avoir toujours soin drsquoeacutecarter ces fantocircmes et de remonter dans la

recherche des causes jusqursquoau moment ougrave on atteint des hommes

20 La recherche conduite au moyen du questionnaire nous amegravene agrave deacutecouvrir les

changements de motifs qui ont produit lrsquoeacutevolution Ils nous apparaissent drsquoabord

confuseacutement comme les motifs drsquoun groupe drsquohommes On aperccediloit en gros par exemple

chez un peuple chreacutetien que la crainte de lrsquoenfer a diminueacute ce qui explique

lrsquoaccroissement des suicides

21 Mais ces motifs collectifs ne sont intelligibles que comme une somme de motifs

individuels Et on se trouve ainsi rameneacute agrave se repreacutesenter des individus agrave se les imaginer

tels qursquoils eacutetaient au commencement de lrsquoeacutevolution puis tels qursquoils ont eacuteteacute agrave la fin et agrave se

demander ce qursquoil y a eu de changeacute en eux ou autour drsquoeux qui ait pu produire le

changement constateacute par lrsquoeacutetude analytique de lrsquoeacutevolution

22 Le changement social peut se produire de deux faccedilons qursquoil est neacutecessaire de savoir

distinguer 1deg Ou bien les hommes changent reacuteellement en un point quelconque leur

faccedilon drsquoagir ou leurs regravegles drsquoaction ndash soit volontairement parce que leurs ideacutees sur ce

point ont changeacute ndash soit par la contrainte des conditions mateacuterielles ndash soit par la pression

de leur gouvernement ou de lrsquoopinion de gens dont ils deacutependent 2deg Ou bien les hommes

qui agissaient drsquoune certaine faccedilon au deacutebut de la peacuteriode sont morts et ils ont eacuteteacute

remplaceacutes par drsquoautres hommes (soit leurs descendants soit des eacutetrangers) qui

procegravedent autrement qursquoeux parce qursquoils ont drsquoautres motifs ou drsquoautres habitudes

74

23 Lrsquohumaniteacute se renouvelle par un changement continuel des geacuteneacuterations crsquoest le

pheacutenomegravene fondamental de lrsquohistoire et crsquoest probablement la cause capitale de

lrsquoeacutevolution sociale Ainsi se produisent les eacutevolutions dans les corps constitueacutes (clergeacute

corporations corps de fonctionnaires) le corps conserve un mecircme nom mais tous les

membres sont renouveleacutes Cette continuiteacute du nom donne lrsquoillusion si lrsquoon nrsquoy prend

garde drsquoune eacutevolution organique du corps De mecircme pour le corps social dans son

ensemble lrsquoeacutevolution doit ecirctre expliqueacutee en tenant compte du renouvellement des

geacuteneacuterations Ce pheacutenomegravene fondamental srsquoimpose agrave lrsquoattention de lrsquohistorien agrave moins

qursquoil ne soit tregraves irreacutefleacutechi mais il peut fort bien eacutechapper agrave lrsquohomme des sciences

sociales qui eacutetudie des eacutevolutions beaucoup plus courtes ougrave le renouvellement des

geacuteneacuterations est moins apparent

24 Lrsquoexplication des eacutevolutions par des changements psychologiques a sur les proceacutedeacutes

statistiques lrsquoavantage drsquoecirctre intelligible mais elle reste une hypothegravese Elle permet de

trouver la cause probable du changement social elle ne peut pas prouver qursquoil nrsquoy en ait

pas eu drsquoautre cause Pour arriver agrave une deacutemonstration scientifique il faudrait appliquer

un proceacutedeacute dont on nrsquoa fait que tregraves rarement un usage meacutethodique en histoire et qursquoon

nrsquoa pas eu occasion drsquoappliquer rigoureusement en science sociale la comparaison de

plusieurs eacutevolutions

25 Il ne suffirait pas de comparer lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene speacutecial dans plusieurs

groupes sociaux indeacutependants crsquoest ce qursquoon a essayeacute de faire dans la linguistique

compareacutee la mythologie compareacutee le droit compareacute on compare lrsquoeacutevolution drsquoun mythe

ou drsquoune regravegle de droit chez les Grecs les Romains les Germains Cette comparaison

drsquoabstractions ne fait pas connaicirctre les causes des transformations elle ne sert qursquoagrave en

deacutefinir plus nettement les caractegraveres Crsquoest sur lrsquoensemble des socieacuteteacutes qursquoil faudrait

opeacuterer en comparant les eacutevolutions de plusieurs ensembles On verrait alors quels sont

les pheacutenomegravenes qui manquent ensemble dans plusieurs eacutevolutions et ceux qui srsquoy

trouvent ensemble ceux qui ne se trouvent jamais ensemble et ceux qui tantocirct

srsquoaccompagnent tantocirct se seacuteparent Agrave deacutefaut de lrsquoexpeacuterimentation qui seule permet

drsquoisoler reacuteellement les pheacutenomegravenes la comparaison des ensembles est le seul proceacutedeacute

pour constater quels pheacutenomegravenes sont geacuteneacuteralement lieacutes ensemble et lesquels sont

indeacutependants Mais cette opeacuteration ne peut se faire ni par une meacutethode purement sociale

sur une seule socieacuteteacute observeacutee pendant une courte dureacutee de temps ni par une meacutethode

purement historique sur des socieacuteteacutes observeacutees sans preacutecision Elle ne sera possible que

lorsqursquoon arrivera agrave combiner les meacutethodes des sciences sociales avec la meacutethode

historique Alors seulement pourra ecirctre constitueacutee la science des socieacuteteacutes humaines et de

leurs transformations

75

Deuxiegraveme partie La meacutethodehistorique et lrsquohistoire sociale

76

Chapitre XI

Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire

I Formation de lrsquohistoire ndash Lrsquohistoire dans lrsquoAntiquiteacute au Moyen Acircge agrave la Renaissance ndash Leshistoires speacuteciales et lrsquohistoire geacuteneacuterale ndash Naissance des histoires speacuteciales histoire universellehistoire geacuteneacuteraleII Rapports entre lrsquohistoire et les sciences sociales ndash Les sciences sociales en tant que sciencesdocumentaires emploient la critique historique ndash Neacutecessiteacute de lrsquoeacutetude du passeacute en science socialendash Divisions de lrsquohistoire sociale

1 I ndash Lrsquohistoire est une creacuteation des Grecs mais leur mot ἱστορία (teacutemoignage) est vague et

ne correspond pas agrave ce que Thucydide et Polybe ont fait de lrsquohistoire Crsquoest

essentiellement le reacutecit des faits humains qui paraissent assez inteacuteressants pour ecirctre

raconteacutes notion vague qui laisse une varieacuteteacute extrecircme dans le choix des faits soit pour

lrsquoeacutetendue du terrain soit pour lrsquoespegravece des faits eux-mecircmes Lrsquoeacutetendue du terrain agrave

observer srsquoest vite agrandie depuis le petit monde des citeacutes grecques jusqursquoagrave la

conception drsquoune histoire srsquoeacutetendant sur tout le champ connaissable de lrsquohumaniteacute deacutejagrave

avec Polybe apparaicirct lrsquohistoire universelle lrsquohistoire du monde civiliseacute connu Cette

conception universaliste de lrsquohistoire srsquoest transmise par les eacutecrivains eccleacutesiastiques du

IVe siegravecle (saint Jeacuterocircme saint Augustin) aux chroniqueurs des siegravecles barbares combineacutee

avec une division tireacutee des Apocalypses la succession des grandes monarchies elle se

perpeacutetue agrave travers tout le Moyen Acircge jusqursquoau Discours sur lrsquohistoire universelle de Bossuet

2 Quant agrave lrsquoespegravece de faits qui doivent faire la matiegravere de lrsquohistoire les anciens ont oscilleacute

entre deux meacutethodes

3 1deg Choisir systeacutematiquement les faits qursquoil peut ecirctre utile de connaicirctre pour la pratique

crsquoest la conception de Thucydide formuleacutee par Polybe Lrsquohistorien recueille ce qui peut

servir drsquoenseignement aux hommes drsquoEacutetat et de guerre On aboutit agrave lrsquohistoire militaire et

diplomatique qui a conserveacute jusqursquoagrave nos jours une place preacutepondeacuterante dans le travail

historique

4 2deg Prendre sans choix les faits conserveacutes par la tradition eacutecrite ou orale crsquoest le systegraveme

des Annales drsquoorigine grecque mais devenu classique chez les Romains Lrsquohistorien

reproduit tout y compris les prodiges les accidents les inondations (il en reste des traces

dans Tite-Live et dans les Annales de Tacite)

77

5 Puis viennent les preacuteoccupations litteacuteraires lrsquohistorien cherche les occasions de discours

(comme Tite-Live) ou de remarques morales et psychologiques (comme Tacite) Lrsquohistoire

devient alors un reacutecit composite ougrave la leccedilon de choses pratique est combineacutee avec une

œuvre drsquoart oratoire Crsquoest dans cette forme qursquoelle a eacuteteacute imiteacutee au Moyen Acircge par

quelques chroniqueurs (en latin puis en langue vulgaire) et qursquoelle a eacuteteacute restaureacutee par les

historiens de la Renaissance et leurs successeurs Jusqursquoau XVIIIe siegravecle on ne voit pas de

progregraves dans la conception de lrsquohistoire aucun des historiens du XVIIe siegravecle nrsquoa une

supeacuterioriteacute scientifique sur les historiens de lrsquoAntiquiteacute

6 La transformation de lrsquohistoire en eacutetude scientifique est venue drsquoun autre cocircteacute Avec la

naissance de lrsquoeacuterudition srsquoeacutetait introduit lrsquousage drsquoeacutetudier les textes antiques et de les

commenter en deacutecrivant les faits de toute nature qui y sont rapporteacutes (ce qursquoon appelait

en Allemagne les realia) On srsquoeacutetait mis aussi agrave reacuteunir des documents et des faits sur les

habitudes les institutions la langue lrsquoeacutecriture du Moyen Acircge Ainsi se sont formeacutes les

traiteacutes speacuteciaux et les reacutepertoires (par exemple le Glossaire de Du Cange) quelques-uns

avaient un caractegravere pratique juridique ou theacuteologique De ce mouvement confus et tregraves

long ndash il commence mecircme avant le XVIe siegravecle pour le droit romain ndash se sont enfin

deacutegageacutes des systegravemes meacutethodiques drsquoeacutetudes On les a deacutesigneacutes longtemps par un nom

geacuteneacuteral vague (antiquiteacutes archeacuteologie)

7 Peu agrave peu surtout dans les Universiteacutes allemandes on a commenceacute agrave eacutetudier les faits par

une meacutethode historique et agrave les grouper en ordre chronologique Alors ont eacuteteacute

constitueacutees les histoires speacuteciales de lrsquoeacutecriture de la langue de lrsquoEacuteglise de la religion du

droit des litteacuteratures de lrsquoarchitecture de la sculpture des institutions des mœurs etc

Chacune de ces histoires speacuteciales reste une partie inteacutegrante de lrsquohistoire totale mais

elle devient une branche autonome constitueacutee avec son personnel de travailleurs

speacuteciaux et ses traditions speacuteciales Comme les historiens avaient gardeacute lrsquohabitude de

srsquooccuper agrave peine des faits de cette espegravece crsquoest en dehors drsquoeux que se sont creacuteeacutees ces

histoires speacuteciales Elles ont pris lrsquoallure de sciences indeacutependantes Agrave cause de lrsquoeacutenorme

quantiteacute des faits speacuteciaux il est devenu pratiquement impossible de les eacutetudier de front

avec lrsquohistoire non speacutecialiseacutee et il a fallu seacuteparer chacune drsquoelles en tranches

chronologiques et geacuteographiques suivant les peuples et les peacuteriodes chaque branche

drsquohistoire speacuteciale a eacuteteacute diviseacutee en sections On a eu ainsi des histoires de la religion du

droit de la litteacuterature ndash drsquoEacutegypte drsquoAssyrie des Grecs des Romains de France

drsquoAngleterre ndash du Moyen Acircge modernes contemporaines

8 Agrave mesure que ces branches se sont seacutepareacutees le terrain de lrsquohistoire non speacutecialiseacutee srsquoest

reacutetreacuteci Les espegraveces de faits auxquels la vieille conception drsquoun enseignement pratique

preacuteparatoire agrave la vie publique donnait la plus large place dans lrsquohistoire sont elles aussi

devenues la matiegravere drsquohistoires speacuteciales (histoire diplomatique histoire militaire

histoire constitutionnelle) Elles ont conserveacute ce caractegravere ou du moins ces preacutetentions

pratiques et continuent agrave ecirctre enseigneacutees comme preacuteparation technique aux professions

drsquoofficier de diplomate drsquohomme politique

9 Alors la conception de lrsquohistoire proprement dite non speacutecialiseacutee a traverseacute une crise

Lrsquohistoire universelle au sens exact crsquoest-agrave-dire srsquoeacutetendant agrave tous les peuples dans tous les

temps neacutee degraves lrsquoAntiquiteacute srsquoeacutetait eacutelargie au XVIIIe siegravecle par la connaissance de pays

inconnus autrefois Inde Chine Japon et Ameacuterique Crsquoest la conception de Voltaire dans

son Essai sur les mœurs elle srsquoest transmise agrave Schlosser et par lui agrave lrsquoeacutecole de Heidelberg

la derniegravere Weltgeschichte celle de Weber est sortie de cette eacutecole Mais lrsquohistoire

78

universelle devenue trop vaste a eacuteteacute abandonneacutee dans la seconde moitieacute du XIXe siegravecle

au moins pour un temps1 On en est mecircme venu en Allemagne agrave la tourner en ridicule agrave la

deacuteclarer anti-scientifique reposant sur lrsquoideacutee fausse drsquoune humaniteacute conccedilue comme un

corps On a adopteacute un terme plus restreint Allgemeine Geschichte terme tregraves vague qui

deacutesigne surtout lrsquohistoire des peuples entreacutes dans la civilisation occidentale (les peuples

meacutediterraneacuteens et atlantiques agrave lrsquoexclusion de lrsquoExtrecircme-Orient Ce terme a eacuteteacute transcrit

en franccedilais (histoire geacuteneacuterale) avec le mecircme sens vague

10 Une seacuterie drsquohistoires speacuteciales (histoires des mœurs des arts des religions des

institutions etc) si complegravete qursquoelle soit ne suffirait pas agrave faire connaicirctre lrsquoeacutevolution des

socieacuteteacutes ni lrsquohistoire du monde parce qursquoelle ne donnerait qursquoune description

drsquoabstractions successives Entre tous ces pheacutenomegravenes speacuteciaux crsquoest-agrave-dire abstraits il y

a eu un lien concret ils ont eacuteteacute les pheacutenomegravenes qui se sont produits dans les mecircmes

hommes ou qui ont eacuteteacute produits par eux Et ces hommes ont eu en commun certaines

aventures (migrations guerre reacutevolutions deacutecouvertes) qui sont la cause commune des

eacutevolutions speacuteciales dans diverses espegraveces de pheacutenomegravenes Si on eacutetudiait abstraitement

par exemple lrsquohistoire de chaque branche drsquoactiviteacute humaine (institutions arts

croyances) en Gaule jusqursquoau VIIe siegravecle on verrait les institutions et les arts changer

brusquement au Ier siegravecle avant Jeacutesus-Christ puis au Ve siegravecle apregraves sans aucune raison

inteacuterieure on aurait une eacutevolution inintelligible par elle-mecircme Toutes ces histoires

speacuteciales ne deviennent intelligibles que par lrsquohistoire non speacuteciale qui nous apprend la

conquecircte romaine et lrsquoinvasion des barbares Lrsquohistoire geacuteneacuterale crsquoest en reacutealiteacute lrsquohistoire

commune Voilagrave pourquoi lors mecircme que toutes les branches speacuteciales seraient

constitueacutees il resterait toujours un reacutesidu indispensable agrave la connaissance du passeacute ce

serait lrsquohistoire geacuteneacuterale lrsquohistoire commune Son caractegravere crsquoest drsquoecirctre une description

de la reacutealiteacute concregravete de raconter les actes ou les aventures de lrsquoensemble des hommes

qui ont formeacute la socieacuteteacute crsquoest ainsi qursquoelle forme le lien entre les histoires speacuteciales ndash En

fait ces eacuteveacutenements communs qui relient et dominent les activiteacutes speacuteciales sont surtout

ceux qui atteignent la masse de la population et modifient son eacutetat geacuteneacuteral les transferts

de population par colonisation invasion transplantation la creacuteation de centres de

population la creacuteation ou la transformation de systegravemes geacuteneacuteraux de groupement entre

les hommes (Eacutetat Eacuteglise) De lagrave vient lrsquoimportance de lrsquohistoire politique ainsi srsquoexplique

qursquoelle forme la partie la plus consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale

11 II ndash Quel rapport les sciences sociales ont-elles avec lrsquohistoire Elles ont besoin comme

toute science drsquoabord de constater des faits puis de les grouper

12 Jrsquoai indiqueacute plus haut (Introduction laquo Meacutethode historique raquo et laquo Neacutecessiteacute de la meacutethode

historique dans les sciences sociales raquo) la part de la meacutethode historique dans la

deacutetermination des faits qui forment la matiegravere de ces sciences Ces faits sont obtenus par

trois proceacutedeacutes

1deg Par lrsquoobservation directe des faits actuels

2deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits actuels que pour des raisons pratiques on

nrsquoa pas le temps ou le moyen drsquoobserver

3deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits passeacutes qursquoil est devenu impossible

drsquoobserver

13 Tant que la science sociale emploie seulement lrsquoobservation elle nrsquoa rien agrave demander agrave la

meacutethode historique Mais ce proceacutedeacute est presque toujours insuffisant pour reacuteunir la

masse de faits neacutecessaires agrave une eacutetude sociale Il faut alors recourir au document mecircme

79

pour la connaissance des faits actuels et le document ne peut ecirctre eacutetudieacute que par la

meacutethode historique

14 La diffeacuterence entre la meacutethode historique et la meacutethode scientifique drsquoobservation directe

tient uniquement agrave la diffeacuterence de valeur entre un document et un procegraves-verbal

drsquoobservation Le procegraves-verbal est une observation bien faite crsquoest-agrave-dire faite suivant

une meacutethode rigoureuse drsquoobservation et de reacutedaction le document est un procegraves-verbal

mal fait crsquoest-agrave-dire sans meacutethode Le procegraves-verbal peut ecirctre utiliseacute sans autre opeacuteration

de meacutethode puisque lrsquoopeacuteration a deacutejagrave eacuteteacute faite par lrsquoauteur le document ne peut ecirctre

employeacute qursquoapregraves un examen destineacute agrave suppleacuteer au deacutefaut de meacutethode du reacutedacteur cet

examen crsquoest la critique La critique est indispensable agrave toutes les sciences historiques

parce qursquoelles sont toutes des sciences documentaires

15 Les sciences sociales dans la mesure ougrave elles emploient des renseignements eacutecrits reacutedigeacutes

sans appliquer une meacutethode rigoureuse sont aussi des sciences documentaires elles ont

donc besoin de lrsquoopeacuteration preacutealable de la critique elles appliquent la meacutethode

historique On peut il est vrai concevoir un eacutetat de la science ougrave toutes les observations

et les statistiques sociales auraient eacuteteacute faites suivant une meacutethode correcte et uniforme

comme le sont les opeacuterations des sciences constitueacutees (chimie biologie) alors on nrsquoaurait

plus besoin de documents on ne travaillerait plus que sur des procegraves-verbaux

scientifiques la meacutethode historique deviendrait inutile Mais cet eacutetat est loin drsquoecirctre

reacutealiseacute et tant qursquoil ne le sera pas tant qursquoil restera des documents il faudra les traiter

par la meacutethode historique

16 Une fois les faits recueillis la deuxiegraveme seacuterie drsquoopeacuterations de la science consiste agrave les

grouper On pourrait concevoir un groupement fait uniquement en rapprochant les faits

observeacutes dans le preacutesent sans faire intervenir aucune connaissance historique Mais il est

tregraves probable qursquoen fait la connaissance du preacutesent ne suffit pas pour construire une

science des pheacutenomegravenes sociaux mecircme actuels On peut eacutetudier les pheacutenomegravenes

physiques ou chimiques exclusivement dans le preacutesent parce qursquoil srsquoagit de constater des

relations qui ont eacuteteacute les mecircmes de tout temps Mais deacutejagrave les pheacutenomegravenes biologiques ne

sont plus entiegraverement intelligibles tant qursquoon ne fait pas intervenir lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-

dire le passeacute Et les socieacuteteacutes humaines ne sont pas intelligibles du tout si lrsquoon ne remonte agrave

quelques anneacutees au moins en arriegravere car tous les pheacutenomegravenes sociaux sont ou des

conditions ou des habitudes ou des conventions pour les comprendre il faut remonter au

moins agrave la formation de lrsquohabitude de la condition de la convention En outre il faut

pouvoir comparer les formes varieacutees que preacutesentent les pheacutenomegravenes dans diffeacuterentes

socieacuteteacutes il y a donc une part drsquohistoire dans toute science sociale

17 En fait les eacutetudes de pheacutenomegravenes sociaux sont drsquoordinaire accompagneacutees drsquoune eacutetude

historique sous forme de preacuteambule Les reacutepertoires de sciences sociales tels que le

Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften contiennent des articles drsquohistoire qui exposent

lrsquoeacutevolution des principaux usages eacuteconomiques parfois mecircme depuis lrsquoAntiquiteacute

18 Lrsquohistoire au sens vulgaire crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude des faits passeacutes tient ainsi une place

incontesteacutee dans les sciences sociales Cette histoire ne peut eacutevidemment ecirctre faite que

par la meacutethode historique Crsquoest lrsquoapplication de la meacutethode historique agrave lrsquohistoire sociale

qui est le sujet de la seconde partie du preacutesent ouvrage Jrsquoy eacutetudie les difficulteacutes speacuteciales

agrave cette espegravece drsquohistoire je cherche comment elle pourra arriver agrave se constituer avec

quelles preacutecautions speacuteciales avec quelles lacunes jrsquoessaie enfin de trouver les rapports

entre cette histoire et les autres branches drsquohistoire afin de voir comment lrsquoeacutevolution des

80

faits sociaux (au sens eacutetroit) agit sur lrsquoeacutevolution des autres faits historiques crsquoest-agrave-dire

humains et inversement

19 Lrsquohistoire sociale au sens eacutetroit dont il sera ici question nrsquoest qursquoune partie de lrsquohistoire

des socieacuteteacutes Jrsquoai donneacute plus haut un tableau drsquoensemble des principales espegraveces de

pheacutenomegravenes humains je donne ici un tableau sommaire des branches de lrsquohistoire2

20 I CONDITIONS MATEacuteRIELLES ndash Anthropologie Deacutemographie ndash Eacutetude du milieu naturel et artificiel

geacuteographie physique et eacuteconomique

21 II HABITUDES INTELLECTUELLES ndash Langue Arts Sciences Philosophie et morale Doctrines

eacuteconomiques Religion croyances et pratiques

22 III COUTUMES MATEacuteRIELLES ndash Vie priveacutee

23 IV COUTUMES EacuteCONOMIQUES ndash Production agricole Transports et industries Commerce

Reacutepartition des objets

24 V INSTITUTIONS SOCIALES ndash Famille Organisation de la proprieacuteteacute de famille et des successions

Eacuteducation et instruction Classes sociales

25 VI INSTITUTIONS PUBLIQUES ndash Institutions politiques eccleacutesiastiques internationales

26 Lrsquohistoire sociale comprend toute la quatriegraveme cateacutegorie (coutumes eacuteconomiques) des

fragments de la premiegravere cateacutegorie (deacutemographie) et de la deuxiegraveme (doctrines

eacuteconomiques) Elle se lie seulement par des actions reacuteciproques agrave la troisiegraveme agrave la

cinquiegraveme et agrave la sixiegraveme

NOTES

1 Agrave la fin du XIXe siegravecle apparaicirct une laquo Weltgeschichte raquo reacutedigeacutee en collaboration sous la

direction de Helmolt (en cours de publication) mais elle repose sur une ideacutee nouvelle

geacuteographique non historique

2 Voir chap IX Tableau des pheacutenomegravenes sociaux essentiels Voir aussi Langlois et Seignobos

Introduction aux eacutetudes historiques

81

Chapitre XII

Eacutetat de lrsquohistoire sociale

I Comparaison de lrsquoeacutetat des diffeacuterentes histoires ndash Monographies ndash Manuels speacuteciaux et geacuteneacuterauxndash Eacutetat arrieacutereacute de lrsquohistoire socialeII Raisons de cette infeacuterioriteacute provenant de la nature des faits ndash Caractegravere exteacuterieur des faitscaractegravere subjectif des documents faciliteacute plus grande drsquoatteindre la partie subjective des faitsndash Histoire des doctrinesIII Raisons de lrsquoinfeacuterioriteacute provenant de lrsquoespegravece des documents ndash Documents reacutedigeacutes documentsconserveacutes documents publieacutes ndash Preacutefeacuterence donneacutee aux documents narratifs litteacuteraires eacuteducatifspratiques

1 I ndash Lrsquohistoire des faits sociaux au sens restreint crsquoest-agrave-dire des faits eacuteconomiques et

deacutemographiques est moins avanceacutee que toutes les autres branches de lrsquohistoire Le fait ne

peut guegravere ecirctre contesteacute Il suffit de comparer lrsquoeacutetat de lrsquohistoire sociale et des autres

histoires sous les formes diverses que prend le travail historique monographies histoires

partielles manuels geacuteneacuteraux partout on arrive au mecircme reacutesultat le travail est moins

avanceacute en matiegravere drsquohistoire sociale

2 Pour les monographies la deacutemonstration ne pourrait se faire que par un releveacute

bibliographique Mais il suffit de parcourir les bibliographies nationales Waitz pour

lrsquoAllemagne Monod pour la France Gross pour lrsquoAngleterre Pirenne pour la Belgique

Channing et Hart pour les Eacutetats-Unis on sera frappeacute du petit nombre des eacutetudes

importantes en matiegravere sociale encore la plupart sont-elles tregraves reacutecentes

3 La forme normale agrave laquelle aboutit le travail historique quand on commence agrave posseacuteder

assez de reacutesultats de monographies pour formuler des conclusions drsquoensemble crsquoest

lrsquohistoire partielle drsquoune peacuteriode drsquoun pays drsquoune espegravece de faits ndash par exemple lrsquohistoire

de la litteacuterature ou des institutions drsquoun pays dans une peacuteriode Or si lrsquoon passe en revue

les espegraveces de pheacutenomegravenes qui sont les objets de lrsquohistoire on voit que toutes les

branches speacuteciales sont constitueacutees (sauf les cas ougrave les documents font absolument

deacutefaut) quelques-unes mecircme depuis le milieu du XIXe siegravecle On a fait lrsquohistoire des races

humaines (lrsquoanthropologie) la description geacuteographique du monde (milieu naturel et

milieu artificiel) lrsquohistoire des langues (crsquoest une des plus avanceacutees) lrsquohistoire des arts

des litteacuteratures des sciences de la philosophie des religions lrsquohistoire de lrsquoalimentation

du costume de lrsquoarchitecture du mobilier des usages lrsquohistoire des institutions priveacutees

(histoire du droit) lrsquohistoire des institutions politiques eccleacutesiastiques internationales

82

On lrsquoa faite pour tous les pays et tous les temps pour lrsquoEacutegypte la Gregravece les Romains les

peuples europeacuteens les Eacutetats-Unis pour lrsquoAntiquiteacute le Moyen Acircge les peacuteriodes modernes

Il ne reste presque plus de champ inexploreacute il y a des histoires mal faites qui seront agrave

refaire mais il ne reste plus guegravere de lacunes ndash (sauf dans une branche lrsquohistoire de la

morale reacuteelle crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de la conduite reacuteelle des hommes parce que la question

ne pourra ecirctre poseacutee nettement tant qursquoon ne connaicirctra pas lrsquoensemble des actes et des

habitudes y compris la vie eacuteconomique) ndash Quant agrave lrsquohistoire geacuteneacuterale qui domine toutes

les histoires speacuteciales elle est faite pour tous les pays europeacuteens et pour tout le cours des

temps depuis lrsquoAntiquiteacute

4 Lrsquohistoire des faits sociaux est beaucoup moins avanceacutee La deacutemographie reacutetrospective est

agrave peine eacutebaucheacutee et pleine de conjectures Lrsquohistoire statistique des pheacutenomegravenes les plus

simples lrsquohistoire des prix a eacuteteacute esquisseacutee en Angleterre par Tooke puis par Thorold

Rogers qui a eu en France un imitateur malheureux mais ce ne sont guegravere que des essais

sans meacutethode et sans critique

5 Lrsquohistoire des faits eacuteconomiques nrsquoa eacuteteacute commenceacutee que longtemps apregraves toutes les autres

et est resteacutee beaucoup moins avanceacutee Il nrsquoy a pas encore drsquohistoire de lrsquoagriculture dans

chaque pays Lrsquohistoire de lrsquoagriculture en Allemagne est reacutecente celle drsquoInama-Sternegg

est loin drsquoecirctre acheveacutee et bien que fort supeacuterieure aux essais anteacuterieurs elle est bien loin

drsquoaboutir agrave des conclusions incontestables ndash Lrsquoindustrie en est encore agrave des monographies

(sauf pour lrsquoAngleterre le livre de Cunningham dont la peacuteriode moderne seule a une

valeur historique) ndash Lrsquoeacutetude des transports est encore meacutelangeacutee agrave celle du commerce

lrsquohistoire du commerce et du creacutedit elle-mecircme est encore tregraves incomplegravete Il nrsquoexiste

aucune histoire drsquoensemble depuis le vieil essai de Scherer qui date de 1855 Goldschmidt

nrsquoa eacutetudieacute que lrsquohistoire du droit commercial Toute cette branche nrsquoest guegravere repreacutesenteacutee

que par des monographies sur des institutions speacuteciales chemins de fer Bourse traiteacutes

de commerce etc

6 Parmi les institutions priveacutees qui sont la matiegravere de lrsquohistoire du droit les mieux connues

sont la proprieacuteteacute fonciegravere la famille le reacutegime des successions la partie la moins

avanceacutee est justement celle qui touche aux sciences sociales lrsquoorganisation des classes Le

reacutegime fiscal qui est le mieux connu des pheacutenomegravenes eacuteconomiques est une portion des

institutions politiques

7 Ainsi les autres branches drsquohistoire sont deacutejagrave arriveacutees agrave la forme drsquohistoires partielles qui

en se juxtaposant forment un tableau presque complet lrsquohistoire sociale en est presque

partout encore agrave la peacuteriode des monographies1

8 Une autre marque de lrsquoeacutetat arrieacutereacute de ces branches drsquohistoire crsquoest la place qursquoelles

tiennent dans les manuels drsquoensemble Il en existe trois formes

9 1deg Les manuels drsquohistoire geacuteneacuterale (ou histoire universelle) eacutetudient les pheacutenomegravenes

geacuteneacuteraux communs et expliquent lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes speacuteciaux on y deacutecrit

surtout les faits politiques et les transferts de populations Il est probable que les

pheacutenomegravenes eacuteconomiques ont aussi une action geacuteneacuterale sur lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes ils

devraient donc former une partie consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale et pourtant agrave peine

sont-ils mentionneacutes dans les histoires geacuteneacuterales Grote Curtius Busolt Meyer Duruy et

les histoires de la collection de Gotha et de lrsquoAllgemeine Geschichte de Oncken on leur a

conceacutedeacute quelques chapitres exclusivement relatifs agrave la France dans lrsquoHistoire geacuteneacuterale de

Lavisse et Rambaud

83

10 2deg Les manuels speacuteciaux drsquoune branche de lrsquohistoire existent deacutejagrave pour certaines branches

histoire des religions de la theacuteologie des sciences du droit priveacute de la litteacuterature du

droit public Il nrsquoexiste pas de manuel parallegravele pour lrsquohistoire des pheacutenomegravenes

eacuteconomiques Ce qui en tient lieu le Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften est le produit

drsquoun effort vigoureux de collaboration mais on peut y voir par la bibliographie mecircme

des articles historiques que ces eacutetudes sont encore agrave lrsquoeacutetat de monographies On nrsquoa pas

trouveacute de cadre pour organiser ces monographies on les a preacutesenteacutees sous forme

drsquoarticles isoleacutes rassembleacutes seulement en un reacutepertoire alphabeacutetique

11 3deg Les manuels geacuteneacuteraux drsquoune peacuteriode de lrsquohistoire qui sont la forme la plus acheveacutee de

concentration du travail historique existent deacutejagrave pour lrsquoAntiquiteacute ce sont les

Alterthuumlmer le travail le plus complet paraicirct depuis une vingtaine drsquoanneacutees en eacuteditions

successives sous le nom de Iwan Muumlller Ils commencent pour le Moyen Acircge avec les

Grundriss de Paul et de Groumlber donneacutes en annexe agrave lrsquohistoire des litteacuteratures germaniques

et romanes Il suffit de regarder la place que tiennent dans ces manuels les faits

eacuteconomiques en proportion des autres branches Dans la collection de Iwan Muumlller en 9

volumes (quelques-uns eacutenormes) ces faits forment une petite partie drsquoune section des

Privatalterthuumlmer Ils occupent encore moins de place dans les Grundriss Eacutevidemment

lrsquoeacutetude du passeacute nrsquoa pas peacuteneacutetreacute profondeacutement dans lrsquohistoire sociale

12 On peut constater une disproportion analogue dans les bibliographies peacuteriodiques Il

suffit de se reporter agrave Langlois Manuel de Bibliographie historique 2e eacuted 1901 ou agrave la

Zeitschrift fuumlr Literatur und Geschichte der Staatswissenschaft qui se publie depuis 1893

13 Cette infeacuterioriteacute tient en partie agrave la formation tardive de lrsquohistoire sociale Ce nrsquoest pas

avant la seconde moitieacute du XIXe siegravecle qursquoil srsquoest formeacute un groupe de speacutecialistes de

lrsquohistoire eacuteconomique et depuis que cette branche est repreacutesenteacutee comme les autres par

des professeurs speacuteciaux les progregraves surtout en Allemagne sont devenus rapides Mais

ce retard provient aussi de difficulteacutes speacuteciales agrave cette histoire difficulteacutes drsquoespegraveces

diffeacuterentes qui tiennent les unes agrave la nature des faits sociaux drsquoautres agrave la nature des

documents de lrsquohistoire sociale drsquoautres au degreacute de connaissance neacutecessaire en ces

matiegraveres drsquoautres enfin agrave la forme que prend lrsquoeacutevolution des faits sociaux

14 II ndash La nature des faits de lrsquohistoire sociale les rend plus difficiles agrave atteindre que la

plupart des faits qui sont la matiegravere des autres branches drsquohistoire Sauf les doctrines

eacuteconomiques ils ont tous ce caractegravere drsquoecirctre des faits exteacuterieurs agrave celui qui les deacutecrit

Tous les faits atteints par la statistique (deacutemographie) sont des faits mateacuteriels Tous les

faits eacuteconomiques sont des actes et des usages mateacuteriels modes de culture technique des

industries organisation du travail transports mecircme le commerce et les opeacuterations de

vente de speacuteculation de creacutedit La partie subjective de toutes ces opeacuterations se reacuteduit agrave

des repreacutesentations et des motifs mais il faut toujours connaicirctre le reacutesultat les actes

exteacuterieurs Lrsquohistoire sociale est donc essentiellement lrsquohistoire de faits mateacuteriels visibles

qui ont une conseacutequence mateacuterielle

15 Il semble drsquoabord que ce soit pour cette histoire une garantie de plus grande certitude

elle eacutetudie des faits reacuteels non des imaginations subjectives elle sera donc plus reacuteelle plus

certaine Crsquoest lrsquoillusion drsquoAuguste Comte qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une

science positive opposeacutee agrave la psychologie fantaisie subjective et qui lrsquoa ameneacute agrave passer

directement de la physiologie (objective) agrave la sociologie (objective) en sautant par-dessus

la psychologie Elle srsquoexplique par la meacutethode de travail drsquoAuguste Comte qui jamais

84

nrsquoavait opeacutereacute sur un document historique et ignorait le caractegravere forceacutement subjectif des

documents et des faits sociaux

16 Il existe il est vrai des monuments mateacuteriels du passeacute des objets anciens conserveacutes

qursquoon peut eacutetudier objectivement Ce sont des deacutebris reacuteels drsquoossements ou de cuisine ou

drsquoinstruments avec lesquels on fait la paleacuteontologie et lrsquoanthropologie preacutehistorique

ndash ou des monuments au sens vulgaire qui fournissent la matiegravere de lrsquohistoire de

lrsquoarchitecture ou des objets de tout genre bijoux armes eacutetoffes meubles œuvres drsquoart

statues tableaux outils instruments Mais ces objets nrsquoont de rocircle en sciences sociales

que pour lrsquohistoire de la technique En pratique on ne fait guegravere lrsquohistoire sociale qursquoavec

des documents figureacutes ou eacutecrits qui ont pour caractegravere fondamental drsquoecirctre subjectifs

(voir partie 1 chap I I) que ce soit un document figureacute (dessin repreacutesentation) ou un

eacutecrit le proceacutedeacute de transcription seul diffegravere dans les deux cas ce sont les

interpreacutetations qursquoun auteur a donneacutees de choses exteacuterieures le document ne donne que

le reacutesultat du travail drsquoesprit de lrsquoauteur crsquoest-agrave-dire drsquoune opeacuteration subjective

17 Ce caractegravere forceacutement subjectif de tous les documents nrsquoa pas seulement des

conseacutequences capitales pour la meacutethode il explique pourquoi la certitude est plus

difficile agrave atteindre en histoire sociale Ce qursquoon atteint drsquoabord dans un document ce

sont les conceptions de lrsquoauteur les images qui forment le mobilier de son esprit Crsquoest

seulement par raisonnement agrave partir de ces conceptions qursquoon arrive agrave conclure aux

reacutealiteacutes exteacuterieures que lrsquoauteur a connues en tout cas on nrsquoy arrive qursquoindirectement

par un deacutetour et ougrave lrsquoon a grandrsquochance de se tromper car ce raisonnement repose

toujours sur des bases chanceuses (voir chap VIII I )

18 La connaissance historique la moins sujette agrave erreur crsquoest celle qursquoon atteint le plus

directement et crsquoest preacuteciseacutement la connaissance des conceptions non des faits Elle est la

seule qursquoon puisse eacutetablir par un seul document Il suffit drsquoun seul texte pour prouver

lrsquoexistence drsquoun mot drsquoune forme verbale drsquoune doctrine drsquoune forme artistique drsquoune

proposition philosophique ou scientifique drsquoune regravegle de droit Si lrsquoauteur introduit une

de ces conceptions dans son document crsquoest que cette conception existait dans son

esprit ce seul exemple prouve lrsquoexistence de la conception Donc les histoires les plus

faciles agrave eacutetablir parce qursquoelles demandent le moins de comparaison de documents les

histoires les plus certaines parce qursquoelles supposent le moins de raisonnement ce sont les

histoires de faits subjectifs Voilagrave pourquoi les branches drsquohistoire les plus vite

constitueacutees ont eacuteteacute les histoires des langues des litteacuteratures des religions des arts de la

philosophie du droit Au contraire lrsquohistoire des faits exteacuterieurs oblige toujours agrave des

discussions sur la valeur des documents agrave une critique de la sinceacuteriteacute et de lrsquoexactitude de

lrsquoauteur comme un mensonge ou une erreur est toujours possible elle ne permet jamais

de conclure drsquoapregraves un document unique elle exige un travail de comparaison elle est la

plus longue agrave constituer et la plus contestable

19 Les faits exteacuterieurs ne sont pas tous eacutegalement difficiles agrave eacutetablir Il est drsquoautant plus

facile de les atteindre qursquoils contiennent une part plus grande de conception par

conseacutequent de faits subjectifs connus directement Or une bonne part de lrsquohistoire

exteacuterieure des faits politiques est dans ce cas Lrsquoeacutetude des regravegles officielles (qui forme

presque toute lrsquohistoire des institutions) est de mecircme nature que lrsquoeacutetude du droit elle se

contente drsquoatteindre des formules politiques lois regraveglements arrecircts qui sont des

conventions Les actes reacuteels se dissimulent sous les deacuteclarations officielles comme la

pratique reacuteelle du droit se cache sous les formes juridiques surtout pour les eacutepoques

anciennes nous connaissons beaucoup plutocirct les conceptions et les regravegles que les actes

85

politiques Que se passait-il reacuteellement agrave lrsquoAgora au Forum dans le Seacutenat romain Nous

ne le savons guegravere nous connaissons tout au plus ce qui eacutetait censeacute srsquoy passer Et nous ne

sommes pas mieux instruits pour les cours de justice feacuteodale En ces matiegraveres nous

nrsquoatteignons guegravere que des formes il est vrai que la connaissance des formes a deacutejagrave une

valeur Il reste cependant des actes reacuteels qursquoil est neacutecessaire de connaicirctre pour

comprendre lrsquohistoire geacuteneacuterale ce sont les invasions guerres eacutemeutes perseacutecutions qui

changent les conditions reacuteelles de la vie Mais ces actes sont par leur nature mecircme plus

frappants pour lrsquoimagination ils laissent beaucoup plus de traces subjectives dans lrsquoesprit

des auteurs et par suite dans les documents que les faits continus et monotones de la vie

eacuteconomique Ainsi par suite de la nature objective des faits sociaux lrsquohistoire en est plus

difficile agrave constituer avec certitude

20 La conseacutequence crsquoest que dans toutes les sciences sociales la seule partie qui puisse ecirctre

rapidement et sucircrement constitueacutee crsquoest la partie subjective lrsquohistoire des doctrines

eacuteconomiques ou sociales qui nrsquoest guegravere qursquoun fragment de lrsquohistoire des sciences ou de

la philosophie Voilagrave pourquoi les professeurs de science sociale srsquoy sont plus volontiers

renfermeacutes Quand un enseignement social srsquoest creacuteeacute il a commenceacute drsquoordinaire par

prendre pour sujet lrsquoeacutetude des doctrines sociales plutocirct que lrsquohistoire des pheacutenomegravenes

sociaux Cette preacutefeacuterence est conforme agrave la marche normale de la connaissance dans

toutes les eacutetudes qui opegraverent par la meacutethode historique Mais crsquoest aussi une preacutesomption

qursquoune branche drsquohistoire est peu avanceacutee quand ceux qui la professent font porter leurs

recherches et leur enseignement sur les doctrines plus que sur les faits exteacuterieurs

21 III ndash Une seconde difficulteacute de lrsquohistoire sociale tient agrave la nature des documents

historiques et aussi agrave la nature des publications de documents ndash qui pratiquement

importe presque autant car un document manuscrit nrsquoest guegravere utilisable lrsquohistoire ne

se fait pas avec des manuscrits

22 Le caractegravere geacuteneacuteral habituel des documents est drsquoecirctre reacutedigeacutes pour drsquoautres raisons que

des raisons scientifiques Crsquoest mecircme le caractegravere propre du document que lrsquoauteur ait eu

un autre but que drsquoobserver et de deacutecrire exactement la reacutealiteacute Or parmi les faits

humains les faits sociaux sont ceux qursquoon a le moins de motifs non scientifiques de

regarder et de rapporter Pour quels motifs reacutedige-t-on un document

23 Les documents narratifs sont eacutecrits pour conserver la meacutemoire des faits meacutemorables crsquoest-

agrave-dire des faits qui frappent lrsquoimagination ou des faits auxquels la vaniteacute est inteacuteresseacutee

Les premiers documents narratifs sont des inscriptions de victoires en Eacutegypte en

Assyrie en Perse puis viennent les histoires de peuples ou de princes remplies des actes

des rois et des chefs des guerres des reacutevolutions Les seuls faits eacuteconomiques frappants

sont les famines De lagrave le petit nombre de renseignements eacuteconomiques donneacutes par les

histoires et mecircme plus tard par les laquo papiers nouvelles raquo gazettes et journaux jusqursquoau

temps ougrave srsquoy introduisent les annonces commerciales

24 Les documents litteacuteraires sont faits pour plaire au public on lui donne ce qursquoil aime de la

poeacutesie de lrsquoeacuteloquence du comique du romanesque On nrsquoa aucune raison drsquoy mentionner

les faits sociaux le public vit plongeacute au milieu de ces faits il les voit trop souvent pour

avoir aucun deacutesir de les entendre deacutecrire aussi les œuvres litteacuteraires ne donnent-elles

presque pas de renseignements agrave lrsquohistoire sociale

25 Les documents eacuteducatifs sont destineacutes agrave communiquer une doctrine une croyance une

connaissance une regravegle ou des rites Dans cette classe rentrent tous les ouvrages religieux

ou philosophiques ou moraux tous les manuels et traiteacutes drsquoun art ou drsquoune science

86

(grammaire rheacutetorique meacutedecine) tous les livres de science les formulaires de droit On

nrsquoa pas de raison drsquoy deacutecrire des faits sociaux sauf par allusion dans le cas ougrave un usage

eacuteconomique a des conseacutequences et alors on nrsquoy met guegravere que des mentions eacuteparses et

obscures

26 Les documents pratiques sont destineacutes agrave retrouver un fait ou agrave le prouver ce sont les

actes officiels priveacutes et publics recueils de lois registres comptes recensements

statistiques rapports enquecirctes Crsquoest dans cette cateacutegorie que se trouvent les

renseignements les plus consideacuterables pour lrsquohistoire sociale Mais drsquoabord ils sont tregraves

incomplets les faits nrsquoy sont pas deacutecrits meacutethodiquement pour donner une connaissance

drsquoensemble ils ne sont que rappeleacutes dans la mesure ougrave on a cru en avoir besoin pour un

but pratique speacutecial ils laissent donc de grandes lacunes qui peuvent faire commettre

drsquoeacutenormes erreurs (par exemple en matiegravere drsquoimpocircts) En outre lrsquointeacuterecirct qursquoon porte agrave

ces documents est souvent limiteacute agrave la geacuteneacuteration qui srsquoen sert il ne dure guegravere plus

longtemps sauf pour les preuves financiegraveres le sort naturel des documents pratiques est

donc de se perdre en fait il srsquoen est peu conserveacute jusqursquoau moment ougrave on a creacuteeacute des

archives publiques chargeacutees de conserver sans distinction tous les papiers Enfin ce sont

des documents encombrants tregraves longs et sans valeur litteacuteraire on nrsquoa pour les publier

que des raisons scientifiques et lrsquoon publie de preacutefeacuterence ceux qui fournissent des

renseignements politiques

27 Toutes ces raisons expliquent pourquoi lrsquohistoire sociale dispose drsquoun nombre si

insuffisant de documents La masse des documents relatifs agrave la peacuteriode antique est

presque entiegraverement eacutetrangegravere agrave lrsquohistoire sociale Depuis lrsquoAntiquiteacute jusqursquoau XIe siegravecle

on ne sait presque rien on nrsquoa pas un seul recensement sucircr (pas mecircme le census purement

politique des citoyens romains) La vie eacuteconomique reste donc obscure Il nrsquoest mecircme pas

besoin de remonter jusqursquoagrave Boeckh Que de conjectures hasardeacutees mecircme dans les travaux

les plus reacutecents dans Beloch dans Mommsen Que de lacunes incomparablement plus

que dans aucun autre recueil de faits On connaicirct en gros lrsquoorganisation politique des

citeacutes antiques Que sait-on de leur organisation eacuteconomique

28 De mecircme la publication des documents conserveacutes est moins avanceacutee pour lrsquohistoire

sociale que pour toute autre On a preacutefeacutereacute naturellement publier ou les documents qui

inteacuteressaient le public le plus large ou ceux que recommandait leur rareteacute leur antiquiteacute

et leur petit volume On a donc publieacute drsquoabord toutes les œuvres litteacuteraires puis toutes les

œuvres historiques mecircme les chroniques ou les annales les plus segraveches on a publieacute les

traiteacutes drsquoart ou de science les œuvres de doctrines on a reproduit les monuments

artistiques ou drsquoart industriel les speacutecimens des vieilles eacutecritures Les preacuteoccupations des

eacutediteurs de documents ont eacuteteacute parallegraveles agrave celles des reacutedacteurs ils ont chercheacute agrave

atteindre le public Or les documents eacuteconomiques actuels inteacuteressent peu le public les

documents reacutetrospectifs encore moins et pour les publier il faut un gros effort car ils

forment une lourde masse On srsquoexplique ainsi tregraves bien qursquoil ait fallu attendre beaucoup

plus longtemps pour trouver les moyens de publier les documents eacuteconomiques Il a fallu

pouvoir se passer du public et ne faire appel qursquoagrave des fonds drsquoorigine scientifique

Lrsquoentreprise est toute reacutecente on le verra en comparant dans la bibliographie de Waitz

Quellenkunde der deutschen Geschichte eacutedit de 1894 les publications eacuteconomiques de

documents avec les recueils des autres branches drsquohistoire Encore lrsquoAllemagne est-elle

plus avanceacutee que les autres pays parce qursquoelle a maintenant des professeurs speacutecialistes

drsquohistoire eacuteconomique En France le caractegravere dogmatique pris par lrsquoeacuteconomie politique a

probablement empecirccheacute drsquoentreprendre le deacutepouillement meacutethodique des documents En

87

Angleterre il a eacuteteacute fait quelques essais individuels et il semble qursquoaux Eacutetats-Unis on

commence agrave organiser ce travail neacutecessaire de publication mais le mouvement en est

encore agrave ses deacutebuts

NOTES

1 Beloch a essayeacute de leur faire une part plus large dans son Histoire grecque mais ses theacuteories

restent le plus souvent conjecturales faute de documents

88

Chapitre XIII

La construction des faits sociaux

I Neacutecessiteacute de la construction ndash Faits simultaneacutes et faits successifsII Proceacutedeacute de construction des faits simultaneacutes ndash Questionnaire diffeacuterence entre le questionnairehistorique et le questionnaire drsquoenquecircteIII Cadres de lrsquohistoire sociale ndash Sections geacuteographiques ndash Questions agrave poser ndash Tableau despheacutenomegravenes

1 Un autre groupe de difficulteacutes tient non plus agrave la matiegravere de la science sociale crsquoest-agrave-

dire aux faits isoleacutes qursquoil srsquoagit de constater mais agrave la construction qursquoon veut eacutedifier avec

ces faits crsquoest-agrave-dire agrave la nature mecircme de la science Lrsquoexamen de ces difficulteacutes speacuteciales

fournira un enseignement pratique sur les preacutecautions agrave prendre et sur les lacunes

ineacutevitables de la science sociale par conseacutequent sur ses limites et sur les terrains qursquoon

fera mieux drsquoeacuteviter Ces difficulteacutes viennent de deux causes 1deg de lrsquoeacutetendue neacutecessaire

des faits agrave connaicirctre en science sociale 2deg du caractegravere speacutecial de lrsquoeacutevolution en matiegravere

de faits sociaux

2 I ndash La premiegravere difficulteacute tient agrave lrsquoeacutetendue qursquoon est obligeacute de donner agrave la construction

historique en matiegravere sociale Il faut drsquoabord srsquoexpliquer sur le sens preacutecis de ce mot

construction que jrsquoai eacuteteacute obligeacute de creacuteer pour deacutesigner le dernier acte du travail historique

Quand on a eacutetudieacute des documents par la meacutethode historique en leur appliquant les

proceacutedeacutes de lrsquoanalyse et de la critique on arrive agrave la fin de toutes ces opeacuterations agrave

deacuteterminer seulement des produits drsquoanalyse crsquoest-agrave-dire des faits historiques isoleacutes par

exemple Il a existeacute une bourse du commerce agrave Anvers au XVIe siegravecle

3 Il est eacutevident qursquoon ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat

de fragments agrave moins de se contenter drsquoun reacutepertoire par ordre alphabeacutetique Degraves qursquoon

veut essayer de les comprendre il faut les coordonner

4 Pour faire une science il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le

principe eacuteleacutementaire1 crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits

simultaneacutes pour obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs

pour atteindre les transformations et lrsquoeacutevolution La construction historique deacutefinitive

comporte donc toujours deux groupes drsquoopeacuterations 1deg pour dresser le tableau des faits agrave

un moment donneacute description drsquoeacutetat 2deg pour eacutetablir la seacuterie des changements successifs

dans le temps deacutetermination drsquoeacutevolution Cette meacutethode srsquoapplique agrave tous les faits

89

historiques agrave toutes les histoires des usages de tous genre costume habitation

ceacutereacutemonial arts lettres religion sciences institutions politiques elle srsquoapplique agrave toute

lrsquohistoire sociale histoire de la vie eacuteconomique deacutemographie et statistique

reacutetrospectives histoire des doctrines sociales

5 II ndash Pour grouper les faits il faut trouver un cadre de classement crsquoest une neacutecessiteacute

ineacutevitable de toutes les sciences descriptives On a vu plus haut (chap VIII III) que dans

les sciences documentaires on est reacuteduit agrave le creacuteer par un travail drsquoimagination et que ce

cadre imagineacute prendra forceacutement le caractegravere drsquoun questionnaire Crsquoest une neacutecessiteacute que

les historiens nrsquoaiment pas agrave srsquoavouer Dans les sciences sociales les travailleurs ne se font

pas scrupule drsquoen parler ouvertement La pratique des enquecirctes les a familiariseacutes avec

cette ideacutee qursquoon ne peut faire une enquecircte par eacutecrit sans questionnaire Or toute eacutetude

historique faite pour arriver agrave dresser le tableau soit drsquoune organisation soit drsquoun

ensemble drsquousages est une enquecircte reacutetrospective elle comporte forceacutement un

questionnaire

6 Il y a donc une ressemblance essentielle entre le questionnaire qui sert agrave diriger le travail

drsquoune enquecircte sur un pheacutenomegravene social contemporain et le questionnaire historique

dresseacute pour lrsquoeacutetude drsquoun pheacutenomegravene social passeacute Dans les deux cas le travailleur

deacutetermine drsquoavance lrsquoespegravece de faits qursquoil cherchera agrave rassembler et lrsquoordre dans lequel il

les rangera Or il ne peut dresser cette liste de questions et tracer ce cadre drsquoarrangement

qursquoen partant de la connaissance qursquoil a deacutejagrave de pheacutenomegravenes analogues agrave ceux qui vont

faire le sujet de lrsquoenquecircte Pour dresser un questionnaire on se repreacutesente un ensemble

analogue agrave celui qursquoon veut eacutetudier et on lrsquoanalyse mentalement de faccedilon agrave deacutegager un agrave

un les deacutetails sur lesquels devra porter lrsquoenquecircte Il faut donc avoir la connaissance drsquoun

ensemble du mecircme genre Celui qui nrsquoaurait aucune connaissance drsquoun syndicat ne

pourrait pas dresser un questionnaire pour une eacutetude de syndicat Il en est exactement de

mecircme pour un historien il ne pourrait dresser le cadre pour grouper des faits drsquoune

espegravece dont il nrsquoaurait aucune ideacutee

7 Mais il y a des diffeacuterences entre un questionnaire historique et un questionnaire pour

lrsquoeacutetude de faits actuels Pour une eacutetude actuelle le questionnaire peut nrsquoecirctre qursquoun guide

provisoire en faisant lrsquoenquecircte on se trouvera placeacute directement en preacutesence de

lrsquoensemble complet des faits on sera ameneacute naturellement agrave apercevoir les lacunes les

faits qursquoon avait oublieacutes de preacutevoir agrave voir ceux qursquoon avait mal interpreacuteteacutes ou mal

classeacutes la vue directe de lrsquoensemble rectifiera constamment les oublis ou les ideacutees

preacuteconccedilues le tableau traceacute apregraves lrsquoenquecircte pourra ecirctre beaucoup plus complet et moins

arbitraire que le questionnaire Mais le questionnaire historique nrsquoa pas cette ressource

de lrsquoobservation posteacuterieure Il est vrai qursquoon pourra trouver dans les documents la

mention de faits auxquels on nrsquoavait pas penseacute ou lrsquoindication de rapports qursquoon avait mal

interpreacuteteacutes aussi un historien meacutethodique doit-il toujours ecirctre precirct agrave compleacuteter ou agrave

rectifier son questionnaire Mais les documents ne peuvent jamais fournir que des

fragments ils ne donnent pas une vue drsquoensemble ils ne sont intelligibles qursquointerpreacuteteacutes

au moyen drsquoune ideacutee geacuteneacuterale de la socieacuteteacute ougrave les faits se sont produits ideacutee forceacutement

subjective donc ils restent toujours subordonneacutes agrave lrsquoideacutee que lrsquohistorien se fait des

socieacuteteacutes en geacuteneacuteral Voilagrave pourquoi un tableau historique est beaucoup plus subjectif que

le tableau reacutesultant drsquoune enquecircte directe sur le preacutesent Cette subjectiviteacute inheacuterente agrave

tout travail historique tient agrave ce que les menus fragments livreacutes agrave lrsquohistorien par lrsquoeacutetude

des documents ne peuvent jamais ecirctre recolleacutes ensemble qursquoau moyen drsquoun ciment fourni

par lrsquoimagination

90

8 En outre lrsquoenquecircte directe peut arriver agrave reacuteunir tous les faits drsquoune nature donneacutee dans

un rayon donneacute agrave un moment donneacute ndash ou du moins tous les faits assez importants pour

valoir la peine drsquoecirctre connus ndash ceux que lrsquoenquecircteur neacutegligera de recueillir ce sera

volontairement parce qursquoil les jugera inutiles pour lrsquointelligence de lrsquoensemble Dans le

travail historique au contraire les faits recueillis deacutependront des documents agrave la

disposition de lrsquohistorien il faudra qursquoils aient eacuteteacute non seulement observeacutes et deacutecrits par

un contemporain mais transmis par des documents qui se soient conserveacutes et dont

lrsquohistorien aura connaissance Des faits indispensables pourront lui eacutechapper soit parce

qursquoils nrsquoauront pas eacuteteacute noteacutes soit parce que les documents se seront perdus ou mecircme

seulement parce qursquoils lui seront resteacutes inconnus Crsquoest ainsi le hasard qui deacutecidera des

lacunes pour les eacutepoques eacuteloigneacutees elles seront toujours eacutenormes le sort naturel des

documents surtout en matiegravere eacuteconomique eacutetant de se perdre au bout de quelques

siegravecles Lrsquoenquecircte actuelle sera comme un plan drsquoarchitecte ougrave sera traceacute lrsquoensemble de la

construction le tableau historique restera une esquisse avec des lacunes marqueacutees par

des lignes conjecturales Encore les conditions de construction drsquoun eacutedifice mateacuteriel sont-

elles si simples et si uniformes qursquoon peut restituer avec une quasi-certitude les lignes

disparues tandis que les ensembles sociaux sont soumis agrave des lois si compliqueacutees que la

restitution des faits non connus directement reste toujours une conjecture douteuse

9 III ndash Le cadre de lrsquohistoire eacuteconomique est donneacute par la nature mecircme des faits

eacuteconomiques Ils consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels en

tant que ces objets sont rechercheacutes pour satisfaire un besoin La limite nrsquoest pas toujours

facile agrave tracer mecircme si lrsquoon prend lrsquoexpression laquo pheacutenomegravenes eacuteconomiques raquo au sens

habituel dans lrsquoeacuteconomie politique europeacuteenne ndash crsquoest-agrave-dire en eacutecartant les

pheacutenomegravenes de consommation et les faits geacuteneacuteraux de deacutemographie et en se restreignant

aux pheacutenomegravenes drsquoappropriation de creacuteation et de distribution des objets Mecircme dans

ces limites aucun classement geacuteneacuteral des pheacutenomegravenes ne srsquoimpose sans discussion en

fait les cadres adopteacutes pour les exposer varient dans les diffeacuterents ouvrages historiques

Je me borne donc agrave proposer le classement qui me paraicirct le plus conforme agrave lrsquoobservation

des pheacutenomegravenes actuels

10 Drsquoabord il est impossible de reacuteunir en un tableau unique les faits du monde entier agrave un

moment donneacute Un sectionnement mateacuteriel srsquoimpose comme une neacutecessiteacute pratique Le

principe pour faire la section doit ecirctre tireacute des conditions les plus geacuteneacuterales de celles qui

srsquoimposent agrave tous les faits Pour les faits eacuteconomiques crsquoest la division naturelle de la

terre drsquoougrave sont tireacutes les mateacuteriaux et sur laquelle se font les eacutechanges crsquoest-agrave-dire la

division geacuteographique On sera donc ameneacute agrave choisir un compartiment de la terre dans

lequel on eacutetudiera les faits eacuteconomiques on fera le tableau eacuteconomique drsquoun mecircme pays

soit une reacutegion (Provence Sicile Irlande) soit un Eacutetat (France Allemagne Angleterre)

La reacuteunion de ces tableaux seacutepareacutes pourra donner ensuite un tableau geacuteneacuteral drsquoune

portion du monde mais il vaut mieux que ce tableau drsquoensemble ne soit que le

groupement de travaux anteacuterieurs faits chacun dans une subdivision geacuteographique Dans

un mecircme pays les pheacutenomegravenes eacuteconomiques de diffeacuterentes espegraveces sont lieacutes entre eux

par des reacuteactions mutuelles lrsquoorganisation de la culture agit sur lrsquoindustrie le commerce

agit sur la culture le reacutegime de proprieacuteteacute agit sur le commerce etc Il vaut donc mieux

construire drsquoabord un tableau geacuteneacuteral de tous les pheacutenomegravenes lieacutes entre eux dans un pays

donneacute et rapprocher ensuite ces ensembles que drsquoeacutetudier une seule espegravece de

pheacutenomegravenes deacutetacheacutee de lrsquoensemble dans tous les pays du monde2 La division

91

fondamentale se fera par pays les subdivisions seules se feront par espegraveces de

pheacutenomegravenes

11 La division en espegraveces doit reposer sur le but et la nature des arts par lesquels sont creacuteeacutes

et distribueacutes les objets ndash La division geacuteneacuterale est 1deg production subdiviseacutee en

production directe des mateacuteriaux transformation des mateacuteriaux (industrie) 2deg transfert

subdiviseacute en transport mateacuteriel eacutechange leacutegal (commerce) 3deg reacutepartition subdiviseacutee en

appropriation jouissance transmission

12 Dans ce cadre geacuteneacuteral se placent agrave propos de chaque espegravece de faits les questions

speacuteciales agrave poser quand on fait lrsquoenquecircte reacutetrospective sur lrsquoeacutetat eacuteconomique drsquoun pays agrave

un moment donneacute Quels sont les systegravemes suivis par les habitants Par qui sont-ils

pratiqueacutes Comment sont-ils distribueacutes entre les diffeacuterentes parties du pays Ce qui

implique une description de lrsquousage une description du personnel speacutecial une carte de

distribution de lrsquousage

13 Voici le deacutetail

14 1er groupe Production

15 1deg Production directe crsquoest-agrave-dire des objets bruts quatre proceacutedeacutes 1deg chasse et pecircche

2deg eacutelevage 3deg culture 4deg extraction des mateacuteriaux bruts (bois carriegraveres mines) qui

forme transition avec lrsquoindustrie Pour chacune des quatre on fera des subdivisions

suivant lrsquoespegravece drsquoanimal ou drsquoobjet Lrsquoenquecircte devra porter seacutepareacutement sur chaque

forme de production et poser trois questions 1deg objets produits et proceacutedeacutes de travail

2deg personnes qui font les opeacuterations comment elles se partagent les opeacuterations comment

elles sont organiseacutees (coordonneacutees ou subordonneacutees) 3deg reacutepartition de ces personnes sur

le sol (centres de production quantiteacutes produites par chacun)

16 2deg Industrie crsquoest-agrave-dire transformation des mateacuteriaux Le nombre des industries est tregraves

grand ce qui les rend difficiles agrave classer le classement drsquoapregraves la nature des mateacuteriaux

est irrationnel le moins arbitraire est le classement drsquoapregraves le but car le but drsquoordinaire

conditionne les proceacutedeacutes On divisera donc en alimentation vecirctement bacirctiment

ameublement outils et armes objets de luxe vie intellectuelle dans chacune les

subdivisions sont nombreuses Forceacutement chaque industrie formera un terrain drsquoenquecircte

speacutecial ougrave lrsquoon retrouvera les mecircmes questions 1deg mateacuteriaux employeacutes et proceacutedeacutes

(technique) 2deg personnel employeacute crsquoest-agrave-dire division et organisation du travail

rapports entre les travailleurs drsquoun mecircme meacutetier rapports avec ceux des autres meacutetiers

et surtout avec les directeurs du commerce 3deg distribution geacuteographique des

travailleurs centres pour chaque espegravece de travail nombre des travailleurs et quantiteacute

des produits

17 2e groupe Transfert

18 1deg Transports transition entre lrsquoindustrie et le commerce ndash II nrsquoy a guegravere agrave distinguer que

deux classes transport par mer transport inteacuterieur mais la deuxiegraveme se subdivise en

voies fluviales voies ferreacutees routes Pour chaque classe se posent les trois questions

1deg proceacutedeacutes de transport voie et mode de traction et drsquoemballage (il faut ici distinguer les

transports drsquoobjets et de personnes) 2deg personnel des transports (mecircmes questions que

pour lrsquoindustrie) 3deg distribution geacuteographique des voies et des centres de transport

quantiteacute des objets transporteacutes

19 2deg Commerce eacutechange des droits Il faut distinguer entre le commerce direct qui se fait par

un eacutechange drsquoobjets mateacuteriels et les commerces symboliques creacutedit et speacuteculation Pour

92

chaque branche reviennent les questions 1deg matiegravere du commerce et proceacutedeacutes de

commerce 2deg personnel des commerccedilants division du travail et organisation rapports

entre les groupes 3deg distribution geacuteographique des centres de commerce et de creacutedit

Quantiteacute des opeacuterations

20 3e groupe Reacutepartition

21 Il nrsquoy a pas lieu agrave subdiviser Il suffit de se poser les questions

22 1deg Appropriation qui comporte les questions suivantes 1deg reacutegime de la proprieacuteteacute sur

quels objets elle porte 2deg personnel des proprieacutetaires organisation en classe rapports

entre groupes 3deg distribution geacuteographique des proprieacutetaires

23 2deg Jouissance des objets 1deg systegravemes de jouissance possession preacutecaire partage des

avantages entre le possesseur et le proprieacutetaire leacutegal 2deg personnel des gens en

possession organisation en classe 3deg distribution des possessions preacutecaires

24 3deg Transmission des droits 1deg proceacutedeacutes de transmission entre vifs par contrat apregraves

deacutecegraves 2deg quantiteacute des transmissions

25 Apregraves avoir fait une enquecircte sur ces usages et cette distribution des pheacutenomegravenes on

aurait un tableau drsquoensemble de lrsquoorganisation eacuteconomique drsquoun pays agrave une eacutepoque

donneacutee Quand le travail serait fait pour tous les pays agrave un mecircme moment on aurait une

seacuterie de tableaux eacuteconomiques On pourrait alors en comparant les organisations

diffeacuterentes constater les traits communs et voir si lrsquoon peut dresser un tableau

eacuteconomique universel de cette eacutepoque

NOTES

1 Derniegravere page du chap VIII

2 Deacutejagrave la pratique de la statistique a ameneacute Meitzen agrave penser qursquoil vaut mieux eacutetudier tous les

faits dans un domaine eacutetroit qursquoune seule espegravece de faits dans un domaine large

93

Chapitre XIV

Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale

I Neacutecessiteacute de deacuteterminer la quantiteacute des faits ndash Connaissance qualitative en histoire ndash Neacutecessiteacutede la deacutetermination de quantiteacute en matiegravere socialeII Moyens de deacuteterminer la quantiteacute ndash Mesure ndash Deacutenombrement ndash Eacutevaluation ndash Eacutechantillonnagendash GeacuteneacuteralisationIII Conseacutequences pratiques ndash Preacutecautions speacuteciales ndash Limites de la construction

1 I ndash Le tableau des faits eacuteconomiques a besoin pour se construire de plus de connaissances

auxiliaires et drsquoune plus grande preacutecision de connaissances que la plupart des autres

eacutetudes historiques

2 Il suppose drsquoabord la connaissance du terrain geacuteographique qui sert de support aux

hommes et aux objets Crsquoest une condition commune agrave toutes les eacutetudes historiques La

geacuteographie est une science auxiliaire de lrsquohistoire et drsquoautant plus neacutecessaire que les faits

ont une plus grande part mateacuterielle Mais pour les histoires de faits intellectuels

(sciences art religion) une connaissance geacuteneacuterale peut suffire la connaissance doit ecirctre

plus preacutecise agrave mesure qursquoon opegravere sur des faits plus mateacuteriels soumis plus eacutetroitement

aux conditions du milieu Agrave ce titre lrsquohistoire eacuteconomique est fortement deacutependante de la

geacuteographie et il nrsquoy a pas de statistique historique sans connaissance du terrain

geacuteographique

3 Les faits historiques prennent drsquoabord la forme descriptive on deacutecrit des conceptions

des actes des usages ndash crsquoest-agrave-dire des actes renouveleacutes ndash des objets des conditions des

produits Crsquoest la forme premiegravere de toutes les sciences descriptives (zoologie botanique)

Seulement certaines descriptions sont drsquoune espegravece particuliegravere agrave lrsquohistoire en tant que

science de lrsquohumaniteacute ce sont les descriptions drsquoeacutetats inteacuterieurs par des figures

mateacuterielles non repreacutesentables langue penseacutee imagination regravegles motifs tous faits

psychologiques Jrsquoai montreacute1 que ces faits forment presque seuls toute une des cateacutegories

de lrsquohistoire lrsquohistoire des coutumes intellectuelles et la plus grande partie de deux

autres lrsquohistoire des institutions sociales et politiques De tous ces faits on ne peut jamais

avoir qursquoune connaissance qualitative on peut deacuteterminer le caractegravere la nature de ces

conceptions mais la seule connaissance quantitative serait la freacutequence qursquoil est

impossible de rechercher Combien de fois un homme a-t-il eu une penseacutee Combien

drsquohommes ont eu cette penseacutee On nrsquoa jamais pu mecircme songer agrave faire cette recherche

94

4 Cependant on a pu constituer une histoire des pheacutenomegravenes intellectuels sans sortir de la

description crsquoest-agrave-dire sans chercher au-delagrave de la connaissance qualitative sans

atteindre aucun eacuteleacutement de quantiteacute Crsquoest le cas des histoires de la langue des arts des

sciences des religions On deacutecrit les œuvres drsquoart ou de science et les conceptions qui ont

eacuteteacute manifesteacutees agrave une certaine date sans essayer de faire un tableau de leur reacutepartition

ou de leur freacutequence La preacutetention drsquoarriver agrave appliquer la statistique a eacuteteacute eacutemise par M

Bourdeau LrsquoHistoire et les historiens 1886 il proposait drsquoeacutetudier le nombre drsquoexemplaires

drsquoun ouvrage pour en eacutevaluer quantitativement lrsquoimportance crsquoest une illusion On

nrsquoarriverait agrave savoir ainsi qursquoun chiffre drsquoopeacuterations typographiques on nrsquoatteindrait pas

la freacutequence du pheacutenomegravene litteacuteraire qui est la repreacutesentation dans lrsquoesprit du lecteur de

la conception qursquoavait exprimeacutee lrsquoauteur

5 Pour lrsquohistoire des usages qui consistent en actes mateacuteriels la connaissance qualitative

reste souvent aussi la seule possible Combien de maisons de costumes de fecirctes y a-t-il

eu au XIVe siegravecle Combien de fois a-t-on appliqueacute une regravegle de droit un usage politique

Mais lagrave encore on nrsquoa pas un besoin absolu de connaicirctre la quantiteacute il srsquoagit plutocirct de

savoir qursquoagrave un moment donneacute dans un pays on a pratiqueacute certain usage ou certaines

institutions politiques Lrsquointeacuterecirct est dans lrsquoexistence de lrsquousage pas seulement dans la

freacutequence Pourtant on a deacutejagrave besoin de savoir si les regravegles eacutetaient vraiment appliqueacutees

crsquoest-agrave-dire approximativement dans quelle proportion de cas

6 Lrsquohistoire sociale consiste aussi pour une bonne part dans la description drsquousages

eacuteconomiques proceacutedeacutes drsquoexploitation agricole et industrielle de production de

transport usages de vente de creacutedit de speacuteculation division du travail proprieacuteteacute regravegles

de reacutepartition des produits Mais cette part est insuffisante pour constituer lrsquohistoire

sociale elle aide agrave comprendre les pheacutenomegravenes sociaux elle ne les eacutetablit pas Le tableau

drsquoune socieacuteteacute agrave un moment donneacute ne peut se faire par une simple description de ses

usages Ce tableau comporte toujours des donneacutees de nombre et de reacutepartition Le nombre

des membres la reacutepartition par sexes acircges origines occupations ndash la composition des

classes sociales ou des professions ndash la richesse crsquoest-agrave-dire la quantiteacute des objets de

valeur et la reacutepartition de la richesse entre les cateacutegories drsquohabitants ndash la reacutepartition des

cultures industries moyens de transports ndash toutes ces notions sont indispensables Faute

de les avoir on nrsquoarrive pas du tout agrave se repreacutesenter la socieacuteteacute on nrsquoen a aucune ideacutee

drsquoensemble Mecircme les usages eacuteconomiques nrsquoont presque aucune valeur par eux-mecircmes

ils nrsquoagissent que par leur freacutequence un usage qui nrsquoexiste qursquoentre quelques hommes nrsquoa

pas drsquointeacuterecirct ni pratique ni historique La connaissance drsquoune socieacuteteacute au point de vue de

lrsquohistoire sociale crsquoest la connaissance de la structure crsquoest-agrave-dire des proportions entre les

parties Or le nombre la reacutepartition la freacutequence les proportions sont des notions

toutes quantitatives On ne conccediloit guegravere un tableau de pheacutenomegravenes sociaux purement

qualitatif comme peut lrsquoecirctre un tableau de la litteacuterature des arts des sciences ou mecircme

un tableau du droit ou des institutions politiques On arrive ainsi agrave cette conclusion que

lrsquohistoire sociale a absolument besoin drsquoecirctre une connaissance quantitative

7 II ndash De quels moyens dispose lrsquohistoire pour atteindre une connaissance de quantiteacute A

priori on peut preacutesumer que ces moyens seront meacutediocres puisque lrsquohistoire manque de

tout proceacutedeacute direct drsquoexamen des pheacutenomegravenes Elle reste reacuteduite agrave deux proceacutedeacutes

indirects

8 1deg Elle recueille les renseignements sur les quantiteacutes que fournissent les auteurs de

documents par exemple le chiffre de la population de lrsquoAttique donneacute par Atheacuteneacutee Ce

sont toujours des affirmations non scientifiques on ne peut donc les accepter que sous

95

reacuteserve de critique Mais la critique a besoin pour conclure de savoir dans quelles

conditions lrsquoauteur a opeacutereacute pour atteindre ses reacutesultats or on les connaicirct rarement et on

doit a priori preacutesumer que lrsquoauteur a commis quelque erreur car lrsquoerreur est habituelle en

matiegravere de chiffres

9 2deg Elle reacuteunit les donneacutees isoleacutees obtenues par lrsquoanalyse des documents et elle les

rapproche de faccedilon agrave calculer des quantiteacutes par exemple on additionne les chiffres de

tenanciers fournis par le Domesdaybook pour chacun des domaines recenseacutes on calcule la

proportion drsquohabitants par tenanciers et on en conclut la population de lrsquoAngleterre agrave la

fin du XIe siegravecle

10 Il faut donc examiner les moyens dont dispose lrsquoauteur de document ou lrsquohistorien pour

arriver agrave deacuteterminer et agrave exprimer des quantiteacutes Les voici rangeacutes dans lrsquoordre

deacutecroissant de preacutecision

11 1deg La mesure ndash Crsquoest la seule expression de quantiteacute qui soit entiegraverement scientifique Elle

consiste agrave ramener les pheacutenomegravenes agrave des uniteacutes identiques par conseacutequent exactement

commensurables (telles que longueur surface poids composition chimique

mouvement) Elle tient une place de plus en plus grande dans lrsquoobservation actuelle des

pheacutenomegravenes sociaux surtout eacuteconomiques De plus en plus on se preacuteoccupe de connaicirctre

les longueurs de reacuteseaux de chemins de fer ou de routes les superficies de terrains les

poids de produits les valeurs exprimeacutees en numeacuteraire Mais pour les faits passeacutes nous

nrsquoavons plus aucun moyen direct drsquoobtenir une mesure il ne reste qursquoagrave recueillir les

mesures mentionneacutees dans les documents soit qursquoelles aient eacuteteacute faites par les auteurs

eux-mecircmes ndash ce qui est rare ndash soit que les auteurs des documents aient reproduit les

mesures faites par drsquoautres Or ni les proceacutedeacutes de mesure dont disposaient les siegravecles

anteacuterieurs ni les habitudes de transcription des auteurs de documents ne laissent guegravere

espeacuterer que les mesures doivent ecirctre preacutesumeacutees exactes

12 2deg Le deacutenombrement ndash Crsquoest le proceacutedeacute statistique par excellence Il consiste agrave choisir un

caractegravere abstrait expresseacutement deacutefini et agrave compter dans un champ donneacute combien

drsquohommes ou drsquoobjets drsquoune espegravece donneacutee preacutesentent ce caractegravere Comme le

deacutenombrement arrive agrave srsquoexprimer en chiffres il donne souvent lrsquoillusion de la mesure

crsquoest-agrave-dire de la science exacte Cette illusion nrsquoest qursquoun cas particulier de la tendance

naturelle agrave confondre exact avec preacutecis (voir chap II I) En fait le deacutenombrement ne prend

ce caractegravere preacutecis que gracircce agrave la convention sur laquelle il repose toute sa valeur comme

moyen de connaissance deacutepend de la nature de la convention qui a servi agrave lrsquoeacutetablir Si on a

pris un caractegravere tregraves conventionnel (par exemple crime deacutelit appartement) le

deacutenombrement ne donnera que tregraves peu de renseignements sur la reacutealiteacute On saura

seulement qursquoil y a eu dans un pays donneacute tel chiffre de procegraves rangeacutes dans la cateacutegorie

laquo crime raquo ou laquo deacutelit raquo qursquoon a compteacute dans lrsquoensemble des maisons tant drsquouniteacutes

conventionnelles appeleacutees laquo appartement raquo En tout cas le chiffre drsquoun deacutenombrement ne

deacutesigne pas un total homogegravene il reacuteunit des objets qui ne sont pas entiegraverement

commensurables et qui peuvent nrsquoavoir de commun que des caractegraveres insignifiants

13 Pourtant le deacutenombrement est le seul proceacutedeacute quantitatif possible pour appreacutecier des

masses qui ne sont pas homogegravenes et crsquoest le cas de tous les ecirctres vivants et de tous les

objets produits par eux ndash sauf en tant qursquoon les a rameneacutes agrave la notion du poids ou agrave la

notion abstraite de valeur exprimeacutee en numeacuteraire (on ne mesure pas des moutons mais

on peut mesurer des poids de moutons) Le deacutenombrement est donc indispensable pour

exprimer avec preacutecision la structure drsquoune socieacuteteacute Il faut savoir au moins le chiffre de la

96

population la reacutepartition des habitants dans les centres le nombre des habitations des

animaux etc Aussi le deacutenombrement est-il le proceacutedeacute fondamental de la deacutemographie

mecircme les pheacutenomegravenes eacuteconomiques ne sont vraiment eacutetablis que lorsqursquoon est parvenu agrave

les exprimer en chiffres

14 Lrsquohistoire sociale ne dispose que drsquoun tregraves petit nombre de deacutenombrements attesteacutes par

des documents et presque tous ceux qursquoon possegravede sont suspects ils ont eacuteteacute faits dans

des conditions inconnues de nous et nous devons le preacutesumer avec des proceacutedeacutes

insuffisants Ainsi pour lrsquoAntiquiteacute les chiffres des esclaves drsquoEacutegine ou de la population

drsquoAthegravenes doivent rester suspects Les chiffres du Moyen Acircge ne le sont pas moins

LrsquoAngleterre fournit un exemple caracteacuteristique de lrsquoincapaciteacute des gens du Moyen Acircge

aux deacutenombrements mecircme les plus faciles En 1371 le gouvernement fit voter au

Parlement une taxe de 50 000 livres (agrave reacutepartir entre les paroisses agrave raison de 22 shillings

3 pence) calculeacutee sur le chiffre de 40 000 paroisses quand on voulut la lever on ne

trouva pas 9 000 paroisses On peut voir dans Round Feudal England 1895 ce qursquoon doit

penser du chiffre de 32 000 chevaliers vassaux du roi drsquoAngleterre qursquoon a admis jusqursquoici

sur le teacutemoignage drsquoun homme admirablement placeacute pour ecirctre informeacute puisqursquoil eacutetait

ministre du roi Il est probable aussi qursquoon a tort de reproduire comme le font mecircme des

historiens de la valeur de Ranke les chiffres des fameux rapports des ambassadeurs

veacutenitiens au XVIe siegravecle

15 Resterait la ressource de faire des deacutenombrements reacutetrospectifs en rapprochant les

eacuteleacutements pris dans les documents Mais pour deacutenombrer la condition indispensable est

de connaicirctre tout le champ agrave deacutenombrer car il faut ecirctre sucircr de pouvoir atteindre toutes

les uniteacutes agrave compter Or il deacutepend du hasard qursquoil se soit conserveacute des documents portant

sur le champ entier agrave deacutenombrer et ce hasard est tregraves rare Peut-ecirctre nrsquoy en a-t-il dans

toute lrsquohistoire du monde jusqursquoagrave la fin du Moyen Acircge qursquoun seul cas le Domesdaybook

drsquoAngleterre qui agrave vrai dire est lui-mecircme un deacutenombrement

16 3deg Lrsquoeacutevaluation ndash Crsquoest un expeacutedient pour remplacer le deacutenombrement Lorsqursquoon ne peut

pas (ou qursquoon ne veut pas) deacutenombrer le champ tout entier on en prend une portion et

dans cette portion on compte les objets des diffeacuterentes classes de faccedilon agrave eacutetablir la

proportion numeacuterique tant pour cent de chaque classe On suppose que cette portion est

une image reacuteduite de lrsquoensemble et que la proportion totale sera la mecircme Le danger de ce

proceacutedeacute crsquoest la preacutesomption qui est agrave la base On admet que la portion qursquoon a choisie est

pareille agrave lrsquoensemble et que les proportions y seront les mecircmes mais si cette portion

restreinte diffegravere de lrsquoensemble lrsquoeacutevaluation sera fausse Supposons que pour connaicirctre la

proportion drsquoenfants illeacutegitimes en France on prenne le pourcentage de la population de

Paris lrsquoeacutevaluation sera beaucoup trop eacuteleveacutee Il faut donc ecirctre sucircr que la portion choisie

est pareille et crsquoest ce qursquoil est souvent difficile de savoir De mecircme quand un document

indique une proportion il faudrait savoir par quels proceacutedeacutes lrsquoauteur est arriveacute agrave son

eacutevaluation On reacutepegravete souvent drsquoapregraves les documents du XIVe siegravecle que la grande peste

de 1346-48 a enleveacute la moitieacute ou le tiers de la population on devrait se demander sur

quelle portion de la population a eacuteteacute faite cette eacutevaluation ndash en supposant qursquoil y ait eu

un calcul

17 4deg Lrsquoeacutechantillonnage ndash Crsquoest un expeacutedient pour suppleacuteer au deacutenombrement On prend au

hasard quelques uniteacutes agrave diffeacuterents endroits dans tout le champ agrave deacutenombrer on examine

dans combien de ces uniteacutes se rencontre un certain caractegravere (par exemple combien de

femmes sont veuves) on calcule la proportion des veuves par rapport au total des femmes

examineacutees (par exemple 30 p 100) on admet que la proportion sera la mecircme pour tout le

97

reste du champ Le proceacutedeacute est moins dangereux que lrsquoeacutevaluation en ce sens qursquoon court

moins de risques de tomber sur une portion exceptionnelle du champ mais on srsquoexpose

au danger plus grand encore de prendre pour bases des uniteacutes exceptionnelles on nrsquoa pas

de garantie que ces uniteacutes soient pareilles agrave lrsquoensemble

18 Les conditions sont surtout mauvaises pour un eacutechantillonnage reacutetrospectif ougrave lrsquoon est

reacuteduit agrave opeacuterer avec des documents Quand il srsquoagit de faits actuels comme on domine

lrsquoensemble du champ agrave eacutetudier on peut se faire une impression geacuteneacuterale voir quels sont

les cas aberrants et par suite prendre meacutethodiquement ses uniteacutes parmi celles qui ne

preacutesentent aucun caractegravere exceptionnel Mais dans lrsquoeacutechantillonnage reacutetrospectif on ne

connaicirct que des uniteacutes eacuteparses qursquoon nrsquoa pas choisies qursquoon a reccedilues des documents

crsquoest-agrave-dire du hasard or il est fort possible qursquoune espegravece de documents qui fait

connaicirctre une espegravece de faits exceptionnelle se soit conserveacutee plus qursquoune autre car les

conditions drsquoougrave deacutependent les chances de conservation sont drsquoordinaire les mecircmes pour

chaque groupe de document Les uniteacutes exceptionnelles ainsi obtenues fausseront

gravement lrsquoopeacuteration Qursquoon essaye par exemple pour le XIIe siegravecle de deacuteterminer par

eacutechantillonnage la proportion des terres appartenant agrave lrsquoEacuteglise dans un pays comme la

France Les documents qui se sont conserveacutes sont ceux qui se trouvaient dans les archives

des eacuteglises et qui se rapportent agrave leurs domaines crsquoest lagrave qursquoon ira forceacutement chercher les

eacutechantillons de groupes de domaines la proportion des terres drsquoeacuteglise y sera

naturellement tregraves forte presque toutes les terres paraicirctront appartenir aux eacuteglises

19 5deg La geacuteneacuteralisation ndash Ce proceacutedeacute le plus habituel en histoire nrsquoest qursquoun moyen irreacutefleacutechi

de simplifier les opeacuterations drsquoeacutevaluation Il consiste agrave eacutetendre agrave tout un groupe les

caractegraveres qursquoon a constateacutes chez quelques individus de ce groupe (hommes ou objets)

crsquoest un eacutechantillonnage inconscient et mal fait Le principe rationnel de la

geacuteneacuteralisation crsquoest la preacutesomption que si un caractegravere se rencontre dans plusieurs

uniteacutes drsquoun champ donneacute prises au hasard il se retrouvera dans toutes les uniteacutes de ce

champ autrement dit les cas observeacutes sont preacutesumeacutes repreacutesenter la moyenne

20 Crsquoest le seul proceacutedeacute qui reste possible dans tous les cas ougrave lrsquoon ne dispose pas de la

connaissance complegravete drsquoun champ ou du moins drsquoune portion drsquoun champ ce qui est le

cas normal en histoire ndash dans lrsquohistoire sociale comme dans les autres branches Et crsquoest

assureacutement une des causes drsquoerreur les plus actives en histoire la plus grande masse des

erreurs de construction commises dans les tableaux descriptifs drsquoune socieacuteteacute provient de

geacuteneacuteralisations incorrectes Crsquoest que les documents ne fournissent drsquoordinaire que

quelques cas la plupart exceptionnels qursquoon a reacutedigeacutes justement parce qursquoils eacutetaient

exceptionnels des crimes ou des actes heacuteroiumlques ndash les usages ou les modes des petits

groupes exceptionnels qui attiraient le plus lrsquoattention ou qui avaient une propension

exceptionnelle agrave eacutecrire Instinctivement on prend ces cas pour des cas-types

caracteacuteristiques de toute la socieacuteteacute on les deacuteclare des usages geacuteneacuteraux Tous les ouvrages

historiques de Taine sont pleins de geacuteneacuteralisations obtenues par ce proceacutedeacute

21 Lrsquohistoire sociale est particuliegraverement exposeacutee aux fausses geacuteneacuteralisations Elle a

absolument besoin drsquoarriver agrave un tableau complet pour se repreacutesenter la structure de la

socieacuteteacute et elle ne possegravede que tregraves peu de documents des mentions accidentelles dans les

documents narratifs ou litteacuteraires quelques inscriptions quelques piegraveces drsquoarchives tregraves

ineacutegalement conserveacutees (du Moyen Acircge il ne reste presque aucun document de laiumlques)

La tentation est donc plus grande de proceacuteder en geacuteneacuteralisant agrave partir du petit nombre

des faits eacutetablis Ainsi lrsquohistoire sociale est celle qui aurait le plus besoin de donneacutees

98

drsquoensemble et crsquoest celle qui est la plus exposeacutee agrave se les procurer par un proceacutedeacute

deacutefectueux

22 III ndash La conseacutequence pratique crsquoest que lrsquohistoire sociale doit ecirctre astreinte agrave des

preacutecautions plus seacutevegraveres qursquoaucune autre et soumise plus eacutetroitement agrave la regravegle qursquoavant

drsquoaborder lrsquoeacutetude drsquoun fait on doit constater lrsquoeacutetat des documents afin de renfermer la

recherche dans les limites de la connaissance possible

23 On devra faire la critique de toutes les donneacutees quantitatives plus seacutevegraverement encore que

la critique des descriptions car eacutetant beaucoup plus difficiles agrave atteindre exactement

elles doivent ecirctre plus suspectes Lrsquoauteur drsquoun document nrsquoa pas eu besoin drsquoune

preacutecision exceptionnelle pour connaicirctre et deacutecrire une conception ni mecircme un acte

reacutepeacuteteacute souvent (usage mode institution) Mais degraves qursquoil est intervenu une notion de

quantiteacute il lui a fallu pour la constater une meacutethode de travail souvent mecircme des

proceacutedeacutes speacuteciaux drsquoinformation On doit donc toujours se demander Par quels proceacutedeacutes

lrsquoauteur a-t-il atteint son reacutesultat Et que valait ce proceacutedeacute Quelles pouvaient ecirctre ses

donneacutees Par quelle meacutethode a-t-il pu faire ses calculs Souvent on aura une certitude

neacutegative on saura que lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer exactement par exemple que les

chroniqueurs du Moyen Acircge nrsquoavaient aucun moyen drsquoeacutevaluer le nombre des victimes

drsquoune eacutepideacutemie ou le chiffre drsquoune population En tout cas il faudra toujours examiner de

pregraves Il semble bien que les historiens eacuteconomiques nrsquoont pas encore cette prudence

neacutecessaire il suffit de voir comment procegravedent mecircme les plus scrupuleux pour la peacuteriode

de lrsquoAntiquiteacute

24 Quand on opeacuterera soi-mecircme pour atteindre la quantiteacute lrsquoopeacuteration reacutetrospective devra se

faire avec les mecircmes preacutecautions que pour le calcul sur des faits actuels analogues La

meacutethode est deacutecrite par Meitzen Geschichte Theorie und Technik der Statistik 1886

25 La geacuteneacuteralisation nrsquoest pas eacutetudieacutee en statistique Jrsquoai essayeacute drsquoen faire la theacuteorie2 On doit

la ramener agrave un eacutechantillonnage conscient et meacutethodique ce qui comporte les

preacutecautions suivantes

26 1deg Preacuteciser le champ ougrave lrsquoon va geacuteneacuteraliser crsquoest-agrave-dire ougrave lrsquoon va preacutesumer la

ressemblance entre les uniteacutes prises au hasard Si ce champ est un groupe drsquohommes ne

pas le faire trop grand pour qursquoil ait plus de chances drsquoecirctre homogegravene eacuteviter de

confondre une section avec lrsquoensemble ne pas geacuteneacuteraliser par exemple sur une seule

province pour tout un Eacutetat

27 2deg Srsquoassurer que les faits contenus dans ce champ sont vraiment semblables entre eux

pour que des uniteacutes quelconques aient chance de correspondre agrave la moyenne se deacutefier

surtout des simples ressemblances de nom

28 3deg Srsquoassurer que les cas pris pour geacuteneacuteraliser sont vraiment repreacutesentatifs qursquoils ne sont

pas exceptionnels

29 4deg Srsquoassurer que le nombre des speacutecimens connus est assez grand Il devra ecirctre drsquoautant

plus grand qursquoil y aura moins de motifs que tous les cas se ressemblent moins grand pour

les groupes homogegravenes et les pheacutenomegravenes simples (par exemple lrsquoalimentation drsquoun

groupe de paysans) que pour des groupes heacuteteacuterogegravenes et des faits compliqueacutes (comme le

budget drsquoune famille riche habitant dans une capitale)

30 En prenant toutes les preacutecautions on sera ameneacute agrave reconnaicirctre que dans la plupart des cas

on ne peut pas arriver agrave un reacutesultat certain faute de donneacutees sucircres Ainsi sera poseacutee la

limite de construction de lrsquohistoire sociale Elle variera beaucoup sans doute mais elle

variera suivant la condition des documents crsquoest-agrave-dire la possibiliteacute de remonter agrave des

99

observations correctement faites Si nous nous laissions aller agrave la nature ce ne serait pas

lrsquoeacutetat de nos instruments de connaissance qui poserait la limite agrave nos recherches ce serait

lrsquointensiteacute de notre inteacuterecirct Toute lrsquohistoire de la theacuteologie toute lrsquohistoire de la science

des antiquiteacutes montrent que les speacutecialistes eux-mecircmes sont exposeacutes agrave passer leur vie sur

une question insoluble dont la solution les passionne Il nrsquoest pas inutile de rappeler que

notre deacutesir de connaicirctre une espegravece de faits ne doit jamais ecirctre la mesure de nos

affirmations

NOTES

1 Voir chap XII II

2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques chap IV V

100

Chapitre XV

Deacutetermination des groupes sociaux

I Caractegravere des faits sociaux ndash Faits humains abstraits localiseacutes ndash Actes individuels ndash Actestypiques ndash Actes collectifsII Les groupes ndash Difficulteacute de deacutefinir le groupe social diffeacuterence avec le groupe biologiquendash Caractegravere ordinaire des groupes historiques ndash Difficulteacutes speacuteciales agrave lrsquohistoire sociale preacutecautions et limites

1 La deuxiegraveme seacuterie des opeacuterations consiste agrave grouper ensemble les faits successifs pour

dresser un tableau de lrsquoeacutevolution sociale dans la suite des temps Mais elle exige une

opeacuteration preacutealable neacutecessaire pour se repreacutesenter les faits sociaux dont on eacutetudiera la

succession elle consiste agrave deacuteterminer les groupes drsquohommes qui sont les auteurs ou les

objets des pheacutenomegravenes sociaux Il faut donc avant drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution examiner

comment on peut arriver agrave deacuteterminer les groupes sociaux

2 I ndash Le principe qui domine toute cette opeacuteration de construction des groupes est le

principe de toute science historique principe si simple et si eacutevident qursquoon aurait honte de

le formuler si lrsquoexpeacuterience ne montrait pas qursquoil est tregraves souvent oublieacute par des cateacutegories

entiegraveres de travailleurs ce qui oblige agrave lrsquoeacutenoncer expresseacutement Il peut se formuler ainsi

Les faits sociaux ne sont que des abstractions ce sont toujours les actes les eacutetats ou les

rapports de certains hommes Ce sont ou des usages ndash et un usage nrsquoest qursquoune seacuterie

drsquoactes semblables ndash ou les eacutetats mateacuteriels drsquohommes deacutetermineacutes (acircge sexe maladie)

ndash ou des objets se rapportant indirectement agrave des hommes et eacutetudieacutes seulement en tant

qursquoils sont en rapport avec eux (plantes animaux maisons routes argent produits)

3 Pour qursquoun pheacutenomegravene soit social il faut qursquoil soit lrsquoacte ou lrsquoeacutetat ou la deacutependance

mateacuterielle drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes Or le propre des hommes crsquoest drsquoecirctre

des individus deacutetermineacutes La connaissance complegravete drsquoun fait social comporte donc qursquoon

connaicirct le groupe drsquohommes auquel il se rapporte Dans les sciences geacuteneacuterales abstraites

(physique chimie biologie) on opegravere il est vrai sur des pheacutenomegravenes rameneacutes agrave lrsquoeacutetat

drsquoabstractions et lrsquoon a le droit drsquoignorer les objets reacuteels dans lesquels ils se passent Mais

crsquoest qursquoon a pu isoler par lrsquoexpeacuterience et deacutefinir rigoureusement les caractegraveres sur

lesquels on opegravere En science sociale on a essayeacute de construire aussi une science abstraite

des pheacutenomegravenes lrsquoeacuteconomie politique la politique la sociologie mais lrsquoessai a eacuteteacute

preacutematureacute et peut-ecirctre est-il irrationnel Car il faut drsquoabord deacutecrire les faits sociaux dans

101

les conditions sans lesquels ils ne sont pas intelligibles crsquoest-agrave-dire dans les individus

humains Crsquoest ainsi que dans les sciences naturelles on a deacutecrit la structure et le

fonctionnement des organismes veacutegeacutetaux et animaux en les prenant dans lrsquoensemble

concret drsquoun individu longtemps avant drsquoessayer une biologie geacuteneacuterale abstraite

4 En matiegravere sociale les faits donneacutes par lrsquoobservation et par conseacutequent les faits agrave deacutecrire

drsquoabord sont des actes drsquoindividus ou de groupes des eacutetats des objets ils sont

deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs

noms En preacutesentant un tableau de la population ou la description drsquoun marcheacute il faut

dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du marcheacute de Londres ndash La condition

pour comprendre un fait social crsquoest de se repreacutesenter lrsquohomme ou le groupe drsquohommes

qui en sont lrsquoauteur et de pouvoir lier le fait agrave un eacutetat psychologique tregraves vaguement

deacutefini peut-ecirctre mais suffisamment connu pour nous le faire comprendre crsquoest le motif de

lrsquoacte Ainsi un simple transfert drsquoobjets nrsquoest pas intelligible socialement Est-il une

vente une donation un vol un brigandage Pour reacutepondre il nous faut savoir le motif

Une somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets nrsquoest pas un pheacutenomegravene social agrave moins

qursquoon nrsquoy joigne la notion de la valeur attribueacutee agrave cette somme ou agrave ces objets ce qui est

un fait subjectif psychologique Seuls les faits deacutemographiques physiologiques peuvent se

suffire agrave eux-mecircmes mais ils ne sont que les conditions des pheacutenomegravenes sociaux Il faut

donc pour deacutecrire les faits historiques ou sociaux la connaissance des auteurs ou des

sujets de ces faits et de lrsquoun au moins de leurs pheacutenomegravenes psychologiques la

connaissance de leur motif

5 Voyons donc sous quelles formes se preacutesentent les faits soit dans lrsquoobservation directe

soit dans les documents

6 1deg Des actes individuels ou des eacutetats individuels lrsquoacte drsquoun artiste drsquoun homme

politique drsquoun geacuteneacuteral ou drsquoun ouvrier drsquoun acheteur drsquoun speacuteculateur Dans le passeacute la

connaissance de ces actes constitue lrsquohistoire individuelle Elle est souvent difficile agrave

eacutetablir en fait faute de documents mais elle est toujours la plus facile agrave comprendre crsquoest

lrsquohistoire des creacuteations intellectuelles (arts sciences philosophie religion) lrsquohistoire des

directions politiques (reacutevolutions reacuteformes guerres) ce qui forme une grande part de

lrsquohistoire politique Cette histoire individuelle nrsquoa presque aucune place dans lrsquohistoire

sociale sauf lrsquohistoire des inventions et des usages dans le cas ougrave on peut atteindre

lrsquoinventeur ou lrsquoinitiateur Jrsquoindique cette exception pour rappeler que lrsquohistoire

eacuteconomique elle-mecircme nrsquoest pas exclusivement une eacutetude de masses

7 2deg Des actes faits par un individu des eacutetats subis par un individu mais pareils aux actes

ou eacutetats drsquoautres individus du mecircme temps Souvent les documents ne donnent qursquoun

acte ou un eacutetat individuel un cas de vente par exemple mais on peut geacuteneacuteraliser et

eacutetablir que drsquoautres hommes agissaient de mecircme ou eacutetaient dans le mecircme eacutetat Lrsquoacte

individuel devient alors un cas repreacutesentatif de tout un groupe un type Ainsi se fait

lrsquohistoire des actes ou eacutetats typiques qui est une eacutetude de pheacutenomegravenes de masse Dans ce

genre rentrent lrsquohistoire des langues ougrave un mot trouveacute dans un eacutecrivain montre que ses

contemporains employaient ce mot ndash lrsquohistoire des usages priveacutes (alimentation

logement mobilier ceacutereacutemonial distraction etc) ougrave quelques exemples suffisent pour

montrer lrsquohabitude commune agrave tous les gens drsquoun pays ndash lrsquohistoire des croyances et des

doctrines communes ndash lrsquohistoire des regravegles de droit ndash lrsquohistoire des institutions sociales

et politiques Il y faut ranger aussi lrsquohistoire des coutumes eacuteconomiques qui est une

grande part de lrsquohistoire sociale elle se fait en eacutetudiant des cas individuels types de

culture de fabrication de transport drsquoeacutechange etc

102

8 3deg Des actes collectifs faits par un groupe drsquoindividus opeacuterant ensemble ou reacuteagissant

directement les uns sur les autres actes ou eacutetats drsquoune assembleacutee drsquoune armeacutee drsquoun

marcheacute etc Ceux-lagrave apparaissent dans les documents comme collectifs ayant eacuteteacute conccedilus

comme collectifs par les observateurs Ils sont la matiegravere de lrsquohistoire des actes sociaux et

politiques (en exceptant les actes originaux des fondateurs et reacuteformateurs)

9 La plupart des faits sociaux rentrent dans cette classe Ici il nrsquoy a pas seulement des actes

pareils comme dans la fabrication drsquoobjets ou les proceacutedeacutes agricoles il y a un

agencement crsquoest-agrave-dire une action reacuteciproque des actes ou des eacutetats humains les uns sur

les autres qui constitue une organisation du travail un systegraveme de transports un

systegraveme drsquoeacutechanges Ce ne sont pas seulement des pheacutenomegravenes de masse ce sont des

pheacutenomegravenes collectifs

10 II ndash Les faits individuels seuls ont un champ deacutefini drsquoavance qui est lrsquoindividu Tous les

autres faits faits semblables ou faits collectifs ne sont vraiment connus que lorsqursquoon

sait dans quel groupe ils se produisent quel est le groupe drsquohommes qui a des usages

pareils ou qui forme un systegraveme drsquoactes collectifs Il faut donc pour deacutefinir un fait de ces

deux derniers genres preacuteciser le groupe ougrave il se produit et crsquoest lagrave une des principales

difficulteacutes de toute histoire drsquousages

11 La deacutetermination du groupe se subdivise en deux opeacuterations 1deg deacuteterminer lrsquoespegravece de

groupe ougrave srsquoest produit le pheacutenomegravene 2deg deacuteterminer en fait quelles eacutetaient les limites de

ce groupe

12 Un groupe humain nrsquoest pas du tout comparable agrave une espegravece animale On peut discuter

il est vrai sur les limites drsquoune espegravece se demander si certains individus doivent ecirctre

rangeacutes dans une espegravece ou dans la voisine mais on sait qursquoun ecirctre nrsquoappartient pas agrave la

fois agrave deux espegraveces Le groupe humain au contraire est une notion non pas naturelle

mais en partie conventionnelle

13 Un groupe crsquoest un ensemble drsquohommes qui ont des usages pareils (par exemple la

langue la religion les mœurs) et qui collaborent ou sont solidaires pour certaines espegraveces

drsquoactes (par exemple la guerre le gouvernement le commerce) Mais il y a beaucoup

drsquousages et beaucoup de systegravemes drsquoactes produits par des causes multiples et variables

qui ont agi ineacutegalement sur les divers hommes Il en reacutesulte qursquoun mecircme homme ne fait

pas partie exclusivement drsquoun seul groupe parce qursquoil nrsquoa pas en toute matiegravere les mecircmes

usages ou les mecircmes conceptions ou les mecircmes inteacuterecircts que les autres membres du

groupe Il appartient agrave un certain groupe en matiegravere de langue agrave un autre groupe en

matiegravere de religion agrave un autre en matiegravere drsquousages priveacutes il deacutepend drsquoun systegraveme

politique drsquoun systegraveme eccleacutesiastique drsquoun systegraveme drsquointeacuterecircts eacuteconomiques Dans chaque

groupe et dans chaque systegraveme il se rencontre avec des semblables ou avec des

collaborateurs partiels qui en drsquoautres matiegraveres font partie drsquoun autre groupe ou drsquoun

autre systegraveme Un mecircme homme sera Luxembourgeois par la nation Franccedilais par la

langue catholique romain par la religion et lieacute eacuteconomiquement agrave lrsquoAllemagne comme

membre du Zollverein parce que les quatre solidariteacutes diffeacuterentes Eacutetat luxembourgeois

langue franccedilaise religion catholique romaine Zollverein allemand ont eacuteteacute eacutetablies agrave des

eacutepoques diffeacuterentes

14 Crsquoest lrsquoerreur fondamentale de la sociologie forgeacutee drsquoapregraves les analogies biologiques

drsquoavoir neacutegligeacute cette opposition capitale entre les pheacutenomegravenes biologiques et les

pheacutenomegravenes sociaux Elle srsquoest ainsi laisseacute conduire agrave admettre un groupe humain pareil agrave

un organisme animal et comme on ne pouvait utiliser cette analogie en opeacuterant sur des

103

individus membres agrave la fois de plusieurs groupes on a eacuteteacute ameneacute agrave choisir arbitrairement

un des groupes et agrave lrsquoidentifier avec un organisme en ignorant systeacutematiquement les

autres groupes qui eacutetablissent drsquoautres solidariteacutes Drsquoordinaire on a choisi pour

lrsquoassimiler agrave lrsquoespegravece animale le groupe formeacute par lrsquouniteacute de gouvernement le groupe

politique appeleacute aussi national qui en beaucoup de pays coiumlncide grossiegraverement avec le

groupe de langue Cette preacutefeacuterence donneacutee au groupe Eacutetat sur le groupe Eacuteglise ou le

groupe langue ou le groupe civilisation srsquoexplique par lrsquoexaltation du sentiment national

au XIXe siegravecle mais elle nrsquoen est pas moins irrationnelle

15 Crsquoest une des grosses difficulteacutes de lrsquohistoire de choisir lrsquoespegravece de groupe humain dont on

cherchera agrave eacutetudier les manifestations semblables ou collectives Eacutevidemment cette

espegravece varie suivant lrsquoespegravece de pheacutenomegravenes Pour lrsquohistoire de la langue ce sera le

groupe des hommes qui parlent la mecircme langue pour lrsquohistoire des religions le groupe

religieux pour lrsquohistoire politique le groupe national Mais pour les faits sociaux quel

groupe devra-t-on choisir Qursquoest-ce que le groupe eacuteconomique On nrsquoest pas parvenu agrave

le deacutefinir Quels sont en matiegravere eacuteconomique les hommes lieacutes par une solidariteacute ou par

des usages communs Sont-ce les sujets drsquoun mecircme souverain ndash Mais entre les sujets

des Eacutetats diffeacuterents le commerce eacutetablit une solidariteacute eacuteconomique parfois tregraves eacutetroite

qui varie avec les tarifs de douanes et les conditions des traiteacutes de commerce Dans quel

groupe eacuteconomique devra-t-on ranger le Canadien du Manitoba sujet anglais qui

commerce surtout avec les Eacutetats-Unis Et lrsquoHindou

16 La question est deacutejagrave difficile agrave reacutesoudre pour les socieacuteteacutes contemporaines ougrave lrsquoensemble

des faits nous est connu Mais pour les socieacuteteacutes anciennes ougrave il nous faut opeacuterer par

lrsquointermeacutediaire de documents fragmenteacutes comment reconnaicirctre les groupes drsquohommes

eacuteconomiquement solidaires Ces documents deacutesignent les groupes par un nom Mais quel

est le sens preacutecis de ce nom La plupart sont des noms politiques ils deacutesignent seulement

les sujets drsquoun mecircme souverain (Romains Franccedilais Anglais) dans des temps ougrave la

solidariteacute eacuteconomique eacutetait bien plus faible que de nos jours dans lrsquointeacuterieur de chaque

Eacutetat

17 Il nrsquoest pas facile drsquoindiquer une solution agrave cette difficulteacute mais du moins faut-il en ecirctre

averti pour savoir avec quelle sorte de notion on opegravere On devra donc se demander

toujours Agrave quelle sorte de groupe se rapportent les noms employeacutes par les documents

Peut-on savoir en quoi ce groupe consistait Quelle sorte de liens unissait les membres

Et quel rapport y avait-il entre cette solidariteacute et une solidariteacute eacuteconomique On sera

ainsi averti des cas ougrave il faudra deacutecomposer un groupe reacuteuni sous un seul nom et si on ne

peut arriver agrave le deacutecomposer on saura du moins qursquoon fera mieux de srsquoabstenir drsquoaffirmer

et peut-ecirctre mecircme drsquoeacutetudier des faits qursquoon ne pourrait rapporter agrave aucun groupe preacutecis

18 La seconde difficulteacute crsquoest de preacuteciser les limites du groupe crsquoest-agrave-dire les gens qui

appartiennent agrave ce groupe Elle est commune agrave toutes les eacutetudes historiques de groupes et

nrsquoest pas speacuteciale agrave lrsquohistoire sociale Elle tient agrave ce que les documents toujours tregraves

incomplets ne font connaicirctre que quelques cas eacutepars observeacutes et noteacutes pour des raisons

accidentelles conserveacutes par hasard au moyen de ces fragments on restitue lrsquoensemble

des cas de cette espegravece par geacuteneacuteralisation avec tous les dangers inheacuterents agrave ce proceacutedeacute

entre autres la difficulteacute de deacutelimiter le champ de geacuteneacuteralisation Un usage est constateacute

par les documents dans un endroit Mais jusqursquoougrave srsquoeacutetend le champ ougrave lrsquoon a le droit

drsquoadmettre que cet usage a existeacute agrave ce moment Il faut poser la question nettement car

la solution deacutepend des conditions propres agrave chaque cas et la constitution des groupes

104

serait exposeacutee agrave des dangers ineacutevitables si lrsquoon opeacuterait sans meacutethode Voici la liste de ces

dangers

19 1deg Ne pas srsquoapercevoir du caractegravere abstrait des pheacutenomegravenes On exprime le pheacutenomegravene

par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et

on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue

des actes des motifs des sentiments Quand on a ainsi personnifieacute lrsquoabstraction le

marcheacute lrsquoindustrie le machinisme prennent corps ils semblent agir avec une force

propre instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient

des personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus

complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire mecircme sociale

20 2deg En attribuant les pheacutenomegravenes agrave un groupe neacutegliger drsquoeacutetablir lrsquoexistence de ce groupe

par lrsquoobservation soit directe soit indirecte Il arrive ainsi drsquoadmettre pour causes des

faits un groupe imaginaire ou conjectural comme la communauteacute de village

hypotheacutetique des pays du centre de lrsquoEurope

21 3deg Prendre pour le support des pheacutenomegravenes eacuteconomiques un groupe reacuteel il est vrai mais

formeacute par une solidariteacute sans rapport avec les pheacutenomegravenes qursquoon veut eacutetudier prendre

par exemple un groupe formeacute par la communauteacute de langue comme les Hellegravenes ou les

Germains ou un groupe constitueacute par un lien purement politique comme lrsquoEspagne au

XVIe siegravecle ce qui megravene agrave attribuer agrave toutes les parties du groupe les mecircmes pheacutenomegravenes

eacuteconomiques ou une solidariteacute eacuteconomique contrairement agrave la reacutealiteacute Ce genre drsquoerreur

est facile agrave commettre car les noms que portent la plupart des groupes mentionneacutes dans

les documents deacutesignent des groupes de langue ou de solidariteacute politique sans aucun

caractegravere eacuteconomique

22 4deg Prendre un groupe heacuteteacuterogegravene sans penser agrave le deacutecomposer en des parties homogegravenes

(du moins au point de vue du pheacutenomegravene qursquoon eacutetudie) par exemple expliquer la vie

eacuteconomique de la Grande-Bretagne au XVIIIe siegravecle sans distinguer lrsquoIrlande et lrsquoEacutecosse de

lrsquoAngleterre On arrive agrave se faire une repreacutesentation moyenne qui est fausse pour toutes

les parties

23 5deg Faire son champ de geacuteneacuteralisation trop grand en se trompant sur les limites du

groupe on attribue ainsi les actes et les usages agrave des hommes qui y sont eacutetrangers Si par

exemple on fait entrer dans le groupe des Germains tous les peuples qui habitaient au VIe

siegravecle le territoire actuel de lrsquoAllemagne on y introduira des Celtes ou des Slaves dont les

usages eacuteconomiques eacutetaient diffeacuterents

105

Chapitre XVI

Eacutetude de lrsquoeacutevolution

I Conditions de lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution ndash Emploi des courbes conditions ndash Diffeacuterences entrelrsquoeacutevolution en biologie et en sciences sociales ndash Diffeacuterentes sortes drsquoeacutevolution ndash Deacutetermination dugroupe ougrave lrsquoeacutevolution srsquoest produiteII Conditions des eacutevolutions speacuteciales ndash Production transfert reacutepartitionIII Conditions pour comprendre lrsquoeacutevolution ndash Constatations des changements drsquousages par lacomparaison ndash Eacutevolution par renouvellement difficulteacute de la constater

1 I ndash La derniegravere opeacuteration consiste agrave grouper les faits successifs de faccedilon agrave constater les

transformations et srsquoil se peut agrave atteindre lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes Crsquoest par

excellence lrsquoopeacuteration historique elle ne peut ecirctre faite que par voie historique avec les

documents du passeacute Crsquoest la derniegravere opeacuteration de la seacuterie puisqursquoelle ne peut ecirctre faite

qursquoapregraves les deux autres Il faut avoir dresseacute le tableau de lrsquoensemble des faits sociaux (ou

du moins drsquoune espegravece de faits) agrave un moment donneacute et dans un groupe donneacute avant de

pouvoir le comparer agrave lrsquoensemble des faits (ou du moins agrave la mecircme espegravece de faits) dans le

mecircme groupe agrave un autre moment puis agrave une seacuterie de moments successifs

2 Lrsquoeacutevolution a eacuteteacute rendue plus facilement repreacutesentable par lrsquoemploi des courbes Quand

les pheacutenomegravenes sociaux peuvent srsquoexprimer numeacuteriquement la courbe permet drsquoen

figurer graphiquement lrsquoeacutevolution il suffit de transcrire les chiffres en graphiques On

obtient ainsi par exemple la courbe de la production drsquoune denreacutee ou de la quantiteacute des

transports La courbe rend plus saillante la continuiteacute du pheacutenomegravene et la direction des

changements

3 Le proceacutedeacute nrsquoest applicable que dans les cas ougrave on peut exprimer les faits par des

nombres ce qui suppose deux conditions

4 1deg Il faut que les faits soient par leur nature exprimables en nombre qursquoils comportent

une comparaison de quantiteacute au moins approximative entre des eacutetats successifs par

exemple la quantiteacute produite transporteacutee transfeacutereacutee distribueacutee ndash ou le nombre drsquoobjets

drsquoanimaux ou drsquoindividus comparables Le proceacutedeacute ne srsquoapplique donc pas aux conditions

mateacuterielles ni aux rapports entre les hommes qui constituent une organisation

eacuteconomique la description est le seul moyen possible de repreacutesenter les pheacutenomegravenes ougrave

entrent des milieux des conceptions des motifs

106

5 2deg Il faut que les donneacutees des documents soient suffisantes pour fournir des chiffres de

pheacutenomegravenes agrave plusieurs moments ce qui est tregraves rare pour les eacutepoques anciennes Dans

le cas ougrave les documents seront suffisants la description pourra ecirctre accompagneacutee de

tableaux de chiffres ou de courbes crsquoest ainsi qursquoa proceacutedeacute M Bienaimeacute dans ses eacutetudes

sur lrsquoeacutevolution du prix des denreacutees agrave Paris au XIXe siegravecle

6 Pour constater lrsquoeacutevolution on peut se contenter de dresser le tableau complet de toute la

vie eacuteconomique drsquoun pays agrave plusieurs moments successifs et de rapprocher ces tableaux

drsquoensemble Mais pour comprendre lrsquoeacutevolution il faut eacutetablir des comparaisons partielles

entre les faits constateacutes agrave diffeacuterents moments

7 Ici se pose la principale difficulteacute pratique On ne peut pas rapprocher des faits au

hasard il ne faut rapprocher pour les comparer agrave des moments diffeacuterents que les faits

analogues et entre lesquels il y a eu continuiteacute Or la continuiteacute est une notion subjective

une interpreacutetation que notre esprit se donne de la succession des faits lrsquoobservation

directe ne fournit que des eacutetats successifs sans lien Ce lien de continuiteacute est une forme du

lien de causaliteacute une forme beaucoup plus vague et plus sujette agrave erreur

8 En fait la notion drsquoeacutevolution nous est donneacutee par lrsquoobservation biologique Nous voyons

lrsquoecirctre vivant se transformer graduellement sans cesser drsquoecirctre le mecircme individu

lrsquoeacutevolution continue est ici eacutevidente Nous voyons se succeacuteder les individus issus lrsquoun de

lrsquoautre et dans certains cas nous les voyons se diffeacuterencier peu agrave peu chaque geacuteneacuteration

srsquoeacutecartant un peu plus du premier ancecirctre la continuiteacute est ici encore eacutevidente et nous

constatons lrsquoeacutevolution de lrsquoespegravece

9 Cette notion drsquoeacutevolution acquise par la biologie nous la transportons dans la vie sociale

Ici il a fallu proceacuteder par analogie en employant une meacutetaphore inconsciente On a

compareacute un groupe drsquohommes ndash la nation anglaise par exemple ndash agrave un individu

biologique on a compareacute agrave une espegravece animale la succession des hommes dans un mecircme

groupe On est arriveacute ainsi agrave concevoir laquo lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute raquo ce qui est deacutejagrave une

meacutetaphore

10 On est alleacute plus loin Dans la socieacuteteacute on a abstrait un sous-groupe formeacute drsquohommes

distingueacutes des autres par une fonction speacuteciale crsquoest-agrave-dire par un systegraveme de rapports

continu avec la masse de la socieacuteteacute on a isoleacute ainsi le gouvernement lrsquoarmeacutee le clergeacute la

magistrature on a opeacutereacute de mecircme avec une classe la noblesse la bourgeoisie On a pu

alors consideacuterer les changements successifs de cette organisation ou de cette classe

comme une eacutevolution on a eu lrsquoeacutevolution du gouvernement de lrsquoarmeacutee de la

bourgeoisie Crsquoest une meacutetaphore au deuxiegraveme degreacute car on nrsquoa pas la connaissance

directe drsquoune continuiteacute entre les gouvernements ou les bourgeoisies drsquoun mecircme pays agrave

diffeacuterents moments successifs Il nrsquoy a pas de lien biologique entre eux il nrsquoy a pas drsquoecirctre

qui soit le gouvernement ou la bourgeoisie

11 Enfin on en est arriveacute agrave abstraire un usage une langue ou mecircme un simple deacutetail un mot

un proceacutedeacute technique un systegraveme de production ou de reacutepartition et on a parleacute de

lrsquoeacutevolution drsquoun mot ou de lrsquoeacutevolution de lrsquoarchitecture ou de lrsquoindustrie du drap ou du

commerce par canaux Crsquoest une meacutetaphore au troisiegraveme degreacute car ici il nrsquoy a mecircme plus

drsquoindice de continuiteacute biologique il nrsquoy a que la transmission drsquoun usage par imitation

crsquoest-agrave-dire par voie subjective

12 Il faut donc comprendre la porteacutee reacuteelle du mot laquo eacutevolution raquo quand on lrsquoapplique aux

pheacutenomegravenes sociaux Il nrsquoa pas le mecircme sens qursquoen biologie Il nrsquoimplique pas une

continuiteacute mateacuterielle une causaliteacute biologique la seacuterie des eacutetats ou des actes drsquoun mecircme

107

individu ou drsquoune ligneacutee drsquoindividus engendreacutes les uns des autres Il ne deacutesigne qursquoune

ressemblance qui peut parfois avoir son origine dans une transmission heacutereacuteditaire mais

agrave laquelle on peut presque toujours preacutesumer des causes purement subjectives la

convention sociale lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation La continuiteacute est ici abstraite Si nous

appelons eacutevolution toute la seacuterie des changements que nous avons reacuteunis en un groupe

crsquoest parce que nous admettons une continuiteacute entre les eacutetats successifs mais nous ne

savons pas drsquoavance par quel proceacutedeacute srsquoest eacutetablie cette continuiteacute et il est probable a

priori que ce nrsquoest pas par le processus biologique de la transformation individuelle et de

la filiation

13 La continuiteacute ainsi comprise peut ecirctre eacutetablie entre plusieurs espegraveces de faits

14 La plus facile agrave constater et la plus abstraite est lrsquoeacutevolution drsquoune habitude ndash soit drsquoun

proceacutedeacute drsquoaction ou drsquoune conception ndash soit du produit mateacuteriel drsquoune opeacuteration

ndash lrsquoeacutevolution de la technique drsquoun meacutetier ou de lrsquoappreacuteciation de valeur drsquoun objet ou des

objets fabriqueacutes par une industrie donneacutee On peut eacutetudier par exemple lrsquoeacutevolution de la

technique du fer des prix du fer de la forme et de lrsquoemploi des barres de fer Pour eacutetablir

ce genre drsquoeacutevolution il suffit de comparer les descriptions ou les chiffres obtenus par

lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes ou des habitudes eacuteconomiques ou des produits agrave plusieurs eacutepoques

successives Le sens de lrsquoeacutevolution ressortira de la comparaison mecircme entre les habitudes

drsquoaction ou de penseacutee en matiegravere eacuteconomique pendant une peacuteriode de la vie drsquoun peuple

15 Puis on peut chercher lrsquoeacutevolution de lrsquoorganisation crsquoest-agrave-dire des rapports entre les

hommes eacutetablis par une convention obligatoire ou volontaire expresse ou tacite ce sont

les institutions de la vie eacuteconomique On eacutetudiera les conventions pour la division et

lrsquoorganisation du travail entre les hommes pour le transfert des objets pour la

reacutepartition de la jouissance des objets Lrsquoeacutevolution apparaicirctra par la comparaison du

systegraveme des institutions eacuteconomiques agrave des eacutepoques successives

16 On aura aussi agrave eacutetudier les changements des conditions mateacuterielles naturelles qui

fournissent aux hommes les moyens mateacuteriels drsquoaction et leur imposent les limites de

leur action le climat le sol la faune et la flore les faciliteacutes de communication On

examinera les changements des conditions mateacuterielles creacuteeacutees par les hommes eux-

mecircmes qui constituent un ameacutenagement durable et un milieu artificiel nouveau On

devra chercher srsquoil y a eu eacutevolution crsquoest-agrave-dire changement dans un mecircme sens de

quelques unes de ces conditions naturelles ou artificielles

17 Enfin apregraves toutes ces comparaisons abstraites ou exteacuterieures il restera agrave examiner

lrsquoeacutevolution proprement biologique le changement des individus eux-mecircmes Il srsquoagit ici

du personnel qui creacutee la vie eacuteconomique Y a-t-il eu un changement de personnes soit

disparition des anciens individus ou introduction de nouveaux soit changement dans le

nombre ou la position reacuteciproque des individus Alors seulement on peut connaicirctre la

nature de lrsquoeacutevolution on peut voir srsquoil y a eu continuiteacute reacuteelle mateacuterielle biologique

entre les individus ou si au contraire les individus ont changeacute et si la continuiteacute est

purement subjective

18 Apregraves avoir deacutetermineacute les diffeacuterentes espegraveces drsquoeacutevolution ndash eacutevolution des habitudes de

lrsquoorganisation du milieu mateacuteriel du personnel ndash on se trouve en preacutesence drsquoune

difficulteacute pratique Comment preacutesenter lrsquoensemble de lrsquoeacutevolution qursquoon aura constateacute

analytiquement Dans quel cadre ranger les faits Crsquoest une difficulteacute drsquoexposition qui

ne comporte pas de solution uniforme

108

19 Si on ne veut faire que la monographie drsquoun fait eacuteconomique on est reacuteduit agrave adopter un

cadre partiel on ne peut preacutesenter que lrsquoeacutevolution drsquoun trait de la vie eacuteconomique Le

cadre naturel en ce cas sera lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution drsquoune habitude donneacutee (usage proceacutedeacute

organisation) ou drsquoun groupe de proceacutedeacutes ou drsquoinstitutions ayant pour but une espegravece

donneacutee de reacutesultat Crsquoest le reacutesultat qui guidera le choix des faits agrave reacuteunir car le reacutesultat

drsquoune opeacuteration est la conseacutequence du but de lrsquoopeacuteration et le but autrement dit le motif

est le pheacutenomegravene directeur de toute la vie eacuteconomique Il est plus rationnel de chercher

lrsquoeacutevolution des objets destineacutes agrave servir drsquoarmes (lrsquoindustrie des armes) que lrsquoeacutevolution des

objets fabriqueacutes en bois ou en cuir

20 Si lrsquoon veut arriver agrave une eacutetude drsquoensemble il faudra reacuteunir lrsquoeacutevolution des organisations

et des habitudes communes agrave un mecircme groupe drsquohommes La difficulteacute sera de

deacuteterminer le groupe qursquoon doit consideacuterer comme uniteacute en matiegravere de vie eacuteconomique

Les groupes deacutesigneacutes par un nom drsquoensemble sont drsquoordinaire des groupes politiques unis

par la communauteacute de gouvernement des nations le lien eacuteconomique nrsquoest pas identique

au lien national Rationnellement on nrsquoa pas le droit de grouper les faits eacuteconomiques

dans le cadre de nation crsquoest-agrave-dire de gouvernement Pourtant ndash en attendant qursquoon ait

deacutetermineacute le lien eacuteconomique qui constitue les groupes eacuteconomiques ndash on nrsquoa pas drsquoautre

proceacutedeacute que drsquoadopter lrsquoun des cadres construits pour eacutetudier drsquoautres pheacutenomegravenes on

prendra donc une nation un Eacutetat ou une reacutegion geacuteographique mais on devra garder

conscience du caractegravere empirique et provisoire de cet expeacutedient Tant que lrsquohistoire de

lrsquoorganisation eacuteconomique ne peut ecirctre exposeacutee que dans les cadres construits pour

lrsquohistoire politique tant qursquoon en est reacuteduit agrave eacutecrire lrsquohistoire de lrsquoagriculture de

lrsquoindustrie du commerce de la proprieacuteteacute en Angleterre en Allemagne en Gregravece crsquoest que

lrsquohistoire eacuteconomique nrsquoa pas encore eacutetabli la nature de la solidariteacute eacuteconomique Si elle y

parvient elle pourra grouper ses faits dans des cadres agrave elle

21 II ndash Lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution eacuteconomique comporte des conditions speacuteciales aux trois

branches de lrsquoactiviteacute eacuteconomique production transfert reacutepartition Elles peuvent

srsquoexprimer sous forme de questions

22 1deg Pour la production lrsquoeacutevolution se produit dans 1deg le but que se proposent les

producteurs 2deg le milieu qui rend les opeacuterations plus ou moins faciles ou avantageuses

3deg les proceacutedeacutes techniques des opeacuterations 4deg la division du travail dans chaque espegravece de

profession

23 Apregraves ces questions particuliegraveres se posent les questions drsquoensemble Quelle a eacuteteacute

lrsquoeacutevolution dans la reacutepartition de lrsquoensemble des hommes entre ces diverses occupations

La proportion srsquoest-elle modifieacutee dans un sens constant Y a-t-il eu eacutevolution dans la

proportion de la quantiteacute des diverses espegraveces de produits Y a-t-il eu une eacutevolution

geacuteneacuterale commune agrave plusieurs ou agrave tous les groupes civiliseacutes soit dans les proceacutedeacutes de

travail soit dans la division du travail Y a-t-il eu une eacutevolution constante commune aux

diverses peacuteriodes de lrsquohumaniteacute

24 2deg Pour le transfert lrsquoeacutevolution consiste dans un changement 1deg des proceacutedeacutes de transport

(depuis le sentier jusqursquoau chemin de fer) 2deg des voies de commerce 3deg de lrsquoorganisation

du personnel des transports 4deg des proceacutedeacutes drsquoeacutechanges (depuis le troc jusqursquoagrave la

speacuteculation) 5deg de la distribution des centres

25 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans la reacutepartition

des proceacutedeacutes de transport et de commerce dans la proportion des quantiteacutes

transporteacutees ou sujettes agrave des opeacuterations commerciales eacutevolution dans la proportion du

109

personnel employeacute eacutevolution dans le systegraveme geacuteneacuteral du commerce Peut-on suivre

une eacutevolution commune agrave plusieurs groupes de peuples ou commune agrave lrsquohistoire de

lrsquohumaniteacute

26 3deg Pour la reacutepartition lrsquoeacutevolution se produit dans les proceacutedeacutes drsquoappropriation de

jouissance de transmission dans la reacutepartition des objets appropriables entre les divers

modes drsquoappropriation et de jouissance dans la proportion des quantiteacutes drsquoobjets

approprieacutes aux mecircmes individus

27 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans le systegraveme

drsquoappropriation de partage de jouissance de transmission Y a-t-il eu une eacutevolution

commune agrave plusieurs peuples Une eacutevolution continue dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute

28 II mdash Pour comprendre la transformation on commence par se repreacutesenter deux ou

plusieurs eacutetats du mecircme groupe agrave des moments successifs on cherche ensuite par quels

moyens le groupe a passeacute drsquoun eacutetat agrave un autre Ici intervient la cause au sens empirique

crsquoest-agrave-dire les conditions sans lesquelles lrsquoeacutetat nrsquoaurait pas changeacute Cette constatation

peut se faire par diffeacuterents moyens

29 1deg Directement lrsquoobservateur qui a eacutecrit le document a eu la connaissance ou plutocirct

lrsquoimpression que tel fait a eacuteteacute la cause du changement et il lrsquoa dit Latifundia perdidere

Italiam dit Pline crsquoest qursquoil a eu lrsquoimpression que les grands domaines ont fait

abandonner la culture du bleacute et remplacer les cultivateurs libres par des bergers esclaves

Lrsquoaffirmation des auteurs de documents est agrave vrai dire la principale source ougrave nous

prenons la connaissance des causes en histoire

30 2deg Indirectement apregraves avoir constateacute seacutepareacutement dans les documents les eacutetats

successifs nous infeacuterons des conditions ougrave se trouvaient les choses avant le changement

compareacutees aux conditions ougrave elles se sont trouveacutees apregraves que le changement doit ecirctre

attribueacute agrave tels faits que nous appelons causes Nous cherchons lrsquoeacutetat de la population

dans les pays soumis par les Romains nous trouvons avant la conquecircte une population

drsquohommes libres1 au temps des Antonins une population rurale formeacutee surtout

drsquoesclaves au Ve siegravecle une population tregraves rare Nous en infeacuterons que la conquecircte

romaine a abouti agrave remplacer les cultivateurs libres par des esclaves et qursquoensuite

lrsquoesclavage a eacuteteacute cause de la deacutepopulation

31 La premiegravere difficulteacute est drsquoeacutetablir le changement qui srsquoest produit entre deux moments

Il est bon de preacutevoir sous quelle forme on peut le constater

32 Premier cas ndash On aperccediloit des actes ou des faits apparents qui ont produit un changement

direct voulu par les auteurs des actes Ils sont tregraves freacutequents dans la vie politique ce sont

les guerres les ordres donneacutes par les chefs les lois les reacutevolutions etc Ils sont rares en

matiegravere drsquousages et de faits sociaux ndash sauf les eacuteveacutenements geacuteneacuteraux tels que conquecircte

ou invasion qui reacuteagissent sur toute la vie mecircme sociale et qursquoil faut toujours connaicirctre

pour y chercher drsquoabord lrsquoexplication des changements

33 Deuxiegraveme cas ndash On aperccediloit des changements drsquousages ou drsquoarrangements sociaux ou

drsquoeacutetats en comparant les usages les arrangements les eacutetats agrave deux moments diffeacuterents

crsquoest le proceacutedeacute employeacute pour dresser les tableaux de chiffres et les graphiques il

srsquoapplique mecircme aux cas ougrave la connaissance nrsquoest que qualitative En comparant

lrsquoorganisation des ouvriers anglais en 1824 et de nos jours on nrsquoa pas de peine agrave constater

le changement produit par les trade-unions

110

34 La vraie difficulteacute crsquoest de pouvoir comparer toujours le mecircme groupe agrave des moments

diffeacuterents le danger crsquoest de comparer sans srsquoen apercevoir les usages ou lrsquoorganisation

non pas de moments diffeacuterents mais de groupes diffeacuterents Au sens strict il nrsquoy a de

vraiment comparable que les mecircmes individus agrave des moments diffeacuterents En comparant un

groupe de mecircme nom le Parlement ou une trade-union agrave deux moments diffeacuterents

distants drsquoun siegravecle on ne compare pas ensemble les eacutetats drsquoun mecircme groupe concret agrave

deux eacutepoques successives car les individus du Parlement ou de la trade-union de 1800

sont tous morts en 1900 on compare deux abstractions ou deux formes Le danger est

donc de personnifier ces abstractions drsquoopeacuterer comme si elles avaient eacutevolueacute par une

force interne propre agrave la faccedilon drsquoun organisme Ce nrsquoest pas lrsquoerreur seulement de ceux

qui conccediloivent la socieacuteteacute comme un organisme reacuteel crsquoest lrsquoerreur de presque tous les

historiens de pheacutenomegravenes speacuteciaux enfermeacutes dans une espegravece unique de faits Ils arrivent

presque irreacutesistiblement agrave srsquoimaginer une eacutevolution propre de la langue du droit de

lrsquoEacuteglise des institutions seuls les historiens drsquoeacuteveacutenements eacutechappent agrave cette illusion

parce que leurs eacutetudes leur font voir surtout des individus

35 Troisiegraveme cas ndash On constate des changements de personnes dans un groupe de faccedilon que

la masse du groupe change graduellement par un renouvellement continu des individus

qui la composent Crsquoest probablement le processus normal de lrsquoeacutevolution Les hommes

nrsquoaiment pas agrave changer leurs usages ou leur organisation mais crsquoest le groupe qui change

de matiegravere Les hommes qui le composaient meurent peu agrave peu (ou se retirent) ils sont

remplaceacutes par des hommes diffeacuterents qui agissent autrement Le fait est assez apparent

dans les eacutetablissements de production Le moyen le plus rapide pour changer les proceacutedeacutes

de travail crsquoest de changer les ouvriers

36 Le changement peut mecircme se produire sans que les individus soient morts ou que les

membres nouveaux du groupe aient adopteacute une faccedilon de penser ou drsquoagir diffeacuterente de

celle des membres anciens Crsquoest ce qui arrive lorsque des hommes se deacuteplacent et vont

dans drsquoautres groupes ou bien quand il naicirct de nouveaux hommes lrsquoagencement de la

socieacuteteacute organiseacute pour un nombre donneacute doit alors ecirctre changeacute pour srsquoadapter agrave un

nombre drsquohommes plus grand ou mecircme srsquoil reste pareil en apparence il ne fonctionne

plus de mecircme faccedilon Ainsi la Chambre des repreacutesentants aux Eacutetats-Unis a eacuteteacute transformeacutee

par lrsquoaccroissement du nombre des repreacutesentants

37 Quatriegraveme cas ndash En matiegravere drsquoobjets mateacuteriels les ameacutenagements tels que cultures

digues routes maisons et les produits tels que meubles numeacuteraire capitaux

srsquoaccumulent ou se remplacent par drsquoautres de faccedilon agrave transformer les conditions

mateacuterielles de la vie

38 Toute transformation graduelle est difficile agrave constater parce que les hommes ou les

objets qui se renouvellent se remplacent peu agrave peu Mais la difficulteacute nrsquoest pas eacutegale pour

toutes les histoires Elle est moindre pour les espegraveces de faits ougrave lrsquoaction des individus est

plus apparente ougrave les documents deacutesignent souvent les acteurs par les noms propres ce

qui arrive dans les arts les sciences les doctrines la vie politique On voit dans les

documents une geacuteneacuteration drsquohommes politiques de savants ou drsquoartistes succeacuteder peu agrave

peu agrave la preacuteceacutedente ndash En matiegravere de langue drsquousages priveacutes ou de religion la

constatation est deacutejagrave plus difficile mais encore peut-on atteindre quelques influences

drsquoindividus et voir si le moment ougrave un changement se produit correspond agrave la peacuteriode de

leur vie active ndash La difficulteacute est au maximum pour les faits sociaux deacutemographiques ou

eacuteconomiques Lagrave on voit les pheacutenomegravenes se succeacuteder sans apercevoir les changements

concrets les documents ne montrent pas le renouvellement des geacuteneacuterations

111

39 Cette difficulteacute de constater le changement concret rend plus difficile drsquoatteindre les

causes des faits sociaux par les proceacutedeacutes historiques Les documents indiquent rarement

une cause aux eacutevolutions de ces faits parce que les actes frappants en ces matiegraveres sont

tregraves rares sauf les reacutevolutions produites par une invention technique il ne se produit

guegravere que des transformations lentes et continues Et il est tregraves dangereux drsquoopeacuterer par

infeacuterence parce qursquoon nrsquoatteint pas la cause la plus active des transformations qui est le

changement des individus On doit donc ecirctre particuliegraverement prudent si lrsquoon veut

deacutecouvrir la cause des eacutevolutions sociales

40 Ainsi lrsquohistoire sociale preacutesente des difficulteacutes speacuteciales Les unes tiennent agrave la nature des

documents plus rares et plus exposeacutes agrave lrsquoerreur parce qursquoils portent sur des faits peu

frappants moins souvent observeacutes et noteacutes ndash et sur des faits exteacuterieurs plus difficiles agrave

atteindre avec certitude parce qursquoil faut pour y arriver passer par lrsquointermeacutediaire de la

penseacutee de lrsquoauteur Les autres tiennent agrave la nature mecircme de la construction de lrsquohistoire

sociale agrave la difficulteacute de deacuteterminer les quantiteacutes de preacuteciser les groupes drsquoatteindre

lrsquoeacutevolution Ces difficulteacutes expliquent les lacunes et les erreurs qui ont retardeacute la

constitution de lrsquohistoire sociale

NOTES

1 Dans la mesure assez restreinte ougrave les documents nous font connaicirctre lrsquoeacutetat des pays conquis

au IIe siegravecle

112

Chapitre XVII

Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentessortes drsquohistoires

I Eacutetude statique ndash Lien entre les faits Montesquieu lrsquoeacutecole allemande ndash Solidariteacute entre leshabitudes solidariteacute entre les actions collectivesII Eacutetude de reacutevolution ndash Lien entre les transformationsIII Meacutethodes de rapprochement des faits ndash Speacutecialistes et geacuteneacuteralistes

1 Il reste agrave indiquer dans quel rapport lrsquohistoire sociale est avec lrsquohistoire en geacuteneacuteral Mais

comme on pourrait se demander srsquoil est vraiment utile de connaicirctre les rapports entre

lrsquohistoire sociale et les autres branches drsquohistoire il est bon de faire voir drsquoabord

lrsquoimportance pratique de cette eacutetude

2 Lrsquoexpeacuterience a montreacute que le seul proceacutedeacute pratique pour constituer une science est

drsquoeacutetudier seacutepareacutement les diverses espegraveces de faits en isolant meacutethodiquement chaque

science speacuteciale Crsquoest par ce proceacutedeacute seulement qursquoon parvient agrave reacutesister agrave la tendance

naturelle qui est de commencer par une vue syntheacutetique de lrsquounivers La marche

spontaneacutee de lrsquoesprit humain serait de chercher drsquoabord agrave connaicirctre lrsquoessence du monde

et la cause premiegravere des choses en Gregravece comme dans lrsquoInde la forme primitive de la

science a eacuteteacute la meacutetaphysique On nrsquoest parvenu enfin agrave se deacutegager de cette confusion

qursquoen creacuteant des sciences speacuteciales uniquement consacreacutees agrave constater les pheacutenomegravenes

Chacune srsquoest constitueacutee seacutepareacutement et reste indeacutependante des sciences voisines la

meacutecanique la physique la chimie la biologie ont des territoires communs mais chacune

se suffit agrave elle-mecircme

3 Il est leacutegitime de se demander si lrsquoon ne peut pas opeacuterer de mecircme avec les sciences des

pheacutenomegravenes humains Ne peut-on pas isoler lrsquohistoire sociale des autres histoires Pour

reacutesoudre la question il faut examiner dans quelle condition se trouvent les pheacutenomegravenes

humains qui sont les objets de lrsquohistoire afin de deacutecider si lrsquoon peut assimiler agrave une

science indeacutependante la connaissance drsquoune seule espegravece de faits et par conseacutequent

chacune des branches drsquohistoire Srsquoil en est autrement on verra quel compte on doit tenir

de ce caractegravere speacutecial de la connaissance historique

4 Lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes humains se fait par deux opeacuterations toutes deux neacutecessaires

1deg lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes aboutissant au tableau descriptif de la socieacuteteacute agrave un moment

113

donneacute ce que le vocabulaire de certains sociologues appelle une eacutetude statique 2deg lrsquoeacutetude

des faits successifs aboutissant agrave la description de lrsquoeacutevolution dans la suite des temps ce

que les mecircmes sociologues appellent eacutetude dynamique1

5 I ndash Lrsquoeacutetude statique consiste agrave deacutecrire lrsquoeacutetat de pheacutenomegravenes humains Pour les examiner

on est conduit agrave analyser lrsquoensemble des manifestations drsquoactiviteacute humaine et lrsquoensemble

des conditions mateacuterielles de la vie humaine agrave les grouper en un nombre assez grand de

cateacutegories et agrave eacutetudier seacutepareacutement chaque cateacutegorie Ainsi se fait le tableau drsquoune langue

drsquoun art drsquoune religion drsquoun reacutegime de vie drsquoun systegraveme de droit ou drsquoinstitutions drsquoun

gouvernement ndash De mecircme pour les conditions mateacuterielles on peut abstraire et eacutetudier agrave

part lrsquoeacutetat deacutemographique le systegraveme de routes les cultures etc Mais tous ces tableaux

sont abstraits ils deacutecrivent une espegravece drsquoactiviteacute humaine (ou une espegravece de conditions)

avec la preacutecision neacutecessaire pour la connaissance scientifique mais en lrsquoisolant des autres

espegraveces Or dans la reacutealiteacute les espegraveces diffeacuterentes drsquoactiviteacute ne sont pas isoleacutees car elles

sont les actes diffeacuterents drsquoun mecircme individu ou drsquoun mecircme groupe drsquoindividus La faccedilon

de se conduire ou de penser en religion nrsquoest pas indeacutependante de la faccedilon de penser en

science les habitudes politiques ne sont pas indeacutependantes des habitudes eacuteconomiques

et reacuteciproquement Sans doute en toute espegravece de reacutealiteacute les faits provenant drsquoun mecircme

ensemble reacuteel concret sont lieacutes entre eux cela est tregraves apparent deacutejagrave en physiologie Mais

le lien est bien plus eacutetroit en matiegravere drsquoactes humains Car plus lrsquoactiviteacute est complexe

plus la deacutependance est grande entre les diffeacuterentes formes drsquoactiviteacute drsquoun mecircme ecirctre

6 Ce lien entre les diverses sortes drsquoactiviteacutes drsquoune mecircme socieacuteteacute et par suite entre les

diverses branches drsquoeacutetudes humaines les anciens ne lrsquoont pas formuleacute nettement parce

que la science humaine eacutetait ou trop peu avanceacutee analytiquement ou trop meacutetaphysique

On a commenceacute agrave lrsquoentrevoir au XVIIIe siegravecle quand lrsquohistoire a commenceacute agrave se constituer

Voltaire nrsquoen parle pas parce que son esprit tregraves clair et tregraves prudent lrsquoa retenu dans les

constatations analytiques Montesquieu en a eu une ideacutee mais encore confuse et

restreinte agrave lrsquoespegravece de faits qui lrsquointeacuteressaient directement les lois Il a chercheacute le lien

entre la leacutegislation et lrsquoensemble de la vie sociale peut-ecirctre parce qursquoil ne distinguait pas

bien clairement les lois au sens humain (leacutegislation et droit) des lois au sens scientifique

les laquo rapports neacutecessaires qui deacuterivent de la nature des choses raquo comme il les appelle lui-

mecircme

7 Lrsquoideacutee de ce lien neacutecessaire a eacuteteacute formuleacutee en Allemagne sous une forme philosophique

semi-mystique par Herder elle a pris une forme preacutecise chez ses disciples les creacuteateurs

de laquo lrsquoeacutecole historique raquo Eichhorn Savigny Niebuhr qui ont eacutetudieacute surtout le lien entre

le droit et les autres activiteacutes Ainsi srsquoest formeacutee la notion du Zusammenhang compliqueacutee

encore drsquoune conception confuse semi-mystique le Volksgeist (lrsquoesprit du peuple) par

lequel on expliquait la solidariteacute entre les diverses activiteacutes drsquoun mecircme peuple

8 Au XIXe siegravecle lrsquoideacutee de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes humains srsquoest peu agrave peu

eacuteclaircie lentement parce que la meacutetaphysique de Hegel a longtemps empecirccheacute drsquoen

preacuteciser le meacutecanisme en expliquant la solidariteacute par une formule mystique lrsquoIdeacutee

reacutealiseacutee dans lrsquohistoire Cette partie de la logique et de la meacutethodologie de lrsquohistoire a eacuteteacute

imparfaitement2 deacutebrouilleacutee le meacutecanisme de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes est

encore mal connu

9 Il semble qursquoon peut distinguer deux processus

10 1deg Il existe une solidariteacute entre les habitudes drsquoun mecircme individu Un homme nrsquoest pas un

meacutecanisme agrave compartiments seacutepareacutes dans chacun desquels se ferait une espegravece de travail

114

speacutecial indeacutependant des autres une penseacutee philosophique ou scientifique une croyance

religieuse une conception morale une faccedilon de srsquohabiller de se loger drsquoarranger son

temps de se distraire de gouverner ou drsquoobeacuteir Au contraire tout homme est un

ensemble continu ougrave toutes les activiteacutes partent drsquoun mecircme centre ceacutereacutebral crsquoest le

mecircme homme qui fait sa science son art sa croyance ses actes priveacutes politiques et

eacuteconomiques Ce centre commun dirige agrave la fois les deux espegraveces drsquoopeacuterations qui

constituent la conduite drsquoun homme et par conseacutequent lrsquoensemble de sa vie en socieacuteteacute

ses repreacutesentations (conceptions et motifs) qursquoon appelle intelligence ndash ses impulsions

crsquoest-agrave-dire ses actes exteacuterieurs qursquoon appelle activiteacute

11 Les repreacutesentations drsquoun homme ne se divisent pas en penseacutees entiegraverement

indeacutependantes les unes des autres elles forment un ensemble qui peut ecirctre plein de

contradictions logiques mais ougrave la plupart des conceptions pratiquement importantes

sont lieacutees psychologiquement entre elles Il nrsquoy a pas de terrains intellectuels deacutelimiteacutes

consacreacutes chacun agrave une espegravece unique drsquoactiviteacute toute penseacutee peut avoir des applications

sur plusieurs sortes de terrain Et ce nrsquoest pas mecircme toujours une conception morale

geacuteneacuterale une penseacutee speacuteciale peut aussi agir sur toute espegravece drsquoacte Crsquoest par suite drsquoune

interpreacutetation speacuteciale drsquoun texte que le quaker ne porte pas de boutons que le juif ne

mange pas de porc que lrsquoarchitecte chreacutetien prend pour plan de son eacutedifice une croix De

mecircme une ideacutee scientifique sur lrsquoaction physiologique du theacute du tabac de lrsquoalcool a meneacute

agrave transformer le reacutegime anglais des douanes et le reacutegime des contributions franccedilaises Les

exemples particuliers seraient innombrables de cette action impreacutevue drsquoune conception

particuliegravere sur des branches toutes diffeacuterentes de la vie humaine

12 Agrave plus forte raison le systegraveme drsquoimpulsions inteacuterieures qui fait agir un homme ndash ce que

nous appelons faute de savoir preacuteciser le caractegravere ou le tempeacuterament ndash nrsquoest pas une seacuterie

drsquoimpulsions speacuteciales se rapportant chacune agrave une espegravece drsquoactes deacutetermineacutes Il nrsquoy a pas

des impulsions scientifiques des impulsions religieuses des impulsions eacuteconomiques des

impulsions politiques Lagrave lrsquouniteacute est trop eacutevidente chaque homme apporte son

tempeacuterament unique dans les manifestations multiples de son activiteacute Le classement des

actes par cateacutegories est tout abstrait ce nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de recherches il ne reacutepond agrave

aucune reacutealiteacute inteacuterieure dans lrsquoindividu On ne peut donc parler drsquoactiviteacute artistique

religieuse eacuteconomique politique qursquoen se restreignant agrave consideacuterer les conseacutequences des

actes en neacutegligeant le point de deacutepart la production de lrsquoacte Dans la reacutealiteacute il nrsquoexiste

que des centres drsquoactiviteacute drsquoensemble Le tempeacuterament naturel donne agrave toutes les

manifestations drsquoun mecircme homme un mecircme caractegravere Cette solidariteacute est tregraves mal

eacutetudieacutee encore on ne lrsquoaperccediloit nettement que dans les cas extrecircmes en comparant un

barbare agrave un civiliseacute Mais il y a certainement un lien eacutetroit entre les actes drsquoun mecircme

homme ou drsquoun mecircme groupe drsquohommes un lien si eacutetroit qursquoon est enclin agrave lrsquoattribuer agrave

une cause speacuteciale laquo lrsquoesprit raquo ou laquo le geacutenie raquo de lrsquohomme ou de laquo la race raquo faccedilon confuse

semi-mystique anti-scientifique de deacutesigner ce caractegravere drsquoensemble Du moins est-il

eacutevident qursquoon ne pourrait espeacuterer arriver agrave comprendre les faits humains si lrsquoon

neacutegligeait un eacuteleacutement aussi important

13 Outre le tempeacuterament naturel les hommes ont des formes drsquoactiviteacute acquises soit par

lrsquoeacuteducation soit par lrsquoimitation Il est plus facile de preacuteciser ces formes que de deacutemecircler les

activiteacutes spontaneacutees parce qursquoon peut les voir acqueacuterir on peut dans quelques cas au

moins apercevoir des hommes qui reccediloivent une eacuteducation ou qui commencent une

imitation Eacutevidemment ces activiteacutes acquises ont une action sur lrsquoensemble de lrsquoindividu

Peut-ecirctre les habitudes acquises drsquoactes tregraves speacuteciaux tels que lrsquoeacutecriture ou le vecirctement

115

agissent-elles faiblement Mais lrsquoaction est forte quand ce sont les habitudes drsquoactes tregraves

geacuteneacuteraux tels que commander sans reacutesistance obeacuteir sans examiner opeacuterer par violence

ou par ruse Les habitudes agissant sur des domaines tregraves diffeacuterents drsquoactiviteacute religieux

eacuteconomique politique eacutetablissent un lien solide entre les habitudes eccleacutesiastiques

politiques eacuteconomiques drsquoune mecircme socieacuteteacute

14 2deg Lrsquoautre processus est la solidariteacute entre les actions collectives drsquoun mecircme groupe Sans

doute les groupes humains ne sont pas pareils agrave des espegraveces animales3 ils reacuteunissent des

hommes qui ne sont solidaires entre eux que par une partie de leur vie Il serait donc

antiscientifique drsquoadmettre a priori une solidariteacute complegravete entre les hommes drsquoun mecircme

peuple Mais un peuple nrsquoest pourtant pas un groupement drsquohommes reacuteunis par un

systegraveme drsquoinstitutions drsquoune seule espegravece Il nrsquoexiste pas autant de groupes sociaux qursquoil y

a de branches drsquoactiviteacute humaine il nrsquoexiste pas un groupe eccleacutesiastique un groupe

drsquoindustrie un groupe de commerce un groupe de politique Au contraire un groupe

eacutetant drsquoordinaire formeacute de gens qui vivent sur un territoire commun ougrave leurs contacts

sont freacutequents il y a pour chaque groupe beaucoup de systegravemes drsquoactiviteacute commune

15 Entre ces systegravemes drsquoactions collectives on doit preacutesumer une solidariteacute Elle est encore

plus difficile agrave preacuteciser que la solidariteacute du caractegravere individuel Crsquoest lagrave une des questions

les plus controverseacutees de la sociologie on essaie mecircme de la reacutesoudre par des hypothegraveses

meacutetaphysiques laquo le geacutenie du peuple raquo ou laquo lrsquoacircme sociale raquo Dans ce complexe de faits

collectifs nous nrsquoarrivons mecircme pas agrave distinguer nettement les conceptions des

impulsions Y a-t-il mecircme dans lrsquoorganisation des actes collectifs ndash tels que division du

travail commerce gouvernement ndash autre chose que des conceptions transmises par

lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation Y a-t-il une part drsquoimpulsion naturelle de tempeacuterament une

disposition collective ou du moins commune aux descendants drsquoun mecircme peuple agrave

adopter plutocirct une certaine forme drsquoarrangement social par exemple une hieacuterarchie

sans controcircle comme dans le reacutegime de lrsquoEacuteglise catholique ou un systegraveme de deacuteleacutegation

comme dans les reacutegimes repreacutesentatifs ou des liens personnels comme dans le reacutegime

feacuteodal ou des regravegles abstraites comme dans les socieacuteteacutes deacutemocratiques En tout cas il

nrsquoest guegravere possible de distinguer ici le tempeacuterament des habitudes

16 On nrsquoarrive donc qursquoagrave une notion tregraves confuse de laquo quelque chose raquo de collectif qui

pousserait la masse drsquoun peuple agrave adopter une forme drsquoarrangement collectif ce

laquo quelque chose raquo eacutetant ou des conceptions ou un tempeacuterament ou des habitudes Mais

de quelle sorte sont ces conceptions ou ces habitudes Sont-elles dans les individus Ou

dans le peuple On a cru reacutepondre par la formule de la laquo conscience collective raquo La

question est encore trop peu eacutetudieacutee par une meacutethode analytique on nrsquoa pas encore

rechercheacute avec une preacutecision suffisante les actions reacuteciproques des divers meacutecanismes

collectifs pour avoir le droit de formuler une explication Mais il est eacutevident que ces

actions reacuteciproques sont importantes les meacutecanismes eccleacutesiastique politique

eacuteconomique sont lieacutes si eacutetroitement qursquoon ne peut eacutetudier lrsquoun sans connaicirctre lrsquoautre au

moins dans son ensemble

17 Puisque lrsquoorganisation eacuteconomique est lieacutee aux autres espegraveces de faits historiques qursquoelle

en est tantocirct la cause tantocirct lrsquoeffet il est eacutevident qursquoon ne peut isoler la connaissance de

lrsquohistoire eacuteconomique de lrsquoeacutetude des autres histoires Pour des neacutecessiteacutes pratiques on

peut commencer par lrsquoisoler provisoirement on peut drsquoabord analyser les faits pour les

deacuteterminer en deacutetail avec preacutecision Mais il faut ensuite les rapprocher des autres pour

comprendre leur place dans lrsquoensemble social purement analytique des pheacutenomegravenes

sociaux Ainsi il nrsquoest pas possible de se borner agrave une eacutetude on ne peut opeacuterer sans tenir

116

compte et de la solidariteacute entre les conceptions ou les actes drsquoespegraveces diverses et de la

solidariteacute entre les diffeacuterents meacutecanismes collectifs Il faut drsquoabord analyser les

pheacutenomegravenes pour les constater mais il faut embrasser lrsquoensemble pour les comprendre

18 II ndash Lrsquoeacutetude dynamique consiste agrave deacuteterminer lrsquoeacutevolution de chaque espegravece de

pheacutenomegravenes puis lrsquoeacutevolution de chaque socieacuteteacute dans son ensemble enfin lrsquoeacutevolution

geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute Elle commence par constater la seacuterie des transformations de

chaque activiteacute pour voir si elles vont dans le mecircme sens Srsquoil y a eacutevolution4 elle examine

de quelle nature est lrsquoeacutevolution avec quelle rapiditeacute elle se produit suivant quelle

marche Mais pour comprendre vraiment lrsquoeacutevolution il faut arriver jusqursquoagrave en atteindre

les causes ce qui est tout agrave fait impossible tant qursquoon srsquoenferme dans les branches

speacuteciales drsquohistoires tant qursquoon srsquoen tient agrave lrsquohistoire de lrsquoeacutevolution de la langue du

costume de la religion du commerce Car il faut chercher les causes lagrave ougrave elles peuvent se

trouver et rien nrsquoautorise agrave preacutesumer qursquoelles soient preacuteciseacutement dans lrsquoactiviteacute speacuteciale

dont on a traceacute lrsquoeacutevolution que la langue ait changeacute pour des raisons linguistiques le

commerce pour des raisons commerciales Au contraire la solidariteacute des activiteacutes

diffeacuterentes est si eacutetroite que tout changement drsquohabitudes important dans un ordre

drsquoactiviteacute amegravene forceacutement des changements dans les autres ordres Le changement de

religion ou drsquoorganisation politique reacuteagit neacutecessairement sur les habitudes eacuteconomiques

19 Lrsquoexplication est la mecircme que pour la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes drsquoune mecircme

socieacuteteacute agrave une eacutepoque donneacutee Quand un homme ou un groupe changent drsquohabitudes dans

une branche drsquoactiviteacute lrsquoensemble de leurs conceptions et de leur conduite est modifieacute et

il peut lrsquoecirctre au point de produire un changement important dans une autre branche Une

cause plus forte encore drsquoeacutevolution crsquoest le changement de meacutecanisme collectif le

passage drsquoun reacutegime politique agrave un autre retentit sur tous les actes de la vie Taine a

mecircme essayeacute drsquoexpliquer toute lrsquoeacutevolution de la litteacuterature anglaise par les changements

drsquoorganisation politique

20 Quant agrave lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution de lrsquoensemble drsquoune socieacuteteacute elle est par elle-mecircme une

eacutetude drsquoensemble Il est impossible drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute autrement qursquoen

embrassant les diffeacuterentes espegraveces drsquoactiviteacute par conseacutequent en rapprochant les

diffeacuterentes branches drsquohistoire speacuteciale Crsquoest le seul moyen de voir quelles habitudes

caracteacuteristiques et quels meacutecanismes geacuteneacuteraux ont preacutedomineacute aux diffeacuterents moments de

lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute

21 Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes deacutemographiques et eacuteconomiques ne peut donc ecirctre isoleacutee des

autres branches de lrsquohistoire Pour comprendre le caractegravere de ces faits et leur place dans

la reacutealiteacute il faut les rapprocher des autres pheacutenomegravenes humains

22 III ndash Ce rapprochement peut se faire par deux proceacutedeacutes

23 1deg Le speacutecialiste drsquohistoire sociale peut eacutetudier drsquoapregraves les autres historiens les

pheacutenomegravenes principaux des autres branches Cela nrsquoest possible pratiquement que srsquoil

peut se restreindre aux branches drsquohistoire les plus instructives pour lui il lui faut donc

un guide dans le choix de ces eacutetudes Crsquoest la pratique de lrsquohistoire geacuteneacuterale qui seule peut

le guider en lui montrant quelles espegraveces de faits agissent le plus certainement sur les

faits eacuteconomiques ou deacutemographiques ndash et par conseacutequent quelles sont les branches

drsquohistoire les plus utiles pour lui

24 2deg Les speacutecialistes se borneront agrave constater les faits chacun dans son domaine Apregraves quoi

drsquoautres travailleurs combineront les constatations isoleacutees pour en former un ensemble

ils feront le meacutetier drsquoajusteurs Ceux-lagrave devront se rendre compte de la valeur des

117

reacutesultats exprimeacutes dans les formules des speacutecialistes afin de pouvoir en faire la critique

il leur faudra donc une connaissance preacutecise des proceacutedeacutes de travail des speacutecialistes de

chaque branche Il leur faudra de plus une ideacutee claire et juste des rapports entre les

diffeacuterentes espegraveces de faits pour les ajuster ensemble sans fausser leur importance

relative et sans introduire des conjectures subjectives sur les relations de causaliteacute Ils

auront besoin drsquoune meacutethode rigoureuse qui commence par juxtaposer les reacutesultats et qui

attende drsquoavoir compareacute plusieurs eacutevolutions avant de conclure sur les causes et les

effets

25 Speacutecialistes et laquo geacuteneacuteralistes raquo peuvent ainsi collaborer agrave ce travail neacutecessaire drsquoougrave sortira

la philosophie de lrsquohistoire sociale au sens scientifique

NOTES

1 Ces termes sont employeacutes drsquoune faccedilon meacutethodique par lrsquoeacutecole ameacutericaine de Patten

2 On peut srsquoen assurer en lisant dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode le paragraphe 4

du chapitre V

3 Voir plus haut chap XV II

4 Voir plus haut chap X 1e sous-partie laquo transformations sociales raquo

118

Chapitre XVIII

Systegravemes drsquohistoire sociale

I Tendance agrave lrsquouniteacute ndash Forme mystique et meacutetaphysique ndash Formes contemporaines ndash Formeseacuteconomiques ndash Saint-Simon ndash Marx et son eacutecoleII Critique du mateacuterialisme eacuteconomique ndash Analyse incomplegravete des conditions mateacuterielles ndash Analysefausse du lien entre les actes eacuteconomiques et les autres actes

1 Comment deacuteterminer le lien entre les faits de lrsquohistoire sociale et les autres faits Il serait

preacutematureacute drsquoindiquer une meacutethode positive car la meacutethode est encore agrave chercher Mais il

est neacutecessaire de garder lrsquoesprit libre pour cette recherche et lrsquohistoire empirique fournit

deacutejagrave des connaissances suffisantes pour nous deacutefendre contre la tentation naturelle de

nous placer en dehors des conditions drsquoune opeacuteration scientifique

2 I ndash La tendance la plus naturelle ndash car on la trouve au fond de toute meacutetaphysique ndash crsquoest

le besoin de ramener le chaos des pheacutenomegravenes agrave lrsquouniteacute En matiegravere drsquohistoire sociale

cette tendance nous megravene agrave chercher une cause unique fondamentale agrave tous les faits

3 Tant qursquoon cherche cette cause sous une forme visiblement meacutetaphysique ou mystique

au-dessus des pheacutenomegravenes reacuteels le travail nrsquoaboutit qursquoagrave une construction surajouteacutee agrave la

description des faits comme la formule musulmane laquo Allah lrsquoa voulu ainsi raquo qui peut

paraicirctre inutile mais qui nrsquoempecircche pas de voir les faits reacuteels Mecircme quand on fait

intervenir directement une cause mystique la Providence par exemple dans la direction

des faits on se place clairement sur un terrain qui ne peut pas ecirctre pris pour un terrain

scientifique Mais depuis qursquoon a abandonneacute ces formules anciennes on a remplaceacute cette

meacutetaphysique visible par une meacutetaphysique cacheacutee On a renonceacute agrave supposer une cause

exteacuterieure au monde mais crsquoest dans les faits eux-mecircmes qursquoon srsquoest mis agrave chercher cette

cause unique ou premiegravere

4 La tentation naturelle est de prendre dans une des branches drsquohistoire une cateacutegorie

speacuteciale de faits et de la deacuteclarer la cause fondamentale de tous les autres On a pris la

religion dans les eacutepoques ougrave la religion eacutetait plus apparente crsquoeacutetait la thegravese de Vico la

Citeacute antique de Fustel de Goulanges repose encore sur ce mecircme fondement Au XIXe siegravecle

on a pris la science crsquoest le systegraveme de Buckle et celui de Dubois-Reymond

5 Il eacutetait naturel agrave ceux qui srsquoeacutetaient speacutecialiseacutes dans lrsquohistoire des faits eacuteconomiques de

prendre la vie eacuteconomique pour cause fondamentale Ainsi srsquoest fondeacutee la theacuteorie de

lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire que les Marxistes surtout ont rendue ceacutelegravebre1

119

6 Lrsquoorigine de lrsquoideacutee paraicirct ecirctre dans Saint-Simon qui a eacuteteacute un grand fournisseur drsquoideacutees

pour les philosophies de lrsquohistoire crsquoest lui qui a fourni agrave Augustin Thierry ses ideacutees

fondamentales Il a aperccedilu lrsquoaction profonde des conditions eacuteconomiques ndash de

lrsquoorganisation du travail et du mode de production ndash sur la formation des classes sociales

et lrsquoaction deacutecisive des classes sur lrsquoorganisation politique Il regardait lrsquoorganisation

sociale comme un pheacutenomegravene qursquoon constate qursquoon ne produit pas qui est une forme

naturelle indeacutependante de la volonteacute des hommes Il a vu que le progregraves technique des

moyens de production change la distribution de la socieacuteteacute et il a indiqueacute comment les

inteacuterecircts eacuteconomiques se lient aux organisations politiques Mais il admet encore deux

espegraveces de causes dominantes et par suite deux histoires parallegraveles coordonneacutees non

subordonneacutees lrsquohistoire eacuteconomique lrsquohistoire ideacuteologique Il nrsquoa pas chercheacute agrave les

reacuteduire agrave lrsquouniteacute et nrsquoa pas construit un systegraveme drsquoensemble

7 Marx reprenant lrsquoideacutee de Saint-Simon en a fait un systegraveme geacuteneacuteral et unique

drsquoexplication de toute lrsquoeacutevolution sociale humaine La theacuteorie esquisseacutee drsquoabord dans ses

œuvres de circonstances a eacuteteacute exposeacutee dans Zur Kritik der politischen Œkonomie 1859 Il a

fini par en faire le fondement de lrsquohistoire Parmi les pheacutenomegravenes eacuteconomiques il en a

choisi un qui lui a paru la cause de toute lrsquoorganisation eacuteconomique et par suite de toute

la socieacuteteacute crsquoest le proceacutedeacute de production crsquoest-agrave-dire la forme du travail Crsquoest le

changement du proceacutedeacute de production qui amegravene les autres changements crsquoest donc lui

qui est la cause derniegravere de lrsquoeacutevolution

8 La theacuteorie perfectionneacutee par Engels a eacuteteacute formuleacutee et appliqueacutee par plusieurs disciples

de Marx en Allemagne Kautsky en Italie Loria et Labriola Essai sur la conception

mateacuterialiste de lrsquohistoire 1896 aux Eacutetats-Unis Brook Adams Law of civilisation and decay

1897 trad franccedil chez Alcan

9 Cette theacuteorie peut se reacutesumer agrave peu pregraves comme il suit Les faits humains de tout genre

politique droit religion art philosophie morale ne sont que des conseacutequences de

lrsquoorganisation eacuteconomique de la socieacuteteacute Sans doute il faut tenir compte de la forme

speacuteciale qursquoils ont prise dans lrsquoimagination des hommes et qui les rend diffeacuterents des faits

eacuteconomiques mais ils ne sont que des formes des illusions des preacutetextes ils ne sont pas

la cause des changements mecircme quand ils le paraissent

10 Tous les faits historiques ne sont que des effets secondaires produits par les faits

eacuteconomiques ou mecircme de simples illusions Les hommes croient agir au nom drsquoune

conception pour obtenir un changement politique eccleacutesiastique religieux mais ils ne

sont agrave leur insu que les repreacutesentants drsquoune classe eacuteconomique porte-paroles drsquoune

reacuteclamation eacuteconomique Crsquoest ce qursquoon exprime par la formule Lrsquoorganisation

eacuteconomique est la structure sous-jacente de toute la socieacuteteacute Luther croyait lutter pour

eacutetablir un dogme mais ce pheacutenomegravene religieux nrsquoeacutetait que la forme de la structure

eacuteconomique sous-jacente Luther nrsquoeacutetait que le champion de la bourgeoisie allemande

luttant contre lrsquoexploitation fiscale de la cour de Rome De mecircme les Hussites

srsquoimaginaient combattre pour obtenir le calice aux laiumlques ils ne faisaient que traduire

lrsquoantagonisme social entre les travailleurs tchegraveques et les classes dominantes

11 On a expliqueacute par cette meacutethode comment lrsquoorganisation eacuteconomique a produit la morale

lrsquoorganisation de la famille lrsquoesclavage la souffrance des travailleurs Crsquoest ce qursquoon a

appeleacute parfois lrsquointerpreacutetation mateacuterialiste de lrsquohistoire terme impropre car le

mateacuterialisme est une doctrine meacutetaphysique Lrsquoexplication de lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute par

lrsquoaction des pheacutenomegravenes mateacuteriels nrsquoest ni du mateacuterialisme ni de la meacutetaphysique et

120

pourrait mecircme logiquement srsquoaccorder avec une meacutetaphysique ideacutealiste Le terme

interpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire adopteacute drsquoailleurs par Thorold Rogers deacutefinit plus

exactement cette meacutethode

12 II ndash Ce qui explique la naissance de ces systegravemes et leur succegraves temporaire ce nrsquoest pas

seulement qursquoils satisfaisaient un besoin naturel de simplification en ramenant la socieacuteteacute

agrave une cause unique et lrsquohistoire de la civilisation agrave lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene Crsquoest

qursquoils reacutepondaient au deacutesir leacutegitime de reacuteagir contre la conception anteacuterieure de

lrsquohistoire œuvre exclusivement de lettreacutes drsquoeacuterudits de juristes ou de romanciers qui

nrsquoayant jamais eacutetudieacute que des faits litteacuteraires religieux juridiques politiques avaient

oublieacute ou ignoreacute lrsquoaction des conditions eacuteconomiques et expliqueacute toute lrsquoeacutevolution

humaine par des ideacutees Fustel de Coulanges attribuait agrave des changements dans la religion

toute lrsquoeacutevolution des citeacutes antiques Agrave cette conception tout ideacutealiste on a voulu opposer

une conception mateacuterialiste (en prenant le mot en un sens psychologique)

13 Cette reacuteaction eacutetait en partie justifieacutee mais elle a conduit agrave un systegraveme drsquointerpreacutetation

dangereux dont il peut ecirctre utile de signaler les deacutefauts Ce systegraveme est parti de lrsquoideacutee

confuse que lrsquohomme eacutetant un animal les actes humains collectifs comme les actes

individuels et par suite lrsquoorganisation et lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute doivent avoir une cause

mateacuterielle (de lagrave le terme de conception mateacuterialiste) Mais il aurait fallu dresser au

moins un compte complet des conditions mateacuterielles On aurait vu que lrsquoorganisation

eacuteconomique nrsquoest point du tout la seule on en aurait aperccedilu plusieurs autres

14 1deg Le milieu geacuteographique naturel et le milieu artificiel qui deacuteterminent beaucoup

drsquoactes en les rendant plus ou moins faciles et conduisent les socieacuteteacutes agrave adopter certaines

espegraveces drsquoarrangement

15 2deg Les conditions physiologiques heacutereacuteditaires de la race (objet de lrsquoanthropologie) qui

agissent sur les impulsions sur les actes et peut-ecirctre mecircme sur la faciliteacute agrave exeacutecuter

certaines opeacuterations collectives

16 3deg Le groupement actuel des individus humains avec leurs particulariteacutes mateacuterielles sexe

acircge maladie etc (objet de la deacutemographie) qui facilite ou rend difficiles certains actes ou

certains arrangements

17 Toutes ces conditions mateacuterielles auraient ducirc entrer en compte pour expliquer les actes

humains et lrsquoorganisation des socieacuteteacutes Et mecircme si par excegraves de speacutecialisation on

srsquoenferme exclusivement dans la vie eacuteconomique on nrsquoa pas le droit de la reacuteduire agrave un

seul facteur en ne consideacuterant que lrsquoorganisation du travail Le deacutesir de se procurer le

maximum de jouissances avec le minimum de travail est sans doute un facteur important

mais ce nrsquoest qursquoun des pheacutenomegravenes de la vie eacuteconomique Elle deacutepend aussi du degreacute des

connaissances des habitudes techniques qui agissent fortement sur la quantiteacute et la

qualiteacute de la production elle deacutepend des ideacutees sur la valeur relative des objets qui

domine le choix des jouissances agrave rechercher La vie eacuteconomique consiste ainsi pour une

bonne part au moins en pheacutenomegravenes subjectifs (connaissances habileteacute techniques

preacutefeacuterences) dont lrsquoaction se fait sentir constamment et qursquoon nrsquoa pas le droit drsquoeacuteliminer

18 Enfin mecircme si lrsquoon eacutecarte les facteurs subjectifs lrsquoorganisation mateacuterielle de la vie

eacuteconomique ne consiste pas seulement dans la division du travail et dans les proceacutedeacutes

mateacuteriels de production et de transport Elle comprend aussi les habitudes de distribution

(reacutegime de la proprieacuteteacute) qui ne deacutependent pas seulement de la quantiteacute agrave produire mais

de lrsquoensemble des faits anteacuterieurs qui ont creacuteeacute ce reacutegime faits de croyances de morale

de politique

121

19 Ainsi mecircme en acceptant le principe fondamental que lrsquoexplication de toute institution

sociale doit ecirctre chercheacutee dans la vie mateacuterielle lrsquointerpreacutetation laquo mateacuterialiste raquo serait

grossiegraverement incomplegravete Elle neacuteglige systeacutematiquement la plus grande partie des

conditions mateacuterielles et celles mecircme qursquoelle veut exclusivement consideacuterer elle les

mutile arbitrairement

20 La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de

reconnaicirctre la nature du lien qui unit lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres

arrangements sociaux la politique le droit la religion la morale la science On a admis

que tous les actes de politique de droit de religion de morale eacutetaient ou des

conseacutequences directes des arrangements eacuteconomiques ou des proceacutedeacutes ou des preacutetextes

pour se procurer les biens mateacuteriels (eacuteconomiques)

21 Lrsquoobservation actuelle des faits ne confirme pas ce postulat et lrsquoanalogie nous oblige agrave

admettre que beaucoup drsquoactes anteacuterieurs sont inintelligibles par cette explication Les

apocirctres et les martyrs de toutes les religions de toutes les sciences de toutes les

philosophies de toutes les fois politiques depuis Socrate et Jeacutesus-Christ jusqursquoagrave Blanqui

et agrave Karl Marx ont toujours eacuteteacute et sont encore caracteacuteriseacutes par lrsquoindiffeacuterence aux

jouissances mateacuterielles qui constituent la vie eacuteconomique Les hommes nrsquoagissent pas

uniquement pour se procurer des jouissances mateacuterielles Les jouissances mecircme

mateacuterielles de chaque homme ne sont pas en raison directe de sa place dans

lrsquoorganisation eacuteconomique Lrsquoorganisation sociale nrsquoest pas creacuteeacutee exclusivement par les

classes supeacuterieures ni exclusivement dans leur inteacuterecirct eacuteconomique Les socieacuteteacutes se

forment et se transforment sous lrsquoaction de conditions beaucoup plus varieacutees que ne le

suppose lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire

NOTES

1 On en trouvera une exposition et une critique deacutetailleacutees dans P Barth Die Philosophie der

Geschichte als Soziologie 1897

122

Chapitre XIX

Lien entre lrsquohistoire sociale et les autreshistoires

I Proceacutedeacutes pour deacuteterminer le lien ndash Causes et conditionsII Faits de deacutemographie ndash Action des conditions mateacuterielles anthropogeacuteographie anthropologieCaractegravere des faits mateacuteriels ils sont des conditions drsquoexistence non de directionIII Faits eacuteconomiques ndash Proceacutedeacutes pour saisir leur action sur les socieacuteteacutes et leur action surlrsquoeacutevolutionIV Rocircle de lrsquohistoire sociale dans la connaissance de lrsquohistoire ndash Rocircle de la statistique ndash Histoireeacuteconomique

1 I ndash Tout systegraveme qui pour expliquer la solidariteacute entre les diverses espegraveces de

pheacutenomegravenes sociaux commence par admettre lrsquouniteacute de la vie sociale repose sur un

besoin meacutetaphysique drsquouniteacute contraire aux conditions de la meacutethode scientifique On nrsquoa

pas le droit drsquoadmettre a priori lrsquouniteacute des pheacutenomegravenes pas plus en science sociale qursquoen

chimie Si lrsquoon doit arriver agrave constater un jour une uniteacute cacheacutee ce ne sera qursquoapregraves avoir

passeacute par une eacutetude empirique qui aura tenu compte de la diversiteacute eacutevidente des faits

constateacutes par lrsquoexpeacuterience ce ne sera qursquoapregraves avoir eacutetabli meacutethodiquement lrsquoespegravece de

deacutependance qui unit les unes aux autres les diffeacuterentes sortes de pheacutenomegravenes Il faut

donc partir de lrsquoobservation empirique pour chercher le lien entre lrsquohistoire des faits

sociaux (eacuteconomiques) et les autres branches drsquohistoire et ce qursquoil srsquoagit de trouver crsquoest

un lien de cause ou de condition

2 La distinction entre la cause et la condition est faite par le langage courant (en allemand

Ursache et Bedingung) En langage scientifique les conditions drsquoun fait sont les faits

neacutecessaires pour que ce fait se produise elles ne diffegraverent donc en rien des causes Quand

on fait sauter un rocher en mettant le feu agrave un tas de poudre le rocher la poudre le feu

sont eacutegalement conditions et causes Mais dans la langue vulgaire ndash qui est celle de

lrsquohistoire et des sciences sociales ndash la cause crsquoest le fait dernier qui preacutecegravede

immeacutediatement le pheacutenomegravene appeleacute effet le fait agrave la suite duquel il se manifeste

aussitocirct crsquoest le feu mis agrave la poudre les conditions ce sont les faits anteacuterieurs ndash le rocher

et la poudre ndash indispensables eacutegalement agrave lrsquoeffet mais insuffisants pour le produire Crsquoest

lagrave une distinction tout empirique Comme les conditions anteacuterieures ne produisent aucun

effet visible on ne les aperccediloit pas drsquoabord la condition derniegravere eacutetant la seule

123

apparente crsquoest elle seule qursquoon appelle cause Les autres causes on ne les trouve qursquoagrave la

reacuteflexion et on les appelle conditions

3 Lrsquohistoire narrative a eacuteteacute exclusivement occupeacutee des causes derniegraveres les seules qui

donnent agrave un reacutecit lrsquointeacuterecirct dramatique Crsquoest lrsquoeacutetude reacutefleacutechie des socieacuteteacutes qui a ameneacute agrave

examiner les conditions Si lrsquoon tient pour parler une langue scientifique agrave reacuteunir sous

une mecircme notion les conditions et les causes on sera du moins obligeacute dans la pratique agrave

distinguer deux cateacutegories 1deg les conditions ou causes passives neacutegatives permanentes

neacutecessaires mais insuffisantes agrave produire lrsquoeffet 2deg la cause ou condition positive active

momentaneacutee qui preacutecegravede immeacutediatement la production du pheacutenomegravene

4 Il se pose ici deux sortes de questions

5 1deg Comment les faits de lrsquohistoire sociale agissent-ils sur les autres espegraveces de faits (ou

plutocirct comment les conditionnent-ils ) Inversement comment les faits des autres

histoires agissent-ils sur la vie eacuteconomique

6 2deg En quoi la connaissance mecircme de ces faits et de leur eacutevolution lrsquohistoire est-elle utile

pour la connaissance des autres faits et eacutevolutions En quoi lrsquohistoire sociale sert-elle agrave la

connaissance des autres branches Et inversement en quoi la connaissance des autres

histoires est-elle utile agrave la connaissance de lrsquohistoire sociale Ces quatre questions vont

ecirctre eacutetudieacutees ici en commenccedilant par lrsquoaction des faits sociaux sur les autres faits et lrsquoutiliteacute

de lrsquohistoire sociale pour les autres histoires Lrsquoaction des autres faits et lrsquoutiliteacute des autres

histoires seront traiteacutees au chapitre suivant

7 Et drsquoabord les faits sociaux eux-mecircmes comment agissent-ils sur les autres Ici encore il

faut distinguer les faits deacutemographiques et les faits eacuteconomiques

8 II ndash Les faits eacutetudieacutes par la deacutemographie sont des faits mateacuteriels faits drsquoexistence de

nombre de reacutepartition des hommes (population drsquoun pays densiteacute de la population acircges

sexes maladies crimes professions) ndash faits drsquoexistence de quantiteacute et de reacutepartition des

objets (richesse totale reacutepartition des cultures animaux monnaies instruments de

production moyens de transports routes canaux chemins de fer quantiteacute de produits

de tout genre ou de numeacuteraire)

9 Il est eacutevident que ces faits ont une action sur la vie sociale sans population pas de vie

sociale sans moyens drsquoexistence et de production pas de vie humaine Crsquoest la condition

indispensable de tous les pheacutenomegravenes humains En ce sens les faits de deacutemographie

seraient la laquo structure sous-jacente raquo de tous les faits historiques Mais on pourrait

attribuer le mecircme rocircle aux faits extra-humains de la geacuteographie Sans un sol et des eaux

pas de culture pas de socieacuteteacute humaine Faut-il donc dire que la geacuteographie est la cause

fondamentale des socieacuteteacutes et que les faits historiques ont leur cause dans les pheacutenomegravenes

geacuteographiques Crsquoest la thegravese de lrsquoanthropogeacuteographie que Ratzel a essayeacute drsquoorganiser en

science

10 Eacutetudieacutees de pregraves les propositions de cette science apparaissent tregraves contestables ndash agrave

moins qursquoelles ne se reacuteduisent agrave cette tautologie laquo Lagrave ougrave lrsquohomme ne peut pas vivre il ne

vit pas raquo Il est tregraves vrai que certain eacutetat geacuteographique rend impossible certaine

organisation humaine un climat glacial rend impossible la culture de lrsquoolivier mais cela

est purement neacutegatif Il est vrai aussi que certain eacutetat geacuteographique rend possible certaine

organisation lagrave ougrave il y a des ports il peut y avoir une marine mais cela est purement

virtuel En fait aucune des lois drsquoanthropogeacuteographie nrsquoest fondeacutee sur lrsquohistoire ou

confirmeacutee par elle Pour avoir le droit de parler de laquo loi anthropogeacuteographique raquo il

faudrait pouvoir dire Tel eacutetat geacuteographique produit crsquoest-agrave-dire rend neacutecessaire tel fait

124

social or cela nrsquoarrive jamais La preuve crsquoest que dans le mecircme pays avec les mecircmes

conditions geacuteographiques agrave chaque eacutepoque diffeacuterente a eacuteteacute reacutealiseacute un eacutetat social tregraves

diffeacuterent LrsquoAngleterre avec le mecircme sol et le mecircme climat qursquoaujourdrsquohui eacutetait au XIVe

siegravecle un pays drsquoeacutelevage de moutons comme lrsquoAustralie drsquoaujourdrsquohui un pays sans

industrie sans commerce sans marine

11 De mecircme on a voulu expliquer lrsquohistoire des peuples par lrsquoanthropologie On admettait

que telle structure anthropologique conduit neacutecessairement les hommes agrave telle

organisation sociale et agrave tels actes La vie et les actes de chaque peuple eacutetaient la

conseacutequence de la race la race grecque eacutetait neacutecessairement porteacutee agrave la philosophie et agrave

la sculpture la race allemande au particularisme Crsquoest ainsi que Savigny et laquo lrsquoeacutecole

historique raquo ont attribueacute les institutions diffeacuterentes agrave la diffeacuterence du Volksgeist (geacutenie du

peuple) et Taine a deacuteveloppeacute ce systegraveme dans la fameuse theacuteorie des races La lacune de

ce raisonnement est eacutevidente Mecircme en admettant que la race crsquoest-agrave-dire les dispositions

heacutereacuteditaires des hommes soit une condition indispensable pour telle organisation ou tels

actes ndash que des Hellegravenes seuls aient eu les dispositions neacutecessaires pour faire de la

sculpture grecque ndash il est certain que la race nrsquoest jamais suffisante puisque dans une

mecircme race les ancecirctres et les descendants nrsquoont pas la mecircme vie la race helleacutenique

nrsquoavait pas produit de sculpture grecque avant le VIIe siegravecle et a cesseacute drsquoen produire au

Bas-Empire

12 Ces deux exemples de lrsquoanthropogeacuteographie et de la theacuteorie des races montrent par

analogie pourquoi on ne peut pas expliquer les pheacutenomegravenes humains uniquement par

lrsquoeacutetat mateacuteriel des hommes qui composent une socieacuteteacute Ce sont des conditions

indispensables mais insuffisantes agrave la production drsquoun pheacutenomegravene Il en est de mecircme des

faits deacutemographiques Eacutevidemment une population nombreuse drsquoune densiteacute supeacuterieure

agrave 1 habitant par 100 kilomegravetres carreacutes est neacutecessaire pour faire un peuple civiliseacute Mais

entre populations de mecircme densiteacute il peut y avoir des diffeacuterences beaucoup plus grandes

qursquoentre populations de densiteacute tregraves diffeacuterente La Belgique est beaucoup plus semblable agrave

la Norvegravege ou aux Eacutetats-Unis qursquoau Bengale ou agrave lrsquoEacutegypte De la densiteacute du pays on ne peut

tirer aucune conclusion positive certaine sur aucune autre espegravece de pheacutenomegravene social

on en tirera au maximum la conclusion que tel pheacutenomegravene a eacuteteacute possible ou impossible

Une population nombreuse est une possibiliteacute drsquoeacutemigrer ou une possibiliteacute de srsquoentasser

une possibiliteacute de creacuteer des industries varieacutees ou de limiter la consommation au minimum

de famine on ne peut drsquoavance preacutedire laquelle de ces solutions opposeacutees se reacutealisera Il

en est de mecircme pour la reacutepartition des sexes des acircges des maladies des professions De

mecircme les faits de richesse les moyens drsquoaction eacuteconomiques ne sont que des possibiliteacutes

drsquoactes mais ils ne produisent pas les actes ils nrsquoobligent mecircme pas agrave agir drsquoune faccedilon

irreacutesistible les hommes en possession de cette richesse Il nrsquoest pas indiffeacuterent sans doute

qursquoun peuple soit riche mais sa richesse ne fait pas preacutevoir comment il se conduira

Lrsquoactiviteacute drsquoun peuple nrsquoest pas proportionneacutee agrave sa richesse pas plus que lrsquoeacutemigration

nrsquoest en raison du nombre des habitants

13 Ainsi tous les faits de deacutemographie sont au maximum des conditions drsquoexistence drsquoune

organisation sociale ils ne sont pas des causes de direction Lrsquoeacutevolution de ces conditions

ne pourra donc ecirctre la cause deacuteterminante drsquoune eacutevolution correspondante des autres

faits que dans la mesure ougrave les conditions seraient transformeacutees de faccedilon agrave rendre

impossible lrsquoexistence de ces faits ndash par exemple dans le cas ougrave la population srsquoest eacuteteinte

ndash ou agrave rendre possible des faits jusque-lagrave impossibles ndash par exemple si une population

125

nouvelle srsquoest creacuteeacutee ndash Mais agrave part ces cas extrecircmes les faits de deacutemographie nrsquoont pas

drsquoinfluence certaine sur drsquoautres faits humains

14 III ndash Les pheacutenomegravenes eacuteconomiques sont surtout des habitudes ou des regraveglements de

travail de reacutepartition de genre de vie Ce sont 1deg des faits de production moyens

techniques et outillage de culture drsquoindustrie de transports division du travail et par

suite speacutecialisation des hommes dans les professions 2deg des faits drsquoappreacuteciations valeur

marcheacute eacutechange commerce creacutedit 3deg des faits de reacutepartition partage des produits

proprieacuteteacute capital rente salaire transmission et contrats 4deg des faits de consommation

et comme conseacutequence des faits de reacutepartition des genres de vie entre les hommes crsquoest

la part de richesse et de consommation de chaque homme avec les diffeacuterences qui en

deacuterivent qui constitue les classes sociales

15 Quelle action ces habitudes et ces regraveglements ont-ils sur le reste de la vie On peut le

constater par lrsquoobservation actuelle des socieacuteteacutes Il est certain que lrsquooccupation speacuteciale

ordinaire drsquoun homme sa part de jouissance dans la richesse sociale lrsquoideacutee que lui-mecircme

et les autres se font de ses moyens drsquoaction et de jouissance lrsquoorganisation de sa

consommation ont une action profonde sur toutes ses autres opeacuterations sur sa vie

politique sur sa vie intellectuelle sur sa conduite Mais il faut regarder les faits concrets

et prendre garde drsquoadmettre lrsquoaction drsquoune abstraction sur une autre abstraction par

exemple lrsquoaction de la structure eacuteconomique sur lrsquoorganisation politique ou sur le droit Il

faut chercher empiriquement comment srsquoexerce lrsquoaction des habitudes et des conditions

16 1deg Individuellement comment les habitudes prises par un homme dans la vie eacuteconomique

comment les conditions mateacuterielles ougrave il est placeacute agissent-elles sur ses autres activiteacutes

Elles peuvent lui donner ou lui enlever les moyens mateacuteriels de se procurer les objets

utiles aux autres espegraveces drsquoactiviteacute ndash tels que mobilier vecirctements de luxe objets drsquoart

moyens drsquoinstruction Elles peuvent lui laisser ou ne pas lui laisser le temps ou la faciliteacute

de se livrer agrave drsquoautres activiteacutes Elles peuvent lui donner les occasions de contact avec

drsquoautres hommes ou lrsquoisoler Elles peuvent deacutevelopper ou atrophier en lui le goucirct ou la

faculteacute pour certains autres actes En examinant ces diffeacuterents moyens drsquoaction on

arrivera agrave eacutetablir empiriquement quelle est lrsquoaction de la profession du loisir de la

jouissance de la richesse sur les diffeacuterents pheacutenomegravenes individuels ndash soit de vie priveacutee

(mœurs modes plaisirs jeux) ndash soit de vie intellectuelle ndash soit de morale pratique ndash soit

mecircme de politique On verra srsquoil y a une tendance constante de certaines professions ou

de certains laquo standards of life raquo vers certaines mœurs certaines croyances certains arts

certaines morales certaines formes drsquoactiviteacute politique

17 2deg Collectivement il faut examiner les habitudes et les regraveglements collectifs

drsquoorganisation eacuteconomique la reacutepartition du travail entre les membres drsquoun mecircme

groupe de production ou de transport ndash le meacutecanisme organiseacute pour diriger les

opeacuterations crsquoest-agrave-dire le personnel de direction son pouvoir ses moyens drsquoaction son

recrutement ndash le meacutecanisme de la valeur et des eacutechanges crsquoest-agrave-dire le personnel qui

deacutetermine la valeur et regravegle les eacutechanges les moyens drsquoaction de ce personnel ndash le

meacutecanisme de la reacutepartition des produits et de la proprieacuteteacute crsquoest-agrave-dire le personnel qui

dirige les regravegles de la proprieacuteteacute et de la jouissance les classes sociales et les rapports

entre ces classes Il faut chercher quelle place les travailleurs subalternes et les directeurs

de chacun de ces meacutecanismes occupent dans les autres hieacuterarchies sociales non

eacuteconomiques dans les corps politiques soit centraux soit locaux dans les corps

eccleacutesiastiques ndash par quels moyens ils agissent sur ces corps quelle part ils ont

directement dans la formation des proceacutedeacutes de gouvernement ou des regravegles officielles

126

(coutume droit jugements lois) et comment ils reacuteagissent indirectement sur les

activiteacutes drsquoautres espegraveces en tant que soumises agrave la coutume ou agrave la loi ndash quelles

habitudes drsquoorganisation collective prises dans la pratique de leur vie eacuteconomique ils

apportent dans la vie politique ou la vie eccleacutesiastique ndash quels inteacuterecircts eacuteconomiques ils

essaient de favoriser Il reste agrave examiner comment les organisations eacuteconomiques

collectives creacuteeacutees pour deacuteterminer la valeur agissent elles-mecircmes sur le gouvernement

ndash comment le personnel qui dirige le marcheacute agit sur le personnel du gouvernement

ndash comment se regraveglent dans la reacutepartition des produits la part du personnel du

gouvernement et la part de lrsquoEacutetat lrsquoimpocirct Enfin il faut chercher srsquoil y a des classes

sociales constitueacutees sur un fondement eacuteconomique

18 On nrsquoa pas seulement agrave eacutetablir empiriquement comment les habitudes et les organisations

eacuteconomiques agrave un moment donneacute agissent sur lrsquoensemble de la vie humaine il faut

chercher ensuite comment lrsquoeacutevolution de la vie eacuteconomique peut agir sur les autres

eacutevolutions Le proceacutedeacute empirique sera de comparer diffeacuterentes eacutevolutions dans la vie

eacuteconomique connues historiquement pour voir si elles ont eacuteteacute suivies constamment

drsquoeacutevolutions dans certaines autres activiteacutes Un changement dans les proceacutedeacutes techniques

du travail ou dans le mode de division du travail par exemple est-il suivi drsquoune

transformation donneacutee dans la vie intellectuelle les mœurs le droit lrsquoorganisation du

gouvernement De mecircme trouve-t-on quelque transformation produite reacuteguliegraverement

par un certain changement dans le proceacutedeacute de deacutetermination de la valeur ou les proceacutedeacutes

drsquoeacutechange ou de creacutedit ou le mode de reacutepartition des produits du travail ou la division en

classes ou les rapports entre les classes

19 Empiriquement on ne voit pas une seule eacutevolution drsquoune organisation eacuteconomique qui

dans des socieacuteteacutes diffeacuterentes ait toujours eacuteteacute suivie de la mecircme eacutevolution de quelque

autre espegravece drsquoorganisation On voit au contraire que tantocirct cette eacutevolution connexe srsquoest

produite tantocirct elle a eacuteteacute absente Le lien entre eacutevolutions nrsquoest pas le mecircme dans

lrsquoAntiquiteacute et les temps modernes dans les socieacuteteacutes chreacutetiennes et les socieacuteteacutes

mulsumanes Si lrsquoon veut trouver une correacutelation reacuteguliegravere il faudra analyser la reacuteunion

de conditions qui a ameneacute lrsquoeacutevolution pour deacuteterminer la part de lrsquoaction speacutecialement

eacuteconomique

20 Ainsi on nrsquoa pas le droit drsquoadmettre a priori une action preacutepondeacuterante des faits sociaux

deacutemographiques ou eacuteconomiques sur les autres faits Non seulement ces faits ne tiennent

pas la place exceptionnelle de cause unique ou fondamentale que leur attribue

lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire Mais ils sont agrave lrsquoarriegravere-plan ils ne sont pas des

causes au sens vulgaire ils ne sont que des conditions neacutegatives de la vie geacuteneacuterale de la

socieacuteteacute Srsquoils ne se produisaient pas les autres faits seraient impossibles il nrsquoy aurait pas

de socieacuteteacute srsquoil nrsquoy avait une population et un travail eacuteconomique et pour qursquoune socieacuteteacute

arrive agrave un certain degreacute drsquoactiviteacute dans toutes les autres branches il lui faut une certaine

quantiteacute ndash drsquoailleurs indeacutetermineacutee ndash de population et de richesse Mais ce ne sont que des

conditions drsquoexistence Degraves qursquoune socieacuteteacute a atteint ces conditions la direction qursquoelle

adopte en tous les genres sa religion ses arts sa morale sa science sa vie politique

deacutependent de tout autres causes que les faits sociaux et lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute dans

ses diverses branches deacutepend de tout autres causes que de lrsquoeacutevolution dans les faits

sociaux Les causes au sens vulgaire ndash crsquoest-agrave-dire les faits qui produisent les

changements apparents de la socieacuteteacute et qui lui donnent sa direction ndash ne sont pas les faits

eacuteconomiques ce sont les faits des autres espegraveces

127

21 On doit srsquoattendre agrave ne trouver dans les conditions geacuteneacuterales deacutemographiques ou

eacuteconomiques que des conditions neacutegatives pour deacuteterminer les causes positives de

chaque eacutevolution historique il faudra tenir compte drsquoautres espegraveces de pheacutenomegravenes

Quant agrave lrsquoaction propre des faits sociaux sur lrsquoensemble de la socieacuteteacute on ne pourra

lrsquoeacutetablir que par une eacutetude empirique crsquoest la recherche analytique des actions de chaque

espegravece de faits eacuteconomiques qui seule peut fonder scientifiquement laquo lrsquointerpreacutetation

eacuteconomique de lrsquohistoire raquo crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de lrsquoaction des faits eacuteconomiques sur

lrsquoeacutevolution humaine

22 IV ndash Il reste agrave dire en quoi la connaissance des faits de lrsquohistoire sociale est neacutecessaire agrave

celle des autres histoires

23 1 La statistique deacutemographique est-elle neacutecessaire agrave lrsquohistoire des autres branches En

aucun cas elle nrsquoest neacutecessaire agrave lrsquohistoire qualitative On nrsquoa aucun besoin de connaicirctre

mecircme grossiegraverement le chiffre de population drsquoune socieacuteteacute pour eacutetudier lrsquohistoire de sa

vie intellectuelle (langue arts sciences religion) de ses mœurs priveacutees ou de son droit

et mecircme de son organisation politique En fait on connaicirct toutes ces histoires dans

lrsquoAntiquiteacute et au Moyen Acircge sans avoir aucune notion sucircre de deacutemographie Mais degraves

qursquoil srsquoagit de connaissance quantitative la deacutemographie devient une connaissance

indispensable or lrsquohistoire de lrsquoorganisation politique reste incomplegravete tant qursquoon ignore

lrsquoimportance numeacuterique du corps social et les proportions numeacuteriques de ses parties

crsquoest la grande lacune dans lrsquohistoire des institutions antiques Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes

deacutemographiques crsquoest-agrave-dire de lrsquoeacutevolution numeacuterique de la population nrsquoest pas

indispensable tant qursquoon se contente drsquoatteindre le caractegravere des autres eacutevolutions sans en

chercher les proportions Mais elle aide agrave comprendre les changements surtout

politiques qui se sont faits pour srsquoadapter aux mouvements de la population et elle

devient neacutecessaire degraves qursquoon veut se repreacutesenter lrsquoeacutevolution dans lrsquoimportance pratique

des pheacutenomegravenes On peut sans aucun appel agrave la deacutemographie comprendre la nature de

lrsquoeacutevolution qui a transformeacute lrsquoesclavage en servage et la chevalerie en noblesse mais il

faudra des chiffres pour eacutetablir comment cette eacutevolution srsquoest reacutepartie dans la reacutealiteacute sur

les diffeacuterents pays et sur les diffeacuterentes eacutepoques

24 2deg Lrsquohistoire eacuteconomique est neacutecessaire aux autres histoires dans la mesure ougrave les faits

eacuteconomiques et leur eacutevolution ont eacuteteacute la condition des autres faits et la cause de leurs

eacutevolutions Lrsquohistoire intellectuelle peut srsquoen passer tant qursquoon nrsquoa pas besoin de se

repreacutesenter les moyens drsquoaction mateacuteriels crsquoest le cas des eacutetudes de croyance de

sciences de doctrines de beaux-arts Mais on ne peut eacutetudier ni lrsquohistoire des mœurs des

institutions et du droit ni lrsquohistoire politique sans tenir compte au moins des conditions

geacuteneacuterales et des grandes transformations de la vie eacuteconomique Lrsquohistoire eacuteconomique est

donc un auxiliaire neacutecessaire de lrsquohistoire des institutions et des eacuteveacutenements

128

Chapitre XX

Lrsquoaction des faits humains individuelssur les faits sociaux

I Position de la question ndash Diffeacuterentes cateacutegories de faits eacuteconomiques et deacutemographiquesII Action des usages ndash Usages intellectuels croyances connaissances usages mateacuteriels viepriveacutee consommationIII Action des eacuteveacutenements individuels ndash Inventions et creacuteations ndash Changements de directionproduits par les chefs

1 Lrsquoeacutetude de lrsquoutiliteacute de lrsquohistoire sociale pour les autres branches drsquohistoire a pour

contrepartie lrsquoeacutetude de lrsquoaction des autres espegraveces drsquoactiviteacute humaine et de leur eacutevolution

sur la vie sociale et sur lrsquoeacutevolution sociale (eacuteconomique et deacutemographique) drsquoougrave

ressortiront les services que lrsquohistoire des autres branches de la vie humaine peut rendre

agrave lrsquohistoire sociale On peut deacuteterminer ainsi les connaissances drsquohistoire geacuteneacuterale ou

speacuteciale qui pratiquement seront utiles agrave lrsquohistorien des faits sociaux

2 Je vais consideacuterer ici seacutepareacutement drsquoabord lrsquoaction des pheacutenomegravenes individuels (actes et

penseacutees) et ensuite lrsquoaction des pheacutenomegravenes collectifs drsquoorganisation

3 I Quelle est lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux On doit preacuteciser cette

question en analysant les faits sociaux On a montreacute plus haut (chap IX III) qursquoil faut

parler des pheacutenomegravenes eacuteconomiques non en bloc (la structure eacuteconomique est une

meacutetaphore dangereuse) mais en les deacutecrivant drsquoune faccedilon empirique de faccedilon agrave en

apercevoir la nature reacuteelle De mecircme qursquoil nrsquoy a pas de structure eacuteconomique totale qui

deacutetermine lrsquoorganisation politique totale drsquoun peuple il nrsquoy a pas de structure

eacuteconomique qui soit deacutetermineacutee en bloc par quelque autre pheacutenomegravene unique Il y a dans

une socieacuteteacute une seacuterie drsquohabitudes eacuteconomiques et drsquoarrangements collectifs de vie

eacuteconomique Crsquoest sur chaque habitude et chaque arrangement en particulier qursquoon doit

chercher quelle action exercent les faits drsquoune autre nature Il faut donc avoir preacutesente agrave

lrsquoesprit la seacuterie de ces habitudes et de ces arrangements

4 1deg Proceacutedeacutes techniques de production et de transport division du travail par

arrangement collectif entre les travailleurs de tout genre y compris les directeurs

5 2deg Proceacutedeacutes pour fixer la valeur et la repreacutesenter proceacutedeacutes pour faire les eacutechanges

arrangements de commerce monnaie et creacutedit

129

6 3deg Proceacutedeacutes de partage et de distribution proceacutedeacutes de transmission des objets et des

valeurs repreacutesentatives reacutegime de proprieacuteteacute et de contrats

7 4deg Classement des membres de la socieacuteteacute drsquoapregraves leur occupation et drsquoapregraves leur part dans

la distribution des valeurs

8 Quant agrave la consommation on discute si elle doit ecirctre classeacutee parmi les faits eacuteconomiques

crsquoest la theacuteorie de lrsquoeacutecole ameacutericaine fondeacutee sur lrsquoaction deacutecisive de la consommation En

Europe lrsquohistoire des habitudes de consommation est resteacutee une partie de lrsquohistoire des

mœurs

9 De mecircme les pheacutenomegravenes deacutemographiques doivent ecirctre analyseacutes car il faut chercher

seacutepareacutement lrsquoaction des autres pheacutenomegravenes humains sur chacun drsquoeux On devrait donc

distinguer 1deg le chiffre total de la population 2deg la densiteacute et la distribution des

agglomeacuterations 3deg la proportion des qualiteacutes acircges sexes religion degreacute drsquoinstruction

4deg les mouvements de la population nataliteacute mortaliteacute mariage eacutemigration 5deg les

accidents reacuteguliers maladies crimes suicides etc

10 Pour chacun de ces pheacutenomegravenes eacuteconomique ou deacutemographique la question se pose

Quelle action subit-il de la part des autres Par quelle habitude ou quel arrangement

intellectuel priveacute politique a-t-il eacuteteacute produit Par quel meacutecanisme mateacuteriel ou

psychique ndash Quand on eacutetudie lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire de ces faits on doit se

demander quel changement intellectuel priveacute politique a produit ou a influenceacute le

changement eacuteconomique ou deacutemographique Cet interrogatoire organiseacute en meacutethode est

un preacuteservatif contre la tendance agrave chercher lrsquoexplication des faits et des transformations

eacuteconomiques dans ces faits eux-mecircmes contre la tentation de comparer des tableaux ou

des courbes statistiques pour deacuteterminer la cause des eacutevolutions sociales

11 Lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux se preacutesente sous deux formes 1deg des

usages ou habitudes communes crsquoest la forme la plus importante 2deg des eacuteveacutenements

uniques

12 II ndash Les usages communs aux individus drsquoun mecircme groupe sont soit des conceptions que

tous les individus de ce groupe (ou la plupart) admettent soit des actes qursquoils font et

qursquoils renouvellent en imitant un mecircme modegravele On peut les classer en deux 1deg usages

intellectuels ougrave la partie essentielle est une conception intellectuelle lrsquoacte mateacuteriel

eacutetant seulement un symbole destineacute agrave manifester la conception (croyances arts sciences

doctrines) 2deg usages mateacuteriels ougrave la partie essentielle est mateacuterielle lrsquoacte intellectuel ne

servant qursquoagrave diriger les actes mateacuteriels (alimentation vecirctement habitation

divertissements ceacutereacutemonies

13 Dans lrsquohistoire des usages intellectuels il faut rechercher ceux qui ont une action

appreacuteciable sur lrsquoorganisation de la vie eacuteconomique crsquoest-agrave-dire qui peuvent modifier les

actes ou les arrangements eacuteconomiques (objets produits division du travail voies de

transport commerce proprieacuteteacute)

14 1deg Les croyances On peut attendre a priori qursquoelles auront une action deacutecisive sur toute la

conduite des individus car chaque homme arrange sa vie suivant la conception geacuteneacuterale

qursquoil se fait du monde et de la place qursquoil y tient

15 Cette conception agit directement sur chacun de ses actes par suite sur chacun des

eacuteleacutements deacutemographiques qui deacutependent de la volonteacute le domicile lrsquoeacutemigration la

nataliteacute le mariage le suicide (On voit sans peine combien tous ces faits deacutependent par

exemple de la religion) Elle agit sur tous les faits de la vie eacuteconomique qui deacutependent du

130

choix des individus membres de la socieacuteteacute avant tout sur lrsquoappreacuteciation des objets et des

services sur la valeur Crsquoest uniquement par suite drsquoune croyance que les services des

precirctres ou des sorciers et les actes rituels des religions sont rechercheacutes et payeacutes

chegraverement ndash Neacutegativement cette conception agit pour restreindre la production et la

distribution en faisant consideacuterer comme interdits des actes impurs ou des relations avec

des ecirctres impurs religieusement ou moralement Ainsi le vin le porc les spiritueux sont

sans valeur quand la religion ou la morale les interdisent ndash Indirectement elle agit en

entravant les groupements eacuteconomiques entre les hommes seacutepareacutes par des diffeacuterences de

croyance Il est donc indispensable pour lrsquohistoire sociale de tenir compte de lrsquohistoire de

la croyance

16 Les croyances prennent des formes varieacutees Les plus importantes sont la religion

ensemble de croyances organiseacutees sous forme de rites et de dogmes ndash les doctrines

philosophiques ndash les preacuteceptes moraux Cet ensemble eacutenorme lrsquohistorien des faits

sociaux nrsquoaura pas besoin de le connaicirctre en deacutetail il pourra se borner agrave chercher les

faits qui peuvent avoir eu une action pratique sur la vie sociale Il eacutecartera donc toute la

meacutetaphysique toute la morale theacuteorique toute la theacuteologie doctrinale il srsquoen tiendra aux

croyances religieuses philosophiques et morales qui portent sur le devoir pratique aux

prescriptions rituelles crsquoest-agrave-dire aux croyances et aux prescriptions qui regraveglent la

conduite Tous ces faits sont eacutetudieacutes dans les histoires speacuteciales il suffira de savoir les y

trouver

17 La difficulteacute pratique sera de localiser les croyances de savoir dans quel groupe

drsquohommes elles ont eu une action reacuteelle sur la conduite les speacutecialistes srsquooccupent

beaucoup plus drsquoeacutetudier les formes des croyances que leur reacutepartition et ne srsquooccupent

guegravere de les localiser avec preacutecision

18 Il y a toute une cateacutegorie de croyances sur laquelle on ne trouvera guegravere de

renseignements On a eacutetudieacute surabondamment les doctrines morales et les morales

officielles de tous les temps mais lrsquohistoire des croyances morales effectives nrsquoest pas faite

encore avec preacutecision On ne sait pas drsquoapregraves quelles regravegles de morale pratique les

hommes se conduisaient reacuteellement sur ce point on risque fort de ne trouver dans les

histoires speacuteciales que des donneacutees insuffisantes

19 La connaissance des croyances est drsquoautant plus neacutecessaire pour comprendre la vie

sociale drsquoun peuple que ce peuple est moins avanceacute en civilisation Les croyances se

forment drsquoabord avant toute science et elles commencent par dominer toute la penseacutee et

toute la vie morale elles reculent peu agrave peu agrave mesure que la connaissance par

observation se forme Aussi lrsquohistoire des croyances religieuses et des superstitions est-

elle plus neacutecessaire pour comprendre les socieacuteteacutes les plus anciennes

20 2deg Les arts ont une action beaucoup plus faible que ne lrsquoadmet lrsquoopinion courante

21 Notre culture exclusivement litteacuteraire nous a donneacute une impression fausse sur

lrsquoimportance de la litteacuterature et des arts Parce qursquoon nous a fait passer dix ans de notre

vie agrave ne nous occuper que de pheacutenomegravenes artistiques nous croyons instinctivement que

ces faits ont absorbeacute une forte partie de lrsquoactiviteacute des hommes Cette illusion a eacuteteacute

aggraveacutee par lrsquoinfluence des professeurs de litteacuterature et des archeacuteologues uniquement

occupeacutes drsquoœuvres drsquoart En fait les arts pour lrsquoeacutenorme majoriteacute des hommes

drsquoaujourdrsquohui ne tiennent qursquoune place tregraves petite dans la vie et il paraicirct en avoir eacuteteacute

toujours ainsi mecircme chez les Grecs ndash agrave en juger par le peu drsquoattention que les historiens

grecs apportent aux grands eacuteveacutenements artistiques de leur temps Lrsquoart nrsquoexerce aucune

131

action appreacuteciable sur les faits deacutemographiques on peut les eacutetudier sans rencontrer

jamais lrsquoinfluence de lrsquoart Sur la vie eacuteconomique lrsquoaction des arts se reacuteduit agrave creacuteer

quelques valeurs artistiques en petit nombre ndash sauf lrsquoart industriel qui deacutepend beaucoup

plus de la mode que du goucirct artistique

22 3deg Les connaissances (on peut reacuteunir sous ce terme les sciences pures les connaissances

empiriques et les arts techniques) agissent fortement au contraire sur les faits sociaux

Elles agissent par le mecircme proceacutedeacute que la croyance la conception que lrsquoindividu se fait

du monde et de sa situation soit par la science soit par lrsquoempirisme dirige en grande

partie sa conduite crsquoest le terrain de la concurrence entre la science et la religion (la

morale reste placeacutee sur un terrain indivis ou mal deacutelimiteacute) La connaissance agit sur les

faits deacutemographiques (groupement eacutemigration ou immigration nataliteacute) et sur les faits

eacuteconomiques ndash directement en donnant la notion de la valeur des choses aliments

matiegraveres premiegraveres animaux etc ndash neacutegativement en arrecirctant la fabrication ou la

production drsquoobjets reconnus inutiles ou qursquoon peut avantageusement remplacer par

drsquoautres ndash indirectement en montrant lrsquoavantage de groupements eacuteconomiques auxquels

on nrsquoavait pas encore songeacute ou en deacutegageant des preacutejugeacutes religieux ou moraux qui

faisaient interdire les groupements nouveaux

23 En outre la connaissance a un proceacutedeacute drsquoaction exteacuterieure qui manque agrave la croyance

purement subjective elle fait connaicirctre le monde exteacuterieur et les proceacutedeacutes drsquoaction reacuteels

de lrsquohomme sur le monde Elle enseigne les proceacutedeacutes reacuteels mais psychologiques pour

manier les hommes et les persuader proceacutedeacutes tregraves actifs dans la vie eacuteconomique pour

lrsquoappreacuteciation de la valeur et pour lrsquoorganisation des eacutechanges (il suffira de citer la

publiciteacute le creacutedit la speacuteculation) Elle enseigne les proceacutedeacutes tantocirct psychologiques

(dressage) tantocirct physiologiques (seacutelection) pour tirer parti des animaux Elle enseigne

surtout les proceacutedeacutes reacuteels et mateacuteriels pour agir sur la matiegravere lrsquoensemble des proceacutedeacutes

techniques de production et de transport La connaissance ne suffit pas agrave creacuteer

lrsquoindustrie mais crsquoest elle qui en est la condition neacutecessaire et qui lui donne sa forme

Drsquoautres causes agissent sur la division du travail et par suite sur la quantiteacute de la

production mais la nature de la production deacutepend de la technique crsquoest-agrave-dire de la

connaissance

24 Lrsquohistoire sociale aura donc besoin sinon de connaicirctre en deacutetail lrsquohistoire des sciences et

des arts techniques du moins de savoir lrsquohistoire de la science dans les parties applicables

agrave la vie et agrave la morale pratique et lrsquohistoire des proceacutedeacutes techniques de production Cela

est facile agrave apprendre La seule difficulteacute sera drsquoappreacutecier la diffusion des connaissances et

des proceacutedeacutes dans une socieacuteteacute donneacutee agrave un moment donneacute crsquoest la question qui inteacuteresse

le moins les speacutecialistes de lrsquohistoire des sciences et sur laquelle on trouvera le moins de

renseignements

25 4deg Les usages mateacuteriels ont une action deacutecisive sur la vie eacuteconomique ils sont le but et

par conseacutequent le reacutegulateur de la production On ne produit guegravere que pour satisfaire

des besoins mateacuteriels La vie mateacuterielle consiste surtout dans la consommation des objets

alimentation vecirctement logement mobilier objets drsquoagreacutement crsquoest le terrain

intermeacutediaire entre la vie eacuteconomique et les coutumes de la vie priveacutee Il semble drsquoabord

que ces usages ne soient que le reacutesultat de la vie eacuteconomique car on consomme les objets

produits par la production et reacutepartis par la distribution Mais on ne produit qursquoen vue de

la consommation et crsquoest la consommation qui dirige la production En ce sens les usages

de consommation mateacuterielle seraient la cause de tous les actes eacuteconomiques et devraient

ecirctre lrsquoobjet fondamental des eacutetudes eacuteconomiques pour comprendre la production il

132

faudrait drsquoabord eacutetudier ce que les consommateurs deacutesirent qursquoon produise Lrsquohistoire de

la consommation crsquoest-agrave-dire de la vie mateacuterielle serait le premier chapitre de lrsquohistoire

eacuteconomique

26 En fait la relation est plus complexe ce nrsquoest pas toujours un client qui commande en

vue drsquoune ideacutee arrecircteacutee de consommer crsquoest souvent le vendeur crsquoest-agrave-dire le fabricant

dirigeacute par le commerccedilant qui offre des objets et donne au consommateur lrsquoideacutee de les

consommer Les deux activiteacutes srsquoentremecirclent eacutetroitement il faudrait pour les distinguer

une eacutetude qui nrsquoest pas faite

27 Pourtant lrsquohistoire eacuteconomique ne peut pas se passer de lrsquohistoire de la consommation

elle a besoin de connaicirctre la demande spontaneacutee du consommateur crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire

de la vie mateacuterielle Crsquoest assureacutement la partie la plus neacutegligeacutee de la vie sociale soit

contemporaine soit passeacutee et ce serait comme on lrsquoa tregraves bien montreacute aux Eacutetats-Unis

un des champs drsquoeacutetudes les plus instructifs de lrsquohistoire sociale La consommation nrsquoagit

pas seulement sur la production par lrsquoaction directe que la nature de la commande exerce

sur la nature de la production et du commerce ndash par exemple la demande de la pourpre

ou de lrsquoambre dans les temps antiques des eacutepices au Moyen Acircge Indirectement la forme

de demande reacuteagit sur lrsquoorganisation du travail suivant qursquoelle est continue

intermittente ou irreacuteguliegravere elle produit un travail reacutegulier ou une morte-saison ou des

crises suivant qursquoelle vient drsquoun groupe peu nombreux ou drsquoune grande masse

drsquohommes suivant qursquoelle porte sur des objets de luxe ou sur des objets drsquoutiliteacute elle

deacutetermine des systegravemes de production tregraves diffeacuterents Lrsquohistorien des faits sociaux nrsquoa pas

besoin de savoir les deacutetails de lrsquohistoire de la vie mateacuterielle mais il doit connaicirctre en gros

les espegraveces drsquoobjets consommeacutes la nature des matiegraveres premiegraveres les plus employeacutees la

quantiteacute et les eacutepoques de la demande

28 La vie priveacutee se compose drsquoactes ou quotidiens ou peacuteriodiques ou solennels lrsquohistoire de

la vie priveacutee comporte lrsquoeacutetude de lrsquoemploi des journeacutees des heures de repas des usages de

toilette et de meacutedecine des fecirctes reacuteceptions ceacutereacutemonies des divertissements et des

exercices (chasse sport spectacles jeux voyages) Ces actes sont en partie des actes de

consommation en tant qursquoils exigent des objets mateacuteriels ou des services mateacuteriels qui

mettent en mouvement un personnel de domestiques hocircteliers commissionnaires

coiffeurs meacutedecins acteurs Ils agissent donc pour diriger la production des objets ou la

division du travail

29 Ils agissent aussi drsquoune autre faccedilon non plus sur la fabrication seulement mais sur la vie

tout entiegravere des gens consacreacutes agrave des services mateacuteriels car ils les mettent dans une

cateacutegorie eacuteconomique diffeacuterente des producteurs Lrsquohistoire sociale a donc besoin de

connaicirctre sinon tous les usages de vie priveacutee du moins ceux qui exigent une production

drsquoobjets consideacuterable et ceux qui immobilisent un nombre appreacuteciable de travailleurs

dans les services priveacutes Il nrsquoest pas inutile pour comprendre la vie eacuteconomique de

lrsquoEspagne au XVIe siegravecle de savoir qursquoune partie de la population eacutetait dans la domesticiteacute

des seigneurs

30 Lrsquoaction la plus forte est celle de la mode qui creacutee ou deacutetruit des valeurs crsquoest elle qui

domine toutes les industries de luxe et qui est lrsquoagent le plus actif de transformation Il

faut donc savoir lrsquohistoire de la mode au moins dans la mesure ougrave chaque mode nouvelle

a eu pour reacutesultat de produire un changement dans lrsquoespegravece des objets ou des services

demandeacutes il faut connaicirctre la position des centres de la mode et les deacuteplacements de ces

centres car ils sont lieacutes agrave lrsquoorganisation du commerce et du travail Dans les eacutepoques

133

anciennes le pheacutenomegravene de la mode est limiteacute agrave la classe peu nombreuse des

aristocraties mais il nrsquoen est pas moins capital dans lrsquohistoire du commerce parce que le

commerce dans les peacuteriodes de communications difficiles est limiteacute aux objets de luxe

31 III ndash Les actes individuels sont eacutetudieacutes par lrsquohistoire geacuteneacuterale Il suffit agrave lrsquohistoire

eacuteconomique de connaicirctre les principaux ceux qui sont agrave lrsquoorigine drsquoune eacutevolution

mateacuterielle encore nrsquoa-t-elle pas besoin de les eacutetudier en deacutetail Elle nrsquoa que faire de la

biographie de Mahomet ou de Napoleacuteon il lui suffit de connaicirctre ceux de leurs actes qui

ont eu des conseacutequences mateacuterielles geacuteneacuterales telles que lrsquointerdiction de boire du vin

ou le blocus continental

32 Les actes individuels qui peuvent avoir des conseacutequences dans la vie eacuteconomique sont de

deux espegraveces

33 1deg Les inventions ou les creacuteations individuelles sont des exemples donneacutes par un homme

et suivis par une masse drsquoimitateurs Elles se produisent surtout dans la vie intellectuelle

creacuteation drsquoune croyance (religieuse ou morale) drsquoune forme drsquoart drsquoune science drsquoun

ideacuteal Elles se rencontrent aussi dans la vie mateacuterielle sous la forme drsquoune deacutecouverte

geacuteographique drsquoune invention technique ou de la creacuteation drsquoune mode Lrsquoaction de

lrsquoindividu est eacutevidente ici lrsquoinitiateur amegravene la socieacuteteacute agrave changer de conduite ou

drsquoappreacuteciation de la valeur ou de proceacutedeacutes drsquoaction il creacutee ou deacutetruit une valeur une

technique de production une voie de communication un proceacutedeacute drsquoeacutechange ou

indirectement il modifie lrsquoorganisation du travail ou mecircme la distribution drsquoun

pheacutenomegravene deacutemographique en faisant par exemple arriver une population dans un pays

jusque-lagrave deacutesert

34 2deg Le changement de direction peut ecirctre donneacute agrave une socieacuteteacute par un chef officiel ou un

guide improviseacute chef drsquoEacutetat drsquoEacuteglise de parti de groupe qui opegravere soit par un ordre

leacutegal (regraveglement ou loi) soit par une reacutevolution Il agit ainsi directement sur certains

usages eacuteconomiques sur lrsquoorganisation de la production du commerce de la reacutepartition

ou mecircme sur la distribution de la population par exemple en creacuteant ou deacutetruisant une

ville Il peut agir indirectement en changeant lrsquoorganisation politique de faccedilon agrave reacuteagir

sur la vie eacuteconomique comme a fait Pierre le Grand en Russie

35 Il serait impossible mecircme drsquoentrevoir lrsquoeacutevolution eacuteconomique ou deacutemographique de

lrsquohumaniteacute si lrsquoon ignorait ces grands changements impossible drsquoen comprendre la

nature si lrsquoon nrsquoen connaissait pas les auteurs Crsquoest la part neacutecessaire de lrsquohistoire

geacuteneacuterale dans lrsquohistoire sociale

134

Chapitre XXI

Action des faits humains collectifs sur lavie sociale

I Organisation collective ndash Associations priveacutees famille institutions sociales classes institutionspolitiques ndash Gouvernement souverain services speacuteciaux ndash Organisation eccleacutesiastiquendash Organisation internationale ndash LangueII Eacuteveacutenements collectifs ndash Reacutevolutions inteacuterieures ndash Conflits et conventions ndash Relations entreEacutetats

1 Il reste encore agrave chercher comment les faits sociaux deacutependent des faits des autres

espegraveces qui prennent une forme collective et par suite quelle connaissance lrsquohistorien des

faits sociaux doit avoir de lrsquohistoire des pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire de ceux qui

impliquent des arrangements et une solidariteacute entre les hommes Ces faits sont de deux

sortes 1deg les faits drsquoorganisation collective tels que famille gouvernement services

publics qui font lrsquoobjet des histoires speacuteciales 2deg les eacuteveacutenements collectifs qui font le

domaine de lrsquohistoire geacuteneacuterale Il faut eacutetudier seacutepareacutement comment ils agissent sur la vie

sociale

2 I ndash Lrsquoorganisation collective consiste en arrangements permanents eacutetablis entre les

hommes soit par des coutumes ou conventions tacites soit par des regravegles officielles

3 On a essayeacute souvent drsquoopposer lrsquoorganisation aux regravegles et de distinguer deux ordres de

faits la structure qursquoon a compareacutee agrave lrsquoanatomie le fonctionnement qursquoon a compareacute agrave la

physiologie Crsquoest une meacutetaphore sans application pratique la structure nrsquoest pas drsquoune

autre nature que le fonctionnement tous deux se ramegravenent agrave des regravegles ou agrave des

pratiques La structure drsquoun gouvernement ce sont les conventions tacites ou expresses

officielles ou coutumiegraveres drsquoapregraves lesquelles certains hommes sont chargeacutes drsquoune

certaine espegravece drsquoopeacuterations crsquoest une speacutecialisation et une division du travail analogue

agrave celle de la vie eacuteconomique Elle donne il est vrai agrave certains hommes des droits et des

devoirs speacuteciaux et creacutee un systegraveme de recrutement pour le personnel Mais ce regraveglement

de partage des opeacuterations nrsquoest pas drsquoune nature speacuteciale qui permette de lrsquoopposer aux

regraveglements sur la faccedilon drsquoopeacuterer (la proceacutedure) sur les principes agrave appliquer (le droit)

sur les opeacuterations agrave faire (la compeacutetence) Les arrangements diffegraverent surtout par lrsquoespegravece

de groupement crsquoest-agrave-dire le principe qui reacuteunit entre eux les membres et par la nature

135

de lrsquoaction organiseacutee crsquoest-agrave-dire lrsquoautoriteacute des chefs Voici les principales espegraveces

drsquoarrangements qui peuvent avoir une action sur la vie eacuteconomique

4 1deg Associations priveacutees ndash La plus importante est la famille groupement formeacute par la

filiation naturelle ou adoptive et dirigeacute par lrsquoautoriteacute du pegravere ou du mari Dans certaines

socieacuteteacutes il existe des associations analogues mais eacutetablies par un lien artificiel ce sont les

communauteacutes la plupart agrave caractegraveres religieux Les associations priveacutees agissent

directement sur lrsquoorganisation eacuteconomique car elles impliquent une consommation en

commun une possession en commun et une transmission des richesses acquises par

conseacutequent un reacutegime de succession Lrsquohistorien des faits sociaux aura donc besoin de

connaicirctre au moins le reacutegime geacuteneacuteral de la famille et des communauteacutes et lrsquoeacutevolution

geacuteneacuterale des institutions priveacutees mariage autoriteacute maritale et paternelle filiation

reacutegime des successions Ce qursquoil lui faudra connaicirctre ce ne sera pas le droit officiel leacutegal

des theacuteories juridiques et des livres de droit ce sera la pratique reacuteelle qui seule agit sur

les reacutealiteacutes eacuteconomiques Il pourra donc lui arriver de ne pas trouver toujours dans les

histoires speacuteciales du droit priveacute eacutecrites par des juristes tous les renseignements

neacutecessaires il fera bien drsquoavoir lrsquoattention attireacutee sur les travaux consacreacutes agrave deacutecrire les

coutumes reacuteelles de famille de communauteacute et de succession

5 2deg Institutions sociales ndash Entre les hommes drsquoun mecircme peuple soumis agrave un mecircme

gouvernement srsquoest eacutetablie dans toutes les socieacuteteacutes agrave mesure qursquoelles se sont civiliseacutees

une reacutepartition ineacutegale des fonctions et des richesses qui a produit des ineacutegaliteacutes

durables devenues mecircme heacutereacuteditaires La socieacuteteacute agrave peu pregraves homogegravene dans lrsquoeacutetat

barbare srsquoest scindeacutee en couches formeacutees chacune par des hommes vivant dans une

condition semblable ou eacutequivalente Crsquoest ce qursquoon a appeleacute les classes sociales le mot

drsquoorigine romaine a deacutesigneacute drsquoabord les diffeacuterents groupes de citoyens rangeacutes pour la

guerre suivant leur richesse

6 Les classes sont en partie drsquoorigine eacuteconomique en tant que la place drsquoun homme dans

une classe lui est assigneacutee par son genre de travail ou sa richesse mais elles ont aussi une

origine politique car les hommes investis de pouvoirs supeacuterieurs officiels concourent agrave

former les classes supeacuterieures Ainsi la division en classes nrsquoest pas purement

eacuteconomique comme les eacutecoles socialistes tendent agrave lrsquoadmettre elle est mixte La

laquo structure sociale raquo est le produit combineacute de pheacutenomegravenes eacuteconomiques et de

pheacutenomegravenes politiques Cette ineacutegaliteacute permanente de pouvoir et de richesse domine

toute la distribution des rocircles dans la vie eacuteconomique elle agit directement sur tout le

systegraveme de production par la division du travail entre les classes et surtout par lrsquoineacutegaliteacute

des moyens drsquoaction drsquoougrave reacutesulte la creacuteation du capital au profit de la classe supeacuterieure et

lrsquoexploitation des classes infeacuterieures sous diverses formes agrave commencer par lrsquoesclavage

7 Lrsquoeacutevolution du reacutegime des classes depuis la socieacuteteacute agrave eacutetages de lrsquoEmpire romain jusqursquoaux

socieacuteteacutes deacutemocratiques du XXe siegravecle a deacutetruit lentement la hieacuterarchie aristocratique et la

division leacutegale en classes elle a entraicircneacute peu agrave peu une transformation correspondante

dans la division du travail la reacutepartition du capital et les modes drsquoexploitation

8 Lrsquoaction de lrsquoorganisation sociale srsquoexerce aussi indirectement sur la valeur et par suite

sur le commerce Tout est diffeacuterent dans la vie eacuteconomique drsquoun peuple suivant qursquoune

aristocratie de quelques individus a le monopole de satisfaire tous ses deacutesirs ou que la

liberteacute et lrsquoaisance devenues geacuteneacuterales font entrer tous les habitants dans la classe des

consommateurs Une socieacuteteacute aristocratique nrsquoa guegravere que des commerces de luxe agrave

mesure que lrsquoorganisation devient deacutemocratique le commerce srsquoeacutetend aux objets de

136

consommation geacuteneacuterale Il faut donc pour comprendre la vie eacuteconomique drsquoun pays

connaicirctre le reacutegime des classes pour comprendre lrsquohistoire sociale il faut connaicirctre

lrsquoeacutevolution de ce reacutegime

9 3deg Institutions politiques ndash Le gouvernement est lrsquoespegravece drsquoorganisation la plus

apparente et dont lrsquoaction sur la vie sociale est la plus eacutevidente Le pouvoir effectif

confeacutereacute aux membres du gouvernement leur donne le moyen pratique drsquoagir

mateacuteriellement sur tous les autres membres de la socieacuteteacute Lrsquoorganisation eacuteconomique

comme tout arrangement mateacuteriel est sous le commandement direct du gouvernement

crsquoest lui qui eacutetablit les regravegles de la proprieacuteteacute des successions et des contrats crsquoest-agrave-dire

de la reacutepartition ndash les regravegles du commerce de la monnaie et du creacutedit crsquoest-agrave-dire des

eacutechanges ndash parfois mecircme les regravegles de la culture des industries des transports des

salaires crsquoest-agrave-dire de la production De plus les hommes investis du pouvoir en

profitent pour srsquoapproprier ndash parfois pour monopoliser ndash les moyens eacuteconomiques de

jouissance Cette action fondamentale de la politique a eacuteteacute fortement indiqueacutee par lrsquoeacutecole

marxiste

10 Pour eacutetudier lrsquoaction des institutions politiques sur la vie eacuteconomique il faut donc eacuteviter

de prendre en bloc lrsquoEacutetat et de chercher comme on lrsquoa fait trop souvent laquo lrsquoaction de

lrsquoEacutetat raquo en geacuteneacuteral il faut analyser et examiner seacutepareacutement les divers personnels de

gouvernement et leurs proceacutedeacutes drsquoaction On commencera par distinguer les agents du

pouvoir central souverain et les agents des services speacuteciaux Le pouvoir central agit sur

la direction mecircme de la vie eacuteconomique en deacutecidant les regravegles de lrsquoorganisation les

pouvoirs speacuteciaux subordonneacutes agissent sur la pratique en facilitant ou en rendant

difficiles les opeacuterations eacuteconomiques Pour deacutemecircler ces actions il faudra suivre une

meacutethode preacutecise examiner seacutepareacutement le souverain ses ministres ou ses favoris les

assembleacutees centrales srsquoil y en a On passera ensuite aux diffeacuterents services drsquoarmeacutee de

finances de justice de police de travaux publics drsquoenseignement ndash puis aux autoriteacutes

locales en ayant soin drsquoexaminer seacutepareacutement lrsquoaction de chaque espegravece de personnel Le

proceacutedeacute le plus pratique sera de deacuteterminer drsquoavance les questions agrave se poser On peut

preacutevoir deux sortes de questions

11 1deg Les diffeacuterentes faces de lrsquoactiviteacute eacuteconomique sur lesquelles agit le personnel

politique production agricole miniegravere industrielle transports valeur et eacutechange

(creacutedit commerce) reacutepartition et transmission consommation

12 2deg Les moyens par lesquels le personnel peut agir Ces moyens sont plus varieacutes qursquoils ne

semblent drsquoabord Le gouvernement agit directement par des ordres directs lois

ordonnances regraveglements agrave caractegravere eacuteconomique comme le budget ou les lois

somptuaires Mais il a plusieurs moyens drsquoaction indirects qui ne doivent pas ecirctre

neacutegligeacutes le privilegravege que le personnel srsquoattribue sur les avantages eacuteconomiques ndash sous

forme de traitements drsquoentreprises publiques drsquoemprunts de fraudes de tout genre ndash

les pratiques que les agents introduisent dans les rapports entre les producteurs et les

diffeacuterents services publics recrutement et cantonnement de soldats justice et police

faveurs ou perseacutecutions reacutegime fiscal avec les abus et les complaisances travaux publics

qui aident la production ou dirigent la consommation ou modifient par influence le

travail priveacute enseignement qui agit sur la diffusion de la technique ou sur les

changements dans la notion de valeur ndash lrsquoaction drsquoexemple du souverain de sa cour du

haut personnel politique sur la mode et toute la production qui en deacutepend

13 4deg Organisation eccleacutesiastique ndash Ce nrsquoest qursquoune forme speacuteciale de gouvernement

diffeacuterente des autres par ses moyens drsquoaction elle agit par des proceacutedeacutes de contrainte

137

indirects ou imaginaires On doit donc la traiter par la mecircme meacutethode que le

gouvernement Il ne faut pas plus parler en bloc de laquo lrsquoaction de lrsquoEacuteglise raquo que de lrsquoaction

de lrsquoEacutetat il faut analyser le personnel eccleacutesiastique et chercher pour chaque espegravece

drsquoagents ses moyens drsquoaction ordres ou interdictions pratiques encourageacutees ou

deacutecourageacutees relations avec les producteurs pour la fabrication des instruments de

religion action drsquoexemple sur la production priveacutee

14 5deg Organisation internationale ndash Les relations eacutetablies entre les Eacutetats arrivent chez les

peuples modernes agrave constituer un systegraveme Ici le personnel nrsquoa qursquoune faible importance

crsquoest lrsquoarrangement des relations entre les peuples qui agit Il faut chercher lrsquoorganisation

drsquoabord dans les conventions officielles entre gouvernements (traiteacutes et regraveglements) qui

agissent sur la valeur (conventions en matiegravere de monnaie) sur les transports les

eacutechanges et le creacutedit (traiteacutes de commerce) Il faut ensuite connaicirctre la pratique reacuteelle en

tant qursquoelle facilite ou rend difficiles ou impossibles les diverses espegraveces de relations

eacuteconomiques on a besoin de savoir comment sont appliqueacutes les tarifs de douane ou de

transports les regraveglements de police politique ou sanitaire les principes de droit priveacute et

commercial Il faut enfin tenir compte au moins au XIXe siegravecle des organisations

mateacuterielles internationales postes lignes de communication agences internationales

Pour chaque espegravece on doit connaicirctre sinon le deacutetail au moins les faits capitaux et leur

eacutevolution afin de pouvoir chercher meacutethodiquement comment chacun a agi sur la vie

eacuteconomique

15 6deg Langue ndash La langue est un fait collectif qui eacutetend son action sur toutes les relations

humaines Crsquoest lrsquoinstrument de communication entre tous les hommes la communauteacute

de langue rend toutes les autres communauteacutes plus faciles y compris la communauteacute

nationale la diffeacuterence de langue rend toutes les autres relations difficiles La

distribution des langues reacuteagit sur tous les groupements deacutemographiques

lrsquoagglomeacuteration le mariage la profession et sur les relations eacuteconomiques division du

travail eacutetablissements de la valeur eacutechanges et commerce reacutepartition de la proprieacuteteacute Il

est inutile agrave lrsquohistorien des faits sociaux de savoir les langues elles-mecircmes et leur

histoire mais il aura besoin de connaicirctre la reacutepartition des langues et les groupes de

mecircmes langues surtout quand ces groupes ne se confondent pas avec une communauteacute

politique il devra connaicirctre les changements de distribution des langues car ils agissent

sur lrsquoeacutevolution deacutemographique et eacuteconomique

16 II ndash Il ne reste plus qursquoagrave examiner les eacuteveacutenements collectifs uniques qui produisent en

partie lrsquoeacutevolution geacuteneacuterale des socieacuteteacutes et par suite lrsquoeacutevolution sociale Ils prennent

surtout deux formes reacutevolutions inteacuterieures et conflits exteacuterieurs internationaux

17 1deg Les reacutevolutions inteacuterieures prennent la forme ou de secousses brusques ou drsquoeacutevolutions

graduelles qui transforment lrsquoorganisation collective des gouvernements de lrsquoEacuteglise des

classes de la famille En transformant soit les groupements politiques ou priveacutes des

hommes soit leurs pratiques collectives elles les amegravenent agrave reacuteadapter leurs groupements

ou leurs pratiques eacuteconomiques Un changement du personnel souverain ou des services

de gouvernement amegravene un changement dans le personnel directeur de la vie

eacuteconomique il change le groupe qui monopolise les jouissances ou qui organise la

production Il faut donc connaicirctre les reacutevolutions et les eacutevolutions importantes dans le

reacutegime politique et eccleacutesiastique et dans les institutions priveacutees du peuple dont on veut

comprendre lrsquohistoire sociale

138

18 2deg Les eacuteveacutenements de lrsquohistoire exteacuterieure consistent en relations entre Eacutetats ils

prennent la forme soit de conflits violents invasions ou guerres soit drsquoaccords traiteacutes et

conventions ils aboutissent agrave des changements dans la distribution des territoires et

dans les arrangements entre Eacutetats Chaque changement de territoire ou de relations

entraicircne une reacuteadaptation geacuteneacuterale de la vie inteacuterieure et par suite de la vie eacuteconomique

Il est inutile de savoir comment le conflit ou lrsquoaccord a eacuteteacute produit les eacutepisodes des

guerres et des neacutegociations nrsquointeacuteressent que les speacutecialistes de lrsquohistoire militaire ou

diplomatique mais le reacutesultat de la guerre ou du traiteacute est un fait geacuteneacuteral qursquoil faut

connaicirctre pour comprendre lrsquohistoire sociale On devra aussi connaicirctre la dureacutee des

conflits qui ont suspendu les relations entre Eacutetats et la nature des traiteacutes surtout

commerciaux et eacuteconomiques

19 Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoen savoir tous les eacutepisodes on peut abandonner ce soin aux

speacutecialistes Mais il est tregraves dangereux drsquoignorer les faits geacuteneacuteraux de lrsquohistoire politique

on srsquoexpose agrave attribuer aux changements eacuteconomiques des causes eacuteconomiques dans des

cas ougrave la cause eacutevidente est un eacuteveacutenement politique comme la Reacutevolution franccedilaise

139

Conclusion

1 On arrive enfin agrave une conclusion pratique sur lrsquoapplication de la meacutethode historique aux

sciences sociales

2 La meacutethode historique est neacutecessaire pour le travail de preacuteparation mecircme dans lrsquoeacutetude

des socieacuteteacutes contemporaines car la plupart des mateacuteriaux des sciences sociales ne sont

pas des observations scientifiques ce ne sont que des documents dont on ne peut tirer

parti qursquoau moyen drsquoun travail critique

3 En outre la construction drsquoune science sociale complegravete comporte une eacutetude de

lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes sociaux crsquoest-agrave-dire une histoire sociale Or cette histoire

sociale nrsquoexige pas seulement comme toute autre histoire lrsquoemploi de documents

critiqueacutes suivant la meacutethode historique Mais elle-mecircme ne peut pas ecirctre isoleacutee des autres

histoires elle ne peut ecirctre qursquoun fragment de lrsquohistoire totale des socieacuteteacutes une branche

speacuteciale comme lrsquohistoire du droit ou du costume Elle est mecircme plus eacutetroitement lieacutee agrave

lrsquoensemble de lrsquohistoire que ne le sont les histoires des litteacuteratures ou des sciences

4 Lrsquohistoire sociale est science auxiliaire pour les autres histoires dans la mesure ougrave les faits

sociaux sont cause des autres faits ndash mesure beaucoup moins large que ne lrsquoont cru les

speacutecialistes eacuteconomistes Les faits sociaux sont surtout les conditions neacutecessaires

(neacutegatives) des autres faits lagrave ougrave ils ne se produisent pas les autres ne peuvent se

produire mais ils ne sont qursquoun support non une substructure Leur forme speacuteciale agit

faiblement sur la direction des autres faits et par suite leur histoire nrsquoest que faiblement

utile agrave lrsquointelligence de lrsquohistoire des autres pheacutenomegravenes

5 Lrsquohistoire sociale est au contraire eacutetroitement deacutependante des autres histoires Les faits

sociaux nrsquoont pas en eux-mecircmes leur raison drsquoecirctre ils sont ou les produits drsquoautres actes

(crsquoest le cas des faits deacutemographiques) ou des moyens pour une fin eacutetrangegravere (crsquoest le cas

des faits eacuteconomiques) Leur direction est donc non pas en eux-mecircmes mais dans des

faits drsquoautre espegravece Ce nrsquoest pas parce que les hommes produisent dans une forme

donneacutee qursquoils ont une vie intellectuelle des mœurs priveacutees une organisation politique

drsquoune espegravece donneacutee crsquoest au contraire parce que leur vie a cette forme donneacutee

intellectuelle priveacutee politique qursquoelle les entraicircne agrave une certaine forme de vie

eacuteconomique Lrsquohistoire sociale ne peut donc ecirctre comprise que par lrsquoeacutetude des autres

branches de lrsquohistoire elle nrsquoest qursquoun fragment de lrsquohistoire geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute

140

Table des matiegraveres de lrsquooriginal

Fac-simileacute de la Table eacutedition originale

141

142

143

144

  • SOMMAIRE
  • Preacuteface
  • Avertissement
  • Meacutethode historique et sciences sociales
  • Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents des sciences sociales
    • Theacuteorie du document
    • Les preacutecautions critiques
    • Critique de provenance
    • Critique drsquointerpreacutetation
    • Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
    • Emploi des faits critiqueacutes
    • Groupement des faits
    • Construction des faits des sciences sociales
    • Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes
    • Meacutethode de groupement des faits successifs
      • Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale
        • Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
        • Eacutetat de lrsquohistoire sociale
        • La construction des faits sociaux
        • Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
        • Deacutetermination des groupes sociaux
        • Eacutetude de lrsquoeacutevolution
        • Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires
        • Systegravemes drsquohistoire sociale
        • Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires
        • Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux
        • Action des faits humains collectifs sur la vie sociale
          • Conclusion
          • Table des matiegraveres de lrsquooriginal
Page 4: La méthode historique appliquée aux sciences sociales

Avertissement

Introduction

Meacutethode historique et sciences sociales

Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents dessciences sociales

Chapitre premier

Theacuteorie du document

Chapitre II

Les preacutecautions critiques

Chapitre III

Critique de provenance

Chapitre IV

Critique drsquointerpreacutetation

Chapitre V

Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude

Chapitre VI

Emploi des faits critiqueacutes

Chapitre VII

Groupement des faits

Chapitre VIII

Construction des faits des sciences sociales

Chapitre IX

Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes

Chapitre X

Meacutethode de groupement des faits successifs

3

Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale

Chapitre XI

Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire

Chapitre XII

Eacutetat de lrsquohistoire sociale

Chapitre XIII

La construction des faits sociaux

Chapitre XIV

Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale

Chapitre XV

Deacutetermination des groupes sociaux

Chapitre XVI

Eacutetude de lrsquoeacutevolution

Chapitre XVII

Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires

Chapitre XVIII

Systegravemes drsquohistoire sociale

Chapitre XIX

Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires

Chapitre XX

Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux

Chapitre XXI

Action des faits humains collectifs sur la vie sociale

Conclusion

Table des matiegraveres de lrsquooriginal

4

NOTE DE LrsquoEacuteDITEUR

Eacutedition originale Charles Seignobos La meacutethode historique appliqueacutee aux sciences sociales

Paris Feacutelix Alcan 1901

5

Preacuteface

Antoine Prost

1 Autant lrsquoavouer jrsquoai une certaine sympathie pour Charles Seignobos ce protestant

ceacutevenol dreyfusard que les eacutetudiants drsquoAction franccedilaise chahutaient en Sorbonne au

sortir de la Grande Guerre pour avoir reacutesisteacute agrave lrsquoembrigadement des intelligences Je dois

ma premiegravere rencontre avec lui agrave Jean Zay qui dans ses souvenirs de prison raconte

quand il apprend sa mort la visite qursquoil rendit agrave lrsquoArcouest en 1937 Il eacutevoque la

laquo silhouette trottinante et menue raquo1 de ce vieil historien qui agrave quatre-vingts ans passeacutes

laquo prenait chaque jour son bain de mer et dirigeait lui-mecircme son bateau drsquoune main si

ferme qursquoon lrsquoappelait ldquole capitainerdquo surnom dont il eacutetait plus fier que de tous ses titres

universitaires raquo Seignobos passait en effet ses vacances en Bretagne du nord et il avait

attireacute lagrave une colonie de grands scientifiques Louis Lapicque Eacutemile Borel les Curie et les

Perrin Tous se rendaient visite et il arrivait que le soir on dansacirct laquo la polka ou la valse

au milieu des rires tandis que Madame Maurain ou le ldquocapitainerdquo tenait le piano raquo

2 Ce portrait de Seignobos qui mourut drsquoailleurs agrave lrsquoArcouest ougrave il avait eacuteteacute assigneacute agrave

reacutesidence par les Allemands souligne son ancrage dans un reacuteseau universitaire tregraves

inhabituel pour un historien Est-ce la freacutequentation des meilleurs savants de son temps

qui lui a inspireacute ses reacuteflexions sur lrsquohistoire et les sciences sociales En tout cas il a meneacute

sur lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une reacuteflexion de premiegravere importance et qui garde toute

son actualiteacute On cite toujours lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques qursquoil publia en 1898 avec

Langlois mais lrsquoouvrage qursquoon va lire me semble beaucoup plus inteacuteressant plus profond

plus original et plus alerte aussi Crsquoest un grand livre qui meacuteritait assureacutement drsquoecirctre

reacuteeacutediteacute

3 La meacutethode historique que Seignobos veut appliquer aux sciences sociales nrsquoa rien agrave voir

avec le positivisme ou le scientisme Cette caricature dont il serait utile de faire lrsquohistoire

srsquoeffondre pour peu qursquoon accepte de juger sur piegraveces au lieu de reacutepeacuteter des lieux

communs malintentionneacutes Seignobos en effet ne dit pas ce qursquoon lui fait dire

laquo Lrsquohistoire ndash eacutecrit-il drsquoentreacutee de jeu ndash nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de

6

connaissance raquo (Introduction) Elle ne peut pas devenir une science parce qursquoelle

nrsquoobserve pas directement mais raisonne sur des documents Et ces documents laquo ougrave se

rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature raquo lrsquoempecircchent laquo de srsquoorganiser avec un

appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la

preacutetention de faire de la science raquo (chapitre IX)

4 Lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos repose en effet sur une opposition radicale entre le

document et le procegraves-verbal drsquoexpeacuterience scientifique Le procegraves-verbal repose sur une

observation directe meneacutee suivant un protocole deacutefini Le document est la trace

drsquoobservations indirectes reacutedigeacutees sans meacutethode laquo il est de la mecircme espegravece que le reacutecit

drsquoun garccedilon de laboratoire raquo (chapitre I) Il est le produit des repreacutesentations de ceux tregraves

divers qui lrsquoont eacutelaboreacute Et pour retrouver le reacuteel dont il est la trace lrsquohistorien doit

remonter du document au fait et reconstituer les eacutetapes intermeacutediaires qursquoil ne peut se

repreacutesenter que par analogie avec ses propres repreacutesentations redoublant par sa propre

subjectiviteacute celle des auteurs laquo Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement

une meacutethode drsquointerpreacutetation psychologique par analogie raquo (chapitre I) psychologique

signifiant ici mental ou intellectuel2

5 La vigilance critique de Seignobos prend ainsi sa source dans une analyse constructiviste

du document qui ne met pas lrsquohistorien en preacutesence du reacuteel mais seulement de

repreacutesentations du reacuteel laquo En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels

mais sur les repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les

animaux les maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est

obligeacute de srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces

images qui sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon eacutetudie

Quelques-unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes

mais un souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute

obtenues par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par

analogie avec des images obtenues au moyen du souvenir [hellip] Pour deacutecrire le

fonctionnement drsquoun syndicat nous nous figurons les actes et les deacutemarches des

membres raquo (chapitre VIII)

6 Il est renversant de constater que des geacuteneacuterations drsquohistoriens se sont gausseacutes du

positivisme drsquoun homme qui tient de tels propos Agrave croire qursquoils nrsquoont pas eu la curiositeacute

ou la simple probiteacute de le lire Paradoxalement les critiques de Seignobos sont beaucoup

plus positivistes que lui Agrave commencer par Lucien Febvre qui dans sa leccedilon inaugurale de

Strasbourg affirmait que lrsquohistoire est une science qui devait aboutir agrave des lois et qui ne

cesse de deacutecocher agrave Seignobos des flegraveches aussi brillantes qursquoinjustes lui reprochant par

exemple drsquointituler un livre Histoire sincegravere de la nation franccedilaise laquo Vous serez ldquosincegravererdquo

mais par rapport agrave vous agrave vos faccedilons priveacutees de penser et de sentir [hellip] Le pire des

subjectivismes en reacutealiteacute Soyez veacuteridique vis-agrave-vis des documents que vous utilisez des

faits que vous amassez mais [hellip] ne soyez pas sincegravere Crsquoest le plus grand service que vous

puissiez rendre agrave une histoire drsquoesprit scientifique raquo3 Sans voir que la seule faccedilon pour

lrsquohistorien de tendre agrave la veacuteriteacute scientifique est ce travail de luciditeacute sur le jeu de sa

propre subjectiviteacute que Seignobos nomme sinceacuteriteacute

7 Cette analyse est drsquoune grande moderniteacute Elle introduit une diffeacuterence entre La meacutethode

historique et lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques parue trois anneacutees plus tocirct La meacutethode

7

critique telle que la deacutetaille Langlois dans lrsquoIntroduction est centreacutee sur lrsquoanalyse

objective du document sa mateacuterialiteacute son eacutecriture etc Seignobos srsquointeacuteresse davantage

aux risques subjectifs drsquoerreur il repegravere dans les documents les traits qui risquent de les

faire prendre pour vrais aux historiens trop presseacutes Il met ainsi en garde contre la

confusion entre exactitude et preacutecision on croit geacuteneacuteralement qursquoun chiffre preacutecis est

exact or en fait crsquoest le contraire plus il est preacutecis plus il risque drsquoecirctre faux On a trop de

respect pour ce qui est eacutecrit surtout quand ce sont des autoriteacutes qui lrsquoeacutecrivent laquo Tout

document reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere

semi-magique il devient un document authentique raquo (chapitre II) Dans lrsquoanalyse des

enquecirctes sociales qursquoil oppose aux enquecirctes historiques (chapitre XIII) sans aller jusqursquoagrave

la critique moderne du rocircle de la formulation des questions dans les reacuteponses il souligne

qursquoil nrsquoest pas de question sans connaissance preacutealable du sujet

8 Or ces remarques ne valent pas seulement pour lrsquohistoire Elles visent les sciences

sociales qui comme lrsquohistoire reposent sur des observations indirectes Seignobos deacutefinit

les sciences sociales agrave partir drsquoune histoire rapide de leur creacuteation et elles se composent

pour lui essentiellement de la deacutemographie et de lrsquoeacuteconomie ce qui le conduit agrave prendre

des exemples de documents dans ces domaines comme le bulletin de recensement Il

montre que leur preacutetention agrave constituer une science est vaine Il deacutenonce lrsquoillusion

drsquoAuguste Comte laquo qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une science positive raquo

(chapitre XII) Il avait espeacutereacute constituer la sociologie laquo sur lrsquoobservation de faits

exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les

eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir

comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue raquo (chapitre

VII) Comme lrsquohistorien le sociologue nrsquoopegravere que sur des repreacutesentations qui sont

siennes par construction laquo Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre

drsquoimagination raquo (chapitre VIII) Les faits eux-mecircmes de la science sociale laquo sont atteints

par une analyse abstraite toute subjective [hellip] Le caractegravere subjectif eacutetant inseacuteparable agrave la

fois de la nature du mode de connaissance du mode de construction des faits sociaux la

meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective raquo (chapitre VIII)

9 On est ici au cœur du deacutebat qui opposera en 1903 Simiand agrave Seignobos et dans lequel le

positiviste est le sociologue qui deacutefend lrsquoobjectiviteacute du fait social laquo Donneacute comme

indeacutependant de notre spontaneacuteiteacute individuelle il est reacutealiteacute au mecircme sens que pour la

connaissance positive est reacutealiteacute lrsquoeacuteleacutement dit mateacuteriel il est objet comme est objet le

monde dit exteacuterieur raquo4 Du fait que le savant ne puisse changer les reacutealiteacutes qursquoil observe

Simiand conclut agrave leur objectiviteacute laquo Une regravegle de droit un dogme religieux une

superstition un usage la forme de la proprieacuteteacute [hellip] tout cela mrsquoest donneacute mrsquoest fourni

tout constitueacute tout cela existe dans ma vie indeacutependamment de mes spontaneacuteiteacutes

propres et quelquefois en deacutepit drsquoelles raquo5 Seignobos nrsquoa jamais soutenu que ce ne soient

pas des reacutealiteacutes exteacuterieures au chercheur sa thegravese se limite agrave dire qursquoon ne peut les

connaicirctre que par observation indirecte et que cette construction propre au chercheur

en science sociale ou en histoire interdit drsquoassimiler ces sciences agrave celles qui reposent sur

des observations directes obeacuteissant agrave un protocole deacutefini

10 Seignobos srsquooppose agrave Simiand sur un second point deacutecisif laquo Un des plus grands progregraves

historiques raquo eacutecrit le premier laquo a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de

faits indeacutependants que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohomme sont

lieacutes entre eux reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres raquo (chapitre

IX) Simiand conteste radicalement ce Zusammenhang Il ne deacutefend pas explicitement dans

8

son article de 1903 la neacutecessiteacute de construire des faits sociaux geacuteneacuteraux comme la

famille mais faire de la science sociale est pour lui chercher et eacutetablir des rapports

scientifiques des lois entre les pheacutenomegravenes constituer des types et des espegraveces6 Cette

ambition qui eacutetait celle des sociologues positivistes de lrsquoeacutepoque srsquoest aveacutereacutee illusoire Le

Zusammenhang de Seignobos que Simiand juge deacutepasseacute est en fait beaucoup plus moderne

Il rejoint lrsquoanalyse des sociologues contemporains comme Jean-Claude Passeron pour qui

les concepts de la science sociale sont toujours contextualiseacutes7 laquo En matiegravere sociale les

faits donneacutes par lrsquoobservation [hellip] sont deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes

obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs noms En preacutesentant un tableau de la population

ou la description drsquoun marcheacute il faut dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du

marcheacute de Londres raquo (chapitre XV) Ce qui ne signifie pas que lrsquoeacutetude des groupes sociaux

soit impossible ou illeacutegitime mais qursquoelle ne saurait constituer une science agrave proprement

parler

11 En revanche le caractegravere contextualiseacute des faits sociaux inspire agrave Seignobos des

preacutecautions meacutethodologiques comme drsquoeacuteviter les geacuteneacuteralisations abusives ou de sous-

estimer lrsquoheacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des groupes Il met en garde eacutegalement contre un risque reacuteel

laquo On exprime le pheacutenomegravene par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute

lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle

deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue des actes des motifs des sentiments [hellip]

instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient des

personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus

complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire raquo (chapitre XV) Le risque est

reacuteel en effet Faut-il pour autant renoncer agrave lrsquoideacutee drsquoacteurs collectifs Je ne pense pas

que Seignobos irait jusque-lagrave Mais sa critique du marxisme ne discute pas la notion de

lutte des classes Elle se limite agrave contester la reacuteduction de lrsquoensemble des pheacutenomegravenes

sociaux agrave leur soubassement mateacuteriel laquo La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques

qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de reconnaicirctre la nature du lien qui unit

lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres arrangements sociaux la politique le droit la

religion la morale la science raquo (chapitre XVIII)

12 Ces quelques remarques soulignent lrsquoampleur la moderniteacute et lrsquoimportance de

lrsquoeacutepisteacutemologie de Seignobos Il ne faudrait pas pour autant en masquer les limites La

premiegravere est personnelle jrsquoaurais aimeacute que son œuvre historique ait eacuteteacute agrave la hauteur de

sa reacuteflexion meacutethodologique Or ses livres mecircme srsquoils sont utiles sont passablement

ennuyeux en raison notamment drsquoune eacutecriture froide et purement factuelle Il ne semble

guegravere srsquoecirctre poseacute la question des proceacutedeacutes agrave employer pour que son lecteur se repreacutesente

ce qursquoil raconte Attentif agrave lrsquoimagination de lrsquohistorien il nrsquoa pas chercheacute agrave susciter celle

du lecteur

13 En second lieu Seignobos est un maniaque de lrsquoeacutenumeacuteration dans La meacutethode historique il

multiplie les listes ce qui ne va pas sans irriter et lasser le lecteur Autant il retient

lrsquoattention en donnant des exemples concrets agrave lrsquoappui de son argumentation autant il la

brise en deacutecomposant ad infinitum sa matiegravere Crsquoest un esprit rigoureux mais

essentiellement analytique Par lagrave il precircte le flanc agrave la critique et Simiand a beau jeu de

deacutemonter ses classifications et drsquoen montrer lrsquoarbitraire

9

14 Jrsquoai enfin une critique majeure qui vise la structure mecircme de cette eacutepisteacutemologie Crsquoest

un moteur agrave deux temps premier temps lrsquohistorien eacutetablit les faits second temps il les

regroupe et il les explique Ce scheacutema binaire est drsquoun classicisme incontestable On le

retrouve dans la plupart des ouvrages consacreacutes agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire Il

structure aussi bien lrsquoIntroduction aux eacutetudes historiques que lrsquoApologie pour lrsquohistoire de

Marc Bloch qui drsquoailleurs rend agrave Seignobos un hommage inattendu laquo Serait-il trop

malicieux raquo se demande-t-il dans son introduction de chercher la devise des historiens

laquo dans ce mot eacutetonnant eacutechappeacute un jour agrave lrsquohomme drsquointelligence si vive que fut pourtant

mon cher maicirctre Seignobos ldquoIl est tregraves utile de se poser des questions mais tregraves dangereux

drsquoy reacutepondrerdquo raquo8

15 Preacuteciseacutement lrsquohistoire ne se construit pas agrave partir des faits dans un second temps mais agrave

partir des questions sans cesse renouveleacutees que les historiens se posent dans un

contexte social et culturel donneacute Ils cherchent une reacuteponse agrave leurs questions dans des

documents des traces dont lrsquoinventaire nrsquoest jamais clos et ils construisent les laquo faits raquo en

fonction de la place qursquoils pourront prendre dans leur argumentation Il nrsquoy a pas drsquoabord

les faits comme des moellons rangeacutes sur des palettes et plus tard un mur qui les cimente

Lagrave reacuteside la principale faiblesse agrave mon sens de cette eacutepisteacutemologie laquo Il est eacutevident qursquoon

ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat de fragments [hellip]

Degraves qursquoon veut essayer de les comprendre il faut les coordonner Pour faire une science

il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le principe eacuteleacutementaire

crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits simultaneacutes pour

obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs pour atteindre les

transformations et lrsquoeacutevolution raquo (chapitre XIII) Cette meacutethode qui va de lrsquoanalyse agrave la

synthegravese ne rend pas compte de la reacutealiteacute du travail historique Il nous appartient

drsquoeacutelaborer une nouvelle eacutepisteacutemologie qui srsquointerroge sur lrsquoargumentation historique et

ses conditions de validiteacute

NOTES

1 Jean Zay Souvenirs et solitude Paris Belin 2010 [1re eacuted Julliard 1946] p 310-311 le 29 avril

1942

2 Le terme laquo psychologique raquo mal choisi sera critiqueacute par Simiand

3 Lucien Febvre laquo Entre lrsquohistoire agrave thegravese et lrsquohistoire-manuel Deux esquisses reacutecentes

drsquoHistoire de France raquo Revue de synthegravese deacutecembre 1933 p 217-8

4 Franccedilois Simiand laquo Meacutethode historique et science sociale Eacutetude critique drsquoapregraves les ouvrages

reacutecents de M Lacombe et de M Seignobos raquo Revue de synthegravese historique feacutevrier 1903 p 1-22 et

avril 1903 p 129-157 Citation p 7 La notion de spontaneacuteiteacute individuelle est de Simiand

5 Ibid

6 Ibid p 147

7 Jean-Claude Passeron Le raisonnement sociologique Lrsquoespace non-poppeacuterien du raisonnement naturel

Paris Nathan 1991

8 Apologie pour lrsquohistoire ou meacutetier drsquohistorien 4e eacutedition Paris A Colin 1961 p XVI italiques dans

le texte

10

AUTEUR

ANTOINE PROST

Antoine Prost professeur eacutemeacuterite agrave lrsquoUniversiteacute de Paris I en a dirigeacute le Centre drsquohistoire

sociale et a beaucoup publieacute sur lrsquohistoire ouvriegravere La CGT agrave lrsquoeacutepoque du Front populaire

(1964) Les nationalisations de la Libeacuteration (1987) Autour du Front populaire (2006) Sa thegravese

sur Les anciens combattants et la socieacuteteacute franccedilaise 1914-1939 (1977) lrsquoa conduit agrave lrsquohistoire de la

Grande Guerre (avec Jay Winter Penser la Grande Guerre Un essai dhistoriographie 2004) et

ses engagements militants agrave celle de lrsquoenseignement (Leacutecole et la famille dans une socieacuteteacute en

mutation 1930-1980 en 2004 Du changement dans lrsquoeacutecole Les reacuteformes de lrsquoenseignement de 1936

agrave nos jours en 2013) Il a consacreacute agrave lrsquoeacutepisteacutemologie de lrsquohistoire une synthegravese plusieurs fois

reacuteeacutediteacutee Douze leccedilons sur lrsquohistoire (1996)

11

Avertissement

1 Ce livre est sorti drsquoun cours professeacute pendant trois anneacutees au Collegravege libre des sciences

sociales Bien qursquoentiegraverement remanieacute il porte encore la trace de son origine les

divisions et subdivisions y sont tregraves apparentes et annonceacutees expresseacutement la langue est

plus familiegravere et moins seacutevegravere qursquoil nrsquoest drsquousage dans les livres eacutecrits directement pour

des lecteurs Je nrsquoai pas cru devoir faire disparaicirctre ces caractegraveres qui mrsquoont paru

convenir agrave un recueil de conseils et drsquoindications de meacutethode Jrsquoai agrave mrsquoexcuser aussi

drsquoavoir discuteacute des opinions sans citer le texte exact des auteurs un reacutesumeacute mrsquoa sembleacute

suffisant pour le but pratique que je me proposais Il mrsquoa paru inutile eacutegalement de

donner une bibliographie des travaux sur les sciences sociales on en trouvera une bien

choisie et bien classeacutee dans le Catalogue bibliographique publieacute en novembre 1899 par la

Socieacuteteacute nouvelle de librairie et drsquoeacutedition

2 La premiegravere partie du preacutesent ouvrage porte sur le mecircme sujet que lrsquoIntroduction aux

Eacutetudes historiques (1897) composeacutee en collaboration avec mon collegravegue et ami Ch-

V Langlois et qui est un traiteacute sommaire de meacutethode historique mais elle nrsquoen est pas la

reproduction Non seulement jrsquoai reacutesumeacute les parties purement theacuteoriques abreacutegeacute celles

qui nrsquointeacuteressaient que les historiens introduit des exemples tireacutes des sciences sociales

je crois aussi avoir rectifieacute et compleacuteteacute la theacuteorie fondamentale

3 La deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale est presque entiegraverement

nouvelle elle traite une matiegravere peu eacutetudieacutee jusqursquoici parce qursquoelle occupe un terrain

intermeacutediaire entre lrsquohistoire et les sciences sociales elle srsquoadresse donc agrave la fois agrave deux

publics diffeacuterents mais je pense qursquoelle doit inteacuteresser plutocirct les speacutecialistes des sciences

sociales que les historiens

12

Introduction

Meacutethode historique et sciences sociales

I Meacutethode historique ndash Nature de lrsquohistoire ndash Caractegravere indirect de la meacutethode historiquendash Opeacuterations historiquesII Sciences sociales ndash Sens primitif de ce mot ndash Sens actuel ndash Caractegravere des sciences socialesIII Neacutecessiteacute de la meacutethode historique dans les sciences sociales 1deg Pour lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenesactuels ndash 2deg Pour lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes

1 I ndash La meacutethode historique est la meacutethode employeacutee pour constituer lrsquohistoire elle sert agrave

deacuteterminer scientifiquement les faits historiques puis agrave les grouper en un systegraveme

scientifique

2 Il semble donc au premier abord tant qursquoon reste dans la logique formelle qursquoil existe

une science speacuteciale lrsquohistoire que cette science eacutetudie une certaine cateacutegorie de faits les

faits historiques et qursquoelle les eacutetudie par une meacutethode approprieacutee agrave la nature de ces faits

ndash de mecircme qursquoil y a une science de la chimie qui eacutetudie les faits chimiques par une

meacutethode chimique une science de la biologie qui eacutetudie les faits biologiques ndash ou (pour

prendre comme exemple une science descriptive) une science de la zoologie qui deacutecrit le

monde animal Lrsquohistoire serait une science drsquoobservation Il semble mecircme qursquoon puisse

deacutelimiter la cateacutegorie de faits eacutetudieacutes par lrsquohistoire ce sont toujours des faits passeacutes et

des faits humains Les faits passeacutes relatifs aux animaux ou aux plantes ne sont plus rangeacutes

dans la cateacutegorie de lrsquohistoire le mot histoire naturelle repreacutesente une conception

entiegraverement abandonneacutee Lrsquohistoire au sens moderne se reacuteduit agrave lrsquoeacutetude des hommes

vivant en socieacuteteacute elle est la science des faits humains du passeacute

3 Mais degraves qursquoon cherche agrave deacutelimiter pratiquement le terrain de lrsquohistoire degraves qursquoon essaie

de tracer les limites entre une science historique des faits humains du passeacute et une

science actuelle des faits humains du preacutesent on srsquoaperccediloit que cette limite ne peut pas

ecirctre eacutetablie parce qursquoen reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits qui soient historiques par leur nature

comme il y a des faits physiologiques ou biologiques Dans lrsquousage vulgaire le mot

laquo historique raquo est pris encore dans le sens antique digne drsquoecirctre raconteacute on dit en ce sens

une laquo journeacutee historique raquo un laquo mot historique raquo Mais cette notion de lrsquohistoire est

abandonneacutee tout incident passeacute fait partie de lrsquohistoire aussi bien le costume porteacute par

un paysan du XVIIIe siegravecle que la prise de la Bastille et les motifs qui font paraicirctre un fait

digne de mention sont infiniment variables Lrsquohistoire embrasse lrsquoeacutetude de tous les faits

13

passeacutes politiques intellectuels eacuteconomiques dont la plupart ont passeacute inaperccedilus Il

semblerait donc que les faits historiques puissent ecirctre deacutefinis les laquo faits passeacutes raquo par

opposition aux faits actuels qui sont lrsquoobjet des sciences descriptives de lrsquohumaniteacute Crsquoest

preacuteciseacutement cette opposition qursquoil est impossible de maintenir en pratique Ecirctre preacutesent

ou passeacute nrsquoest pas une diffeacuterence de caractegravere interne tenant agrave la nature drsquoun fait ce

nrsquoest qursquoune diffeacuterence de position par rapport agrave un observateur donneacute La Reacutevolution de

1830 est un fait passeacute pour nous preacutesent pour les gens qui lrsquoont faite Et de mecircme la

seacuteance drsquohier agrave la Chambre est deacutejagrave un fait passeacute

4 Il nrsquoy a donc pas de faits historiques par leur nature il nrsquoy a de faits historiques que par

position Est historique tout fait qursquoon ne peut plus observer directement parce qursquoil a

cesseacute drsquoexister Il nrsquoy a pas de caractegravere historique inheacuterent aux faits il nrsquoy a drsquohistorique

que la faccedilon de les connaicirctre Lrsquohistoire nrsquoest pas une science elle nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de

connaissance

5 Alors se pose la question preacutealable agrave toute eacutetude historique Comment peut-on connaicirctre

un fait reacuteel qui nrsquoexiste plus Voici la Reacutevolution de 1830 des Parisiens tous morts

aujourdrsquohui ont pris sur des soldats morts aussi un bacirctiment qui nrsquoexiste plus Pour

prendre en exemple un fait eacuteconomique des ouvriers morts aujourdrsquohui dirigeacutes par un

ministre mort aussi ont fondeacute lrsquoeacutetablissement des Gobelins Comment atteindre un fait

dont aucun eacuteleacutement ne peut plus ecirctre observeacute Comment connaicirctre des actes dont on ne

peut plus voir ni les acteurs ni le theacuteacirctre ndash Voici la solution de cette difficulteacute Si les actes

qursquoil srsquoagit de connaicirctre nrsquoavaient laisseacute aucune trace aucune connaissance nrsquoen serait

possible Mais souvent les faits disparus ont laisseacute des traces quelquefois directement

sous forme drsquoobjets mateacuteriels le plus souvent indirectement sous la forme drsquoeacutecrits reacutedigeacutes

par des gens qui ont eux-mecircmes vu ces faits Ces traces ce sont les documents et la

meacutethode historique consiste agrave examiner les documents pour arriver agrave deacuteterminer les faits

anciens dont ces documents sont les traces Elle prend pour point de deacutepart le document

observeacute directement de lagrave elle remonte par une seacuterie de raisonnements compliqueacutes

jusqursquoau fait ancien qursquoil srsquoagit de connaicirctre Elle diffegravere donc radicalement de toutes les

meacutethodes des autres sciences Au lieu drsquoobserver directement des faits elle opegravere

indirectement en raisonnant sur des documents Toute connaissance historique eacutetant

indirecte lrsquohistoire est essentiellement une science de raisonnement Sa meacutethode est une

meacutethode indirecte par raisonnement

6 Crsquoest une meacutethode eacutevidemment infeacuterieure une meacutethode drsquoexpeacutedient on lrsquoeacutevite tant

qursquoon peut employer la meacutethode normale lrsquoobservation directe On nrsquoen fait aucun usage

dans toutes les sciences geacuteneacuterales physique chimie biologie celles qui cherchent les lois

geacuteneacuterales crsquoest-agrave-dire permanentes des pheacutenomegravenes il suffit ici drsquoexpeacuterimenter et

drsquoobserver Mais quand on a besoin de connaicirctre une eacutevolution il faut pouvoir comparer

avec les faits preacutesents qursquoon observe des faits passeacutes qursquoon ne peut plus observer on est

forceacute alors de recourir agrave la meacutethode indirecte qui seule permet drsquoatteindre les faits

passeacutes ndash Quand on a besoin de connaicirctre un ensemble concret tregraves eacutetendu il faut reacuteunir

des observations sur un grand nombre de faits Par exemple srsquoil srsquoagit de chercher

lrsquoensemble des salaires dans un pays chaque observateur nrsquoen peut observer qursquoun tregraves

petit nombre il faut bien qursquoil ajoute agrave sa connaissance personnelle directe celle des

autres observateurs le voilagrave ainsi obligeacute de combiner ses observations propres avec des

documents reacutedigeacutes par les autres observateurs et pour eacutetudier ces documents il est

rameneacute agrave la meacutethode indirecte qui est la meacutethode historique

14

7 Ainsi la meacutethode drsquoeacutetude indirecte par les documents la meacutethode historique est la seule

qursquoon puisse employer dans deux cas quand on veut atteindre soit des eacutevolutions soit

des ensembles concrets

8 Comme toute autre meacutethode scientifique elle comporte deux seacuteries drsquoopeacuterations

1deg eacutetudier le document pour deacuteterminer quels ont eacuteteacute les faits particuliers passeacutes dont le

document est la trace 2deg apregraves avoir eacutetabli ces faits les grouper en une construction

meacutethodique pour deacutecouvrir les rapports entre eux

9 II ndash Et maintenant qursquoest-ce que les sciences sociales

10 Drsquoapregraves le sens propre du mot social ce devraient ecirctre toutes les sciences qui eacutetudient les

faits sociaux crsquoest-agrave-dire ceux qui se produisent en socieacuteteacute les habitudes humaines de

tout genre (langues mœurs alimentation costume habitation ceacutereacutemonial

divertissements) les pheacutenomegravenes intellectuels (art science religion philosophie

morale) les institutions politiques ou eacuteconomiques

11 Crsquoest avec ce sens geacuteneacuteral qursquoAuguste Comte a fabriqueacute le mot sociologie pour deacutesigner la

science de tous les pheacutenomegravenes de socieacuteteacute Crsquoest encore le sens que lui donnait Herbert

Spencer dans les Principes de sociologie Mais agrave force de se disputer sur les limites de la

sociologie les sociologues tirant chacun de son cocircteacute ont arracheacute au mot la plus grande

partie de sa signification primitive et ne lui ont laisseacute qursquoun sens vague Simmel1 a essayeacute

de le preacuteciser de nouveau en reacuteduisant la sociologie agrave lrsquoeacutetude abstraite des pheacutenomegravenes

communs agrave toutes les espegraveces de socieacuteteacute

12 Le mot sociologie avait eacuteteacute inventeacute par des philosophes il correspondait agrave une tentative

pour grouper des branches de science resteacutees isoleacutees sous une conception philosophique

drsquoensemble Il paraicirct avoir eu le mecircme sort que cette conception apregraves une peacuteriode de

vogue il semble menaceacute de sortir de la langue

13 Le mot sciences sociales est entreacute dans lrsquousage pour indiquer agrave peu pregraves le mecircme ensemble

drsquoeacutetudes

14 Il y a eacuteteacute introduit par des speacutecialistes sans conception drsquoensemble pour reacutepondre agrave un

besoin pratique et crsquoest aussi pour des raisons pratiques accidentelles que le sens srsquoen est

preacuteciseacute et limiteacute aussi ne peut-on comprendre le sens actuel de ce mot qursquoen suivant son

histoire

15 Au XVIIIe siegravecle le terme social a encore son sens geacuteneacuteral le Contrat Social de Rousseau est

essentiellement un contrat politique

16 Dans la premiegravere partie du XIXe siegravecle le sens srsquoest restreint laquo social raquo srsquoest opposeacute agrave

laquo politique raquo il a deacutesigneacute les institutions et les usages qui ne sont pas directement

organiseacutes par le gouvernement famille proprieacuteteacute division en classes on a opposeacute

laquo lrsquoeacutetat social raquo agrave laquo lrsquoeacutetat politique raquo crsquoest en ce sens que lrsquoemploient les manuels

drsquohistoire des institutions Dans lrsquohistoire de Sparte par exemple la description des

classes Hilotes Peacuteriegraveques Spartiates forme lrsquoeacutetat laquo social raquo le gouvernement et lrsquoarmeacutee

rentrent dans lrsquoeacutetat laquo politique raquo En ce sens lrsquohistoire sociale serait lrsquoeacutetude des classes de

leurs privilegraveges de leur recrutement de leurs relations et lrsquohistoire des associations

priveacutees telles que la famille

17 Dans la seconde moitieacute du siegravecle le mot a tendu agrave prendre un autre sens Il srsquoest peu agrave peu

transporteacute aux nouvelles branches drsquoeacutetudes de la socieacuteteacute humaine qui commenccedilaient agrave se

former Plusieurs branches srsquoeacutetaient deacutejagrave constitueacutees avant qursquoon eucirct la conception

distincte de socieacuteteacute et de pheacutenomegravenes sociaux Elles eacutetaient neacutees les unes de lrsquohistoire2

15

ndash eacutetude encore confuse de tous les faits du passeacute science des actes et des institutions

politiques meacutelangeacutee agrave lrsquoeacuterudition et agrave lrsquoarcheacuteologie ndash les autres de certaines eacutetudes

pratiques devenues peu agrave peu historiques la theacuteologie devenue histoire des religions la

jurisprudence devenue histoire du droit la rheacutetorique et la philosophie devenues

histoires des litteacuteratures et des doctrines lrsquoart devenu histoire de lrsquoart Chacune ayant eu

degraves lrsquoorigine ses professeurs et ses speacutecialistes srsquoeacutetait organiseacutee en une science

indeacutependante sous un nom speacutecial

18 Les eacutetudes sur la socieacuteteacute qui se sont organiseacutees les derniegraveres au XIXe siegravecle ont pris le

nom de sociales devenu vacant Ainsi srsquoexplique que ce mot ait eacuteteacute reacuteduit agrave un sens si

restreint Si de lrsquoensemble des sciences qui eacutetudient les pheacutenomegravenes sociaux au sens

large on retire toutes les branches drsquoeacutetudes constitueacutees anteacuterieurement en sciences

speacuteciales le reacutesidu comprend les laquo sciences sociales raquo au sens actuel

19 Ce sont trois groupes drsquoeacutetudes drsquoorigines tregraves eacuteloigneacutees qui ont convergeacute de faccedilon agrave

former les laquo sciences sociales raquo

20 Un de ces groupes srsquoest constitueacute par la creacuteation drsquoune statistique fondeacutee sur une

meacutethode scientifique Les premiers essais remontent agrave la fin du XVIIe siegravecle aux travaux

de Petty et aux tables de mortaliteacute Mais il a fallu attendre qursquoon disposacirct de chiffres assez

complets et portant sur des pheacutenomegravenes assez varieacutes pour donner lrsquoideacutee drsquoeacutetudier

meacutethodiquement ces seacuteries de chiffres et drsquoen tirer des conclusions geacuteneacuterales Ce travail

nrsquoa pu commencer que tard quand les autres branches eacutetaient deacutejagrave constitueacutees sous

forme drsquohistoires speacuteciales et il a commenceacute hors des Universiteacutes ougrave ces sciences

srsquoeacutetaient constitueacutees Quand on a pour la premiegravere fois pris conscience du rocircle de la

statistique on a chercheacute un mot pour lui donner sa place dans lrsquoensemble de la science

Queacutetelet a publieacute son traiteacute Sur la possibiliteacute de mesurer lrsquoinfluence des causes qui modifient les

eacuteleacutements sociaux 1832 et son Essai de physique sociale 1835 Ainsi la statistique est entreacutee

dans le groupe des sciences sociales Quand elle srsquoest subdiviseacutee la branche principale a

formeacute la deacutemographie ougrave le mot δήμος est pris au mecircme sens restreint que le mot

laquo social raquo

21 Un autre groupe ndash et le plus consideacuterable ndash a eacuteteacute formeacute par lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes et

des institutions eacuteconomiques (production eacutechanges reacutepartition) ndash mal deacutelimiteacute du cocircteacute

de la production (on a heacutesiteacute sur la place de lrsquohistoire de la technique) ndash mal deacutelimiteacute

aussi du cocircteacute de la consommation (alimentation vecirctement habitation deacutepenses) Cette

eacutetude srsquoeacutetait appeleacutee longtemps laquo eacuteconomie politique raquo Volkswirthschaft mais le sens de

ce mot a tendu agrave se restreindre aux consideacuterations theacuteoriques qui avaient eacuteteacute la premiegravere

forme de lrsquoeacutetude eacuteconomique De plus en plus crsquoest la description des pheacutenomegravenes reacuteels

qui tend agrave devenir la science sociale eacutetablie au moyen drsquoune meacutethode drsquoobservation

22 Cette deacuteviation de sens a coiumlncideacute avec lrsquoapparition des eacutecoles socialistes et semble srsquoecirctre

produite sous leur influence Lrsquoideacutee fondamentale surtout des disciples de Marx crsquoest que

lrsquoorganisation eacuteconomique est le fondement de toute la socieacuteteacute reacuteformer la socieacuteteacute crsquoest

reacuteformer le reacutegime eacuteconomique Tous les autres faits sociaux passent au second plan non

seulement les faits intellectuels ou religieux mais mecircme les faits politiques Ils ont beau

demander avant tout une reacuteforme politique le suffrage universel montrant ainsi que

lrsquoorganisation eacuteconomique est domineacutee par le reacutegime politique dans leur langue le fait

laquo social raquo par excellence crsquoest le fait eacuteconomique Et crsquoest le sens qursquoils ont fini par

imposer aujourdrsquohui laquo sciences sociales raquo est devenu synonyme de sciences

eacuteconomiques

16

23 Le 3e groupe est drsquoune tout autre nature Les hommes qui eacutetudient les pheacutenomegravenes

eacuteconomiques ont eacuteteacute ameneacutes agrave eacutetudier aussi les theacuteories et les doctrines eacuteconomiques

doctrines speacuteculatives et doctrines pratiques par conseacutequent les reacuteformes et les

reacutevolutions eacuteconomiques Ainsi de lrsquohistoire geacuteneacuterale des doctrines confondue jusque-lagrave

dans lrsquohistoire de la philosophie et des sciences srsquoest deacutetacheacute un fragment lrsquohistoire des

doctrines et des projets eacuteconomiques qui est venu former le troisiegraveme groupe des

sciences sociales

24 Aujourdrsquohui les sciences sociales comprennent donc

1deg Les sciences statistiques y compris la deacutemographie

2deg Les sciences de la vie eacuteconomique

3deg Lrsquohistoire des doctrines et des tentatives eacuteconomiques

25 Crsquoest agrave peu pregraves ainsi que les eacutediteurs du Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften

deacutelimitaient en 1890 le champ de leur reacutepertoire en expliquant qursquoils faisaient de Staats le

synonyme de Sozial drsquoapregraves le sens nouveau que le mot Staat a pris depuis le

Staatssozialism ndash Un des traiteacutes les plus reacutecents en anglais Mayo-Smith reacuteunit sous un

nom analogue (Statistics and sociology 1895) deux sortes drsquoeacutetudes la deacutemographie et

lrsquoeacuteconomie politique ndash Ce sens complexe est aussi celui qursquoa adopteacute en Allemagne degraves

1873 le Verein fuumlr Sozialpolitik suivi par Stammhammer Bibliographie der Sozial politik 1896

ndash Crsquoest le sens donneacute en France au mot social dans le Museacutee social du comte de Chambrun

le Collegravege libre des sciences sociales et lrsquoEacutecole des hautes eacutetudes sociales

26 Les sciences sociales dans le sens que la pratique reacutecente leur a donneacute se limitent donc agrave

une partie restreinte des pheacutenomegravenes

27 Elles sont un amalgame disparate formeacute 1deg de lrsquoeacutetude des actes et des institutions

eacuteconomiques 2deg de la statistique des actes et des produits humains et 3deg de lrsquohistoire des

doctrines Elles nrsquoont qursquoun seul caractegravere commun crsquoest drsquoeacutetudier des pheacutenomegravenes qui

se rapportent aux inteacuterecircts mateacuteriels des hommes

28 Ces pheacutenomegravenes sont de deux espegraveces qui correspondent aux deux sciences entreacutees dans

lrsquoamalgame 1deg les pheacutenomegravenes proprement corporels nombre sexe acircge santeacute maladie

naissance mort qui sont lrsquoobjet de la deacutemographie 2deg les pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui

consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels pour la production

la distribution la consommation crsquoest le domaine de la science eacuteconomique au sens

large La limite ne peut pas toujours ecirctre traceacutee exactement Il y a des faits eacuteconomiques

purement intellectuels comme les opeacuterations de Bourse qui restent dans les sciences

sociales parce qursquoils sont lieacutes eacutetroitement aux pheacutenomegravenes mateacuteriels de lrsquoeacutechange Mais le

caractegravere geacuteneacuteral des faits eacutetudieacutes par les sciences sociales crsquoest drsquoecirctre des faits mateacuteriels

qursquoon cherche agrave atteindre par lrsquoobservation mateacuterielle3

29 III ndash On voit maintenant pourquoi la meacutethode historique ainsi deacutefinie est indispensable

aux sciences sociales ainsi deacutefinies

30 1deg Toute science sociale soit deacutemographie soit science eacuteconomique doit se constituer

par lrsquoobservation directe des pheacutenomegravenes Mais en pratique lrsquoobservation des

pheacutenomegravenes est toujours limiteacutee agrave un champ tregraves eacutetroit Pour arriver agrave une connaissance

eacutetendue il faut toujours recourir au proceacutedeacute indirect au document Or le document ne

peut srsquoeacutetudier que par la meacutethode historique Qursquoil ait eacuteteacute reacutedigeacute au temps drsquoAuguste ou

en 1900 la meacutethode pour lrsquoeacutetudier est la mecircme au moins dans les regravegles fondamentales

La meacutethode historique est donc neacutecessaire pour utiliser correctement mecircme les

documents contemporains

17

31 2deg Toute science sociale srsquoapplique agrave des pheacutenomegravenes qui ne restent pas constants pour

les comprendre il faut en connaicirctre lrsquoeacutevolution Pour le fait mecircme le plus simple de la

deacutemographie ndash le chiffre de la population ndash lrsquoeacutevolution est un eacuteleacutement essentiel de la

connaissance scientifique Cette neacutecessiteacute de connaicirctre lrsquoeacutevolution est bien plus grande

encore pour la vie eacuteconomique ougrave aucune organisation nrsquoest intelligible que par son

passeacute historique Il faut donc une eacutetude historique des pheacutenomegravenes sociaux anteacuterieurs et

cette eacutetude nrsquoest possible que par une meacutethode historique

32 Ainsi il faut appliquer drsquoabord la meacutethode historique aux sciences sociales pour

interpreacuteter les documents dont on a besoin dans tous les cas ougrave la connaissance ne peut

ecirctre qursquoindirecte (et en pratique presque tous les faits des sciences sociales sont recueillis

par la meacutethode indirecte) ndash Puis quand les faits sont reacuteunis il faut pour les grouper

suivre une meacutethode identique agrave celle de lrsquohistoire car il srsquoagit de former un ensemble

avec des faits recueillis presque tous par des proceacutedeacutes historiques

NOTES

1 Die Probleme der Geschichtsphilosophie 1892

2 Voir plus loin dans la 2 e partie chap XI laquo Naissance des histoires speacuteciales histoire

universelle histoire geacuteneacuterale raquo

3 On verra plus loin 2e partie chap XII si cette preacutetention est justifieacutee

18

Premiegravere partie La meacutethodehistorique appliqueacutee aux documentsdes sciences sociales

19

Chapitre premier

Theacuteorie du document

I Caractegravere du document ndash Le document est une trace drsquoactes anteacuterieurs ndash Analyse des opeacuterationsneacutecessaires pour produire un document eacutecriture langue penseacutee croyance connaissance lien deces opeacuterations avec la reacutealiteacuteII Provenance du document ndash Neacutecessiteacute de localiser le document ndash Opeacuterations pour en deacuteterminerla provenance

1 I ndash Comment un document peut-il servir agrave atteindre la connaissance drsquoun fait Y a-t-il

entre un document et un fait un rapport fixe qui permette agrave celui qui connaicirct le document

drsquoarriver agrave connaicirctre le fait Un document est une trace laisseacutee par un fait ndash Ces traces

peuvent ecirctre de deux espegraveces directes ou indirectes

2 Les traces directes sont des objets mateacuteriels ndash par exemple un bacirctiment une machine un

meacutetier agrave tisser ndash produits de lrsquoactiviteacute des hommes drsquoautrefois et qui peuvent servir agrave

nous faire directement connaicirctre cette activiteacute On peut utiliser les traces directes ndash par

exemple un outil ancien une eacutetoffe ndash quand il srsquoagit de connaicirctre les proceacutedeacutes ou les

produits drsquoune industrie crsquoest le cas dans lrsquohistoire de la technique Mais les sciences

sociales nrsquoont aucune recherche de ce genre agrave faire Et crsquoest mecircme un caractegravere singulier

de ces sciences Elles srsquoappliquent toujours agrave des pheacutenomegravenes sociaux qui ont pour objet

essentiel des choses mateacuterielles la deacutemographie eacutetudie la reacutepartition et les accidents

mateacuteriels des corps humains lrsquoeacuteconomie politique eacutetudie la production et la distribution

des richesses mateacuterielles Mais de ces pheacutenomegravenes mateacuteriels elles eacutecartent la partie

vraiment mateacuterielle lrsquoeacutetude des corps est abandonneacutee agrave lrsquoanthropologie ou agrave

lrsquoethnologie lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes industriels reste le domaine de la technique Les

sciences sociales nrsquoeacutetudient dans les pheacutenomegravenes mateacuteriels ni les corps ni les actes elles

cherchent seulement les rapports abstraits entre ces corps ou entre ces actes elles

eacutetudient soit les nombres des corps ou des actes soit les institutions eacuteconomiques crsquoest-

agrave-dire les rapports eacutetablis entre les hommes agrave propos des objets mateacuteriels Il nrsquoy a donc

pas lieu en science sociale de se servir des traces directes du passeacute

3 Les traces indirectes sont les eacutecrits on leur reacuteserve souvent le nom de documents

Directement les documents ne font connaicirctre que la penseacutee de celui qui les a reacutedigeacutes ils

ne sont que les traces de faits psychologiques mais ils peuvent fournir un moyen indirect

drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Les sciences sociales nrsquoemploient pas drsquoautre espegravece de

20

document Les documents de la deacutemographie sont ou des eacuteleacutements de calcul

deacutemographique (deacutenombrements et mesures) ou des reacutesultats de calculs sous forme soit

arithmeacutetique soit geacuteomeacutetrique Les documents de la science eacuteconomique sont ou des

statistiques ou des descriptions drsquoinstitutions (enquecirctes rapports monographies) ou des

regraveglements officiels ou priveacutes sur la faccedilon dont les institutions doivent fonctionner Les

documents de lrsquohistoire des doctrines sont les œuvres des eacutecrivains En un mot les

sciences sociales nrsquoutilisent que des eacutecrits il suffira donc ici drsquoeacutetablir la theacuteorie du

document eacutecrit

4 Quel rapport un eacutecrit peut-il avoir avec des faits sociaux Pour comprendre ce rapport

ndash qui est toujours indirect et lointain ndash il faut analyser les conditions dans lesquelles un

document vient au monde et reconstituer la seacuterie des opeacuterations neacutecessaires pour le

produire Alors seulement on pourra savoir srsquoil est possible agrave travers toutes ces

opeacuterations de trouver entre le document et le fait le rapport qui seul permettra drsquoarriver

agrave la connaissance du fait

5 Pour faciliter cette analyse forceacutement abstraite et subtile je prends parmi les documents

sociaux un exemple tregraves simple un bulletin manuscrit du recensement franccedilais Je vais

analyser les opeacuterations par lesquelles il est venu au monde en remontant la seacuterie des

opeacuterations agrave partir du fait qursquoun observateur pourra atteindre directement crsquoest-agrave-dire agrave

partir de lrsquoexistence du papier eacutecrit

6 Lrsquoobservateur prend le bulletin Directement tout ce qursquoil observe ce sont des traits noirs

traceacutes sur du papier blanc Comment ces traits ont-ils eacuteteacute produits Par un acte de la

main de lrsquoauteur du bulletin Voilagrave le premier intermeacutediaire lrsquoeacutecriture et voici la

premiegravere cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal traceacute ses lettres avoir fait des lapsus

7 Ces traits ne sont pas arbitraires ils sont traceacutes suivant un systegraveme drsquoeacutecriture que

lrsquoobservateur connaicirct sinon il ne pourrait pas lire Agrave partir des traits on remonte aux

signes que lrsquoauteur a voulu mettre sur son papier Dans nos systegravemes drsquoeacutecritures

alphabeacutetiques ces signes indiquent des sons drsquoune langue que lrsquoauteur a ducirc prononcer au

moins mentalement Voilagrave le deuxiegraveme intermeacutediaire les signes alphabeacutetiques Et voici la

deuxiegraveme cause drsquoerreur tregraves sensible si lrsquoauteur du bulletin ne sait pas lrsquoorthographe il

peut avoir mal orthographieacute par exemple il peut avoir eacutecrit 420 pour dire quatre-vingts

pour restituer sa vraie penseacutee il faut se repreacutesenter les mots parleacutes

8 La langue elle-mecircme nrsquoest qursquoun signe physiologique drsquoune penseacutee psychologique En

parlant lrsquoauteur a eu une penseacutee Voilagrave le troisiegraveme intermeacutediaire la langue Il faut savoir

la langue de lrsquoauteur du bulletin pour remonter agrave sa penseacutee au sens des mots Et voici une

troisiegraveme cause drsquoerreur lrsquoauteur peut avoir mal su la langue avoir donneacute agrave un mot un

sens qursquoil nrsquoa pas habituellement en franccedilais par exemple avoir dit laquo journaliste raquo pour

laquo journalier raquo

9 Mais la penseacutee exprimeacutee litteacuteralement nrsquoexprime pas neacutecessairement ce que lrsquoauteur a

cru il a dit qursquoil eacutetait bouddhiste par plaisanterie ou il srsquoest dit centenaire par vaniteacute

Voilagrave les quatriegraveme et cinquiegraveme intermeacutediaires agrave travers le sens litteacuteral il faudra

remonter agrave la conception reacuteelle puis agrave travers la conception reacuteelle agrave la croyance sincegravere

de lrsquoauteur Et voici une quatriegraveme et une cinquiegraveme cause drsquoerreur le sens deacutetourneacute

puis le mensonge

10 On arrive ainsi agrave lrsquoeacutetat psychologique profond et permanent de lrsquoauteur On peut dire

alors voilagrave ce qursquoil croyait Srsquoil srsquoagissait seulement de doctrine on nrsquoaurait pas besoin

drsquoaller plus loin le travail serait termineacute car le document aurait donneacute la croyance de

21

lrsquoauteur Et crsquoest lagrave en effet que srsquoarrecirctent les opeacuterations en matiegravere drsquohistoire des

doctrines sociales

11 Mais dans tous les cas ougrave on veut connaicirctre un fait exteacuterieur on ne peut srsquoen tenir agrave une

croyance Ce qursquoon cherche crsquoest la reacutealiteacute exteacuterieure lrsquoauteur peut srsquoecirctre trompeacute par

exemple sur son acircge ou sur le nombre de piegraveces de son logement Or son opinion nrsquoa de

valeur qursquoautant qursquoelle provient drsquoune connaissance exacte des faits reacuteels et la

connaissance nrsquoest exacte que si elle provient drsquoune observation exacte soit faite par

lrsquoauteur lui-mecircme soit reacutepeacuteteacutee drsquoapregraves un autre observateur Voilagrave donc le sixiegraveme et

dernier intermeacutediaire de la croyance inteacuterieure de lrsquoauteur il faut passer agrave lrsquoobservation

drsquoun fait exteacuterieur Alors enfin le document se trouve relieacute par toute cette seacuterie

drsquointermeacutediaires agrave un acte de lrsquoespegravece des opeacuterations scientifiques agrave une observation Un

document vaut exactement dans la mesure ougrave il a pour origine une observation bien faite

12 Il semble donc que la science historique se retrouve en derniegravere analyse semblable agrave

toutes les sciences drsquoobservation il semble que la meacutethode historique repose sur le mecircme

principe que toute meacutethode scientifique puisque le document en derniegravere analyse est

une observation de faits Quand un astronome dans son observatoire un chimiste dans

son laboratoire ont fait une observation et lrsquoont reacutedigeacutee leur observation semble bien un

document pareil agrave un bulletin de recensement Pourtant la langue courante nrsquoappelle pas

laquo document raquo un procegraves-verbal drsquoobservation scientifique Et elle a raison de distinguer

car il y a une diffeacuterence pratique entre un document et une observation Ce nrsquoest pas

comme on lrsquoa dit parfois que le document soit la constatation drsquoun fait disparu qursquoon ne

peut plus observer tandis qursquoune observation scientifique peut ecirctre reacutepeacuteteacutee Il est

impossible en astronomie de recommencer lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore et

pourtant le procegraves-verbal de lrsquoobservation du passage drsquoun meacuteteacuteore nrsquoest pas un simple

document La diffeacuterence est dans la meacutethode le procegraves-verbal est reacutedigeacute suivant une

meacutethode rigoureuse et fixe le document est reacutedigeacute sans meacutethode il est de mecircme espegravece

que le reacutecit drsquoun garccedilon de laboratoire

13 Ainsi en remontant la seacuterie des opeacuterations agrave partir du bulletin manuscrit voici celles qui

ont neacutecessairement ducirc se produire 1deg un acte de la main de lrsquoauteur qui a eacutecrit le

bulletin 2deg dans lrsquoesprit de cet auteur une conception des signes drsquoeacutecriture agrave tracer

3deg dans ce mecircme esprit la repreacutesentation des sons de la langue dont lrsquoeacutecriture nrsquoest qursquoun

signe 4deg la repreacutesentation des phrases qursquoil a eacutecrites avec leur sens litteacuteral 5deg la

conception du sens qursquoil a entendu leur donner 6deg la croyance qursquoil a eue et qui peut ecirctre

erroneacutee 7deg la connaissance directe des faits qursquoil a atteints par observation Entre les

deux derniegraveres opeacuterations il a pu srsquointercaler un intermeacutediaire si lrsquoauteur a reccedilu sa

connaissance de seconde main srsquoil nrsquoa pas observeacute lui-mecircme le fait qursquoil affirme mais

seulement reacutepeacuteteacute lrsquoaffirmation drsquoun autre En ce cas crsquoest lrsquointermeacutediaire dont il

reproduit lrsquoaffirmation qui a eacuteteacute le seul observateur et il a ducirc faire lui-mecircme toute une

seacuterie drsquoopeacuterations mais de mecircme espegravece

14 Dans le cas ougrave lrsquoon opegravere non plus sur un manuscrit mais sur un imprimeacute il y a une

complication de plus Lrsquoimprimeacute ne repreacutesente par lui-mecircme que lrsquoacte drsquoun typographe

qui a eu un manuscrit agrave lire Il faut donc agrave travers toutes les opeacuterations intellectuelles de

ce typographe arriver au manuscrit qursquoil a observeacute Il y a en ce cas deux seacuteries

drsquoopeacuterations superposeacutees Mais la premiegravere seacuterie a peu drsquointeacuterecirct pratique parce que le

typographe a eacuteteacute dans des conditions exceptionnellement favorables pour observer et

reproduire le manuscrit et que les eacutepreuves ont eacuteteacute corrigeacutees par lrsquoauteur

22

15 Pour tirer drsquoun document la connaissance drsquoun fait il faut donc reconstituer toutes ces

opeacuterations intermeacutediaires comme elles ont ducirc se produire dans lrsquoesprit de lrsquoauteur et se

repreacutesenter toute la chaicircne de ces actes au moins dans le rapport que chacun drsquoeux a eu

avec le point de deacutepart qui eacutetait le fait observeacute Crsquoest le seul moyen de deacuteterminer le

rapport avec le point drsquoarriveacutee qui a eacuteteacute le document

16 En pratique dans cette chaicircne continue qui va depuis le fait agrave connaicirctre jusqursquoau

document crsquoest le point drsquoarriveacutee de lrsquoauteur le document qui est notre point de deacutepart

et crsquoest son point de deacutepart le fait qui est notre point drsquoarriveacutee Et les deux seuls objets

mateacuteriels qui puissent ecirctre observeacutes ce sont les deux anneaux extrecircmes de cette chaicircne

le fait observeacute par lrsquoauteur le document traceacute par lrsquoauteur et observeacute par nous Tous les

anneaux intermeacutediaires croyance conception langue sont des eacutetats psychologiques

nous ne pouvons pas les observer directement nous ne pouvons que nous les repreacutesenter

par analogie avec nos propres eacutetats inteacuterieurs les seuls qui nous soient directement

connus Voilagrave pourquoi la meacutethode historique est exclusivement une meacutethode

drsquointerpreacutetation psychologique par analogie Dans la mesure ougrave les sciences sociales se

constituent par des documents elles sont donc elles-mecircmes subordonneacutees agrave une meacutethode

psychologique

17 II ndash Agrave quelle condition peut-on opeacuterer sur un document avec chance drsquoen tirer une

connaissance Un document nrsquoa de valeur qursquoautant qursquoil est lieacute par un rapport connu

avec le fait sur lequel nous cherchons agrave ecirctre renseigneacute Supposons que je reacutedige un

bulletin de recensement au nom drsquoun personnage de fantaisie ougrave tous les renseignements

seront imaginaires ce ne sera pas un document

18 Il faut qursquoil y ait eu un rapport reacuteel entre ce bulletin et un des habitants qursquoil srsquoagit de

recenser Et il ne suffit pas que ce rapport existe il faut encore qursquoil nous soit connu Un

bulletin de recensement reacutedigeacute par un veacuteritable habitant tombe entre nos mains sans que

nous sachions agrave quelle eacutepoque et dans quel pays il a eacuteteacute eacutecrit il est pour nous sans valeur

parce que nous ne pouvons le rapporter agrave aucune reacutealiteacute preacutecise Pour qursquoun document

soit utilisable il faut que nous sachions preacuteciseacutement avec quels faits le document ou

plutocirct son auteur a eacuteteacute en rapport crsquoest-agrave-dire dans quelles conditions lrsquoauteur lrsquoa

produit Il faut pouvoir le localiser savoir en quel temps en quel lieu et par qui il a eacuteteacute

produit connaicirctre ce qursquoon appelle la provenance Tout travail sur un document doit

commencer par en deacuteterminer la provenance

19 Les opeacuterations pour eacutetablir la provenance des documents forment une partie

indispensable de toute meacutethode historique Elles tiennent une tregraves large place dans le

travail historique surtout quand il srsquoagit de faits tregraves anciens de lrsquoAntiquiteacute ou du Moyen

Acircge les documents de ces temps arrivent presque tous deacutefigureacutes par les copies

successives mal localiseacutes souvent mecircme falsifieacutes Une grande partie de la critique

consiste agrave les reacutetablir dans leur eacutetat primitif agrave les deacutelivrer des falsifications et agrave

deacuteterminer drsquoougrave ils sortent Crsquoest une opeacuteration de nettoyage indispensable pour eacuteviter

drsquoeacutenormes erreurs mais qui nrsquoajoute rien de positif agrave nos connaissances Les sciences

sociales opeacuterant drsquoordinaire sur des peacuteriodes contemporaines sont presque toujours

affranchies de ce travail de critique exteacuterieure Leurs documents se preacutesentent avec des

indications de provenance preacutecises et drsquoordinaire exactes la date le lieu de publication

le nom de lrsquoauteur souvent mecircme les conditions de son travail expliqueacutees dans une

preacuteface La critique de provenance a ici peu drsquooccasion de srsquoappliquer Elle se reacuteduit en

pratique agrave deux cas

23

20 Premier cas ndash On a des motifs de soupccedilonner que le document est accompagneacute drsquoune

fausse indication de date ou drsquoauteur soit que le contenu du document paraisse en

contradiction avec ces indications soit qursquoon soit averti par des renseignements

exteacuterieurs On aura par exemple su que le recenseur nrsquoest pas alleacute faire lrsquoenquecircte dont il

preacutetend srsquoecirctre chargeacute ou bien on aura remarqueacute dans le bulletin lui-mecircme des

expressions eacutetrangegraveres agrave la langue du recenseur

21 On doit alors faire une enquecircte en recherchant les renseignements exteacuterieurs sur la

provenance veacuteritable ou en analysant le document pour y deacutecouvrir des caractegraveres

inteacuterieurs de contradiction et des indices de la vraie provenance On nrsquoaura qursquoagrave

appliquer ici la meacutethode constitueacutee pour lrsquoeacuterudition historique1 En attendant drsquoavoir

trouveacute la provenance on devra tenir en suspicion le document et si on en fait usage

preacutevenir les lecteurs

22 Deuxiegraveme cas ndash Le document paraicirct ne pas ecirctre lrsquoœuvre drsquoun seul auteur (cas tregraves freacutequent

dans les documents officiels) et on a des motifs de soupccedilonner que les diffeacuterents auteurs

ont eu des opinions contradictoires ou ont suivi des meacutethodes de valeur diffeacuterente Il

devient alors neacutecessaire de savoir comment a eacuteteacute partageacute le travail on devra tacirccher de

distinguer les parties faites par chacun des auteurs si lrsquoon nrsquoy parvient pas il faut traiter

ces parties indistinctes avec une grande deacutefiance et si lrsquoon srsquoen sert avertir

expresseacutement

NOTES

1 On la trouvera exposeacutee dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode 2e eacutedition 1894

chap IV et dans Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques 2e eacuted chap III

24

Chapitre II

Les preacutecautions critiques

I Neacutecessiteacute de la critique ndash Tendance spontaneacutee agrave croire motifs de la creacuteduliteacuteII Formes rudimentaires de la critique ndash Notion du teacutemoignage insuffisance de la theacuteorie juridiquedu teacutemoignage neacutecessiteacute de lrsquoanalyseIII LrsquoanalyseIV Diverses opeacuterations de la critique

1 I ndash Le document est un produit mateacuteriel mais symbolique qui nrsquoa de valeur qursquoautant

qursquoil repreacutesente symboliquement la seacuterie drsquoopeacuterations par lesquelles a passeacute lrsquoesprit de

son auteur toutes ces opeacuterations sont exclusivement psychologiques et dans le cas

mecircme le plus favorable elles ont pour point de deacutepart une observation faite sans

meacutethode en dehors des regravegles de lrsquoobservation scientifique Un document mecircme le

meilleur nrsquoest que le dernier terme drsquoune seacuterie drsquoopeacuterations intellectuelles agrave partir drsquoune

observation mal faite

2 Ce serait donc une neacutegligence coupable drsquoopeacuterer avec un document comme avec une

observation scientifique Il faut avant de pouvoir utiliser un document prendre des

preacutecautions speacuteciales qui constituent toute la premiegravere moitieacute de la meacutethode historique

crsquoest la critique crsquoest-agrave-dire le jugement porteacute sur la valeur du document

3 Cette critique reconnue indispensable en histoire1 est-elle neacutecessaire en sciences

sociales La reacuteponse deacutepend du but qursquoon se propose en eacutetudiant ces sciences Si on y

apporte lrsquoesprit commercial on trouvera la critique non seulement inutile mais

dangereuse Car si lrsquoon tient seulement agrave produire une impression sur son public soit agrave le

convaincre de lrsquoavantage ou des inconveacutenients drsquoune mesure pratique soit agrave lui inspirer

de la consideacuteration pour la science de lrsquoauteur lrsquoessentiel est de publier le plus gros

travail possible drsquoapporter la plus grande masse de faits apparents le public mecircme le

public savant nrsquoa ni le loisir ni le deacutesir de veacuterifier la valeur drsquoune statistique (On a vu

reacutecemment des exemples eacuteclatants de cette neacutegligence) Or tout le temps passeacute agrave la

critique serait perdu pour ramasser des faits ce serait autant de moins drsquoapporteacute agrave la

masse Mais en outre la critique ne peut rien ajouter agrave la masse des preuves2 elle ne peut

qursquoen retrancher des preuves illusoires elle nrsquoa jamais qursquoun reacutesultat neacutegatif elle empecircche

drsquoadmettre des ideacutees fausses elle nrsquoen fait pas acqueacuterir de nouvelles Le public en

sciences sociales nrsquoappreacutecie que la quantiteacute du travail qui se voit drsquoun coup drsquoœil il nrsquoa

25

pas le temps drsquoen discerner la qualiteacute il ne peut distinguer un travail correct drsquoun travail

incorrect On a donc un avantage commercial eacutevident agrave se dispenser de la critique

puisqursquoelle fait perdre du temps et risque de diminuer la quantiteacute des mateacuteriaux Voilagrave

pourquoi sans doute on en fait si peu usage en science sociale

4 La critique nrsquoest utile qursquoautant qursquoon se place agrave un point de vue scientifique qursquoon tient agrave

connaicirctre la veacuteriteacute et agrave eacutecarter lrsquoerreur ou la fantaisie En ce cas seulement elle devient

indispensable car elle est le seul moyen de traiter les documents de faccedilon agrave en tirer une

veacuteriteacute deacutemontreacutee eacutetablie meacutethodiquement qui ne puisse pas ecirctre contesteacutee et crsquoest lagrave ce

qursquoon appelle la veacuteriteacute scientifique Il faut donc avant drsquoentreprendre aucun travail de

critique reacutesoudre pour soi-mecircme cette question preacutejudicielle Veut-on travailler en

savant sans souci du succegraves pour atteindre la veacuteriteacute scientifique Veut-on opeacuterer en

commerccedilant pour inspirer au public de la consideacuteration pour lrsquoentraicircner agrave une deacutecision

pratique pour arriver agrave lrsquoInstitut ndash Crsquoest agrave vrai dire une question de conscience Que

doit faire un commerccedilant drsquoune marchandise avarieacutee qursquoil peut eacutecouler sans que le public

srsquoen aperccediloive Doit-il la laisser perdre ou la vendre Cette mecircme question peut servir

de proceacutedeacute pour faire la critique drsquoun ouvrage de sciences sociales Si lrsquoon a besoin de

savoir la valeur scientifique drsquoun travail on fera bien de se poser cette question Lrsquoauteur

a-t-il eu un but commercial ou un but scientifique Ou plutocirct Dans quelle mesure

lrsquoauteur a-t-il voulu faire de la science De cette mesure deacutependra le degreacute de confiance

5 Si lrsquoon veut vraiment atteindre un reacutesultat scientifique il faut drsquoabord se peacuteneacutetrer de la

neacutecessiteacute de la critique En principe tout le monde lrsquoadmet mais crsquoest un de ces postulats

dont parle Carlyle facilement admis en theacuteorie et qui passent difficilement dans la

pratique Crsquoest que la critique est contraire agrave la tournure normale de lrsquointelligence

humaine la tendance spontaneacutee de lrsquohomme est de croire ce qursquoon lui dit Il est naturel

drsquoaccepter toute affirmation surtout une affirmation eacutecrite ndash plus facilement si elle est

eacutecrite en chiffres ndash encore plus facilement si elle provient drsquoune autoriteacute officielle si elle

est comme on dit authentique Appliquer la critique crsquoest donc adopter un mode de

penser contraire agrave la penseacutee spontaneacutee une attitude drsquoesprit contre nature Or il faut

lrsquoappliquer sans relacircche agrave tous les instants du travail historique il faut que cette allure

contre nature devienne une habitude organique On nrsquoy parvient pas sans effort Le

mouvement spontaneacute drsquoun homme qui tombe agrave lrsquoeau est de faire tout ce qursquoil faut pour se

noyer apprendre agrave nager crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de refreacutener ses mouvements

spontaneacutes et de faire des mouvements contre nature

6 Le mouvement spontaneacute drsquoun homme qui lit un document est de croire tout ce qursquoil lit

apprendre la critique crsquoest acqueacuterir lrsquohabitude de reacutesister agrave la creacuteduliteacute naturelle et

drsquoexaminer ce qursquoon lit La critique comme la natation doit devenir organique par

lrsquoexercice

7 Je ne puis ici qursquoindiquer les actes dont se compose la critique crsquoest la situation drsquoun

maicirctre nageur qui serait reacuteduit agrave montrer les mouvements en laissant chacun de ses

eacutelegraveves srsquoexercer en son particulier

8 Il faut drsquoabord se mettre en garde contre les mouvements spontaneacutes qui font noyer

Lrsquoexpeacuterience universelle de lrsquohistoire montre que lrsquohomme est naturellement creacutedule il

croit ce qursquoon lui affirme il a fallu des siegravecles pour produire une lueur de critique et

encore dans un seul pays en Gregravece Il est donc utile drsquoanalyser les motifs de cette

creacuteduliteacute universelle

26

9 1deg Le motif le plus geacuteneacuteral est la confusion drsquoesprit on entend un reacutecit on fait une

lecture on imagine aussitocirct le fait qursquoon vient drsquoentendre raconter ou de lire lrsquoimage

ainsi formeacutee se confond avec les autres images venues drsquoune autre source il faudrait un

effort de meacutemoire pour la distinguer et tout effort est contre nature Spontaneacutement

donc lrsquohomme croit tout ce qui lui est entreacute dans lrsquoesprit sans distinguer si cela lui vient

de son observation personnelle ou drsquoune affirmation exteacuterieure

10 2deg Un motif tregraves geacuteneacuteral est le respect pour lrsquoeacutecrit surtout pour lrsquoimprimeacute chacun de

nous en voit chaque jour la forme la plus frappante la creacuteduliteacute vis-agrave-vis du journal La

penseacutee fixeacutee par lrsquoeacutecriture plus encore par lrsquoimpression acquiert une autoriteacute presque

irreacutesistible Mecircme les gens cultiveacutes qui ont pourtant appris agrave se tenir en garde contre les

journaux ont besoin de reacuteagir sans cesse contre ce respect et parfois oublient de le faire

11 3deg Lrsquoimpression speacuteciale produite par les chiffres est particuliegraverement importante en

sciences sociales Le chiffre a un aspect matheacutematique qui donne lrsquoillusion du fait

scientifique Spontaneacutement on tend agrave confondre laquo preacutecis et exact raquo une notion vague ne

peut ecirctre entiegraverement exacte de lrsquoopposition entre vague et exact on conclut agrave lrsquoidentiteacute

entre laquo exact raquo et laquo preacutecis raquo On oublie qursquoun renseignement tregraves preacutecis est souvent tregraves

faux Si je dis qursquoil y a agrave Paris 525 637 acircmes ce sera un chiffre preacutecis beaucoup plus preacutecis

que laquo 2 millions et demi raquo et pourtant beaucoup moins vrai On dit vulgairement

laquo brutal comme un chiffre raquo agrave peu pregraves dans le mecircme sens que laquo la veacuteriteacute brutale raquo ce qui

sous-entend que le chiffre est la forme parfaite de la veacuteriteacute On dit aussi laquo Ce sont des

chiffres cela raquo comme si toute proposition devenait vraie degraves qursquoelle prend une forme

arithmeacutetique La tendance est encore plus forte lorsqursquoau lieu drsquoun chiffre isoleacute on voit

une seacuterie de chiffres lieacutes par des opeacuterations drsquoarithmeacutetique Les opeacuterations sont

scientifiques et certaines elles inspirent une impression de confiance qui srsquoeacutetend aux

donneacutees de fait sur lesquelles on a opeacutereacute il faut un effort de critique pour distinguer

pour admettre que dans un calcul juste les donneacutees peuvent ecirctre fausses ce qui enlegraveve

toute valeur aux reacutesultats Crsquoest une illusion de ce genre qui explique le succegraves drsquoun

ouvrage de statistique fantaisiste comme Mulhall The progress of the World ougrave la richesse

de chaque pays est calculeacutee avec une preacutecision eacutetonnante agrave partir de chiffres admis sans

aucun controcircle

12 4deg On ressent un respect naturel pour les autoriteacutes officielles politiques ou scientifiques

les bureaux de ministegravere les offices de statistique ou les corps savants Tout document

reacutedigeacute par un fonctionnaire dans des formes consacreacutees prend un caractegravere semi-

magique il devient un document authentique On oublie que le caractegravere authentique

consiste dans les formes de lrsquoacte non dans son contenu et que drsquoordinaire les

deacuteclarations inscrites dans lrsquoacte ne sont pas controcircleacutees on confond souvent

laquo authentique raquo avec exact3 on dit parfois mecircme agrave la Chambre laquo fait authentique raquo pour

dire un fait eacutetabli sucircrement Il faut une tournure drsquoesprit ou une eacuteducation

exceptionnelles pour reacutesister agrave cet entraicircnement Des professionnels de la critique des

eacuterudits en sont parfois incapables respectueux des autoriteacutes eacutetablies ils souffriraient

comme drsquoun acte reacutevolutionnaire de refuser leur croyance agrave un acte reacutedigeacute par un

fonctionnaire

13 5deg Le motif le plus puissant de tous est la paresse Il faut se donner plus de peine pour

critiquer une affirmation que pour lrsquoadmettre sans controcircle surtout en matiegravere de travail

scientifique ougrave le controcircle est toujours long La tentation est tregraves forte de traiter les

documents comme des observations scientifiques drsquoougrave il ne reste qursquoagrave extraire des

27

mateacuteriaux tout precircts et agrave les grouper en une construction Vita brevis ars longa On abregravege

lrsquoart en supprimant la critique le travail est plus vite fait

14 6deg Enfin pour le motif commercial indiqueacute plus haut on trouve avantage agrave sacrifier le

moins possible de documents on ferait une mauvaise affaire en employant son temps agrave

diminuer la quantiteacute de mateacuteriaux qursquoon pourra mettre en œuvre on ne veut pas jeter

une marchandise avarieacutee qui peut figurer encore agrave lrsquoeacutetalage on compte que le public nrsquoy

regardera pas de trop pregraves et drsquoordinaire on nrsquoa pas agrave srsquoen repentir commercialement du

moins

15 Il est utile de se rendre compte expresseacutement de ces motifs inconscients pour bien voir la

neacutecessiteacute de faire meacutethodiquement son examen de conscience et de se tenir en garde

contre toutes les tentations et tous les mouvements spontaneacutes Il serait utile que cette

connaissance entracirct dans le domaine commun elle pourrait creacuteer une opinion publique

qui servirait de frein aux travailleurs sans conscience et de sanction peacutenale contre les

mauvais travaux

16 Une opinion publique a eacuteteacute creacuteeacutee ainsi en France en matiegravere drsquoeacuterudition historique et

philologique depuis une trentaine drsquoanneacutees par la Revue critique et elle a servi par la

terreur agrave empecirccher de se produire beaucoup drsquoouvrages mal faits Les sciences sociales

ont un besoin non moins urgent de cette police scientifique

17 II ndash Quand on est parvenu agrave sortir de lrsquoeacutetat de nature qui est la creacuteduliteacute totale on

commence agrave entrer sur le terrain de la critique mais on nrsquoarrive pas du premier coup agrave

des proceacutedeacutes meacutethodiques La critique naissante prend drsquoabord une forme vague Comme

on a eacuteteacute grossiegraverement trompeacute par des documents sans aucune valeur on se met agrave

distinguer entre ceux-lagrave et les autres et lrsquoon admet que certains documents provenant de

faussaires ou de menteurs aveacutereacutes doivent ecirctre rejeteacutes Dans un paquet de bulletins de

recensement on deacutecouvre des marques eacutevidentes de fraude on met agrave part comme

suspects tous les bulletins de ce paquet parce qursquoils eacutemanent drsquoune personne peu digne de

foi

18 Combineacutee avec la pratique des tribunaux cette distinction a produit la theacuteorie du

teacutemoignage4 Elle repose sur lrsquoideacutee qursquoil y a de bons et de mauvais teacutemoins Les bons

teacutemoins dignes de foi sont ceux qui ont connu la veacuteriteacute et voulu la dire les teacutemoins

sincegraveres et bien informeacutes les mauvais teacutemoins sont les menteurs et les hommes mal

informeacutes ils nrsquoont pas su la veacuteriteacute ou nrsquoont pas voulu la dire Cette distinction srsquoapplique

drsquoabord aux personnes En la transportant aux eacutecrits on classe les documents suivant leur

auteur comme en justice on classe les teacutemoignages drsquoun cocircteacute les documents dignes de

foi de lrsquoautre les documents suspects crsquoest la vieille notion juridique qursquoil y a des

teacutemoins dont la deacuteclaration doit emporter le jugement Elle se combine avec une autre

notion juridique celle de lrsquoacte authentique crsquoest-agrave-dire reacutegulier qui doit ecirctre accepteacute

parce qursquoil est dans les formes tandis que le document apocryphe doit ecirctre rejeteacute agrave cause

de sa forme Ces notions ne sont nullement scientifiques et quand on les introduit dans la

critique historique on oublie les diffeacuterences profondes entre un problegraveme scientifique et

une affaire juridique

19 1deg En justice il y a deux parties Le juge doit deacutecider dans tous les cas entre les deux

reacutepondre oui ou non crsquoest une balance qui doit finir par pencher drsquoun cocircteacute Il est ameneacute

ainsi par des neacutecessiteacutes pratiques agrave eacutetablir des criteacuteriums conventionnels qui sont lrsquoacte

authentique le teacutemoignage recevable la balance penche du cocircteacute ougrave ces criteacuteriums se

trouvent Cela suffit pour emporter la deacutecision car il srsquoagit seulement drsquoune deacutecision

28

exteacuterieure non drsquoune conviction inteacuterieure Mais en science on nrsquoest jamais forceacute de

reacutepondre agrave une question et il faut savoir veacuteritablement avant de pouvoir rien affirmer En

preacutesence drsquoune question scientifique il peut y avoir non pas seulement deux mais trois

attitudes laquo Oui ndash Non ndash Je ne sais pas raquo Si donc un acte ou un teacutemoin paraissent

insuffisants pour conclure on peut ndash et on doit ndash suspendre son jugement Il serait

dangereux de traiter le teacutemoignage en science comme en justice car si lrsquoon nrsquoa sur une

question qursquoun seul document en preacutesence de cette affirmation unique non contredite

on aura de la peine agrave garder lrsquoattitude du doute on semblerait insulter le teacutemoin en

doutant de sa parole Et ainsi on se laissera aller agrave dire Nous nrsquoavons pas de raison de

douter du teacutemoin nous pouvons donc affirmer On oublie qursquoen science pour affirmer une

solution il faut avoir la preuve qursquoelle est exacte et qursquoon doit dire Nous nrsquoavons pas de

raison drsquoaffirmer donc nous devons douter En justice le doute eacutequivaut agrave une affirmation

en faveur drsquoune des deux parties en science il ne doit aboutir qursquoagrave une neacutegation

provisoire

20 2deg En justice il y a entre deux parties un duel soumis agrave des regravegles drsquoattaque et de deacutefense

lrsquoun des adversaires produit un teacutemoignage ou un acte lrsquoautre doit produire un teacutemoin ou

un acte en sens inverse sinon il perd Transporteacutee sur le terrain historique cette regravegle

devient une entrave agrave la science En fait elle aboutit agrave donner agrave lrsquoopinion la plus ancienne

une sorte de possession drsquoeacutetat on deacuteclare qursquoelle sera admise provisoirement en

attendant la preuve contraire Or en science on doit rejeter provisoirement tout ce qui

nrsquoest pas prouveacute Lrsquoapplication de cette regravegle est encore plus dangereuse en matiegravere de

document On srsquoaperccediloit qursquoun document est suspect crsquoest-agrave-dire ne paraicirct pas provenir

drsquoune observation exacte on devrait lrsquoeacutecarter provisoirement mais en vertu de la regravegle

de la possession drsquoeacutetat on continue provisoirement agrave le traiter comme un document sucircr

crsquoest-agrave-dire agrave admettre comme exactes ses affirmations jusqursquoagrave ce qursquoon ait pu prouver

qursquoil est mauvais On encombre ainsi la science de constructions fragiles qui srsquoeacutecroulent le

jour ougrave la preuve est faite que le document ne vaut rien

21 3deg En justice on nrsquoa qursquoagrave deacutecider une question deacutelimiteacutee par les termes de lrsquoaffaire On

prend le teacutemoignage en bloc on lrsquoadmet ou on le rejette tout entier En science il srsquoagit

drsquoune quantiteacute innombrable de questions Le mecircme teacutemoin a drsquoordinaire laisseacute des

affirmations sur des milliers de faits Un seul tableau de statistique un simple bulletin de

recensement un seul document contient des renseignements tregraves divers Le principe

juridique est de consideacuterer en bloc un teacutemoignage La critique historique doit employer le

proceacutedeacute inverse analyser le document en ses eacuteleacutements les plus menus car chacun de ces

eacuteleacutements repreacutesente une opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente faite par lrsquoauteur du document il

donne donc un renseignement de valeur tout agrave fait diffeacuterente Le document le plus

mensonger renferme toujours des conceptions exactes Lrsquoauteur drsquoune deacuteclaration

frauduleuse de vente peut avoir trompeacute sur le prix et donner exactement la contenance

de la terre vendue

22 Ainsi on est conduit agrave formuler trois regravegles opposeacutees agrave celles du teacutemoignage juridique

1deg La critique ne doit affirmer ou nier que srsquoil y a des raisons concluantes agrave deacutefaut de ces

raisons elle doit suspendre la conclusion 2deg Elle ne doit tenir aucun compte de ce qui a

eacuteteacute admis anteacuterieurement sans preuves suffisantes il nrsquoy a pas en science de preacutevention

favorable 3deg Elle doit opeacuterer toujours en commenccedilant par analyser le document

23 III ndash Analyser crsquoest deacutecomposer jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement irreacuteductible Cet eacuteleacutement est diffeacuterent

suivant lrsquoespegravece de faits qursquoon cherche agrave connaicirctre ndash En matiegravere de langue on doit arriver

jusqursquoau mot et mecircme jusqursquoagrave lrsquoeacuteleacutement qui entre dans la composition du mot ndash En

29

matiegravere de conception on arrive jusqursquoaux ideacutees et aux images qui entrent dans la

composition drsquoune phrase non seulement jusqursquoaux jugements eacuteleacutementaires mais

jusqursquoaux meacutetaphores ndash En matiegravere de faits exteacuterieurs (crsquoest le domaine propre des

sciences sociales) lrsquoeacuteleacutement dernier ce nrsquoest pas le fait total crsquoest lrsquoaffirmation de

lrsquoexistence de chacune des conditions du fait la date le lieu la personne le chiffre etc

Cette phrase laquo Ahellip maccedilon agrave Xhellip veuf raquo contient quatre eacuteleacutements distincts 1deg Ahellip 2deg sa

profession 3deg son domicile 4deg sa qualiteacute de veuf Il faut examiner chacun agrave part pour

deacuteterminer si lrsquoauteur a opeacutereacute correctement en lrsquointroduisant dans le document car il

peut avoir observeacute ou reacutedigeacute correctement un des eacuteleacutements et pas lrsquoautre Il se peut qursquoil

ait eu raison de dire Ahellip maccedilon et tort de le dire veuf ou demeurant agrave Xhellip

24 Nous voici rameneacutes agrave la diffeacuterence capitale entre la meacutethode historique et celle des

sciences drsquoobservation directe Le document sur lequel opegravere la meacutethode historique nrsquoest

qursquoun moyen de connaissance indirecte mais en suivant toute la seacuterie des opeacuterations par

lesquelles il srsquoest formeacute on peut remonter agrave une observation directe Et lrsquoobservation

directe dans une science drsquoobservation prend elle-mecircme en pratique la forme drsquoun

procegraves-verbal eacutecrit qui ressemble bien agrave un document Il semble donc qursquoon pourrait les

traiter par la mecircme meacutethode En fait un savant prend le procegraves-verbal drsquoobservation

reacutedigeacute par un autre savant et srsquoen sert pour conclure sans faire drsquoautre opeacuteration En

pratique il se contente de savoir que un tel laquo travaille bien raquo ou laquo travaille mal raquo et il

accepte ou rejette lrsquoobservation suivant lrsquoopinion qursquoil a de lrsquoobservateur Crsquoest un

proceacutedeacute semblable agrave celui de la critique de teacutemoignage un jugement en bloc Pourquoi ce

proceacutedeacute serait-il leacutegitime en science et condamneacute en histoire Pourquoi appliquer la

meacutethode critique aux documents puisqursquoon ne lrsquoapplique pas aux procegraves-verbaux

drsquoexpeacuterience

25 Crsquoest qursquoil y a une diffeacuterence pratique entre une observation et un document

Lrsquoobservation est un document fait suivant des regravegles preacutecises et fixes drsquoobservation et de

notation ces regravegles obligent lrsquoobservateur agrave analyser avec preacutecision les faits qursquoil observe

et agrave faire la critique de ses impressions Le travail drsquoanalyse et de critique a eacuteteacute fait par

lrsquoobservateur lui-mecircme pendant lrsquoopeacuteration On peut donc se contenter de veacuterifier si

lrsquoobservateur travaille bien ou mal crsquoest-agrave-dire srsquoil applique correctement les regravegles et

cette veacuterification suffit pour accepter ou rejeter en bloc son travail

26 Le document est une observation venue au monde sans regravegles Il se compose drsquoeacuteleacutements

dont chacun peut avoir eacuteteacute obtenu par une meacutethode diffeacuterente il faut donc bien

lrsquoanalyser crsquoest-agrave-dire distinguer ces eacuteleacutements afin de rechercher seacutepareacutement pour

chacun srsquoil a eacuteteacute obtenu par une meacutethode correcte ou non Ce travail nrsquoayant pas eacuteteacute fait

pendant lrsquoobservation il faut le faire sur le document crsquoest proprement lrsquoœuvre de la

critique Or lrsquohistoire nrsquoopegravere jamais que sur des documents et les sciences sociales seront

dans la mocircme condition tant qursquoelles nrsquoauront pas constitueacute une meacutethode scientifique

avec des regravegles preacutecises sur la maniegravere de recueillir les renseignements sociaux Elles ne

peuvent donc pas se passer de lrsquoanalyse et de la critique

27 IV ndash La critique se divise pratiquement en trois seacuteries drsquoopeacuterations qursquoon peut deacutesigner

par les noms suivants

28 1deg La critique drsquointerpreacutetation qui consiste agrave deacuteterminer le sens du document crsquoest-agrave-

dire la conception de lrsquoauteur

29 2deg La critique de sinceacuteriteacute qui consiste agrave discerner si lrsquoauteur a menti ou parleacute

sincegraverement de faccedilon agrave deacuteterminer sa croyance sur chaque point

30

30 3deg La critique drsquoexactitude qui consiste agrave examiner si lrsquoauteur srsquoest trompeacute ou a observeacute

correctement de faccedilon agrave deacuteterminer les faits exteacuterieurs qursquoil a observeacutes

31 Il faut y ajouter une opeacuteration preacutealable la critique de provenance destineacutee agrave deacuteterminer

par qui a eacuteteacute reacutedigeacute le document

NOTES

1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II

2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre I chap II II

3 M drsquoAvenel Histoire eacuteconomique de la proprieacuteteacute etc 1804 Introduction donne comme certains

tous les prix indiqueacutes dans des actes drsquoenregistrement parce que ces actes sont authentiques

4 Elle a eacuteteacute exposeacutee par le P de Smedt Principes de la critique historique 1887 et reproduite par

Tardif Principes de critique

31

Chapitre III

Critique de provenance

I Conditions de la critique de provenanceII Difficulteacutes speacuteciales aux documents des sciences sociales

1 Les principes geacuteneacuteraux de la critique exposeacutes dans le chapitre preacuteceacutedent sont applicables

aux opeacuterations des sciences sociales dans la mesure ougrave elles se servent de documents

2 I ndash Drsquoabord srsquoimpose une opeacuteration preacutealable eacutetablir la provenance du document Cette

opeacuteration longue et difficile pour les documents anciens est drsquoordinaire tregraves facile pour

les documents reacutecents Elle consiste agrave reacuteunir les renseignements sur la faccedilon dont le

document srsquoest formeacute De notre temps les renseignements les plus neacutecessaires lrsquoeacutepoque

le lieu le nom et la qualiteacute de lrsquoauteur sont drsquoordinaire joints au document lui-mecircme Il

ne reste qursquoagrave se demander si ces indications sont exactes En geacuteneacuteral au XIXe siegravecle depuis

lrsquoorganisation reacuteguliegravere de lrsquoimprimerie et de la bibliographie elles sont exactes en gros

il ne se fabrique plus guegravere comme autrefois de documents apocryphes

3 Mais il se fait encore beaucoup de menues falsifications drsquoinexactitudes volontaires

surtout dans la date exacte de publication et les noms des auteurs veacuteritables Comme on a

rarement les moyens de les rectifier il est sage de ne prendre ces renseignements que

pour des donneacutees approximatives de ce qursquoun livre porte la date 1901 il ne faudrait pas

conclure qursquoil nrsquoa pas eacuteteacute publieacute en 1900

4 On fera bien de srsquoinformer des conditions de travail speacuteciales au pays agrave lrsquoeacutepoque au genre

dans lequel a travailleacute lrsquoauteur On saura quelles espegraveces drsquoinexactitudes sont habituelles

dans ce pays agrave cette eacutepoque dans ce genre et par conseacutequent quelles indications de

provenance ont chance drsquoecirctre inexactes Crsquoest lagrave une notion bien vague mais on ne peut

pas preacuteciser cet examen ne peut produire qursquoun eacutetat de deacutefiance vague Mais ce soupccedilon

conccedilu au commencement du travail accompagnera toute lrsquoeacutetude du document et rendra

plus facile drsquoapercevoir dans le document lui-mecircme les indices preacutecis drsquoun faux

renseignement de provenance qui seront les contradictions entre le contenu mecircme du

document et la date le pays lrsquoauteur indiqueacutes en tecircte

5 Pratiquement il ne serait pas raisonnable de proceacuteder avec les documents contemporains

comme on fait pour les textes anciens lrsquoeacutediteur commence par lire et eacutetudier lrsquoensemble

du document pour trouver des contradictions et des renseignements de deacutetail qui

32

permettent de fixer la vraie provenance Crsquoest un luxe que permet lrsquoextrecircme rareteacute des

documents sur ces peacuteriodes Mais en science sociale le travail serait trop long et on ne

dispose pas drsquoun nombre suffisant de speacutecialistes Il faut donc que celui qui veut utiliser le

document fasse lui-mecircme sa critique de provenance Ce travail pratiquement se reacuteduit agrave

un controcircle sur les affirmations inscrites en tecircte du document il suffit donc de lire avec

la preacuteoccupation de recueillir les indices de contradiction entre le contenu du document

et sa provenance deacuteclareacutee

6 II ndash La principale difficulteacute est de deacuteterminer lrsquoauteur veacuteritable des documents officiels

Ils sont drsquoordinaire anonymes ou bien ils indiquent pour auteur le chef du service par

lequel ils ont eacuteteacute publieacutes et crsquoest par les subalternes que le travail a eacuteteacute fait

7 Quant aux documents statistiques on peut ecirctre sucircr qursquoils sont toujours le produit drsquoune

collaboration puisqursquoil est mateacuteriellement impossible agrave un homme de faire seul toutes les

observations reacutesumeacutees dans les chiffres drsquoune statistique Qui pourrait se charger drsquoun

recensement srsquoil nrsquoavait des auxiliaires pour recueillir un agrave un les renseignements

8 Ces auteurs ou ces collaborateurs ne laissent pas tous une trace apparente de leur activiteacute

dans le document qui est leur œuvre Il sera mecircme presque toujours impossible de les

deacuteterminer tous Mais du moins on doit se faire une regravegle de lire avec soin les indications

ndash geacuteneacuteralement deacuteposeacutees dans la preacuteface ou les appendices de la publication ndash sur la faccedilon

dont le document a eacuteteacute preacutepareacute et reacutedigeacute On devra se rendre compte aussi nettement que

possible des auteurs et des collaborateurs de leur caractegravere et de leurs habitudes de la

part que chacun a prise au travail et surtout des proceacutedeacutes qursquoils ont employeacutes pour

recueillir leurs renseignements et pour les reacutesumer en formules Si lrsquoon ne parvient pas agrave

voir clairement par quels proceacutedeacutes le document a eacuteteacute fabriqueacute on sera du moins averti de

garder la deacutefiance que doit toujours inspirer le reacutesultat brut drsquoopeacuterations resteacutees

inconnues

33

Chapitre IV

Critique drsquointerpreacutetation

I Analyse preacutealable ndash Deacutecomposition en eacuteleacutements ndash Proceacutedeacutes pratiques ndash Limites de laconnaissance ndash Rapiditeacute des opeacuterationsII Critique drsquointerpreacutetation ndash Langue ndash Sens litteacuteral ndash Sens deacutetourneacute ndash Reacutesultat des opeacuterations

1 I ndash Une fois la provenance eacutetablie commence le travail sur le contenu du document la

critique On a vu qursquoil ne peut se faire que par lrsquoanalyse

2 Lrsquoanalyse et la critique sont deux opeacuterations distinctes logiquement mais pratiquement

elles se font presque toujours ensemble et mecircme elles se combinent avec les autres

opeacuterations que jrsquoai eacutenumeacutereacutees plus haut la lecture lrsquoexplication du sens lrsquointerpreacutetation

Toutes se font agrave la fois sans qursquoon prenne conscience de faire des actes diffeacuterents comme

en nageant on fait agrave la fois plusieurs mouvements qursquoon a eacuteteacute obligeacute de deacutecomposer pour

les apprendre Quand on a pratiqueacute avec meacutethode ces opeacuterations on arrive assez vite agrave les

faire spontaneacutement On srsquoest accoutumeacute agrave une certaine faccedilon de lire on a contracteacute une

habitude drsquoesprit qui accompagne deacutesormais la lecture de tout document la critique est

devenue organique et inconsciente

3 Le principe fondamental de la critique interne crsquoest qursquoun document eacutetant une

observation mal analyseacutee et mal critiqueacutee il en faut analyser et critiquer seacutepareacutement

toutes les parties et par conseacutequent drsquoabord le deacutecomposer en ses eacuteleacutements Au point de

vue de la critique un eacuteleacutement crsquoest chacune des opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoobservateur qui

a eacuteteacute lrsquoauteur du document chacune des opeacuterations pour laquelle il a pu proceacuteder

incorrectement et par suite introduire dans son document une cause drsquoerreur Mais cette

critique rencontre deux difficulteacutes

4 1deg Le document nrsquoest que le reacutesultat brut drsquoun grand nombre drsquoopeacuterations intellectuelles

or lrsquoauteur ne nous donne pas le deacutetail de ces opeacuterations Comment parvenir dans le

reacutesultat agrave deacutemecircler chacune drsquoelles

5 2deg Quand mecircme il serait logiquement possible de faire cette analyse comment trouver le

temps de faire la critique speacuteciale de chacune de ces opeacuterations qui souvent se chiffrent

par milliers

6 Ces deux difficulteacutes forment le problegraveme fondamental de la meacutethode critique elle nrsquoest

utile qursquoautant qursquoelle en peut fournir une solution pratique sinon elle resterait agrave lrsquoeacutetat

34

de theacuteorie logique En fait la meacutethode critique a rendu des services voici par quels

moyens

7 a Pour deacuteterminer les opeacuterations par lesquelles srsquoest construit le document nous nrsquoavons

pas il est vrai de renseignements particuliers mais nous pouvons partir des

renseignements geacuteneacuteraux que nous donne la connaissance des lois geacuteneacuterales des

opeacuterations psychologiques Nous savons drsquoavance quelles opeacuterations un homme a ducirc faire

neacutecessairement pour arriver agrave un reacutesultat drsquoune forme donneacutee car ces opeacuterations tiennent

agrave la nature mecircme de lrsquoesprit humain Nous pouvons affirmer qursquoil srsquoest produit au moins

le minimum neacutecessaire drsquoopeacuterations une observation une croyance une conception

aboutissant agrave la reacutedaction du document Nous pourrons donc toujours deacutecomposer au

moins en trois groupes et pour chacun proceacuteder agrave une critique diffeacuterente 1deg critique

drsquointerpreacutetation 2deg critique de sinceacuteriteacute 3deg critique drsquoexactitude

8 Nous savons en outre quels sont les eacuteleacutements seacuteparables dans toute affirmation un

jugement est forceacutement la reacuteunion de plusieurs conceptions nous pouvons les isoler et

affirmer que chacune drsquoelles a eacuteteacute le produit drsquoune opeacuteration drsquoesprit diffeacuterente nous

savons qursquoil faut en faire seacutepareacutement la critique puisque chacune peut avoir une valeur

diffeacuterente drsquoexactitude ou de sinceacuteriteacute Dans un bulletin de recensement lrsquoanalyse est deacutejagrave

faite en forme le bulletin est une reacuteunion de reacuteponses agrave un questionnaire analytique qui a

deacutejagrave isoleacute les eacuteleacutements Il en est de mecircme des tableaux statistiques Mais dans tout

document reacutedigeacute sous la forme syntheacutetique de phrases suivies il faut faire lrsquoanalyse de

chaque phrase

9 La difficulteacute nrsquoest pas drsquoanalyser de faccedilon agrave retrouver les opeacuterations qursquoa ducirc faire lrsquoauteur

puisqursquoelles sont donneacutees par la nature mecircme de lrsquoesprit humain crsquoest de deacuteterminer

comment lrsquoauteur a fait chacune drsquoelles car ce qui importe dans la pratique crsquoest de savoir

srsquoil lrsquoa faite correctement ou non pour deacutecider si le reacutesultat est correct et peut ecirctre utiliseacute

Lagrave-dessus il nrsquoexiste aucun moyen drsquoarriver agrave la certitude aucun moyen sucircr de savoir

comment lrsquoauteur a proceacutedeacute crsquoest cela mecircme qui fait la diffeacuterence entre un document et

une observation

10 Tout ce qursquoon peut savoir crsquoest que dans certains cas lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer

correctement il nrsquoa pas pu observer ou croire ou concevoir ce qui est dans le document

dans ce cas ou bien son affirmation est erroneacutee ou mensongegravere et par conseacutequent nulle

ou bien le document est faussement attribueacute agrave cet auteur Cela permet de mettre agrave part

les affirmations nulles ce qui est un reacutesultat purement neacutegatif mais non pas un reacutesultat

nul car il est neacutecessaire de nrsquoecirctre pas dupe drsquoun document sans valeur

11 Dans les autres cas srsquoil nrsquoy a pas drsquoimpossibiliteacute que les opeacuterations aient eacuteteacute correctes il

ne reste qursquoun proceacutedeacute relatif pour continuer le travail de critique Nous savons par

lrsquoexpeacuterience humaine qursquoil y a des situations ougrave lrsquohomme est plutocirct porteacute agrave proceacuteder

correctement drsquoautres ougrave il lui est plus naturel drsquoopeacuterer incorrectement Nous

connaissons drsquoavance ces situations car elles tiennent aux conditions geacuteneacuterales de

lrsquoesprit Nous pouvons donc dresser drsquoavance un questionnaire geacuteneacuteral de ces conditions

et agrave propos de chaque opeacuteration nous demander laquo Eacutetait-elle dans le cas ougrave la correction

est plus probable ou au contraire dans le cas ougrave crsquoest lrsquoincorrection qui est probable raquo

Nous arriverons ainsi agrave partager les opeacuterations en deux cateacutegories les unes plus

probablement correctes les autres plus probablement incorrectes et par conseacutequent

suspectes Ce nrsquoest lagrave qursquoun reacutesultat relatif et provisoire on verra plus loin comment on

peut le compleacuteter

35

12 b Lrsquoautre difficulteacute qui paraicirct drsquoabord insurmontable crsquoest le grand nombre des

opeacuterations neacutecessaires agrave la critique Ougrave trouver le temps de faire tant drsquoopeacuterations Mais

cette difficulteacute nrsquoest qursquoune illusion dont voici la cause Toute analyse consciente

drsquoopeacuterations qui essaie de deacutecrire par la parole des actes inconscients exige de longues

explications car la parole est un instrument tregraves imparfait pour reproduire des actes Si

lrsquoon essayait drsquoanalyser la marche lrsquoimpression serait la mecircme on pourrait dire Ougrave

trouver le temps de faire tous les mouvements neacutecessaires pour marcher Pour toute

opeacuteration ce qui est long crsquoest drsquoen prendre lrsquohabitude Il faut du temps aussi pour

apprendre agrave marcher En critique il srsquoagit de prendre lrsquohabitude de lrsquoanalyse geacuteneacuterale et

de la deacutefiance meacutethodique Une fois lrsquohabitude prise on critique comme on marche sans

avoir besoin drsquoy penser En lisant chaque phrase on voit aussitocirct de quels eacuteleacutements

logiques elle se compose et par conseacutequent agrave quelles opeacuterations elle correspond sur

chacune on fait aussitocirct et agrave la fois ses trois critiques drsquointerpreacutetation de sinceacuteriteacute

drsquoexactitude sans mecircme prendre conscience qursquoon se pose des questions car le

questionnaire agrave force de se reacutepeacuteter est devenu inconscient Si lrsquoon ne sent rien de

suspect dans la phrase on continue la lecture sans srsquoen apercevoir si la phrase implique

une opeacuteration suspecte on srsquoarrecircte aussitocirct spontaneacutement on remarque un motif de

deacutefiance on prend une note ou mecircme on se contente de srsquoen souvenir sans le formuler

Ces remarques de deacutetail srsquoaccumulent sur les fiches ou dans la meacutemoire et finissent par

produire un jugement sur la valeur du document Si un document nrsquoa donneacute lieu agrave aucune

impression de deacutefiance on sait qursquoil a eacuteteacute composeacute dans des conditions presque aussi

favorables qursquoun procegraves-verbal drsquoobservation mais crsquoest un cas rare Dans les autres cas

on garde une impression de deacutefiance sur certains points qui sert agrave diriger le travail de

critique sur ces points

13 En pratique toutes ces opeacuterations se font ensemble Si lrsquoon est obligeacute ici de les expliquer agrave

part et successivement cela tient seulement aux conditions de la parole humaine Elles

vont ecirctre exposeacutees ici dans lrsquoordre logique

14 II ndash La premiegravere opeacuteration est la critique drsquointerpreacutetation destineacutee agrave deacuteterminer le sens

donneacute par lrsquoauteur du document et par conseacutequent sa conception Elle suppose qursquoon sait

la langue dans laquelle lrsquoauteur a eacutecrit La langue est ainsi une science auxiliaire de la

critique Mais il ne suffit pas de savoir en geacuteneacuteral la langue du document il ne suffit pas

de savoir lrsquoanglais pour interpreacuteter tout document eacutecrit en anglais une langue nrsquoest pas

un systegraveme de symboles absolument preacutecis et invariable

15 Dans ce qursquoon appelle une langue les sens varient beaucoup drsquoune eacutepoque agrave lrsquoautre il y a

mecircme des changements de sens agrave quelques anneacutees de distance Il y a aussi dans le

territoire drsquoune langue des diffeacuterences de sens drsquoune reacutegion agrave une autre Ce qursquoil faut

savoir pour interpreacuteter un document ce nrsquoest pas lrsquoanglais en geacuteneacuteral crsquoest lrsquoanglais de

lrsquoauteur du document qui ne sera pas tout agrave fait le mecircme suivant qursquoil aura eacutecrit au XVIIIe

ou au XIXe siegravecle en Angleterre ou aux Eacutetats-Unis

16 Or la tendance spontaneacutee est de traiter une langue comme un systegraveme invariable de

signes drsquoadmettre un sens fixe pour chaque mot1 Il faut donc ici une premiegravere

preacutecaution une reacuteaction de la critique contre les mouvements de la nature

17 En pratique la variation porte surtout sur certaines espegraveces de mots ceux qui sont le plus

exposeacutes agrave changer de sens sont ceux qui deacutesignent des arrangements sociaux ou des

conceptions sociales toujours difficiles agrave preacuteciser et qui eacutevoluent plus rapidement que les

autres faits ce sont les mots qui deacutesignent un sentiment une conception une institution

36

ou mecircme un acte usuel Crsquoest donc sur ces mots que lrsquoattention doit ecirctre porteacutee

systeacutematiquement On doit se demander dans quel sens lrsquoauteur lrsquoa pris

18 La preacutecaution est particuliegraverement neacutecessaire dans tout document statistique car ici le

sens vulgaire du mot eacutetant souvent trop vague pour reacutepondre aux questions preacutecises que

pose tout recensement lrsquoauteur a eacuteteacute obligeacute de le preacuteciser dans un sens arbitraire pour

deacutecider dans quelle cateacutegorie devait rentrer chacune des reacutealiteacutes qursquoil a eu agrave deacutenombrer

Il lui a fallu se demander par exemple laquo Qursquoest-ce qursquoun crime Que doit-on compter

comme maison Qui doit-on consideacuterer comme un patron raquo Lrsquoauteur a ainsi donneacute agrave ces

mots un sens speacutecial Pour interpreacuteter ce qursquoil a eacutecrit il faut savoir ce sens

19 Par quel proceacutedeacute peut-on deacuteterminer le sens speacutecial drsquoun mot dans un document On doit

opeacuterer comme pour un mot drsquoune langue inconnue reacuteunir les passages du mecircme

document ougrave ce mot se trouve dans un contexte qui rend le sens eacutevident2 Mais il faut

prendre garde qursquoun mecircme mot peut avoir des sens diffeacuterents chez un mecircme auteur et

tenir compte de ces diffeacuterences

20 Il nrsquoa eacuteteacute parleacute ici que du sens des mots mais tout ce qui se dit des mots doit srsquoappliquer

aux expressions formeacutees de la reacuteunion de plusieurs mots Il est bien eacutevident que pour

interpreacuteter lrsquoexpression laquo banque populaire raquo il ne suffira pas de comprendre seacutepareacutement

les deux mots laquo banque raquo et laquo populaire raquo la reacuteunion forme vraiment un mot nouveau

21 Il ne suffit pas pour interpreacuteter la penseacutee drsquoun auteur drsquoavoir compris le sens litteacuteral des

mots Il faut srsquoassurer que lrsquoauteur a employeacute les mots dans leur sens litteacuteral qursquoil ne les a

pas pris dans un sens deacutetourneacute par alleacutegories plaisanteries allusion ou par simple figure

de rheacutetorique telles que meacutetaphore hyperbole ou litote Pratiquement dans les

documents des sciences sociales le sens deacutetourneacute est rare il faut cependant penser aux

plaisanteries Mais surtout il faut prendre garde si lrsquoon est ameneacute agrave faire usage de

documents en langue litteacuteraire ou de lettres priveacutees que dans ces sortes de textes les

figures de rheacutetorique ou les allusions sont freacutequentes Il est dit dans des reacutecits du XIIe

siegravecle que Guillaume le Conqueacuterant avait 60 000 chevaliers agrave son service et que le roi

drsquoAngleterre Henri II avait dans son treacutesor 60 000 marcs Un historien qui prendrait ces

chiffres pour eacutetablir le nombre des domaines feacuteodaux ou le budget des rois drsquoAngleterre

commettrait une lourde erreur Car 60 000 (LX millia) est agrave cette eacutepoque une hyperbole

pour dire beaucoup (Voir Round Feudal England 1895)

22 Le sens deacutetourneacute ne se reacutevegravele par aucun criteacuterium exteacuterieur rien dans la langue eacutecrite ne

marque lrsquoallusion la figure de rheacutetorique ou la plaisanterie lrsquoessence mecircme de la

mystification est drsquoeffacer soigneusement toute trace exteacuterieure de comique Pour

apercevoir ce caractegravere deacutetourneacute il ne reste donc drsquoautre moyen que de comparer le

passage suspect avec le reste du document on est averti qursquoil y a un sens deacutetourneacute quand

le sens litteacuteral est obscur contradictoire ou absurde Drsquoailleurs il nrsquoexiste aucun proceacutedeacute

geacuteneacuteral pour atteindre le vrai sens on nrsquoa drsquoautre ressource que de comparer avec

lrsquoensemble du document les passages suspects de contenir un sens deacutetourneacute

23 Quand on est parvenu agrave deacuteterminer le sens du document la critique drsquointerpreacutetation est

termineacutee Elle aboutit agrave faire connaicirctre la conception de lrsquoauteur Elle la fait connaicirctre avec

certitude car un homme ne peut exprimer que ce qursquoil a conccedilu Elle nous donne donc le

moyen de faire lrsquoinventaire des conceptions avec lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur

37

NOTES

1 Cette tendance va jusqursquoagrave attribuer le mecircme sens agrave un mecircme mot dans deux langues

diffeacuterentes ce qui produit souvent des contresens sur les textes anglais on oublie que le mot

depuis qursquoil a passeacute de lrsquoancien franccedilais dans lrsquoanglais a pris un sens nouveau que control signifie

maintenant laquo domination raquo que education a pris le sens du franccedilais laquo enseignement raquo

2 On trouvera la theacuteorie avec des indications deacutetailleacutees dans Langlois et Seignobos Introduction

aux eacutetudes historiques livre II chap VI III

38

Chapitre V

Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude

I Conditions speacuteciales agrave chacune des deux critiques ndash Sinceacuteriteacute causes drsquoalteacuteration proceacutedeacutesndash Exactitude causes drsquoerreur proceacutedeacutes pour les deacutecouvrirII Opeacuteration commune ndash Questionnaire conditions geacuteneacuterales de la production du documentconditions particuliegraveres de chaque opeacuteration cas suspects ndash Reacutesultat

1 La critique de sinceacuteriteacute et la critique drsquoexactitude sont logiquement des opeacuterations

nettement distinctes puisque chacune aboutit agrave une espegravece diffeacuterente de conclusions La

critique de sinceacuteriteacute ne sert qursquoagrave deacuteterminer ce que lrsquoauteur du document a cru mais elle

nrsquoatteint qursquoun pheacutenomegravene psychologique la croyance de lrsquoauteur La critique

drsquoexactitude fait connaicirctre les faits exteacuterieurs que lrsquoauteur a observeacutes elle peacutenegravetre jusqursquoagrave

la reacutealiteacute Certaines espegraveces de travaux historiques nrsquoont besoin que de la critique de

sinceacuteriteacute quand on a deacutetermineacute ce que lrsquoauteur croyait le travail est fini crsquoest le cas de

toutes les eacutetudes de doctrines qui forment une partie des sciences sociales Il faut donc

analyser successivement les conditions speacuteciales agrave ces deux critiques de sinceacuteriteacute et

drsquoexactitude

2 En pratique pour toutes les eacutetudes de faits exteacuterieurs ndash qui forment la tregraves grande

majoriteacute des cas ndash il nrsquoest pas neacutecessaire de distinguer expresseacutement entre les deux

critiques Le but pratique eacutetant de deacuteterminer ce qui a existeacute dans la reacutealiteacute exteacuterieure il

est indiffeacuterent que ce soit par manque de sinceacuteriteacute ou par deacutefaut drsquoexactitude que lrsquoauteur

ait donneacute un faux renseignement il importe seulement de deacuteterminer srsquoil lrsquoa donneacute exact

ou inexact et le reacutesultat des deux critiques se confond dans une conclusion unique Il

paraicirct donc rationnel drsquoeacutetudier drsquoabord les conditions speacuteciales agrave chacune des deux

critiques puis de deacutecrire lrsquoopeacuteration commune qui dans la pratique les combine

drsquoordinaire toutes deux

3 I ndash On a expliqueacute plus haut que toute opeacuteration de critique commence par lrsquoanalyse Le

document doit ecirctre drsquoabord analyseacute crsquoest-agrave-dire deacutecomposeacute en ses affirmations On doit

seacuteparer chacune des affirmations indeacutependantes contenues dans le document et

lrsquoexaminer agrave part On reconnaicirctra une affirmation indeacutependante agrave ce signe qursquoelle

pourrait ecirctre vraie tandis que toutes les autres sont fausses ou inversement crsquoest la

preuve qursquoelle a eacuteteacute de la part de lrsquoauteur le produit drsquoune opeacuteration indeacutependante qui

39

peut avoir eacuteteacute correcte tandis que toutes les autres eacutetaient incorrectes ou inversement

Crsquoest sur chacune de ces affirmations que doit se faire seacutepareacutement la critique

4 1deg La critique de sinceacuteriteacute part de ce principe ndash qui est un fait drsquoexpeacuterience ndash que les

hommes disent tantocirct ce qursquoils croient tantocirct ce qursquoils ne croient pas on ne doit donc

pas tirer toujours la mecircme conclusion de lrsquoaffirmation drsquoun homme sur sa croyance on ne

doit pas opeacuterer comme srsquoil avait dit neacutecessairement ce qursquoil croyait ndash Entre lrsquoaffirmation

et la croyance il nrsquoy a pas de rapport fixe tantocirct un homme parle sincegraverement tantocirct il

ment ndash Il nrsquoy a pas de signe exteacuterieur qui permette de distinguer ces cas lrsquoun de lrsquoautre

il nrsquoy a pas de criteacuterium de la sinceacuteriteacute ce qursquoon appelle laquo lrsquoaccent de sinceacuteriteacute raquo nrsquoest

que lrsquoapparence de la conviction et ne prouve que lrsquohabileteacute ou lrsquoeffronterie Un bon

acteur un menteur impudent sauront mieux que personne donner cette impression ndash Il

nrsquoy a pas mecircme de rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun auteur et sa sinceacuteriteacute ou

son manque de sinceacuteriteacute dans un cas particulier tel sera sincegravere sur un article qui

mentira sur un autre il ne suffit donc pas de classer les auteurs en sincegraveres et

mensongers

5 Tous ces proceacutedeacutes sommaires de diagnostic eacutetant eacutecarteacutes il ne reste plus qursquoun moyen

correct crsquoest drsquoexaminer seacutepareacutement chaque affirmation indeacutependante crsquoest-agrave-dire

chacune des opeacuterations que lrsquoauteur a ducirc faire et de rechercher dans quelles conditions

lrsquoauteur se trouvait srsquoil est probable que ces conditions lrsquoont inclineacute plutocirct agrave ecirctre sincegravere

ou plutocirct agrave mentir ou si lrsquoon ne peut rien dire de lrsquoaction qursquoelles doivent avoir eue Le

travail supposera donc deux recherches 1deg en geacuteneacuteral dans quelles conditions a opeacutereacute

lrsquoauteur pour produire lrsquoensemble du document 2deg en particulier dans quelles conditions

il srsquoest trouveacute pour chacune des opeacuterations

6 Le reacutesultat de cette recherche sera relatif et simplement probable elle aboutira agrave classer

les affirmations en suspectes de mensonge et non suspectes Or il se peut qursquoune

affirmation suspecte soit sincegravere et qursquoune affirmation non suspecte soit mensongegravere Ce

ne sera donc qursquoune conclusion provisoire

7 Pour faire cette critique il faut savoir dans quels cas un auteur est enclin agrave nrsquoecirctre pas

sincegravere Ces cas on peut les preacutevoir car ils tiennent aux conditions geacuteneacuterales de lrsquoesprit

humain qui sont les lois empiriques de la psychologie On pourra donc drsquoavance preacutevoir

les cas les plus ordinaires de mensonge les motifs les plus forts drsquoalteacuterations On pourra

en dresser la liste on aura ainsi un questionnaire qursquoon appliquera agrave chacune des

affirmations indeacutependantes (Il est bien entendu que cette opeacuteration devra devenir

instinctive et finira par ecirctre tregraves rapide)

8 Ce travail suffit pour faire lrsquohistoire des doctrines sociales il suffit en effet dans cet

ordre drsquoeacutetudes de deacuteterminer ce qursquoun auteur a cru on ne cherche agrave connaicirctre que ses

opeacuterations intellectuelles sans avoir besoin drsquoatteindre des faits exteacuterieurs Le travail se

ramegravene agrave une simple analyse des œuvres La seule difficulteacute crsquoest de reconstituer

lrsquoeacutevolution de la penseacutee de lrsquoauteur de deacutecouvrir comment chacune de ses doctrines est

neacutee et srsquoest transformeacutee La meacutethode consistera agrave eacutetudier ses doctrines dans lrsquoordre

chronologique ce que les historiens des doctrines ont souvent oublieacute de faire mais ce qui

nrsquoest pas tregraves difficile

9 2deg Pour la critique drsquoexactitude la position de la question est analogue Crsquoest un fait

drsquoexpeacuterience que les hommes affirment souvent ce qursquoils ne savent pas ndash soit parce qursquoils

affirment sans preuve ndash soit parce qursquoils se trompent ou en observant ou en faisant une

des nombreuses opeacuterations intellectuelles neacutecessaires pour aboutir agrave un jugement Crsquoest

40

un fait drsquoexpeacuterience qursquoils se trompent plus souvent encore qursquoils ne mentent parce qursquoil

faut de lrsquoattention pour ne pas se tromper tandis qursquoil suffit de se laisser aller agrave la nature

pour ne pas mentir

10 Il nrsquoy a aucun rapport fixe entre la reacutealiteacute et les affirmations des gens qui croient savoir

pas plus qursquoil nrsquoy a de criteacuterium de sinceacuteriteacute il nrsquoy a un criteacuterium drsquoexactitude La

preacutecision des deacutetails ndash qui fait trop souvent illusion ndash prouve seulement la force

drsquoimagination du narrateur elle nrsquoest qursquoune apparence drsquoexactitude ndash Encore moins y a-

t-il un rapport fixe entre le caractegravere geacuteneacuteral drsquoun homme et son exactitude dans un cas

particulier ndash Il ne reste donc ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute qursquoun proceacutedeacute relatif

crsquoest de rechercher dans quelles conditions lrsquoauteur se trouvait et de se demander si ces

conditions ont ducirc lrsquoincliner plutocirct agrave ecirctre exact ou plutocirct agrave se tromper Il faut faire cette

recherche drsquoabord en geacuteneacuteral puis en particulier pour chaque affirmation

11 Ici comme en matiegravere de sinceacuteriteacute le reacutesultat sera relatif et provisoire on arrivera

seulement agrave classer les affirmations en suspectes drsquoerreur et non suspectes Mais il y aura

une cateacutegorie de plus les cas ougrave lrsquoauteur a eacuteteacute dans des conditions telles qursquoil ne pouvait

rien savoir parce qursquoil nrsquoavait aucun moyen drsquoatteindre le fait qursquoil affirme En ce cas on

sait que son affirmation est sans valeur crsquoest un reacutesultat neacutegatif mais deacutefinitif

12 II ndash Pratiquement sauf dans lrsquoeacutetude des doctrines on nrsquoa pas inteacuterecirct agrave faire seacutepareacutement

les deux critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude on nrsquoa pas besoin de distinguer ce que

lrsquoauteur a cru car on ne srsquointeacuteresse en rien agrave sa croyance lrsquoauteur nrsquoest qursquoun

intermeacutediaire pour arriver agrave savoir le fait exteacuterieur qursquoil peut avoir connu Pour abreacuteger

on a donc avantage agrave reacuteunir en un seul le travail des deux critiques

13 Il srsquoagit de savoir dans quelles conditions lrsquoauteur a opeacutereacute ou plutocirct si lrsquoauteur a opeacutereacute

correctement drsquoabord en observant le fait puis en reacutedigeant le document srsquoil ne srsquoest pas

trompeacute et srsquoil nrsquoa pas menti Crsquoest le problegraveme le plus embarrassant de toute la critique

Nous ne connaissons pas vraiment les lois psychologiques du mensonge ou de la

sinceacuteriteacute mecircme en voyant opeacuterer devant nous un homme nous ne pouvons assurer agrave

lrsquoentendre parler srsquoil ment ou srsquoil est sincegravere or nous nrsquoavons pas mecircme vu opeacuterer

lrsquoauteur

14 ndash Drsquoautre part il est vrai que nous connaissons les lois de lrsquoobservation exacte ce sont les

regravegles des sciences drsquoobservation On peut mecircme les formuler

15 1deg Regarder avec une attention soutenue en pensant agrave un fait bien deacutelimiteacute drsquoune espegravece

deacutetermineacutee drsquoavance en eacutetant averti drsquoavance qursquoil va se produire et en nrsquoayant plus qursquoagrave

noter le moment ougrave il se produit

2deg Nrsquoavoir aucun inteacuterecirct pratique au reacutesultat aucune ideacutee preacuteconccedilue sur le reacutesultat

3deg Noter le fait observeacute aussitocirct qursquoon lrsquoa aperccedilu et suivant un systegraveme preacutecis de notation

16 En voyant opeacuterer un homme nous pouvons savoir srsquoil opegravere correctement car nous

voyons srsquoil applique les regravegles Mais lrsquoauteur du document nous ne lrsquoavons pas vu opeacuterer

nous savons seulement qursquoil nrsquoa certainement pas opeacutereacute dans les conditions drsquoune

correction complegravete que quelques-unes de ses opeacuterations doivent avoir eacuteteacute incorrectes

La question se pose donc ainsi deacuteterminer dans quelle mesure un auteur que nous

nrsquoavons pas vu opeacuterer a opeacutereacute correctement et quelles sont les opeacuterations qui ont eacuteteacute

incorrectes Eacutevidemment la reacuteponse ne peut ecirctre pleinement satisfaisante on ne peut

espeacuterer qursquoune solution relative (On indiquera plus tard par quels expeacutedients on peut

tirer parti de ces solutions imparfaites)

17 Voici quels moyens permettent de donner du moins une reacuteponse utilisable en pratique

41

18 Drsquoabord on peut reacuteunir les renseignements geacuteneacuteraux sur les conditions geacuteneacuterales dans

lesquelles a opeacutereacute lrsquoauteur soit qursquoon possegravede des renseignements exteacuterieurs fournis par

la critique de provenance soit qursquoon se procure ces connaissances par lrsquoanalyse

intrinsegraveque du document On a donc agrave se poser plusieurs questions Lrsquoauteur donne-t-il

des renseignements sur les conditions ougrave il opeacuterait Sont-ils sincegraveres Y a-t-il trace de la

faccedilon dont il a proceacutedeacute Il srsquoagit surtout de chercher les conditions geacuteneacuterales qui ont pu

lrsquoincliner agrave opeacuterer incorrectement agrave mentir agrave affirmer leacutegegraverement agrave se tromper Il faut

donc dresser un questionnaire geacuteneacuteral ougrave seront preacutevus les motifs les plus puissants

drsquoincorrection ou par insinceacuteriteacute ou par erreur On se demandera Quel inteacuterecirct

personnel ou collectif lrsquoauteur a-t-il eu agrave mentir Quels preacutejugeacutes de sentiment ou de

doctrine quelles habitudes de langue ont pu lui faire deacuteformer la veacuteriteacute A-t-il eu les

eacuteleacutements de connaissances neacutecessaires pour son travail Savait-il travailler A-t-il eu la

possibiliteacute drsquoobserver les faits On doit reacutepondre pour son compte agrave ces questions et

srsquoassimiler les reacutesultats de cet examen car il faudra les avoir constamment preacutesents agrave

lrsquoesprit pendant lrsquoopeacuteration de critique

19 Mais ce questionnaire ne megravene pas loin Car il faut pouvoir faire la critique non pas en

geacuteneacuteral de lrsquoauteur ni mecircme en geacuteneacuteral du document mais en particulier de chacune des

opeacuterations drsquoesprit qui ont produit le document Or en pratique ces conditions ne sont

pas directement connues Il ne reste donc qursquoagrave les imaginer drsquoapregraves la connaissance

geacuteneacuterale que nous avons des proceacutedeacutes habituels de lrsquoesprit humain et de ses deacuteformations

habituelles Mais il faut garder nettement conscience du caractegravere psychologique et par

conseacutequent subjectif de cette pratique afin de nrsquoen jamais perdre de vue le caractegravere

relatif et provisoire

20 Sur chacune des opeacuterations de lrsquoauteur repreacutesenteacutees par une affirmation indeacutependante

on travaillera avec un questionnaire qui pourra ecirctre drsquoabord eacutecrit et conscient et qui

bientocirct deviendra instinctif

21 Essayons drsquoabord de preacutevoir les cas ougrave il est probable que lrsquoauteur aura manqueacute de

sinceacuteriteacute Normalement il est plus commode de dire ce qursquoon croit que de mentir mais il

suffit pour faire deacutevier un homme de la ligne naturelle de sinceacuteriteacute de la moindre

intention de produire sur le lecteur du document une impression que la veacuteriteacute ne

produirait pas Il faut donc dresser la liste des intentions possibles elle servira de

questionnaire pour examiner la sinceacuteriteacute de chaque affirmation Voici une eacutenumeacuteration

des intentions qui peuvent agir sur un auteur et par conseacutequent qui rendent son

affirmation suspecte

22 1deg Lrsquoauteur a eu un but pratique il a voulu obtenir un reacutesultat deacutetermineacute en donnant un

renseignement faux toute affirmation inteacuteresseacutee est suspecte On doit donc chercher quel

inteacuterecirct lrsquoauteur a pu avoir agrave preacutesenter les faits drsquoune certaine faccedilon Il faut preacutevoir non

seulement lrsquointeacuterecirct personnel mais lrsquointeacuterecirct collectif qui nrsquoest pas toujours facile agrave

deacutemecircler inteacuterecirct de parti de secte de corporation de nation Toutes les deacuteclarations

collectives tous les documents officiels rentrent dans cette cateacutegorie

23 2deg Lrsquoauteur a voulu reacutediger un document authentique et il se trouvait dans des

conditions de lieu de personnes de moment contraires aux regravegles prescrites pour

reacutediger ce document il ne pouvait lrsquoavouer il a donc fallu qursquoil menticirct sur tous les points

ougrave il nrsquoeacutetait pas en regravegle Crsquoest le cas de tout document authentique drsquoordinaire il est vrai

dans presque toutes ses parties et faux dans quelques-unes La loi exige qursquoun acte soit

reccedilu par deux notaires le document dira laquo Par-devant maicirctre un tel et son collegravegue raquo et

42

il nrsquoy aura pourtant qursquoun seul notaire Si les deacutelais prescrits par le regraveglement pour faire

un acte sont passeacutes lrsquoacte sera antidateacute crsquoest-agrave-dire pourvu drsquoune date fausse Si les

assistants leacutegalement neacutecessaires sont absents on les deacuteclarera preacutesents nouveau

mensonge Les regravegles rigides imposeacutees agrave ce genre drsquoactes sont non comme on le croit

souvent une garantie de sinceacuteriteacute mais au contraire une chance de mensonge

24 3deg Lrsquoauteur a eu des sympathies ou des antipathies pour un individu ou pour un groupe

ou pour certaines ideacutees Il faudra deacuteterminer ces hommes ces groupes ces ideacutees pour

savoir preacuteciseacutement sur quelles affirmations auront agi ces sentiments

25 4deg Lrsquoauteur a eacuteteacute entraicircneacute par une vaniteacute individuelle ou collective Il faudra deacuteterminer

lrsquoespegravece de vaniteacute car la vaniteacute est tregraves variable suivant les temps les pays les

personnes on peut mettre sa vaniteacute agrave massacrer agrave piller agrave tromper et il peut arriver

qursquoun homme par vaniteacute se vante drsquoun meurtre qursquoil nrsquoa pas commis Il faudra aussi

reconnaicirctre de quel groupe lrsquoauteur se sent solidaire et srsquoil est atteint de vaniteacute nationale

corporative eccleacutesiastique etc

26 5deg Lrsquoauteur a eacuteteacute dans lrsquoobligation de se conformer aux ideacutees geacuteneacuterales de son public par

crainte du blacircme ou du scandale ce qui lrsquoa inclineacute agrave conformer ses affirmations aux ideacutees

courantes Il faudra deacutemecircler ces convenances obligatoires qui varient drsquoune eacutepoque agrave

lrsquoautre et qui sont une cause puissante de deacuteformation

27 6deg Lrsquoauteur avait des habitudes litteacuteraires il a fait subir en partie sans en avoir

conscience agrave ses affirmations une deacuteformation dramatique romanesque lyrique

oratoire pour produire plus drsquoimpression sur ses lecteurs Cette cause drsquoalteacuteration est

tregraves importante dans les documents historiques narratifs ou descriptifs

28 7deg Lrsquoauteur a trouveacute plus court drsquoinventer que de se renseigner il a menti par simple

paresse Crsquoest le vice habituel des statistiques et en geacuteneacuteral des documents obtenus par

reacuteponses agrave un questionnaire Vous deacuterangez un employeacute pour lui faire faire un travail qui

ne lrsquointeacuteresse pas il vous reacutepondra au hasard pour se deacutebarrasser de vous Voilagrave

probablement la cause drsquoerreur la plus active dans les sciences sociales ougrave lrsquoon opegravere

surtout sur des documents reacutedigeacutes par des fonctionnaires

29 Ainsi sera dresseacutee la liste des cas ougrave le document risque drsquoinduire en erreur par deacutefaut de

sinceacuteriteacute

30 Une seconde liste comprendra les cas drsquoerreur venant de ce que lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute

correctement Ici il faut drsquoabord distinguer les cas ougrave lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer

correctement car srsquoil ne lrsquoa pas pu son affirmation nrsquoest pas seulement suspecte elle est

nulle

31 Voici le questionnaire des conditions qui rendent lrsquoopeacuteration correcte impossible ou tregraves

improbable ndash Quelques-unes sont deacutejagrave preacutevues dans le questionnaire geacuteneacuteral sur les

conditions geacuteneacuterales ougrave opeacuterait lrsquoauteur Savait-il faire les opeacuterations intellectuelles

correctement Savait-il abstraire raisonner geacuteneacuteraliser calculer observer Savait-il

faire la critique dans les cas ougrave il opeacuterait de seconde main avec des renseignements sur

des faits qursquoil nrsquoavait pas observeacutes lui-mecircme Ou a-t-il au contraire montreacute une

incapaciteacute eacutevidente par des erreurs freacutequentes dans un de ces genres drsquoopeacuterations

32 En outre pour chaque opeacuteration particuliegravere il faut un questionnaire ougrave sont preacutevues les

conditions de lrsquoopeacuteration et les chances ordinaires drsquoerreur Et drsquoabord Lrsquoauteur a-t-il

opeacutereacute par un travail personnel Ou reacutepegravete-t-il lrsquoaffirmation drsquoun autre Agrave chacune de ces

deux situations srsquoapplique une seacuterie diffeacuterente de questions

43

33 1deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute personnellement Comment a-t-il entrepris son travail Srsquoest-il mis

au travail spontaneacutement ou pour reacutepondre agrave une question La distinction est tregraves

importante dans les sciences sociales ougrave lrsquoon use beaucoup de lrsquoenquecircte par

questionnaires On doit se demander si lrsquoauteur ne reacutepondait pas agrave une question qui lui

suggeacuterait la reacuteponse ces reacuteponses suggeacutereacutees nrsquoont pas la mecircme valeur qursquoune deacuteclaration

spontaneacutee

34 2deg Lrsquoauteur a-t-il opeacutereacute en faisant lui-mecircme lrsquoobservation directe sur la reacutealiteacute Ou par

lrsquointermeacutediaire drsquoune opeacuteration intellectuelle Dans le cas ougrave il y a eu une opeacuteration on se

demandera drsquoabord Quelles donneacutees lrsquoauteur pouvait-il avoir La valeur drsquoune opeacuteration

deacutepend avant tout de la valeur des donneacutees sur lesquelles elle srsquoest faite elle ne donnera

aucun reacutesultat utile si elle a au point de deacutepart des donneacutees insuffisantes Crsquoest donc la

question capitale on ne saurait trop le rappeler agrave tous ceux qui ont agrave utiliser des

statistiques ils sont trop porteacutes agrave oublier qursquoun tableau statistique nrsquoest pas une

observation directe et agrave accepter les reacutesultats du calcul sans mecircme chercher agrave srsquoen

repreacutesenter les donneacutees Puis on se demandera quelle opeacuteration lrsquoauteur a faite A-t-il ducirc

abstraire geacuteneacuteraliser calculer Et quelles chances avait-il drsquoopeacuterer incorrectement Il

suffit pour reacutepondre agrave ces questions de se repreacutesenter les opeacuterations neacutecessaires pour

arriver agrave un reacutesultat analogue et les erreurs habituelles agrave chacune de ces opeacuterations

35 3deg Si lrsquoauteur a opeacutereacute par observation directe nrsquoy a-t-il pas eu entre lui et lrsquoobjet agrave

observer une cause drsquoerreur personnelle Lrsquohallucination est rare et on nrsquoa guegravere agrave la

preacutevoir surtout en sciences sociales Mais lrsquoillusion est freacutequente elle provient de

lrsquohabitude de voir les choses se passer drsquoune certaine faccedilon Si les choses viennent agrave se

passer autrement ou si lrsquoon est transporteacute dans un autre milieu on continue agrave voir ce

qursquoon est habitueacute agrave voir Souvent mecircme on nrsquoobserve pas reacuteellement on admet drsquoavance

sans regarder ce qursquoon croit a priori devoir se produire Crsquoest lrsquoaction du preacutejugeacute une

opinion preacuteconccedilue sur un fait empecircche drsquoapercevoir ce fait tel qursquoil se preacutesente

36 4deg En supposant que lrsquoauteur a vraiment observeacute a-t-il eacuteteacute dans des conditions favorables

pour observer placeacute de faccedilon agrave bien voir libre de preacuteoccupation et drsquoopinion preacuteconccedilue

A-t-il noteacute son observation aussitocirct et lrsquoa-t-il noteacutee avec preacutecision Ou bien a-t-il eacuteteacute dans

les conditions inverses et par conseacutequent deacutefavorables Ou mecircme a-t-il eacuteteacute hors drsquoeacutetat

drsquoobserver

37 Si lrsquoauteur nrsquoa pas opeacutereacute personnellement crsquoest qursquoil reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre

Crsquoest le cas habituel la plupart des affirmations contenues dans un document sont de

seconde main ndash quand elles ne sont pas de troisiegraveme ndash Logiquement il faudrait remonter

agrave la source rechercher dans quelles conditions a opeacutereacute lrsquoauteur primitif celui qui a lui-

mecircme observeacute le fait et il faudrait srsquoassurer srsquoil a opeacutereacute correctement Mais en pratique on

nrsquoa presque jamais les renseignements neacutecessaires agrave cette recherche Tout ce qursquoon peut

atteindre quelquefois crsquoest le proceacutedeacute de transmission par lequel lrsquoauteur du document a

reccedilu son affirmation On peut reconnaicirctre si elle lui vient par voie orale ou par voie eacutecrite

En principe la transmission orale perd toute valeur lorsqursquoelle a traverseacute plusieurs

intermeacutediaires elle devient la leacutegende Les historiens nrsquoont pas encore renonceacute agrave la

manipuler pour en tirer des parcelles de veacuteriteacute Mais il nrsquoest pas neacutecessaire ici de discuter

ce proceacutedeacute personne en science sociale nrsquoaura lrsquoideacutee drsquoen faire usage ndash Si la transmission

est eacutecrite il faut savoir quelle est son origine et ce que valaient les eacutecrits par lesquels elle

srsquoest faite

44

38 En appliquant ce questionnaire on arrive agrave classer toutes les affirmations en trois

cateacutegories impossibles suspectes non suspectes On verra plus loin quel parti on peut

tirer de ce classement

45

Chapitre VI

Emploi des faits critiqueacutes

I Difficulteacute drsquoeacutetablir les faits ndash Solution pratiqueII Faits plus probables ndash Cas ougrave le mensonge est difficile ndash Cas ougrave lrsquoerreur est difficile ndash Cas ougravelrsquoaffirmation exceptionnelle est une preacutesomption de veacuteriteacuteIII Concordance entre des observations indeacutependantes ndash Conditions pour que la concordance soitconcluante ndash Proceacutedeacutes pour eacutetablir lrsquoindeacutependance des affirmations critique de sourcesndash Comparaison des observations indeacutependantes

1 I ndash Lrsquoeacutetude des preacutecautions neacutecessaires pour faire la critique drsquoun document nous a

meneacutes agrave des conclusions peu rassurantes On ne peut proceacuteder que par une analyse

minutieuse pousseacutee jusqursquoagrave lrsquoaffirmation eacuteleacutementaire Sur chacune de ces affirmations on

ne peut opeacuterer qursquoindirectement et lrsquoon nrsquoa pas de moyen pour en deacuteterminer exactement

la valeur Les seuls reacutesultats fermes sont neacutegatifs ils avertissent qursquoon ne peut rien tirer

du document ils deacutetruisent de pseudo-documents ils empecircchent de puiser agrave une source

contamineacutee mais ils ne fournissent rien Tous les reacutesultats positifs restent relatifs ils se

formulent ainsi laquo Il y a des chances que telle opeacuteration ait eacuteteacute mal faite et que

lrsquoaffirmation soit sans valeur raquo ou laquo On nrsquoaperccediloit pas de chance drsquoalteacuteration raquo Ce

reacutesultat toujours vague est mecircme douteux car il reste une part drsquoappreacuteciation subjective

qui tient agrave notre ignorance ou agrave notre connaissance imparfaite des conditions de travail

de lrsquoauteur

2 En outre nous ne sommes sucircrs ni que lrsquoauteur placeacute dans de mauvaises conditions aura

menti ou mal observeacute ni de lrsquoinverse Lrsquoexpeacuterience nous montre qursquoil y a des hommes qui

opegraverent autrement que la normale et il peut y avoir des conditions inconnues de nous qui

ont agi en sens inverse de celles que nous connaissons Lrsquoimpression premiegravere de cette

enquecircte est donc qursquoon ne peut atteindre aucune veacuteriteacute par la meacutethode historique

3 En fait cependant cette meacutethode a permis de deacuteterminer des faits incontesteacutes Personne

nrsquoa jamais douteacute de lrsquoexistence de lrsquoesclavage dans lrsquoAntiquiteacute et du servage au Moyen

Acircge Il y a donc des cas ougrave lrsquoon peut arriver agrave la veacuteriteacute en partant des reacutesultats de la

critique historique

4 II ndash Les conditions qui permettent de tirer parti des affirmations drsquoun document sont de

deux sortes elles tiennent soit agrave la nature mecircme de lrsquoaffirmation soit au rapport entre

plusieurs affirmations

46

5 La nature des affirmations fait une diffeacuterence tregraves consideacuterable Il y a des faits tregraves faciles

drsquoautres tregraves difficiles agrave eacutetablir Suivant lrsquoespegravece de faits sur lesquels porte une

affirmation cette affirmation est tregraves probable ou tregraves douteuse

6 Ce qursquoon appelle un fait soit dans le langage vulgaire soit mecircme en science crsquoest une

affirmation un jugement qui reacuteunit ensemble plusieurs impressions en affirmant qursquoelles

correspondent agrave une reacutealiteacute exteacuterieure Or il y a suivant les diffeacuterentes espegraveces de faits

une diffeacuterence eacutenorme de difficulteacute entre les opeacuterations par lesquelles on aboutit agrave une

affirmation exacte et sincegravere Sur cette diffeacuterence est eacutetablie une partie des conclusions

positives en matiegravere historique

7 En geacuteneacuteral (on lrsquoa vu plus haut) il y a bien des tentations de mensonge bien des chances

drsquoerreur et cela rend a priori bien douteux qursquoune affirmation ait eacutechappeacute agrave toutes ces

tentations et agrave toutes ces chances Mais il y a aussi des conditions qui rendent le

mensonge si inutile ou lrsquoerreur si difficile que tous deux deviennent tregraves improbables On

en peut distinguer trois cateacutegories

8 1deg Il y a des conditions qui rendent le mensonge improbable Lrsquohomme altegravere la veacuteriteacute

pour produire une impression il faut donc pour qursquoil essaie de mentir qursquoil croie

possible de produire cette impression et qursquoil juge avantageux de la produire Ainsi il y

aura trois espegraveces de cas ougrave le mensonge sera improbable

9 1er cas ndash Quand lrsquoaffirmation va en sens inverse de lrsquoeffet que lrsquoauteur voudrait produire

quand elle est contraire agrave son inteacuterecirct agrave sa passion ou agrave sa vaniteacute individuelle ou collective

ou agrave ses goucircts litteacuteraires ou agrave lrsquoopinion qursquoil cherche agrave meacutenager la sinceacuteriteacute devient tregraves

probable Mais ce criteacuterium est deacutelicat agrave manier car il implique qursquoon sait exactement

lrsquoimpression que lrsquoauteur a voulu produire ce qursquoil a regardeacute comme son inteacuterecirct

dominant ce qui a eacuteteacute sa passion sa vaniteacute dominante son goucirct ou le goucirct de son public

Le danger est drsquoadmettre que ses sentiments ont eacuteteacute semblables aux nocirctres Ce criteacuterium

dont les historiens sont tregraves fiers leur a fait souvent commettre des erreurs On croit

volontiers comme on dit laquo un teacutemoin qui srsquoaccuse lui-mecircme raquo ndash Charles IX se vantant

drsquoavoir preacutepareacute la Saint-Bartheacutelemy ndash sans prendre garde que lrsquoauteur peut avoir mis sa

vaniteacute agrave srsquoattribuer ce que nous regardons comme un crime

10 2e cas ndash On peut preacutesumer la sinceacuteriteacute quand lrsquoauteur srsquoil a eacuteteacute tenteacute de mentir a ducirc ecirctre

arrecircteacute par la certitude que son public verrait le mensonge et qursquoil manquerait son effet

Cela arrive pratiquement dans deux cas ndash 1deg Ou lrsquoauteur a eacutecrit pour un public difficile agrave

tromper un public qui a soit un inteacuterecirct pratique agrave controcircler les dires de lrsquoauteur soit

lrsquohabitude de ne pas se laisser tromper crsquoest aussi un criteacuterium deacutelicat car on ne sait pas

drsquoordinaire exactement quelle ideacutee lrsquoauteur srsquoest faite de son public et il peut lrsquoavoir

imagineacute plus creacutedule qursquoil nrsquoeacutetait 2deg Ou bien lrsquoauteur a vu avec une eacutevidence irreacutesistible

qursquoune affirmation mensongegravere serait trop facile agrave controcircler que le fait est trop connu

ou trop facile agrave veacuterifier Ce criteacuterium beaucoup plus pratique permet de reacuteserver comme

probablement sincegraveres les affirmations qui portent sur les faits eacutenormes mateacuteriels

durables et tout agrave fait proches ndash agrave condition de prendre garde au niveau drsquointelligence de

lrsquoauteur du document car si ce niveau eacutetait tregraves bas le criteacuterium ne srsquoappliquerait plus

11 3e cas ndash Il y a des cas ougrave lrsquoauteur dira la veacuteriteacute parce qursquoil aura eu besoin de ne pas mentir

parce qursquoil srsquoagit drsquoaffirmations secondaires eacutetrangegraveres au but qui exige un mensonge

destineacutees au contraire agrave fortifier lrsquoaffirmation mensongegravere en lui donnant de la

vraisemblance crsquoest ainsi que dans un acte ougrave la deacuteclaration principale est fausse les

47

deacutetails accessoires sont sincegraveres et drsquoautant plus sincegraveres qursquoils doivent servir agrave masquer

la partie fausse

12 On arrive ainsi agrave deacutegager de lrsquoensemble drsquoun document quelques affirmations tregraves

probablement sincegraveres

13 2deg Il y a eacutegalement des conditions qui rendent lrsquoerreur improbable Sans doute

lrsquoobservation scientifique est difficile et les conditions drsquoune observation correcte ne sont

jamais reacutealiseacutees par les auteurs de documents en outre la plupart des affirmations de

documents ne viennent mecircme pas directement de lrsquoobservateur elles viennent par

intermeacutediaires drsquoun autre observateur anonyme crsquoest un fait observeacute et reacutedigeacute on ne sait

par qui dans des conditions inconnues Dans les sciences constitueacutees telles que la

physiologie on ne ferait aucun usage drsquoun renseignement qui se preacutesenterait ainsi or

lrsquohistoire nrsquoen a pas drsquoautres Mais par contre on doit tenir compte de la diffeacuterence entre

les faits qursquoil srsquoagit drsquoatteindre dans les sciences objectives et les faits qui constituent les

sciences sociales Une science comme la physique ou la physiologie cherche agrave constater

des mouvements rapides difficiles agrave observer ou agrave deacuteterminer des quantiteacutes tregraves petites

mesureacutees exactement Les sciences sociales portent sur des faits beaucoup plus grossiers

qui exigent des observations beaucoup moins preacutecises elles ont agrave constater lrsquoexistence

drsquoobjets drsquoindividus de groupes ou drsquousages qui durent des anneacutees ou mecircme des siegravecles

ndash le tout constateacute en termes de la langue vulgaire ou par de simples deacutenombrements sans

mesure preacutecise Elles peuvent donc se contenter drsquoobservations beaucoup plus mal faites

Car ce qursquoelles cherchent ce sont des pheacutenomegravenes drsquoensemble superficiels et

grossiegraverement deacutefinis le nombre et la proportion des habitants ou des objets ndash des

cateacutegories grossiegraverement eacutetablies (sexe acircge illettreacutes ouvriers cultivateurs) ndash des

institutions sociales ou eacuteconomiques ndash presque tous faits tregraves faciles agrave constater Ainsi

les documents sont tous grossiers mais les faits qursquoon a besoin de recueillir le sont encore

davantage En science sociale on ne cherche que des approximations on peut donc parmi

ces faits mal observeacutes distinguer ceux qui sont tellement grossiers qursquoil est presque

impossible de mal les observer Voici les principales espegraveces de faits de ce genre

14 a Les faits qui ont dureacute longtemps et qursquoon a ducirc voir ou entendre mentionner souvent

tels que lrsquoexistence drsquoun homme ou drsquoun objet ndash les actes qui se renouvellent

freacutequemment (usages institutions pratiques) ndash les lois regraveglements conventions tarifs

ndash les eacuteveacutenements de longue dureacutee (crises eacutepideacutemies reacutevolutions)

15 b Les faits faciles agrave observer parce qursquoils sont tregraves eacutetendus en espace tels qursquoun groupe

nombreux (peuple socieacuteteacute) un acte ou un eacutetat collectif (loi usage institution) applicable

agrave un grand territoire

16 c Les faits faciles agrave eacutetablir parce que lrsquoaffirmation reste en termes approximatifs et qursquoune

observation tregraves superficielle suffit agrave les constater tels que lrsquoexistence drsquoune institution

en gros sans preacuteciser les deacutetails ou la quantiteacute exprimeacutee par un mot tregraves vague (par

exemple laquo pays deacutesert raquo ou laquo population tregraves dense raquo)

17 Ainsi en se contentant de peu on arrive agrave deacutegager de documents tregraves meacutediocres des

affirmations tregraves probablement exactes On remarquera qursquoexact est en ce cas le contraire

de preacutecis plus une affirmation devient preacutecise plus les chances drsquoerreur augmentent

plus la probabiliteacute drsquoexactitude diminue Lrsquoaffirmation a drsquoautant plus de chances drsquoecirctre

exacte qursquoelle reste vague plus elle se preacutecise plus elle court risque de devenir inexacte

18 3deg Il y a enfin dans quelques cas des conditions qui rendent lrsquoexactitude probable ce sont

celles qui impliquent une contradiction entre lrsquoaffirmation du document et les habitudes

48

drsquoesprit de lrsquoauteur Si un homme affirme avoir observeacute un fait tout agrave fait inattendu pour

lui et contraire agrave toutes ses notions sur le monde une parole qursquoil ne comprend pas un

fait qui lui paraicirct absurde en ce cas la chance drsquoerreur est tregraves faible Car pour lui faire

accepter cette notion nouvelle contraire agrave toutes ses autres notions il a fallu une forte

raison exteacuterieure et cette raison ne peut guegravere ecirctre qursquoune perception exacte Un

exemple frappant est celui des bolides et des aeacuterolithes deacutecrits agrave une eacutepoque ougrave on

ignorait ces pheacutenomegravenes Donc tout fait signaleacute comme tregraves invraisemblable par celui qui

le recueille a par lagrave mecircme une valeur exceptionnelle Mais crsquoest un criteacuterium difficile agrave

manier le danger est de se figurer la contradiction drsquoapregraves notre propre esprit Il faut

prendre garde que le fait rapporteacute comme invraisemblable doit ecirctre en contradiction avec

les ideacutees de lrsquoauteur non avec les nocirctres Les gens qui croient au miracle ou au

merveilleux voient facilement des miracles ou des apparitions cela nrsquoest pas

contradictoire avec leurs notions et ne peut pas ecirctre consideacutereacute comme une preacutesomption

drsquoobservation exacte

19 II ndash Lrsquoanalyse permet donc de mettre agrave part tout un groupe drsquoaffirmations grossiegraveres ou

indiffeacuterentes et comme telles beaucoup moins suspectes elle rend par conseacutequent

possible de reacuteunir sur les pheacutenomegravenes sociaux durables et eacutetendus beaucoup de

renseignements tregraves probables qursquoon peut utiliser dans les sciences sociales

20 Pris isoleacutement chacun de ces renseignements resterait agrave cet eacutetat probable on nrsquoaurait

pas le droit de le consideacuterer comme une proposition scientifique crsquoest-agrave-dire une

affirmation indiscutable Comment peut-on atteindre des propositions de ce genre Nous

sommes arriveacutes ici sur le terrain de lrsquoobservation il ne nous reste plus qursquoagrave employer le

proceacutedeacute normal de toute science drsquoobservation

21 Le principe commun agrave toute science crsquoest qursquoon ne peut pas arriver agrave une conclusion

scientifique par une observation unique Toute observation doit ecirctre reacutepeacuteteacutee pour qursquoon

ait le droit de conclure Il en doit ecirctre exactement de mecircme en matiegravere de document

22 Le proceacutedeacute pour arriver agrave une conclusion consiste donc agrave rapprocher plusieurs

observations sur le mecircme fait pour voir si elles concordent Quand elles ne concordent

pas il est certain que lrsquoune drsquoelles est fausse Si elles concordent la concordance ne peut

provenir que de deux causes ou toutes sont fausses et elles se rencontrent par hasard ou

elles sont concordantes entre elles parce qursquoelles concordent toutes avec la reacutealiteacute

23 Or il y a beaucoup de faccedilons de se tromper par suite beaucoup drsquoerreurs possibles sur un

fait il nrsquoy a qursquoune seule faccedilon de voir exactement par suite qursquoune seule affirmation

exacte possible Il est donc tregraves improbable que des observateurs opeacuterant

indeacutependamment lrsquoun de lrsquoautre commettent exactement la mecircme erreur et cet accord

accidentel devient de plus en plus improbable agrave mesure que le nombre drsquoobservations

augmente Il nrsquoy a pas de raison pour que des observations diffeacuterentes qui ne sont pas

lieacutees agrave la reacutealiteacute se ressemblent entre elles Cette ressemblance ne pourrait ecirctre produite

que par le hasard et le mecircme hasard ne se renouvelle pas un grand nombre de fois de

suite Crsquoest lagrave une application du calcul des probabiliteacutes Si des observations

indeacutependantes se ressemblent crsquoest qursquoelles sont relieacutees entre elles par un intermeacutediaire

et cet intermeacutediaire ne peut ecirctre que la reacutealiteacute qui a eacuteteacute leur fondement commun si elles

ont entre elles un lien de ressemblance crsquoest que chacune drsquoelles est lieacutee agrave une mecircme

reacutealiteacute

24 Tel est le principe fondamental dans toutes les sciences drsquoobservation le seul principe

qursquoon puisse employer tant qursquoon nrsquoarrive pas agrave produire le pheacutenomegravene et agrave le faire

49

varier crsquoest-agrave-dire agrave opeacuterer par expeacuterimentation Crsquoest un principe empirique qui peut se

formuler ainsi Les erreurs drsquoobservation personnelle ne se rencontrent pas elles

divergent seules les observations exactes concordent entre elles

25 Pour appliquer ce principe aux renseignements tireacutes des documents il faut sur le mecircme

fait reacuteunir plusieurs affirmations concordantes Il faut donc classer les reacutesultats de

lrsquoanalyse critique en reacuteunissant ensemble les affirmations relatives au mecircme fait

26 On commence par reacuteunir ces affirmations puis on les compare en tenant compte des

notes de deacutefaveur ou de faveur que la critique a permis drsquoattacher agrave chacune drsquoelles Srsquoil y

a deacutesaccord entre les affirmations extraites de deux ou plusieurs documents presque

toujours un de ces documents eacutetait deacutejagrave suspect pour des motifs de critique le deacutesaccord

ne fait que confirmer la deacutefiance agrave lrsquoeacutegard de ce document suspect Ou si cette deacutefiance ne

srsquoeacutetait pas encore produite il rend le service de la faire naicirctre

27 Mais pour proceacuteder meacutethodiquement il faut deux opeacuterations distinctes 1deg Srsquoassurer de

combien drsquoobservations reacuteelles on dispose crsquoest-agrave-dire combien on a drsquoaffirmations

indeacutependantes 2deg Rapprocher les observations pour arriver agrave la conclusion deacutefinitive

28 1deg La tendance naturelle est de proceacuteder comme si chaque document constituait une

observation On possegravede sur un mecircme fait dix documents (on a par exemple le reacutecit drsquoune

reacuteunion de syndicat dans dix journaux diffeacuterents) on srsquoimagine avoir dix observations Or

il arrive le plus souvent qursquoun document reproduit un autre document ou pour parler

plus exactement qursquoune affirmation ne fait que reproduire une autre affirmation de

sorte que plusieurs documents reproduisent la mecircme affirmation Mais comme on se

trouve en preacutesence de documents reacutedigeacutes par des auteurs diffeacuterents on subit lrsquoillusion de

plusieurs affirmations diffeacuterentes de lagrave la tendance agrave les compter comme autant

drsquoobservations Plusieurs journaux reproduisent le mecircme reacutecit les reporters de

diffeacuterents journaux se sont entendus un seul drsquoentre eux est alleacute assister agrave la seacuteance il a

reacutedigeacute un compte rendu les autres lrsquoont copieacute chacun dans son journal On possegravede alors

plusieurs documents A-t-on autant drsquoobservations Eacutevidemment non les dix journaux

ne repreacutesentent tous qursquoune seule observation Les compter pour dix ce serait opeacuterer

comme si on comptait pour un document chacun des exemplaires drsquoun mecircme livre

imprimeacute On ne devra compter que les observations indeacutependantes sur un mecircme fait Il faut

donc commencer par eacutetablir la relation entre les documents qui ont lrsquoair diffeacuterents pour

deacuteterminer ceux qui reacuteellement ont chacun pour origine une observation indeacutependante

et ceux qui au contraire ont pour origine commune une mecircme observation Dans la

langue technique cette origine des documents srsquoappelle source

29 La critique de sources qui eacutetudie les origines des documents donne souvent des reacuteveacutelations

inattendues elle constitue une partie importante de la technique historique1 Le principe

en est tregraves simple Quand deux affirmations sont identiques elles se ressemblent trop

pour venir de deux observations diffeacuterentes car lrsquoexpeacuterience montre que deux

observateurs opeacuterant seacutepareacutement nrsquoarrivent jamais agrave des conclusions formuleacutees dans les

mecircmes termes Si donc deux affirmations sont pareilles dans la forme crsquoest qursquoelles sont

copieacutees lrsquoune sur lrsquoautre ou toutes deux copieacutees sur une troisiegraveme en tout cas elles ne

doivent compter que pour une seule Mais la pratique soulegraveve des difficulteacutes dans deux

cas a) Lrsquoauteur qui a reproduit lrsquoaffirmation drsquoun autre cherche agrave dissimuler son emprunt

il modifie expregraves la forme pour deacuterouter son public comme fait un eacutecolier qui a copieacute son

devoir sur un voisin Il faut chercher alors dans le fond mecircme des faits examiner surtout

lrsquoordre et la liaison des faits lrsquoidentiteacute du fond et des rapports eacutetablis entre les faits suffit

entiegraverement pour prouver la deacutependance car jamais deux observateurs indeacutependants ne

50

preacutesentent les faits dans le mecircme ordre ni ne leur attribuent les mecircmes rapports b)

Lrsquoauteur a pris agrave la fois crsquoest-agrave-dire alternativement dans deux ou plusieurs documents

En ce cas le travail est plus compliqueacute il faut comparer son reacutecit avec plusieurs autres

Ce travail qui tient tant de place dans lrsquoeacutetude des sources antiques et du Moyen Acircge nrsquoest

pas moins neacutecessaire pour les documents contemporains rapports enquecirctes tableaux

statistiques Il est tellement tentant de reproduire une observation deacutejagrave faite plutocirct que

de se donner la peine drsquoen faire une nouvelle qursquoon doit toujours se demander quand on

possegravede deux documents sur le mecircme fait srsquoils ne sont pas simplement la reproduction

lrsquoun de lrsquoautre Souvent mecircme on peut srsquoassurer qursquoil ne restait qursquoune seule source un

seul observateur direct auquel il eacutetait commode de srsquoadresser on est sucircr alors que crsquoest

une observation unique qui a servi agrave reacutediger les documents de reacutedacteurs tregraves diffeacuterents

Il en est souvent ainsi pour un chiffre de statistique qui une fois introduit dans une

œuvre connue passe drsquoun auteur agrave lrsquoautre et finit par se trouver reproduit dans un si

grand nombre drsquoouvrages que personne ne songe plus agrave le contester

30 Cette critique de sources ne donnera qursquoun reacutesultat neacutegatif empecirccher drsquoecirctre dupe de

fausses observations indeacutependantes et permettre de ne conserver que celles qui sont

vraiment indeacutependantes

31 2deg La seconde opeacuteration consistera agrave rapprocher les observations reconnues

indeacutependantes afin de voir si eacutetant suffisamment diffeacuterentes pour ecirctre indeacutependantes

elles sont assez ressemblantes pour permettre de tirer une conclusion de leur

ressemblance En histoire comme en toute science la veacuteriteacute se trouve au point de

croisement de plusieurs voies de recherches suivies chacune par un observateur

diffeacuterent

32 On proceacutedera en se posant une seacuterie de questions meacutethodiques 1deg Avons-nous plusieurs

observations du mecircme fait 2deg Sur quelles parties du fait concordent-elles 3deg Comment

les faits sur lesquels nous ne posseacutedons qursquoune seule observation concordent-ils entre

eux Ici on sort de la question de la critique des documents pour passer sur le terrain de

la construction de la science

NOTES

1 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques livre II chap IV

51

Chapitre VII

Groupement des faits

I Conditions du groupement des faits ndash Eacutetat des faits tireacutes des documents diffeacuterences de degreacute denature de probabiliteacute II Groupement provisoire ndash Monographies reacutepertoiresIII Nature des faits agrave grouper ndash Faits geacuteneacuteraux ou individuels faits certains ou douteuxndash Existences actes humains motifs

1 Nous voici arriveacutes agrave la deuxiegraveme partie du travail historique agrave la construction Par quels

proceacutedeacutes peut-on grouper les faits tireacutes des documents de faccedilon agrave construire une science

crsquoest-agrave-dire un ensemble meacutethodique Comment la meacutethode historique srsquoapplique-t-elle

agrave la construction de la science sociale

2 I ndash Pour construire une science il faut partir non de notre ideacuteal de la science que nous

deacutesirerions constituer mais de la reacutealiteacute des mateacuteriaux dont nous pouvons disposer Il

serait chimeacuterique de se proposer un plan que les mateacuteriaux ne se precircteraient pas agrave

reacutealiser on ne construira pas une Tour Eiffel avec des moellons Crsquoest lagrave une neacutecessiteacute

pratique qursquooublient les philosophes quand ils veulent construire une science sociale avec

une meacutethode meacutetaphysique ou en imitant le plan des sciences biologiques sans tenir

compte de la diffeacuterence des mateacuteriaux

3 La premiegravere question sera donc De quels mateacuteriaux disposent les sciences sociales

Presque tous sont ndash par suite de neacutecessiteacutes pratiques ndash tireacutes non de lrsquoobservation directe

mais de documents de mateacuteriaux historiques semblables agrave ceux qursquoemploie lrsquohistoire

contemporaine Quelle est la nature de ces mateacuteriaux En quoi diffegraverent-ils des

mateacuteriaux des autres sciences

4 Drsquoabord ils proviennent forceacutement de lrsquoanalyse drsquoun document Ils nous arrivent donc

dans lrsquoeacutetat ougrave lrsquoanalyse nous les livre hacheacutes par cette analyse en affirmations

eacuteleacutementaires1 car dans un document il y a des milliers drsquoaffirmations et mecircme dans la

plupart des affirmations dont se compose une simple phrase il y a plusieurs affirmations

eacuteleacutementaires souvent on accepte lrsquoune on rejette lrsquoautre Chacune de ces affirmations

constitue un fait Mais ces faits sont drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes

5 1deg Ils sont agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents Dans une statistique par exemple on

aura des cas individuels des additions partielles des totaux geacuteneacuteraux Dans une

52

description on aura cocircte agrave cocircte un cas individuel unique et un reacutesumeacute sur lrsquoensemble

drsquoune institution

6 2deg Ils se rapportent agrave des objets de nature tregraves diffeacuterente Lrsquoauteur du document en

preacutesentant les faits nrsquoa pas eu la mecircme preacuteoccupation que le classificateur aura en les

eacutetudiant Il nrsquoa eu aucune raison pour les preacutesenter dans lrsquoordre ougrave le constructeur aura

besoin de les mettre Les faits arrivent donc toujours dans un pecircle-mecircle ndash plus grand sans

doute pour lrsquohistorien parce qursquoil cherche des faits plus varieacutes (faits de langue

conceptions croyances sentiments institutions) ndash mais tregraves grand encore mecircme dans les

sciences sociales Bien que systeacutematiquement on eacutecarte la plus grande partie des faits

pour se renfermer dans les faits sociaux il en reste encore drsquoassez varieacutes pour produire

une confusion beaucoup plus grande qursquoen aucune science expeacuterimentale Dans les

sciences drsquoobservation directe on choisit les faits qursquoon veut observer dans les sciences

documentaires on les reccediloit de la main drsquoun autre avant de srsquoen servir il faut donc les

trier

7 3deg Les faits extraits des documents arrivent chacun avec une eacutetiquette critique (fait

suspect fait tregraves probable fait douteux etc) qui pratiquement varie depuis une simple

indication de faveur ou de deacutefaveur jusqursquoagrave la quasi-certitude de la fausseteacute ou de la

veacuteriteacute le renseignement est si important qursquoon est obligeacute de conserver cette eacutetiquette

8 Tous ces faits disparates il faut commencer par les reacuteunir avant de pouvoir preacuteparer le

rapprochement avec drsquoautres faits qui permettra une conclusion deacutefinitive Dans les

autres sciences aussi il faut attendre pour conclure drsquoavoir reacuteuni plusieurs observations

sur un mecircme fait mais dans les sciences expeacuterimentales on peut refaire aussitocirct drsquoautres

observations avant de publier En matiegravere historique ougrave lrsquoon deacutepend du hasard des

documents on commence par avoir drsquoabord des cas uniques comparables aux cas

cliniques qui srsquoentassent dans les revues de meacutedecine avant qursquoon en puisse tirer aucune

conclusion

9 Ainsi on trouve drsquoabord devant soi une masse incoheacuterente de menus faits une poussiegravere

de connaissances de deacutetail un nombre eacutenorme drsquoaffirmations de valeur tregraves diffeacuterente

sur des faits drsquoespegraveces tregraves diffeacuterentes agrave des degreacutes de geacuteneacuteraliteacute tregraves diffeacuterents En

science sociale ce sont 1deg des donneacutees statistiques sur des ecirctres ou des objets diffeacuterents

de diffeacuterente valeur suivant lrsquointelligence ou lrsquohonnecircteteacute de lrsquoopeacuterateur agrave des degreacutes de

geacuteneacuteraliteacute divers les unes portant sur un seul individu drsquoautres sur un groupe drsquoautres

prenant la forme drsquoun tableau drsquoensemble soit agrave un moment unique soit agrave des moments

diffeacuterents 2deg des descriptions drsquousages ou drsquoinstitutions ou de conditions mateacuterielles

descriptions drsquoun deacutetail ou drsquoun ensemble drsquoun petit groupe local ou de groupes

reacutegionaux ou drsquoune mecircme nation ou du monde entier toutes drsquoexactitude tregraves variable

3deg des regraveglements drsquoinstitutions locaux geacuteneacuteraux nationaux les uns appliqueacutes si

exactement qursquoils ont la valeur drsquoune description de faits reacuteels drsquoautres purement

nominaux drsquoautres en partie appliqueacutes en partie restant lettre-morte

10 II ndash Pour se reconnaicirctre dans ce pecircle-mecircle il faut un classement il faut trier les faits

extraits des documents de faccedilon agrave les classer drsquoapregraves un mecircme principe Mais la confusion

est si grande le travail est si compliqueacute qursquoen pratique il ne peut guegravere se faire par une

seule opeacuteration Dans toutes les sciences documentaires on est ameneacute agrave une division du

travail ndash Un premier classement pratique et provisoire sert agrave deacutebrouiller les faits et agrave

mettre ensemble les faits de mecircme nature il aboutit agrave un reacutepertoire ou agrave une

monographie ndash Un deuxiegraveme classement scientifique et deacutefinitif part de ce recueil

provisoire (reacutepertoire ou monographie) pour tacirccher de saisir les rapports reacuteguliers

53

drsquoabord entre les faits de mecircme nature puis entre les groupes de diffeacuterente nature Ces

deux opeacuterations tendent mecircme agrave se partager entre les deux espegraveces de travailleurs les

eacuterudits et les speacutecialistes qui aiment surtout le contact direct avec le document brut

preacutefegraverent se limiter au classement provisoire le classement deacutefinitif reste abandonneacute

aux hommes drsquoesprit geacuteneacuteralisateur qui sont souvent des professeurs ou des hommes

politiques

11 Le classement provisoire prend surtout deux formes la monographie et le reacutepertoire

12 La forme la plus simple la monographie repose sur un principe que la plupart des

travailleurs appliquent spontaneacutement On recueille ensemble les faits de mecircme nature qui

se rapportent agrave un groupe de faits limiteacute eacutetroitement dans lrsquoespace et dans le temps On

fait par exemple la monographie des recettes et deacutepenses drsquoune famille la monographie

des syndicats drsquoun meacutetier dans une ville pendant une anneacutee ou une courte peacuteriode Une

autre forme de monographie est le tableau de statistique deacutetailleacute diviseacute en colonnes ougrave

les faits sont agrave la fois analyseacutes et deacutenombreacutes par exemple la statistique analytique de la

population drsquoune ville Les limites eacutetant eacutetroites il devient possible de recueillir tous les

faits connus sur un mecircme sujet Et crsquoest un grand attrait pour beaucoup drsquoesprits leur

plaisir eacutetant non de savoir beaucoup mais de savoir plus que personne au monde sur un

sujet donneacute il leur est agreacuteable de recueillir tout ce qursquoon sait de faire une collection

complegravete crsquoest lrsquoideacuteal du collectionneur

13 Les limites de ces monographies sont fixeacutees par le collectionneur drsquoordinaire pour des

raisons pratiques elles embrassent les faits qursquoil pouvait atteindre complegravetement Le

cadre est donc tregraves diffeacuterent suivant la quantiteacute de documents dont on dispose quand il

y en a peu on tend agrave eacutetendre la monographie sur un groupe drsquohommes plus nombreux ou

sur un temps plus long Les monographies sur le Moyen Acircge ont des sujets plus vastes que

celles qui traitent des pheacutenomegravenes contemporains

14 La raison drsquoecirctre de la monographie crsquoest de permettre de dominer tous les faits qui se

sont produits dans un champ donneacute Elle comporte drsquoabord le groupement des faits de

mecircme nature mais rien nrsquoempecircche en outre de reacuteunir dans une mecircme monographie

plusieurs groupes de faits de plusieurs natures qui ont ce caractegravere commun de srsquoecirctre

produits dans le mecircme champ Crsquoest souvent mecircme une pratique tregraves avantageuse mais agrave

condition de reacutepartir en sections distinctes les faits de natures diffeacuterentes

15 La monographie quand elle est faite au moyen de documents doit conserver lrsquoindication

de provenance de chaque fait crsquoest une preacutecaution qui malheureusement est souvent

neacutegligeacutee Il arrive aux speacutecialistes drsquooublier que leurs lecteurs ont le droit de leur

demander leurs sources et ceux qui ont travailleacute sur des documents ineacutedits sont souvent

les plus neacutegligents faute drsquoavoir adopteacute un systegraveme meacutethodique de renvoi agrave leurs

sources ils se dispensent parfois de toute reacutefeacuterence et se conduisent comme srsquoils

donnaient le reacutesultat drsquoobservations directes

16 Le reacutepertoire nrsquoest qursquoun recueil de monographies souvent œuvres drsquoauteurs diffeacuterents

reacuteunies en un mecircme ouvrage drsquoordinaire sous une direction unique Mais ce sont de

preacutefeacuterence des monographies sommaires et souvent des reacutesumeacutes de monographies

anteacuterieures publieacutees seacutepareacutement Le reacutepertoire est une neacutecessiteacute pratique pour toute

science qui a besoin de reacuteunir un grand nombre de faits particuliers il sert agrave rassembler

les monographies eacuteparses agrave les condenser agrave supprimer les doubles emplois agrave faire

apercevoir les lacunes et mecircme agrave les combler Il doit ecirctre ameacutenageacute suivant des raisons

pratiques car son but est surtout de rendre les recherches rapides et sucircres Tregraves souvent

54

le seul ordre pratique est lrsquoordre alphabeacutetique celui des dictionnaires Il ne faut pas

meacutepriser les reacutepertoires alphabeacutetiques ils ne sont pas encore la science mais ils sont la

condition pratique de la science En statistique les faits se reacutesument en tableaux et en

graphiques qursquoon est obligeacute de ranger un peu arbitrairement en seacuteries lrsquoordre est alors

indiqueacute par un index

17 En pratique crsquoest dans les monographies et les reacutepertoires qursquoon va chercher les faits qui

servent agrave construire la science deacutefinitive crsquoest-agrave-dire agrave trouver des rapports permanents

entre les faits Il est bien entendu que pour se servir des recueils ou des monographies il

faut leur appliquer les mecircmes regravegles qursquoaux documents et commencer par en faire la

critique Mais au lieu drsquoune critique analytique on peut srsquoen tenir agrave une critique geacuteneacuterale

pour constater la faccedilon dont lrsquoauteur a utiliseacute les documents ce sera court car si le

travail est correctement fait lrsquoauteur aura donneacute lrsquoindication de ses sources et on aura

vite fait de voir ce que valent ses mateacuteriaux et comment il les a mis en œuvre

18 III ndash Il est toujours possible de faire un groupement provisoire des faits Mais avant

drsquoessayer une construction scientifique il faut srsquoassurer si elle est possible ce qui oblige

drsquoabord agrave se rendre compte de la nature des faits agrave grouper

19 On peut grouper les faits en cateacutegories suivant deux systegravemes 1deg suivant le degreacute de

geacuteneacuteraliteacute sous lequel ils se preacutesentent agrave nous 2deg suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation par

laquelle ils nous sont connus

20 1deg Suivant le degreacute de geacuteneacuteraliteacute il y a des faits individuels des faits particuliers agrave un

groupe des faits geacuteneacuteraux Les sciences sociales nrsquoeacutetudient pas drsquoordinaire les faits

purement individuels elles ne cherchent pas ce que tel homme a fait agrave tel moment elles

ne srsquointeacuteressent qursquoagrave des groupes et quand elles recueillent un fait individuel ndash comme il

arrive par exemple dans un recensement ndash crsquoest seulement comme un eacuteleacutement destineacute agrave

entrer dans un total agrave moins qursquoil ne srsquoagisse de faits historiques (par exemple la chute de

Bismarck) qui ont eu une reacuteaction consideacuterable sur la vie sociale et en ce cas elles se

bornent agrave prendre le fait sans en eacutetudier les deacutetails Le domaine des sciences sociales crsquoest

lrsquoeacutetude des faits communs agrave tout un groupe

21 2deg Suivant lrsquoespegravece drsquoaffirmation il y a des faits eacutetablis par une concordance suffisante

entre les affirmations drsquoautres probables mais non certains Pratiquement les seuls faits

certains en sciences sociales sont ou des faits sociaux conventionnels connus par des

documents officiels ou des faits mateacuteriels vagues connus par des descriptions car

aussitocirct qursquoon veut preacuteciser par des chiffres la certitude cesse ndash Les faits conventionnels

ont la forme de regraveglements drsquoordres ou de lois crsquoest-agrave-dire drsquoactes officiels or toute

reacutedaction officielle implique un accord entre les gens qui reacutedigent le document mais un

accord purement subjectif sur les regravegles agrave eacutenoncer elle ne donne pas la preuve que ces

regravegles correspondent agrave aucun fait reacuteel exteacuterieur Un regraveglement inappliqueacute reste un

pheacutenomegravene purement psychologique une simple convention il ne devient pas une

reacutealiteacute sociale exteacuterieure ndash Les faits vagues sont les descriptions et les approximations

obtenues en additionnant des chiffres faciles agrave constater par conseacutequent grossiegraverement

approximatifs Encore faudrait-il pour ecirctre certain qursquoil nrsquoy a pas eu erreur dans les

calculs pouvoir comparer le reacutesultat de deux additions indeacutependantes et crsquoest un cas

rare On peut donc admettre qursquoon nrsquoaura guegravere en science sociale agrave opeacuterer que sur des

faits seulement probables Il srsquoagira donc de grouper ces faits probables de faccedilon agrave les

confirmer les uns par les autres pour arriver par groupements successifs jusqursquoagrave la

certitude

55

22 Il est neacutecessaire sans doute de tenir compte ici de cette faccedilon diffeacuterente de connaicirctre les

faits de se rappeler srsquoils sont plus ou moins geacuteneacuteraux et srsquoils sont plus ou moins

probables puisque nous ne pouvons opeacuterer qursquoavec nos connaissances conditionneacutees par

lrsquoinfirmiteacute de nos moyens Mais la diffeacuterence la plus importante tient agrave la nature des faits

eux-mecircmes Il est eacutevident que tout classement scientifique devra se faire non drsquoapregraves le

rapport de connaissance entre nous et les faits qui est un rapport fortuit mais drsquoapregraves les

rapports de nature entre les diffeacuterents objets eux-mecircmes qui sont des rapports

constants

23 Les objets ceux du moins que nous pouvons atteindre peuvent drsquoapregraves leur nature se

grouper en trois cateacutegories il est utile de srsquoen rendre compte puisque ce sont les seules

espegraveces drsquoobjets avec lesquelles nous puissions faire notre construction Ce sont les

mecircmes objets qursquoon atteint indirectement par les documents directement par

lrsquoobservation

24 a Existence drsquoecirctres mateacuteriels directement observables ndash Il y en a deux espegraveces les corps

humains objets de la science sociale en tant qursquoils sont la condition des vies humaines

les objets mateacuteriels objets de la science sociale en tant qursquoils sont en rapport avec des

hommes Dans les corps humains la science sociale ne considegravere que le nombre et des

caractegraveres tregraves apparents acircge sexe maladie accidents etc Les objets mateacuteriels sont tregraves

varieacutes Ce sont les animaux approprieacutes agrave lrsquousage de lrsquohomme (les animaux sauvages

restent en dehors du domaine des sciences sociales) ndash les eacutetendues mateacuterielles de terre ou

drsquoeaux cultiveacutees ou ameacutenageacutees ou utiliseacutees (les deacuteserts les oceacuteans les glaces restent en

dehors) ndash les produits drsquoactiviteacute humaine maisons cultures canaux outils et ateliers

chemins mateacuteriels de transports navires marchandises mobiliers monnaies etc Pour

tous ces objets (corps humains animaux surfaces produits) on peut essayer de connaicirctre

leur existence leur position dans la geacuteographie et la chronologie et quelques-uns de

leurs caractegraveres les plus apparents Ces caractegraveres trop superficiels drsquoordinaire pour faire

peacuteneacutetrer dans la nature intime des objets permettent du moins de les reacutepartir en groupes

et sous-groupes de les deacutenombrer et drsquoen suivre les deacuteplacements numeacuteriques

(accroissements diminution de nombre changement de place) Il nrsquoest pas neacutecessaire

par exemple de connaicirctre lrsquoanatomie drsquoun mouton pour le faire entrer dans la cateacutegorie

des moutons du deacutepartement de lrsquoAube et lui donner sa place dans un deacutenombrement de

la race ovine Ainsi on parvient agrave atteindre les pheacutenomegravenes abstraits de lrsquoexistence du

nombre et de lrsquoemplacement des objets sans avoir besoin de pouvoir les expliquer crsquoest-

agrave-dire les rapporter agrave une cause

25 b Actes humains ndash Ces actes sont toujours passeacutes on ne peut plus les observer Mais on

sait quels actes ont eacuteteacute neacutecessaires pour creacuteer les produits humains ou pour les

transporter on peut donc quand on connaicirct lrsquoexistence lrsquoorigine et la place actuelle de

ces produits retrouver les actes drsquoindustrie et de transport qursquoils ont subis ndash En outre ndash et

crsquoest le principal moyen de connaissance ndash il y a des actes que les auteurs de documents

ont pu observer (des actes ou des paroles ou des eacutecrits) par exemple un suicide une

arrestation une exeacutecution une gregraveve un marcheacute un transport une reacuteunion de

constitution drsquoune socieacuteteacute une reacuteunion de discussion un discours un regraveglement un

compte etc Beaucoup de ces actes sont purement symboliques par exemple ceux qui se

font dans les banques ou les bourses ougrave lrsquoon se borne agrave parler et agrave eacutecrire mais ce sont des

symboles qui entraicircnent des conseacutequences pratiques et finissent par se traduire en actes

mateacuteriels un transport de creacuteances aboutit agrave lrsquoacquisition drsquoobjets mateacuteriels

56

26 Ces actes sont faits ou par un homme seul ou par plusieurs hommes agrave la fois Faits par un

seul on les appelle individuels quand ils sont faits par plusieurs on emploie le mot

collectif Les actes collectifs sont-ils drsquoune autre espegravece que les actes individuels Crsquoest une

question tregraves controverseacutee mais une question philosophique indiffeacuterente pour

lrsquoapplication de la meacutethode pour lrsquoobservateur il nrsquoy a jamais qursquoune somme drsquoactes ou de

paroles drsquoindividus et lrsquoobservation eacutetant le seul proceacutedeacute de connaissance crsquoest de

lrsquoobservation que la science doit partir Srsquoil y a vraiment un caractegravere propre agrave certains

pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire accomplis par les individus vivant en socieacuteteacute ce

caractegravere apparaicirctra plus tard par le rapprochement des faits isoleacutes observeacutes comme

dans les sciences biologiques apparaicirct la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes observeacutes

drsquoabord isoleacutement dans un mecircme organisme Mais il serait contraire agrave la meacutethode de

toute science empirique de preacutesupposer agrave certains pheacutenomegravenes un caractegravere speacutecifique

pour des raisons a priori

27 3deg Avec les actes on quitte le terrain de lrsquoobservation directe qui est celui de toutes les

sciences drsquoobservation Et pourtant si lrsquoon veut expliquer les faits sociaux il est

impossible de rester sur ce terrain car aucun acte humain social nrsquoa sa cause en lui-

mecircme ou en drsquoautres actes mateacuteriels Aucun acte ndash ni une opeacuteration de commerce ni une

fabrication industrielle ni un marcheacute pas mecircme une arrestation ou un suicide ndash ne peut

ecirctre relieacute directement agrave drsquoautres actes Pour qursquoil se produise il faut toujours un motif

crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene psychologique Ce mot de motif est vague sans doute crsquoest que

notre connaissance du pheacutenomegravene qursquoil deacutesigne est encore vague On peut donner deux

interpreacutetations agrave un acte Lrsquoune est psychologique lrsquoacte dit-on est produit par une

repreacutesentation consciente de lrsquoesprit (jugement deacutesir volition) qui met en jeu un

meacutecanisme nerveux et musculaire lequel produit directement lrsquoacte Lrsquoautre

interpreacutetation est physiologique lrsquoacte a pour cause directe une impulsion produite par

lrsquoaction directe des centres nerveux de perception la conscience qui nous donne

lrsquoillusion de la volonteacute nrsquoest qursquoun eacutepipheacutenomegravene qui accompagne quelques-uns des

pheacutenomegravenes ceacutereacutebraux sans avoir aucune action sur les mouvements Mais dans les deux

interpreacutetations ce qui reste certain crsquoest que les actes mateacuteriels mecircme symboliques (tels

que les paroles ou les eacutecrits) sont des pheacutenomegravenes peacuteripheacuteriques produits par le

meacutecanisme exteacuterieur tandis que le point de deacutepart de lrsquoacte sinon sa cause est toujours

central et accompagneacute drsquoun pheacutenomegravene conscient du cerveau Les actes humains qui

constituent la matiegravere de la science sociale ne peuvent donc ecirctre compris que par

lrsquointermeacutediaire des pheacutenomegravenes conscients du cerveau Ainsi on est rameneacute

irreacutesistiblement agrave lrsquointerpreacutetation ceacutereacutebrale (crsquoest-agrave-dire psychologique) des faits sociaux

Auguste Comte avait espeacutereacute lrsquoeacuteviter en constituant la sociologie sur lrsquoobservation de faits

exteacuterieurs mais ces faits exteacuterieurs ne sont que les produits des eacutetats inteacuterieurs les

eacutetudier seuls sans connaicirctre les eacutetats psychologiques qui les motivent ce serait vouloir

comprendre les mouvements drsquoun orchestre sans savoir la musique qursquoil joue

57

NOTES

1 Voir plus haut chap II III

58

Chapitre VIII

Construction des faits des sciencessociales

I Nature des faits dans les sciences sociales ndash Caractegravere mateacuteriel et psychologique impossibiliteacutedrsquoune meacutethode exclusivement objectiveII Analyse sociale ndash Diffeacuterence entre lrsquoanalyse sociale et lrsquoanalyse biologique ndash Caractegravere abstraitet subjectif de lrsquoanalyse sociale rocircle de lrsquoimaginationIII Proceacutedeacutes de construction ndash Emploi de lrsquoanalogie ndash Emploi du questionnaire

1 Les faits qui fournissent les mateacuteriaux des sciences sociales se preacutesentent dans des

conditions qui conditionnent elles-mecircmes la construction en lui imposant ses proceacutedeacutes et

ses limites

2 I ndash La plupart des faits sociaux sont connus par une meacutethode historique indirecte au

moyen de documents le propre des faits ainsi connus1 est drsquoecirctre superficiels et vagues

ils se bornent agrave constater lrsquoexistence drsquoecirctres drsquohabitudes de groupes ou drsquoindividus Ce

caractegravere vague et superficiel srsquoimpose donc agrave tous les faits des sciences sociales mecircme

ceux qursquoon pourrait recueillir par une observation directe ne peuvent jamais ecirctre

combineacutes en un ensemble avec les faits extraits des documents que dans la mesure ougrave ils

sont de mecircme degreacute Dans un recensement par exemple les deacutetails circonstancieacutes qursquoon

aurait obtenus par observation directe sur quelques familles ne seront pas utilisables

parce qursquoon ne pourra pas les faire entrer dans les cateacutegories larges et vagues qui auront

servi aux recenseurs De mecircme dans la description de lrsquoorganisation geacuteneacuterale des

syndicats on ne pourra pas faire entrer les connaissances speacuteciales qursquoon aura recueillies

sur quelques-uns drsquoentre eux sinon sous forme de type ou drsquoexemple ce qui est un

artifice peacutedagogique mais non un proceacutedeacute scientifique

3 Ces faits se ramegravenent tous agrave des ecirctres mateacuteriels des actes ou des motifs (qui sont au

moins des repreacutesentations) Mais la partie mateacuterielle la seule qui soit observable

objectivement ne peut pas ecirctre utiliseacutee seacutepareacutement ndash On pourrait il est vrai concevoir

une statistique exclusivement physiologique ougrave seraient deacutenombreacutes les corps sexes

acircges maladies caractegraveres anthropologiques mais cette statistique ne suffirait jamais par

elle-mecircme pour constituer un fait social il faudrait toujours la mettre en rapport avec

une nationaliteacute une religion une classe ndash en un mot avec des pheacutenomegravenes internes

59

ndash pour deacuteterminer la socieacuteteacute dont on aurait fait le deacutenombrement ndash De mecircme une

statistique drsquoobjets de marchandises de numeacuteraire ou drsquoanimaux ne devient un fait

social qursquoautant qursquoon fait intervenir un fait drsquoappropriation crsquoest-agrave-dire subjectif on

fait la statistique des marchandises des animaux appartenant agrave un groupe drsquohommes il

faut donc faire intervenir la notion subjective de proprieacuteteacute ndash Ce qui donne le caractegravere

social crsquoest justement un pheacutenomegravene interne soit politique soit eacuteconomique

4 Il est inutile de deacutemontrer le caractegravere essentiellement subjectif de tout fait politique

Tout groupe politique repose avant tout sur lrsquoideacutee de lrsquoobeacuteissance agrave un mecircme centre ou de

la solidariteacute avec les mecircmes hommes Qursquoil y ait ou non un fait drsquoun autre ordre

(pheacutenomegravene collectif) lieacute agrave une ideacutee drsquoobeacuteissance ou de solidariteacute en tout cas le fait

nrsquoexiste jamais qursquoavec cette ideacutee et nrsquoest aperccedilu que par lrsquointermeacutediaire de cette ideacutee et

quand lrsquoideacutee se modifie lrsquoeacutetat politique se transforme Lrsquoideacutee de la nationaliteacute en

Maceacutedoine change chez les mecircmes individus suivant qursquoils se croient solidaires avec les

Grecs les Bulgares les Valaques ou les Serbes

5 Pour les faits eacuteconomiques ce caractegravere subjectif est moins eacutevident ou du moins agrave cause

du caractegravere mateacuteriel des objets agrave propos desquels se produisent les faits eacuteconomiques il

se voit moins nettement Mais en reacutealiteacute les objets mateacuteriels ne sont jamais que lrsquooccasion

ou la condition des faits eacuteconomiques les veacuteritables faits eacuteconomiques sont les ideacutees des

hommes par rapport agrave ces objets ndash Lrsquoappropriation crsquoest lrsquoideacutee que la disposition drsquoun

certain objet appartient agrave quelqursquoun la preuve crsquoest qursquoil peut y avoir une reacutevolution

dans la proprieacuteteacute comme il est arriveacute en Russie agrave lrsquoabolition du servage sans le moindre

mouvement mateacuteriel ndash Le commerce est un ensemble de conventions crsquoest-agrave-dire de

pheacutenomegravenes psychologiques pour eacutechanger lrsquoappropriation des objets et le transport

nrsquoest qursquoune conseacutequence mateacuterielle de ces conventions ndash La consommation et la

production elles-mecircmes ont une partie mateacuterielle mais leur caractegravere eacuteconomique leur

est donneacute par une notion purement subjective crsquoest la valeur qui dirige le producteur et

deacutecide le consommateur or la valeur est en pratique un pheacutenomegravene subjectif Je dis laquo en

pratique raquo car on pourrait concevoir une notion objective de valeur calculeacutee sur des

reacutealiteacutes mesurables la force et la chaleur on pourrait eacutevaluer tout objet et tout acte

mateacuteriel en uniteacutes de force meacutecanique et en calories Mais lrsquoeacutevaluation qursquoon construirait

sur ces donneacutees meacutecaniques chimiques et biologiques nrsquoaurait aucun rapport avec

lrsquoeacuteconomie politique Eacutevaluer les aliments suivant leur valeur objective en calories

eacutevaluer les actes en uniteacutes de force ou de chaleur objectives ce serait le renversement de

toutes les reacutealiteacutes eacuteconomiques un divertissement de fantaisiste un gramme de charbon

vaudrait un gramme de diamant un petit morceau de fromage vaudrait beaucoup plus

qursquoune truffe Crsquoest que le fait eacuteconomique reacuteel nrsquoest aucunement fondeacute sur cette reacutealiteacute

mateacuterielle la seule pourtant qui soit reacuteelle au sens objectif il est fondeacute uniquement sur

la valeur psychologique celle que les hommes attachent aux objets crsquoest-agrave-dire sur leur

imagination La preuve crsquoest qursquoelle change avec leur imagination dans tous les

domaines mecircme pour les objets les plus exclusivement mateacuteriels Ni le porc ni lrsquoeau-de-

vie nrsquoauront la mecircme valeur en pays musulman qursquoen pays chreacutetien Crsquoest la grande

difficulteacute du commerce avec les sauvages qursquoon ignore les dispositions subjectives qui

leur feront rechercher une eacutetoffe rouge et meacutepriser une eacutetoffe blanche ou inversement

Ce qui nous dissimule ce caractegravere subjectif de la valeur crsquoest lrsquohabitude de vivre dans une

socieacuteteacute tregraves reacuteguliegravere ougrave les ideacutees sur la valeur ne se transforment que lentement Encore

reste-t-il des exemples frappants de cette variation ce sont les objets agrave la mode tels que

peintures ou bibelots dont la valeur hausse ou baisse brusquement

60

6 Puisque le caractegravere subjectif est lieacute aux faits sociaux eux-mecircmes on nrsquoa pas le droit de le

faire disparaicirctre dans la construction de la science sociale Il faudra donc trouver les

rapports qui unissent entre eux des faits sociaux crsquoest-agrave-dire complexes des faits

composeacutes drsquoexistences mateacuterielles lieacutees agrave des pheacutenomegravenes subjectifs (motifs et

repreacutesentations) Ces rapports auront neacutecessairement un caractegravere subjectif

7 II ndash La faccedilon dont les faits nous sont connus doit reacuteagir aussi sur la nature de la

construction Or ces faits viennent pour la plupart des documents ils ont eacuteteacute obtenus par

lrsquoanalyse du document Quelques-uns peut-ecirctre ont eacuteteacute observeacutes directement Mais tous ils

ont eacuteteacute recueillis agrave la suite drsquoune analyse sociale crsquoest-agrave-dire que parmi les faits

innombrables des documents ou de la reacutealiteacute on en a choisi quelques-uns les faits

sociaux tels que recensements ou descriptions drsquoinstitutions ce qui a neacutecessairement

exigeacute une analyse Quel est donc le caractegravere de cette analyse

8 Le nom mecircme drsquoanalyse est en science sociale une cause dangereuse drsquoerreur Lrsquoanalyse

dans les sciences objectives est une opeacuteration objective mateacuterielle άναλύειν signifie

dissoudre deacutecomposer En biologie et en zoologie quand on analyse on opegravere sur un

animal reacuteel par une analyse reacuteelle on le dissegraveque apregraves quoi on fait une synthegravese reacuteelle

en remettant les parties ensemble de faccedilon agrave apercevoir des rapports reacuteels En chimie on

deacutecompose les corps et on les recompose reacuteellement Ces sciences sont fondeacutees sur

lrsquoanalyse reacuteelle et la synthegravese reacuteelle on sait objectivement en quelles parties lrsquoobjet

eacutetudieacute se deacutecompose et comment elles sont relieacutees entre elles

9 Mais lrsquoanalyse historique ou sociale nrsquoest une analyse que par meacutetaphore En ces matiegraveres

on nrsquoa aucun objet reacuteel agrave analyser aucun objet qursquoon puisse deacutetruire et ensuite

reconstruire on ne fait donc aucune opeacuteration reacuteelle On nrsquoopegravere que sur des eacutecrits et la

seule reacutealiteacute mateacuterielle crsquoest le papier eacutecrit Ces eacutecrits sont des symboles ils ne servent

que par les opeacuterations drsquoesprit qursquoils produisent par les images qursquoils eacutevoquent En

histoire on ne travaille jamais que sur ces images Celui qui eacutetudie lrsquoorganisation des

meacutetiers au Moyen Acircge nrsquoa affaire agrave aucune reacutealiteacute concregravete il ne voit pas un seul ouvrier

pas un seul instrument du Moyen Acircge il nrsquoopegravere que sur les images de son esprit qui lui

repreacutesentent ces choses et il ne se les repreacutesente que par analogie avec des ouvriers ou

des outils actuels qursquoil sait ecirctre analogues il nrsquoopegravere que sur les traits qursquoil sait communs

aux ouvriers du Moyen Acircge et aux ouvriers actuels crsquoest-agrave-dire sur des abstractions De

mecircme un recensement implique une analyse drsquoune socieacuteteacute mais lrsquoopeacuteration consiste

seulement agrave se demander combien il y a de gens de tel sexe de tel acircge de telle nation on

procegravede non par observation mais par question Quand mecircme on observe directement

crsquoest seulement pour trouver une reacuteponse agrave une question qursquoon va voir les objets mais

jamais on ne les analyse

10 Lrsquoanalyse sociale comme lrsquoanalyse historique est un proceacutedeacute abstrait purement

intellectuel Elle consiste en preacutesence drsquoun objet ou drsquoun groupe drsquoobjets drsquoun acte ou

drsquoun groupe drsquoactes agrave fixer son attention successivement sur les divers caractegraveres visibles

ou imagineacutes de cet objet ou de cet acte agrave en examiner lrsquoun apregraves lrsquoautre les divers aspects

(crsquoest encore une meacutetaphore) et agrave se demander quels en sont les diffeacuterents caractegraveres

Cette opeacuteration est neacutecessaire agrave cause de la faiblesse de lrsquoesprit humain spontaneacutement

nous nrsquoavons que des impressions confuses drsquoensemble il faut nous astreindre agrave nous

demander successivement les diffeacuterentes impressions particuliegraveres que nous avons

eacuteprouveacutees afin de les preacuteciser en les distinguant Le reacutesultat de ce travail est de rendre

preacutecise une connaissance confuse non de nous donner une connaissance nouvelle Ce

nrsquoest pas comme lrsquoanalyse anatomique une meacutethode objective pour deacutecouvrir de

61

nouveaux objets reacuteels ou des rapports nouveaux entre ces objets crsquoest une meacutethode

subjective pour nous faire apercevoir dans nos impressions leurs eacuteleacutements et les rapports

subjectifs entre ces eacuteleacutements

11 En fait en science sociale on opegravere non pas sur des objets reacuteels mais sur les

repreacutesentations qursquoon se fait des objets On ne voit pas les hommes les animaux les

maisons qursquoon recense on ne voit pas les institutions qursquoon deacutecrit On est obligeacute de

srsquoimaginer les hommes les objets les actes les motifs qursquoon eacutetudie Ce sont ces images qui

sont la matiegravere pratique de la science sociale ce sont ces images qursquoon analyse Quelques-

unes peuvent ecirctre des souvenirs drsquoobjets qursquoon a personnellement observeacutes mais un

souvenir nrsquoest deacutejagrave plus qursquoune image La plupart drsquoailleurs nrsquoont mecircme pas eacuteteacute obtenues

par souvenir nous les inventons agrave lrsquoimage de nos souvenirs crsquoest-agrave-dire par analogie avec

des images obtenues au moyen du souvenir Dans un recensement nous imaginons les

diffeacuterentes espegraveces drsquoobjets agrave recenser Pour deacutecrire le fonctionnement drsquoun syndicat

nous nous figurons les actes et les deacutemarches des membres

12 Ainsi en science sociale comme en histoire on opegravere sur des images crsquoest-agrave-dire sur des

objets imaginaires Il serait donc illeacutegitime de vouloir appliquer agrave cette analyse

imaginaire drsquoobjets imaginaires les regravegles de lrsquoanalyse reacuteelle des objets reacuteels

13 III ndash Peut-on en opeacuterant sur des images arriver agrave des reacutesultats qui ne soient pas

entiegraverement imaginaires crsquoest-agrave-dire sans rapport avec la reacutealiteacute Forceacutement ces

opeacuterations sont subjectives Mais subjectif nrsquoest pas synonyme drsquoirreacuteel Il peut y avoir une

relation preacutecise entre une image subjective et une reacutealiteacute crsquoest le cas du souvenir

Personne ne confond un souvenir avec une chimegravere et en pratique la plupart de nos

actes sont dirigeacutes par des souvenirs Le principe doit donc ecirctre drsquoopeacuterer autant que

possible avec des images fournies par des souvenirs Crsquoest un avantage des sciences

sociales sur les sciences historiques qursquoelles ont une part beaucoup plus grande de

souvenirs dans leurs mateacuteriaux Le travailleur mecircme quand il opegravere sur des documents

eacutecrits a vu des objets de lrsquoespegravece de ceux qursquoil eacutetudie et il srsquoen souvient

14 Mais en pratique le nombre des souvenirs drsquoun homme est bien petit il suffit agrave peine pour

une monographie il est insuffisant pour toute construction eacutetendue en statistique mecircme

on est forceacute drsquoopeacuterer presque uniquement avec des images qui ne sont pas des souvenirs

15 Agrave deacutefaut de souvenirs il faut donc se faire des images analogues agrave celles des souvenirs

Voici par quel proceacutedeacute On suppose que les ecirctres objets actes motifs qursquoon nrsquoa pas pu

observer mais qursquoon connaicirct indirectement par les documents sont analogues agrave ceux

qursquoon connaicirct par lrsquoobservation du monde actuel Crsquoest le postulat neacutecessaire de toutes les

sciences documentaires si les faits rapporteacutes dans les documents nrsquoavaient pas eacuteteacute

analogues agrave ceux que nous observons nous nrsquoy pourrions rien comprendre

16 Mais il ne suffit pas de se repreacutesenter des ecirctres des objets ou des actes isoleacutes Tout au plus

pourrait-on srsquoen contenter pour un deacutenombrement ougrave tout le travail de construction se

borne agrave des additions de chiffres ndash et encore agrave condition de savoir dans quel champ ces

faits isoleacutes se trouvent Degraves qursquoon veut se repreacutesenter un ensemble il faut aussi imaginer

des rapports entre les ecirctres les objets ou les actes On ne peut les imaginer que par analogie

avec les rapports entre les faits qursquoon connaicirct directement On imagine donc une

humaniteacute analogue agrave celle qursquoon connaicirct crsquoest-agrave-dire des hommes et des objets analogues

unis entre eux par des rapports analogues On commence ainsi par une affirmation a priori

des caractegraveres et des rapports geacuteneacuteraux de lrsquohumaniteacute Crsquoest pourquoi il entre forceacutement

une part drsquoa priori dans toute science documentaire (historique ou sociale)

62

17 Pour imaginer cette humaniteacute nous avons besoin de nous repreacutesenter les rapports

habituels principaux entre les hommes et les rapports des hommes avec les choses

Assureacutement nous nrsquoinventons pas ces rapports nous les avons observeacutes dans la vie mais

nos observations sont resteacutees agrave lrsquoeacutetat de souvenirs incorporeacutes dans lrsquoensemble de nos

images il srsquoagit de les en deacutegager Or nous nrsquoavons qursquoun moyen pratique de rechercher

dans nos souvenirs pour deacutegager cette image des rapports qui constituent une socieacuteteacute

crsquoest de proceacuteder par questions

18 Ainsi srsquoexplique le proceacutedeacute du questionnaire qursquoon emploie empiriquement dans les

sciences sociales avant drsquoen avoir connu la justification logique Le questionnaire est le

proceacutedeacute subjectif qui seul rend possible drsquoabord de faire lrsquoanalyse subjective des

pheacutenomegravenes (ou plus exactement des images que nous en avons) ensuite de deacuteterminer

entre les pheacutenomegravenes les rapports preacutesumeacutes qui permettront de grouper les faits isoleacutes

pour en construire un ensemble Il fournit pour assembler les faits eacutepars un cadre de

groupement fondeacute sur les lois geacuteneacuterales de la vie sociale

19 Agrave la suite drsquoune analyse de documents ce sont des images isoleacutees qui encombrent lrsquoesprit

le questionnaire est le moyen drsquoy mettre de lrsquoordre Il consiste agrave se demander dans quelles

conditions les faits dont nous avons lrsquoimage ont ducirc se produire en reacutealiteacute Il faut pour

reacutepondre connaicirctre les conditions dans lesquelles se produisent neacutecessairement (ou tregraves

ordinairement) les faits sociaux Ces conditions on les connaicirct drsquoavance puisqursquoelles sont

les mecircmes dans toute lrsquohumaniteacute Ce sont celles qui tiennent soit aux pheacutenomegravenes

physiologiques communs agrave toute lrsquohumaniteacute (et agrave leurs conditions mateacuterielles) soit aux

habitudes psychologiques communes agrave tous les hommes Il y a il est vrai des varieacuteteacutes

dans ces pheacutenomegravenes et on aura besoin de preacuteciser quelle varieacuteteacute a eacuteteacute reacutealiseacutee dans

chaque cas car on ne le sait pas drsquoavance mais ce qursquoon sait drsquoavance crsquoest le genre de

pheacutenomegravenes qursquoon peut srsquoattendre agrave rencontrer Ainsi on ne sait pas drsquoavance quelle sera

lrsquoespegravece drsquoindustrie drsquoalimentation de commerce drsquoun peuple ni quelle sera la

proportion des sexes ou des acircges Mais drsquoavance on sait qursquoil y aura eu alimentation

fabrication eacutechange qursquoil y aura eu une proportion donneacutee entre le sexe et lrsquoacircge et entre

gens de sexe ou drsquoacircge diffeacuterents Ces pheacutenomegravenes dont on ne sait pas la varieacuteteacute mais dont

on connaicirct le genre forment la matiegravere du questionnaire On peut le construire par une

analyse des conditions geacuteneacuterales de lrsquohumaniteacute

20 Lrsquoemploi drsquoun questionnaire ainsi construit a priori reacutepugnera peut-ecirctre agrave quelques

esprits En fait nous nrsquoavons aucun moyen de proceacuteder autrement Nous ne pouvons

classer des faits imagineacutes que dans des cadres fournis par notre connaissance du monde

reacuteel Qursquoon le veuille ou non on emploiera toujours un questionnaire mecircme si on nrsquoen a

pas conscience quand mecircme on voudrait lrsquoeacuteviter La seule diffeacuterence crsquoest qursquoil sera

inconscient et par suite confus Nous avons le choix non pas entre proceacuteder avec

questionnaire et proceacuteder sans questionnaire mais seulement entre proceacuteder avec un

questionnaire inconscient incomplet vague et proceacuteder avec un questionnaire

conscient complet preacutecis

21 Toute construction historique ou sociale est forceacutement œuvre drsquoimagination puisque

lrsquoobservation ne nous donne jamais la connaissance directe que drsquoindividus ou de

conditions mateacuterielles La socieacuteteacute est un ensemble de rapports qursquoon nrsquoobserve pas

directement on les construit par lrsquoimagination Ce travail consiste agrave chercher soit dans les

documents soit dans lrsquoobservation la reacuteponse agrave des questions poseacutees drsquoavance par un

questionnaire a priori Ce questionnaire uniforme pour tous les cas crsquoest la liste des

conditions geacuteneacuterales communes aux hommes vivant en socieacuteteacute

63

22 Ainsi les faits eux-mecircmes de la science sociale se composent pour une partie drsquoun

pheacutenomegravene interne subjectif ils sont atteints par une analyse abstraite toute subjective

ils ne peuvent ecirctre construits que par un questionnaire subjectif Le caractegravere subjectif

eacutetant inseacuteparable agrave la fois de la nature du mode de connaissance du mode de

construction des faits sociaux la meacutethode sociale est forceacutement une meacutethode subjective

NOTES

1 Voir plus haut chap VI II et chap VII III

64

Chapitre IX

Meacutethode de groupement des faitssimultaneacutes

I Conseacutequences du caractegravere subjectif des faits sociaux ndash Illeacutegitimiteacute de la meacutethode matheacutematiquede la meacutethode biologique de la psychologie deacuteductive ndash Regravegles pratiquesII Proceacutedeacutes de groupement ndash Conditions geacuteneacuterales de la socieacuteteacute ndash Tableau des pheacutenomegravenessociaux essentiels

1 Lrsquohistoire apregraves avoir deacutetermineacute les faits les groupe en deux espegraveces de combinaisons

1deg Elle reacuteunit les faits qui se produisent en diffeacuterents lieux dans le mecircme temps 2deg Elle

reacuteunit ceux qui se sont produits en divers temps ndash Il y a donc deux sortes de

groupements 1deg groupement des faits simultaneacutes auquel correspondent les tableaux

drsquoensemble drsquoune socieacuteteacute 2deg groupement des faits successifs qui constitue lrsquoeacutetude des

eacutevolutions ndash La construction historique deacutefinitive exige deux seacuteries drsquoopeacuterations

1deg dresser le tableau des faits et des rapports entre eux agrave un moment donneacute pour aboutir

agrave la description drsquoun eacutetat de choses 2deg eacutetablir la seacuterie des changements successifs dans le

temps pour aboutir agrave une deacutetermination drsquoeacutevolution

2 I ndash Pour arriver agrave construire le tableau des faits simultaneacutes il faut ne pas perdre de vue le

caractegravere subjectif de tous les faits sociaux Sans doute il y a une part de faits mateacuteriels

qui sont les conditions des actes ce sont les corps les instruments les produits on peut

essayer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition mais ce ne peut ecirctre qursquoune eacutetude

preacuteparatoire elle ne suffira jamais pour faire comprendre un ensemble social De mecircme

les actes sociaux ont une partie mateacuterielle extraction fabrication transports on peut

essayer de les observer drsquoen deacuteterminer le nombre et la reacutepartition Mais crsquoest encore

une eacutetude qui ne se suffit pas agrave elle-mecircme les actes ainsi eacutetudieacutes isoleacutement restent des

pheacutenomegravenes inintelligibles1 Tout acte humain est un complexe la partie dirigeante celle

qui explique le reste est ou bien lrsquointention drsquoun individu ou bien la convention conclue

entre plusieurs crsquoest-agrave-dire un pheacutenomegravene subjectif mal analyseacute mais ougrave entre

certainement une repreacutesentation il en est agrave cet eacutegard des faits eacuteconomiques comme des

faits politiques Toute construction devra donc conserver ce caractegravere subjectif

fondamental qui rend seul le pheacutenomegravene intelligible ce qursquoil faudra arriver agrave grouper

meacutethodiquement ce sera des faits de repreacutesentation

65

3 Cette neacutecessiteacute a de tregraves graves conseacutequences neacutegatives Elle suffit pour empecirccher

drsquoappliquer aux sciences sociales les meacutethodes qursquoon est tenteacute drsquoy introduire par analogie

avec les autres sciences constitueacutees ou du moins pour restreindre lrsquoemploi de ces

meacutethodes agrave lrsquoeacutetude de quelques faits speacuteciaux annexes (drsquoanthropologie ou de technique)

4 1deg La tentation la plus directe et aussi la plus ancienne historiquement a eacuteteacute drsquoemployer

en science sociale la meacutethode matheacutematique crsquoest ce qursquoa fait Queacutetelet M Bourdeau

(Lrsquohistoire et les historiens) a mecircme preacutetendu eacutetudier les faits historiques par un proceacutedeacute

arithmeacutetique Dans ce systegraveme on groupe les faits en cateacutegories et on les deacutenombre on

compare entre eux les chiffres on en conclut qursquoil existe un rapport entre les faits

exprimeacutes par ces chiffres Dans lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes la meacutethode arithmeacutetique

consiste agrave mettre des chiffres sur des faits et agrave conclure de ces chiffres agrave lrsquointensiteacute des

faits M Bourdeau propose par exemple de compter le nombre drsquoexemplaires auquel a eacuteteacute

tireacute un livre pour eacutevaluer lrsquoinfluence de ce livre sur la socieacuteteacute Ce proceacutedeacute repose sur une

confusion entre la mesure et le deacutenombrement

5 En fait la mesure dans les sciences sociales nrsquoest applicable qursquoagrave un petit nombre de

conditions mateacuterielles peu importantes telles que la taille ou lrsquoacircge aux poids des produits

et aux valeurs en numeacuteraire drsquoailleurs conventionnelles Elle peut fournir quelques

renseignements utiles mais elle ne permet pas de constituer le tableau drsquoune socieacuteteacute pas

mecircme drsquoun pheacutenomegravene social Pour tous les autres faits de la statistique les chiffres ne

repreacutesentent qursquoun deacutenombrement Or on a deacutenombreacute en commenccedilant par deacutefinir un

pheacutenomegravene drsquoune faccedilon conventionnelle ou mecircme en prenant un fait conventionnel (tel

que mariage crime journal syndicat) qursquoon reconnaicirct agrave un certain caractegravere convenu Le

deacutenombrement indique seulement le nombre de fois que ce caractegravere convenu srsquoest

trouveacute dans les pheacutenomegravenes qursquoon a compteacutes Ce caractegravere se ramegravene toujours agrave une

repreacutesentation or on ne peut compter des repreacutesentations encore moins les additionner

de faccedilon agrave eacutetablir une proposition scientifique On peut compter les crimes les journaux

les enfants naturels mais de la comparaison des chiffres que pourra-t-on conclure On a

compareacute des incommensurables des faits qui ne sont mecircme pas mesurables Qursquoy a-t-il de

commun entre un assassinat et une heacutereacutesie dans les pays ougrave lrsquoheacutereacutesie est un crime sinon

le caractegravere conventionnel drsquoecirctre tous deux des actes deacutefendus Le chiffre ne sera pas

inutile il pourra servir parfois agrave donner lrsquoideacutee drsquoun pheacutenomegravene anormal qui a besoin

drsquoecirctre eacutetudieacute mais par lui-mecircme il ne donne aucune conclusion sur le pheacutenomegravene Il nrsquoa

de sens qursquoappliqueacute agrave des pheacutenomegravenes deacutejagrave deacutefinis donc connus il ne permet pas de les

classer puisqursquoil ne renseigne pas sur leur nature

6 2deg Une deuxiegraveme tentation plus reacutecente et plus freacutequente a eacuteteacute drsquoappliquer aux sciences

sociales la meacutethode biologique Les faits sociaux eacutetant produits par des ecirctres vivants il

semble naturel de penser qursquoils se conforment aux lois des ecirctres vivants et de voir dans

la sociologie une branche de la biologie En effet une partie des faits sociaux sont des faits

physiologiques les maladies la reproduction la nutrition etc Il peut y avoir une science

physiologique des pheacutenomegravenes humains et en effet il y en a une crsquoest lrsquoanthropologie

ou lrsquoethnologie Mais elle laisse en dehors de son eacutetude preacuteciseacutement les faits sociaux

crsquoest-agrave-dire les rapports eacuteconomiques et la plupart des faits recueillis par la statistique

Crsquoest que ces faits ne srsquoexpliquent pas par la physiologie Ils ont bien une partie

mateacuterielle mais de la mecircme faccedilon que les faits de politique drsquoart ou de religion crsquoest-agrave-

dire comme condition neacutecessaire des actes Quant aux faits eux-mecircmes ce sont des

conventions et des croyances (crsquoest-agrave-dire des repreacutesentations) que la connaissance des

faits biologiques ne suffit jamais agrave expliquer

66

7 Comme on ne pouvait utiliser directement en science sociale les connaissances

biologiques on a eu lrsquoideacutee de prendre du moins la meacutethode et les lois de la biologie et de

les introduire directement dans lrsquoeacutetude des faits sociaux2 Pour cela il a fallu transcrire les

faits sociaux en langue biologique on a appeleacute les individus laquo cellules raquo les institutions

(crsquoest-agrave-dire les conventions et les regravegles) laquo organes raquo les habitudes des hommes

laquo fonctions des organes raquo on a nommeacute laquo organisme raquo lrsquoensemble drsquoun groupe drsquohommes

formeacute par une communauteacute quelconque (langue gouvernement religion) En

transformant ainsi des caractegraveres abstraits en reacutealiteacutes organiques on a construit un

systegraveme de meacutetaphores Puis on a appliqueacute agrave ces meacutetaphores les lois constateacutees par

lrsquoobservation directe des vrais organismes subordination des fonctions adaptation

seacutelection atrophie deacuteveloppement des organes

8 La premiegravere condition pour opeacuterer ainsi eucirct eacuteteacute de prouver lrsquoidentiteacute (ou du moins la

ressemblance de nature) entre un organisme biologique et une socieacuteteacute crsquoest-agrave-dire un

groupe drsquohommes ayant les mecircmes usages les mecircmes goucircts ou le mecircme souverain Or on

nrsquoa pu indiquer que des analogies meacutetaphoriques et on a neacutegligeacute le caractegravere

fondamental qui distingue les faits sociaux le caractegravere subjectif Entre la fonction drsquoun

rein et la fonction drsquoun garde champecirctre on peut trouver une ressemblance mais une

ressemblance meacutetaphorique lrsquoorgane opegravere par un processus biologique le

fonctionnaire par un processus psychologique Une meacutethode correcte ne peut pas

commencer par eacutecarter systeacutematiquement ce qui fait le caractegravere essentiel du

pheacutenomegravene social crsquoest-agrave-dire la repreacutesentation Il faut maintenir dans la construction de

la science sociale la notion de repreacutesentation et cela serait impossible avec une meacutethode

purement biologique En tout cas si lrsquoon veut opeacuterer par cette meacutethode on ne doit

lrsquoappliquer qursquoagrave lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes biologiques On peut nier la possibiliteacute drsquoeacutetudier

drsquoautres pheacutenomegravenes et deacuteclarer qursquoon renonce agrave connaicirctre les faits psychologiques

mais on ne doit pas les deacutefigurer pour leur donner une ressemblance verbale avec des

faits biologiques Par cette meacutethode meacutetaphorique on ne fera qursquoune science verbale

dont on ne tirera aucune lumiegravere sur la nature et lrsquoenchaicircnement des faits puisqursquoil

faudra drsquoabord retraduire les faits de cette langue meacutetaphorique dans la langue naturelle

des faits sociaux qui est forceacutement une langue psychologique

9 3deg Une tentation drsquoune autre nature crsquoest drsquoemployer une meacutethode mixte psychologique

au point de deacutepart logique dans la construction Le type le plus complet en a eacuteteacute donneacute

par lrsquoeacuteconomie politique de la premiegravere moitieacute du XIXe siegravecle (celle qursquoon a surnommeacutee

orthodoxe) On part de ce principe geacuteneacuteral de toute meacutethode en science qursquoon doit

proceacuteder par analyse On commence par une analyse au sens meacutetaphorique une analyse

psychologique On observe des pheacutenomegravenes sociaux tregraves habituels par exemple la vente

on se demande sur quels pheacutenomegravenes psychologiques elle repose On en distingue un ou

deux tregraves habituels qursquoon regarde comme les plus importants lrsquooffre et la demande on

les transforme en un principe Agrave partir de lagrave opeacuterant par deacuteduction on cherche ce qui se

produirait entre gens dont les actes nrsquoauraient qursquoun seul mobile la repreacutesentation de

lrsquoavantage de vendre cher ou bien drsquoacheter agrave bon marcheacute Ce serait peut-ecirctre un proceacutedeacute

provisoire de recherche pour tacirccher de preacuteciser ses propres impressions agrave condition

drsquoeacutetudier ensuite les autres faits psychologiques qui entrent dans la constitution drsquoune

vente et de regarder par lrsquoobservation comment ces faits se combinent dans la reacutealiteacute

Mais on oublie de revenir agrave lrsquoobservation du principe abstrait poseacute au deacutebut on deacuteduit

logiquement ce qui devrait se produire si cette repreacutesentation agissait seule et cette

deacuteduction on lrsquoappelle une loi Crsquoest un proceacutedeacute analogue agrave certaines consideacuterations

67

matheacutematiques Mais quand on veut appliquer agrave la reacutealiteacute les abstractions matheacutematiques

ainsi obtenues on fait rentrer dans son calcul les autres eacuteleacutements de la reacutealiteacute (en

nrsquoeacutecartant que les quantiteacutes neacutegligeables) Dans la meacutethode sociale logique on arrive sans

y penser agrave calculer la reacutealiteacute drsquoapregraves un seul eacuteleacutement

10 Ainsi les trois meacutethodes matheacutematique biologique logique sont incorrectes Si on srsquoest

laisseacute aller agrave les introduire dans les sciences sociales crsquoest par de fausses analogies

Lrsquohistoire peut servir agrave en montrer lrsquoilleacutegitimiteacute En fait aucun historien jusqursquoagrave ces

derniegraveres anneacutees du moins nrsquoa eu lrsquoideacutee de les appliquer agrave lrsquohistoire et cela pour des

raisons pratiques Lrsquohistorien opegravere avec des documents ougrave le caractegravere psychologique est

trop marqueacute pour qursquoil puisse lrsquooublier il nrsquoest donc pas menaceacute de lrsquoillusion biologique

il opegravere sur des documents ougrave les chiffres sont rares ce qui le preacuteserve de lrsquoillusion qursquoon

peut reacuteduire les faits historiques en chiffres il opegravere avec des documents ougrave se

rencontrent pecircle-mecircle des faits de toute nature ce qui le garantit contre lrsquoabstraction

logique Ce qui a eacuteviteacute aux historiens les faux-pas faits dans les eacutetudes sociales directes

crsquoest la situation deacutefavorable de lrsquohistoire la confusion qui lrsquoa empecirccheacutee de srsquoorganiser

avec un appareil scientifique imiteacute des autres sciences en ocirctant aux historiens jusqursquoagrave la

preacutetention de faire de la science

11 La meacutethode historique si peu avanceacutee pourtant peut ainsi rendre quelque service aux

sciences sociales en les empecircchant drsquoadopter une meacutethode qui ne tiendrait pas compte

du caractegravere psychologique des faits sociaux ou de lrsquoimpossibiliteacute de les mesurer ou de la

neacutecessiteacute de ne pas les isoler Cet avertissement peut se formuler en quelques regravegles

pratiques

12 1deg Lrsquohistoire fait voir que tout pheacutenomegravene social doit ecirctre eacutetudieacute par lrsquoobservation jusqursquoagrave

ce qursquoon ait atteint son fond psychologique crsquoest-agrave-dire des intentions et des

repreacutesentations communes agrave un groupe drsquohommes Il faut donc deacuteterminer drsquoabord

quelles sont les intentions et les repreacutesentations des hommes dans les diffeacuterents cas

particuliers qursquoon aura eacutetudieacutes pour servir de types ensuite quelles sont les intentions et

les repreacutesentations communes agrave tous ces cas Ce sont ces traits communs qui serviront agrave

donner la deacutefinition mecircme du fait social apregraves quoi il restera agrave deacuteterminer quels sont les

groupes drsquohommes qui ont ces intentions et ces repreacutesentations Toute eacutetude sociale doit

commencer par ces constatations preacutealables

13 2deg Lrsquohistoire donne lrsquohabitude de voir coexistant dans un mecircme temps des usages sociaux

diffeacuterents des groupes sociaux formeacutes sur des principes diffeacuterents et enchevecirctreacutes les uns

dans les autres des groupes politiques religieux linguistiques eacuteconomiques chacun

opposeacute agrave drsquoautres et cependant formeacutes en partie des mecircmes individus des gens qui

parlent une mecircme langue ou pratiquent une mecircme religion et qui sont soumis agrave des

gouvernements diffeacuterents Elle oblige agrave se rendre compte des groupes et des individus qui

les composent Elle permet de poser cette regravegle applicable agrave la construction des faits

sociaux On doit toujours preacuteciser dans quels groupes sociaux se produit le pheacutenomegravene agrave

eacutetudier et de quels individus se compose chaque groupe Il ne faut donc pas se laisser

prendre agrave lrsquoapparence drsquoorganisme que preacutesentent les socieacuteteacutes humaines et neacutegliger

drsquoexaminer la composition de ces laquo organismes raquo il faut au contraire analyser avec

preacutecision les termes collectifs en se posant une seacuterie de questions Quel groupe eacutetudie-t-

on Par quelle sorte de lien (politique eacuteconomique linguistique) est formeacute ce groupe

Est-il homogegravene ou nrsquoest-il qursquoun agreacutegat heacuteteacuterogegravene de groupes En ce cas de quels

sous-groupes est-il composeacute Dans quelles limites de pays et de temps se sont produits

les faits sociaux qursquoon eacutetudie

68

14 3deg Lrsquohistoire montre qursquoil y a dans une socieacuteteacute beaucoup de faits diffeacuterents crsquoest-agrave-dire

beaucoup de conditions et drsquousages diffeacuterents Elle ne permet pas directement de les

preacutevoir tous de faccedilon agrave dresser le questionnaire qui permettrait de les rechercher ni de

tracer le cadre dans lequel on les groupera Crsquoest au contraire lrsquoobservation du preacutesent qui

seule peut faire connaicirctre les pheacutenomegravenes Mais lrsquohistoire complegravete cette eacutetude directe de

deux faccedilons 1o Elle eacutetudie tous les faits de tout genre dans une socieacuteteacute et cela lrsquoempecircche

drsquooublier lrsquoexistence de certaines cateacutegories de faits ce qui arrive forceacutement aux

speacutecialistes 2deg Elle eacutetudie des socieacuteteacutes varieacutees et cela lrsquoamegravene agrave preacutevoir une plus grande

varieacuteteacute de combinaisons sociales En fait lrsquoideacutee drsquoun questionnaire geacuteneacuteral applicable agrave

toutes les socieacuteteacutes viendra plus naturellement agrave un historien habitueacute agrave une vue geacuteneacuterale

de lrsquohumaniteacute Une fois constitueacute pour les besoins de lrsquohistoire ce proceacutedeacute pourra se

transporter aux sciences sociales ainsi on arrivera agrave dresser le questionnaire universel

ougrave seront preacutevus tous les pheacutenomegravenes sociaux possibles et qui servira de cadre de

groupement agrave tous

15 4deg Lrsquoavantage de ce scheacutema drsquoensemble pourrait nrsquoecirctre pas compris par les speacutecialistes il

leur sera montreacute par lrsquoexpeacuterience des progregraves de lrsquohistoire Un des plus grands progregraves

historiques a eacuteteacute de reconnaicirctre que dans une socieacuteteacute il nrsquoy a pas de faits indeacutependants

que les actes et les usages drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes sont lieacutes entre eux

reacuteagissent les uns sur les autres se causent les uns les autres si nous les distinguons ce

nrsquoest que par abstraction Dans la reacutealiteacute il nrsquoy a pas de faits speacuteciaux eacuteconomiques

religieux scientifiques politiques il y a des hommes et des habitudes qui se modifient

constamment les uns les autres Ce lien est appeleacute parfois complexus en allemand

Zusammenhang

16 II ndash Lrsquoeacutetude de ces reacuteactions reacuteciproques est un des objets de recherches de lrsquohistoire Or

les sciences sociales par le fait de leur origine speacuteciale ont une tendance agrave se reacuteduire agrave

des eacutetudes speacutecialiseacutees crsquoest-agrave-dire agrave srsquoenfermer dans lrsquoexamen minutieux drsquoune seule

espegravece drsquoabstraction La marche naturelle de la science est drsquoeacutetudier seacutepareacutement les

pheacutenomegravenes sociaux produits par chaque espegravece drsquoactiviteacute de grouper ceux drsquoune mecircme

espegravece en une cateacutegorie speacuteciale et de rechercher les rapports entre les faits de mecircme

cateacutegorie en eacutecartant systeacutematiquement les faits des autres espegraveces Le linguiste

nrsquoexamine que les faits de langue lrsquoeacuteconomiste que les faits eacuteconomiques Mais chacun de

ces faits reste inintelligible tant qursquoon srsquoenferme dans une eacutetude speacuteciale car ils sont lieacutes

agrave drsquoautres qui en sont la raison drsquoecirctre Agrave quiconque eacutetudie speacutecialement les pheacutenomegravenes

sociaux il est indispensable de rappeler le complexus qui relie entre elles toutes les

activiteacutes humaines

17 Cela est drsquoautant plus neacutecessaire qursquoun fait social nrsquoest pas mecircme un fragment de la

reacutealiteacute comme peut lrsquoecirctre un fait anatomique crsquoest une simple abstraction un acte ou un

eacutetat drsquoun ou de plusieurs individus deacutesigneacute drsquoordinaire par une meacutetaphore qui augmente

les chances drsquoerreur Pour comprendre des faits de ce genre il faut se les repreacutesenter

toujours comme les eacutetats les actes les conditions drsquoindividus vivant en socieacuteteacute et se

repreacutesenter leur place dans lrsquoensemble des faits drsquoune socieacuteteacute Crsquoest lrsquoapplication drsquoun

principe commun agrave toute science On doit isoler les faits pour les constater les rapprocher

pour les comprendre

18 Voici un tableau sommaire des pheacutenomegravenes essentiels de toute socieacuteteacute qui donnera les

cateacutegories geacuteneacuterales de questions agrave preacutevoir

69

19 I ndash Conditions mateacuterielles ndash Elles se divisent en deux sortes

1deg Les corps humains ndash Crsquoest la matiegravere de deux sortes drsquoeacutetudes lrsquoanthropologie eacutetude

geacuteneacuterale des caractegraveres physiques des diffeacuterentes races drsquohommes la deacutemographie eacutetude

de la reacutepartition locale des pheacutenomegravenes corporels ordinaires et de leurs proportions

numeacuteriques

2deg Le milieu mateacuteriel geacuteneacuteral Il se subdivise en milieu naturel objet de la geacuteographie

ndash milieu artificiel reacutesultant de lrsquoameacutenagement fait par les hommes (cultures eacutedifices

voies de transport etc)

20 IIndash Habitudes intellectuelles Les principales sont 1deg la langue et lrsquoeacutecriture 2deg les

beaux-arts diviseacutes eux-mecircmes en plusieurs branches 3deg les arts techniques 4deg la

religion 5deg la morale et la meacutetaphysique 6deg les sciences

21 III ndash Habitudes mateacuterielles non obligatoires

1deg Les coutumes de vie mateacuterielle alimentation vecirctement et parure soins du corps

habitation 2deg les coutumes de vie priveacutee emploi du temps ceacutereacutemonial divertissements

deacuteplacements 3deg les coutumes eacuteconomiques production (agricole miniegravere industrielle)

transports eacutechange appropriation transmissions et contrats

22 IV ndash Institutions sociales

1deg Proprieacuteteacute et succession 2deg famille 3deg eacuteducation 4deg classes sociales

23 V ndash Institutions publiques

1deg Recrutement et organisation du personnel de gouvernement (gouvernement central et

services speacuteciaux) regravegles officielles du gouvernement proceacutedure reacuteelle des opeacuterations de

gouvernement (centrales et speacuteciales) 2deg organisation recrutement regravegles et pratiques

du gouvernement eccleacutesiastique 3deg organisation recrutement regravegles pratiques des

pouvoirs locaux

24 VI ndash Relations entre les groupes sociaux souverains

1deg Organisation du personnel de relations internationales 2deg conventions regravegles usages

communs formant le droit international officiel et reacuteel

NOTES

1 Voir plus haut chap VII III

2 Herbert Spencer lrsquoa essayeacute dans ses Principes de sociologie et Taine a expresseacutement formuleacute cette

meacutethode dans lrsquoIntroduction de lrsquoHistoire de la litteacuterature anglaise Pour les tentatives plus reacutecentes

voir P Barth Die Philosophie der Geschichte als Sociologie 1897

70

Chapitre X

Meacutethode de groupement des faitssuccessifs

I Transformations sociales ndash Transformation et eacutevolution ndash Diffeacuterence entre lrsquoeacutevolution sociale etlrsquoeacutevolution biologiqueII Eacutetude analytique des transformations ndash Opeacuterations successives preacutecautions critiquesIII Comparaison des eacutevolutions ndash Meacutethode statistique ndash Meacutethode psychologique ndash Processushistorique des eacutevolutions changement drsquohabitudes renouvellement des individus ndash Conditionsdrsquoune conclusion scientifique

1 I ndash La derniegravere opeacuteration de la construction historique crsquoest de grouper les pheacutenomegravenes

successifs pour arriver agrave dresser le tableau de lrsquoeacutevolution

2 Qursquoest-ce qursquoune eacutevolution Quelle est la nature de cette relation que nous appelons

eacutevolution La premiegravere notion empirique donneacutee par lrsquoexamen drsquoune seacuterie drsquoeacutetats

successifs crsquoest la notion de changement Dans tous les ordres de pheacutenomegravenes sociaux si

lrsquoon compare soit lrsquoorganisation drsquoensemble drsquoun pays soit un deacutetail de lrsquoorganisation

drsquoun pays agrave deux ou plusieurs moments successifs on constate que les eacutetats ainsi

compareacutes ne sont pas identiques ces diffeacuterences entre les moments ce sont les

changements Mais tout changement nrsquoest pas une eacutevolution Si lrsquoeacutetat de choses a changeacute

du premier au deuxiegraveme moment mais qursquoagrave un troisiegraveme moment il redevienne identique

au premier il nrsquoy a eu qursquoune oscillation Si les mecircmes eacutetats successifs sont tous

diffeacuterents mais que les diffeacuterences successives ne preacutesentent pas de reacutegulariteacute si dans la

seacuterie des eacutetats lrsquoeacutetat ndeg 5 est plus semblable agrave lrsquoeacutetat ndeg 1 que lrsquoeacutetat ndeg 3 il nrsquoy a que des

variations en sens divers il nrsquoy a pas eacutevolution La seacuterie des changements ne devient une

eacutevolution que si elle va dans une direction qui nous paraicirct constante Le mot mecircme est

une meacutetaphore pour indiquer que les eacutetats les plus reacutecents sont de moins en moins

semblables agrave lrsquoeacutetat le plus ancien Lrsquoobjet ou le pheacutenomegravene est compareacute agrave une chaicircne qui

se deacuteroule en srsquoeacuteloignant de son point de deacutepart

3 Lrsquoeacutevolution est un pheacutenomegravene fondamental dans toutes les sciences qui eacutetudient des ecirctres

vivants mais crsquoest en histoire qursquoelle tient la place capitale Lrsquohistoire est avant tout la

science de lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes aussi la pratique de lrsquohistoire a-t-elle obligeacute agrave se poser

plus nettement qursquoen toute autre science la question de lrsquoeacutevolution La science sociale au

contraire risque drsquooublier lrsquoeacutevolution parce qursquoelle se limite agrave des peacuteriodes de temps tregraves

71

courtes ougrave lrsquoeacutevolution est moins sensible Ou bien elle peut ecirctre tenteacutee drsquoemprunter la

notion drsquoeacutevolution agrave la biologie crsquoest une tendance des sociologues drsquoexpliquer les

eacutevolutions sociales en leur appliquant les lois de lrsquoeacutevolution biologique seacutelection lutte

pour lrsquoexistence survie des plus aptes Il suffit de rappeler les travaux de Gumplowicz et

de Patten

4 Lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute ou drsquoun usage est un fait tout diffeacuterent de lrsquoeacutevolution drsquoune

espegravece animale il nrsquoy a de commun entre elles que le fait drsquoune transformation dans un

sens continu Mais quant au processus de la transformation rien a priori nrsquoindique qursquoil soit

semblable dans les deux cas et en fait il est profondeacutement diffeacuterent mecircme quand il

srsquoexprime par des termes identiques tels que heacutereacutediteacute seacutelection parce qursquoil est produit par

des pheacutenomegravenes de nature diffeacuterente En biologie lrsquoeacutevolution est un fait purement

biologique lrsquoheacutereacutediteacute est physiologique les parents transmettent leurs aptitudes

physiologiques agrave leurs descendants par un proceacutedeacute physiologique la seacutelection est

physiologique En matiegravere sociale ce sont des faits mixtes en partie physiologiques en

partie psychologiques lrsquoheacutereacutediteacute crsquoest lrsquoheacuteritage reacutegleacute par des coutumes juridiques la

seacutelection crsquoest le choix fait pour beaucoup de raisons eacutetrangegraveres agrave lrsquoinstinct sexuel Ces

proceacutedeacutes drsquoeacutevolution nrsquoont qursquoune ressemblance meacutetaphorique avec le processus

physiologique ils aboutissent mecircme souvent agrave des reacutesultats inverses

5 II ndash Comment peut-on eacutetudier lrsquoeacutevolution des faits sociaux Ici on retrouve la neacutecessiteacute

commune agrave toute eacutetude scientifique pour constater il faut isoler pour comprendre il

faut rapprocher

6 On devra drsquoabord isoler les eacutevolutions agrave eacutetudier

7 1deg On doit prendre seacutepareacutement les espegraveces de faits sociaux et chercher quelle a eacuteteacute

lrsquoeacutevolution de chacun Ce travail exige une seacuterie drsquoopeacuterations

8 La premiegravere opeacuteration consiste agrave deacuteterminer nettement le fait dont on aura agrave chercher

lrsquoeacutevolution crsquoest forceacutement une abstraction une certaine espegravece drsquoactiviteacute humaine ou

de condition mateacuterielle par exemple le nombre de gens dans une condition donneacutee

(marieacutes ceacutelibataires condamneacutes) ndash ou la proportion entre les cateacutegories ndash ou une

somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets ou drsquoinstruments par exemple le nombre de

kilomegravetres de voie ferreacutee le nombre de machines la somme employeacutee agrave un but (budget

salaire) ndash ou un usage (marcheacute forme de creacutedit) ndash ou une institution (coopeacuterative

syndicat) On doit toujours penser agrave ce caractegravere abstrait pour ne pas oublier la nature du

fait et lrsquoon doit prendre garde de ne pas changer dans le courant de lrsquoeacutetude le nom qursquoon

aura une fois donneacute agrave ce fait

9 La deuxiegraveme opeacuteration crsquoest de deacuteterminer le groupe dans lequel on eacutetudie le pheacutenomegravene

en eacutevolution De quelle espegravece est-il et dans quelles limites est-il fixeacute Il est neacutecessaire

de se tenir en garde contre les cas ougrave le groupe eacutetudieacute au point de deacutepart est remplaceacute par

un autre groupe qui conserve le mecircme nom Dans le cas ougrave le groupe srsquoest conserveacute mais

avec des agrandissements ou des diminutions il faut penser agrave ajouter ou agrave deacutefalquer

Toute eacutetude drsquoeacutevolution sur la France dans la deuxiegraveme moitieacute du XIXe siegravecle doit tenir

compte de lrsquoannexion de la Savoie et de la perte de lrsquoAlsace-Lorraine

10 La troisiegraveme opeacuteration consiste agrave deacuteterminer la dureacutee de temps pendant laquelle on veut

observer lrsquoeacutevolution et les points de repegravere chronologiques Veut-on constater lrsquoeacutetat des

choses seulement agrave chacun des deux bouts de la peacuteriode ou constater les eacutetats

intermeacutediaires Elle implique cette question corollaire Possegravede-t-on les documents

neacutecessaires pour chacun de ces eacutetats

72

11 2deg On compare lrsquoeacutetat du pheacutenomegravene aux diffeacuterents moments et ainsi on obtient

lrsquoeacutevolution agrave lrsquoeacutetat brut on constate la diffeacuterence entre lrsquoeacutetat des choses au

commencement de la peacuteriode et lrsquoeacutetat des choses agrave la fin Mais cette diffeacuterence est

exprimeacutee seulement par des chiffres ou par des descriptions sans explication qui

permette drsquoapercevoir la continuiteacute de lrsquoeacutevolution

12 Il faut ici prendre une preacutecaution critique Les termes employeacutes au commencement et agrave la

fin de la peacuteriode pour reacutesumer le pheacutenomegravene sont-ils reacuteellement comparables entre eux

Ils expriment seulement les pheacutenomegravenes connus non les pheacutenomegravenes reacuteels Pour avoir le

droit de les comparer il faut que la connaissance soit resteacutee agrave peu pregraves la mecircme si elle a

changeacute on comparera sans srsquoen apercevoir des termes diffeacuterents On eacutetudie les chiffres

annuels des suicides ou des crimes agrave deux moments en 1800 et en 1900 mais ce ne sont

que les crimes ou les suicides connus en 1800 et 1900 et la comparaison ne peut donner

que lrsquoeacutevolution des crimes ou des suicides connus Il reste agrave savoir quelle est la relation

avec lrsquoeacutevolution des suicides ou des crimes reacuteels On sait aujourdrsquohui quel eacutecart eacutenorme

seacutepare le chiffre des centenaires preacutetendus et des centenaires reacuteels et que cet eacutecart

diminue fortement agrave mesure que lrsquoeacutetat civil devient plus reacutegulier Si lrsquoon trouve une plus

forte proportion de preacutetendus centenaires il y a cent ans pourra-t-on en conclure que

lrsquoeacutevolution a eacuteteacute la diminution des centenaires Il faut donc toujours srsquoassurer qursquoon

compare des renseignements de mecircme valeur Cette preacutecaution est naturellement

suggeacutereacutee par lrsquohistoire ougrave la diffeacuterence drsquoabondance des renseignements est si grande que

lrsquooubli de cette preacutecaution megravenerait agrave des conclusions trop visiblement absurdes

13 III ndash Apregraves avoir isoleacute les eacutevolutions pour les constater on est obligeacute de les rapprocher

pour les comprendre

14 Le proceacutedeacute normal de comparaison des sciences sociales est la comparaison statistique

on a essayeacute de lrsquoeacuteriger en meacutethode Pour tout pheacutenomegravene exprimable en chiffre

lrsquoeacutevolution peut se repreacutesenter soit par un tableau arithmeacutetique soit par une courbe (qui

en est la traduction geacuteomeacutetrique) Il est naturel de comparer entre elles ces courbes pour

voir si elles preacutesentent quelque rapport constant Si lrsquoon ne trouve aucun rapport on en

conclut que les faits sont le produit de causes indeacutependantes Si les courbes varient

ensemble on conclut que les eacutevolutions sont lieacutees entre elles par quelque lien de cause agrave

effet soit direct soit indirect Mais il est impossible par ce proceacutedeacute de distinguer si le lien

est direct ou indirect crsquoest ce qui arrive quand on compare les courbes de la criminaliteacute

et de lrsquoinstruction ou les variations des prix et le nombre des gregraveves ou le nombre des

mariages et le prix du pain Et mecircme ce nrsquoest pas la seule inspection des chiffres qui a

donneacute lrsquoideacutee de supposer un lien crsquoest une hypothegravese qursquoon a imagineacutee pour des raisons

psychologiques et qursquoon cherche agrave veacuterifier par les chiffres Crsquoest que dans les pheacutenomegravenes

sociaux les conditions mateacuterielles et les produits ou les actes humains sont les seuls faits

qursquoon atteigne par des proceacutedeacutes statistiques Or les actes et les produits ne sont que des

effets de pheacutenomegravenes internes Quant aux conditions elles sont tout au plus des limites

neacutegatives Certaines conditions sont neacutecessaires pour qursquoil se produise un pheacutenomegravene

social (il ne peut pas se creacuteer une ville sans nourriture) mais jamais elles ne sont

suffisantes pour le produire il y faut toujours des hommes

15 Les causes au sens scientifique crsquoest-agrave-dire les conditions deacuteterminantes des faits sociaux

sont toujours des eacutetats inteacuterieurs des motifs or aucun proceacutedeacute statistique nrsquoatteint les

eacutetats inteacuterieurs Voilagrave pourquoi pour expliquer toute eacutevolution sociale il faut remonter agrave

une cause psychologique par conseacutequent faire intervenir une espegravece de pheacutenomegravenes qui

eacutechappe agrave toute meacutethode statistique

73

16 Pour lrsquoexplication derniegravere des eacutevolutions comme des faits eux-mecircmes il faut donc

recourir agrave une meacutethode psychologique qui est celle de lrsquohistoire Lorsqursquoun fait social a

changeacute soit de quantiteacute soit de forme cette eacutevolution a eu pour cause un changement ou

dans les conditions exteacuterieures ou dans lrsquoeacutetat inteacuterieur des hommes Il faut donc se

demander Qursquoy a-t-il de changeacute ou dans les motifs des actes ou dans les conditions

exteacuterieures de ces motifs Et pour se poser les questions avec preacutecision il faut dresser

un questionnaire des changements possibles

17 Ainsi pour comprendre la place drsquoun pheacutenomegravene social dans la dureacutee drsquoune socieacuteteacute on

revient au proceacutedeacute employeacute pour comprendre sa place dans lrsquoensemble des pheacutenomegravenes de

la socieacuteteacute

18 Pour reacutepondre aux questions il suffira de reprendre le questionnaire eacutetabli pour lrsquoeacutetude

des pheacutenomegravenes simultaneacutes et de passer en revue toutes les grandes cateacutegories de

changements de la race du milieu des habitudes intellectuelles mateacuterielles

eacuteconomiques des institutions sociales politiques etc qui peuvent ecirctre causes drsquoune

transformation On aura vite fait de distinguer lrsquoespegravece de changement qui aura pu agir

sur lrsquoeacutevolution particuliegravere qursquoon eacutetudie

19 Il faut ici se tenir en garde contre la tendance naturelle agrave se repreacutesenter chaque espegravece de

pheacutenomegravene social isoleacute par lrsquoabstraction comme un ecirctre reacuteel qui eacutevoluerait par une force

propre agrave la faccedilon drsquoun organisme On a parleacute de la laquo vie des mots raquo de laquo lrsquoeacutevolution des

genres litteacuteraires raquo de la vie des croyances ou des regravegles de droit ou des institutions Crsquoest

une meacutetaphore dangereuse Un mot un genre artistique une croyance une institution ne

sont que des abstractions Une abstraction nrsquoeacutevolue pas au sens reacuteel il nrsquoy a que des ecirctres

qui eacutevoluent Crsquoest un grand danger en histoire de se laisser aller agrave faire la biographie

drsquoecirctres imaginaires tels que lrsquoEacuteglise la royauteacute la Bourse la speacuteculation On peut

employer ces mots abstraits pour abreacuteger mais quand on travaille agrave comprendre les

reacutealiteacutes il faut avoir toujours soin drsquoeacutecarter ces fantocircmes et de remonter dans la

recherche des causes jusqursquoau moment ougrave on atteint des hommes

20 La recherche conduite au moyen du questionnaire nous amegravene agrave deacutecouvrir les

changements de motifs qui ont produit lrsquoeacutevolution Ils nous apparaissent drsquoabord

confuseacutement comme les motifs drsquoun groupe drsquohommes On aperccediloit en gros par exemple

chez un peuple chreacutetien que la crainte de lrsquoenfer a diminueacute ce qui explique

lrsquoaccroissement des suicides

21 Mais ces motifs collectifs ne sont intelligibles que comme une somme de motifs

individuels Et on se trouve ainsi rameneacute agrave se repreacutesenter des individus agrave se les imaginer

tels qursquoils eacutetaient au commencement de lrsquoeacutevolution puis tels qursquoils ont eacuteteacute agrave la fin et agrave se

demander ce qursquoil y a eu de changeacute en eux ou autour drsquoeux qui ait pu produire le

changement constateacute par lrsquoeacutetude analytique de lrsquoeacutevolution

22 Le changement social peut se produire de deux faccedilons qursquoil est neacutecessaire de savoir

distinguer 1deg Ou bien les hommes changent reacuteellement en un point quelconque leur

faccedilon drsquoagir ou leurs regravegles drsquoaction ndash soit volontairement parce que leurs ideacutees sur ce

point ont changeacute ndash soit par la contrainte des conditions mateacuterielles ndash soit par la pression

de leur gouvernement ou de lrsquoopinion de gens dont ils deacutependent 2deg Ou bien les hommes

qui agissaient drsquoune certaine faccedilon au deacutebut de la peacuteriode sont morts et ils ont eacuteteacute

remplaceacutes par drsquoautres hommes (soit leurs descendants soit des eacutetrangers) qui

procegravedent autrement qursquoeux parce qursquoils ont drsquoautres motifs ou drsquoautres habitudes

74

23 Lrsquohumaniteacute se renouvelle par un changement continuel des geacuteneacuterations crsquoest le

pheacutenomegravene fondamental de lrsquohistoire et crsquoest probablement la cause capitale de

lrsquoeacutevolution sociale Ainsi se produisent les eacutevolutions dans les corps constitueacutes (clergeacute

corporations corps de fonctionnaires) le corps conserve un mecircme nom mais tous les

membres sont renouveleacutes Cette continuiteacute du nom donne lrsquoillusion si lrsquoon nrsquoy prend

garde drsquoune eacutevolution organique du corps De mecircme pour le corps social dans son

ensemble lrsquoeacutevolution doit ecirctre expliqueacutee en tenant compte du renouvellement des

geacuteneacuterations Ce pheacutenomegravene fondamental srsquoimpose agrave lrsquoattention de lrsquohistorien agrave moins

qursquoil ne soit tregraves irreacutefleacutechi mais il peut fort bien eacutechapper agrave lrsquohomme des sciences

sociales qui eacutetudie des eacutevolutions beaucoup plus courtes ougrave le renouvellement des

geacuteneacuterations est moins apparent

24 Lrsquoexplication des eacutevolutions par des changements psychologiques a sur les proceacutedeacutes

statistiques lrsquoavantage drsquoecirctre intelligible mais elle reste une hypothegravese Elle permet de

trouver la cause probable du changement social elle ne peut pas prouver qursquoil nrsquoy en ait

pas eu drsquoautre cause Pour arriver agrave une deacutemonstration scientifique il faudrait appliquer

un proceacutedeacute dont on nrsquoa fait que tregraves rarement un usage meacutethodique en histoire et qursquoon

nrsquoa pas eu occasion drsquoappliquer rigoureusement en science sociale la comparaison de

plusieurs eacutevolutions

25 Il ne suffirait pas de comparer lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene speacutecial dans plusieurs

groupes sociaux indeacutependants crsquoest ce qursquoon a essayeacute de faire dans la linguistique

compareacutee la mythologie compareacutee le droit compareacute on compare lrsquoeacutevolution drsquoun mythe

ou drsquoune regravegle de droit chez les Grecs les Romains les Germains Cette comparaison

drsquoabstractions ne fait pas connaicirctre les causes des transformations elle ne sert qursquoagrave en

deacutefinir plus nettement les caractegraveres Crsquoest sur lrsquoensemble des socieacuteteacutes qursquoil faudrait

opeacuterer en comparant les eacutevolutions de plusieurs ensembles On verrait alors quels sont

les pheacutenomegravenes qui manquent ensemble dans plusieurs eacutevolutions et ceux qui srsquoy

trouvent ensemble ceux qui ne se trouvent jamais ensemble et ceux qui tantocirct

srsquoaccompagnent tantocirct se seacuteparent Agrave deacutefaut de lrsquoexpeacuterimentation qui seule permet

drsquoisoler reacuteellement les pheacutenomegravenes la comparaison des ensembles est le seul proceacutedeacute

pour constater quels pheacutenomegravenes sont geacuteneacuteralement lieacutes ensemble et lesquels sont

indeacutependants Mais cette opeacuteration ne peut se faire ni par une meacutethode purement sociale

sur une seule socieacuteteacute observeacutee pendant une courte dureacutee de temps ni par une meacutethode

purement historique sur des socieacuteteacutes observeacutees sans preacutecision Elle ne sera possible que

lorsqursquoon arrivera agrave combiner les meacutethodes des sciences sociales avec la meacutethode

historique Alors seulement pourra ecirctre constitueacutee la science des socieacuteteacutes humaines et de

leurs transformations

75

Deuxiegraveme partie La meacutethodehistorique et lrsquohistoire sociale

76

Chapitre XI

Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire

I Formation de lrsquohistoire ndash Lrsquohistoire dans lrsquoAntiquiteacute au Moyen Acircge agrave la Renaissance ndash Leshistoires speacuteciales et lrsquohistoire geacuteneacuterale ndash Naissance des histoires speacuteciales histoire universellehistoire geacuteneacuteraleII Rapports entre lrsquohistoire et les sciences sociales ndash Les sciences sociales en tant que sciencesdocumentaires emploient la critique historique ndash Neacutecessiteacute de lrsquoeacutetude du passeacute en science socialendash Divisions de lrsquohistoire sociale

1 I ndash Lrsquohistoire est une creacuteation des Grecs mais leur mot ἱστορία (teacutemoignage) est vague et

ne correspond pas agrave ce que Thucydide et Polybe ont fait de lrsquohistoire Crsquoest

essentiellement le reacutecit des faits humains qui paraissent assez inteacuteressants pour ecirctre

raconteacutes notion vague qui laisse une varieacuteteacute extrecircme dans le choix des faits soit pour

lrsquoeacutetendue du terrain soit pour lrsquoespegravece des faits eux-mecircmes Lrsquoeacutetendue du terrain agrave

observer srsquoest vite agrandie depuis le petit monde des citeacutes grecques jusqursquoagrave la

conception drsquoune histoire srsquoeacutetendant sur tout le champ connaissable de lrsquohumaniteacute deacutejagrave

avec Polybe apparaicirct lrsquohistoire universelle lrsquohistoire du monde civiliseacute connu Cette

conception universaliste de lrsquohistoire srsquoest transmise par les eacutecrivains eccleacutesiastiques du

IVe siegravecle (saint Jeacuterocircme saint Augustin) aux chroniqueurs des siegravecles barbares combineacutee

avec une division tireacutee des Apocalypses la succession des grandes monarchies elle se

perpeacutetue agrave travers tout le Moyen Acircge jusqursquoau Discours sur lrsquohistoire universelle de Bossuet

2 Quant agrave lrsquoespegravece de faits qui doivent faire la matiegravere de lrsquohistoire les anciens ont oscilleacute

entre deux meacutethodes

3 1deg Choisir systeacutematiquement les faits qursquoil peut ecirctre utile de connaicirctre pour la pratique

crsquoest la conception de Thucydide formuleacutee par Polybe Lrsquohistorien recueille ce qui peut

servir drsquoenseignement aux hommes drsquoEacutetat et de guerre On aboutit agrave lrsquohistoire militaire et

diplomatique qui a conserveacute jusqursquoagrave nos jours une place preacutepondeacuterante dans le travail

historique

4 2deg Prendre sans choix les faits conserveacutes par la tradition eacutecrite ou orale crsquoest le systegraveme

des Annales drsquoorigine grecque mais devenu classique chez les Romains Lrsquohistorien

reproduit tout y compris les prodiges les accidents les inondations (il en reste des traces

dans Tite-Live et dans les Annales de Tacite)

77

5 Puis viennent les preacuteoccupations litteacuteraires lrsquohistorien cherche les occasions de discours

(comme Tite-Live) ou de remarques morales et psychologiques (comme Tacite) Lrsquohistoire

devient alors un reacutecit composite ougrave la leccedilon de choses pratique est combineacutee avec une

œuvre drsquoart oratoire Crsquoest dans cette forme qursquoelle a eacuteteacute imiteacutee au Moyen Acircge par

quelques chroniqueurs (en latin puis en langue vulgaire) et qursquoelle a eacuteteacute restaureacutee par les

historiens de la Renaissance et leurs successeurs Jusqursquoau XVIIIe siegravecle on ne voit pas de

progregraves dans la conception de lrsquohistoire aucun des historiens du XVIIe siegravecle nrsquoa une

supeacuterioriteacute scientifique sur les historiens de lrsquoAntiquiteacute

6 La transformation de lrsquohistoire en eacutetude scientifique est venue drsquoun autre cocircteacute Avec la

naissance de lrsquoeacuterudition srsquoeacutetait introduit lrsquousage drsquoeacutetudier les textes antiques et de les

commenter en deacutecrivant les faits de toute nature qui y sont rapporteacutes (ce qursquoon appelait

en Allemagne les realia) On srsquoeacutetait mis aussi agrave reacuteunir des documents et des faits sur les

habitudes les institutions la langue lrsquoeacutecriture du Moyen Acircge Ainsi se sont formeacutes les

traiteacutes speacuteciaux et les reacutepertoires (par exemple le Glossaire de Du Cange) quelques-uns

avaient un caractegravere pratique juridique ou theacuteologique De ce mouvement confus et tregraves

long ndash il commence mecircme avant le XVIe siegravecle pour le droit romain ndash se sont enfin

deacutegageacutes des systegravemes meacutethodiques drsquoeacutetudes On les a deacutesigneacutes longtemps par un nom

geacuteneacuteral vague (antiquiteacutes archeacuteologie)

7 Peu agrave peu surtout dans les Universiteacutes allemandes on a commenceacute agrave eacutetudier les faits par

une meacutethode historique et agrave les grouper en ordre chronologique Alors ont eacuteteacute

constitueacutees les histoires speacuteciales de lrsquoeacutecriture de la langue de lrsquoEacuteglise de la religion du

droit des litteacuteratures de lrsquoarchitecture de la sculpture des institutions des mœurs etc

Chacune de ces histoires speacuteciales reste une partie inteacutegrante de lrsquohistoire totale mais

elle devient une branche autonome constitueacutee avec son personnel de travailleurs

speacuteciaux et ses traditions speacuteciales Comme les historiens avaient gardeacute lrsquohabitude de

srsquooccuper agrave peine des faits de cette espegravece crsquoest en dehors drsquoeux que se sont creacuteeacutees ces

histoires speacuteciales Elles ont pris lrsquoallure de sciences indeacutependantes Agrave cause de lrsquoeacutenorme

quantiteacute des faits speacuteciaux il est devenu pratiquement impossible de les eacutetudier de front

avec lrsquohistoire non speacutecialiseacutee et il a fallu seacuteparer chacune drsquoelles en tranches

chronologiques et geacuteographiques suivant les peuples et les peacuteriodes chaque branche

drsquohistoire speacuteciale a eacuteteacute diviseacutee en sections On a eu ainsi des histoires de la religion du

droit de la litteacuterature ndash drsquoEacutegypte drsquoAssyrie des Grecs des Romains de France

drsquoAngleterre ndash du Moyen Acircge modernes contemporaines

8 Agrave mesure que ces branches se sont seacutepareacutees le terrain de lrsquohistoire non speacutecialiseacutee srsquoest

reacutetreacuteci Les espegraveces de faits auxquels la vieille conception drsquoun enseignement pratique

preacuteparatoire agrave la vie publique donnait la plus large place dans lrsquohistoire sont elles aussi

devenues la matiegravere drsquohistoires speacuteciales (histoire diplomatique histoire militaire

histoire constitutionnelle) Elles ont conserveacute ce caractegravere ou du moins ces preacutetentions

pratiques et continuent agrave ecirctre enseigneacutees comme preacuteparation technique aux professions

drsquoofficier de diplomate drsquohomme politique

9 Alors la conception de lrsquohistoire proprement dite non speacutecialiseacutee a traverseacute une crise

Lrsquohistoire universelle au sens exact crsquoest-agrave-dire srsquoeacutetendant agrave tous les peuples dans tous les

temps neacutee degraves lrsquoAntiquiteacute srsquoeacutetait eacutelargie au XVIIIe siegravecle par la connaissance de pays

inconnus autrefois Inde Chine Japon et Ameacuterique Crsquoest la conception de Voltaire dans

son Essai sur les mœurs elle srsquoest transmise agrave Schlosser et par lui agrave lrsquoeacutecole de Heidelberg

la derniegravere Weltgeschichte celle de Weber est sortie de cette eacutecole Mais lrsquohistoire

78

universelle devenue trop vaste a eacuteteacute abandonneacutee dans la seconde moitieacute du XIXe siegravecle

au moins pour un temps1 On en est mecircme venu en Allemagne agrave la tourner en ridicule agrave la

deacuteclarer anti-scientifique reposant sur lrsquoideacutee fausse drsquoune humaniteacute conccedilue comme un

corps On a adopteacute un terme plus restreint Allgemeine Geschichte terme tregraves vague qui

deacutesigne surtout lrsquohistoire des peuples entreacutes dans la civilisation occidentale (les peuples

meacutediterraneacuteens et atlantiques agrave lrsquoexclusion de lrsquoExtrecircme-Orient Ce terme a eacuteteacute transcrit

en franccedilais (histoire geacuteneacuterale) avec le mecircme sens vague

10 Une seacuterie drsquohistoires speacuteciales (histoires des mœurs des arts des religions des

institutions etc) si complegravete qursquoelle soit ne suffirait pas agrave faire connaicirctre lrsquoeacutevolution des

socieacuteteacutes ni lrsquohistoire du monde parce qursquoelle ne donnerait qursquoune description

drsquoabstractions successives Entre tous ces pheacutenomegravenes speacuteciaux crsquoest-agrave-dire abstraits il y

a eu un lien concret ils ont eacuteteacute les pheacutenomegravenes qui se sont produits dans les mecircmes

hommes ou qui ont eacuteteacute produits par eux Et ces hommes ont eu en commun certaines

aventures (migrations guerre reacutevolutions deacutecouvertes) qui sont la cause commune des

eacutevolutions speacuteciales dans diverses espegraveces de pheacutenomegravenes Si on eacutetudiait abstraitement

par exemple lrsquohistoire de chaque branche drsquoactiviteacute humaine (institutions arts

croyances) en Gaule jusqursquoau VIIe siegravecle on verrait les institutions et les arts changer

brusquement au Ier siegravecle avant Jeacutesus-Christ puis au Ve siegravecle apregraves sans aucune raison

inteacuterieure on aurait une eacutevolution inintelligible par elle-mecircme Toutes ces histoires

speacuteciales ne deviennent intelligibles que par lrsquohistoire non speacuteciale qui nous apprend la

conquecircte romaine et lrsquoinvasion des barbares Lrsquohistoire geacuteneacuterale crsquoest en reacutealiteacute lrsquohistoire

commune Voilagrave pourquoi lors mecircme que toutes les branches speacuteciales seraient

constitueacutees il resterait toujours un reacutesidu indispensable agrave la connaissance du passeacute ce

serait lrsquohistoire geacuteneacuterale lrsquohistoire commune Son caractegravere crsquoest drsquoecirctre une description

de la reacutealiteacute concregravete de raconter les actes ou les aventures de lrsquoensemble des hommes

qui ont formeacute la socieacuteteacute crsquoest ainsi qursquoelle forme le lien entre les histoires speacuteciales ndash En

fait ces eacuteveacutenements communs qui relient et dominent les activiteacutes speacuteciales sont surtout

ceux qui atteignent la masse de la population et modifient son eacutetat geacuteneacuteral les transferts

de population par colonisation invasion transplantation la creacuteation de centres de

population la creacuteation ou la transformation de systegravemes geacuteneacuteraux de groupement entre

les hommes (Eacutetat Eacuteglise) De lagrave vient lrsquoimportance de lrsquohistoire politique ainsi srsquoexplique

qursquoelle forme la partie la plus consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale

11 II ndash Quel rapport les sciences sociales ont-elles avec lrsquohistoire Elles ont besoin comme

toute science drsquoabord de constater des faits puis de les grouper

12 Jrsquoai indiqueacute plus haut (Introduction laquo Meacutethode historique raquo et laquo Neacutecessiteacute de la meacutethode

historique dans les sciences sociales raquo) la part de la meacutethode historique dans la

deacutetermination des faits qui forment la matiegravere de ces sciences Ces faits sont obtenus par

trois proceacutedeacutes

1deg Par lrsquoobservation directe des faits actuels

2deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits actuels que pour des raisons pratiques on

nrsquoa pas le temps ou le moyen drsquoobserver

3deg Par lrsquoeacutetude de documents relatifs agrave des faits passeacutes qursquoil est devenu impossible

drsquoobserver

13 Tant que la science sociale emploie seulement lrsquoobservation elle nrsquoa rien agrave demander agrave la

meacutethode historique Mais ce proceacutedeacute est presque toujours insuffisant pour reacuteunir la

masse de faits neacutecessaires agrave une eacutetude sociale Il faut alors recourir au document mecircme

79

pour la connaissance des faits actuels et le document ne peut ecirctre eacutetudieacute que par la

meacutethode historique

14 La diffeacuterence entre la meacutethode historique et la meacutethode scientifique drsquoobservation directe

tient uniquement agrave la diffeacuterence de valeur entre un document et un procegraves-verbal

drsquoobservation Le procegraves-verbal est une observation bien faite crsquoest-agrave-dire faite suivant

une meacutethode rigoureuse drsquoobservation et de reacutedaction le document est un procegraves-verbal

mal fait crsquoest-agrave-dire sans meacutethode Le procegraves-verbal peut ecirctre utiliseacute sans autre opeacuteration

de meacutethode puisque lrsquoopeacuteration a deacutejagrave eacuteteacute faite par lrsquoauteur le document ne peut ecirctre

employeacute qursquoapregraves un examen destineacute agrave suppleacuteer au deacutefaut de meacutethode du reacutedacteur cet

examen crsquoest la critique La critique est indispensable agrave toutes les sciences historiques

parce qursquoelles sont toutes des sciences documentaires

15 Les sciences sociales dans la mesure ougrave elles emploient des renseignements eacutecrits reacutedigeacutes

sans appliquer une meacutethode rigoureuse sont aussi des sciences documentaires elles ont

donc besoin de lrsquoopeacuteration preacutealable de la critique elles appliquent la meacutethode

historique On peut il est vrai concevoir un eacutetat de la science ougrave toutes les observations

et les statistiques sociales auraient eacuteteacute faites suivant une meacutethode correcte et uniforme

comme le sont les opeacuterations des sciences constitueacutees (chimie biologie) alors on nrsquoaurait

plus besoin de documents on ne travaillerait plus que sur des procegraves-verbaux

scientifiques la meacutethode historique deviendrait inutile Mais cet eacutetat est loin drsquoecirctre

reacutealiseacute et tant qursquoil ne le sera pas tant qursquoil restera des documents il faudra les traiter

par la meacutethode historique

16 Une fois les faits recueillis la deuxiegraveme seacuterie drsquoopeacuterations de la science consiste agrave les

grouper On pourrait concevoir un groupement fait uniquement en rapprochant les faits

observeacutes dans le preacutesent sans faire intervenir aucune connaissance historique Mais il est

tregraves probable qursquoen fait la connaissance du preacutesent ne suffit pas pour construire une

science des pheacutenomegravenes sociaux mecircme actuels On peut eacutetudier les pheacutenomegravenes

physiques ou chimiques exclusivement dans le preacutesent parce qursquoil srsquoagit de constater des

relations qui ont eacuteteacute les mecircmes de tout temps Mais deacutejagrave les pheacutenomegravenes biologiques ne

sont plus entiegraverement intelligibles tant qursquoon ne fait pas intervenir lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-

dire le passeacute Et les socieacuteteacutes humaines ne sont pas intelligibles du tout si lrsquoon ne remonte agrave

quelques anneacutees au moins en arriegravere car tous les pheacutenomegravenes sociaux sont ou des

conditions ou des habitudes ou des conventions pour les comprendre il faut remonter au

moins agrave la formation de lrsquohabitude de la condition de la convention En outre il faut

pouvoir comparer les formes varieacutees que preacutesentent les pheacutenomegravenes dans diffeacuterentes

socieacuteteacutes il y a donc une part drsquohistoire dans toute science sociale

17 En fait les eacutetudes de pheacutenomegravenes sociaux sont drsquoordinaire accompagneacutees drsquoune eacutetude

historique sous forme de preacuteambule Les reacutepertoires de sciences sociales tels que le

Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften contiennent des articles drsquohistoire qui exposent

lrsquoeacutevolution des principaux usages eacuteconomiques parfois mecircme depuis lrsquoAntiquiteacute

18 Lrsquohistoire au sens vulgaire crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude des faits passeacutes tient ainsi une place

incontesteacutee dans les sciences sociales Cette histoire ne peut eacutevidemment ecirctre faite que

par la meacutethode historique Crsquoest lrsquoapplication de la meacutethode historique agrave lrsquohistoire sociale

qui est le sujet de la seconde partie du preacutesent ouvrage Jrsquoy eacutetudie les difficulteacutes speacuteciales

agrave cette espegravece drsquohistoire je cherche comment elle pourra arriver agrave se constituer avec

quelles preacutecautions speacuteciales avec quelles lacunes jrsquoessaie enfin de trouver les rapports

entre cette histoire et les autres branches drsquohistoire afin de voir comment lrsquoeacutevolution des

80

faits sociaux (au sens eacutetroit) agit sur lrsquoeacutevolution des autres faits historiques crsquoest-agrave-dire

humains et inversement

19 Lrsquohistoire sociale au sens eacutetroit dont il sera ici question nrsquoest qursquoune partie de lrsquohistoire

des socieacuteteacutes Jrsquoai donneacute plus haut un tableau drsquoensemble des principales espegraveces de

pheacutenomegravenes humains je donne ici un tableau sommaire des branches de lrsquohistoire2

20 I CONDITIONS MATEacuteRIELLES ndash Anthropologie Deacutemographie ndash Eacutetude du milieu naturel et artificiel

geacuteographie physique et eacuteconomique

21 II HABITUDES INTELLECTUELLES ndash Langue Arts Sciences Philosophie et morale Doctrines

eacuteconomiques Religion croyances et pratiques

22 III COUTUMES MATEacuteRIELLES ndash Vie priveacutee

23 IV COUTUMES EacuteCONOMIQUES ndash Production agricole Transports et industries Commerce

Reacutepartition des objets

24 V INSTITUTIONS SOCIALES ndash Famille Organisation de la proprieacuteteacute de famille et des successions

Eacuteducation et instruction Classes sociales

25 VI INSTITUTIONS PUBLIQUES ndash Institutions politiques eccleacutesiastiques internationales

26 Lrsquohistoire sociale comprend toute la quatriegraveme cateacutegorie (coutumes eacuteconomiques) des

fragments de la premiegravere cateacutegorie (deacutemographie) et de la deuxiegraveme (doctrines

eacuteconomiques) Elle se lie seulement par des actions reacuteciproques agrave la troisiegraveme agrave la

cinquiegraveme et agrave la sixiegraveme

NOTES

1 Agrave la fin du XIXe siegravecle apparaicirct une laquo Weltgeschichte raquo reacutedigeacutee en collaboration sous la

direction de Helmolt (en cours de publication) mais elle repose sur une ideacutee nouvelle

geacuteographique non historique

2 Voir chap IX Tableau des pheacutenomegravenes sociaux essentiels Voir aussi Langlois et Seignobos

Introduction aux eacutetudes historiques

81

Chapitre XII

Eacutetat de lrsquohistoire sociale

I Comparaison de lrsquoeacutetat des diffeacuterentes histoires ndash Monographies ndash Manuels speacuteciaux et geacuteneacuterauxndash Eacutetat arrieacutereacute de lrsquohistoire socialeII Raisons de cette infeacuterioriteacute provenant de la nature des faits ndash Caractegravere exteacuterieur des faitscaractegravere subjectif des documents faciliteacute plus grande drsquoatteindre la partie subjective des faitsndash Histoire des doctrinesIII Raisons de lrsquoinfeacuterioriteacute provenant de lrsquoespegravece des documents ndash Documents reacutedigeacutes documentsconserveacutes documents publieacutes ndash Preacutefeacuterence donneacutee aux documents narratifs litteacuteraires eacuteducatifspratiques

1 I ndash Lrsquohistoire des faits sociaux au sens restreint crsquoest-agrave-dire des faits eacuteconomiques et

deacutemographiques est moins avanceacutee que toutes les autres branches de lrsquohistoire Le fait ne

peut guegravere ecirctre contesteacute Il suffit de comparer lrsquoeacutetat de lrsquohistoire sociale et des autres

histoires sous les formes diverses que prend le travail historique monographies histoires

partielles manuels geacuteneacuteraux partout on arrive au mecircme reacutesultat le travail est moins

avanceacute en matiegravere drsquohistoire sociale

2 Pour les monographies la deacutemonstration ne pourrait se faire que par un releveacute

bibliographique Mais il suffit de parcourir les bibliographies nationales Waitz pour

lrsquoAllemagne Monod pour la France Gross pour lrsquoAngleterre Pirenne pour la Belgique

Channing et Hart pour les Eacutetats-Unis on sera frappeacute du petit nombre des eacutetudes

importantes en matiegravere sociale encore la plupart sont-elles tregraves reacutecentes

3 La forme normale agrave laquelle aboutit le travail historique quand on commence agrave posseacuteder

assez de reacutesultats de monographies pour formuler des conclusions drsquoensemble crsquoest

lrsquohistoire partielle drsquoune peacuteriode drsquoun pays drsquoune espegravece de faits ndash par exemple lrsquohistoire

de la litteacuterature ou des institutions drsquoun pays dans une peacuteriode Or si lrsquoon passe en revue

les espegraveces de pheacutenomegravenes qui sont les objets de lrsquohistoire on voit que toutes les

branches speacuteciales sont constitueacutees (sauf les cas ougrave les documents font absolument

deacutefaut) quelques-unes mecircme depuis le milieu du XIXe siegravecle On a fait lrsquohistoire des races

humaines (lrsquoanthropologie) la description geacuteographique du monde (milieu naturel et

milieu artificiel) lrsquohistoire des langues (crsquoest une des plus avanceacutees) lrsquohistoire des arts

des litteacuteratures des sciences de la philosophie des religions lrsquohistoire de lrsquoalimentation

du costume de lrsquoarchitecture du mobilier des usages lrsquohistoire des institutions priveacutees

(histoire du droit) lrsquohistoire des institutions politiques eccleacutesiastiques internationales

82

On lrsquoa faite pour tous les pays et tous les temps pour lrsquoEacutegypte la Gregravece les Romains les

peuples europeacuteens les Eacutetats-Unis pour lrsquoAntiquiteacute le Moyen Acircge les peacuteriodes modernes

Il ne reste presque plus de champ inexploreacute il y a des histoires mal faites qui seront agrave

refaire mais il ne reste plus guegravere de lacunes ndash (sauf dans une branche lrsquohistoire de la

morale reacuteelle crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de la conduite reacuteelle des hommes parce que la question

ne pourra ecirctre poseacutee nettement tant qursquoon ne connaicirctra pas lrsquoensemble des actes et des

habitudes y compris la vie eacuteconomique) ndash Quant agrave lrsquohistoire geacuteneacuterale qui domine toutes

les histoires speacuteciales elle est faite pour tous les pays europeacuteens et pour tout le cours des

temps depuis lrsquoAntiquiteacute

4 Lrsquohistoire des faits sociaux est beaucoup moins avanceacutee La deacutemographie reacutetrospective est

agrave peine eacutebaucheacutee et pleine de conjectures Lrsquohistoire statistique des pheacutenomegravenes les plus

simples lrsquohistoire des prix a eacuteteacute esquisseacutee en Angleterre par Tooke puis par Thorold

Rogers qui a eu en France un imitateur malheureux mais ce ne sont guegravere que des essais

sans meacutethode et sans critique

5 Lrsquohistoire des faits eacuteconomiques nrsquoa eacuteteacute commenceacutee que longtemps apregraves toutes les autres

et est resteacutee beaucoup moins avanceacutee Il nrsquoy a pas encore drsquohistoire de lrsquoagriculture dans

chaque pays Lrsquohistoire de lrsquoagriculture en Allemagne est reacutecente celle drsquoInama-Sternegg

est loin drsquoecirctre acheveacutee et bien que fort supeacuterieure aux essais anteacuterieurs elle est bien loin

drsquoaboutir agrave des conclusions incontestables ndash Lrsquoindustrie en est encore agrave des monographies

(sauf pour lrsquoAngleterre le livre de Cunningham dont la peacuteriode moderne seule a une

valeur historique) ndash Lrsquoeacutetude des transports est encore meacutelangeacutee agrave celle du commerce

lrsquohistoire du commerce et du creacutedit elle-mecircme est encore tregraves incomplegravete Il nrsquoexiste

aucune histoire drsquoensemble depuis le vieil essai de Scherer qui date de 1855 Goldschmidt

nrsquoa eacutetudieacute que lrsquohistoire du droit commercial Toute cette branche nrsquoest guegravere repreacutesenteacutee

que par des monographies sur des institutions speacuteciales chemins de fer Bourse traiteacutes

de commerce etc

6 Parmi les institutions priveacutees qui sont la matiegravere de lrsquohistoire du droit les mieux connues

sont la proprieacuteteacute fonciegravere la famille le reacutegime des successions la partie la moins

avanceacutee est justement celle qui touche aux sciences sociales lrsquoorganisation des classes Le

reacutegime fiscal qui est le mieux connu des pheacutenomegravenes eacuteconomiques est une portion des

institutions politiques

7 Ainsi les autres branches drsquohistoire sont deacutejagrave arriveacutees agrave la forme drsquohistoires partielles qui

en se juxtaposant forment un tableau presque complet lrsquohistoire sociale en est presque

partout encore agrave la peacuteriode des monographies1

8 Une autre marque de lrsquoeacutetat arrieacutereacute de ces branches drsquohistoire crsquoest la place qursquoelles

tiennent dans les manuels drsquoensemble Il en existe trois formes

9 1deg Les manuels drsquohistoire geacuteneacuterale (ou histoire universelle) eacutetudient les pheacutenomegravenes

geacuteneacuteraux communs et expliquent lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes speacuteciaux on y deacutecrit

surtout les faits politiques et les transferts de populations Il est probable que les

pheacutenomegravenes eacuteconomiques ont aussi une action geacuteneacuterale sur lrsquoeacutevolution des socieacuteteacutes ils

devraient donc former une partie consideacuterable de lrsquohistoire geacuteneacuterale et pourtant agrave peine

sont-ils mentionneacutes dans les histoires geacuteneacuterales Grote Curtius Busolt Meyer Duruy et

les histoires de la collection de Gotha et de lrsquoAllgemeine Geschichte de Oncken on leur a

conceacutedeacute quelques chapitres exclusivement relatifs agrave la France dans lrsquoHistoire geacuteneacuterale de

Lavisse et Rambaud

83

10 2deg Les manuels speacuteciaux drsquoune branche de lrsquohistoire existent deacutejagrave pour certaines branches

histoire des religions de la theacuteologie des sciences du droit priveacute de la litteacuterature du

droit public Il nrsquoexiste pas de manuel parallegravele pour lrsquohistoire des pheacutenomegravenes

eacuteconomiques Ce qui en tient lieu le Handwoumlrterbuch der Staatswissenschaften est le produit

drsquoun effort vigoureux de collaboration mais on peut y voir par la bibliographie mecircme

des articles historiques que ces eacutetudes sont encore agrave lrsquoeacutetat de monographies On nrsquoa pas

trouveacute de cadre pour organiser ces monographies on les a preacutesenteacutees sous forme

drsquoarticles isoleacutes rassembleacutes seulement en un reacutepertoire alphabeacutetique

11 3deg Les manuels geacuteneacuteraux drsquoune peacuteriode de lrsquohistoire qui sont la forme la plus acheveacutee de

concentration du travail historique existent deacutejagrave pour lrsquoAntiquiteacute ce sont les

Alterthuumlmer le travail le plus complet paraicirct depuis une vingtaine drsquoanneacutees en eacuteditions

successives sous le nom de Iwan Muumlller Ils commencent pour le Moyen Acircge avec les

Grundriss de Paul et de Groumlber donneacutes en annexe agrave lrsquohistoire des litteacuteratures germaniques

et romanes Il suffit de regarder la place que tiennent dans ces manuels les faits

eacuteconomiques en proportion des autres branches Dans la collection de Iwan Muumlller en 9

volumes (quelques-uns eacutenormes) ces faits forment une petite partie drsquoune section des

Privatalterthuumlmer Ils occupent encore moins de place dans les Grundriss Eacutevidemment

lrsquoeacutetude du passeacute nrsquoa pas peacuteneacutetreacute profondeacutement dans lrsquohistoire sociale

12 On peut constater une disproportion analogue dans les bibliographies peacuteriodiques Il

suffit de se reporter agrave Langlois Manuel de Bibliographie historique 2e eacuted 1901 ou agrave la

Zeitschrift fuumlr Literatur und Geschichte der Staatswissenschaft qui se publie depuis 1893

13 Cette infeacuterioriteacute tient en partie agrave la formation tardive de lrsquohistoire sociale Ce nrsquoest pas

avant la seconde moitieacute du XIXe siegravecle qursquoil srsquoest formeacute un groupe de speacutecialistes de

lrsquohistoire eacuteconomique et depuis que cette branche est repreacutesenteacutee comme les autres par

des professeurs speacuteciaux les progregraves surtout en Allemagne sont devenus rapides Mais

ce retard provient aussi de difficulteacutes speacuteciales agrave cette histoire difficulteacutes drsquoespegraveces

diffeacuterentes qui tiennent les unes agrave la nature des faits sociaux drsquoautres agrave la nature des

documents de lrsquohistoire sociale drsquoautres au degreacute de connaissance neacutecessaire en ces

matiegraveres drsquoautres enfin agrave la forme que prend lrsquoeacutevolution des faits sociaux

14 II ndash La nature des faits de lrsquohistoire sociale les rend plus difficiles agrave atteindre que la

plupart des faits qui sont la matiegravere des autres branches drsquohistoire Sauf les doctrines

eacuteconomiques ils ont tous ce caractegravere drsquoecirctre des faits exteacuterieurs agrave celui qui les deacutecrit

Tous les faits atteints par la statistique (deacutemographie) sont des faits mateacuteriels Tous les

faits eacuteconomiques sont des actes et des usages mateacuteriels modes de culture technique des

industries organisation du travail transports mecircme le commerce et les opeacuterations de

vente de speacuteculation de creacutedit La partie subjective de toutes ces opeacuterations se reacuteduit agrave

des repreacutesentations et des motifs mais il faut toujours connaicirctre le reacutesultat les actes

exteacuterieurs Lrsquohistoire sociale est donc essentiellement lrsquohistoire de faits mateacuteriels visibles

qui ont une conseacutequence mateacuterielle

15 Il semble drsquoabord que ce soit pour cette histoire une garantie de plus grande certitude

elle eacutetudie des faits reacuteels non des imaginations subjectives elle sera donc plus reacuteelle plus

certaine Crsquoest lrsquoillusion drsquoAuguste Comte qui lrsquoa conduit agrave prendre la sociologie pour une

science positive opposeacutee agrave la psychologie fantaisie subjective et qui lrsquoa ameneacute agrave passer

directement de la physiologie (objective) agrave la sociologie (objective) en sautant par-dessus

la psychologie Elle srsquoexplique par la meacutethode de travail drsquoAuguste Comte qui jamais

84

nrsquoavait opeacutereacute sur un document historique et ignorait le caractegravere forceacutement subjectif des

documents et des faits sociaux

16 Il existe il est vrai des monuments mateacuteriels du passeacute des objets anciens conserveacutes

qursquoon peut eacutetudier objectivement Ce sont des deacutebris reacuteels drsquoossements ou de cuisine ou

drsquoinstruments avec lesquels on fait la paleacuteontologie et lrsquoanthropologie preacutehistorique

ndash ou des monuments au sens vulgaire qui fournissent la matiegravere de lrsquohistoire de

lrsquoarchitecture ou des objets de tout genre bijoux armes eacutetoffes meubles œuvres drsquoart

statues tableaux outils instruments Mais ces objets nrsquoont de rocircle en sciences sociales

que pour lrsquohistoire de la technique En pratique on ne fait guegravere lrsquohistoire sociale qursquoavec

des documents figureacutes ou eacutecrits qui ont pour caractegravere fondamental drsquoecirctre subjectifs

(voir partie 1 chap I I) que ce soit un document figureacute (dessin repreacutesentation) ou un

eacutecrit le proceacutedeacute de transcription seul diffegravere dans les deux cas ce sont les

interpreacutetations qursquoun auteur a donneacutees de choses exteacuterieures le document ne donne que

le reacutesultat du travail drsquoesprit de lrsquoauteur crsquoest-agrave-dire drsquoune opeacuteration subjective

17 Ce caractegravere forceacutement subjectif de tous les documents nrsquoa pas seulement des

conseacutequences capitales pour la meacutethode il explique pourquoi la certitude est plus

difficile agrave atteindre en histoire sociale Ce qursquoon atteint drsquoabord dans un document ce

sont les conceptions de lrsquoauteur les images qui forment le mobilier de son esprit Crsquoest

seulement par raisonnement agrave partir de ces conceptions qursquoon arrive agrave conclure aux

reacutealiteacutes exteacuterieures que lrsquoauteur a connues en tout cas on nrsquoy arrive qursquoindirectement

par un deacutetour et ougrave lrsquoon a grandrsquochance de se tromper car ce raisonnement repose

toujours sur des bases chanceuses (voir chap VIII I )

18 La connaissance historique la moins sujette agrave erreur crsquoest celle qursquoon atteint le plus

directement et crsquoest preacuteciseacutement la connaissance des conceptions non des faits Elle est la

seule qursquoon puisse eacutetablir par un seul document Il suffit drsquoun seul texte pour prouver

lrsquoexistence drsquoun mot drsquoune forme verbale drsquoune doctrine drsquoune forme artistique drsquoune

proposition philosophique ou scientifique drsquoune regravegle de droit Si lrsquoauteur introduit une

de ces conceptions dans son document crsquoest que cette conception existait dans son

esprit ce seul exemple prouve lrsquoexistence de la conception Donc les histoires les plus

faciles agrave eacutetablir parce qursquoelles demandent le moins de comparaison de documents les

histoires les plus certaines parce qursquoelles supposent le moins de raisonnement ce sont les

histoires de faits subjectifs Voilagrave pourquoi les branches drsquohistoire les plus vite

constitueacutees ont eacuteteacute les histoires des langues des litteacuteratures des religions des arts de la

philosophie du droit Au contraire lrsquohistoire des faits exteacuterieurs oblige toujours agrave des

discussions sur la valeur des documents agrave une critique de la sinceacuteriteacute et de lrsquoexactitude de

lrsquoauteur comme un mensonge ou une erreur est toujours possible elle ne permet jamais

de conclure drsquoapregraves un document unique elle exige un travail de comparaison elle est la

plus longue agrave constituer et la plus contestable

19 Les faits exteacuterieurs ne sont pas tous eacutegalement difficiles agrave eacutetablir Il est drsquoautant plus

facile de les atteindre qursquoils contiennent une part plus grande de conception par

conseacutequent de faits subjectifs connus directement Or une bonne part de lrsquohistoire

exteacuterieure des faits politiques est dans ce cas Lrsquoeacutetude des regravegles officielles (qui forme

presque toute lrsquohistoire des institutions) est de mecircme nature que lrsquoeacutetude du droit elle se

contente drsquoatteindre des formules politiques lois regraveglements arrecircts qui sont des

conventions Les actes reacuteels se dissimulent sous les deacuteclarations officielles comme la

pratique reacuteelle du droit se cache sous les formes juridiques surtout pour les eacutepoques

anciennes nous connaissons beaucoup plutocirct les conceptions et les regravegles que les actes

85

politiques Que se passait-il reacuteellement agrave lrsquoAgora au Forum dans le Seacutenat romain Nous

ne le savons guegravere nous connaissons tout au plus ce qui eacutetait censeacute srsquoy passer Et nous ne

sommes pas mieux instruits pour les cours de justice feacuteodale En ces matiegraveres nous

nrsquoatteignons guegravere que des formes il est vrai que la connaissance des formes a deacutejagrave une

valeur Il reste cependant des actes reacuteels qursquoil est neacutecessaire de connaicirctre pour

comprendre lrsquohistoire geacuteneacuterale ce sont les invasions guerres eacutemeutes perseacutecutions qui

changent les conditions reacuteelles de la vie Mais ces actes sont par leur nature mecircme plus

frappants pour lrsquoimagination ils laissent beaucoup plus de traces subjectives dans lrsquoesprit

des auteurs et par suite dans les documents que les faits continus et monotones de la vie

eacuteconomique Ainsi par suite de la nature objective des faits sociaux lrsquohistoire en est plus

difficile agrave constituer avec certitude

20 La conseacutequence crsquoest que dans toutes les sciences sociales la seule partie qui puisse ecirctre

rapidement et sucircrement constitueacutee crsquoest la partie subjective lrsquohistoire des doctrines

eacuteconomiques ou sociales qui nrsquoest guegravere qursquoun fragment de lrsquohistoire des sciences ou de

la philosophie Voilagrave pourquoi les professeurs de science sociale srsquoy sont plus volontiers

renfermeacutes Quand un enseignement social srsquoest creacuteeacute il a commenceacute drsquoordinaire par

prendre pour sujet lrsquoeacutetude des doctrines sociales plutocirct que lrsquohistoire des pheacutenomegravenes

sociaux Cette preacutefeacuterence est conforme agrave la marche normale de la connaissance dans

toutes les eacutetudes qui opegraverent par la meacutethode historique Mais crsquoest aussi une preacutesomption

qursquoune branche drsquohistoire est peu avanceacutee quand ceux qui la professent font porter leurs

recherches et leur enseignement sur les doctrines plus que sur les faits exteacuterieurs

21 III ndash Une seconde difficulteacute de lrsquohistoire sociale tient agrave la nature des documents

historiques et aussi agrave la nature des publications de documents ndash qui pratiquement

importe presque autant car un document manuscrit nrsquoest guegravere utilisable lrsquohistoire ne

se fait pas avec des manuscrits

22 Le caractegravere geacuteneacuteral habituel des documents est drsquoecirctre reacutedigeacutes pour drsquoautres raisons que

des raisons scientifiques Crsquoest mecircme le caractegravere propre du document que lrsquoauteur ait eu

un autre but que drsquoobserver et de deacutecrire exactement la reacutealiteacute Or parmi les faits

humains les faits sociaux sont ceux qursquoon a le moins de motifs non scientifiques de

regarder et de rapporter Pour quels motifs reacutedige-t-on un document

23 Les documents narratifs sont eacutecrits pour conserver la meacutemoire des faits meacutemorables crsquoest-

agrave-dire des faits qui frappent lrsquoimagination ou des faits auxquels la vaniteacute est inteacuteresseacutee

Les premiers documents narratifs sont des inscriptions de victoires en Eacutegypte en

Assyrie en Perse puis viennent les histoires de peuples ou de princes remplies des actes

des rois et des chefs des guerres des reacutevolutions Les seuls faits eacuteconomiques frappants

sont les famines De lagrave le petit nombre de renseignements eacuteconomiques donneacutes par les

histoires et mecircme plus tard par les laquo papiers nouvelles raquo gazettes et journaux jusqursquoau

temps ougrave srsquoy introduisent les annonces commerciales

24 Les documents litteacuteraires sont faits pour plaire au public on lui donne ce qursquoil aime de la

poeacutesie de lrsquoeacuteloquence du comique du romanesque On nrsquoa aucune raison drsquoy mentionner

les faits sociaux le public vit plongeacute au milieu de ces faits il les voit trop souvent pour

avoir aucun deacutesir de les entendre deacutecrire aussi les œuvres litteacuteraires ne donnent-elles

presque pas de renseignements agrave lrsquohistoire sociale

25 Les documents eacuteducatifs sont destineacutes agrave communiquer une doctrine une croyance une

connaissance une regravegle ou des rites Dans cette classe rentrent tous les ouvrages religieux

ou philosophiques ou moraux tous les manuels et traiteacutes drsquoun art ou drsquoune science

86

(grammaire rheacutetorique meacutedecine) tous les livres de science les formulaires de droit On

nrsquoa pas de raison drsquoy deacutecrire des faits sociaux sauf par allusion dans le cas ougrave un usage

eacuteconomique a des conseacutequences et alors on nrsquoy met guegravere que des mentions eacuteparses et

obscures

26 Les documents pratiques sont destineacutes agrave retrouver un fait ou agrave le prouver ce sont les

actes officiels priveacutes et publics recueils de lois registres comptes recensements

statistiques rapports enquecirctes Crsquoest dans cette cateacutegorie que se trouvent les

renseignements les plus consideacuterables pour lrsquohistoire sociale Mais drsquoabord ils sont tregraves

incomplets les faits nrsquoy sont pas deacutecrits meacutethodiquement pour donner une connaissance

drsquoensemble ils ne sont que rappeleacutes dans la mesure ougrave on a cru en avoir besoin pour un

but pratique speacutecial ils laissent donc de grandes lacunes qui peuvent faire commettre

drsquoeacutenormes erreurs (par exemple en matiegravere drsquoimpocircts) En outre lrsquointeacuterecirct qursquoon porte agrave

ces documents est souvent limiteacute agrave la geacuteneacuteration qui srsquoen sert il ne dure guegravere plus

longtemps sauf pour les preuves financiegraveres le sort naturel des documents pratiques est

donc de se perdre en fait il srsquoen est peu conserveacute jusqursquoau moment ougrave on a creacuteeacute des

archives publiques chargeacutees de conserver sans distinction tous les papiers Enfin ce sont

des documents encombrants tregraves longs et sans valeur litteacuteraire on nrsquoa pour les publier

que des raisons scientifiques et lrsquoon publie de preacutefeacuterence ceux qui fournissent des

renseignements politiques

27 Toutes ces raisons expliquent pourquoi lrsquohistoire sociale dispose drsquoun nombre si

insuffisant de documents La masse des documents relatifs agrave la peacuteriode antique est

presque entiegraverement eacutetrangegravere agrave lrsquohistoire sociale Depuis lrsquoAntiquiteacute jusqursquoau XIe siegravecle

on ne sait presque rien on nrsquoa pas un seul recensement sucircr (pas mecircme le census purement

politique des citoyens romains) La vie eacuteconomique reste donc obscure Il nrsquoest mecircme pas

besoin de remonter jusqursquoagrave Boeckh Que de conjectures hasardeacutees mecircme dans les travaux

les plus reacutecents dans Beloch dans Mommsen Que de lacunes incomparablement plus

que dans aucun autre recueil de faits On connaicirct en gros lrsquoorganisation politique des

citeacutes antiques Que sait-on de leur organisation eacuteconomique

28 De mecircme la publication des documents conserveacutes est moins avanceacutee pour lrsquohistoire

sociale que pour toute autre On a preacutefeacutereacute naturellement publier ou les documents qui

inteacuteressaient le public le plus large ou ceux que recommandait leur rareteacute leur antiquiteacute

et leur petit volume On a donc publieacute drsquoabord toutes les œuvres litteacuteraires puis toutes les

œuvres historiques mecircme les chroniques ou les annales les plus segraveches on a publieacute les

traiteacutes drsquoart ou de science les œuvres de doctrines on a reproduit les monuments

artistiques ou drsquoart industriel les speacutecimens des vieilles eacutecritures Les preacuteoccupations des

eacutediteurs de documents ont eacuteteacute parallegraveles agrave celles des reacutedacteurs ils ont chercheacute agrave

atteindre le public Or les documents eacuteconomiques actuels inteacuteressent peu le public les

documents reacutetrospectifs encore moins et pour les publier il faut un gros effort car ils

forment une lourde masse On srsquoexplique ainsi tregraves bien qursquoil ait fallu attendre beaucoup

plus longtemps pour trouver les moyens de publier les documents eacuteconomiques Il a fallu

pouvoir se passer du public et ne faire appel qursquoagrave des fonds drsquoorigine scientifique

Lrsquoentreprise est toute reacutecente on le verra en comparant dans la bibliographie de Waitz

Quellenkunde der deutschen Geschichte eacutedit de 1894 les publications eacuteconomiques de

documents avec les recueils des autres branches drsquohistoire Encore lrsquoAllemagne est-elle

plus avanceacutee que les autres pays parce qursquoelle a maintenant des professeurs speacutecialistes

drsquohistoire eacuteconomique En France le caractegravere dogmatique pris par lrsquoeacuteconomie politique a

probablement empecirccheacute drsquoentreprendre le deacutepouillement meacutethodique des documents En

87

Angleterre il a eacuteteacute fait quelques essais individuels et il semble qursquoaux Eacutetats-Unis on

commence agrave organiser ce travail neacutecessaire de publication mais le mouvement en est

encore agrave ses deacutebuts

NOTES

1 Beloch a essayeacute de leur faire une part plus large dans son Histoire grecque mais ses theacuteories

restent le plus souvent conjecturales faute de documents

88

Chapitre XIII

La construction des faits sociaux

I Neacutecessiteacute de la construction ndash Faits simultaneacutes et faits successifsII Proceacutedeacute de construction des faits simultaneacutes ndash Questionnaire diffeacuterence entre le questionnairehistorique et le questionnaire drsquoenquecircteIII Cadres de lrsquohistoire sociale ndash Sections geacuteographiques ndash Questions agrave poser ndash Tableau despheacutenomegravenes

1 Un autre groupe de difficulteacutes tient non plus agrave la matiegravere de la science sociale crsquoest-agrave-

dire aux faits isoleacutes qursquoil srsquoagit de constater mais agrave la construction qursquoon veut eacutedifier avec

ces faits crsquoest-agrave-dire agrave la nature mecircme de la science Lrsquoexamen de ces difficulteacutes speacuteciales

fournira un enseignement pratique sur les preacutecautions agrave prendre et sur les lacunes

ineacutevitables de la science sociale par conseacutequent sur ses limites et sur les terrains qursquoon

fera mieux drsquoeacuteviter Ces difficulteacutes viennent de deux causes 1deg de lrsquoeacutetendue neacutecessaire

des faits agrave connaicirctre en science sociale 2deg du caractegravere speacutecial de lrsquoeacutevolution en matiegravere

de faits sociaux

2 I ndash La premiegravere difficulteacute tient agrave lrsquoeacutetendue qursquoon est obligeacute de donner agrave la construction

historique en matiegravere sociale Il faut drsquoabord srsquoexpliquer sur le sens preacutecis de ce mot

construction que jrsquoai eacuteteacute obligeacute de creacuteer pour deacutesigner le dernier acte du travail historique

Quand on a eacutetudieacute des documents par la meacutethode historique en leur appliquant les

proceacutedeacutes de lrsquoanalyse et de la critique on arrive agrave la fin de toutes ces opeacuterations agrave

deacuteterminer seulement des produits drsquoanalyse crsquoest-agrave-dire des faits historiques isoleacutes par

exemple Il a existeacute une bourse du commerce agrave Anvers au XVIe siegravecle

3 Il est eacutevident qursquoon ne peut laisser les faits tels qursquoils sortent du travail analytique agrave lrsquoeacutetat

de fragments agrave moins de se contenter drsquoun reacutepertoire par ordre alphabeacutetique Degraves qursquoon

veut essayer de les comprendre il faut les coordonner

4 Pour faire une science il faut reacuteunir tous ces faits isoleacutes en un ensemble la construction Le

principe eacuteleacutementaire1 crsquoest de reacuteunir les faits par deux systegravemes de combinaison les faits

simultaneacutes pour obtenir un tableau des choses agrave un moment donneacute les faits successifs

pour atteindre les transformations et lrsquoeacutevolution La construction historique deacutefinitive

comporte donc toujours deux groupes drsquoopeacuterations 1deg pour dresser le tableau des faits agrave

un moment donneacute description drsquoeacutetat 2deg pour eacutetablir la seacuterie des changements successifs

dans le temps deacutetermination drsquoeacutevolution Cette meacutethode srsquoapplique agrave tous les faits

89

historiques agrave toutes les histoires des usages de tous genre costume habitation

ceacutereacutemonial arts lettres religion sciences institutions politiques elle srsquoapplique agrave toute

lrsquohistoire sociale histoire de la vie eacuteconomique deacutemographie et statistique

reacutetrospectives histoire des doctrines sociales

5 II ndash Pour grouper les faits il faut trouver un cadre de classement crsquoest une neacutecessiteacute

ineacutevitable de toutes les sciences descriptives On a vu plus haut (chap VIII III) que dans

les sciences documentaires on est reacuteduit agrave le creacuteer par un travail drsquoimagination et que ce

cadre imagineacute prendra forceacutement le caractegravere drsquoun questionnaire Crsquoest une neacutecessiteacute que

les historiens nrsquoaiment pas agrave srsquoavouer Dans les sciences sociales les travailleurs ne se font

pas scrupule drsquoen parler ouvertement La pratique des enquecirctes les a familiariseacutes avec

cette ideacutee qursquoon ne peut faire une enquecircte par eacutecrit sans questionnaire Or toute eacutetude

historique faite pour arriver agrave dresser le tableau soit drsquoune organisation soit drsquoun

ensemble drsquousages est une enquecircte reacutetrospective elle comporte forceacutement un

questionnaire

6 Il y a donc une ressemblance essentielle entre le questionnaire qui sert agrave diriger le travail

drsquoune enquecircte sur un pheacutenomegravene social contemporain et le questionnaire historique

dresseacute pour lrsquoeacutetude drsquoun pheacutenomegravene social passeacute Dans les deux cas le travailleur

deacutetermine drsquoavance lrsquoespegravece de faits qursquoil cherchera agrave rassembler et lrsquoordre dans lequel il

les rangera Or il ne peut dresser cette liste de questions et tracer ce cadre drsquoarrangement

qursquoen partant de la connaissance qursquoil a deacutejagrave de pheacutenomegravenes analogues agrave ceux qui vont

faire le sujet de lrsquoenquecircte Pour dresser un questionnaire on se repreacutesente un ensemble

analogue agrave celui qursquoon veut eacutetudier et on lrsquoanalyse mentalement de faccedilon agrave deacutegager un agrave

un les deacutetails sur lesquels devra porter lrsquoenquecircte Il faut donc avoir la connaissance drsquoun

ensemble du mecircme genre Celui qui nrsquoaurait aucune connaissance drsquoun syndicat ne

pourrait pas dresser un questionnaire pour une eacutetude de syndicat Il en est exactement de

mecircme pour un historien il ne pourrait dresser le cadre pour grouper des faits drsquoune

espegravece dont il nrsquoaurait aucune ideacutee

7 Mais il y a des diffeacuterences entre un questionnaire historique et un questionnaire pour

lrsquoeacutetude de faits actuels Pour une eacutetude actuelle le questionnaire peut nrsquoecirctre qursquoun guide

provisoire en faisant lrsquoenquecircte on se trouvera placeacute directement en preacutesence de

lrsquoensemble complet des faits on sera ameneacute naturellement agrave apercevoir les lacunes les

faits qursquoon avait oublieacutes de preacutevoir agrave voir ceux qursquoon avait mal interpreacuteteacutes ou mal

classeacutes la vue directe de lrsquoensemble rectifiera constamment les oublis ou les ideacutees

preacuteconccedilues le tableau traceacute apregraves lrsquoenquecircte pourra ecirctre beaucoup plus complet et moins

arbitraire que le questionnaire Mais le questionnaire historique nrsquoa pas cette ressource

de lrsquoobservation posteacuterieure Il est vrai qursquoon pourra trouver dans les documents la

mention de faits auxquels on nrsquoavait pas penseacute ou lrsquoindication de rapports qursquoon avait mal

interpreacuteteacutes aussi un historien meacutethodique doit-il toujours ecirctre precirct agrave compleacuteter ou agrave

rectifier son questionnaire Mais les documents ne peuvent jamais fournir que des

fragments ils ne donnent pas une vue drsquoensemble ils ne sont intelligibles qursquointerpreacuteteacutes

au moyen drsquoune ideacutee geacuteneacuterale de la socieacuteteacute ougrave les faits se sont produits ideacutee forceacutement

subjective donc ils restent toujours subordonneacutes agrave lrsquoideacutee que lrsquohistorien se fait des

socieacuteteacutes en geacuteneacuteral Voilagrave pourquoi un tableau historique est beaucoup plus subjectif que

le tableau reacutesultant drsquoune enquecircte directe sur le preacutesent Cette subjectiviteacute inheacuterente agrave

tout travail historique tient agrave ce que les menus fragments livreacutes agrave lrsquohistorien par lrsquoeacutetude

des documents ne peuvent jamais ecirctre recolleacutes ensemble qursquoau moyen drsquoun ciment fourni

par lrsquoimagination

90

8 En outre lrsquoenquecircte directe peut arriver agrave reacuteunir tous les faits drsquoune nature donneacutee dans

un rayon donneacute agrave un moment donneacute ndash ou du moins tous les faits assez importants pour

valoir la peine drsquoecirctre connus ndash ceux que lrsquoenquecircteur neacutegligera de recueillir ce sera

volontairement parce qursquoil les jugera inutiles pour lrsquointelligence de lrsquoensemble Dans le

travail historique au contraire les faits recueillis deacutependront des documents agrave la

disposition de lrsquohistorien il faudra qursquoils aient eacuteteacute non seulement observeacutes et deacutecrits par

un contemporain mais transmis par des documents qui se soient conserveacutes et dont

lrsquohistorien aura connaissance Des faits indispensables pourront lui eacutechapper soit parce

qursquoils nrsquoauront pas eacuteteacute noteacutes soit parce que les documents se seront perdus ou mecircme

seulement parce qursquoils lui seront resteacutes inconnus Crsquoest ainsi le hasard qui deacutecidera des

lacunes pour les eacutepoques eacuteloigneacutees elles seront toujours eacutenormes le sort naturel des

documents surtout en matiegravere eacuteconomique eacutetant de se perdre au bout de quelques

siegravecles Lrsquoenquecircte actuelle sera comme un plan drsquoarchitecte ougrave sera traceacute lrsquoensemble de la

construction le tableau historique restera une esquisse avec des lacunes marqueacutees par

des lignes conjecturales Encore les conditions de construction drsquoun eacutedifice mateacuteriel sont-

elles si simples et si uniformes qursquoon peut restituer avec une quasi-certitude les lignes

disparues tandis que les ensembles sociaux sont soumis agrave des lois si compliqueacutees que la

restitution des faits non connus directement reste toujours une conjecture douteuse

9 III ndash Le cadre de lrsquohistoire eacuteconomique est donneacute par la nature mecircme des faits

eacuteconomiques Ils consistent dans les rapports entre les hommes et les objets mateacuteriels en

tant que ces objets sont rechercheacutes pour satisfaire un besoin La limite nrsquoest pas toujours

facile agrave tracer mecircme si lrsquoon prend lrsquoexpression laquo pheacutenomegravenes eacuteconomiques raquo au sens

habituel dans lrsquoeacuteconomie politique europeacuteenne ndash crsquoest-agrave-dire en eacutecartant les

pheacutenomegravenes de consommation et les faits geacuteneacuteraux de deacutemographie et en se restreignant

aux pheacutenomegravenes drsquoappropriation de creacuteation et de distribution des objets Mecircme dans

ces limites aucun classement geacuteneacuteral des pheacutenomegravenes ne srsquoimpose sans discussion en

fait les cadres adopteacutes pour les exposer varient dans les diffeacuterents ouvrages historiques

Je me borne donc agrave proposer le classement qui me paraicirct le plus conforme agrave lrsquoobservation

des pheacutenomegravenes actuels

10 Drsquoabord il est impossible de reacuteunir en un tableau unique les faits du monde entier agrave un

moment donneacute Un sectionnement mateacuteriel srsquoimpose comme une neacutecessiteacute pratique Le

principe pour faire la section doit ecirctre tireacute des conditions les plus geacuteneacuterales de celles qui

srsquoimposent agrave tous les faits Pour les faits eacuteconomiques crsquoest la division naturelle de la

terre drsquoougrave sont tireacutes les mateacuteriaux et sur laquelle se font les eacutechanges crsquoest-agrave-dire la

division geacuteographique On sera donc ameneacute agrave choisir un compartiment de la terre dans

lequel on eacutetudiera les faits eacuteconomiques on fera le tableau eacuteconomique drsquoun mecircme pays

soit une reacutegion (Provence Sicile Irlande) soit un Eacutetat (France Allemagne Angleterre)

La reacuteunion de ces tableaux seacutepareacutes pourra donner ensuite un tableau geacuteneacuteral drsquoune

portion du monde mais il vaut mieux que ce tableau drsquoensemble ne soit que le

groupement de travaux anteacuterieurs faits chacun dans une subdivision geacuteographique Dans

un mecircme pays les pheacutenomegravenes eacuteconomiques de diffeacuterentes espegraveces sont lieacutes entre eux

par des reacuteactions mutuelles lrsquoorganisation de la culture agit sur lrsquoindustrie le commerce

agit sur la culture le reacutegime de proprieacuteteacute agit sur le commerce etc Il vaut donc mieux

construire drsquoabord un tableau geacuteneacuteral de tous les pheacutenomegravenes lieacutes entre eux dans un pays

donneacute et rapprocher ensuite ces ensembles que drsquoeacutetudier une seule espegravece de

pheacutenomegravenes deacutetacheacutee de lrsquoensemble dans tous les pays du monde2 La division

91

fondamentale se fera par pays les subdivisions seules se feront par espegraveces de

pheacutenomegravenes

11 La division en espegraveces doit reposer sur le but et la nature des arts par lesquels sont creacuteeacutes

et distribueacutes les objets ndash La division geacuteneacuterale est 1deg production subdiviseacutee en

production directe des mateacuteriaux transformation des mateacuteriaux (industrie) 2deg transfert

subdiviseacute en transport mateacuteriel eacutechange leacutegal (commerce) 3deg reacutepartition subdiviseacutee en

appropriation jouissance transmission

12 Dans ce cadre geacuteneacuteral se placent agrave propos de chaque espegravece de faits les questions

speacuteciales agrave poser quand on fait lrsquoenquecircte reacutetrospective sur lrsquoeacutetat eacuteconomique drsquoun pays agrave

un moment donneacute Quels sont les systegravemes suivis par les habitants Par qui sont-ils

pratiqueacutes Comment sont-ils distribueacutes entre les diffeacuterentes parties du pays Ce qui

implique une description de lrsquousage une description du personnel speacutecial une carte de

distribution de lrsquousage

13 Voici le deacutetail

14 1er groupe Production

15 1deg Production directe crsquoest-agrave-dire des objets bruts quatre proceacutedeacutes 1deg chasse et pecircche

2deg eacutelevage 3deg culture 4deg extraction des mateacuteriaux bruts (bois carriegraveres mines) qui

forme transition avec lrsquoindustrie Pour chacune des quatre on fera des subdivisions

suivant lrsquoespegravece drsquoanimal ou drsquoobjet Lrsquoenquecircte devra porter seacutepareacutement sur chaque

forme de production et poser trois questions 1deg objets produits et proceacutedeacutes de travail

2deg personnes qui font les opeacuterations comment elles se partagent les opeacuterations comment

elles sont organiseacutees (coordonneacutees ou subordonneacutees) 3deg reacutepartition de ces personnes sur

le sol (centres de production quantiteacutes produites par chacun)

16 2deg Industrie crsquoest-agrave-dire transformation des mateacuteriaux Le nombre des industries est tregraves

grand ce qui les rend difficiles agrave classer le classement drsquoapregraves la nature des mateacuteriaux

est irrationnel le moins arbitraire est le classement drsquoapregraves le but car le but drsquoordinaire

conditionne les proceacutedeacutes On divisera donc en alimentation vecirctement bacirctiment

ameublement outils et armes objets de luxe vie intellectuelle dans chacune les

subdivisions sont nombreuses Forceacutement chaque industrie formera un terrain drsquoenquecircte

speacutecial ougrave lrsquoon retrouvera les mecircmes questions 1deg mateacuteriaux employeacutes et proceacutedeacutes

(technique) 2deg personnel employeacute crsquoest-agrave-dire division et organisation du travail

rapports entre les travailleurs drsquoun mecircme meacutetier rapports avec ceux des autres meacutetiers

et surtout avec les directeurs du commerce 3deg distribution geacuteographique des

travailleurs centres pour chaque espegravece de travail nombre des travailleurs et quantiteacute

des produits

17 2e groupe Transfert

18 1deg Transports transition entre lrsquoindustrie et le commerce ndash II nrsquoy a guegravere agrave distinguer que

deux classes transport par mer transport inteacuterieur mais la deuxiegraveme se subdivise en

voies fluviales voies ferreacutees routes Pour chaque classe se posent les trois questions

1deg proceacutedeacutes de transport voie et mode de traction et drsquoemballage (il faut ici distinguer les

transports drsquoobjets et de personnes) 2deg personnel des transports (mecircmes questions que

pour lrsquoindustrie) 3deg distribution geacuteographique des voies et des centres de transport

quantiteacute des objets transporteacutes

19 2deg Commerce eacutechange des droits Il faut distinguer entre le commerce direct qui se fait par

un eacutechange drsquoobjets mateacuteriels et les commerces symboliques creacutedit et speacuteculation Pour

92

chaque branche reviennent les questions 1deg matiegravere du commerce et proceacutedeacutes de

commerce 2deg personnel des commerccedilants division du travail et organisation rapports

entre les groupes 3deg distribution geacuteographique des centres de commerce et de creacutedit

Quantiteacute des opeacuterations

20 3e groupe Reacutepartition

21 Il nrsquoy a pas lieu agrave subdiviser Il suffit de se poser les questions

22 1deg Appropriation qui comporte les questions suivantes 1deg reacutegime de la proprieacuteteacute sur

quels objets elle porte 2deg personnel des proprieacutetaires organisation en classe rapports

entre groupes 3deg distribution geacuteographique des proprieacutetaires

23 2deg Jouissance des objets 1deg systegravemes de jouissance possession preacutecaire partage des

avantages entre le possesseur et le proprieacutetaire leacutegal 2deg personnel des gens en

possession organisation en classe 3deg distribution des possessions preacutecaires

24 3deg Transmission des droits 1deg proceacutedeacutes de transmission entre vifs par contrat apregraves

deacutecegraves 2deg quantiteacute des transmissions

25 Apregraves avoir fait une enquecircte sur ces usages et cette distribution des pheacutenomegravenes on

aurait un tableau drsquoensemble de lrsquoorganisation eacuteconomique drsquoun pays agrave une eacutepoque

donneacutee Quand le travail serait fait pour tous les pays agrave un mecircme moment on aurait une

seacuterie de tableaux eacuteconomiques On pourrait alors en comparant les organisations

diffeacuterentes constater les traits communs et voir si lrsquoon peut dresser un tableau

eacuteconomique universel de cette eacutepoque

NOTES

1 Derniegravere page du chap VIII

2 Deacutejagrave la pratique de la statistique a ameneacute Meitzen agrave penser qursquoil vaut mieux eacutetudier tous les

faits dans un domaine eacutetroit qursquoune seule espegravece de faits dans un domaine large

93

Chapitre XIV

Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale

I Neacutecessiteacute de deacuteterminer la quantiteacute des faits ndash Connaissance qualitative en histoire ndash Neacutecessiteacutede la deacutetermination de quantiteacute en matiegravere socialeII Moyens de deacuteterminer la quantiteacute ndash Mesure ndash Deacutenombrement ndash Eacutevaluation ndash Eacutechantillonnagendash GeacuteneacuteralisationIII Conseacutequences pratiques ndash Preacutecautions speacuteciales ndash Limites de la construction

1 I ndash Le tableau des faits eacuteconomiques a besoin pour se construire de plus de connaissances

auxiliaires et drsquoune plus grande preacutecision de connaissances que la plupart des autres

eacutetudes historiques

2 Il suppose drsquoabord la connaissance du terrain geacuteographique qui sert de support aux

hommes et aux objets Crsquoest une condition commune agrave toutes les eacutetudes historiques La

geacuteographie est une science auxiliaire de lrsquohistoire et drsquoautant plus neacutecessaire que les faits

ont une plus grande part mateacuterielle Mais pour les histoires de faits intellectuels

(sciences art religion) une connaissance geacuteneacuterale peut suffire la connaissance doit ecirctre

plus preacutecise agrave mesure qursquoon opegravere sur des faits plus mateacuteriels soumis plus eacutetroitement

aux conditions du milieu Agrave ce titre lrsquohistoire eacuteconomique est fortement deacutependante de la

geacuteographie et il nrsquoy a pas de statistique historique sans connaissance du terrain

geacuteographique

3 Les faits historiques prennent drsquoabord la forme descriptive on deacutecrit des conceptions

des actes des usages ndash crsquoest-agrave-dire des actes renouveleacutes ndash des objets des conditions des

produits Crsquoest la forme premiegravere de toutes les sciences descriptives (zoologie botanique)

Seulement certaines descriptions sont drsquoune espegravece particuliegravere agrave lrsquohistoire en tant que

science de lrsquohumaniteacute ce sont les descriptions drsquoeacutetats inteacuterieurs par des figures

mateacuterielles non repreacutesentables langue penseacutee imagination regravegles motifs tous faits

psychologiques Jrsquoai montreacute1 que ces faits forment presque seuls toute une des cateacutegories

de lrsquohistoire lrsquohistoire des coutumes intellectuelles et la plus grande partie de deux

autres lrsquohistoire des institutions sociales et politiques De tous ces faits on ne peut jamais

avoir qursquoune connaissance qualitative on peut deacuteterminer le caractegravere la nature de ces

conceptions mais la seule connaissance quantitative serait la freacutequence qursquoil est

impossible de rechercher Combien de fois un homme a-t-il eu une penseacutee Combien

drsquohommes ont eu cette penseacutee On nrsquoa jamais pu mecircme songer agrave faire cette recherche

94

4 Cependant on a pu constituer une histoire des pheacutenomegravenes intellectuels sans sortir de la

description crsquoest-agrave-dire sans chercher au-delagrave de la connaissance qualitative sans

atteindre aucun eacuteleacutement de quantiteacute Crsquoest le cas des histoires de la langue des arts des

sciences des religions On deacutecrit les œuvres drsquoart ou de science et les conceptions qui ont

eacuteteacute manifesteacutees agrave une certaine date sans essayer de faire un tableau de leur reacutepartition

ou de leur freacutequence La preacutetention drsquoarriver agrave appliquer la statistique a eacuteteacute eacutemise par M

Bourdeau LrsquoHistoire et les historiens 1886 il proposait drsquoeacutetudier le nombre drsquoexemplaires

drsquoun ouvrage pour en eacutevaluer quantitativement lrsquoimportance crsquoest une illusion On

nrsquoarriverait agrave savoir ainsi qursquoun chiffre drsquoopeacuterations typographiques on nrsquoatteindrait pas

la freacutequence du pheacutenomegravene litteacuteraire qui est la repreacutesentation dans lrsquoesprit du lecteur de

la conception qursquoavait exprimeacutee lrsquoauteur

5 Pour lrsquohistoire des usages qui consistent en actes mateacuteriels la connaissance qualitative

reste souvent aussi la seule possible Combien de maisons de costumes de fecirctes y a-t-il

eu au XIVe siegravecle Combien de fois a-t-on appliqueacute une regravegle de droit un usage politique

Mais lagrave encore on nrsquoa pas un besoin absolu de connaicirctre la quantiteacute il srsquoagit plutocirct de

savoir qursquoagrave un moment donneacute dans un pays on a pratiqueacute certain usage ou certaines

institutions politiques Lrsquointeacuterecirct est dans lrsquoexistence de lrsquousage pas seulement dans la

freacutequence Pourtant on a deacutejagrave besoin de savoir si les regravegles eacutetaient vraiment appliqueacutees

crsquoest-agrave-dire approximativement dans quelle proportion de cas

6 Lrsquohistoire sociale consiste aussi pour une bonne part dans la description drsquousages

eacuteconomiques proceacutedeacutes drsquoexploitation agricole et industrielle de production de

transport usages de vente de creacutedit de speacuteculation division du travail proprieacuteteacute regravegles

de reacutepartition des produits Mais cette part est insuffisante pour constituer lrsquohistoire

sociale elle aide agrave comprendre les pheacutenomegravenes sociaux elle ne les eacutetablit pas Le tableau

drsquoune socieacuteteacute agrave un moment donneacute ne peut se faire par une simple description de ses

usages Ce tableau comporte toujours des donneacutees de nombre et de reacutepartition Le nombre

des membres la reacutepartition par sexes acircges origines occupations ndash la composition des

classes sociales ou des professions ndash la richesse crsquoest-agrave-dire la quantiteacute des objets de

valeur et la reacutepartition de la richesse entre les cateacutegories drsquohabitants ndash la reacutepartition des

cultures industries moyens de transports ndash toutes ces notions sont indispensables Faute

de les avoir on nrsquoarrive pas du tout agrave se repreacutesenter la socieacuteteacute on nrsquoen a aucune ideacutee

drsquoensemble Mecircme les usages eacuteconomiques nrsquoont presque aucune valeur par eux-mecircmes

ils nrsquoagissent que par leur freacutequence un usage qui nrsquoexiste qursquoentre quelques hommes nrsquoa

pas drsquointeacuterecirct ni pratique ni historique La connaissance drsquoune socieacuteteacute au point de vue de

lrsquohistoire sociale crsquoest la connaissance de la structure crsquoest-agrave-dire des proportions entre les

parties Or le nombre la reacutepartition la freacutequence les proportions sont des notions

toutes quantitatives On ne conccediloit guegravere un tableau de pheacutenomegravenes sociaux purement

qualitatif comme peut lrsquoecirctre un tableau de la litteacuterature des arts des sciences ou mecircme

un tableau du droit ou des institutions politiques On arrive ainsi agrave cette conclusion que

lrsquohistoire sociale a absolument besoin drsquoecirctre une connaissance quantitative

7 II ndash De quels moyens dispose lrsquohistoire pour atteindre une connaissance de quantiteacute A

priori on peut preacutesumer que ces moyens seront meacutediocres puisque lrsquohistoire manque de

tout proceacutedeacute direct drsquoexamen des pheacutenomegravenes Elle reste reacuteduite agrave deux proceacutedeacutes

indirects

8 1deg Elle recueille les renseignements sur les quantiteacutes que fournissent les auteurs de

documents par exemple le chiffre de la population de lrsquoAttique donneacute par Atheacuteneacutee Ce

sont toujours des affirmations non scientifiques on ne peut donc les accepter que sous

95

reacuteserve de critique Mais la critique a besoin pour conclure de savoir dans quelles

conditions lrsquoauteur a opeacutereacute pour atteindre ses reacutesultats or on les connaicirct rarement et on

doit a priori preacutesumer que lrsquoauteur a commis quelque erreur car lrsquoerreur est habituelle en

matiegravere de chiffres

9 2deg Elle reacuteunit les donneacutees isoleacutees obtenues par lrsquoanalyse des documents et elle les

rapproche de faccedilon agrave calculer des quantiteacutes par exemple on additionne les chiffres de

tenanciers fournis par le Domesdaybook pour chacun des domaines recenseacutes on calcule la

proportion drsquohabitants par tenanciers et on en conclut la population de lrsquoAngleterre agrave la

fin du XIe siegravecle

10 Il faut donc examiner les moyens dont dispose lrsquoauteur de document ou lrsquohistorien pour

arriver agrave deacuteterminer et agrave exprimer des quantiteacutes Les voici rangeacutes dans lrsquoordre

deacutecroissant de preacutecision

11 1deg La mesure ndash Crsquoest la seule expression de quantiteacute qui soit entiegraverement scientifique Elle

consiste agrave ramener les pheacutenomegravenes agrave des uniteacutes identiques par conseacutequent exactement

commensurables (telles que longueur surface poids composition chimique

mouvement) Elle tient une place de plus en plus grande dans lrsquoobservation actuelle des

pheacutenomegravenes sociaux surtout eacuteconomiques De plus en plus on se preacuteoccupe de connaicirctre

les longueurs de reacuteseaux de chemins de fer ou de routes les superficies de terrains les

poids de produits les valeurs exprimeacutees en numeacuteraire Mais pour les faits passeacutes nous

nrsquoavons plus aucun moyen direct drsquoobtenir une mesure il ne reste qursquoagrave recueillir les

mesures mentionneacutees dans les documents soit qursquoelles aient eacuteteacute faites par les auteurs

eux-mecircmes ndash ce qui est rare ndash soit que les auteurs des documents aient reproduit les

mesures faites par drsquoautres Or ni les proceacutedeacutes de mesure dont disposaient les siegravecles

anteacuterieurs ni les habitudes de transcription des auteurs de documents ne laissent guegravere

espeacuterer que les mesures doivent ecirctre preacutesumeacutees exactes

12 2deg Le deacutenombrement ndash Crsquoest le proceacutedeacute statistique par excellence Il consiste agrave choisir un

caractegravere abstrait expresseacutement deacutefini et agrave compter dans un champ donneacute combien

drsquohommes ou drsquoobjets drsquoune espegravece donneacutee preacutesentent ce caractegravere Comme le

deacutenombrement arrive agrave srsquoexprimer en chiffres il donne souvent lrsquoillusion de la mesure

crsquoest-agrave-dire de la science exacte Cette illusion nrsquoest qursquoun cas particulier de la tendance

naturelle agrave confondre exact avec preacutecis (voir chap II I) En fait le deacutenombrement ne prend

ce caractegravere preacutecis que gracircce agrave la convention sur laquelle il repose toute sa valeur comme

moyen de connaissance deacutepend de la nature de la convention qui a servi agrave lrsquoeacutetablir Si on a

pris un caractegravere tregraves conventionnel (par exemple crime deacutelit appartement) le

deacutenombrement ne donnera que tregraves peu de renseignements sur la reacutealiteacute On saura

seulement qursquoil y a eu dans un pays donneacute tel chiffre de procegraves rangeacutes dans la cateacutegorie

laquo crime raquo ou laquo deacutelit raquo qursquoon a compteacute dans lrsquoensemble des maisons tant drsquouniteacutes

conventionnelles appeleacutees laquo appartement raquo En tout cas le chiffre drsquoun deacutenombrement ne

deacutesigne pas un total homogegravene il reacuteunit des objets qui ne sont pas entiegraverement

commensurables et qui peuvent nrsquoavoir de commun que des caractegraveres insignifiants

13 Pourtant le deacutenombrement est le seul proceacutedeacute quantitatif possible pour appreacutecier des

masses qui ne sont pas homogegravenes et crsquoest le cas de tous les ecirctres vivants et de tous les

objets produits par eux ndash sauf en tant qursquoon les a rameneacutes agrave la notion du poids ou agrave la

notion abstraite de valeur exprimeacutee en numeacuteraire (on ne mesure pas des moutons mais

on peut mesurer des poids de moutons) Le deacutenombrement est donc indispensable pour

exprimer avec preacutecision la structure drsquoune socieacuteteacute Il faut savoir au moins le chiffre de la

96

population la reacutepartition des habitants dans les centres le nombre des habitations des

animaux etc Aussi le deacutenombrement est-il le proceacutedeacute fondamental de la deacutemographie

mecircme les pheacutenomegravenes eacuteconomiques ne sont vraiment eacutetablis que lorsqursquoon est parvenu agrave

les exprimer en chiffres

14 Lrsquohistoire sociale ne dispose que drsquoun tregraves petit nombre de deacutenombrements attesteacutes par

des documents et presque tous ceux qursquoon possegravede sont suspects ils ont eacuteteacute faits dans

des conditions inconnues de nous et nous devons le preacutesumer avec des proceacutedeacutes

insuffisants Ainsi pour lrsquoAntiquiteacute les chiffres des esclaves drsquoEacutegine ou de la population

drsquoAthegravenes doivent rester suspects Les chiffres du Moyen Acircge ne le sont pas moins

LrsquoAngleterre fournit un exemple caracteacuteristique de lrsquoincapaciteacute des gens du Moyen Acircge

aux deacutenombrements mecircme les plus faciles En 1371 le gouvernement fit voter au

Parlement une taxe de 50 000 livres (agrave reacutepartir entre les paroisses agrave raison de 22 shillings

3 pence) calculeacutee sur le chiffre de 40 000 paroisses quand on voulut la lever on ne

trouva pas 9 000 paroisses On peut voir dans Round Feudal England 1895 ce qursquoon doit

penser du chiffre de 32 000 chevaliers vassaux du roi drsquoAngleterre qursquoon a admis jusqursquoici

sur le teacutemoignage drsquoun homme admirablement placeacute pour ecirctre informeacute puisqursquoil eacutetait

ministre du roi Il est probable aussi qursquoon a tort de reproduire comme le font mecircme des

historiens de la valeur de Ranke les chiffres des fameux rapports des ambassadeurs

veacutenitiens au XVIe siegravecle

15 Resterait la ressource de faire des deacutenombrements reacutetrospectifs en rapprochant les

eacuteleacutements pris dans les documents Mais pour deacutenombrer la condition indispensable est

de connaicirctre tout le champ agrave deacutenombrer car il faut ecirctre sucircr de pouvoir atteindre toutes

les uniteacutes agrave compter Or il deacutepend du hasard qursquoil se soit conserveacute des documents portant

sur le champ entier agrave deacutenombrer et ce hasard est tregraves rare Peut-ecirctre nrsquoy en a-t-il dans

toute lrsquohistoire du monde jusqursquoagrave la fin du Moyen Acircge qursquoun seul cas le Domesdaybook

drsquoAngleterre qui agrave vrai dire est lui-mecircme un deacutenombrement

16 3deg Lrsquoeacutevaluation ndash Crsquoest un expeacutedient pour remplacer le deacutenombrement Lorsqursquoon ne peut

pas (ou qursquoon ne veut pas) deacutenombrer le champ tout entier on en prend une portion et

dans cette portion on compte les objets des diffeacuterentes classes de faccedilon agrave eacutetablir la

proportion numeacuterique tant pour cent de chaque classe On suppose que cette portion est

une image reacuteduite de lrsquoensemble et que la proportion totale sera la mecircme Le danger de ce

proceacutedeacute crsquoest la preacutesomption qui est agrave la base On admet que la portion qursquoon a choisie est

pareille agrave lrsquoensemble et que les proportions y seront les mecircmes mais si cette portion

restreinte diffegravere de lrsquoensemble lrsquoeacutevaluation sera fausse Supposons que pour connaicirctre la

proportion drsquoenfants illeacutegitimes en France on prenne le pourcentage de la population de

Paris lrsquoeacutevaluation sera beaucoup trop eacuteleveacutee Il faut donc ecirctre sucircr que la portion choisie

est pareille et crsquoest ce qursquoil est souvent difficile de savoir De mecircme quand un document

indique une proportion il faudrait savoir par quels proceacutedeacutes lrsquoauteur est arriveacute agrave son

eacutevaluation On reacutepegravete souvent drsquoapregraves les documents du XIVe siegravecle que la grande peste

de 1346-48 a enleveacute la moitieacute ou le tiers de la population on devrait se demander sur

quelle portion de la population a eacuteteacute faite cette eacutevaluation ndash en supposant qursquoil y ait eu

un calcul

17 4deg Lrsquoeacutechantillonnage ndash Crsquoest un expeacutedient pour suppleacuteer au deacutenombrement On prend au

hasard quelques uniteacutes agrave diffeacuterents endroits dans tout le champ agrave deacutenombrer on examine

dans combien de ces uniteacutes se rencontre un certain caractegravere (par exemple combien de

femmes sont veuves) on calcule la proportion des veuves par rapport au total des femmes

examineacutees (par exemple 30 p 100) on admet que la proportion sera la mecircme pour tout le

97

reste du champ Le proceacutedeacute est moins dangereux que lrsquoeacutevaluation en ce sens qursquoon court

moins de risques de tomber sur une portion exceptionnelle du champ mais on srsquoexpose

au danger plus grand encore de prendre pour bases des uniteacutes exceptionnelles on nrsquoa pas

de garantie que ces uniteacutes soient pareilles agrave lrsquoensemble

18 Les conditions sont surtout mauvaises pour un eacutechantillonnage reacutetrospectif ougrave lrsquoon est

reacuteduit agrave opeacuterer avec des documents Quand il srsquoagit de faits actuels comme on domine

lrsquoensemble du champ agrave eacutetudier on peut se faire une impression geacuteneacuterale voir quels sont

les cas aberrants et par suite prendre meacutethodiquement ses uniteacutes parmi celles qui ne

preacutesentent aucun caractegravere exceptionnel Mais dans lrsquoeacutechantillonnage reacutetrospectif on ne

connaicirct que des uniteacutes eacuteparses qursquoon nrsquoa pas choisies qursquoon a reccedilues des documents

crsquoest-agrave-dire du hasard or il est fort possible qursquoune espegravece de documents qui fait

connaicirctre une espegravece de faits exceptionnelle se soit conserveacutee plus qursquoune autre car les

conditions drsquoougrave deacutependent les chances de conservation sont drsquoordinaire les mecircmes pour

chaque groupe de document Les uniteacutes exceptionnelles ainsi obtenues fausseront

gravement lrsquoopeacuteration Qursquoon essaye par exemple pour le XIIe siegravecle de deacuteterminer par

eacutechantillonnage la proportion des terres appartenant agrave lrsquoEacuteglise dans un pays comme la

France Les documents qui se sont conserveacutes sont ceux qui se trouvaient dans les archives

des eacuteglises et qui se rapportent agrave leurs domaines crsquoest lagrave qursquoon ira forceacutement chercher les

eacutechantillons de groupes de domaines la proportion des terres drsquoeacuteglise y sera

naturellement tregraves forte presque toutes les terres paraicirctront appartenir aux eacuteglises

19 5deg La geacuteneacuteralisation ndash Ce proceacutedeacute le plus habituel en histoire nrsquoest qursquoun moyen irreacutefleacutechi

de simplifier les opeacuterations drsquoeacutevaluation Il consiste agrave eacutetendre agrave tout un groupe les

caractegraveres qursquoon a constateacutes chez quelques individus de ce groupe (hommes ou objets)

crsquoest un eacutechantillonnage inconscient et mal fait Le principe rationnel de la

geacuteneacuteralisation crsquoest la preacutesomption que si un caractegravere se rencontre dans plusieurs

uniteacutes drsquoun champ donneacute prises au hasard il se retrouvera dans toutes les uniteacutes de ce

champ autrement dit les cas observeacutes sont preacutesumeacutes repreacutesenter la moyenne

20 Crsquoest le seul proceacutedeacute qui reste possible dans tous les cas ougrave lrsquoon ne dispose pas de la

connaissance complegravete drsquoun champ ou du moins drsquoune portion drsquoun champ ce qui est le

cas normal en histoire ndash dans lrsquohistoire sociale comme dans les autres branches Et crsquoest

assureacutement une des causes drsquoerreur les plus actives en histoire la plus grande masse des

erreurs de construction commises dans les tableaux descriptifs drsquoune socieacuteteacute provient de

geacuteneacuteralisations incorrectes Crsquoest que les documents ne fournissent drsquoordinaire que

quelques cas la plupart exceptionnels qursquoon a reacutedigeacutes justement parce qursquoils eacutetaient

exceptionnels des crimes ou des actes heacuteroiumlques ndash les usages ou les modes des petits

groupes exceptionnels qui attiraient le plus lrsquoattention ou qui avaient une propension

exceptionnelle agrave eacutecrire Instinctivement on prend ces cas pour des cas-types

caracteacuteristiques de toute la socieacuteteacute on les deacuteclare des usages geacuteneacuteraux Tous les ouvrages

historiques de Taine sont pleins de geacuteneacuteralisations obtenues par ce proceacutedeacute

21 Lrsquohistoire sociale est particuliegraverement exposeacutee aux fausses geacuteneacuteralisations Elle a

absolument besoin drsquoarriver agrave un tableau complet pour se repreacutesenter la structure de la

socieacuteteacute et elle ne possegravede que tregraves peu de documents des mentions accidentelles dans les

documents narratifs ou litteacuteraires quelques inscriptions quelques piegraveces drsquoarchives tregraves

ineacutegalement conserveacutees (du Moyen Acircge il ne reste presque aucun document de laiumlques)

La tentation est donc plus grande de proceacuteder en geacuteneacuteralisant agrave partir du petit nombre

des faits eacutetablis Ainsi lrsquohistoire sociale est celle qui aurait le plus besoin de donneacutees

98

drsquoensemble et crsquoest celle qui est la plus exposeacutee agrave se les procurer par un proceacutedeacute

deacutefectueux

22 III ndash La conseacutequence pratique crsquoest que lrsquohistoire sociale doit ecirctre astreinte agrave des

preacutecautions plus seacutevegraveres qursquoaucune autre et soumise plus eacutetroitement agrave la regravegle qursquoavant

drsquoaborder lrsquoeacutetude drsquoun fait on doit constater lrsquoeacutetat des documents afin de renfermer la

recherche dans les limites de la connaissance possible

23 On devra faire la critique de toutes les donneacutees quantitatives plus seacutevegraverement encore que

la critique des descriptions car eacutetant beaucoup plus difficiles agrave atteindre exactement

elles doivent ecirctre plus suspectes Lrsquoauteur drsquoun document nrsquoa pas eu besoin drsquoune

preacutecision exceptionnelle pour connaicirctre et deacutecrire une conception ni mecircme un acte

reacutepeacuteteacute souvent (usage mode institution) Mais degraves qursquoil est intervenu une notion de

quantiteacute il lui a fallu pour la constater une meacutethode de travail souvent mecircme des

proceacutedeacutes speacuteciaux drsquoinformation On doit donc toujours se demander Par quels proceacutedeacutes

lrsquoauteur a-t-il atteint son reacutesultat Et que valait ce proceacutedeacute Quelles pouvaient ecirctre ses

donneacutees Par quelle meacutethode a-t-il pu faire ses calculs Souvent on aura une certitude

neacutegative on saura que lrsquoauteur nrsquoa pas pu opeacuterer exactement par exemple que les

chroniqueurs du Moyen Acircge nrsquoavaient aucun moyen drsquoeacutevaluer le nombre des victimes

drsquoune eacutepideacutemie ou le chiffre drsquoune population En tout cas il faudra toujours examiner de

pregraves Il semble bien que les historiens eacuteconomiques nrsquoont pas encore cette prudence

neacutecessaire il suffit de voir comment procegravedent mecircme les plus scrupuleux pour la peacuteriode

de lrsquoAntiquiteacute

24 Quand on opeacuterera soi-mecircme pour atteindre la quantiteacute lrsquoopeacuteration reacutetrospective devra se

faire avec les mecircmes preacutecautions que pour le calcul sur des faits actuels analogues La

meacutethode est deacutecrite par Meitzen Geschichte Theorie und Technik der Statistik 1886

25 La geacuteneacuteralisation nrsquoest pas eacutetudieacutee en statistique Jrsquoai essayeacute drsquoen faire la theacuteorie2 On doit

la ramener agrave un eacutechantillonnage conscient et meacutethodique ce qui comporte les

preacutecautions suivantes

26 1deg Preacuteciser le champ ougrave lrsquoon va geacuteneacuteraliser crsquoest-agrave-dire ougrave lrsquoon va preacutesumer la

ressemblance entre les uniteacutes prises au hasard Si ce champ est un groupe drsquohommes ne

pas le faire trop grand pour qursquoil ait plus de chances drsquoecirctre homogegravene eacuteviter de

confondre une section avec lrsquoensemble ne pas geacuteneacuteraliser par exemple sur une seule

province pour tout un Eacutetat

27 2deg Srsquoassurer que les faits contenus dans ce champ sont vraiment semblables entre eux

pour que des uniteacutes quelconques aient chance de correspondre agrave la moyenne se deacutefier

surtout des simples ressemblances de nom

28 3deg Srsquoassurer que les cas pris pour geacuteneacuteraliser sont vraiment repreacutesentatifs qursquoils ne sont

pas exceptionnels

29 4deg Srsquoassurer que le nombre des speacutecimens connus est assez grand Il devra ecirctre drsquoautant

plus grand qursquoil y aura moins de motifs que tous les cas se ressemblent moins grand pour

les groupes homogegravenes et les pheacutenomegravenes simples (par exemple lrsquoalimentation drsquoun

groupe de paysans) que pour des groupes heacuteteacuterogegravenes et des faits compliqueacutes (comme le

budget drsquoune famille riche habitant dans une capitale)

30 En prenant toutes les preacutecautions on sera ameneacute agrave reconnaicirctre que dans la plupart des cas

on ne peut pas arriver agrave un reacutesultat certain faute de donneacutees sucircres Ainsi sera poseacutee la

limite de construction de lrsquohistoire sociale Elle variera beaucoup sans doute mais elle

variera suivant la condition des documents crsquoest-agrave-dire la possibiliteacute de remonter agrave des

99

observations correctement faites Si nous nous laissions aller agrave la nature ce ne serait pas

lrsquoeacutetat de nos instruments de connaissance qui poserait la limite agrave nos recherches ce serait

lrsquointensiteacute de notre inteacuterecirct Toute lrsquohistoire de la theacuteologie toute lrsquohistoire de la science

des antiquiteacutes montrent que les speacutecialistes eux-mecircmes sont exposeacutes agrave passer leur vie sur

une question insoluble dont la solution les passionne Il nrsquoest pas inutile de rappeler que

notre deacutesir de connaicirctre une espegravece de faits ne doit jamais ecirctre la mesure de nos

affirmations

NOTES

1 Voir chap XII II

2 Voir Langlois et Seignobos Introduction aux eacutetudes historiques chap IV V

100

Chapitre XV

Deacutetermination des groupes sociaux

I Caractegravere des faits sociaux ndash Faits humains abstraits localiseacutes ndash Actes individuels ndash Actestypiques ndash Actes collectifsII Les groupes ndash Difficulteacute de deacutefinir le groupe social diffeacuterence avec le groupe biologiquendash Caractegravere ordinaire des groupes historiques ndash Difficulteacutes speacuteciales agrave lrsquohistoire sociale preacutecautions et limites

1 La deuxiegraveme seacuterie des opeacuterations consiste agrave grouper ensemble les faits successifs pour

dresser un tableau de lrsquoeacutevolution sociale dans la suite des temps Mais elle exige une

opeacuteration preacutealable neacutecessaire pour se repreacutesenter les faits sociaux dont on eacutetudiera la

succession elle consiste agrave deacuteterminer les groupes drsquohommes qui sont les auteurs ou les

objets des pheacutenomegravenes sociaux Il faut donc avant drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution examiner

comment on peut arriver agrave deacuteterminer les groupes sociaux

2 I ndash Le principe qui domine toute cette opeacuteration de construction des groupes est le

principe de toute science historique principe si simple et si eacutevident qursquoon aurait honte de

le formuler si lrsquoexpeacuterience ne montrait pas qursquoil est tregraves souvent oublieacute par des cateacutegories

entiegraveres de travailleurs ce qui oblige agrave lrsquoeacutenoncer expresseacutement Il peut se formuler ainsi

Les faits sociaux ne sont que des abstractions ce sont toujours les actes les eacutetats ou les

rapports de certains hommes Ce sont ou des usages ndash et un usage nrsquoest qursquoune seacuterie

drsquoactes semblables ndash ou les eacutetats mateacuteriels drsquohommes deacutetermineacutes (acircge sexe maladie)

ndash ou des objets se rapportant indirectement agrave des hommes et eacutetudieacutes seulement en tant

qursquoils sont en rapport avec eux (plantes animaux maisons routes argent produits)

3 Pour qursquoun pheacutenomegravene soit social il faut qursquoil soit lrsquoacte ou lrsquoeacutetat ou la deacutependance

mateacuterielle drsquoun homme ou drsquoun groupe drsquohommes Or le propre des hommes crsquoest drsquoecirctre

des individus deacutetermineacutes La connaissance complegravete drsquoun fait social comporte donc qursquoon

connaicirct le groupe drsquohommes auquel il se rapporte Dans les sciences geacuteneacuterales abstraites

(physique chimie biologie) on opegravere il est vrai sur des pheacutenomegravenes rameneacutes agrave lrsquoeacutetat

drsquoabstractions et lrsquoon a le droit drsquoignorer les objets reacuteels dans lesquels ils se passent Mais

crsquoest qursquoon a pu isoler par lrsquoexpeacuterience et deacutefinir rigoureusement les caractegraveres sur

lesquels on opegravere En science sociale on a essayeacute de construire aussi une science abstraite

des pheacutenomegravenes lrsquoeacuteconomie politique la politique la sociologie mais lrsquoessai a eacuteteacute

preacutematureacute et peut-ecirctre est-il irrationnel Car il faut drsquoabord deacutecrire les faits sociaux dans

101

les conditions sans lesquels ils ne sont pas intelligibles crsquoest-agrave-dire dans les individus

humains Crsquoest ainsi que dans les sciences naturelles on a deacutecrit la structure et le

fonctionnement des organismes veacutegeacutetaux et animaux en les prenant dans lrsquoensemble

concret drsquoun individu longtemps avant drsquoessayer une biologie geacuteneacuterale abstraite

4 En matiegravere sociale les faits donneacutes par lrsquoobservation et par conseacutequent les faits agrave deacutecrire

drsquoabord sont des actes drsquoindividus ou de groupes des eacutetats des objets ils sont

deacutetermineacutes localiseacutes si bien que nous sommes obligeacutes de les eacutetudier drsquoabord avec leurs

noms En preacutesentant un tableau de la population ou la description drsquoun marcheacute il faut

dire qursquoil srsquoagit de la population de lrsquoEspagne ou du marcheacute de Londres ndash La condition

pour comprendre un fait social crsquoest de se repreacutesenter lrsquohomme ou le groupe drsquohommes

qui en sont lrsquoauteur et de pouvoir lier le fait agrave un eacutetat psychologique tregraves vaguement

deacutefini peut-ecirctre mais suffisamment connu pour nous le faire comprendre crsquoest le motif de

lrsquoacte Ainsi un simple transfert drsquoobjets nrsquoest pas intelligible socialement Est-il une

vente une donation un vol un brigandage Pour reacutepondre il nous faut savoir le motif

Une somme drsquoargent ou une quantiteacute drsquoobjets nrsquoest pas un pheacutenomegravene social agrave moins

qursquoon nrsquoy joigne la notion de la valeur attribueacutee agrave cette somme ou agrave ces objets ce qui est

un fait subjectif psychologique Seuls les faits deacutemographiques physiologiques peuvent se

suffire agrave eux-mecircmes mais ils ne sont que les conditions des pheacutenomegravenes sociaux Il faut

donc pour deacutecrire les faits historiques ou sociaux la connaissance des auteurs ou des

sujets de ces faits et de lrsquoun au moins de leurs pheacutenomegravenes psychologiques la

connaissance de leur motif

5 Voyons donc sous quelles formes se preacutesentent les faits soit dans lrsquoobservation directe

soit dans les documents

6 1deg Des actes individuels ou des eacutetats individuels lrsquoacte drsquoun artiste drsquoun homme

politique drsquoun geacuteneacuteral ou drsquoun ouvrier drsquoun acheteur drsquoun speacuteculateur Dans le passeacute la

connaissance de ces actes constitue lrsquohistoire individuelle Elle est souvent difficile agrave

eacutetablir en fait faute de documents mais elle est toujours la plus facile agrave comprendre crsquoest

lrsquohistoire des creacuteations intellectuelles (arts sciences philosophie religion) lrsquohistoire des

directions politiques (reacutevolutions reacuteformes guerres) ce qui forme une grande part de

lrsquohistoire politique Cette histoire individuelle nrsquoa presque aucune place dans lrsquohistoire

sociale sauf lrsquohistoire des inventions et des usages dans le cas ougrave on peut atteindre

lrsquoinventeur ou lrsquoinitiateur Jrsquoindique cette exception pour rappeler que lrsquohistoire

eacuteconomique elle-mecircme nrsquoest pas exclusivement une eacutetude de masses

7 2deg Des actes faits par un individu des eacutetats subis par un individu mais pareils aux actes

ou eacutetats drsquoautres individus du mecircme temps Souvent les documents ne donnent qursquoun

acte ou un eacutetat individuel un cas de vente par exemple mais on peut geacuteneacuteraliser et

eacutetablir que drsquoautres hommes agissaient de mecircme ou eacutetaient dans le mecircme eacutetat Lrsquoacte

individuel devient alors un cas repreacutesentatif de tout un groupe un type Ainsi se fait

lrsquohistoire des actes ou eacutetats typiques qui est une eacutetude de pheacutenomegravenes de masse Dans ce

genre rentrent lrsquohistoire des langues ougrave un mot trouveacute dans un eacutecrivain montre que ses

contemporains employaient ce mot ndash lrsquohistoire des usages priveacutes (alimentation

logement mobilier ceacutereacutemonial distraction etc) ougrave quelques exemples suffisent pour

montrer lrsquohabitude commune agrave tous les gens drsquoun pays ndash lrsquohistoire des croyances et des

doctrines communes ndash lrsquohistoire des regravegles de droit ndash lrsquohistoire des institutions sociales

et politiques Il y faut ranger aussi lrsquohistoire des coutumes eacuteconomiques qui est une

grande part de lrsquohistoire sociale elle se fait en eacutetudiant des cas individuels types de

culture de fabrication de transport drsquoeacutechange etc

102

8 3deg Des actes collectifs faits par un groupe drsquoindividus opeacuterant ensemble ou reacuteagissant

directement les uns sur les autres actes ou eacutetats drsquoune assembleacutee drsquoune armeacutee drsquoun

marcheacute etc Ceux-lagrave apparaissent dans les documents comme collectifs ayant eacuteteacute conccedilus

comme collectifs par les observateurs Ils sont la matiegravere de lrsquohistoire des actes sociaux et

politiques (en exceptant les actes originaux des fondateurs et reacuteformateurs)

9 La plupart des faits sociaux rentrent dans cette classe Ici il nrsquoy a pas seulement des actes

pareils comme dans la fabrication drsquoobjets ou les proceacutedeacutes agricoles il y a un

agencement crsquoest-agrave-dire une action reacuteciproque des actes ou des eacutetats humains les uns sur

les autres qui constitue une organisation du travail un systegraveme de transports un

systegraveme drsquoeacutechanges Ce ne sont pas seulement des pheacutenomegravenes de masse ce sont des

pheacutenomegravenes collectifs

10 II ndash Les faits individuels seuls ont un champ deacutefini drsquoavance qui est lrsquoindividu Tous les

autres faits faits semblables ou faits collectifs ne sont vraiment connus que lorsqursquoon

sait dans quel groupe ils se produisent quel est le groupe drsquohommes qui a des usages

pareils ou qui forme un systegraveme drsquoactes collectifs Il faut donc pour deacutefinir un fait de ces

deux derniers genres preacuteciser le groupe ougrave il se produit et crsquoest lagrave une des principales

difficulteacutes de toute histoire drsquousages

11 La deacutetermination du groupe se subdivise en deux opeacuterations 1deg deacuteterminer lrsquoespegravece de

groupe ougrave srsquoest produit le pheacutenomegravene 2deg deacuteterminer en fait quelles eacutetaient les limites de

ce groupe

12 Un groupe humain nrsquoest pas du tout comparable agrave une espegravece animale On peut discuter

il est vrai sur les limites drsquoune espegravece se demander si certains individus doivent ecirctre

rangeacutes dans une espegravece ou dans la voisine mais on sait qursquoun ecirctre nrsquoappartient pas agrave la

fois agrave deux espegraveces Le groupe humain au contraire est une notion non pas naturelle

mais en partie conventionnelle

13 Un groupe crsquoest un ensemble drsquohommes qui ont des usages pareils (par exemple la

langue la religion les mœurs) et qui collaborent ou sont solidaires pour certaines espegraveces

drsquoactes (par exemple la guerre le gouvernement le commerce) Mais il y a beaucoup

drsquousages et beaucoup de systegravemes drsquoactes produits par des causes multiples et variables

qui ont agi ineacutegalement sur les divers hommes Il en reacutesulte qursquoun mecircme homme ne fait

pas partie exclusivement drsquoun seul groupe parce qursquoil nrsquoa pas en toute matiegravere les mecircmes

usages ou les mecircmes conceptions ou les mecircmes inteacuterecircts que les autres membres du

groupe Il appartient agrave un certain groupe en matiegravere de langue agrave un autre groupe en

matiegravere de religion agrave un autre en matiegravere drsquousages priveacutes il deacutepend drsquoun systegraveme

politique drsquoun systegraveme eccleacutesiastique drsquoun systegraveme drsquointeacuterecircts eacuteconomiques Dans chaque

groupe et dans chaque systegraveme il se rencontre avec des semblables ou avec des

collaborateurs partiels qui en drsquoautres matiegraveres font partie drsquoun autre groupe ou drsquoun

autre systegraveme Un mecircme homme sera Luxembourgeois par la nation Franccedilais par la

langue catholique romain par la religion et lieacute eacuteconomiquement agrave lrsquoAllemagne comme

membre du Zollverein parce que les quatre solidariteacutes diffeacuterentes Eacutetat luxembourgeois

langue franccedilaise religion catholique romaine Zollverein allemand ont eacuteteacute eacutetablies agrave des

eacutepoques diffeacuterentes

14 Crsquoest lrsquoerreur fondamentale de la sociologie forgeacutee drsquoapregraves les analogies biologiques

drsquoavoir neacutegligeacute cette opposition capitale entre les pheacutenomegravenes biologiques et les

pheacutenomegravenes sociaux Elle srsquoest ainsi laisseacute conduire agrave admettre un groupe humain pareil agrave

un organisme animal et comme on ne pouvait utiliser cette analogie en opeacuterant sur des

103

individus membres agrave la fois de plusieurs groupes on a eacuteteacute ameneacute agrave choisir arbitrairement

un des groupes et agrave lrsquoidentifier avec un organisme en ignorant systeacutematiquement les

autres groupes qui eacutetablissent drsquoautres solidariteacutes Drsquoordinaire on a choisi pour

lrsquoassimiler agrave lrsquoespegravece animale le groupe formeacute par lrsquouniteacute de gouvernement le groupe

politique appeleacute aussi national qui en beaucoup de pays coiumlncide grossiegraverement avec le

groupe de langue Cette preacutefeacuterence donneacutee au groupe Eacutetat sur le groupe Eacuteglise ou le

groupe langue ou le groupe civilisation srsquoexplique par lrsquoexaltation du sentiment national

au XIXe siegravecle mais elle nrsquoen est pas moins irrationnelle

15 Crsquoest une des grosses difficulteacutes de lrsquohistoire de choisir lrsquoespegravece de groupe humain dont on

cherchera agrave eacutetudier les manifestations semblables ou collectives Eacutevidemment cette

espegravece varie suivant lrsquoespegravece de pheacutenomegravenes Pour lrsquohistoire de la langue ce sera le

groupe des hommes qui parlent la mecircme langue pour lrsquohistoire des religions le groupe

religieux pour lrsquohistoire politique le groupe national Mais pour les faits sociaux quel

groupe devra-t-on choisir Qursquoest-ce que le groupe eacuteconomique On nrsquoest pas parvenu agrave

le deacutefinir Quels sont en matiegravere eacuteconomique les hommes lieacutes par une solidariteacute ou par

des usages communs Sont-ce les sujets drsquoun mecircme souverain ndash Mais entre les sujets

des Eacutetats diffeacuterents le commerce eacutetablit une solidariteacute eacuteconomique parfois tregraves eacutetroite

qui varie avec les tarifs de douanes et les conditions des traiteacutes de commerce Dans quel

groupe eacuteconomique devra-t-on ranger le Canadien du Manitoba sujet anglais qui

commerce surtout avec les Eacutetats-Unis Et lrsquoHindou

16 La question est deacutejagrave difficile agrave reacutesoudre pour les socieacuteteacutes contemporaines ougrave lrsquoensemble

des faits nous est connu Mais pour les socieacuteteacutes anciennes ougrave il nous faut opeacuterer par

lrsquointermeacutediaire de documents fragmenteacutes comment reconnaicirctre les groupes drsquohommes

eacuteconomiquement solidaires Ces documents deacutesignent les groupes par un nom Mais quel

est le sens preacutecis de ce nom La plupart sont des noms politiques ils deacutesignent seulement

les sujets drsquoun mecircme souverain (Romains Franccedilais Anglais) dans des temps ougrave la

solidariteacute eacuteconomique eacutetait bien plus faible que de nos jours dans lrsquointeacuterieur de chaque

Eacutetat

17 Il nrsquoest pas facile drsquoindiquer une solution agrave cette difficulteacute mais du moins faut-il en ecirctre

averti pour savoir avec quelle sorte de notion on opegravere On devra donc se demander

toujours Agrave quelle sorte de groupe se rapportent les noms employeacutes par les documents

Peut-on savoir en quoi ce groupe consistait Quelle sorte de liens unissait les membres

Et quel rapport y avait-il entre cette solidariteacute et une solidariteacute eacuteconomique On sera

ainsi averti des cas ougrave il faudra deacutecomposer un groupe reacuteuni sous un seul nom et si on ne

peut arriver agrave le deacutecomposer on saura du moins qursquoon fera mieux de srsquoabstenir drsquoaffirmer

et peut-ecirctre mecircme drsquoeacutetudier des faits qursquoon ne pourrait rapporter agrave aucun groupe preacutecis

18 La seconde difficulteacute crsquoest de preacuteciser les limites du groupe crsquoest-agrave-dire les gens qui

appartiennent agrave ce groupe Elle est commune agrave toutes les eacutetudes historiques de groupes et

nrsquoest pas speacuteciale agrave lrsquohistoire sociale Elle tient agrave ce que les documents toujours tregraves

incomplets ne font connaicirctre que quelques cas eacutepars observeacutes et noteacutes pour des raisons

accidentelles conserveacutes par hasard au moyen de ces fragments on restitue lrsquoensemble

des cas de cette espegravece par geacuteneacuteralisation avec tous les dangers inheacuterents agrave ce proceacutedeacute

entre autres la difficulteacute de deacutelimiter le champ de geacuteneacuteralisation Un usage est constateacute

par les documents dans un endroit Mais jusqursquoougrave srsquoeacutetend le champ ougrave lrsquoon a le droit

drsquoadmettre que cet usage a existeacute agrave ce moment Il faut poser la question nettement car

la solution deacutepend des conditions propres agrave chaque cas et la constitution des groupes

104

serait exposeacutee agrave des dangers ineacutevitables si lrsquoon opeacuterait sans meacutethode Voici la liste de ces

dangers

19 1deg Ne pas srsquoapercevoir du caractegravere abstrait des pheacutenomegravenes On exprime le pheacutenomegravene

par un substantif abstrait ndash par exemple le marcheacute lrsquoindustrie textile le machinisme ndash et

on opegravere avec cette formule abstraite comme si elle deacutesignait un ecirctre reacuteel on lui attribue

des actes des motifs des sentiments Quand on a ainsi personnifieacute lrsquoabstraction le

marcheacute lrsquoindustrie le machinisme prennent corps ils semblent agir avec une force

propre instinctivement on leur attribue des actes et une puissance comme srsquoils eacutetaient

des personnes et cette mythologie simpliste fait vite oublier les ecirctres humains plus

complexes qui sont les seuls acteurs veacuteritables de lrsquohistoire mecircme sociale

20 2deg En attribuant les pheacutenomegravenes agrave un groupe neacutegliger drsquoeacutetablir lrsquoexistence de ce groupe

par lrsquoobservation soit directe soit indirecte Il arrive ainsi drsquoadmettre pour causes des

faits un groupe imaginaire ou conjectural comme la communauteacute de village

hypotheacutetique des pays du centre de lrsquoEurope

21 3deg Prendre pour le support des pheacutenomegravenes eacuteconomiques un groupe reacuteel il est vrai mais

formeacute par une solidariteacute sans rapport avec les pheacutenomegravenes qursquoon veut eacutetudier prendre

par exemple un groupe formeacute par la communauteacute de langue comme les Hellegravenes ou les

Germains ou un groupe constitueacute par un lien purement politique comme lrsquoEspagne au

XVIe siegravecle ce qui megravene agrave attribuer agrave toutes les parties du groupe les mecircmes pheacutenomegravenes

eacuteconomiques ou une solidariteacute eacuteconomique contrairement agrave la reacutealiteacute Ce genre drsquoerreur

est facile agrave commettre car les noms que portent la plupart des groupes mentionneacutes dans

les documents deacutesignent des groupes de langue ou de solidariteacute politique sans aucun

caractegravere eacuteconomique

22 4deg Prendre un groupe heacuteteacuterogegravene sans penser agrave le deacutecomposer en des parties homogegravenes

(du moins au point de vue du pheacutenomegravene qursquoon eacutetudie) par exemple expliquer la vie

eacuteconomique de la Grande-Bretagne au XVIIIe siegravecle sans distinguer lrsquoIrlande et lrsquoEacutecosse de

lrsquoAngleterre On arrive agrave se faire une repreacutesentation moyenne qui est fausse pour toutes

les parties

23 5deg Faire son champ de geacuteneacuteralisation trop grand en se trompant sur les limites du

groupe on attribue ainsi les actes et les usages agrave des hommes qui y sont eacutetrangers Si par

exemple on fait entrer dans le groupe des Germains tous les peuples qui habitaient au VIe

siegravecle le territoire actuel de lrsquoAllemagne on y introduira des Celtes ou des Slaves dont les

usages eacuteconomiques eacutetaient diffeacuterents

105

Chapitre XVI

Eacutetude de lrsquoeacutevolution

I Conditions de lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution ndash Emploi des courbes conditions ndash Diffeacuterences entrelrsquoeacutevolution en biologie et en sciences sociales ndash Diffeacuterentes sortes drsquoeacutevolution ndash Deacutetermination dugroupe ougrave lrsquoeacutevolution srsquoest produiteII Conditions des eacutevolutions speacuteciales ndash Production transfert reacutepartitionIII Conditions pour comprendre lrsquoeacutevolution ndash Constatations des changements drsquousages par lacomparaison ndash Eacutevolution par renouvellement difficulteacute de la constater

1 I ndash La derniegravere opeacuteration consiste agrave grouper les faits successifs de faccedilon agrave constater les

transformations et srsquoil se peut agrave atteindre lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes Crsquoest par

excellence lrsquoopeacuteration historique elle ne peut ecirctre faite que par voie historique avec les

documents du passeacute Crsquoest la derniegravere opeacuteration de la seacuterie puisqursquoelle ne peut ecirctre faite

qursquoapregraves les deux autres Il faut avoir dresseacute le tableau de lrsquoensemble des faits sociaux (ou

du moins drsquoune espegravece de faits) agrave un moment donneacute et dans un groupe donneacute avant de

pouvoir le comparer agrave lrsquoensemble des faits (ou du moins agrave la mecircme espegravece de faits) dans le

mecircme groupe agrave un autre moment puis agrave une seacuterie de moments successifs

2 Lrsquoeacutevolution a eacuteteacute rendue plus facilement repreacutesentable par lrsquoemploi des courbes Quand

les pheacutenomegravenes sociaux peuvent srsquoexprimer numeacuteriquement la courbe permet drsquoen

figurer graphiquement lrsquoeacutevolution il suffit de transcrire les chiffres en graphiques On

obtient ainsi par exemple la courbe de la production drsquoune denreacutee ou de la quantiteacute des

transports La courbe rend plus saillante la continuiteacute du pheacutenomegravene et la direction des

changements

3 Le proceacutedeacute nrsquoest applicable que dans les cas ougrave on peut exprimer les faits par des

nombres ce qui suppose deux conditions

4 1deg Il faut que les faits soient par leur nature exprimables en nombre qursquoils comportent

une comparaison de quantiteacute au moins approximative entre des eacutetats successifs par

exemple la quantiteacute produite transporteacutee transfeacutereacutee distribueacutee ndash ou le nombre drsquoobjets

drsquoanimaux ou drsquoindividus comparables Le proceacutedeacute ne srsquoapplique donc pas aux conditions

mateacuterielles ni aux rapports entre les hommes qui constituent une organisation

eacuteconomique la description est le seul moyen possible de repreacutesenter les pheacutenomegravenes ougrave

entrent des milieux des conceptions des motifs

106

5 2deg Il faut que les donneacutees des documents soient suffisantes pour fournir des chiffres de

pheacutenomegravenes agrave plusieurs moments ce qui est tregraves rare pour les eacutepoques anciennes Dans

le cas ougrave les documents seront suffisants la description pourra ecirctre accompagneacutee de

tableaux de chiffres ou de courbes crsquoest ainsi qursquoa proceacutedeacute M Bienaimeacute dans ses eacutetudes

sur lrsquoeacutevolution du prix des denreacutees agrave Paris au XIXe siegravecle

6 Pour constater lrsquoeacutevolution on peut se contenter de dresser le tableau complet de toute la

vie eacuteconomique drsquoun pays agrave plusieurs moments successifs et de rapprocher ces tableaux

drsquoensemble Mais pour comprendre lrsquoeacutevolution il faut eacutetablir des comparaisons partielles

entre les faits constateacutes agrave diffeacuterents moments

7 Ici se pose la principale difficulteacute pratique On ne peut pas rapprocher des faits au

hasard il ne faut rapprocher pour les comparer agrave des moments diffeacuterents que les faits

analogues et entre lesquels il y a eu continuiteacute Or la continuiteacute est une notion subjective

une interpreacutetation que notre esprit se donne de la succession des faits lrsquoobservation

directe ne fournit que des eacutetats successifs sans lien Ce lien de continuiteacute est une forme du

lien de causaliteacute une forme beaucoup plus vague et plus sujette agrave erreur

8 En fait la notion drsquoeacutevolution nous est donneacutee par lrsquoobservation biologique Nous voyons

lrsquoecirctre vivant se transformer graduellement sans cesser drsquoecirctre le mecircme individu

lrsquoeacutevolution continue est ici eacutevidente Nous voyons se succeacuteder les individus issus lrsquoun de

lrsquoautre et dans certains cas nous les voyons se diffeacuterencier peu agrave peu chaque geacuteneacuteration

srsquoeacutecartant un peu plus du premier ancecirctre la continuiteacute est ici encore eacutevidente et nous

constatons lrsquoeacutevolution de lrsquoespegravece

9 Cette notion drsquoeacutevolution acquise par la biologie nous la transportons dans la vie sociale

Ici il a fallu proceacuteder par analogie en employant une meacutetaphore inconsciente On a

compareacute un groupe drsquohommes ndash la nation anglaise par exemple ndash agrave un individu

biologique on a compareacute agrave une espegravece animale la succession des hommes dans un mecircme

groupe On est arriveacute ainsi agrave concevoir laquo lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute raquo ce qui est deacutejagrave une

meacutetaphore

10 On est alleacute plus loin Dans la socieacuteteacute on a abstrait un sous-groupe formeacute drsquohommes

distingueacutes des autres par une fonction speacuteciale crsquoest-agrave-dire par un systegraveme de rapports

continu avec la masse de la socieacuteteacute on a isoleacute ainsi le gouvernement lrsquoarmeacutee le clergeacute la

magistrature on a opeacutereacute de mecircme avec une classe la noblesse la bourgeoisie On a pu

alors consideacuterer les changements successifs de cette organisation ou de cette classe

comme une eacutevolution on a eu lrsquoeacutevolution du gouvernement de lrsquoarmeacutee de la

bourgeoisie Crsquoest une meacutetaphore au deuxiegraveme degreacute car on nrsquoa pas la connaissance

directe drsquoune continuiteacute entre les gouvernements ou les bourgeoisies drsquoun mecircme pays agrave

diffeacuterents moments successifs Il nrsquoy a pas de lien biologique entre eux il nrsquoy a pas drsquoecirctre

qui soit le gouvernement ou la bourgeoisie

11 Enfin on en est arriveacute agrave abstraire un usage une langue ou mecircme un simple deacutetail un mot

un proceacutedeacute technique un systegraveme de production ou de reacutepartition et on a parleacute de

lrsquoeacutevolution drsquoun mot ou de lrsquoeacutevolution de lrsquoarchitecture ou de lrsquoindustrie du drap ou du

commerce par canaux Crsquoest une meacutetaphore au troisiegraveme degreacute car ici il nrsquoy a mecircme plus

drsquoindice de continuiteacute biologique il nrsquoy a que la transmission drsquoun usage par imitation

crsquoest-agrave-dire par voie subjective

12 Il faut donc comprendre la porteacutee reacuteelle du mot laquo eacutevolution raquo quand on lrsquoapplique aux

pheacutenomegravenes sociaux Il nrsquoa pas le mecircme sens qursquoen biologie Il nrsquoimplique pas une

continuiteacute mateacuterielle une causaliteacute biologique la seacuterie des eacutetats ou des actes drsquoun mecircme

107

individu ou drsquoune ligneacutee drsquoindividus engendreacutes les uns des autres Il ne deacutesigne qursquoune

ressemblance qui peut parfois avoir son origine dans une transmission heacutereacuteditaire mais

agrave laquelle on peut presque toujours preacutesumer des causes purement subjectives la

convention sociale lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation La continuiteacute est ici abstraite Si nous

appelons eacutevolution toute la seacuterie des changements que nous avons reacuteunis en un groupe

crsquoest parce que nous admettons une continuiteacute entre les eacutetats successifs mais nous ne

savons pas drsquoavance par quel proceacutedeacute srsquoest eacutetablie cette continuiteacute et il est probable a

priori que ce nrsquoest pas par le processus biologique de la transformation individuelle et de

la filiation

13 La continuiteacute ainsi comprise peut ecirctre eacutetablie entre plusieurs espegraveces de faits

14 La plus facile agrave constater et la plus abstraite est lrsquoeacutevolution drsquoune habitude ndash soit drsquoun

proceacutedeacute drsquoaction ou drsquoune conception ndash soit du produit mateacuteriel drsquoune opeacuteration

ndash lrsquoeacutevolution de la technique drsquoun meacutetier ou de lrsquoappreacuteciation de valeur drsquoun objet ou des

objets fabriqueacutes par une industrie donneacutee On peut eacutetudier par exemple lrsquoeacutevolution de la

technique du fer des prix du fer de la forme et de lrsquoemploi des barres de fer Pour eacutetablir

ce genre drsquoeacutevolution il suffit de comparer les descriptions ou les chiffres obtenus par

lrsquoeacutetude des proceacutedeacutes ou des habitudes eacuteconomiques ou des produits agrave plusieurs eacutepoques

successives Le sens de lrsquoeacutevolution ressortira de la comparaison mecircme entre les habitudes

drsquoaction ou de penseacutee en matiegravere eacuteconomique pendant une peacuteriode de la vie drsquoun peuple

15 Puis on peut chercher lrsquoeacutevolution de lrsquoorganisation crsquoest-agrave-dire des rapports entre les

hommes eacutetablis par une convention obligatoire ou volontaire expresse ou tacite ce sont

les institutions de la vie eacuteconomique On eacutetudiera les conventions pour la division et

lrsquoorganisation du travail entre les hommes pour le transfert des objets pour la

reacutepartition de la jouissance des objets Lrsquoeacutevolution apparaicirctra par la comparaison du

systegraveme des institutions eacuteconomiques agrave des eacutepoques successives

16 On aura aussi agrave eacutetudier les changements des conditions mateacuterielles naturelles qui

fournissent aux hommes les moyens mateacuteriels drsquoaction et leur imposent les limites de

leur action le climat le sol la faune et la flore les faciliteacutes de communication On

examinera les changements des conditions mateacuterielles creacuteeacutees par les hommes eux-

mecircmes qui constituent un ameacutenagement durable et un milieu artificiel nouveau On

devra chercher srsquoil y a eu eacutevolution crsquoest-agrave-dire changement dans un mecircme sens de

quelques unes de ces conditions naturelles ou artificielles

17 Enfin apregraves toutes ces comparaisons abstraites ou exteacuterieures il restera agrave examiner

lrsquoeacutevolution proprement biologique le changement des individus eux-mecircmes Il srsquoagit ici

du personnel qui creacutee la vie eacuteconomique Y a-t-il eu un changement de personnes soit

disparition des anciens individus ou introduction de nouveaux soit changement dans le

nombre ou la position reacuteciproque des individus Alors seulement on peut connaicirctre la

nature de lrsquoeacutevolution on peut voir srsquoil y a eu continuiteacute reacuteelle mateacuterielle biologique

entre les individus ou si au contraire les individus ont changeacute et si la continuiteacute est

purement subjective

18 Apregraves avoir deacutetermineacute les diffeacuterentes espegraveces drsquoeacutevolution ndash eacutevolution des habitudes de

lrsquoorganisation du milieu mateacuteriel du personnel ndash on se trouve en preacutesence drsquoune

difficulteacute pratique Comment preacutesenter lrsquoensemble de lrsquoeacutevolution qursquoon aura constateacute

analytiquement Dans quel cadre ranger les faits Crsquoest une difficulteacute drsquoexposition qui

ne comporte pas de solution uniforme

108

19 Si on ne veut faire que la monographie drsquoun fait eacuteconomique on est reacuteduit agrave adopter un

cadre partiel on ne peut preacutesenter que lrsquoeacutevolution drsquoun trait de la vie eacuteconomique Le

cadre naturel en ce cas sera lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution drsquoune habitude donneacutee (usage proceacutedeacute

organisation) ou drsquoun groupe de proceacutedeacutes ou drsquoinstitutions ayant pour but une espegravece

donneacutee de reacutesultat Crsquoest le reacutesultat qui guidera le choix des faits agrave reacuteunir car le reacutesultat

drsquoune opeacuteration est la conseacutequence du but de lrsquoopeacuteration et le but autrement dit le motif

est le pheacutenomegravene directeur de toute la vie eacuteconomique Il est plus rationnel de chercher

lrsquoeacutevolution des objets destineacutes agrave servir drsquoarmes (lrsquoindustrie des armes) que lrsquoeacutevolution des

objets fabriqueacutes en bois ou en cuir

20 Si lrsquoon veut arriver agrave une eacutetude drsquoensemble il faudra reacuteunir lrsquoeacutevolution des organisations

et des habitudes communes agrave un mecircme groupe drsquohommes La difficulteacute sera de

deacuteterminer le groupe qursquoon doit consideacuterer comme uniteacute en matiegravere de vie eacuteconomique

Les groupes deacutesigneacutes par un nom drsquoensemble sont drsquoordinaire des groupes politiques unis

par la communauteacute de gouvernement des nations le lien eacuteconomique nrsquoest pas identique

au lien national Rationnellement on nrsquoa pas le droit de grouper les faits eacuteconomiques

dans le cadre de nation crsquoest-agrave-dire de gouvernement Pourtant ndash en attendant qursquoon ait

deacutetermineacute le lien eacuteconomique qui constitue les groupes eacuteconomiques ndash on nrsquoa pas drsquoautre

proceacutedeacute que drsquoadopter lrsquoun des cadres construits pour eacutetudier drsquoautres pheacutenomegravenes on

prendra donc une nation un Eacutetat ou une reacutegion geacuteographique mais on devra garder

conscience du caractegravere empirique et provisoire de cet expeacutedient Tant que lrsquohistoire de

lrsquoorganisation eacuteconomique ne peut ecirctre exposeacutee que dans les cadres construits pour

lrsquohistoire politique tant qursquoon en est reacuteduit agrave eacutecrire lrsquohistoire de lrsquoagriculture de

lrsquoindustrie du commerce de la proprieacuteteacute en Angleterre en Allemagne en Gregravece crsquoest que

lrsquohistoire eacuteconomique nrsquoa pas encore eacutetabli la nature de la solidariteacute eacuteconomique Si elle y

parvient elle pourra grouper ses faits dans des cadres agrave elle

21 II ndash Lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution eacuteconomique comporte des conditions speacuteciales aux trois

branches de lrsquoactiviteacute eacuteconomique production transfert reacutepartition Elles peuvent

srsquoexprimer sous forme de questions

22 1deg Pour la production lrsquoeacutevolution se produit dans 1deg le but que se proposent les

producteurs 2deg le milieu qui rend les opeacuterations plus ou moins faciles ou avantageuses

3deg les proceacutedeacutes techniques des opeacuterations 4deg la division du travail dans chaque espegravece de

profession

23 Apregraves ces questions particuliegraveres se posent les questions drsquoensemble Quelle a eacuteteacute

lrsquoeacutevolution dans la reacutepartition de lrsquoensemble des hommes entre ces diverses occupations

La proportion srsquoest-elle modifieacutee dans un sens constant Y a-t-il eu eacutevolution dans la

proportion de la quantiteacute des diverses espegraveces de produits Y a-t-il eu une eacutevolution

geacuteneacuterale commune agrave plusieurs ou agrave tous les groupes civiliseacutes soit dans les proceacutedeacutes de

travail soit dans la division du travail Y a-t-il eu une eacutevolution constante commune aux

diverses peacuteriodes de lrsquohumaniteacute

24 2deg Pour le transfert lrsquoeacutevolution consiste dans un changement 1deg des proceacutedeacutes de transport

(depuis le sentier jusqursquoau chemin de fer) 2deg des voies de commerce 3deg de lrsquoorganisation

du personnel des transports 4deg des proceacutedeacutes drsquoeacutechanges (depuis le troc jusqursquoagrave la

speacuteculation) 5deg de la distribution des centres

25 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans la reacutepartition

des proceacutedeacutes de transport et de commerce dans la proportion des quantiteacutes

transporteacutees ou sujettes agrave des opeacuterations commerciales eacutevolution dans la proportion du

109

personnel employeacute eacutevolution dans le systegraveme geacuteneacuteral du commerce Peut-on suivre

une eacutevolution commune agrave plusieurs groupes de peuples ou commune agrave lrsquohistoire de

lrsquohumaniteacute

26 3deg Pour la reacutepartition lrsquoeacutevolution se produit dans les proceacutedeacutes drsquoappropriation de

jouissance de transmission dans la reacutepartition des objets appropriables entre les divers

modes drsquoappropriation et de jouissance dans la proportion des quantiteacutes drsquoobjets

approprieacutes aux mecircmes individus

27 Puis viennent les questions drsquoensemble Y a-t-il eu eacutevolution geacuteneacuterale dans le systegraveme

drsquoappropriation de partage de jouissance de transmission Y a-t-il eu une eacutevolution

commune agrave plusieurs peuples Une eacutevolution continue dans lrsquohistoire de lrsquohumaniteacute

28 II mdash Pour comprendre la transformation on commence par se repreacutesenter deux ou

plusieurs eacutetats du mecircme groupe agrave des moments successifs on cherche ensuite par quels

moyens le groupe a passeacute drsquoun eacutetat agrave un autre Ici intervient la cause au sens empirique

crsquoest-agrave-dire les conditions sans lesquelles lrsquoeacutetat nrsquoaurait pas changeacute Cette constatation

peut se faire par diffeacuterents moyens

29 1deg Directement lrsquoobservateur qui a eacutecrit le document a eu la connaissance ou plutocirct

lrsquoimpression que tel fait a eacuteteacute la cause du changement et il lrsquoa dit Latifundia perdidere

Italiam dit Pline crsquoest qursquoil a eu lrsquoimpression que les grands domaines ont fait

abandonner la culture du bleacute et remplacer les cultivateurs libres par des bergers esclaves

Lrsquoaffirmation des auteurs de documents est agrave vrai dire la principale source ougrave nous

prenons la connaissance des causes en histoire

30 2deg Indirectement apregraves avoir constateacute seacutepareacutement dans les documents les eacutetats

successifs nous infeacuterons des conditions ougrave se trouvaient les choses avant le changement

compareacutees aux conditions ougrave elles se sont trouveacutees apregraves que le changement doit ecirctre

attribueacute agrave tels faits que nous appelons causes Nous cherchons lrsquoeacutetat de la population

dans les pays soumis par les Romains nous trouvons avant la conquecircte une population

drsquohommes libres1 au temps des Antonins une population rurale formeacutee surtout

drsquoesclaves au Ve siegravecle une population tregraves rare Nous en infeacuterons que la conquecircte

romaine a abouti agrave remplacer les cultivateurs libres par des esclaves et qursquoensuite

lrsquoesclavage a eacuteteacute cause de la deacutepopulation

31 La premiegravere difficulteacute est drsquoeacutetablir le changement qui srsquoest produit entre deux moments

Il est bon de preacutevoir sous quelle forme on peut le constater

32 Premier cas ndash On aperccediloit des actes ou des faits apparents qui ont produit un changement

direct voulu par les auteurs des actes Ils sont tregraves freacutequents dans la vie politique ce sont

les guerres les ordres donneacutes par les chefs les lois les reacutevolutions etc Ils sont rares en

matiegravere drsquousages et de faits sociaux ndash sauf les eacuteveacutenements geacuteneacuteraux tels que conquecircte

ou invasion qui reacuteagissent sur toute la vie mecircme sociale et qursquoil faut toujours connaicirctre

pour y chercher drsquoabord lrsquoexplication des changements

33 Deuxiegraveme cas ndash On aperccediloit des changements drsquousages ou drsquoarrangements sociaux ou

drsquoeacutetats en comparant les usages les arrangements les eacutetats agrave deux moments diffeacuterents

crsquoest le proceacutedeacute employeacute pour dresser les tableaux de chiffres et les graphiques il

srsquoapplique mecircme aux cas ougrave la connaissance nrsquoest que qualitative En comparant

lrsquoorganisation des ouvriers anglais en 1824 et de nos jours on nrsquoa pas de peine agrave constater

le changement produit par les trade-unions

110

34 La vraie difficulteacute crsquoest de pouvoir comparer toujours le mecircme groupe agrave des moments

diffeacuterents le danger crsquoest de comparer sans srsquoen apercevoir les usages ou lrsquoorganisation

non pas de moments diffeacuterents mais de groupes diffeacuterents Au sens strict il nrsquoy a de

vraiment comparable que les mecircmes individus agrave des moments diffeacuterents En comparant un

groupe de mecircme nom le Parlement ou une trade-union agrave deux moments diffeacuterents

distants drsquoun siegravecle on ne compare pas ensemble les eacutetats drsquoun mecircme groupe concret agrave

deux eacutepoques successives car les individus du Parlement ou de la trade-union de 1800

sont tous morts en 1900 on compare deux abstractions ou deux formes Le danger est

donc de personnifier ces abstractions drsquoopeacuterer comme si elles avaient eacutevolueacute par une

force interne propre agrave la faccedilon drsquoun organisme Ce nrsquoest pas lrsquoerreur seulement de ceux

qui conccediloivent la socieacuteteacute comme un organisme reacuteel crsquoest lrsquoerreur de presque tous les

historiens de pheacutenomegravenes speacuteciaux enfermeacutes dans une espegravece unique de faits Ils arrivent

presque irreacutesistiblement agrave srsquoimaginer une eacutevolution propre de la langue du droit de

lrsquoEacuteglise des institutions seuls les historiens drsquoeacuteveacutenements eacutechappent agrave cette illusion

parce que leurs eacutetudes leur font voir surtout des individus

35 Troisiegraveme cas ndash On constate des changements de personnes dans un groupe de faccedilon que

la masse du groupe change graduellement par un renouvellement continu des individus

qui la composent Crsquoest probablement le processus normal de lrsquoeacutevolution Les hommes

nrsquoaiment pas agrave changer leurs usages ou leur organisation mais crsquoest le groupe qui change

de matiegravere Les hommes qui le composaient meurent peu agrave peu (ou se retirent) ils sont

remplaceacutes par des hommes diffeacuterents qui agissent autrement Le fait est assez apparent

dans les eacutetablissements de production Le moyen le plus rapide pour changer les proceacutedeacutes

de travail crsquoest de changer les ouvriers

36 Le changement peut mecircme se produire sans que les individus soient morts ou que les

membres nouveaux du groupe aient adopteacute une faccedilon de penser ou drsquoagir diffeacuterente de

celle des membres anciens Crsquoest ce qui arrive lorsque des hommes se deacuteplacent et vont

dans drsquoautres groupes ou bien quand il naicirct de nouveaux hommes lrsquoagencement de la

socieacuteteacute organiseacute pour un nombre donneacute doit alors ecirctre changeacute pour srsquoadapter agrave un

nombre drsquohommes plus grand ou mecircme srsquoil reste pareil en apparence il ne fonctionne

plus de mecircme faccedilon Ainsi la Chambre des repreacutesentants aux Eacutetats-Unis a eacuteteacute transformeacutee

par lrsquoaccroissement du nombre des repreacutesentants

37 Quatriegraveme cas ndash En matiegravere drsquoobjets mateacuteriels les ameacutenagements tels que cultures

digues routes maisons et les produits tels que meubles numeacuteraire capitaux

srsquoaccumulent ou se remplacent par drsquoautres de faccedilon agrave transformer les conditions

mateacuterielles de la vie

38 Toute transformation graduelle est difficile agrave constater parce que les hommes ou les

objets qui se renouvellent se remplacent peu agrave peu Mais la difficulteacute nrsquoest pas eacutegale pour

toutes les histoires Elle est moindre pour les espegraveces de faits ougrave lrsquoaction des individus est

plus apparente ougrave les documents deacutesignent souvent les acteurs par les noms propres ce

qui arrive dans les arts les sciences les doctrines la vie politique On voit dans les

documents une geacuteneacuteration drsquohommes politiques de savants ou drsquoartistes succeacuteder peu agrave

peu agrave la preacuteceacutedente ndash En matiegravere de langue drsquousages priveacutes ou de religion la

constatation est deacutejagrave plus difficile mais encore peut-on atteindre quelques influences

drsquoindividus et voir si le moment ougrave un changement se produit correspond agrave la peacuteriode de

leur vie active ndash La difficulteacute est au maximum pour les faits sociaux deacutemographiques ou

eacuteconomiques Lagrave on voit les pheacutenomegravenes se succeacuteder sans apercevoir les changements

concrets les documents ne montrent pas le renouvellement des geacuteneacuterations

111

39 Cette difficulteacute de constater le changement concret rend plus difficile drsquoatteindre les

causes des faits sociaux par les proceacutedeacutes historiques Les documents indiquent rarement

une cause aux eacutevolutions de ces faits parce que les actes frappants en ces matiegraveres sont

tregraves rares sauf les reacutevolutions produites par une invention technique il ne se produit

guegravere que des transformations lentes et continues Et il est tregraves dangereux drsquoopeacuterer par

infeacuterence parce qursquoon nrsquoatteint pas la cause la plus active des transformations qui est le

changement des individus On doit donc ecirctre particuliegraverement prudent si lrsquoon veut

deacutecouvrir la cause des eacutevolutions sociales

40 Ainsi lrsquohistoire sociale preacutesente des difficulteacutes speacuteciales Les unes tiennent agrave la nature des

documents plus rares et plus exposeacutes agrave lrsquoerreur parce qursquoils portent sur des faits peu

frappants moins souvent observeacutes et noteacutes ndash et sur des faits exteacuterieurs plus difficiles agrave

atteindre avec certitude parce qursquoil faut pour y arriver passer par lrsquointermeacutediaire de la

penseacutee de lrsquoauteur Les autres tiennent agrave la nature mecircme de la construction de lrsquohistoire

sociale agrave la difficulteacute de deacuteterminer les quantiteacutes de preacuteciser les groupes drsquoatteindre

lrsquoeacutevolution Ces difficulteacutes expliquent les lacunes et les erreurs qui ont retardeacute la

constitution de lrsquohistoire sociale

NOTES

1 Dans la mesure assez restreinte ougrave les documents nous font connaicirctre lrsquoeacutetat des pays conquis

au IIe siegravecle

112

Chapitre XVII

Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentessortes drsquohistoires

I Eacutetude statique ndash Lien entre les faits Montesquieu lrsquoeacutecole allemande ndash Solidariteacute entre leshabitudes solidariteacute entre les actions collectivesII Eacutetude de reacutevolution ndash Lien entre les transformationsIII Meacutethodes de rapprochement des faits ndash Speacutecialistes et geacuteneacuteralistes

1 Il reste agrave indiquer dans quel rapport lrsquohistoire sociale est avec lrsquohistoire en geacuteneacuteral Mais

comme on pourrait se demander srsquoil est vraiment utile de connaicirctre les rapports entre

lrsquohistoire sociale et les autres branches drsquohistoire il est bon de faire voir drsquoabord

lrsquoimportance pratique de cette eacutetude

2 Lrsquoexpeacuterience a montreacute que le seul proceacutedeacute pratique pour constituer une science est

drsquoeacutetudier seacutepareacutement les diverses espegraveces de faits en isolant meacutethodiquement chaque

science speacuteciale Crsquoest par ce proceacutedeacute seulement qursquoon parvient agrave reacutesister agrave la tendance

naturelle qui est de commencer par une vue syntheacutetique de lrsquounivers La marche

spontaneacutee de lrsquoesprit humain serait de chercher drsquoabord agrave connaicirctre lrsquoessence du monde

et la cause premiegravere des choses en Gregravece comme dans lrsquoInde la forme primitive de la

science a eacuteteacute la meacutetaphysique On nrsquoest parvenu enfin agrave se deacutegager de cette confusion

qursquoen creacuteant des sciences speacuteciales uniquement consacreacutees agrave constater les pheacutenomegravenes

Chacune srsquoest constitueacutee seacutepareacutement et reste indeacutependante des sciences voisines la

meacutecanique la physique la chimie la biologie ont des territoires communs mais chacune

se suffit agrave elle-mecircme

3 Il est leacutegitime de se demander si lrsquoon ne peut pas opeacuterer de mecircme avec les sciences des

pheacutenomegravenes humains Ne peut-on pas isoler lrsquohistoire sociale des autres histoires Pour

reacutesoudre la question il faut examiner dans quelle condition se trouvent les pheacutenomegravenes

humains qui sont les objets de lrsquohistoire afin de deacutecider si lrsquoon peut assimiler agrave une

science indeacutependante la connaissance drsquoune seule espegravece de faits et par conseacutequent

chacune des branches drsquohistoire Srsquoil en est autrement on verra quel compte on doit tenir

de ce caractegravere speacutecial de la connaissance historique

4 Lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes humains se fait par deux opeacuterations toutes deux neacutecessaires

1deg lrsquoeacutetude des faits simultaneacutes aboutissant au tableau descriptif de la socieacuteteacute agrave un moment

113

donneacute ce que le vocabulaire de certains sociologues appelle une eacutetude statique 2deg lrsquoeacutetude

des faits successifs aboutissant agrave la description de lrsquoeacutevolution dans la suite des temps ce

que les mecircmes sociologues appellent eacutetude dynamique1

5 I ndash Lrsquoeacutetude statique consiste agrave deacutecrire lrsquoeacutetat de pheacutenomegravenes humains Pour les examiner

on est conduit agrave analyser lrsquoensemble des manifestations drsquoactiviteacute humaine et lrsquoensemble

des conditions mateacuterielles de la vie humaine agrave les grouper en un nombre assez grand de

cateacutegories et agrave eacutetudier seacutepareacutement chaque cateacutegorie Ainsi se fait le tableau drsquoune langue

drsquoun art drsquoune religion drsquoun reacutegime de vie drsquoun systegraveme de droit ou drsquoinstitutions drsquoun

gouvernement ndash De mecircme pour les conditions mateacuterielles on peut abstraire et eacutetudier agrave

part lrsquoeacutetat deacutemographique le systegraveme de routes les cultures etc Mais tous ces tableaux

sont abstraits ils deacutecrivent une espegravece drsquoactiviteacute humaine (ou une espegravece de conditions)

avec la preacutecision neacutecessaire pour la connaissance scientifique mais en lrsquoisolant des autres

espegraveces Or dans la reacutealiteacute les espegraveces diffeacuterentes drsquoactiviteacute ne sont pas isoleacutees car elles

sont les actes diffeacuterents drsquoun mecircme individu ou drsquoun mecircme groupe drsquoindividus La faccedilon

de se conduire ou de penser en religion nrsquoest pas indeacutependante de la faccedilon de penser en

science les habitudes politiques ne sont pas indeacutependantes des habitudes eacuteconomiques

et reacuteciproquement Sans doute en toute espegravece de reacutealiteacute les faits provenant drsquoun mecircme

ensemble reacuteel concret sont lieacutes entre eux cela est tregraves apparent deacutejagrave en physiologie Mais

le lien est bien plus eacutetroit en matiegravere drsquoactes humains Car plus lrsquoactiviteacute est complexe

plus la deacutependance est grande entre les diffeacuterentes formes drsquoactiviteacute drsquoun mecircme ecirctre

6 Ce lien entre les diverses sortes drsquoactiviteacutes drsquoune mecircme socieacuteteacute et par suite entre les

diverses branches drsquoeacutetudes humaines les anciens ne lrsquoont pas formuleacute nettement parce

que la science humaine eacutetait ou trop peu avanceacutee analytiquement ou trop meacutetaphysique

On a commenceacute agrave lrsquoentrevoir au XVIIIe siegravecle quand lrsquohistoire a commenceacute agrave se constituer

Voltaire nrsquoen parle pas parce que son esprit tregraves clair et tregraves prudent lrsquoa retenu dans les

constatations analytiques Montesquieu en a eu une ideacutee mais encore confuse et

restreinte agrave lrsquoespegravece de faits qui lrsquointeacuteressaient directement les lois Il a chercheacute le lien

entre la leacutegislation et lrsquoensemble de la vie sociale peut-ecirctre parce qursquoil ne distinguait pas

bien clairement les lois au sens humain (leacutegislation et droit) des lois au sens scientifique

les laquo rapports neacutecessaires qui deacuterivent de la nature des choses raquo comme il les appelle lui-

mecircme

7 Lrsquoideacutee de ce lien neacutecessaire a eacuteteacute formuleacutee en Allemagne sous une forme philosophique

semi-mystique par Herder elle a pris une forme preacutecise chez ses disciples les creacuteateurs

de laquo lrsquoeacutecole historique raquo Eichhorn Savigny Niebuhr qui ont eacutetudieacute surtout le lien entre

le droit et les autres activiteacutes Ainsi srsquoest formeacutee la notion du Zusammenhang compliqueacutee

encore drsquoune conception confuse semi-mystique le Volksgeist (lrsquoesprit du peuple) par

lequel on expliquait la solidariteacute entre les diverses activiteacutes drsquoun mecircme peuple

8 Au XIXe siegravecle lrsquoideacutee de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes humains srsquoest peu agrave peu

eacuteclaircie lentement parce que la meacutetaphysique de Hegel a longtemps empecirccheacute drsquoen

preacuteciser le meacutecanisme en expliquant la solidariteacute par une formule mystique lrsquoIdeacutee

reacutealiseacutee dans lrsquohistoire Cette partie de la logique et de la meacutethodologie de lrsquohistoire a eacuteteacute

imparfaitement2 deacutebrouilleacutee le meacutecanisme de la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes est

encore mal connu

9 Il semble qursquoon peut distinguer deux processus

10 1deg Il existe une solidariteacute entre les habitudes drsquoun mecircme individu Un homme nrsquoest pas un

meacutecanisme agrave compartiments seacutepareacutes dans chacun desquels se ferait une espegravece de travail

114

speacutecial indeacutependant des autres une penseacutee philosophique ou scientifique une croyance

religieuse une conception morale une faccedilon de srsquohabiller de se loger drsquoarranger son

temps de se distraire de gouverner ou drsquoobeacuteir Au contraire tout homme est un

ensemble continu ougrave toutes les activiteacutes partent drsquoun mecircme centre ceacutereacutebral crsquoest le

mecircme homme qui fait sa science son art sa croyance ses actes priveacutes politiques et

eacuteconomiques Ce centre commun dirige agrave la fois les deux espegraveces drsquoopeacuterations qui

constituent la conduite drsquoun homme et par conseacutequent lrsquoensemble de sa vie en socieacuteteacute

ses repreacutesentations (conceptions et motifs) qursquoon appelle intelligence ndash ses impulsions

crsquoest-agrave-dire ses actes exteacuterieurs qursquoon appelle activiteacute

11 Les repreacutesentations drsquoun homme ne se divisent pas en penseacutees entiegraverement

indeacutependantes les unes des autres elles forment un ensemble qui peut ecirctre plein de

contradictions logiques mais ougrave la plupart des conceptions pratiquement importantes

sont lieacutees psychologiquement entre elles Il nrsquoy a pas de terrains intellectuels deacutelimiteacutes

consacreacutes chacun agrave une espegravece unique drsquoactiviteacute toute penseacutee peut avoir des applications

sur plusieurs sortes de terrain Et ce nrsquoest pas mecircme toujours une conception morale

geacuteneacuterale une penseacutee speacuteciale peut aussi agir sur toute espegravece drsquoacte Crsquoest par suite drsquoune

interpreacutetation speacuteciale drsquoun texte que le quaker ne porte pas de boutons que le juif ne

mange pas de porc que lrsquoarchitecte chreacutetien prend pour plan de son eacutedifice une croix De

mecircme une ideacutee scientifique sur lrsquoaction physiologique du theacute du tabac de lrsquoalcool a meneacute

agrave transformer le reacutegime anglais des douanes et le reacutegime des contributions franccedilaises Les

exemples particuliers seraient innombrables de cette action impreacutevue drsquoune conception

particuliegravere sur des branches toutes diffeacuterentes de la vie humaine

12 Agrave plus forte raison le systegraveme drsquoimpulsions inteacuterieures qui fait agir un homme ndash ce que

nous appelons faute de savoir preacuteciser le caractegravere ou le tempeacuterament ndash nrsquoest pas une seacuterie

drsquoimpulsions speacuteciales se rapportant chacune agrave une espegravece drsquoactes deacutetermineacutes Il nrsquoy a pas

des impulsions scientifiques des impulsions religieuses des impulsions eacuteconomiques des

impulsions politiques Lagrave lrsquouniteacute est trop eacutevidente chaque homme apporte son

tempeacuterament unique dans les manifestations multiples de son activiteacute Le classement des

actes par cateacutegories est tout abstrait ce nrsquoest qursquoun proceacutedeacute de recherches il ne reacutepond agrave

aucune reacutealiteacute inteacuterieure dans lrsquoindividu On ne peut donc parler drsquoactiviteacute artistique

religieuse eacuteconomique politique qursquoen se restreignant agrave consideacuterer les conseacutequences des

actes en neacutegligeant le point de deacutepart la production de lrsquoacte Dans la reacutealiteacute il nrsquoexiste

que des centres drsquoactiviteacute drsquoensemble Le tempeacuterament naturel donne agrave toutes les

manifestations drsquoun mecircme homme un mecircme caractegravere Cette solidariteacute est tregraves mal

eacutetudieacutee encore on ne lrsquoaperccediloit nettement que dans les cas extrecircmes en comparant un

barbare agrave un civiliseacute Mais il y a certainement un lien eacutetroit entre les actes drsquoun mecircme

homme ou drsquoun mecircme groupe drsquohommes un lien si eacutetroit qursquoon est enclin agrave lrsquoattribuer agrave

une cause speacuteciale laquo lrsquoesprit raquo ou laquo le geacutenie raquo de lrsquohomme ou de laquo la race raquo faccedilon confuse

semi-mystique anti-scientifique de deacutesigner ce caractegravere drsquoensemble Du moins est-il

eacutevident qursquoon ne pourrait espeacuterer arriver agrave comprendre les faits humains si lrsquoon

neacutegligeait un eacuteleacutement aussi important

13 Outre le tempeacuterament naturel les hommes ont des formes drsquoactiviteacute acquises soit par

lrsquoeacuteducation soit par lrsquoimitation Il est plus facile de preacuteciser ces formes que de deacutemecircler les

activiteacutes spontaneacutees parce qursquoon peut les voir acqueacuterir on peut dans quelques cas au

moins apercevoir des hommes qui reccediloivent une eacuteducation ou qui commencent une

imitation Eacutevidemment ces activiteacutes acquises ont une action sur lrsquoensemble de lrsquoindividu

Peut-ecirctre les habitudes acquises drsquoactes tregraves speacuteciaux tels que lrsquoeacutecriture ou le vecirctement

115

agissent-elles faiblement Mais lrsquoaction est forte quand ce sont les habitudes drsquoactes tregraves

geacuteneacuteraux tels que commander sans reacutesistance obeacuteir sans examiner opeacuterer par violence

ou par ruse Les habitudes agissant sur des domaines tregraves diffeacuterents drsquoactiviteacute religieux

eacuteconomique politique eacutetablissent un lien solide entre les habitudes eccleacutesiastiques

politiques eacuteconomiques drsquoune mecircme socieacuteteacute

14 2deg Lrsquoautre processus est la solidariteacute entre les actions collectives drsquoun mecircme groupe Sans

doute les groupes humains ne sont pas pareils agrave des espegraveces animales3 ils reacuteunissent des

hommes qui ne sont solidaires entre eux que par une partie de leur vie Il serait donc

antiscientifique drsquoadmettre a priori une solidariteacute complegravete entre les hommes drsquoun mecircme

peuple Mais un peuple nrsquoest pourtant pas un groupement drsquohommes reacuteunis par un

systegraveme drsquoinstitutions drsquoune seule espegravece Il nrsquoexiste pas autant de groupes sociaux qursquoil y

a de branches drsquoactiviteacute humaine il nrsquoexiste pas un groupe eccleacutesiastique un groupe

drsquoindustrie un groupe de commerce un groupe de politique Au contraire un groupe

eacutetant drsquoordinaire formeacute de gens qui vivent sur un territoire commun ougrave leurs contacts

sont freacutequents il y a pour chaque groupe beaucoup de systegravemes drsquoactiviteacute commune

15 Entre ces systegravemes drsquoactions collectives on doit preacutesumer une solidariteacute Elle est encore

plus difficile agrave preacuteciser que la solidariteacute du caractegravere individuel Crsquoest lagrave une des questions

les plus controverseacutees de la sociologie on essaie mecircme de la reacutesoudre par des hypothegraveses

meacutetaphysiques laquo le geacutenie du peuple raquo ou laquo lrsquoacircme sociale raquo Dans ce complexe de faits

collectifs nous nrsquoarrivons mecircme pas agrave distinguer nettement les conceptions des

impulsions Y a-t-il mecircme dans lrsquoorganisation des actes collectifs ndash tels que division du

travail commerce gouvernement ndash autre chose que des conceptions transmises par

lrsquoeacuteducation ou lrsquoimitation Y a-t-il une part drsquoimpulsion naturelle de tempeacuterament une

disposition collective ou du moins commune aux descendants drsquoun mecircme peuple agrave

adopter plutocirct une certaine forme drsquoarrangement social par exemple une hieacuterarchie

sans controcircle comme dans le reacutegime de lrsquoEacuteglise catholique ou un systegraveme de deacuteleacutegation

comme dans les reacutegimes repreacutesentatifs ou des liens personnels comme dans le reacutegime

feacuteodal ou des regravegles abstraites comme dans les socieacuteteacutes deacutemocratiques En tout cas il

nrsquoest guegravere possible de distinguer ici le tempeacuterament des habitudes

16 On nrsquoarrive donc qursquoagrave une notion tregraves confuse de laquo quelque chose raquo de collectif qui

pousserait la masse drsquoun peuple agrave adopter une forme drsquoarrangement collectif ce

laquo quelque chose raquo eacutetant ou des conceptions ou un tempeacuterament ou des habitudes Mais

de quelle sorte sont ces conceptions ou ces habitudes Sont-elles dans les individus Ou

dans le peuple On a cru reacutepondre par la formule de la laquo conscience collective raquo La

question est encore trop peu eacutetudieacutee par une meacutethode analytique on nrsquoa pas encore

rechercheacute avec une preacutecision suffisante les actions reacuteciproques des divers meacutecanismes

collectifs pour avoir le droit de formuler une explication Mais il est eacutevident que ces

actions reacuteciproques sont importantes les meacutecanismes eccleacutesiastique politique

eacuteconomique sont lieacutes si eacutetroitement qursquoon ne peut eacutetudier lrsquoun sans connaicirctre lrsquoautre au

moins dans son ensemble

17 Puisque lrsquoorganisation eacuteconomique est lieacutee aux autres espegraveces de faits historiques qursquoelle

en est tantocirct la cause tantocirct lrsquoeffet il est eacutevident qursquoon ne peut isoler la connaissance de

lrsquohistoire eacuteconomique de lrsquoeacutetude des autres histoires Pour des neacutecessiteacutes pratiques on

peut commencer par lrsquoisoler provisoirement on peut drsquoabord analyser les faits pour les

deacuteterminer en deacutetail avec preacutecision Mais il faut ensuite les rapprocher des autres pour

comprendre leur place dans lrsquoensemble social purement analytique des pheacutenomegravenes

sociaux Ainsi il nrsquoest pas possible de se borner agrave une eacutetude on ne peut opeacuterer sans tenir

116

compte et de la solidariteacute entre les conceptions ou les actes drsquoespegraveces diverses et de la

solidariteacute entre les diffeacuterents meacutecanismes collectifs Il faut drsquoabord analyser les

pheacutenomegravenes pour les constater mais il faut embrasser lrsquoensemble pour les comprendre

18 II ndash Lrsquoeacutetude dynamique consiste agrave deacuteterminer lrsquoeacutevolution de chaque espegravece de

pheacutenomegravenes puis lrsquoeacutevolution de chaque socieacuteteacute dans son ensemble enfin lrsquoeacutevolution

geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute Elle commence par constater la seacuterie des transformations de

chaque activiteacute pour voir si elles vont dans le mecircme sens Srsquoil y a eacutevolution4 elle examine

de quelle nature est lrsquoeacutevolution avec quelle rapiditeacute elle se produit suivant quelle

marche Mais pour comprendre vraiment lrsquoeacutevolution il faut arriver jusqursquoagrave en atteindre

les causes ce qui est tout agrave fait impossible tant qursquoon srsquoenferme dans les branches

speacuteciales drsquohistoires tant qursquoon srsquoen tient agrave lrsquohistoire de lrsquoeacutevolution de la langue du

costume de la religion du commerce Car il faut chercher les causes lagrave ougrave elles peuvent se

trouver et rien nrsquoautorise agrave preacutesumer qursquoelles soient preacuteciseacutement dans lrsquoactiviteacute speacuteciale

dont on a traceacute lrsquoeacutevolution que la langue ait changeacute pour des raisons linguistiques le

commerce pour des raisons commerciales Au contraire la solidariteacute des activiteacutes

diffeacuterentes est si eacutetroite que tout changement drsquohabitudes important dans un ordre

drsquoactiviteacute amegravene forceacutement des changements dans les autres ordres Le changement de

religion ou drsquoorganisation politique reacuteagit neacutecessairement sur les habitudes eacuteconomiques

19 Lrsquoexplication est la mecircme que pour la solidariteacute entre les pheacutenomegravenes drsquoune mecircme

socieacuteteacute agrave une eacutepoque donneacutee Quand un homme ou un groupe changent drsquohabitudes dans

une branche drsquoactiviteacute lrsquoensemble de leurs conceptions et de leur conduite est modifieacute et

il peut lrsquoecirctre au point de produire un changement important dans une autre branche Une

cause plus forte encore drsquoeacutevolution crsquoest le changement de meacutecanisme collectif le

passage drsquoun reacutegime politique agrave un autre retentit sur tous les actes de la vie Taine a

mecircme essayeacute drsquoexpliquer toute lrsquoeacutevolution de la litteacuterature anglaise par les changements

drsquoorganisation politique

20 Quant agrave lrsquoeacutetude de lrsquoeacutevolution de lrsquoensemble drsquoune socieacuteteacute elle est par elle-mecircme une

eacutetude drsquoensemble Il est impossible drsquoeacutetudier lrsquoeacutevolution drsquoune socieacuteteacute autrement qursquoen

embrassant les diffeacuterentes espegraveces drsquoactiviteacute par conseacutequent en rapprochant les

diffeacuterentes branches drsquohistoire speacuteciale Crsquoest le seul moyen de voir quelles habitudes

caracteacuteristiques et quels meacutecanismes geacuteneacuteraux ont preacutedomineacute aux diffeacuterents moments de

lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute

21 Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes deacutemographiques et eacuteconomiques ne peut donc ecirctre isoleacutee des

autres branches de lrsquohistoire Pour comprendre le caractegravere de ces faits et leur place dans

la reacutealiteacute il faut les rapprocher des autres pheacutenomegravenes humains

22 III ndash Ce rapprochement peut se faire par deux proceacutedeacutes

23 1deg Le speacutecialiste drsquohistoire sociale peut eacutetudier drsquoapregraves les autres historiens les

pheacutenomegravenes principaux des autres branches Cela nrsquoest possible pratiquement que srsquoil

peut se restreindre aux branches drsquohistoire les plus instructives pour lui il lui faut donc

un guide dans le choix de ces eacutetudes Crsquoest la pratique de lrsquohistoire geacuteneacuterale qui seule peut

le guider en lui montrant quelles espegraveces de faits agissent le plus certainement sur les

faits eacuteconomiques ou deacutemographiques ndash et par conseacutequent quelles sont les branches

drsquohistoire les plus utiles pour lui

24 2deg Les speacutecialistes se borneront agrave constater les faits chacun dans son domaine Apregraves quoi

drsquoautres travailleurs combineront les constatations isoleacutees pour en former un ensemble

ils feront le meacutetier drsquoajusteurs Ceux-lagrave devront se rendre compte de la valeur des

117

reacutesultats exprimeacutes dans les formules des speacutecialistes afin de pouvoir en faire la critique

il leur faudra donc une connaissance preacutecise des proceacutedeacutes de travail des speacutecialistes de

chaque branche Il leur faudra de plus une ideacutee claire et juste des rapports entre les

diffeacuterentes espegraveces de faits pour les ajuster ensemble sans fausser leur importance

relative et sans introduire des conjectures subjectives sur les relations de causaliteacute Ils

auront besoin drsquoune meacutethode rigoureuse qui commence par juxtaposer les reacutesultats et qui

attende drsquoavoir compareacute plusieurs eacutevolutions avant de conclure sur les causes et les

effets

25 Speacutecialistes et laquo geacuteneacuteralistes raquo peuvent ainsi collaborer agrave ce travail neacutecessaire drsquoougrave sortira

la philosophie de lrsquohistoire sociale au sens scientifique

NOTES

1 Ces termes sont employeacutes drsquoune faccedilon meacutethodique par lrsquoeacutecole ameacutericaine de Patten

2 On peut srsquoen assurer en lisant dans Bernheim Lehrbuch der historischen Methode le paragraphe 4

du chapitre V

3 Voir plus haut chap XV II

4 Voir plus haut chap X 1e sous-partie laquo transformations sociales raquo

118

Chapitre XVIII

Systegravemes drsquohistoire sociale

I Tendance agrave lrsquouniteacute ndash Forme mystique et meacutetaphysique ndash Formes contemporaines ndash Formeseacuteconomiques ndash Saint-Simon ndash Marx et son eacutecoleII Critique du mateacuterialisme eacuteconomique ndash Analyse incomplegravete des conditions mateacuterielles ndash Analysefausse du lien entre les actes eacuteconomiques et les autres actes

1 Comment deacuteterminer le lien entre les faits de lrsquohistoire sociale et les autres faits Il serait

preacutematureacute drsquoindiquer une meacutethode positive car la meacutethode est encore agrave chercher Mais il

est neacutecessaire de garder lrsquoesprit libre pour cette recherche et lrsquohistoire empirique fournit

deacutejagrave des connaissances suffisantes pour nous deacutefendre contre la tentation naturelle de

nous placer en dehors des conditions drsquoune opeacuteration scientifique

2 I ndash La tendance la plus naturelle ndash car on la trouve au fond de toute meacutetaphysique ndash crsquoest

le besoin de ramener le chaos des pheacutenomegravenes agrave lrsquouniteacute En matiegravere drsquohistoire sociale

cette tendance nous megravene agrave chercher une cause unique fondamentale agrave tous les faits

3 Tant qursquoon cherche cette cause sous une forme visiblement meacutetaphysique ou mystique

au-dessus des pheacutenomegravenes reacuteels le travail nrsquoaboutit qursquoagrave une construction surajouteacutee agrave la

description des faits comme la formule musulmane laquo Allah lrsquoa voulu ainsi raquo qui peut

paraicirctre inutile mais qui nrsquoempecircche pas de voir les faits reacuteels Mecircme quand on fait

intervenir directement une cause mystique la Providence par exemple dans la direction

des faits on se place clairement sur un terrain qui ne peut pas ecirctre pris pour un terrain

scientifique Mais depuis qursquoon a abandonneacute ces formules anciennes on a remplaceacute cette

meacutetaphysique visible par une meacutetaphysique cacheacutee On a renonceacute agrave supposer une cause

exteacuterieure au monde mais crsquoest dans les faits eux-mecircmes qursquoon srsquoest mis agrave chercher cette

cause unique ou premiegravere

4 La tentation naturelle est de prendre dans une des branches drsquohistoire une cateacutegorie

speacuteciale de faits et de la deacuteclarer la cause fondamentale de tous les autres On a pris la

religion dans les eacutepoques ougrave la religion eacutetait plus apparente crsquoeacutetait la thegravese de Vico la

Citeacute antique de Fustel de Goulanges repose encore sur ce mecircme fondement Au XIXe siegravecle

on a pris la science crsquoest le systegraveme de Buckle et celui de Dubois-Reymond

5 Il eacutetait naturel agrave ceux qui srsquoeacutetaient speacutecialiseacutes dans lrsquohistoire des faits eacuteconomiques de

prendre la vie eacuteconomique pour cause fondamentale Ainsi srsquoest fondeacutee la theacuteorie de

lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire que les Marxistes surtout ont rendue ceacutelegravebre1

119

6 Lrsquoorigine de lrsquoideacutee paraicirct ecirctre dans Saint-Simon qui a eacuteteacute un grand fournisseur drsquoideacutees

pour les philosophies de lrsquohistoire crsquoest lui qui a fourni agrave Augustin Thierry ses ideacutees

fondamentales Il a aperccedilu lrsquoaction profonde des conditions eacuteconomiques ndash de

lrsquoorganisation du travail et du mode de production ndash sur la formation des classes sociales

et lrsquoaction deacutecisive des classes sur lrsquoorganisation politique Il regardait lrsquoorganisation

sociale comme un pheacutenomegravene qursquoon constate qursquoon ne produit pas qui est une forme

naturelle indeacutependante de la volonteacute des hommes Il a vu que le progregraves technique des

moyens de production change la distribution de la socieacuteteacute et il a indiqueacute comment les

inteacuterecircts eacuteconomiques se lient aux organisations politiques Mais il admet encore deux

espegraveces de causes dominantes et par suite deux histoires parallegraveles coordonneacutees non

subordonneacutees lrsquohistoire eacuteconomique lrsquohistoire ideacuteologique Il nrsquoa pas chercheacute agrave les

reacuteduire agrave lrsquouniteacute et nrsquoa pas construit un systegraveme drsquoensemble

7 Marx reprenant lrsquoideacutee de Saint-Simon en a fait un systegraveme geacuteneacuteral et unique

drsquoexplication de toute lrsquoeacutevolution sociale humaine La theacuteorie esquisseacutee drsquoabord dans ses

œuvres de circonstances a eacuteteacute exposeacutee dans Zur Kritik der politischen Œkonomie 1859 Il a

fini par en faire le fondement de lrsquohistoire Parmi les pheacutenomegravenes eacuteconomiques il en a

choisi un qui lui a paru la cause de toute lrsquoorganisation eacuteconomique et par suite de toute

la socieacuteteacute crsquoest le proceacutedeacute de production crsquoest-agrave-dire la forme du travail Crsquoest le

changement du proceacutedeacute de production qui amegravene les autres changements crsquoest donc lui

qui est la cause derniegravere de lrsquoeacutevolution

8 La theacuteorie perfectionneacutee par Engels a eacuteteacute formuleacutee et appliqueacutee par plusieurs disciples

de Marx en Allemagne Kautsky en Italie Loria et Labriola Essai sur la conception

mateacuterialiste de lrsquohistoire 1896 aux Eacutetats-Unis Brook Adams Law of civilisation and decay

1897 trad franccedil chez Alcan

9 Cette theacuteorie peut se reacutesumer agrave peu pregraves comme il suit Les faits humains de tout genre

politique droit religion art philosophie morale ne sont que des conseacutequences de

lrsquoorganisation eacuteconomique de la socieacuteteacute Sans doute il faut tenir compte de la forme

speacuteciale qursquoils ont prise dans lrsquoimagination des hommes et qui les rend diffeacuterents des faits

eacuteconomiques mais ils ne sont que des formes des illusions des preacutetextes ils ne sont pas

la cause des changements mecircme quand ils le paraissent

10 Tous les faits historiques ne sont que des effets secondaires produits par les faits

eacuteconomiques ou mecircme de simples illusions Les hommes croient agir au nom drsquoune

conception pour obtenir un changement politique eccleacutesiastique religieux mais ils ne

sont agrave leur insu que les repreacutesentants drsquoune classe eacuteconomique porte-paroles drsquoune

reacuteclamation eacuteconomique Crsquoest ce qursquoon exprime par la formule Lrsquoorganisation

eacuteconomique est la structure sous-jacente de toute la socieacuteteacute Luther croyait lutter pour

eacutetablir un dogme mais ce pheacutenomegravene religieux nrsquoeacutetait que la forme de la structure

eacuteconomique sous-jacente Luther nrsquoeacutetait que le champion de la bourgeoisie allemande

luttant contre lrsquoexploitation fiscale de la cour de Rome De mecircme les Hussites

srsquoimaginaient combattre pour obtenir le calice aux laiumlques ils ne faisaient que traduire

lrsquoantagonisme social entre les travailleurs tchegraveques et les classes dominantes

11 On a expliqueacute par cette meacutethode comment lrsquoorganisation eacuteconomique a produit la morale

lrsquoorganisation de la famille lrsquoesclavage la souffrance des travailleurs Crsquoest ce qursquoon a

appeleacute parfois lrsquointerpreacutetation mateacuterialiste de lrsquohistoire terme impropre car le

mateacuterialisme est une doctrine meacutetaphysique Lrsquoexplication de lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute par

lrsquoaction des pheacutenomegravenes mateacuteriels nrsquoest ni du mateacuterialisme ni de la meacutetaphysique et

120

pourrait mecircme logiquement srsquoaccorder avec une meacutetaphysique ideacutealiste Le terme

interpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire adopteacute drsquoailleurs par Thorold Rogers deacutefinit plus

exactement cette meacutethode

12 II ndash Ce qui explique la naissance de ces systegravemes et leur succegraves temporaire ce nrsquoest pas

seulement qursquoils satisfaisaient un besoin naturel de simplification en ramenant la socieacuteteacute

agrave une cause unique et lrsquohistoire de la civilisation agrave lrsquoeacutevolution drsquoun seul pheacutenomegravene Crsquoest

qursquoils reacutepondaient au deacutesir leacutegitime de reacuteagir contre la conception anteacuterieure de

lrsquohistoire œuvre exclusivement de lettreacutes drsquoeacuterudits de juristes ou de romanciers qui

nrsquoayant jamais eacutetudieacute que des faits litteacuteraires religieux juridiques politiques avaient

oublieacute ou ignoreacute lrsquoaction des conditions eacuteconomiques et expliqueacute toute lrsquoeacutevolution

humaine par des ideacutees Fustel de Coulanges attribuait agrave des changements dans la religion

toute lrsquoeacutevolution des citeacutes antiques Agrave cette conception tout ideacutealiste on a voulu opposer

une conception mateacuterialiste (en prenant le mot en un sens psychologique)

13 Cette reacuteaction eacutetait en partie justifieacutee mais elle a conduit agrave un systegraveme drsquointerpreacutetation

dangereux dont il peut ecirctre utile de signaler les deacutefauts Ce systegraveme est parti de lrsquoideacutee

confuse que lrsquohomme eacutetant un animal les actes humains collectifs comme les actes

individuels et par suite lrsquoorganisation et lrsquoeacutevolution de la socieacuteteacute doivent avoir une cause

mateacuterielle (de lagrave le terme de conception mateacuterialiste) Mais il aurait fallu dresser au

moins un compte complet des conditions mateacuterielles On aurait vu que lrsquoorganisation

eacuteconomique nrsquoest point du tout la seule on en aurait aperccedilu plusieurs autres

14 1deg Le milieu geacuteographique naturel et le milieu artificiel qui deacuteterminent beaucoup

drsquoactes en les rendant plus ou moins faciles et conduisent les socieacuteteacutes agrave adopter certaines

espegraveces drsquoarrangement

15 2deg Les conditions physiologiques heacutereacuteditaires de la race (objet de lrsquoanthropologie) qui

agissent sur les impulsions sur les actes et peut-ecirctre mecircme sur la faciliteacute agrave exeacutecuter

certaines opeacuterations collectives

16 3deg Le groupement actuel des individus humains avec leurs particulariteacutes mateacuterielles sexe

acircge maladie etc (objet de la deacutemographie) qui facilite ou rend difficiles certains actes ou

certains arrangements

17 Toutes ces conditions mateacuterielles auraient ducirc entrer en compte pour expliquer les actes

humains et lrsquoorganisation des socieacuteteacutes Et mecircme si par excegraves de speacutecialisation on

srsquoenferme exclusivement dans la vie eacuteconomique on nrsquoa pas le droit de la reacuteduire agrave un

seul facteur en ne consideacuterant que lrsquoorganisation du travail Le deacutesir de se procurer le

maximum de jouissances avec le minimum de travail est sans doute un facteur important

mais ce nrsquoest qursquoun des pheacutenomegravenes de la vie eacuteconomique Elle deacutepend aussi du degreacute des

connaissances des habitudes techniques qui agissent fortement sur la quantiteacute et la

qualiteacute de la production elle deacutepend des ideacutees sur la valeur relative des objets qui

domine le choix des jouissances agrave rechercher La vie eacuteconomique consiste ainsi pour une

bonne part au moins en pheacutenomegravenes subjectifs (connaissances habileteacute techniques

preacutefeacuterences) dont lrsquoaction se fait sentir constamment et qursquoon nrsquoa pas le droit drsquoeacuteliminer

18 Enfin mecircme si lrsquoon eacutecarte les facteurs subjectifs lrsquoorganisation mateacuterielle de la vie

eacuteconomique ne consiste pas seulement dans la division du travail et dans les proceacutedeacutes

mateacuteriels de production et de transport Elle comprend aussi les habitudes de distribution

(reacutegime de la proprieacuteteacute) qui ne deacutependent pas seulement de la quantiteacute agrave produire mais

de lrsquoensemble des faits anteacuterieurs qui ont creacuteeacute ce reacutegime faits de croyances de morale

de politique

121

19 Ainsi mecircme en acceptant le principe fondamental que lrsquoexplication de toute institution

sociale doit ecirctre chercheacutee dans la vie mateacuterielle lrsquointerpreacutetation laquo mateacuterialiste raquo serait

grossiegraverement incomplegravete Elle neacuteglige systeacutematiquement la plus grande partie des

conditions mateacuterielles et celles mecircme qursquoelle veut exclusivement consideacuterer elle les

mutile arbitrairement

20 La preacuteoccupation des pheacutenomegravenes eacuteconomiques qui domine cette theacuteorie a empecirccheacute de

reconnaicirctre la nature du lien qui unit lrsquoorganisation eacuteconomique avec les autres

arrangements sociaux la politique le droit la religion la morale la science On a admis

que tous les actes de politique de droit de religion de morale eacutetaient ou des

conseacutequences directes des arrangements eacuteconomiques ou des proceacutedeacutes ou des preacutetextes

pour se procurer les biens mateacuteriels (eacuteconomiques)

21 Lrsquoobservation actuelle des faits ne confirme pas ce postulat et lrsquoanalogie nous oblige agrave

admettre que beaucoup drsquoactes anteacuterieurs sont inintelligibles par cette explication Les

apocirctres et les martyrs de toutes les religions de toutes les sciences de toutes les

philosophies de toutes les fois politiques depuis Socrate et Jeacutesus-Christ jusqursquoagrave Blanqui

et agrave Karl Marx ont toujours eacuteteacute et sont encore caracteacuteriseacutes par lrsquoindiffeacuterence aux

jouissances mateacuterielles qui constituent la vie eacuteconomique Les hommes nrsquoagissent pas

uniquement pour se procurer des jouissances mateacuterielles Les jouissances mecircme

mateacuterielles de chaque homme ne sont pas en raison directe de sa place dans

lrsquoorganisation eacuteconomique Lrsquoorganisation sociale nrsquoest pas creacuteeacutee exclusivement par les

classes supeacuterieures ni exclusivement dans leur inteacuterecirct eacuteconomique Les socieacuteteacutes se

forment et se transforment sous lrsquoaction de conditions beaucoup plus varieacutees que ne le

suppose lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire

NOTES

1 On en trouvera une exposition et une critique deacutetailleacutees dans P Barth Die Philosophie der

Geschichte als Soziologie 1897

122

Chapitre XIX

Lien entre lrsquohistoire sociale et les autreshistoires

I Proceacutedeacutes pour deacuteterminer le lien ndash Causes et conditionsII Faits de deacutemographie ndash Action des conditions mateacuterielles anthropogeacuteographie anthropologieCaractegravere des faits mateacuteriels ils sont des conditions drsquoexistence non de directionIII Faits eacuteconomiques ndash Proceacutedeacutes pour saisir leur action sur les socieacuteteacutes et leur action surlrsquoeacutevolutionIV Rocircle de lrsquohistoire sociale dans la connaissance de lrsquohistoire ndash Rocircle de la statistique ndash Histoireeacuteconomique

1 I ndash Tout systegraveme qui pour expliquer la solidariteacute entre les diverses espegraveces de

pheacutenomegravenes sociaux commence par admettre lrsquouniteacute de la vie sociale repose sur un

besoin meacutetaphysique drsquouniteacute contraire aux conditions de la meacutethode scientifique On nrsquoa

pas le droit drsquoadmettre a priori lrsquouniteacute des pheacutenomegravenes pas plus en science sociale qursquoen

chimie Si lrsquoon doit arriver agrave constater un jour une uniteacute cacheacutee ce ne sera qursquoapregraves avoir

passeacute par une eacutetude empirique qui aura tenu compte de la diversiteacute eacutevidente des faits

constateacutes par lrsquoexpeacuterience ce ne sera qursquoapregraves avoir eacutetabli meacutethodiquement lrsquoespegravece de

deacutependance qui unit les unes aux autres les diffeacuterentes sortes de pheacutenomegravenes Il faut

donc partir de lrsquoobservation empirique pour chercher le lien entre lrsquohistoire des faits

sociaux (eacuteconomiques) et les autres branches drsquohistoire et ce qursquoil srsquoagit de trouver crsquoest

un lien de cause ou de condition

2 La distinction entre la cause et la condition est faite par le langage courant (en allemand

Ursache et Bedingung) En langage scientifique les conditions drsquoun fait sont les faits

neacutecessaires pour que ce fait se produise elles ne diffegraverent donc en rien des causes Quand

on fait sauter un rocher en mettant le feu agrave un tas de poudre le rocher la poudre le feu

sont eacutegalement conditions et causes Mais dans la langue vulgaire ndash qui est celle de

lrsquohistoire et des sciences sociales ndash la cause crsquoest le fait dernier qui preacutecegravede

immeacutediatement le pheacutenomegravene appeleacute effet le fait agrave la suite duquel il se manifeste

aussitocirct crsquoest le feu mis agrave la poudre les conditions ce sont les faits anteacuterieurs ndash le rocher

et la poudre ndash indispensables eacutegalement agrave lrsquoeffet mais insuffisants pour le produire Crsquoest

lagrave une distinction tout empirique Comme les conditions anteacuterieures ne produisent aucun

effet visible on ne les aperccediloit pas drsquoabord la condition derniegravere eacutetant la seule

123

apparente crsquoest elle seule qursquoon appelle cause Les autres causes on ne les trouve qursquoagrave la

reacuteflexion et on les appelle conditions

3 Lrsquohistoire narrative a eacuteteacute exclusivement occupeacutee des causes derniegraveres les seules qui

donnent agrave un reacutecit lrsquointeacuterecirct dramatique Crsquoest lrsquoeacutetude reacutefleacutechie des socieacuteteacutes qui a ameneacute agrave

examiner les conditions Si lrsquoon tient pour parler une langue scientifique agrave reacuteunir sous

une mecircme notion les conditions et les causes on sera du moins obligeacute dans la pratique agrave

distinguer deux cateacutegories 1deg les conditions ou causes passives neacutegatives permanentes

neacutecessaires mais insuffisantes agrave produire lrsquoeffet 2deg la cause ou condition positive active

momentaneacutee qui preacutecegravede immeacutediatement la production du pheacutenomegravene

4 Il se pose ici deux sortes de questions

5 1deg Comment les faits de lrsquohistoire sociale agissent-ils sur les autres espegraveces de faits (ou

plutocirct comment les conditionnent-ils ) Inversement comment les faits des autres

histoires agissent-ils sur la vie eacuteconomique

6 2deg En quoi la connaissance mecircme de ces faits et de leur eacutevolution lrsquohistoire est-elle utile

pour la connaissance des autres faits et eacutevolutions En quoi lrsquohistoire sociale sert-elle agrave la

connaissance des autres branches Et inversement en quoi la connaissance des autres

histoires est-elle utile agrave la connaissance de lrsquohistoire sociale Ces quatre questions vont

ecirctre eacutetudieacutees ici en commenccedilant par lrsquoaction des faits sociaux sur les autres faits et lrsquoutiliteacute

de lrsquohistoire sociale pour les autres histoires Lrsquoaction des autres faits et lrsquoutiliteacute des autres

histoires seront traiteacutees au chapitre suivant

7 Et drsquoabord les faits sociaux eux-mecircmes comment agissent-ils sur les autres Ici encore il

faut distinguer les faits deacutemographiques et les faits eacuteconomiques

8 II ndash Les faits eacutetudieacutes par la deacutemographie sont des faits mateacuteriels faits drsquoexistence de

nombre de reacutepartition des hommes (population drsquoun pays densiteacute de la population acircges

sexes maladies crimes professions) ndash faits drsquoexistence de quantiteacute et de reacutepartition des

objets (richesse totale reacutepartition des cultures animaux monnaies instruments de

production moyens de transports routes canaux chemins de fer quantiteacute de produits

de tout genre ou de numeacuteraire)

9 Il est eacutevident que ces faits ont une action sur la vie sociale sans population pas de vie

sociale sans moyens drsquoexistence et de production pas de vie humaine Crsquoest la condition

indispensable de tous les pheacutenomegravenes humains En ce sens les faits de deacutemographie

seraient la laquo structure sous-jacente raquo de tous les faits historiques Mais on pourrait

attribuer le mecircme rocircle aux faits extra-humains de la geacuteographie Sans un sol et des eaux

pas de culture pas de socieacuteteacute humaine Faut-il donc dire que la geacuteographie est la cause

fondamentale des socieacuteteacutes et que les faits historiques ont leur cause dans les pheacutenomegravenes

geacuteographiques Crsquoest la thegravese de lrsquoanthropogeacuteographie que Ratzel a essayeacute drsquoorganiser en

science

10 Eacutetudieacutees de pregraves les propositions de cette science apparaissent tregraves contestables ndash agrave

moins qursquoelles ne se reacuteduisent agrave cette tautologie laquo Lagrave ougrave lrsquohomme ne peut pas vivre il ne

vit pas raquo Il est tregraves vrai que certain eacutetat geacuteographique rend impossible certaine

organisation humaine un climat glacial rend impossible la culture de lrsquoolivier mais cela

est purement neacutegatif Il est vrai aussi que certain eacutetat geacuteographique rend possible certaine

organisation lagrave ougrave il y a des ports il peut y avoir une marine mais cela est purement

virtuel En fait aucune des lois drsquoanthropogeacuteographie nrsquoest fondeacutee sur lrsquohistoire ou

confirmeacutee par elle Pour avoir le droit de parler de laquo loi anthropogeacuteographique raquo il

faudrait pouvoir dire Tel eacutetat geacuteographique produit crsquoest-agrave-dire rend neacutecessaire tel fait

124

social or cela nrsquoarrive jamais La preuve crsquoest que dans le mecircme pays avec les mecircmes

conditions geacuteographiques agrave chaque eacutepoque diffeacuterente a eacuteteacute reacutealiseacute un eacutetat social tregraves

diffeacuterent LrsquoAngleterre avec le mecircme sol et le mecircme climat qursquoaujourdrsquohui eacutetait au XIVe

siegravecle un pays drsquoeacutelevage de moutons comme lrsquoAustralie drsquoaujourdrsquohui un pays sans

industrie sans commerce sans marine

11 De mecircme on a voulu expliquer lrsquohistoire des peuples par lrsquoanthropologie On admettait

que telle structure anthropologique conduit neacutecessairement les hommes agrave telle

organisation sociale et agrave tels actes La vie et les actes de chaque peuple eacutetaient la

conseacutequence de la race la race grecque eacutetait neacutecessairement porteacutee agrave la philosophie et agrave

la sculpture la race allemande au particularisme Crsquoest ainsi que Savigny et laquo lrsquoeacutecole

historique raquo ont attribueacute les institutions diffeacuterentes agrave la diffeacuterence du Volksgeist (geacutenie du

peuple) et Taine a deacuteveloppeacute ce systegraveme dans la fameuse theacuteorie des races La lacune de

ce raisonnement est eacutevidente Mecircme en admettant que la race crsquoest-agrave-dire les dispositions

heacutereacuteditaires des hommes soit une condition indispensable pour telle organisation ou tels

actes ndash que des Hellegravenes seuls aient eu les dispositions neacutecessaires pour faire de la

sculpture grecque ndash il est certain que la race nrsquoest jamais suffisante puisque dans une

mecircme race les ancecirctres et les descendants nrsquoont pas la mecircme vie la race helleacutenique

nrsquoavait pas produit de sculpture grecque avant le VIIe siegravecle et a cesseacute drsquoen produire au

Bas-Empire

12 Ces deux exemples de lrsquoanthropogeacuteographie et de la theacuteorie des races montrent par

analogie pourquoi on ne peut pas expliquer les pheacutenomegravenes humains uniquement par

lrsquoeacutetat mateacuteriel des hommes qui composent une socieacuteteacute Ce sont des conditions

indispensables mais insuffisantes agrave la production drsquoun pheacutenomegravene Il en est de mecircme des

faits deacutemographiques Eacutevidemment une population nombreuse drsquoune densiteacute supeacuterieure

agrave 1 habitant par 100 kilomegravetres carreacutes est neacutecessaire pour faire un peuple civiliseacute Mais

entre populations de mecircme densiteacute il peut y avoir des diffeacuterences beaucoup plus grandes

qursquoentre populations de densiteacute tregraves diffeacuterente La Belgique est beaucoup plus semblable agrave

la Norvegravege ou aux Eacutetats-Unis qursquoau Bengale ou agrave lrsquoEacutegypte De la densiteacute du pays on ne peut

tirer aucune conclusion positive certaine sur aucune autre espegravece de pheacutenomegravene social

on en tirera au maximum la conclusion que tel pheacutenomegravene a eacuteteacute possible ou impossible

Une population nombreuse est une possibiliteacute drsquoeacutemigrer ou une possibiliteacute de srsquoentasser

une possibiliteacute de creacuteer des industries varieacutees ou de limiter la consommation au minimum

de famine on ne peut drsquoavance preacutedire laquelle de ces solutions opposeacutees se reacutealisera Il

en est de mecircme pour la reacutepartition des sexes des acircges des maladies des professions De

mecircme les faits de richesse les moyens drsquoaction eacuteconomiques ne sont que des possibiliteacutes

drsquoactes mais ils ne produisent pas les actes ils nrsquoobligent mecircme pas agrave agir drsquoune faccedilon

irreacutesistible les hommes en possession de cette richesse Il nrsquoest pas indiffeacuterent sans doute

qursquoun peuple soit riche mais sa richesse ne fait pas preacutevoir comment il se conduira

Lrsquoactiviteacute drsquoun peuple nrsquoest pas proportionneacutee agrave sa richesse pas plus que lrsquoeacutemigration

nrsquoest en raison du nombre des habitants

13 Ainsi tous les faits de deacutemographie sont au maximum des conditions drsquoexistence drsquoune

organisation sociale ils ne sont pas des causes de direction Lrsquoeacutevolution de ces conditions

ne pourra donc ecirctre la cause deacuteterminante drsquoune eacutevolution correspondante des autres

faits que dans la mesure ougrave les conditions seraient transformeacutees de faccedilon agrave rendre

impossible lrsquoexistence de ces faits ndash par exemple dans le cas ougrave la population srsquoest eacuteteinte

ndash ou agrave rendre possible des faits jusque-lagrave impossibles ndash par exemple si une population

125

nouvelle srsquoest creacuteeacutee ndash Mais agrave part ces cas extrecircmes les faits de deacutemographie nrsquoont pas

drsquoinfluence certaine sur drsquoautres faits humains

14 III ndash Les pheacutenomegravenes eacuteconomiques sont surtout des habitudes ou des regraveglements de

travail de reacutepartition de genre de vie Ce sont 1deg des faits de production moyens

techniques et outillage de culture drsquoindustrie de transports division du travail et par

suite speacutecialisation des hommes dans les professions 2deg des faits drsquoappreacuteciations valeur

marcheacute eacutechange commerce creacutedit 3deg des faits de reacutepartition partage des produits

proprieacuteteacute capital rente salaire transmission et contrats 4deg des faits de consommation

et comme conseacutequence des faits de reacutepartition des genres de vie entre les hommes crsquoest

la part de richesse et de consommation de chaque homme avec les diffeacuterences qui en

deacuterivent qui constitue les classes sociales

15 Quelle action ces habitudes et ces regraveglements ont-ils sur le reste de la vie On peut le

constater par lrsquoobservation actuelle des socieacuteteacutes Il est certain que lrsquooccupation speacuteciale

ordinaire drsquoun homme sa part de jouissance dans la richesse sociale lrsquoideacutee que lui-mecircme

et les autres se font de ses moyens drsquoaction et de jouissance lrsquoorganisation de sa

consommation ont une action profonde sur toutes ses autres opeacuterations sur sa vie

politique sur sa vie intellectuelle sur sa conduite Mais il faut regarder les faits concrets

et prendre garde drsquoadmettre lrsquoaction drsquoune abstraction sur une autre abstraction par

exemple lrsquoaction de la structure eacuteconomique sur lrsquoorganisation politique ou sur le droit Il

faut chercher empiriquement comment srsquoexerce lrsquoaction des habitudes et des conditions

16 1deg Individuellement comment les habitudes prises par un homme dans la vie eacuteconomique

comment les conditions mateacuterielles ougrave il est placeacute agissent-elles sur ses autres activiteacutes

Elles peuvent lui donner ou lui enlever les moyens mateacuteriels de se procurer les objets

utiles aux autres espegraveces drsquoactiviteacute ndash tels que mobilier vecirctements de luxe objets drsquoart

moyens drsquoinstruction Elles peuvent lui laisser ou ne pas lui laisser le temps ou la faciliteacute

de se livrer agrave drsquoautres activiteacutes Elles peuvent lui donner les occasions de contact avec

drsquoautres hommes ou lrsquoisoler Elles peuvent deacutevelopper ou atrophier en lui le goucirct ou la

faculteacute pour certains autres actes En examinant ces diffeacuterents moyens drsquoaction on

arrivera agrave eacutetablir empiriquement quelle est lrsquoaction de la profession du loisir de la

jouissance de la richesse sur les diffeacuterents pheacutenomegravenes individuels ndash soit de vie priveacutee

(mœurs modes plaisirs jeux) ndash soit de vie intellectuelle ndash soit de morale pratique ndash soit

mecircme de politique On verra srsquoil y a une tendance constante de certaines professions ou

de certains laquo standards of life raquo vers certaines mœurs certaines croyances certains arts

certaines morales certaines formes drsquoactiviteacute politique

17 2deg Collectivement il faut examiner les habitudes et les regraveglements collectifs

drsquoorganisation eacuteconomique la reacutepartition du travail entre les membres drsquoun mecircme

groupe de production ou de transport ndash le meacutecanisme organiseacute pour diriger les

opeacuterations crsquoest-agrave-dire le personnel de direction son pouvoir ses moyens drsquoaction son

recrutement ndash le meacutecanisme de la valeur et des eacutechanges crsquoest-agrave-dire le personnel qui

deacutetermine la valeur et regravegle les eacutechanges les moyens drsquoaction de ce personnel ndash le

meacutecanisme de la reacutepartition des produits et de la proprieacuteteacute crsquoest-agrave-dire le personnel qui

dirige les regravegles de la proprieacuteteacute et de la jouissance les classes sociales et les rapports

entre ces classes Il faut chercher quelle place les travailleurs subalternes et les directeurs

de chacun de ces meacutecanismes occupent dans les autres hieacuterarchies sociales non

eacuteconomiques dans les corps politiques soit centraux soit locaux dans les corps

eccleacutesiastiques ndash par quels moyens ils agissent sur ces corps quelle part ils ont

directement dans la formation des proceacutedeacutes de gouvernement ou des regravegles officielles

126

(coutume droit jugements lois) et comment ils reacuteagissent indirectement sur les

activiteacutes drsquoautres espegraveces en tant que soumises agrave la coutume ou agrave la loi ndash quelles

habitudes drsquoorganisation collective prises dans la pratique de leur vie eacuteconomique ils

apportent dans la vie politique ou la vie eccleacutesiastique ndash quels inteacuterecircts eacuteconomiques ils

essaient de favoriser Il reste agrave examiner comment les organisations eacuteconomiques

collectives creacuteeacutees pour deacuteterminer la valeur agissent elles-mecircmes sur le gouvernement

ndash comment le personnel qui dirige le marcheacute agit sur le personnel du gouvernement

ndash comment se regraveglent dans la reacutepartition des produits la part du personnel du

gouvernement et la part de lrsquoEacutetat lrsquoimpocirct Enfin il faut chercher srsquoil y a des classes

sociales constitueacutees sur un fondement eacuteconomique

18 On nrsquoa pas seulement agrave eacutetablir empiriquement comment les habitudes et les organisations

eacuteconomiques agrave un moment donneacute agissent sur lrsquoensemble de la vie humaine il faut

chercher ensuite comment lrsquoeacutevolution de la vie eacuteconomique peut agir sur les autres

eacutevolutions Le proceacutedeacute empirique sera de comparer diffeacuterentes eacutevolutions dans la vie

eacuteconomique connues historiquement pour voir si elles ont eacuteteacute suivies constamment

drsquoeacutevolutions dans certaines autres activiteacutes Un changement dans les proceacutedeacutes techniques

du travail ou dans le mode de division du travail par exemple est-il suivi drsquoune

transformation donneacutee dans la vie intellectuelle les mœurs le droit lrsquoorganisation du

gouvernement De mecircme trouve-t-on quelque transformation produite reacuteguliegraverement

par un certain changement dans le proceacutedeacute de deacutetermination de la valeur ou les proceacutedeacutes

drsquoeacutechange ou de creacutedit ou le mode de reacutepartition des produits du travail ou la division en

classes ou les rapports entre les classes

19 Empiriquement on ne voit pas une seule eacutevolution drsquoune organisation eacuteconomique qui

dans des socieacuteteacutes diffeacuterentes ait toujours eacuteteacute suivie de la mecircme eacutevolution de quelque

autre espegravece drsquoorganisation On voit au contraire que tantocirct cette eacutevolution connexe srsquoest

produite tantocirct elle a eacuteteacute absente Le lien entre eacutevolutions nrsquoest pas le mecircme dans

lrsquoAntiquiteacute et les temps modernes dans les socieacuteteacutes chreacutetiennes et les socieacuteteacutes

mulsumanes Si lrsquoon veut trouver une correacutelation reacuteguliegravere il faudra analyser la reacuteunion

de conditions qui a ameneacute lrsquoeacutevolution pour deacuteterminer la part de lrsquoaction speacutecialement

eacuteconomique

20 Ainsi on nrsquoa pas le droit drsquoadmettre a priori une action preacutepondeacuterante des faits sociaux

deacutemographiques ou eacuteconomiques sur les autres faits Non seulement ces faits ne tiennent

pas la place exceptionnelle de cause unique ou fondamentale que leur attribue

lrsquointerpreacutetation eacuteconomique de lrsquohistoire Mais ils sont agrave lrsquoarriegravere-plan ils ne sont pas des

causes au sens vulgaire ils ne sont que des conditions neacutegatives de la vie geacuteneacuterale de la

socieacuteteacute Srsquoils ne se produisaient pas les autres faits seraient impossibles il nrsquoy aurait pas

de socieacuteteacute srsquoil nrsquoy avait une population et un travail eacuteconomique et pour qursquoune socieacuteteacute

arrive agrave un certain degreacute drsquoactiviteacute dans toutes les autres branches il lui faut une certaine

quantiteacute ndash drsquoailleurs indeacutetermineacutee ndash de population et de richesse Mais ce ne sont que des

conditions drsquoexistence Degraves qursquoune socieacuteteacute a atteint ces conditions la direction qursquoelle

adopte en tous les genres sa religion ses arts sa morale sa science sa vie politique

deacutependent de tout autres causes que les faits sociaux et lrsquoeacutevolution de cette socieacuteteacute dans

ses diverses branches deacutepend de tout autres causes que de lrsquoeacutevolution dans les faits

sociaux Les causes au sens vulgaire ndash crsquoest-agrave-dire les faits qui produisent les

changements apparents de la socieacuteteacute et qui lui donnent sa direction ndash ne sont pas les faits

eacuteconomiques ce sont les faits des autres espegraveces

127

21 On doit srsquoattendre agrave ne trouver dans les conditions geacuteneacuterales deacutemographiques ou

eacuteconomiques que des conditions neacutegatives pour deacuteterminer les causes positives de

chaque eacutevolution historique il faudra tenir compte drsquoautres espegraveces de pheacutenomegravenes

Quant agrave lrsquoaction propre des faits sociaux sur lrsquoensemble de la socieacuteteacute on ne pourra

lrsquoeacutetablir que par une eacutetude empirique crsquoest la recherche analytique des actions de chaque

espegravece de faits eacuteconomiques qui seule peut fonder scientifiquement laquo lrsquointerpreacutetation

eacuteconomique de lrsquohistoire raquo crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetude de lrsquoaction des faits eacuteconomiques sur

lrsquoeacutevolution humaine

22 IV ndash Il reste agrave dire en quoi la connaissance des faits de lrsquohistoire sociale est neacutecessaire agrave

celle des autres histoires

23 1 La statistique deacutemographique est-elle neacutecessaire agrave lrsquohistoire des autres branches En

aucun cas elle nrsquoest neacutecessaire agrave lrsquohistoire qualitative On nrsquoa aucun besoin de connaicirctre

mecircme grossiegraverement le chiffre de population drsquoune socieacuteteacute pour eacutetudier lrsquohistoire de sa

vie intellectuelle (langue arts sciences religion) de ses mœurs priveacutees ou de son droit

et mecircme de son organisation politique En fait on connaicirct toutes ces histoires dans

lrsquoAntiquiteacute et au Moyen Acircge sans avoir aucune notion sucircre de deacutemographie Mais degraves

qursquoil srsquoagit de connaissance quantitative la deacutemographie devient une connaissance

indispensable or lrsquohistoire de lrsquoorganisation politique reste incomplegravete tant qursquoon ignore

lrsquoimportance numeacuterique du corps social et les proportions numeacuteriques de ses parties

crsquoest la grande lacune dans lrsquohistoire des institutions antiques Lrsquohistoire des pheacutenomegravenes

deacutemographiques crsquoest-agrave-dire de lrsquoeacutevolution numeacuterique de la population nrsquoest pas

indispensable tant qursquoon se contente drsquoatteindre le caractegravere des autres eacutevolutions sans en

chercher les proportions Mais elle aide agrave comprendre les changements surtout

politiques qui se sont faits pour srsquoadapter aux mouvements de la population et elle

devient neacutecessaire degraves qursquoon veut se repreacutesenter lrsquoeacutevolution dans lrsquoimportance pratique

des pheacutenomegravenes On peut sans aucun appel agrave la deacutemographie comprendre la nature de

lrsquoeacutevolution qui a transformeacute lrsquoesclavage en servage et la chevalerie en noblesse mais il

faudra des chiffres pour eacutetablir comment cette eacutevolution srsquoest reacutepartie dans la reacutealiteacute sur

les diffeacuterents pays et sur les diffeacuterentes eacutepoques

24 2deg Lrsquohistoire eacuteconomique est neacutecessaire aux autres histoires dans la mesure ougrave les faits

eacuteconomiques et leur eacutevolution ont eacuteteacute la condition des autres faits et la cause de leurs

eacutevolutions Lrsquohistoire intellectuelle peut srsquoen passer tant qursquoon nrsquoa pas besoin de se

repreacutesenter les moyens drsquoaction mateacuteriels crsquoest le cas des eacutetudes de croyance de

sciences de doctrines de beaux-arts Mais on ne peut eacutetudier ni lrsquohistoire des mœurs des

institutions et du droit ni lrsquohistoire politique sans tenir compte au moins des conditions

geacuteneacuterales et des grandes transformations de la vie eacuteconomique Lrsquohistoire eacuteconomique est

donc un auxiliaire neacutecessaire de lrsquohistoire des institutions et des eacuteveacutenements

128

Chapitre XX

Lrsquoaction des faits humains individuelssur les faits sociaux

I Position de la question ndash Diffeacuterentes cateacutegories de faits eacuteconomiques et deacutemographiquesII Action des usages ndash Usages intellectuels croyances connaissances usages mateacuteriels viepriveacutee consommationIII Action des eacuteveacutenements individuels ndash Inventions et creacuteations ndash Changements de directionproduits par les chefs

1 Lrsquoeacutetude de lrsquoutiliteacute de lrsquohistoire sociale pour les autres branches drsquohistoire a pour

contrepartie lrsquoeacutetude de lrsquoaction des autres espegraveces drsquoactiviteacute humaine et de leur eacutevolution

sur la vie sociale et sur lrsquoeacutevolution sociale (eacuteconomique et deacutemographique) drsquoougrave

ressortiront les services que lrsquohistoire des autres branches de la vie humaine peut rendre

agrave lrsquohistoire sociale On peut deacuteterminer ainsi les connaissances drsquohistoire geacuteneacuterale ou

speacuteciale qui pratiquement seront utiles agrave lrsquohistorien des faits sociaux

2 Je vais consideacuterer ici seacutepareacutement drsquoabord lrsquoaction des pheacutenomegravenes individuels (actes et

penseacutees) et ensuite lrsquoaction des pheacutenomegravenes collectifs drsquoorganisation

3 I Quelle est lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux On doit preacuteciser cette

question en analysant les faits sociaux On a montreacute plus haut (chap IX III) qursquoil faut

parler des pheacutenomegravenes eacuteconomiques non en bloc (la structure eacuteconomique est une

meacutetaphore dangereuse) mais en les deacutecrivant drsquoune faccedilon empirique de faccedilon agrave en

apercevoir la nature reacuteelle De mecircme qursquoil nrsquoy a pas de structure eacuteconomique totale qui

deacutetermine lrsquoorganisation politique totale drsquoun peuple il nrsquoy a pas de structure

eacuteconomique qui soit deacutetermineacutee en bloc par quelque autre pheacutenomegravene unique Il y a dans

une socieacuteteacute une seacuterie drsquohabitudes eacuteconomiques et drsquoarrangements collectifs de vie

eacuteconomique Crsquoest sur chaque habitude et chaque arrangement en particulier qursquoon doit

chercher quelle action exercent les faits drsquoune autre nature Il faut donc avoir preacutesente agrave

lrsquoesprit la seacuterie de ces habitudes et de ces arrangements

4 1deg Proceacutedeacutes techniques de production et de transport division du travail par

arrangement collectif entre les travailleurs de tout genre y compris les directeurs

5 2deg Proceacutedeacutes pour fixer la valeur et la repreacutesenter proceacutedeacutes pour faire les eacutechanges

arrangements de commerce monnaie et creacutedit

129

6 3deg Proceacutedeacutes de partage et de distribution proceacutedeacutes de transmission des objets et des

valeurs repreacutesentatives reacutegime de proprieacuteteacute et de contrats

7 4deg Classement des membres de la socieacuteteacute drsquoapregraves leur occupation et drsquoapregraves leur part dans

la distribution des valeurs

8 Quant agrave la consommation on discute si elle doit ecirctre classeacutee parmi les faits eacuteconomiques

crsquoest la theacuteorie de lrsquoeacutecole ameacutericaine fondeacutee sur lrsquoaction deacutecisive de la consommation En

Europe lrsquohistoire des habitudes de consommation est resteacutee une partie de lrsquohistoire des

mœurs

9 De mecircme les pheacutenomegravenes deacutemographiques doivent ecirctre analyseacutes car il faut chercher

seacutepareacutement lrsquoaction des autres pheacutenomegravenes humains sur chacun drsquoeux On devrait donc

distinguer 1deg le chiffre total de la population 2deg la densiteacute et la distribution des

agglomeacuterations 3deg la proportion des qualiteacutes acircges sexes religion degreacute drsquoinstruction

4deg les mouvements de la population nataliteacute mortaliteacute mariage eacutemigration 5deg les

accidents reacuteguliers maladies crimes suicides etc

10 Pour chacun de ces pheacutenomegravenes eacuteconomique ou deacutemographique la question se pose

Quelle action subit-il de la part des autres Par quelle habitude ou quel arrangement

intellectuel priveacute politique a-t-il eacuteteacute produit Par quel meacutecanisme mateacuteriel ou

psychique ndash Quand on eacutetudie lrsquoeacutevolution crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire de ces faits on doit se

demander quel changement intellectuel priveacute politique a produit ou a influenceacute le

changement eacuteconomique ou deacutemographique Cet interrogatoire organiseacute en meacutethode est

un preacuteservatif contre la tendance agrave chercher lrsquoexplication des faits et des transformations

eacuteconomiques dans ces faits eux-mecircmes contre la tentation de comparer des tableaux ou

des courbes statistiques pour deacuteterminer la cause des eacutevolutions sociales

11 Lrsquoaction des faits individuels sur les faits sociaux se preacutesente sous deux formes 1deg des

usages ou habitudes communes crsquoest la forme la plus importante 2deg des eacuteveacutenements

uniques

12 II ndash Les usages communs aux individus drsquoun mecircme groupe sont soit des conceptions que

tous les individus de ce groupe (ou la plupart) admettent soit des actes qursquoils font et

qursquoils renouvellent en imitant un mecircme modegravele On peut les classer en deux 1deg usages

intellectuels ougrave la partie essentielle est une conception intellectuelle lrsquoacte mateacuteriel

eacutetant seulement un symbole destineacute agrave manifester la conception (croyances arts sciences

doctrines) 2deg usages mateacuteriels ougrave la partie essentielle est mateacuterielle lrsquoacte intellectuel ne

servant qursquoagrave diriger les actes mateacuteriels (alimentation vecirctement habitation

divertissements ceacutereacutemonies

13 Dans lrsquohistoire des usages intellectuels il faut rechercher ceux qui ont une action

appreacuteciable sur lrsquoorganisation de la vie eacuteconomique crsquoest-agrave-dire qui peuvent modifier les

actes ou les arrangements eacuteconomiques (objets produits division du travail voies de

transport commerce proprieacuteteacute)

14 1deg Les croyances On peut attendre a priori qursquoelles auront une action deacutecisive sur toute la

conduite des individus car chaque homme arrange sa vie suivant la conception geacuteneacuterale

qursquoil se fait du monde et de la place qursquoil y tient

15 Cette conception agit directement sur chacun de ses actes par suite sur chacun des

eacuteleacutements deacutemographiques qui deacutependent de la volonteacute le domicile lrsquoeacutemigration la

nataliteacute le mariage le suicide (On voit sans peine combien tous ces faits deacutependent par

exemple de la religion) Elle agit sur tous les faits de la vie eacuteconomique qui deacutependent du

130

choix des individus membres de la socieacuteteacute avant tout sur lrsquoappreacuteciation des objets et des

services sur la valeur Crsquoest uniquement par suite drsquoune croyance que les services des

precirctres ou des sorciers et les actes rituels des religions sont rechercheacutes et payeacutes

chegraverement ndash Neacutegativement cette conception agit pour restreindre la production et la

distribution en faisant consideacuterer comme interdits des actes impurs ou des relations avec

des ecirctres impurs religieusement ou moralement Ainsi le vin le porc les spiritueux sont

sans valeur quand la religion ou la morale les interdisent ndash Indirectement elle agit en

entravant les groupements eacuteconomiques entre les hommes seacutepareacutes par des diffeacuterences de

croyance Il est donc indispensable pour lrsquohistoire sociale de tenir compte de lrsquohistoire de

la croyance

16 Les croyances prennent des formes varieacutees Les plus importantes sont la religion

ensemble de croyances organiseacutees sous forme de rites et de dogmes ndash les doctrines

philosophiques ndash les preacuteceptes moraux Cet ensemble eacutenorme lrsquohistorien des faits

sociaux nrsquoaura pas besoin de le connaicirctre en deacutetail il pourra se borner agrave chercher les

faits qui peuvent avoir eu une action pratique sur la vie sociale Il eacutecartera donc toute la

meacutetaphysique toute la morale theacuteorique toute la theacuteologie doctrinale il srsquoen tiendra aux

croyances religieuses philosophiques et morales qui portent sur le devoir pratique aux

prescriptions rituelles crsquoest-agrave-dire aux croyances et aux prescriptions qui regraveglent la

conduite Tous ces faits sont eacutetudieacutes dans les histoires speacuteciales il suffira de savoir les y

trouver

17 La difficulteacute pratique sera de localiser les croyances de savoir dans quel groupe

drsquohommes elles ont eu une action reacuteelle sur la conduite les speacutecialistes srsquooccupent

beaucoup plus drsquoeacutetudier les formes des croyances que leur reacutepartition et ne srsquooccupent

guegravere de les localiser avec preacutecision

18 Il y a toute une cateacutegorie de croyances sur laquelle on ne trouvera guegravere de

renseignements On a eacutetudieacute surabondamment les doctrines morales et les morales

officielles de tous les temps mais lrsquohistoire des croyances morales effectives nrsquoest pas faite

encore avec preacutecision On ne sait pas drsquoapregraves quelles regravegles de morale pratique les

hommes se conduisaient reacuteellement sur ce point on risque fort de ne trouver dans les

histoires speacuteciales que des donneacutees insuffisantes

19 La connaissance des croyances est drsquoautant plus neacutecessaire pour comprendre la vie

sociale drsquoun peuple que ce peuple est moins avanceacute en civilisation Les croyances se

forment drsquoabord avant toute science et elles commencent par dominer toute la penseacutee et

toute la vie morale elles reculent peu agrave peu agrave mesure que la connaissance par

observation se forme Aussi lrsquohistoire des croyances religieuses et des superstitions est-

elle plus neacutecessaire pour comprendre les socieacuteteacutes les plus anciennes

20 2deg Les arts ont une action beaucoup plus faible que ne lrsquoadmet lrsquoopinion courante

21 Notre culture exclusivement litteacuteraire nous a donneacute une impression fausse sur

lrsquoimportance de la litteacuterature et des arts Parce qursquoon nous a fait passer dix ans de notre

vie agrave ne nous occuper que de pheacutenomegravenes artistiques nous croyons instinctivement que

ces faits ont absorbeacute une forte partie de lrsquoactiviteacute des hommes Cette illusion a eacuteteacute

aggraveacutee par lrsquoinfluence des professeurs de litteacuterature et des archeacuteologues uniquement

occupeacutes drsquoœuvres drsquoart En fait les arts pour lrsquoeacutenorme majoriteacute des hommes

drsquoaujourdrsquohui ne tiennent qursquoune place tregraves petite dans la vie et il paraicirct en avoir eacuteteacute

toujours ainsi mecircme chez les Grecs ndash agrave en juger par le peu drsquoattention que les historiens

grecs apportent aux grands eacuteveacutenements artistiques de leur temps Lrsquoart nrsquoexerce aucune

131

action appreacuteciable sur les faits deacutemographiques on peut les eacutetudier sans rencontrer

jamais lrsquoinfluence de lrsquoart Sur la vie eacuteconomique lrsquoaction des arts se reacuteduit agrave creacuteer

quelques valeurs artistiques en petit nombre ndash sauf lrsquoart industriel qui deacutepend beaucoup

plus de la mode que du goucirct artistique

22 3deg Les connaissances (on peut reacuteunir sous ce terme les sciences pures les connaissances

empiriques et les arts techniques) agissent fortement au contraire sur les faits sociaux

Elles agissent par le mecircme proceacutedeacute que la croyance la conception que lrsquoindividu se fait

du monde et de sa situation soit par la science soit par lrsquoempirisme dirige en grande

partie sa conduite crsquoest le terrain de la concurrence entre la science et la religion (la

morale reste placeacutee sur un terrain indivis ou mal deacutelimiteacute) La connaissance agit sur les

faits deacutemographiques (groupement eacutemigration ou immigration nataliteacute) et sur les faits

eacuteconomiques ndash directement en donnant la notion de la valeur des choses aliments

matiegraveres premiegraveres animaux etc ndash neacutegativement en arrecirctant la fabrication ou la

production drsquoobjets reconnus inutiles ou qursquoon peut avantageusement remplacer par

drsquoautres ndash indirectement en montrant lrsquoavantage de groupements eacuteconomiques auxquels

on nrsquoavait pas encore songeacute ou en deacutegageant des preacutejugeacutes religieux ou moraux qui

faisaient interdire les groupements nouveaux

23 En outre la connaissance a un proceacutedeacute drsquoaction exteacuterieure qui manque agrave la croyance

purement subjective elle fait connaicirctre le monde exteacuterieur et les proceacutedeacutes drsquoaction reacuteels

de lrsquohomme sur le monde Elle enseigne les proceacutedeacutes reacuteels mais psychologiques pour

manier les hommes et les persuader proceacutedeacutes tregraves actifs dans la vie eacuteconomique pour

lrsquoappreacuteciation de la valeur et pour lrsquoorganisation des eacutechanges (il suffira de citer la

publiciteacute le creacutedit la speacuteculation) Elle enseigne les proceacutedeacutes tantocirct psychologiques

(dressage) tantocirct physiologiques (seacutelection) pour tirer parti des animaux Elle enseigne

surtout les proceacutedeacutes reacuteels et mateacuteriels pour agir sur la matiegravere lrsquoensemble des proceacutedeacutes

techniques de production et de transport La connaissance ne suffit pas agrave creacuteer

lrsquoindustrie mais crsquoest elle qui en est la condition neacutecessaire et qui lui donne sa forme

Drsquoautres causes agissent sur la division du travail et par suite sur la quantiteacute de la

production mais la nature de la production deacutepend de la technique crsquoest-agrave-dire de la

connaissance

24 Lrsquohistoire sociale aura donc besoin sinon de connaicirctre en deacutetail lrsquohistoire des sciences et

des arts techniques du moins de savoir lrsquohistoire de la science dans les parties applicables

agrave la vie et agrave la morale pratique et lrsquohistoire des proceacutedeacutes techniques de production Cela

est facile agrave apprendre La seule difficulteacute sera drsquoappreacutecier la diffusion des connaissances et

des proceacutedeacutes dans une socieacuteteacute donneacutee agrave un moment donneacute crsquoest la question qui inteacuteresse

le moins les speacutecialistes de lrsquohistoire des sciences et sur laquelle on trouvera le moins de

renseignements

25 4deg Les usages mateacuteriels ont une action deacutecisive sur la vie eacuteconomique ils sont le but et

par conseacutequent le reacutegulateur de la production On ne produit guegravere que pour satisfaire

des besoins mateacuteriels La vie mateacuterielle consiste surtout dans la consommation des objets

alimentation vecirctement logement mobilier objets drsquoagreacutement crsquoest le terrain

intermeacutediaire entre la vie eacuteconomique et les coutumes de la vie priveacutee Il semble drsquoabord

que ces usages ne soient que le reacutesultat de la vie eacuteconomique car on consomme les objets

produits par la production et reacutepartis par la distribution Mais on ne produit qursquoen vue de

la consommation et crsquoest la consommation qui dirige la production En ce sens les usages

de consommation mateacuterielle seraient la cause de tous les actes eacuteconomiques et devraient

ecirctre lrsquoobjet fondamental des eacutetudes eacuteconomiques pour comprendre la production il

132

faudrait drsquoabord eacutetudier ce que les consommateurs deacutesirent qursquoon produise Lrsquohistoire de

la consommation crsquoest-agrave-dire de la vie mateacuterielle serait le premier chapitre de lrsquohistoire

eacuteconomique

26 En fait la relation est plus complexe ce nrsquoest pas toujours un client qui commande en

vue drsquoune ideacutee arrecircteacutee de consommer crsquoest souvent le vendeur crsquoest-agrave-dire le fabricant

dirigeacute par le commerccedilant qui offre des objets et donne au consommateur lrsquoideacutee de les

consommer Les deux activiteacutes srsquoentremecirclent eacutetroitement il faudrait pour les distinguer

une eacutetude qui nrsquoest pas faite

27 Pourtant lrsquohistoire eacuteconomique ne peut pas se passer de lrsquohistoire de la consommation

elle a besoin de connaicirctre la demande spontaneacutee du consommateur crsquoest-agrave-dire lrsquohistoire

de la vie mateacuterielle Crsquoest assureacutement la partie la plus neacutegligeacutee de la vie sociale soit

contemporaine soit passeacutee et ce serait comme on lrsquoa tregraves bien montreacute aux Eacutetats-Unis

un des champs drsquoeacutetudes les plus instructifs de lrsquohistoire sociale La consommation nrsquoagit

pas seulement sur la production par lrsquoaction directe que la nature de la commande exerce

sur la nature de la production et du commerce ndash par exemple la demande de la pourpre

ou de lrsquoambre dans les temps antiques des eacutepices au Moyen Acircge Indirectement la forme

de demande reacuteagit sur lrsquoorganisation du travail suivant qursquoelle est continue

intermittente ou irreacuteguliegravere elle produit un travail reacutegulier ou une morte-saison ou des

crises suivant qursquoelle vient drsquoun groupe peu nombreux ou drsquoune grande masse

drsquohommes suivant qursquoelle porte sur des objets de luxe ou sur des objets drsquoutiliteacute elle

deacutetermine des systegravemes de production tregraves diffeacuterents Lrsquohistorien des faits sociaux nrsquoa pas

besoin de savoir les deacutetails de lrsquohistoire de la vie mateacuterielle mais il doit connaicirctre en gros

les espegraveces drsquoobjets consommeacutes la nature des matiegraveres premiegraveres les plus employeacutees la

quantiteacute et les eacutepoques de la demande

28 La vie priveacutee se compose drsquoactes ou quotidiens ou peacuteriodiques ou solennels lrsquohistoire de

la vie priveacutee comporte lrsquoeacutetude de lrsquoemploi des journeacutees des heures de repas des usages de

toilette et de meacutedecine des fecirctes reacuteceptions ceacutereacutemonies des divertissements et des

exercices (chasse sport spectacles jeux voyages) Ces actes sont en partie des actes de

consommation en tant qursquoils exigent des objets mateacuteriels ou des services mateacuteriels qui

mettent en mouvement un personnel de domestiques hocircteliers commissionnaires

coiffeurs meacutedecins acteurs Ils agissent donc pour diriger la production des objets ou la

division du travail

29 Ils agissent aussi drsquoune autre faccedilon non plus sur la fabrication seulement mais sur la vie

tout entiegravere des gens consacreacutes agrave des services mateacuteriels car ils les mettent dans une

cateacutegorie eacuteconomique diffeacuterente des producteurs Lrsquohistoire sociale a donc besoin de

connaicirctre sinon tous les usages de vie priveacutee du moins ceux qui exigent une production

drsquoobjets consideacuterable et ceux qui immobilisent un nombre appreacuteciable de travailleurs

dans les services priveacutes Il nrsquoest pas inutile pour comprendre la vie eacuteconomique de

lrsquoEspagne au XVIe siegravecle de savoir qursquoune partie de la population eacutetait dans la domesticiteacute

des seigneurs

30 Lrsquoaction la plus forte est celle de la mode qui creacutee ou deacutetruit des valeurs crsquoest elle qui

domine toutes les industries de luxe et qui est lrsquoagent le plus actif de transformation Il

faut donc savoir lrsquohistoire de la mode au moins dans la mesure ougrave chaque mode nouvelle

a eu pour reacutesultat de produire un changement dans lrsquoespegravece des objets ou des services

demandeacutes il faut connaicirctre la position des centres de la mode et les deacuteplacements de ces

centres car ils sont lieacutes agrave lrsquoorganisation du commerce et du travail Dans les eacutepoques

133

anciennes le pheacutenomegravene de la mode est limiteacute agrave la classe peu nombreuse des

aristocraties mais il nrsquoen est pas moins capital dans lrsquohistoire du commerce parce que le

commerce dans les peacuteriodes de communications difficiles est limiteacute aux objets de luxe

31 III ndash Les actes individuels sont eacutetudieacutes par lrsquohistoire geacuteneacuterale Il suffit agrave lrsquohistoire

eacuteconomique de connaicirctre les principaux ceux qui sont agrave lrsquoorigine drsquoune eacutevolution

mateacuterielle encore nrsquoa-t-elle pas besoin de les eacutetudier en deacutetail Elle nrsquoa que faire de la

biographie de Mahomet ou de Napoleacuteon il lui suffit de connaicirctre ceux de leurs actes qui

ont eu des conseacutequences mateacuterielles geacuteneacuterales telles que lrsquointerdiction de boire du vin

ou le blocus continental

32 Les actes individuels qui peuvent avoir des conseacutequences dans la vie eacuteconomique sont de

deux espegraveces

33 1deg Les inventions ou les creacuteations individuelles sont des exemples donneacutes par un homme

et suivis par une masse drsquoimitateurs Elles se produisent surtout dans la vie intellectuelle

creacuteation drsquoune croyance (religieuse ou morale) drsquoune forme drsquoart drsquoune science drsquoun

ideacuteal Elles se rencontrent aussi dans la vie mateacuterielle sous la forme drsquoune deacutecouverte

geacuteographique drsquoune invention technique ou de la creacuteation drsquoune mode Lrsquoaction de

lrsquoindividu est eacutevidente ici lrsquoinitiateur amegravene la socieacuteteacute agrave changer de conduite ou

drsquoappreacuteciation de la valeur ou de proceacutedeacutes drsquoaction il creacutee ou deacutetruit une valeur une

technique de production une voie de communication un proceacutedeacute drsquoeacutechange ou

indirectement il modifie lrsquoorganisation du travail ou mecircme la distribution drsquoun

pheacutenomegravene deacutemographique en faisant par exemple arriver une population dans un pays

jusque-lagrave deacutesert

34 2deg Le changement de direction peut ecirctre donneacute agrave une socieacuteteacute par un chef officiel ou un

guide improviseacute chef drsquoEacutetat drsquoEacuteglise de parti de groupe qui opegravere soit par un ordre

leacutegal (regraveglement ou loi) soit par une reacutevolution Il agit ainsi directement sur certains

usages eacuteconomiques sur lrsquoorganisation de la production du commerce de la reacutepartition

ou mecircme sur la distribution de la population par exemple en creacuteant ou deacutetruisant une

ville Il peut agir indirectement en changeant lrsquoorganisation politique de faccedilon agrave reacuteagir

sur la vie eacuteconomique comme a fait Pierre le Grand en Russie

35 Il serait impossible mecircme drsquoentrevoir lrsquoeacutevolution eacuteconomique ou deacutemographique de

lrsquohumaniteacute si lrsquoon ignorait ces grands changements impossible drsquoen comprendre la

nature si lrsquoon nrsquoen connaissait pas les auteurs Crsquoest la part neacutecessaire de lrsquohistoire

geacuteneacuterale dans lrsquohistoire sociale

134

Chapitre XXI

Action des faits humains collectifs sur lavie sociale

I Organisation collective ndash Associations priveacutees famille institutions sociales classes institutionspolitiques ndash Gouvernement souverain services speacuteciaux ndash Organisation eccleacutesiastiquendash Organisation internationale ndash LangueII Eacuteveacutenements collectifs ndash Reacutevolutions inteacuterieures ndash Conflits et conventions ndash Relations entreEacutetats

1 Il reste encore agrave chercher comment les faits sociaux deacutependent des faits des autres

espegraveces qui prennent une forme collective et par suite quelle connaissance lrsquohistorien des

faits sociaux doit avoir de lrsquohistoire des pheacutenomegravenes collectifs crsquoest-agrave-dire de ceux qui

impliquent des arrangements et une solidariteacute entre les hommes Ces faits sont de deux

sortes 1deg les faits drsquoorganisation collective tels que famille gouvernement services

publics qui font lrsquoobjet des histoires speacuteciales 2deg les eacuteveacutenements collectifs qui font le

domaine de lrsquohistoire geacuteneacuterale Il faut eacutetudier seacutepareacutement comment ils agissent sur la vie

sociale

2 I ndash Lrsquoorganisation collective consiste en arrangements permanents eacutetablis entre les

hommes soit par des coutumes ou conventions tacites soit par des regravegles officielles

3 On a essayeacute souvent drsquoopposer lrsquoorganisation aux regravegles et de distinguer deux ordres de

faits la structure qursquoon a compareacutee agrave lrsquoanatomie le fonctionnement qursquoon a compareacute agrave la

physiologie Crsquoest une meacutetaphore sans application pratique la structure nrsquoest pas drsquoune

autre nature que le fonctionnement tous deux se ramegravenent agrave des regravegles ou agrave des

pratiques La structure drsquoun gouvernement ce sont les conventions tacites ou expresses

officielles ou coutumiegraveres drsquoapregraves lesquelles certains hommes sont chargeacutes drsquoune

certaine espegravece drsquoopeacuterations crsquoest une speacutecialisation et une division du travail analogue

agrave celle de la vie eacuteconomique Elle donne il est vrai agrave certains hommes des droits et des

devoirs speacuteciaux et creacutee un systegraveme de recrutement pour le personnel Mais ce regraveglement

de partage des opeacuterations nrsquoest pas drsquoune nature speacuteciale qui permette de lrsquoopposer aux

regraveglements sur la faccedilon drsquoopeacuterer (la proceacutedure) sur les principes agrave appliquer (le droit)

sur les opeacuterations agrave faire (la compeacutetence) Les arrangements diffegraverent surtout par lrsquoespegravece

de groupement crsquoest-agrave-dire le principe qui reacuteunit entre eux les membres et par la nature

135

de lrsquoaction organiseacutee crsquoest-agrave-dire lrsquoautoriteacute des chefs Voici les principales espegraveces

drsquoarrangements qui peuvent avoir une action sur la vie eacuteconomique

4 1deg Associations priveacutees ndash La plus importante est la famille groupement formeacute par la

filiation naturelle ou adoptive et dirigeacute par lrsquoautoriteacute du pegravere ou du mari Dans certaines

socieacuteteacutes il existe des associations analogues mais eacutetablies par un lien artificiel ce sont les

communauteacutes la plupart agrave caractegraveres religieux Les associations priveacutees agissent

directement sur lrsquoorganisation eacuteconomique car elles impliquent une consommation en

commun une possession en commun et une transmission des richesses acquises par

conseacutequent un reacutegime de succession Lrsquohistorien des faits sociaux aura donc besoin de

connaicirctre au moins le reacutegime geacuteneacuteral de la famille et des communauteacutes et lrsquoeacutevolution

geacuteneacuterale des institutions priveacutees mariage autoriteacute maritale et paternelle filiation

reacutegime des successions Ce qursquoil lui faudra connaicirctre ce ne sera pas le droit officiel leacutegal

des theacuteories juridiques et des livres de droit ce sera la pratique reacuteelle qui seule agit sur

les reacutealiteacutes eacuteconomiques Il pourra donc lui arriver de ne pas trouver toujours dans les

histoires speacuteciales du droit priveacute eacutecrites par des juristes tous les renseignements

neacutecessaires il fera bien drsquoavoir lrsquoattention attireacutee sur les travaux consacreacutes agrave deacutecrire les

coutumes reacuteelles de famille de communauteacute et de succession

5 2deg Institutions sociales ndash Entre les hommes drsquoun mecircme peuple soumis agrave un mecircme

gouvernement srsquoest eacutetablie dans toutes les socieacuteteacutes agrave mesure qursquoelles se sont civiliseacutees

une reacutepartition ineacutegale des fonctions et des richesses qui a produit des ineacutegaliteacutes

durables devenues mecircme heacutereacuteditaires La socieacuteteacute agrave peu pregraves homogegravene dans lrsquoeacutetat

barbare srsquoest scindeacutee en couches formeacutees chacune par des hommes vivant dans une

condition semblable ou eacutequivalente Crsquoest ce qursquoon a appeleacute les classes sociales le mot

drsquoorigine romaine a deacutesigneacute drsquoabord les diffeacuterents groupes de citoyens rangeacutes pour la

guerre suivant leur richesse

6 Les classes sont en partie drsquoorigine eacuteconomique en tant que la place drsquoun homme dans

une classe lui est assigneacutee par son genre de travail ou sa richesse mais elles ont aussi une

origine politique car les hommes investis de pouvoirs supeacuterieurs officiels concourent agrave

former les classes supeacuterieures Ainsi la division en classes nrsquoest pas purement

eacuteconomique comme les eacutecoles socialistes tendent agrave lrsquoadmettre elle est mixte La

laquo structure sociale raquo est le produit combineacute de pheacutenomegravenes eacuteconomiques et de

pheacutenomegravenes politiques Cette ineacutegaliteacute permanente de pouvoir et de richesse domine

toute la distribution des rocircles dans la vie eacuteconomique elle agit directement sur tout le

systegraveme de production par la division du travail entre les classes et surtout par lrsquoineacutegaliteacute

des moyens drsquoaction drsquoougrave reacutesulte la creacuteation du capital au profit de la classe supeacuterieure et

lrsquoexploitation des classes infeacuterieures sous diverses formes agrave commencer par lrsquoesclavage

7 Lrsquoeacutevolution du reacutegime des classes depuis la socieacuteteacute agrave eacutetages de lrsquoEmpire romain jusqursquoaux

socieacuteteacutes deacutemocratiques du XXe siegravecle a deacutetruit lentement la hieacuterarchie aristocratique et la

division leacutegale en classes elle a entraicircneacute peu agrave peu une transformation correspondante

dans la division du travail la reacutepartition du capital et les modes drsquoexploitation

8 Lrsquoaction de lrsquoorganisation sociale srsquoexerce aussi indirectement sur la valeur et par suite

sur le commerce Tout est diffeacuterent dans la vie eacuteconomique drsquoun peuple suivant qursquoune

aristocratie de quelques individus a le monopole de satisfaire tous ses deacutesirs ou que la

liberteacute et lrsquoaisance devenues geacuteneacuterales font entrer tous les habitants dans la classe des

consommateurs Une socieacuteteacute aristocratique nrsquoa guegravere que des commerces de luxe agrave

mesure que lrsquoorganisation devient deacutemocratique le commerce srsquoeacutetend aux objets de

136

consommation geacuteneacuterale Il faut donc pour comprendre la vie eacuteconomique drsquoun pays

connaicirctre le reacutegime des classes pour comprendre lrsquohistoire sociale il faut connaicirctre

lrsquoeacutevolution de ce reacutegime

9 3deg Institutions politiques ndash Le gouvernement est lrsquoespegravece drsquoorganisation la plus

apparente et dont lrsquoaction sur la vie sociale est la plus eacutevidente Le pouvoir effectif

confeacutereacute aux membres du gouvernement leur donne le moyen pratique drsquoagir

mateacuteriellement sur tous les autres membres de la socieacuteteacute Lrsquoorganisation eacuteconomique

comme tout arrangement mateacuteriel est sous le commandement direct du gouvernement

crsquoest lui qui eacutetablit les regravegles de la proprieacuteteacute des successions et des contrats crsquoest-agrave-dire

de la reacutepartition ndash les regravegles du commerce de la monnaie et du creacutedit crsquoest-agrave-dire des

eacutechanges ndash parfois mecircme les regravegles de la culture des industries des transports des

salaires crsquoest-agrave-dire de la production De plus les hommes investis du pouvoir en

profitent pour srsquoapproprier ndash parfois pour monopoliser ndash les moyens eacuteconomiques de

jouissance Cette action fondamentale de la politique a eacuteteacute fortement indiqueacutee par lrsquoeacutecole

marxiste

10 Pour eacutetudier lrsquoaction des institutions politiques sur la vie eacuteconomique il faut donc eacuteviter

de prendre en bloc lrsquoEacutetat et de chercher comme on lrsquoa fait trop souvent laquo lrsquoaction de

lrsquoEacutetat raquo en geacuteneacuteral il faut analyser et examiner seacutepareacutement les divers personnels de

gouvernement et leurs proceacutedeacutes drsquoaction On commencera par distinguer les agents du

pouvoir central souverain et les agents des services speacuteciaux Le pouvoir central agit sur

la direction mecircme de la vie eacuteconomique en deacutecidant les regravegles de lrsquoorganisation les

pouvoirs speacuteciaux subordonneacutes agissent sur la pratique en facilitant ou en rendant

difficiles les opeacuterations eacuteconomiques Pour deacutemecircler ces actions il faudra suivre une

meacutethode preacutecise examiner seacutepareacutement le souverain ses ministres ou ses favoris les

assembleacutees centrales srsquoil y en a On passera ensuite aux diffeacuterents services drsquoarmeacutee de

finances de justice de police de travaux publics drsquoenseignement ndash puis aux autoriteacutes

locales en ayant soin drsquoexaminer seacutepareacutement lrsquoaction de chaque espegravece de personnel Le

proceacutedeacute le plus pratique sera de deacuteterminer drsquoavance les questions agrave se poser On peut

preacutevoir deux sortes de questions

11 1deg Les diffeacuterentes faces de lrsquoactiviteacute eacuteconomique sur lesquelles agit le personnel

politique production agricole miniegravere industrielle transports valeur et eacutechange

(creacutedit commerce) reacutepartition et transmission consommation

12 2deg Les moyens par lesquels le personnel peut agir Ces moyens sont plus varieacutes qursquoils ne

semblent drsquoabord Le gouvernement agit directement par des ordres directs lois

ordonnances regraveglements agrave caractegravere eacuteconomique comme le budget ou les lois

somptuaires Mais il a plusieurs moyens drsquoaction indirects qui ne doivent pas ecirctre

neacutegligeacutes le privilegravege que le personnel srsquoattribue sur les avantages eacuteconomiques ndash sous

forme de traitements drsquoentreprises publiques drsquoemprunts de fraudes de tout genre ndash

les pratiques que les agents introduisent dans les rapports entre les producteurs et les

diffeacuterents services publics recrutement et cantonnement de soldats justice et police

faveurs ou perseacutecutions reacutegime fiscal avec les abus et les complaisances travaux publics

qui aident la production ou dirigent la consommation ou modifient par influence le

travail priveacute enseignement qui agit sur la diffusion de la technique ou sur les

changements dans la notion de valeur ndash lrsquoaction drsquoexemple du souverain de sa cour du

haut personnel politique sur la mode et toute la production qui en deacutepend

13 4deg Organisation eccleacutesiastique ndash Ce nrsquoest qursquoune forme speacuteciale de gouvernement

diffeacuterente des autres par ses moyens drsquoaction elle agit par des proceacutedeacutes de contrainte

137

indirects ou imaginaires On doit donc la traiter par la mecircme meacutethode que le

gouvernement Il ne faut pas plus parler en bloc de laquo lrsquoaction de lrsquoEacuteglise raquo que de lrsquoaction

de lrsquoEacutetat il faut analyser le personnel eccleacutesiastique et chercher pour chaque espegravece

drsquoagents ses moyens drsquoaction ordres ou interdictions pratiques encourageacutees ou

deacutecourageacutees relations avec les producteurs pour la fabrication des instruments de

religion action drsquoexemple sur la production priveacutee

14 5deg Organisation internationale ndash Les relations eacutetablies entre les Eacutetats arrivent chez les

peuples modernes agrave constituer un systegraveme Ici le personnel nrsquoa qursquoune faible importance

crsquoest lrsquoarrangement des relations entre les peuples qui agit Il faut chercher lrsquoorganisation

drsquoabord dans les conventions officielles entre gouvernements (traiteacutes et regraveglements) qui

agissent sur la valeur (conventions en matiegravere de monnaie) sur les transports les

eacutechanges et le creacutedit (traiteacutes de commerce) Il faut ensuite connaicirctre la pratique reacuteelle en

tant qursquoelle facilite ou rend difficiles ou impossibles les diverses espegraveces de relations

eacuteconomiques on a besoin de savoir comment sont appliqueacutes les tarifs de douane ou de

transports les regraveglements de police politique ou sanitaire les principes de droit priveacute et

commercial Il faut enfin tenir compte au moins au XIXe siegravecle des organisations

mateacuterielles internationales postes lignes de communication agences internationales

Pour chaque espegravece on doit connaicirctre sinon le deacutetail au moins les faits capitaux et leur

eacutevolution afin de pouvoir chercher meacutethodiquement comment chacun a agi sur la vie

eacuteconomique

15 6deg Langue ndash La langue est un fait collectif qui eacutetend son action sur toutes les relations

humaines Crsquoest lrsquoinstrument de communication entre tous les hommes la communauteacute

de langue rend toutes les autres communauteacutes plus faciles y compris la communauteacute

nationale la diffeacuterence de langue rend toutes les autres relations difficiles La

distribution des langues reacuteagit sur tous les groupements deacutemographiques

lrsquoagglomeacuteration le mariage la profession et sur les relations eacuteconomiques division du

travail eacutetablissements de la valeur eacutechanges et commerce reacutepartition de la proprieacuteteacute Il

est inutile agrave lrsquohistorien des faits sociaux de savoir les langues elles-mecircmes et leur

histoire mais il aura besoin de connaicirctre la reacutepartition des langues et les groupes de

mecircmes langues surtout quand ces groupes ne se confondent pas avec une communauteacute

politique il devra connaicirctre les changements de distribution des langues car ils agissent

sur lrsquoeacutevolution deacutemographique et eacuteconomique

16 II ndash Il ne reste plus qursquoagrave examiner les eacuteveacutenements collectifs uniques qui produisent en

partie lrsquoeacutevolution geacuteneacuterale des socieacuteteacutes et par suite lrsquoeacutevolution sociale Ils prennent

surtout deux formes reacutevolutions inteacuterieures et conflits exteacuterieurs internationaux

17 1deg Les reacutevolutions inteacuterieures prennent la forme ou de secousses brusques ou drsquoeacutevolutions

graduelles qui transforment lrsquoorganisation collective des gouvernements de lrsquoEacuteglise des

classes de la famille En transformant soit les groupements politiques ou priveacutes des

hommes soit leurs pratiques collectives elles les amegravenent agrave reacuteadapter leurs groupements

ou leurs pratiques eacuteconomiques Un changement du personnel souverain ou des services

de gouvernement amegravene un changement dans le personnel directeur de la vie

eacuteconomique il change le groupe qui monopolise les jouissances ou qui organise la

production Il faut donc connaicirctre les reacutevolutions et les eacutevolutions importantes dans le

reacutegime politique et eccleacutesiastique et dans les institutions priveacutees du peuple dont on veut

comprendre lrsquohistoire sociale

138

18 2deg Les eacuteveacutenements de lrsquohistoire exteacuterieure consistent en relations entre Eacutetats ils

prennent la forme soit de conflits violents invasions ou guerres soit drsquoaccords traiteacutes et

conventions ils aboutissent agrave des changements dans la distribution des territoires et

dans les arrangements entre Eacutetats Chaque changement de territoire ou de relations

entraicircne une reacuteadaptation geacuteneacuterale de la vie inteacuterieure et par suite de la vie eacuteconomique

Il est inutile de savoir comment le conflit ou lrsquoaccord a eacuteteacute produit les eacutepisodes des

guerres et des neacutegociations nrsquointeacuteressent que les speacutecialistes de lrsquohistoire militaire ou

diplomatique mais le reacutesultat de la guerre ou du traiteacute est un fait geacuteneacuteral qursquoil faut

connaicirctre pour comprendre lrsquohistoire sociale On devra aussi connaicirctre la dureacutee des

conflits qui ont suspendu les relations entre Eacutetats et la nature des traiteacutes surtout

commerciaux et eacuteconomiques

19 Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoen savoir tous les eacutepisodes on peut abandonner ce soin aux

speacutecialistes Mais il est tregraves dangereux drsquoignorer les faits geacuteneacuteraux de lrsquohistoire politique

on srsquoexpose agrave attribuer aux changements eacuteconomiques des causes eacuteconomiques dans des

cas ougrave la cause eacutevidente est un eacuteveacutenement politique comme la Reacutevolution franccedilaise

139

Conclusion

1 On arrive enfin agrave une conclusion pratique sur lrsquoapplication de la meacutethode historique aux

sciences sociales

2 La meacutethode historique est neacutecessaire pour le travail de preacuteparation mecircme dans lrsquoeacutetude

des socieacuteteacutes contemporaines car la plupart des mateacuteriaux des sciences sociales ne sont

pas des observations scientifiques ce ne sont que des documents dont on ne peut tirer

parti qursquoau moyen drsquoun travail critique

3 En outre la construction drsquoune science sociale complegravete comporte une eacutetude de

lrsquoeacutevolution des pheacutenomegravenes sociaux crsquoest-agrave-dire une histoire sociale Or cette histoire

sociale nrsquoexige pas seulement comme toute autre histoire lrsquoemploi de documents

critiqueacutes suivant la meacutethode historique Mais elle-mecircme ne peut pas ecirctre isoleacutee des autres

histoires elle ne peut ecirctre qursquoun fragment de lrsquohistoire totale des socieacuteteacutes une branche

speacuteciale comme lrsquohistoire du droit ou du costume Elle est mecircme plus eacutetroitement lieacutee agrave

lrsquoensemble de lrsquohistoire que ne le sont les histoires des litteacuteratures ou des sciences

4 Lrsquohistoire sociale est science auxiliaire pour les autres histoires dans la mesure ougrave les faits

sociaux sont cause des autres faits ndash mesure beaucoup moins large que ne lrsquoont cru les

speacutecialistes eacuteconomistes Les faits sociaux sont surtout les conditions neacutecessaires

(neacutegatives) des autres faits lagrave ougrave ils ne se produisent pas les autres ne peuvent se

produire mais ils ne sont qursquoun support non une substructure Leur forme speacuteciale agit

faiblement sur la direction des autres faits et par suite leur histoire nrsquoest que faiblement

utile agrave lrsquointelligence de lrsquohistoire des autres pheacutenomegravenes

5 Lrsquohistoire sociale est au contraire eacutetroitement deacutependante des autres histoires Les faits

sociaux nrsquoont pas en eux-mecircmes leur raison drsquoecirctre ils sont ou les produits drsquoautres actes

(crsquoest le cas des faits deacutemographiques) ou des moyens pour une fin eacutetrangegravere (crsquoest le cas

des faits eacuteconomiques) Leur direction est donc non pas en eux-mecircmes mais dans des

faits drsquoautre espegravece Ce nrsquoest pas parce que les hommes produisent dans une forme

donneacutee qursquoils ont une vie intellectuelle des mœurs priveacutees une organisation politique

drsquoune espegravece donneacutee crsquoest au contraire parce que leur vie a cette forme donneacutee

intellectuelle priveacutee politique qursquoelle les entraicircne agrave une certaine forme de vie

eacuteconomique Lrsquohistoire sociale ne peut donc ecirctre comprise que par lrsquoeacutetude des autres

branches de lrsquohistoire elle nrsquoest qursquoun fragment de lrsquohistoire geacuteneacuterale de lrsquohumaniteacute

140

Table des matiegraveres de lrsquooriginal

Fac-simileacute de la Table eacutedition originale

141

142

143

144

  • SOMMAIRE
  • Preacuteface
  • Avertissement
  • Meacutethode historique et sciences sociales
  • Premiegravere partie La meacutethode historique appliqueacutee aux documents des sciences sociales
    • Theacuteorie du document
    • Les preacutecautions critiques
    • Critique de provenance
    • Critique drsquointerpreacutetation
    • Critiques de sinceacuteriteacute et drsquoexactitude
    • Emploi des faits critiqueacutes
    • Groupement des faits
    • Construction des faits des sciences sociales
    • Meacutethode de groupement des faits simultaneacutes
    • Meacutethode de groupement des faits successifs
      • Deuxiegraveme partie La meacutethode historique et lrsquohistoire sociale
        • Les diffeacuterentes espegraveces drsquohistoire
        • Eacutetat de lrsquohistoire sociale
        • La construction des faits sociaux
        • Difficulteacutes speacuteciales de lrsquohistoire sociale
        • Deacutetermination des groupes sociaux
        • Eacutetude de lrsquoeacutevolution
        • Neacutecessiteacute de combiner les diffeacuterentes sortes drsquohistoires
        • Systegravemes drsquohistoire sociale
        • Lien entre lrsquohistoire sociale et les autres histoires
        • Lrsquoaction des faits humains individuels sur les faits sociaux
        • Action des faits humains collectifs sur la vie sociale
          • Conclusion
          • Table des matiegraveres de lrsquooriginal
Page 5: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 6: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 7: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 8: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 9: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 10: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 11: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 12: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 13: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 14: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 15: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 16: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 17: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 18: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 19: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 20: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 21: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 22: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 23: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 24: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 25: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 26: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 27: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 28: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 29: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 30: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 31: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 32: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 33: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 34: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 35: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 36: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 37: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 38: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 39: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 40: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 41: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 42: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 43: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 44: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 45: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 46: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 47: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 48: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 49: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 50: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 51: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 52: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 53: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 54: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 55: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 56: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 57: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 58: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 59: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 60: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 61: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 62: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 63: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 64: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 65: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 66: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 67: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 68: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 69: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 70: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 71: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 72: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 73: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 74: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 75: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 76: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 77: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 78: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 79: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 80: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 81: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 82: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 83: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 84: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 85: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 86: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 87: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 88: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 89: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 90: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 91: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 92: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 93: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 94: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 95: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 96: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 97: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 98: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 99: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 100: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 101: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 102: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 103: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 104: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 105: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 106: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 107: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 108: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 109: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 110: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 111: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 112: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 113: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 114: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 115: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 116: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 117: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 118: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 119: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 120: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 121: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 122: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 123: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 124: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 125: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 126: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 127: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 128: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 129: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 130: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 131: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 132: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 133: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 134: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 135: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 136: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 137: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 138: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 139: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 140: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 141: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 142: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 143: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 144: La méthode historique appliquée aux sciences sociales
Page 145: La méthode historique appliquée aux sciences sociales