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1. Cʼétait le lever du soleil. La jeune fille alla se baigner dans les eaux calmes du lagon. Grande, mince, les yeux gris, elle était drapée dans un paréo de coton bleu et blanc. Elle avait toujours su nager. Depuis sa plus tendre enfance, la mer avait été son terrain de jeu. Elle en connaissait les dangers et se tenait sur ses gardes, comme un enfant des villes traverse avec prudence les rues fourmillantes de voitures. Lʼeau était chaude. Elle y entra jusquʼà la taille, plongea et nagea quelques mètres sous la surface, puis remonta. Ses longs cheveux blond cendré couvraient ses épaules nues qui, dans la lumière rose de lʼaube, prenaient des reflets cuivrés. Les indigènes de lʼîle lʼappelaient Princesse des Mers, mais son vrai nom était Laura Alexandra Mary Ross. Son père, fonctionnaire de la Couronne Britannique, était mort quelques mois après le décès de sa femme. Leur enfant, alors âgée de huit mois, fut recueillie par un Ecossais, James Mackenzie, propriétaire depuis très longtemps dʼun vieux bateau à vapeur, qui faisait la navette entre Sydney et les Îles Gilbert et Ellice, via la mer de Corail et les Îles Salomon. Ni la mère ni le père du bébé nʼavaient de parents proches, et personne ne réclama lʼenfant. Jusquʼà lʼâge de onze ans, Laura fut élevée par la compagne de Jamie, Lily, fille dʼun Français et dʼune Polynésienne. 5

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1.

C é̓tait le lever du soleil. La jeune fille alla se baigner dansles eaux calmes du lagon. Grande, mince, les yeux gris, elleétait drapée dans un paréo de coton bleu et blanc.

Elle avait toujours su nager. Depuis sa plus tendre enfance, lamer avait été son terrain de jeu. Elle en connaissait les dangerset se tenait sur ses gardes, comme un enfant des villes traverseavec prudence les rues fourmillantes de voitures.

L̓ eau était chaude. Elle y entra jusquʼà la taille, plongea etnagea quelques mètres sous la surface, puis remonta. Ses longscheveux blond cendré couvraient ses épaules nues qui, dans lalumière rose de l a̓ube, prenaient des reflets cuivrés.

Les indigènes de lʼîle l̓ appelaient Princesse des Mers, maisson vrai nom était Laura Alexandra Mary Ross. Son père,fonctionnaire de la Couronne Britannique, était mort quelquesmois après le décès de sa femme. Leur enfant, alors âgée dehuit mois, fut recueillie par un Ecossais, James Mackenzie,propriétaire depuis très longtemps dʼun vieux bateau à vapeur,qui faisait la navette entre Sydney et les Îles Gilbert et Ellice,via la mer de Corail et les Îles Salomon.

Ni la mère ni le père du bébé n a̓vaient de parents proches, etpersonne ne réclama l e̓nfant. Jusquʼà lʼâge de onze ans, Laurafut élevée par la compagne de Jamie, Lily, fille dʼun Françaiset dʼune Polynésienne.

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A cette époque, Jamie prit sa retraite de la marine mar-chande. Avec ses économies, il acheta une goélette pourfaire du cabotage. Il avait alors plus de soixante ans, et Lilyen avait environ dix de moins. Elle pesait deux fois plus quelui, et rien en elle ne rappelait la mince jeune fille qui l a̓vaitséduit, bien des années auparavant. Malgré cela, c é̓tait unecuisinière incomparable, toujours de bonne humeur, et toustrois formaient une famille unie.

Brusquement, Lily tomba malade. Jamie l e̓mmena voir unmédecin, et celui-ci déclara qu i̓l nʼy avait rien à faire : Lilyn a̓vait plus que quelques mois à vivre.

Depuis des années, elle souhaitait revenir aux Îles Marquises,territoire français du Pacifique, où elle avait vu le jour. Quandil la sut condamnée, Jamie lʼy conduisit.

Il avait l i̓ntention de retourner plus tard dans l o̓uest duPacifique, pour y reprendre ses activités commerciales. Mais,après la mort de Lily, il abandonna cette idée et décida de fairevoile vers le sud-ouest, afin de visiter Tahiti, une des îles de laSociété. Ensuite, Jamie et Laura se dirigèrent vers l a̓rchipeldes Tuamotu et s a̓rrêtèrent dans une petite île : leur séjour,qui devait durer une semaine, se prolongea un mois, puis unan. Le jour de ses soixante-huit ans, Jamie vendit la goéletteà un négociant chinois de Papeete, qui faisait escale dans lʼîletous les deux mois.

A cette époque, il buvait beaucoup, et Laura, certaine qu i̓lle regretterait un jour, ne pouvait le persuader d a̓bandonnercette habitude. Lorsqu i̓ls s i̓nstallèrent, la jeune fille était tristeà l i̓dée de ne plus vivre sur l e̓au, de ne plus pouvoir leverl a̓ncre à tout moment, mais elle ne fit aucun reproche à sonpère adoptif. Elle avait quinze ans et, tout à sa joie de vivre lemoment présent, elle ne se souciait pas de l a̓venir.

Elle occupait ses journées comme les autres jeunes filles delʼîle. Le matin, elle enfermait des grains de café verts dans un

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sac et les battait pour briser l é̓corce. Ensuite, elle les faisaitgriller sur un feu de fibres de noix de coco, les passait au moulinet préparait le café de Jamie pour son petit déjeuner.

Parfois, elle tissait des nattes avec des feuilles de palmier, outressait des guirlandes de fleurs. Après la vente de la goélette,Jamie lui acheta une machine à coudre, et elle apprit à se fairedes vêtements. Comme toutes les autres femmes de l̓ île, elle seconfectionnait au moins une robe, chaque fois que le négociantchinois faisait escale pour vendre des pièces de cotonnade.

La meilleure amie de Laura, Hamani, avait le même âgequ e̓lle. De temps à autre, la jeune fille se joignait à la famillede Hamani, et ils embarquaient sur des canoës indigènes pouraller ramasser le coprah sur une des nombreuses petites îlesqui bordaient la grande lagune.

Au retour de ces expéditions, Laura trouvait parfois Jamiecomplètement ivre. Malgré cela, il ne devenait jamais violent,si bien que la jeune fille n e̓n souffrait pas trop.

La mort prématurée de Lily avait été le premier et le seuldrame dans la vie de Laura. Sa deuxième période malheureusecommença avec l a̓rrivée et l i̓nstallation dans une île voisinede M. et Mme Hollis, évangélistes appartenant à une sectereligieuse à l e̓sprit particulièrement étroit.

La première fois que Mme Hollis suggéra à Laura d a̓ban-donner Jamie pour venir vivre avec elle et son mari, la jeunefille fut stupéfaite.

— Vous êtes Anglaise. Il n e̓st pas correct de se comportercomme une indigène, lui dit la maigre femme, à la bouchepincée.

— Mais pourquoi ? J e̓n suis une.— Vous êtes née dans le Pacifique et, après le malheur

survenu à vos parents, avez été obligée de grandir ici, maisvous nʼêtes pas une indigène. Votre pauvre père et votre pau-

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vre mère seraient bien tristes de savoir ce qu i̓l est advenu devous, j e̓n suis sûre.

— Je n a̓i aucun souvenir de mes vrais parents. Ils seraientsoulagés, devant la chance que j a̓i eue. Sans Jamie et Lily,j a̓urais été élevée dans un orphelinat. Je suis parfaitementheureuse.

La femme du missionnaire lui répondit dʼun ton réproba-teur :

— Le bonheur est une récompense parfois accordée, Laura.Il ne doit pas être le but de la vie. La discipline de soi et ledévouement aux autres apportent le véritable bonheur. Larecherche primaire et irresponsable du plaisir est une formede félicité des plus éphémères, je vous assure.

Ce devait être quelquʼun dans le genre de Mme Hollis,féru de réforme, qui avait amené les femmes des Îles Gilbertà abandonner le traditionnel « riri », sorte de jupe d a̓lguesséchées, pour couvrir leur corps de longs vêtements de cotonsans forme.

— Ce n e̓st pas ton bien-être qui la préoccupe, ma fille, luifit remarquer Jamie avec perspicacité. Elle cherche ce qui estle mieux pour elle : si tu habitais là-bas, tu lui servirais dedomestique. Mais elle n a̓ pas entièrement tort : tu ne peux pasrester ici indéfiniment. Les jeunes gens doivent connaître lemonde, avant de savoir où ils aimeraient vivre. Je regrette den a̓voir aucune famille en Ecosse. Tu aurais pu y aller pendantquelque temps, afin de voir à quoi ressemble l̓ Europe. De toutefaçon, nous n a̓vons pas d a̓rgent…

En effet, à l̓ époque où la goélette avait été vendue, elle étaiten très mauvais état, et Jamie n a̓vait pu en retirer quʼun prixridiculement bas. A présent, presque tout l a̓rgent avait étédépensé. Jamie, pourtant de nature économe dans sa jeunesse,était devenu aussi imprévoyant que les indigènes. Ils vivaiententre un océan et une lagune où les poissons abondaient ; les

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palmiers leur fournissaient des noix de coco, et les habitantsde lʼîle s e̓n tenaient à un minimum de travail, dépensant leurrevenu à tort et à travers.

Plus le temps passait, plus Laura était inquiète : que devien-draient-ils lorsqu i̓ls n a̓uraient plus d a̓rgent ? Elle pouvait sur-vivre sans café ni lait condensé et se contenter des produits dela nature, poissons et noix de coco, mais son père adoptif seraittrès malheureux sans tabac ni alcool. Sa santé n e̓n serait quemeilleure, et Laura savait fabriquer du « nounou », de la bièrede pulpe de noix de coco germées. Mais même cela, sans êtretrès cher, n é̓tait pas gratuit, car il fallait du sucre, du riz et dela levure pour faire cette boisson.

La seule source de revenu des indigènes était le coprah,cʼest-à-dire la pulpe séchée des « ngoras ». Ils appelaient« ngoras » les noix de coco tombées des palmiers, à la coquebrune et ratatinée.

Si les palmiers avaient été propriété commune, Laura auraitpu gagner de l a̓rgent en ramassant le coprah. Mais à l e̓xcep-tion des alentours du village, lʼîle où ils habitaient, ainsi qued a̓utres plus petites qui bordaient la lagune, étaient diviséesen parcelles de terrain jalousement surveillées par leurs pro-priétaires. D a̓près Jamie, cette attitude possessive ressemblaitbeaucoup à celles des populations des sociétés dites avancées.C é̓tait un des rares traits communs au monde indigène et aumonde civilisé. En général, les habitants des îles étaient desâmes simples, faciles à contenter, encore à l a̓bri des névrosesde la civilisation.

Mais la simplicité même de leur vie ne facilitait pas l i̓nté-gration des étrangers sans fortune personnelle. Les femmesde lʼîle n a̓vaient besoin ni de domestiques ni de jeunes fillespour garder leurs enfants. Par conséquent, Laura se demandaitcomment elle pourrait gagner de l a̓rgent, une fois dépensécelui qu a̓vait procuré la vente de la goélette.

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Le brusque décès de Jamie mit un terme à ses préoccupa-tions concernant son père adoptif. Il s e̓ffondra au cours dʼunepromenade dans le village : des gens se précipitèrent à sonsecours, mais il était déjà mort. A présent, Laura était seuleau monde. Ses ennuis avaient commencé aussitôt, en la per-sonne des Hollis, qui, dès l a̓nnonce de la nouvelle, essayèrentde l i̓nfluencer.

S i̓ls ne pouvaient la convaincre eux-même de devenir ladomestique de Mme Hollis, ils feraient le siège du Chef delʼîle, jusquʼà ce que celui-ci se rangeât à leurs arguments. Cethomme céderait facilement, et Laura le savait.

Elle devait donc s e̓nfuir, dʼune manière ou dʼune autre.Mais elle n a̓vait pas d a̓rgent pour payer le prix du passagejusquʼà Papeete. De toute façon, elle n a̓vait aucune envie desʼy rendre : Papeete était une ville pleine de bars sordides,où plus dʼune jeune fille de lʼîle s é̓tait aventurée et avait finicomme prostituée.

Laura était plus que jamais préoccupée par ses problèmes.Douze jours s é̓taient écoulés depuis l e̓nterrement de Jamie ;douze jours de chagrin et d a̓nxiété, à la recherche dʼune solu-tion introuvable.

Cet après-midi là, elle était assise devant la cabane qui leurservait de maison, depuis la vente de la goélette. Elle s é̓taitmise à l o̓mbre, sous la véranda. Levant les yeux, elle aperçutun cotre blanc qui franchissait la passe, entre les récifs bordantla lagune.

L̓arrivée dʼun bateau, inconnu de surcroît, était un événementpour les habitants de lʼîle : ils se rassemblèrent sur la plagepour regarder le navire jeter l a̓ncre.

Le cotre était assez grand pour loger six ou huit personnes,mais il nʼy avait apparemment que deux hommes à bord. Ilsétaient tous deux très grands, le corps musclé, les épauleslarges. Ils étaient très bruns de peau ; lʼun deux paraissait

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indigène, alors que l a̓utre semblait devoir sa couleur au soleil,tout comme Laura.

Ils descendirent à terre, où on leur fit cadeau dʼœufs et defruits d a̓rbre à pain. Laura ne fit pas un mouvement ; les habi-tants de lʼîle entouraient les deux hommes, leur demandaientd o̓ù ils venaient, où ils allaient. Peu après, elle vit les nouveauxarrivants se diriger vers elle. Elle ne s é̓tait pas trompée : lʼundeux était un indigène, alors que son compagnon était Européen.Mais de quel pays ? se demanda-t-elle en voyant ses cheveuxet ses yeux sombres. Elle fut surprise lorsqu i̓l s a̓dressa à elledans sa langue maternelle :

— On m a̓ dit que nous étions compatriotes. En fait, monpère est Anglais, et ma mère est Française. Je m a̓ppelle YvesCunningham. Ravi de vous connaître…

Il parlait dʼune voix profonde et égale. Son aspect évoquaitla puissance et l a̓utorité. Laura se rappela un dicton des ÎlesGilbert : « Un chef n a̓ pas besoin d é̓lever la voix », ce quisignifiait quʼun homme né pour commander n a̓vait pas à parlerhaut pour pouvoir s i̓mposer.

— Enchantée, monsieur Cunningham. Je m a̓ppelle LauraRoss.

— Mais ils vous nomment Princesse des Mers, c e̓st biencela ? demanda-t-il en désignant la foule qui entourait soncompagnon.

— Oui. C e̓st mon nom dʼîlienne.— C e̓st également celui de notre bateau.Il eut un sourire qui éclaira tout son visage ; deux sillons se

creusèrent sur ses joues, et de petites rides apparurent autourde ses yeux.

Laura lui sourit à son tour, le regard empli dʼune chaleurinhabituelle. Manifestement, cet homme allait la tirer d e̓m-barras. Ce n é̓tait pas une coïncidence si la jeune fille et le

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bateau portaient le même nom. Cʼétait un signe du destin,aurait dit Lily.

— Voulez-vous vous asseoir, monsieur Cunningham ? Quepuis-je vous offrir à boire ? Un whisky, peut-être ?

— Avec plaisir, je vous remercie. Appelez-moi Yves…Il s̓ assit dans le vieux fauteuil de bambou où Jamie Mackenzie

avait l̓ habitude de s i̓nstaller pour observer les allées et venuesdans lʼîle.

— Combien de temps pensez-vous rester ici ? s e̓nquit-elleen regagnant son siège.

— Quelques jours… Nous n a̓vons pas d o̓bligations précises.Vous habitez ici avec vos parents, je suppose ?

— Plus maintenant.Elle lui expliqua sa situation, sans mentionner le fait qu e̓lle

désirait quitter lʼîle au plus vite. Elle aurait tout loisir d e̓nparler plus tard.

L̓ autre homme les rejoignit bientôt, et Yves le présenta àLaura : il s a̓ppelait Tekai. Ils semblaient amis de longue date.Manifestement, le Britannique — ou le Français, puisqu i̓l avaitplus l a̓ir dʼun Français — connaissait aussi bien les Mers duSud que son compagnon indigène. Tekai parlait avec un légeraccent américain.

La conversation se poursuivit pendant un quart dʼheure,durant lequel Laura en dit beaucoup plus sur elle-même qu e̓llen e̓n apprit sur les deux autres. A la fin, Yves Cunningham seleva et proposa :

— Puisque vous êtes seule à présent, peut-être aimeriez-vous dîner avec nous ?

La jeune fille hésita : les avertissements de Mme Hollis luirevinrent à la mémoire. En particulier, la femme du missionnairelui avait dit de ne jamais monter à bord dʼun bateau, mêmeconnu : non seulement il y avait des risques, mais accepterpouvait en soi être considéré comme une provocation.

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Malgré sa conviction que cet homme avait été envoyé pourlui venir en aide, elle ne savait rien de lui. C é̓tait peut-être unde ces individus peu scrupuleux dont parlait Mme Hollis.

Comme s i̓l avait lu dans ses pensées, il eut un large sourireet dit :

— Vous pouvez venir avec quelquʼun d a̓utre, si vous netenez pas à être seule.

Quelque chose dans ses manières la poussa à répondre :— Je vous remercie. Je viendrai avec une amie, mais pour

une autre raison. S i̓l m a̓rrivait quoi que ce soit, cela ne res-terait pas impuni : je ne suis pas des leurs, mais les gens d i̓cime traitent comme telle.

Elle pensait ainsi lui faire comprendre qu e̓lle n é̓tait pasune « dévergondée », comme disait Mme Hollis.

— J e̓n suis sûr. Mais vous serez en sécurité, à bord dubateau qui porte votre nom. Nous viendrons vous chercher aucoucher du soleil.

Il prit congé sur un signe de tête, et les deux hommes s é̓loi-gnèrent à grandes enjambées vers la plage où était amarré ledinghy.

Tekai ramait tranquillement vers la « Princesse des Mers »,lorsquʼune légère brise venant du large porta leur conversationjusquʼà Laura.

— C e̓st une belle fille, Yves.— Elle est plus que belle. Dans quelques années, elle sera

une femme splendide.— Elle t i̓ntéresse ?— Si elle n é̓tait pas si jeune, oui. Je ne suis pas un voleur

d e̓nfants.Quel âge me donne-t-il donc ? pensa Laura, vexée par cette

remarque. Elle alla trouver Hamani et lui dit de préparer saplus belle robe.

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Toutes deux attendaient sur le bord de la plage lorsque Tekaivint les chercher. Le vent était tombé, et les rames ridaient lasurface calme de la lagune, où se reflétaient les traînées roseset violettes du soleil couchant.

Les jeunes filles montèrent à bord du dinghy et s a̓ssirentcôte à côte sur le banc de bois. Hamani était vêtue dʼune robeaux couleurs éclatantes, rose et violette. Laura portait une robevert émeraude, beaucoup plus simple que celle de son amie.Hamani avait une fleur dʼhibiscus rouge dans les cheveux, soncou était orné dʼun collier, et elle avait de nombreux bracelets.De petites fleurs blanches étaient tressées dans la chevelure deLaura ; pour tout bijou, elle portait un pendentif.

La silhouette sombre du cotre se découpait gracieusementcontre les dernières lueurs du soleil. Le dinghy se rangea lelong du bateau, et Tekai maintint lʼéchelle de coupée pourfaciliter la montée des deux jeunes filles. Yves Cunninghamapparut et leur tendit la main pour les aider, plus par galanterieque par nécessité, car les deux amies étaient agiles et avaientlʼhabitude de grimper à bord des bateaux.

A la surprise de Laura, l o̓deur appétissante qui s é̓chappaitde la cuisine de la « Princesse des Mers » n é̓tait pas due auxtalents de Tekai. Yves avait préparé le dîner et dressé la tabledans un petit salon.

La jeune fille était déjà montée à bord de nombreux bateaux,depuis des vapeurs à la saleté repoussante, transportant lecoprah, jusquʼà des voiliers amarrés dans la lagune. Mais la« Princesse des Mers » était le premier à bord duquel elle seplaisait vraiment : la vie devait y être merveilleuse, sans con-trainte, à la fois plus civilisée et moins monotone que celle delʼîle. Il devait coûter une fortune, et en devenir le propriétairerelevait du domaine du rêve… Pour Laura, la seule solutionconsistait à faire partie de l é̓quipage.

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Tout en savourant le délicieux dîner, composé dʼune soupede coquillages suivie dʼun coq au vin, Laura pensa que, si Yvesavait été moins doué en cuisine, elle aurait pu lui proposer sesservices et se rendre utile pendant le voyage.

Elle aborda le sujet avec lui après le dîner. Tekai et Hamaniétaient partis s a̓sseoir sur la plage avant du bateau. Laura etson hôte prenaient le café dans le salon.

— Je désire quitter cette île, lui dit-elle. Mais le seul bateauqui fait régulièrement escale ici est une goélette de Papeete,et je ne fais pas confiance au capitaine. Voulez-vous m e̓m-mener ?

— Pourquoi auriez-vous plus confiance en nous ?— Le capitaine de la goélette est un homme très déplaisant.

Aucune jeune fille d i̓ci ne voudrait avoir affaire à lui. Il pourraitmême employer la force pour avoir ce qu i̓l veut. Tekai et vous,c e̓st différent : vous êtes jeunes. Pourquoi essayer d o̓btenirde moi par la force ce que d a̓utres sont prêtes à vous accorderde leur plein gré ?

— Vous ne connaissez pas notre destination, lui fit-ilremarquer.

— Cela m e̓st égal… Pourvu que je sois hors d a̓tteinte desHollis.

— Qui sont-ils ?Elle le lui expliqua et ajouta :— Je ne peux pas vous payer le prix de mon voyage, mais

je peux me rendre utile, j e̓n suis sûre. Je peux faire la lessive,le ménage et la cuisine.

— Et lorsqu i̓l faudra vous débarquer quelque part, qu a̓r-rivera-t-il ? De quoi vivrez-vous ?

— Je ne sais pas, je m a̓rrangerai. J a̓i presque dix-huit anset, avant de venir ici, je suis allée un peu partout avec Jamie.Je pourrai me débrouiller seule.

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— Vraiment ? Je me pose la question… Il serait plus sagede passer un an ou deux chez les Hollis, avant de mettre voscompétences à l é̓preuve, lui répondit-il dʼun ton ironique. Lesindividus peu recommandables sont légion dans les Mers duSud. Une jeune fille comme vous, sans aucune famille, est uneproie bien vulnérable.

— Mais… Je déteste M. et Mme Hollis, protesta-t-elle. Jene pourrais pas vivre avec eux.

— C e̓st une solution provisoire. La plupart d e̓ntre nousdoivent passer par des périodes plus ou moins heureuses avantdʼêtre adultes. En Europe, vous seriez obligée de travailler durpour étudier et passer des examens.

— Oui, mais nous ne sommes pas en Europe. De plus, jesuis déjà adulte. Hamani a le même âge que moi et elle a déjàdeux enfants. Je vous en prie, Yves, emmenez-moi avec vous.Je ne vous dérangerai pas, je vous le promets.

Il ne répondit pas tout de suite, et elle reprit espoir. Mais,au bout dʼun moment, il secoua la tête et dit :

— Je suis désolé, Laura. C e̓st impossible.Son ton était sans appel : il était inutile de discuter davan-

tage. La jeune fille faillit fondre en larmes, mais elle se retintpar fierté et changea de sujet :

— J a̓i vu que votre bateau était enregistré à Suva, dans l̓ îlede Viti Levu. Est-ce votre lieu de résidence habituel ?

— Non. La « Princesse des Mers » a déjà eu deux propriétai-res. La plupart du matériel à bord provient dʼun autre bateau…Connaissez-vous les îles Fidji ?

Il semblait avoir oublié la question de Laura. Peut-êtrenʼhabitait-il nulle part ?

— Non, répondit-elle. Mais j e̓n ai entendu parler : ce sontdes îles magnifiques…

— C e̓st exact. En particulier celles qui sont à l é̓cart descircuits touristiques. Mais j a̓i bien peur que, d i̓ci à l a̓n 2000,

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avec la hausse des salaires et la baisse des tarifs aériens, lesMers du Sud ne subissent le même sort que la Méditerranéeou la Mer des Caraïbes.

— Que s e̓st-il passé ?Il haussa légèrement les épaules et fit dʼun ton sardo-

nique :— Les déchets industriels empoisonnent les eaux. Dans cer-

taines baies de la Méditerranée, le vent amène des centaines debouteilles et d e̓mballages en plastique : ils sont pratiquementindestructibles, et il faut du courage pour se baigner là-bas.

— C e̓st horrible ! Ne peut-on rien faire ?— Il faut éduquer les gens. Les gouvernements doivent prendre

des sanctions contre la pollution industrielle. Autrement, tousles océans seront bientôt transformés en égouts.

Il eut un sourire d e̓xcuse et poursuivit :— Je suis désolé. Cʼest mon idée fixe, et je dois vous

ennuyer.Son regard la parcourut lentement :— Ainsi, vous avez presque dix-huit ans, Laura. Dans

combien de temps les aurez-vous ?— Mon anniversaire est en octobre.Le murmure de voix qui leur parvenait de la plage avant

se tut. On entendit le rire de Hamani, puis ce fut le silence :Tekai et la jeune fille devaient s e̓mbrasser.

Jetant un coup dʼœil à Yves, Laura vit qu i̓l avait lui aussicompris ce qui se passait non loin d e̓ux.

— Hum… murmura-t-il, se demandant s i̓l n a̓llait pas suivrel e̓xemple de Tekai.

Plus tard, repensant à cette soirée, Laura fut persuadée dʼunfait : si elle lui avait fait la plus légère avance, il l a̓urait prisedans ses bras. Mais elle n e̓n avait aucune envie, ne sachantpas jusquʼà quel point il pourrait aller. Cette nuit-là aurait pu

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finir comme pour Tekai et Hamani. Laura ne connaissait passuffisamment cet homme pour désirer cela.

Par conséquent, elle désigna la bibliothèque du salon etdit :

— Si vous restez quelques jours, puis-je emprunter un devos livres ?

— Je vous en prie. Vous pouvez même les garder. Dixminutes plus tard, Hamani et son compagnon revinrent verseux. Tekai annonça :

— Je vais reconduire Hamani à terre.Yves lui répondit :— Il est temps pour Laura d a̓ller dormir, et je dois remplir

le journal de bord. Veux-tu ramener Laura ?Ils se souhaitèrent une bonne nuit. Yves avait sûrement

lu dans ses pensées, un instant auparavant, songea Laura. Ildevait rire de son puritanisme et de sa timidité, comparés à lahardiesse de Hamani.

Comme elle sʼy attendait, Tekai tira le dinghy sur la plage.Laura se dirigea vers la maison, tandis que les deux silhouettesenlacées de Hamani et de Tekai s é̓loignaient dans une autredirection.

Laura devinait ce qui allait se passer. Quelque part, loin duvillage, là où les palmiers projetaient leur ombre gracieuse surle sable fin, encore chaud, deux silhouettes allaient se réuniret se confondre. Plus tard, après la saison des ouragans, naî-trait peut-être un souvenir vivant des amours de Tekai et deHamani.

Laura n a̓vait jamais vécu elle-même ce genre d e̓xpérience.Cela était dû à diverses raisons. Jamie ne lui avait pas dit com-ment elle devait se comporter, mais il avait souvent discutéavec elle des règles de conduite, en toute franchise. Dans lʼîle,les jeunes filles commençaient très tôt à avoir des enfants,sans être mariées ; la cérémonie, si elle était parfois célébrée,

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suivait fréquemment plusieurs naissances et plusieurs essaisde vie commune avec différents partenaires.

Livrés à eux-mêmes, les indigènes ne faisaient aucune dis-tinction entre les enfants légitimes et les enfants naturels. Detelles idées étaient introduites par des gens comme les Hollis.Mais il se trouvait toujours quelquʼun pour adopter le bébé dʼunefille de lʼîle ; le cas de Laura, disait Jamie, était différent.

— Cʼest à toi de décider. Mais tu ne devrais pas avoird e̓nfants tout de suite, ce serait plus sage. Autrement tu serasliée à cette île jusquʼà la fin de tes jours, car tu ne feras pascomme les autres, tu ne prendras pas ces maternités à la légère,je suppose.

Physiquement, Laura s é̓tait éveillée plus tard que les jeunesPolynésiennes. De plus, les garçons qu e̓lle préférait ne sem-blaient pas la remarquer. En conséquence, la jeune fille avaitsuivi la suggestion de Jamie.

Il y avait une autre raison : Laura avait lu un grand nombrede livres appartenant à son père adoptif. En particulier, ceuxdu poète et romancier écossais Sir Walter Scott. D a̓près sonœuvre, Laura concevait l a̓mour comme un sentiment éternel,unissant l e̓ntente spirituelle à lʼharmonie physique. Elle avaitlu et relu « Marmion », le poème épique de Scott, où un jeunehomme courageux sauve sa dame dʼun mariage forcé. Laurarêvait dʼun vaillant chevalier qui viendrait la chercher, toutcomme Lochinvar était venu chercher Ellen :

« Fidèle en amour, indomptable au combat,Jamais chevalier n é̓gala le jeune Lochinvar. »

Debout derrière la fenêtre de sa maison, elle regardait leshublots éclairés du cotre : Yves était-il celui qu e̓lle attendait ?Mais, dans ce cas, il n a̓urait pas refusé de l e̓mmener…

Peut-être aurait-elle dû se laisser embrasser, et même plus ?Il aurait accepté sa présence à bord, après cela. Mais Laura

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répugnait à ce procédé. De plus, était-elle au moins sûre quʼYvesne l̓ oublierait pas, après avoir passé une nuit dans ses bras, qu i̓lne reprendrait pas la mer comme s i̓l n é̓tait rien arrivé ?

Cʼétait un homme libre, sans attache. Il était sans cesseà la recherche de nouveaux points de chute, sans jamais sefixer nulle part. Lui et Tekai s e̓ntendaient bien, car ils étaienttous deux aussi indépendants. Il ne désirait pas s e̓mbarrasserdʼune femme.

Le lendemain, elle demanda à Hamani :— Nʼas-tu rien appris sur eux ? Où ils vont et dʼoù ils

viennent ?— Non, répondit son amie en secouant la tête. Mais j a̓ime

beaucoup Tekai. Il est très fort, mais très gentil aussi. S i̓l mele demandait, je partirais avec lui, mais il ne le fera pas.

Laura lui fit part du refus dʼYves de la prendre à bord.— Peut-être voulait-il que tu restes avec lui hier soir ?

Pourquoi ne l a̓s-tu pas fait ? Il ne te plaît pas ? Je le trouvetrès beau, et vous êtes du même pays…

— Bien sûr, Hamani. Mais, en Europe, on ne se comportepas comme ici ; on attend de se connaître un peu plus.

— Je ne comprends pas. Quel mal y a-t-il à être heureux età rendre quelquʼun heureux ? C e̓st de la bêtise, « Princessedes Mers ».

— Peut-être, mais tu sais, je pourrais avoir un enfant. Si jeveux quitter lʼîle, il me posera des problèmes.

— Oui, tu as raison, reconnut Hamani.Elle réfléchit quelques instants, et son visage sʼéclaira

soudain :— Il reste une solution, « Princesse des Mers ». Tu nʼy as

pas pensé, et j e̓n suis surprise.— Laquelle ? demanda Laura, éberluée.

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— Quand tu connaîtras la date de leur départ, tu te cacherasà bord. Tu sortiras lorsque le bateau sera très loin. Ainsi, ilsne pourront pas revenir…

— Oh ! Je ne pourrais jamais ! s é̓cria Laura.— Pourquoi pas ? Ils ne te battront pas ! Pas Tekai, du moins.

Quant à son ami, je ne sais pas. Il te punira peut-être, mais paspar la force. Ce ne doit pas être son genre…

Toute la journée, Laura pesa le pour et le contre. Si elle secachait une douzaine dʼheures à bord de la « Princesse desMers », ils se seraient éloignés dʼune centaine de kilomètreset ne pourraient pas revenir en arrière, à moins de perdrevingt-quatre heures…

Yves semblait avoir bon caractère. Il paraissait tolérant, maisil pouvait être dangereux si on le contrariait. Son agressivitélatente était inscrite sur son visage au menton carré.

L̓ idée de provoquer sa colère répugnait à Laura, mais ellen a̓vait pas le choix. Il pouvait s é̓couler très longtemps avantquʼun autre bateau abordât lʼîle.

La nuit précédente, Yves ne lui avait pas fait visiter tout lecotre, mais il existait sûrement des cachettes où elle pourraitrester, sans crainte dʼêtre découverte trop tôt. Le mieux étaitde se glisser dans les soutes situées sous le cockpit.

On y accédait en soulevant le dessus des banquettes. Il yavait probablement du matériel rangé dans ces coffres, maisil y avait de la place, sans aucun doute. La perspective dʼêtreenfermée à l̓ étroit pendant douze heures n a̓vait rien de réjouis-sant, mais ce n é̓tait pas grave, comparé à ce qui l a̓ttendait sielle allait vivre avec les Hollis.

Ce soir-là, le chef de lʼîle invita les deux hommes à unfestin. Tous les indigènes y assistaient. A la fin, les hommeset les femmes étaient dans un état d é̓briété qui eût horrifiéles Hollis.

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Yves, sans refuser un seul verre, semblait pourtant garderles idées claires, pensa Laura. Plusieurs fois, au cours de lasoirée, des jeunes filles de lʼîle avaient posé sur lui des regardstrès tendres. Laura s a̓ttendait à ce qu i̓l fît son choix parmitoutes celles qui s o̓ffraient à partager avec lui les quelquesheures à venir.

Aussi fut-elle surprise lorsqu i̓l se dirigea vers elle :— Je vais me dégourdir les jambes. Voulez-vous venir

avec moi ?Etait-ce une simple invitation à une promenade, où sous-

entendait-il autre chose ?Soudain audacieuse, elle acquiesça et se leva. Laura était

consciente des sourires entendus échangés par ses amis.Incontestablement, elle marquait un point sur les autres jeu-nes filles.

De toute évidence, Yves lʼavait également remarqué. Ildemanda :

— Un de vos petits amis désapprouverait-il notre prome-nade ?

Elle aurait dû répondre qu e̓lle n e̓n avait pas ; au lieu dequoi, elle haussa les épaules et dit :

— Je ne vois pas pourquoi. Lorsquʼune aventure est terminée,on est libre de recommencer autre chose.

Il lui jeta un regard de biais :— Donc, vous n a̓vez personne en ce moment ?— Si c é̓tait le cas, je ne désirerais pas m e̓n aller de cette

île.Il ne fit aucun commentaire. Leurs deux ombres se proje-

taient sur le sable ; celle de Laura arrivait à peine à l é̓paulede son compagnon.

Yves s a̓rrêta soudain et dit :— J a̓i remarqué que les enfants d i̓ci avaient les dents en

mauvais état, c e̓st sûrement à cause du sucre.

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— Oui, c e̓st vrai. Jamie m a̓ toujours interdit d e̓n mangertrop. Les gens de lʼîle souffrent plus de caries ou d a̓bcès qued a̓ppendicites.

Laura avait enchaîné sur ce sujet pour tenter d e̓ffacer sesremarques précédentes, mais l e̓ffet contraire se produisit.

Il se tourna vers elle. La jeune fille avait essayé de nier l a̓t-mosphère romantique qui émanait du paysage, et cela amusaitYves. Autour d e̓ux, le clair de lune se reflétait dans l e̓au, lesvagues léchaient le sable fin, et les palmiers dressaient leurssilhouettes noires vers le ciel. Il dit dʼune voix douce :

— Effectivement, vous avez des dents magnifiques… Etune très jolie bouche…

Il voulait l e̓mbrasser. Elle le savait, et son cœur battait lachamade.

Durant le dîner, quelquʼun avait glissé une fleur dans lescheveux dʼYves, et les pétales fragiles soulignaient l̓ arrogantevirilité de son visage. Elle le vit se pencher vers elle et fermales yeux. Il lui entoura la taille de ses bras musclés, et ses lèvreschaudes se posèrent sur les siennes.

Mais, sans même lui laisser le temps de maîtriser sa nervosité,il se détacha d e̓lle. Il la tint devant lui, le regard moqueur :

— Eh bien, cela confirme mon impression, fit-il dʼun tonironique. Je suis plus que jamais décidé à ne pas vous emmener.Comment diable votre père adoptif a-t-il réussi à vous garderaussi innocente ?

Laura, submergée par le désir dʼun autre baiser, ne répon-dit pas. Elle était décidée à présent : elle embarquerait sur la« Princesse des Mers » comme passager clandestin. Il lui seraitdifficile de se glisser à bord sans être remarquée, mais elle leferait au moment où les deux hommes prendraient congé duchef de lʼîle.

** *

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Comme elle l̓ avait pensé, le temps durant lequel elle resta cachée lui sembla deux fois plus long qu i̓l ne l̓ était. Sans lampe de poche, elle ne pouvait même pas lire. Elle devait se contenter d é̓couter les deux hommes s a̓ctiver au-dessus d e̓lle.

La « Princesse des Mers » franchit la passe entre les récifs decorail qui fermaient la lagune, et le bruit du moteur couvrit laconversation échangée entre Tekai et Yves. Une fois les rochersdépassés, ils hissèrent la voile. Seul, le sifflement de l̓ eau contrela coque subsista, et Laura put en entendre davantage.

Ils n é̓taient pas très bavards. La jeune fille percevait le bruitsourd des pieds nus sur le pont, le grincement du gouvernailet, de temps à autre, le cliquetis des treuils.

Le bateau se balançait sur les vagues, mais Laura, qui avaitle pied marin, ne souffrit pas du mal de mer. Heureusement :dans le cas contraire, elle aurait dû sortir de sa cachette.

La houle diminua peu à peu. Bientôt, le bateau sembla glissersur l e̓au. Laura entendait siffloter lʼun des deux hommes. Plustard, une odeur appétissante s i̓nfiltra jusquʼà sa cachette, etelle se rendit compte à quel point elle était affamée.

Ils prirent leur repas dans le cockpit. La jeune fille entendaitle bruit des couteaux et des fourchettes au-dessus de sa tête.Elle aurait tellement voulu être avec eux, partager leur déjeuner,à l a̓ir libre et au soleil… Brusquement, sa situation lui parutencore plus irrespirable.

Pendant quelques minutes, les deux hommes parlèrent detout et de rien. Soudain, Laura dressa l o̓reille au moment oùTekai disait :

— Si Lady Mary était encore de ce monde, elle se seraitoccupée de cette jeune fille, Yves.

— Peut-être.— Tu aurais dû l e̓mmener. Elle ne nous aurait pas gênés.— Tu crois ? répondit Yves dʼun ton sardonique. Cʼest

exactement comme lorsquʼon adopte un petit chat : tout va

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très bien jusqu a̓u moment où l o̓n veut partir. Il faut trouverquelquʼun pour le garder, le nourrir… Voilà ce qui se seraitpassé avec cette fille. On ne peut pas débarquer n i̓mporte oùune gamine de cet âge et la laisser se débrouiller. Je me seraissenti responsable. Elle aurait été un peu plus délurée, commeton amie Hamani, je l̓ aurais accueillie à bord avec plaisir. Maisje ne suis pas du genre à secourir les jouvencelles en péril…Et cette fille était plus innocente quʼun nouveau-né. Elle seramieux chez les missionnaires…

— Tu es dur, Yves. J a̓urais bien voulu l e̓mmener.— Bien sûr, tu es prêt à te laisser apitoyer. J a̓ime que les

femmes restent à leur place, c e̓st-à-dire au lit. Partout ailleurs,elles sont sources d e̓nnuis.

Le Polynésien rit, et, au-dessous d e̓ux, Laura sentit montersa colère. L̓ arrogance de la dernière remarque dʼYves étaitinsupportable : la jeune fille aurait voulu lui faire rentrer sesparoles dans la gorge.

La nuit fut longue et inconfortable. Laura avait espéré qu i̓lsbrancheraient le pilotage automatique et iraient se coucherensuite, mais, apparemment, ils avaient l i̓ntention de veillertoute la nuit. Yves prit le premier quart, à dix heures. Lauradormit presque tout le temps et se réveilla vers deux heures, aumoment où Tekai venait relever son compagnon. Ils bavardèrentcinq ou dix minutes autour dʼune tasse de café. Ensuite Yvesdescendit à sa cabine.

Laura avait prévu de rester aussi longtemps que possible dansson coffre, pour diminuer ses chances de voir Yves la ramenerà lʼîle. Cependant, à présent qu e̓lle connaissait la position deTekai à son égard, elle décida de sortir dès quʼYves auraitsombré dans le sommeil. Elle pourrait demander à l i̓ndigènede l a̓ider à trouver à bord une cachette plus confortable. Dèsqu i̓ls feraient escale quelque part, Laura se glisserait à terre,sans quʼYves se soit jamais douté de sa présence.

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Au bout dʼune demi-heure environ, Tekai s̓ absenta un instant.Lorsqu i̓l revint, il trouva la jeune fille dans le cockpit. Elleétirait ses membres endoloris et respirait de grandes boufféesd a̓ir pur. Voyant le Polynésien, elle posa un doigt sur ses lèvrespour lui recommander le silence.

— Où diable étiez-vous cachée ? lui demanda-t-il.— Là-dedans, fit-elle en désignant le coffre. Je vous en

prie, Tekai, ne soyez pas fâché. Je devais le faire, je devaism é̓chapper de cette île.

— Je ne suis pas fâché, lui répondit le Polynésien. MaisYves le sera certainement. Vous aurez de la chance si vouspouvez encore vous asseoir après la correction qu i̓l va vousadministrer…

— Est-il obligé de connaître ma présence à bord ? Je pourraisme cacher dans votre cabine. Lorsque nous aborderons quelquepart, j i̓rai à terre et je travaillerai…

Comme l a̓utre secouait la tête, elle insista :— Pourquoi, Tekai ? La « Princesse des Mers » vous appar-

tient autant quʼà Yves, n e̓st-ce pas ? Vous vouliez que je vienne,je vous l a̓i entendu dire.

— Oui, la « Princesse des Mers » nous appartient à tousles deux. Lady Mary en était la propriétaire et elle nous l a̓légué.

— Qui était Lady Mary ?L̓ indigène eut un sourire, et ses dents étincelèrent sous le

clair de lune.— Elle était la seule femme à pouvoir se faire obéir

dʼYves…A l é̓vocation de ce souvenir, il rit tout bas. Puis, fronçant

les sourcils, il ajouta :— Quelque chose en vous me la rappelle. Peut-être est-ce

pour cette raison qu i̓l ne vous veut pas ici ? Il ne s e̓st pas

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encore remis de la manière dont elle est morte… Et il ne s e̓nremettra jamais, je le sens.

— Comment est-elle morte ?— Elle s e̓st noyée.Laura sentit que cette tragédie avait profondément affecté

Tekai. Elle murmura gentiment :— Je suis désolée.Il contemplait la surface miroitante de l o̓céan.— Peut-être était-ce la meilleure solution…Il parlait pour lui-même, et Laura se demanda si ce décès

ne résultait pas dʼun suicide, et non dʼun accident. Avait-ellevoulu fuir une situation impossible ?

Tekai haussa les épaules et regarda la mince silhouettedebout près de lui.

— Non, je ne peux pas tromper la confiance dʼYves, dit-ildʼune voix ferme. Nous avons été élevés comme deux frères,petite Laura. Jamais nous ne nous disons de mensonges. Maisje vous soutiendrai contre lui. A nous deux, peut-être arrive-rons-nous à le faire changer d a̓vis. Maintenant, je vais vousdonner à manger, vous devez avoir faim.

— Oh, oui ! s é̓cria-t-elle.Puis elle demanda :— Ne risquons-nous pas de réveiller Yves en parlant ?— Oh, non. S i̓l naviguait seul, le moindre changement de

vent suffirait à le tirer du sommeil, mais nous n a̓vons rien àcraindre. Le fait dʼhabiter en France nʼy a rien fait. Il n e̓st pascomme la plupart des touristes européens qui prennent des pilulespour dormir… Descendez à présent, allez vous rafraîchir. Jevais vous faire du thé et vous préparer à manger.

De sa vie, Laura n a̓vait pris de repas aussi délicieux. Tekaila conduisit ensuite vers une cabine qui restait libre.

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— Je préparerai un bon petit déjeuner pour Yves. Il seramieux disposé après avoir mangé des œufs au bacon. Je luidirai que nous avons un passager clandestin.

— Ne pensez-vous pas qu i̓l va me ramener à lʼîle ?— Je l i̓gnore. Mais, s i̓l prend une telle décision, vous ne

pourrez rien y faire, même si je vous soutiens. Le bateau est ànous deux, mais à bord, c e̓st lui le capitaine.

Laura était épuisée, mais elle chercha longtemps le sommeil.Allongée sur sa couchette, bercée par le roulis, elle se remé-mora son enfance. Quelle folie Jamie avait faite en vendant lagoélette ! Où serait Laura, à présent ? Impossible de le savoir,mais, du moins, elle serait son propre maître. Elle n a̓urait pasà se ronger d a̓nxiété en attendant la décision de lʼhomme qui,à quelques pas d e̓lle, dormait, inconscient de sa présence.

Serait-il furieux ? Un frisson la parcourut. Elle ne l a̓vaitjamais vu que de bonne humeur, mais elle n é̓tait pas à sonaise : mieux aurait valu, se dit-elle, affronter une tempête plutôtquʼYves Cunningham hors de lui…

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