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La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIème à nos jours Séquence 2 « Des cannibales » Michel de Montaigne Essais (livre I, chapitre 31) 1595 édition Folioplus classiques Problématique Comment Montaigne déconstruit-il les préjugés sur « le Sauvage » ? Lectures analytiques (exposé) Lectures cursives (entretien) Textes Texte 1 « Or je trouve... »p19 « dedit » Texte 2 p.22 « Ils ont leurs guerre... » à p25 « ..en toute sorte de barbarie » Texte 3 p31 « Trois d'entre eux »... à la fin Littérature et culture de l'antiquité : le mythe de l'âge d'Or Les Métamorphoses - Ovide Découvrir Montaigne Essais I – chapitre L « De Democritus et Heraclitus » Essais I–chapitre XVI « De l'institution des enfants » « Le Cannibale » Nus, féroces et antropophages – Hans Staden 1557 Groupement de textes : le « Tahitien » Voyage autour du monde L. A de Bougainville (1771) Supplément au voyage de Bougainville Denis Diderot (1772) Touriste Julien Blanc-Gras (2011) Lecture cursive intégrale au choix dans cette liste Fiction : argumentation indirecte Daeninckx D. Cannibale (1998) Diderot D. Supplément au voyage de Bougainville (1772) Montesquieu Lettres persanes (1721) Tournier M. Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967) Récits de voyage Barley N. L'anthropologie n'est pas un sport dangereux (2001) Blanc-Gras J. Touriste (2011) Bouvier N. Chronique Japonaise (1989) La Condamine C.M Voyage sur l'Amazone (1745) Michaux H. Un Barbare en Asie (1933) Léry, Histoire d’un Voyage fait en la terre du Brésil (chapitres VIII, XIV et XV) (1578) Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (« Bororo », « Nambikwara », « Tupi-Kawahib ») (1958) Troost M. La vie sexuelle des cannibales (2012) Staden Nus, féroces et anthropophages (1557) Histoire des arts extrait du téléfilm La controverse de Valladolid réalisé par Jean-Daniel Verhaeghe (1992) Fatata te miti Paul Gauguin (1892) repas cannibale, Grands Voyages Théodore de Bry (1592) Synthèses et pistes de réflexion découvrir Montaigne : le style de l'essai le mythe du bon sauvage représentations du « cannibale » au XVI°s Activités communes ou personnelles Dans le journal de lecture, à partir de la lecture cursive intégrale choisie Vous êtes journaliste et vous rencontrez l'auteur/le narrateur/le personnage principal du récit. Vous l'interrogez sur les rencontres faites avec « ces Autres ». Quelques élèves rédigent des fiches de révisions collectives pour le blog de la classe : l'humanisme, Montaigne

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La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVIème à nos jours

Séquence 2 « Des cannibales » Michel de Montaigne

Essais (livre I, chapitre 31) 1595édition Folioplus classiques

Problématique Comment Montaigne déconstruit-il les préjugés sur « le

Sauvage » ?

Lectures analytiques (exposé) Lectures cursives (entretien)

Textes

Texte 1 « Or je trouve... »p19« dedit »

Texte 2 p.22 « Ils ont leursguerre... » à p25 « ..en toute sortede barbarie »

Texte 3 p31 « Trois d'entre eux »...à la fin

Littérature et culture de l'antiquité : le mythe de l'âge d'OrLes Métamorphoses - Ovide

Découvrir Montaigne

Essais I – chapitre L « De Democritus et Heraclitus »Essais I–chapitre XVI « De l'institution des enfants »

« Le Cannibale » Nus, féroces et antropophages – Hans Staden 1557

Groupement de textes : le « Tahitien »

Voyage autour du monde L. A de Bougainville (1771)Supplément au voyage de Bougainville Denis Diderot (1772)Touriste Julien Blanc-Gras (2011)

Lecture cursive intégrale au choix dans cette liste

Fiction : argumentation indirecte

Daeninckx D. Cannibale (1998)Diderot D. Supplément au voyage de Bougainville (1772)Montesquieu Lettres persanes (1721) Tournier M. Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967)

Récits de voyage

Barley N. L'anthropologie n'est pas un sport dangereux (2001)

Blanc-Gras J. Touriste (2011)Bouvier N. Chronique Japonaise (1989) La Condamine C.M Voyage sur l'Amazone (1745)Michaux H. Un Barbare en Asie (1933)Léry, Histoire d’un Voyage fait en la terre du Brésil (chapitresVIII, XIV et XV) (1578)Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (« Bororo », « Nambikwara »,« Tupi-Kawahib ») (1958)Troost M. La vie sexuelle des cannibales (2012)Staden Nus, féroces et anthropophages (1557)

Histoire des

arts

• extrait du téléfilm La controverse de Valladolid réalisé par Jean-Daniel Verhaeghe(1992)

• Fatata te miti Paul Gauguin (1892)

• repas cannibale, Grands Voyages Théodore de Bry (1592)

Synthèses et

pistes de

réflexion

• découvrir Montaigne : le style de l'essai

• le mythe du bon sauvage

• représentations du « cannibale » au XVI°s

Activités

communes

ou

personnelles

Dans le journal de lecture, à partir de la lecture cursive intégrale choisie

Vous êtes journaliste et vous rencontrez l'auteur/le narrateur/le personnage principal durécit. Vous l'interrogez sur les rencontres faites avec « ces Autres ».

Quelques élèves rédigent des fiches de révisions collectives pour le blog de la classe :l'humanisme, Montaigne

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Texte 1 « Des Cannibales », Les Essais, Montaigne 1595, Folioplus, p. 16-19

Or, je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à cequ’on m’en a rapporté ; sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. Comme de vrai ilsemble que nous n’avons autre mire1 de la vérité, et de la raison, que l’exemple et idée des opinions etusances2 du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police3, parfait et accompliusage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature de soiet de son progrès4 ordinaire a produits : là où à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notreartifice, et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont viveset vigoureuses, les vraies, et plus utiles et naturelles, vertus et propriétés ; lesquelles nous avons abâtardiesen ceux-ci, et les accommodant au plaisir de nôtre goût corrompu. Et si pourtant5 la saveur même etdélicatesse se trouvent, à notre goût même, excellentes à l’envi des nôtres6 en divers fruits de ces contrées-là, sans culture, ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mèrenature. Nous avons tant rechargé7 la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nousl’avons du tout étouffée. Si est-ce que8 partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nosvaines et frivoles entreprises.

Et veniunt ederae sponte sua melius,

Surgit et in solis formosior arbutus antris,

Et volucres nulla dulcius arte canunt. 9

Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter 10 le nid du moindre oiselet, sa contexture, sabeauté et l’utilité de son usage : non pas 11 la tissure de la chétive araignée. Toutes choses, dit Platon, sontproduites par la nature, ou par la fortune, ou par l’art. Les plus grandes et plus belles par l’une ou l’autre desdeux premières ; les moindres et imparfaites par la dernière. Ces nations me semblent donc ainsi barbares,pour avoir reçu fort peu de façon de l’esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïveté originelle.Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres ; mais c’est en telle pureté,qu’il me prend quelque fois déplaisir de quoi 13 la connaissance n’en soit venue plus tôt, du temps qu’il yavait des hommes qui en eussent su mieux juger que nous. Il me déplaît que Lycurgue et Platon ne l’aienteue : car il me semble que ce que nous voyons par expérience en ces nations-là, surpasse non seulementtoutes les peintures de quoi 14 la poésie a embellie l'âge doré, et toutes ses inventions à feindre 15 uneheureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le désir même de la philosophie. Ils n’ont puimaginer une naïveté si pure et simple, comme nous la voyons par expérience, ni n’ont pu croire que notresociété se pût maintenir avec si peu d’artifice et de soudure 16 humaine. C’est une nation, dirais-je à Platon,en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic ; nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres ; nulnom de magistrat, ni de supériorité politique ; nul usage de service17, de richesse ou de pauvreté ; nulscontrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations qu’oisives ; nul respect de parenté, quecommun 18 ; nuls vêtements ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé. Les paroles mêmesqui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction19, le pardon, [sont]inouïes.

1 mire : critère 2 usances : usages 3 police : le parfait gouvernement 4 progrès : processus 5 et si pourtant : et par conséquent si 6 à l'envi des nôtres : rivalisant avec les nôtres 7 rechargé : surchargé 8 si est-ce que : toujours est-il que9 « Le lierre vient mieux de lui-même dans les grottessolitaires; l'arbousier croît plus beau et les oiseaux ont unchant plus mélodieux sans travail » (Properce)

10 représenter : reproduire 11 non pas : pas plus que 12 de quoi : de ce que 13 de quoi : de ce que 14 de quoi : dont 15 feindre imaginer 16 soudure : solidarité 17 service serfs (des esclaves)18 commun : sinon le respect mutuel19 la détraction : la médisance

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Texte 2 « Des Cannibales », Les Essais, Montaigne 1595, Folioplus, p. 22-25

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Ils ont leurs guerres contre les nations qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme,auxquelles ils vont tous nus, n’ayant autres armes que des arcs ou des épées de bois, appointées par un bout,à la mode des langues1 de nos épieux. C’est chose émerveillable que de la fermeté de leurs combats, qui nefinissent jamais que par meurtre et effusion de sang : car, de routes2 et d’effroi, ils ne savent [ce] que c’est.Chacun rapporte pour son trophée la tête de l’ennemi qu’il a tué, et l’attache à l’entrée de son logis. Aprèsavoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodités dont ils se peuvent aviser, celui quien est le maître, fait une grande assemblée de ses connaissants. Il attache une corde à l’un des bras duprisonnier, par le bout de laquelle il le tient, éloigné de quelques pas, de peur d’en être offensé3, et donne auplus cher de ses amis l’autre bras à tenir de même ; et eux deux en présence de toute l’assembléel’assomment à coups d’épée. Cela fait, ils le rôtissent, et en mangent en commun, et en envoient des lopins àceux de leurs amis qui sont absents. Ce n’est pas, comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaientanciennement les Scythes4, c’est pour représenter une extrême vengeance. Et qu’il soit ainsi5, ayant aperçuque les Portugais, qui s’étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d’une autre sorte de mort contre eux, quandils les prenaient – qui était de les enterrer jusqu'à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups detrait6, et les pendre après – ils pensèrent que ces gens ici de l’autre monde7 (comme ceux qui avaient semé laconnaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu’euxen toute sorte de malice) ne prenaient pas sans occasion8 cette sorte de vengeance, et qu’elle devait être plusaigre que la leur, dont ils 9 commencèrent de quitter leur façon ancienne pour suivre celle-ci. Je ne suis pasmarri 10 que nous remarquions l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais oui bien de quoijugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveuglés aux nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à mangerun homme vivant, qu’à le manger mort, à déchirer, par tourments et par géhennes11 , un corps encore pleinde sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux 12 chiens, et aux pourceaux (commenous l’avons non seulement lu, mais vu de fraiche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre desvoisins et concitoyens et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion) que de le rôtir et manger aprèsqu’il est trépassé. Chrysippe et Zénon, chefs de la secte stoïque, ont bien pensé qu’il n’y avait aucun mal de seservir de notre charogne, à quoi que ce fût, pour notre besoin, et d’en tirer de la nourriture : comme nosancêtres, étant assiégés par César en la ville d'Alésia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par lescorps des vieillards, des femmes, et autres personnes inutiles au combat.

Vascones (fama est) alimentis talibus usi

Produxere animas. 13

Et les médecins ne craignent pas de s’en servir à toute sorte d’usage, pour notre santé ; soit pour l’appliquerau-dedans ou au-dehors. Mais il ne se trouva jamais aucune opinion si déréglée qui excusât la trahison, ladéloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires. Nous les pouvons donc bien appelerbarbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte debarbarie.

1. langue : des embouts ferrés2. de routes : déroutes3. offensé : blessé4. Peuple antique d'origine iranienne5. et qu'il en soit ainsi : et pour preuvequ'il en est ainsi6. trait : flèches7. l'Europe (vu du Brésil)

8. occasion : raison 9. ils : si bien qu'ils10. marri : affligé, contrarié11. géhennes : tortures12. meurtrir aux : tuer par les13. “ Les Gascons, dit-on, s’étant servis de tels aliments, prolongèrent leur vie. » proposattribué à Juvénal, poète satirique latin du 1er siècle après J.-C.

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Texte 3 « Des Cannibales », Les Essais, Montaigne 1595, Folioplus, p. 31-32

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Trois d’entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos et à leur bonheur la connaissance descorruptions de deçà, et que de ce commerce naitra leur ruine, comme je présuppose qu’elle soit déjàavancée (bien misérables de s’être laissés piper au désir de la nouvelleté, et [d’]avoir quitté la douceur deleur ciel, pour venir voir le nôtre) furent à Rouen, du temps que le feu Roi Charles neuvième y était. Le roiparla à eux longtemps, on leur fit voir notre façon, notre pompe, la forme d’une belle ville : après cela,quelqu’un en demanda leur avis, et voulut savoir d’eux ce qu’ils y avoient trouvé de plus admirable. Ilsrépondirent trois choses, dont j’ai perdu la troisième, et en suis bien marri ; mais j’en ai encore deux enmémoire. Ils dirent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes portantbarbe, forts et armés, qui étaient autour du roi (il est vraisemblable qu’ils parlaient des Suisses de sa garde)se soumissent à obéir à un enfant, et qu’on ne choisissait plutôt quelqu’un d’entre eux pour commander.Secondement (ils ont une façon de leur langage telle qu’ils nomment les hommes « moitié » les uns desautres) qu’ils avaient aperçu qu’il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes decommodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; ettrouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu’ils neprissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons. Je parlai à l’un d’eux fort longtemps ; maisj’avais un truchement1 qui me suivait si mal, et qui était si empêché à recevoir mes imaginations par sabêtise, que je n’en pus tirer rien qui vaille. Sur ce que je lui demandais quel fruit il recevait de la supérioritéqu’il avait parmi les siens (car c’était un capitaine, et nos matelots le nommaient roi), il me dit que c’étaitmarcher le premier à la guerre. De combien d’hommes il était suivi ; il me montra un espace de lieu, poursignifier que c’était autant qu’il en pourrait2 en un tel espace, ce pouvait être quatre ou cinq mille hommes.Si, hors la guerre, toute son autorité était expirée ; il dit qu’il lui en restait cela, que quand il visitait lesvillages qui dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de leurs bois, par où il pûtpasser bien à l’aise. Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi ? ils ne portent point de haut de chausses. 3

1. commerce : échanges entre les indigènes et la France

2. piper : tromper3. la pompe : cérémonial somptueux4. marri : contrarié, fâché5. un truchement : un traducteur

6. imagination : croyance, opinion7. il en pourrait : qu'il pourrait en tenir8.haut de chausses : partie de l'habillement masculin allant dela ceinture aux genoux.

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L'essai, d'après Montaigne

Au début de ce chapitre, Montaigne explique le sens du mot « essai ».

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Le jugement est un outil à tous sujets, et se mêle partout. A cette cause, aux essais que j’en fais là, j’yemploie toute sorte d’occasion. Si c’est un sujet que je n’entende point, à cela même je l’essaie,sondant le gué de bien loin ; et puis, le trouvant trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive ; etcette reconnaissance de ne pouvoir passer outre, c’est un trait de son effet, voire de ceux de quoi il sevante le plus. Tantôt, à un sujet vain et de néant1, j’essaie voir s’il trouvera de quoi lui donner corps etde quoi l’appuyer et étançonner2. Tantôt, je le promène à un sujet noble et tracassé3, auquel il n’a rienà trouver de soi, le chemin en étant si frayé qu’il ne peut marcher que sur la piste d’autrui. Là, il fait sonjeu à élire la route qui lui semble la meilleure, et, de mille sentiers, il dit que celui-ci ou celui-là, a été lemieux choisi. Je prends de la fortune4 le premier argument. Ils me sont également bons. Et nedesseigne5 jamais de les produire entiers. Car je ne vois le tout de rien. Ne font pas6, ceux quipromettent de nous le faire voir. De cent membres et visages, qu’a chaque chose, j’en prends un tantôtà lécher seulement, tantôt à effleurer, et parfois à pincer jusqu’à l’os. J’y donne une pointe, non pas leplus largement, mais le plus profondément que je sais. Et aime plus souvent à les saisir par quelquelustre7 inusité. Je me hasarderais de traiter à fond quelque matière, si je me connaissais moins. Semantici un mot, ici un autre, échantillons dépris8 de leur pièce, écartés sans dessein et sans promesse, je nesuis pas tenu d’en faire bon9, ni de m’y tenir moi-même, sans varier quand il me plaît ; et me rendre audoute et incertitude, et à ma maîtresse forme10, qu’est l’ignorance.

Essais I – chapitre L « De Democritus et Heraclitus » Folio classique p525-526

1.Un sujet vain et de néant : un sujet inconsistant, sans valeur2 étançonner : étayer, développer3. tracassé : rebattu4. fortune : du hasard 5. desseigne : je ne forme jamais le dessein, le projet

6. ne font pas : n'y parviennent pas7. lustre : éclairage8. dépris : détaché9. d’en faire bon : d'en tirer une conclusion10. ma maîtresse forme : mon principal caractère

L'éducation de Montaigne

Dans ce chapitre consacré à l'éducation, Montaigne décrit l'éducation qu'il a reçue.

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[...] en nourrice et avant le premier dénouement de ma langue, [mon père] me donna en charge à unAllemand qui depuis est mort fameux médecin en France, du tout ignorant de notre langue, et très bien verséen la latine. Celui-ci, qu'il avait fait venir exprès, et qui était bien chèrement gagé, m'avait continuellemententre les bras. Il en eut aussi avec lui deux autres moindres en savoir pour me suivre, et soulager le premier.Ceux-ci ne m'entretenaient d'autre langue que latine. Quant au reste de sa maison, c'était une règle inviolableque ni lui-même, ni ma mère, ni valet, ni chambrière, ne parlaient en ma compagnie qu'autant de mots deLatin que chacun avait appris pour jargonner avec moi. C'est merveille du fruit que chacun y fit. Mon père etma mère y apprirent assez de Latin pour l'entendre, et en acquirent à suffisance, pour s'en servir à lanécessité, comme firent aussi les autres domestiques qui étaient plus attachés à mon service. Somme, nousnous Latinisâmes tant, qu'il en regorgea jusques à nos villages tout autour : où il y a encore, et ont pris piedpar l'usage plusieurs appellations Latines d'artisans et d'outils. Quant à moi, j'avais plus de six ans, avant quej'entendisse non plus de Français ou de Périgourdin que d'Arabesque1 : et sans art, sans livre, sans grammaireou précepte, sans fouet et sans larmes, j'avais appris du Latin, tout aussi pur que mon maître d'école le savait[...] Quant au Grec, duquel je n'ai quasi du tout point d'intelligence, mon père desseigna me le faire apprendrepar art, mais d'une voie nouvelle, par forme d'ébat et d'exercice : nous pelotions2 nos déclinaisons : à lamanière de ceux, qui par certains jeux de tablier3 apprennent l'Arithmétique et la Géométrie. Car entre autreschoses, il avait été conseillé de me faire goûter la science et le devoir par une volonté non forcée, et de monpropre désir, et d'élever mon âme en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte. Je dis jusques à tellesuperstition, que parce que aucuns tiennent4, que cela trouble la cervelle tendre des enfants, de les éveiller lematin en sursaut, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongés beaucoup plus que nous ne sommes)tout à coup, et par violence, il me faisait éveiller par le son de quelque instrument ; et ne fus jamais sanshomme qui m'en servît. Cet exemple suffira pour en juger le reste, et pour recommander aussi et la prudenceet l'affection d'un si bon père, auquel il ne se faut nullement prendre, s'il n'a recueilli aucuns fruits répondant àune si exquise culture. Deux choses en furent cause : le champ stérile et incommode; car, quoique j'eusse lasanté ferme et entière, et quant et quant 5 un naturel doux et traitable, j'étais parmi cela si pesant, mol et

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endormi, qu'on ne me pouvait arracher de l'oisiveté, non pas pour me faire jouer. Ce que je voyais, je le voyaisbien et, sous cette complexion lourde, nourrissais des imaginations hardies et des opinions au-dessus de monâge. L'esprit, je l'avais lent, et qui n'allait qu'autant qu'on le menait ; l'appréhension, tardive6 ; l'invention,lâche; et après tout, un incroyable défaut de mémoire. De tout cela, il n'est pas merveille s'il 7 ne sut rien tirerqui vaille. Secondement : comme ceux que presse un furieux désir de guérison se laissent aller à toute sorte deconseil, le bonhomme, ayant extrême peur de faillir en chose qu'il avait tant à coeur, se laissa enfin emporter àl'opinion commune, qui suit toujours ceux qui vont devant, comme les grues, et se rangea à la coutume,n'ayant plus autour de lui ceux qui lui avaient donné ces premières institutions, qu'il avait apportées d'Italie ;et m'envoya, environ mes six ans, au collège de Guienne, très florissant pour lors, et le meilleur de France. Etlà, il n'est possible de rien ajouter au soin qu'il eut, et à me choisir des précepteurs de chambre suffisants 8, età toutes les autres circonstances de ma nourriture9: en laquelle il réserva plusieurs façons particulières, contrel'usage des collèges. Mais tant y a 10, que c'était toujours collège. Mon Latin s'abâtardit incontinent, duqueldepuis par désaccoutumance j'ai perdu tout usage, Et ne me servit cette mienne nouvelle institution11, que deme faire enjamber d'arrivée aux premières classes : car à treize ans que je sortis du collège, j'avais achevé moncours (qu'ils appellent), et à la vérité sans aucun fruit, que je puisse à présent mettre en compte. Le premiergoût que j'eus aux livres, il me vint du plaisir des fables de la Métamorphose d'Ovide : Car, environ l'âge desept ou huit ans, je me dérobais de tout autre plaisir pour les lire; d'autant que cette langue était la miennematernelle, et que c'était le plus aisé livre que je connaisse, et le plus accommodé à la faiblesse de mon âge, àcause de la matière : Car des Lancelots du Lac, des Amadis, des Huons de Bordeaus, et tel fatras de livres à quoil'enfance s'amuse, je n'en connaissais pas seulement le nom, ni ne fais encore le corps, tant exacte était madiscipline. Je m'en rendais plus nonchalant à l'étude de mes autres leçons prescrites. Là, il me vintsingulièrement à propos d'avoir affaire à un homme d'entendement de précepteur, qui sut dextrementconniver12 à cette mienne débauche, et autres pareilles. Car, par là, j'enfilai tout d'un train Virgile en l'Enéide,et puis Térence, et puis Plaute, et des comédies italiennes, leurré toujours par la douceur du sujet. S'il eût étési fol de rompre ce train, j'estime que je n'eusse rapporté du collège que la haine des livres, comme fait quasitoute notre noblesse.

Essais I – chapitre XVI « De l'institution des enfants » Folio classique p352-354

1. arabesque : arabe2. nous pelotions : nous échangions comme en jouant à laballe3. jeux de tablier : jeux de table (échecs, dames)4. tiennent : soutiennent5. quant et quant : en même temps6. l'appréhension, tardive : la compréhension lente

7. mon père8. précepteurs de chambre suffisants : des professeursparticuliers compétents9. ma nourriture : mon éducation10. Mais tant y a : mais toujours est-il11. institution : éducation12 dextrement conniver : habilement entrer en connivenceavec

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Deux articles extraits du Dictionnaire de L'Académie française

première Edition (1694)

BARBARE. adj. de tout genre, Sauvage, qui n'a ny loix ny politesse. C'est un peuple barbare. l'irruption des

barbares. les Tartares, les Yroquois sont de vrais barbares.

Il signifie aussi, Cruel, inhumain. Ame barbare. n'attendez aucune misericorde, aucune grace de ces gens-

là, ce sont des barbares.

On appelle, Langage barbare, Un langage impur & corrompu, où il y a de mauvais termes, & de mauvaisesfaçons de parler. Cette maniere de parler est barbare. ces termes sont barbares.

On appelle aussi, Barbare, Une langue qui n'a pas de rapport à la nostre, ou qui est rude, & choque nostreoreille. Les Yroquois parlent une langue fort barbare.

Barbarie. s. f. Manque de politesse. La barbarie estoit grande en ce temps. Le Roy François I. a restably les

belles lettres en France, & en a chassé la barbarie. En ce sens on dit aussi, La barbarie du langage.

Barbarie signifie aussi, Inhumanité. Tout le monde a en execration la barbarie de ces peuples, la barbarie

de cet homme-là.

SAUVAGE. adj. de t. g. Feroce, farouche. En ce sens il ne se dit proprement que de certains animauxcarnaciers qui se tiennent dans les deserts, dans les lieux esloignez de la frequentation des hommes. Les

lyons, les tigres, les ours, sont des animaux sauvages, des bestes sauvages.

Sauvage, signifie aussi, Qui n'est point apprivoisé. En ce sens, il se dit generalement de tous les animauxqui ne sont point domestiques. Les animaux sauvages, les animaux domestiques. le lievre est un animal

fort peureux & fort sauvage. un canard sauvage. un chat sauvage.

Sauvage, se dit aussi, Des lieux deserts, incultes, steriles & inhabitez. Un pays sauvage.

Sauvage, se dit aussi, De certains Peuples qui vivent ordinairement dans les bois, sans religion, sans loix,sans habitation fixe, & plustost en bestes qu'en hommes. Les peuples sauvages de l'Amerique, de

l'Affrique &c. En ce sens, il est aussi subst. Les Sauvages de l'Amerique. il a vescu long-temps parmi les

Sauvages, un Sauvage.

Sauvage, Se dit fig. d'Un homme qui se plaist à vivre seul, & qui par bizarrerie d'humeur évite lafrequentation du monde. C'est un homme fort sauvage, d'une humeur sauvage.

Sauvage, se dit aussi, De certaines plantes, de certains fruits qui viennent naturellement, sans qu'onprenne soin de les greffer, de les cultiver. Olivier sauvage. figuier sauvage. pommier sauvage. chicorée

sauvage. laituë sauvage. On dit, De certains fruits, qu'Ils ont un goust sauvage, pour dire, qu'Ils ont un

goust aspre, & tel que l'ont ordinairement les fruits sauvages.

On dit fig. qu'Une phrase, qu'une construction est sauvage, a quelque chose de sauvage, pour dire, qu'Ellea quelque chose de rude, d'extraordinaire, & qui choque l'usage.

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Langue et culture de l'Antiquité

Les Métamorphoses (livre I) Ovide (an 3 apr. J.-C.) traduit du latin par Olivier Sers - Les Belles Lettres, p. 9-13

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D’abord luit l’âge d’or, qui sans loi ni police De lui-même honora la foi et la justice. Peine et peur ignorées, nulle menace inscrite Sur les tables d’airain, ni foules suppliantes Tremblant d’un jugement. Tout allait sans contrainte. Le pin restait intact sur la montagne. En mer Nul ne l’aventurait pour découvrir les mondes Ni n’explorait de rive hors la rive prochaine. Aucun fossé profond n’entourait les cités, Point de trompe d’airain, point de cor recourbé Ni casque ni épée, sans besoin de soldat Les paisibles nations vivaient un doux loisir. Franche d’impôt la terre, inviolée, sans blessure D’hoyau ni de charrue, donnait tout d’elle-même. On vivait de cueillette offerte librement, Du fruit de l’arbousier, de fraises de montagnes, De cornouille, de mûre environnée de ronce Et du gland qui tombait d’un chêne aux vastes branches.Un printemps éternel d’un paisible zéphyr Caressait de tiédeur des fleurs nées sans semis, Puis sans labour le sol se couvrait de moissons Et le champ non soigné croulait de blonds épis. De nectar et de lait coulaient alors les fleuves Et l’yeuse aux verts rameaux distillait le miel fauve. Quand Saturne eut été jeté au noir Tartare, Meilleur, sans valoir l’or, que le rougeâtre bronze, Survint l’âge d’argent où Jupiter régna. Il abrégea l’ancien printemps. L’hiver, l’été, L’automne irrégulier joints au court printemps neuf, Firent quatre saisons à l’année qu’il régla. Pour la première fois l’air sec et surchauffé Brûla, et se gela l’eau durcie par les vents. L’homme alla s’abriter aux cavernes, tressant Du gros feuillage et de l’écorce et des rameaux. Alors en longs sillons s’enfouirent les semences Et sous le poids du joug gémirent les taureaux. Un tiers âge survint qui fut l’âge de bronze, D’un génie plus cruel, farouche et batailleur, Mais point impie. Enfin l’âge en fer se durcit, Aussitôt envahi, vil comme ce métal, Par le crime. Il fit fuir honneur, vérité, foi, À leur place installant la perfidie, la fraude,La violence, le dol et l’avarice impie. Ne sachant rien des vents le marin mit la voile, Ignorants de la mer les bois jadis dressés À la cime des monts, nefs, fendirent les flots, Et le sol, d’indivis tels l’air et la lumière, Fut partagé en lots par l’arpenteur matois.

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On ne demanda plus qu’à la terre féconde Qu’aliments et moissons, on fouilla ses entrailles Et ses trésors cachés sous les ombres du Styx Pour les en arracher, exaspérant nos maux. Bientôt le fer fatal, l’or plus fatal encor Parut, parut la guerre armée des deux métaux Brandis et cliquetants, la dextre ensanglantée. On vit de vol, nul hôte à son hôte n’est sûr, Nul gendre à son beau-père, entre frères, méfiance, Femme et mari trament chacun la mort de l’autre, Des marâtres d’enfer dosent des poisons blêmes, Le fils avant le temps guette la mort du père, La piété gît, vaincue. Lors, ultime immortelle, La vierge Astrée quitte un séjour souillé de meurtre.

Ovide, Les Métamorphoses, Livre I,

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Représentations des « cannibales » au XVI° siècle

Théodore de Bry - Grands Voyages, America pars quarta 1592

Théodore de Bry (1528 -1598) est un dessinateur, graveur et éditeur protestant. Il est célèbre pour ses

gravures des expéditions européennes de découverte de l'Amérique, basées sur les observations

communiquées par des explorateurs : De Bry lui-même, n'a jamais visité les Amériques.

Nus, féroces et anthropophages. Hans Staden. (1557)

Suite à un naufrage, Hans Staden échoue près de l'île de Saint-Vincent, où il est fait prisonnier par les

« sauvages ». Dix ans plus tard, de retour dans son pays, il raconte ses mésaventures et les fait publier. Ce

témoignage constitue un véritable document ethnologique sur les moeurs et les coutumes des tribus Tupi au

XVI° siècle.

Au même instant, l'exécuteur lui assène sur la tête un coup qui fait jaillir la cervelle. Les femmes s'emparentalors du corps, le trainent auprès du feu, lui grattent la peau pour la blanchir, et lui mettent un bâton dans lederrière pour que rien ne s'en échappe. Lorsque la peau est bien grattée, un homme coupe les bras, et les jambes au-dessus des genoux. Quatrefemmes s'emparent de ses membres, et se mettent à courir autour des cabanes en poussant des cris dejoie. On l'ouvre ensuite par le dos, et on se partage les morceaux. Les femmes prennent les entrailles, lesfont cuire, et en préparent une espèce de bouillon, nommé mingau, qu'elles partagent avec les enfants :elles dévorent aussi les entrailles, la chair de la tête, la cervelle, et la langue : les enfants mangent le reste.Aussitôt que tout est terminé, chacun prend son morceau pour retourner chez lui ; l'exécuteur ajoute unnom au sien, et le chef lui trace une ligne sur le bras avec la dent d'un animal sauvage.Quand la plaie est refermée, la marque se voit toujours, et ils regardent cette cicatrice comme un signed'honneur. Il reste jusqu'à la fin du jour dans un hamac, et on lui donne un petit arc avec des flèches pourpasser le temps. Ils dont cela afin que la force du coup qu'il a donné ne lui rendre pas la main incertaine. J'aivu toutes ces cérémonies, et j'y ai assisté.

28- « Des cérémonies avec lesquelles les sauvages tuent et mangent leurs prisonniers » Métaillié suites p210-213

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Le Tahitien

Texte 1 Voyage autour du monde L. A de Bougainville (1771)

Dans Voyage autour du monde, Louis Antoine de Bougainville relate son voyage à Tahiti et dans les

territoires avoisinants. Après avoir quitté le détroit de Magellan, l'explorateur sillonne des bandes de sable

étroites et finit par amarrer au milieu d'une foule de « sauvages » qui viennent à sa rencontre.

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A mesure que nous avions approché la terre, les insulaires1 avaient environné les navires.L’affluence des pirogues fut si grande autour des vaisseaux que nous eûmes beaucoup de peine à nousamarrer au milieu de la foule et du bruit. Tous venaient en criant “ tayo”, qui veut dire ami, et en nousdonnant mille témoignages d’amitié, tous demandaient des clous et des pendants d’oreilles. Lespirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas, pour l’agrément de la figure, au plus grandnombre des Européennes et qui pour la beauté du corps pourraient le disputer à toutes avec avantage. La plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles qui les accompagnaientleur avaient ôté le pagne dont ordinairement elles s’enveloppent. Elles nous firent d’abord, de leurspirogues, des agaceries2, où malgré leur naïveté, on découvrit quelque embarras ; soit que leur natureait partout embelli le sexe d’une timidité ingénue, soit que, même dans les pays où règne encore lafranchise de l’âge d’or, les femmes paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus. Les hommes,plus simples et plus libres, s’énoncèrent bientôt clairement ; ils nous pressaient de choisir une femme,de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la manière dont il fallait faireconnaissance avec elle. Je le demande : comment retenir au travail, au milieu d’un spectacle pareil,quatre cents Français, jeunes, marins, et qui, depuis six mois n’avaient point vu de femme ?” Malgrétoutes les précautions que nous pûmes prendre, il entra à bord une jeune fille, qui vint sur le gaillardd'arrière3 se placer à une des écoutilles4 qui sont au-dessus du cabestan5; cette écoutille était ouvertepour donner de l'air à ceux qui viraient. La jeune fille laissa tomber négligemment un pagne qui lacouvrait, et parut aux yeux de tous telle que Vénus se fit voir au berger phrygien6 : elle en avait laforme céleste. Matelots et soldats s'empressaient pour parvenir à l'écoutille, et jamais cabestan ne futviré avec une pareille activité.

1. Habitants de l'île2. Petites mines aguichantes3. Pont situé à l'arrière du grand mât4. sur le pont d'un bateau, ouverturepermettant d'accéder aux cales

5. treuil à axe vertical6. allusions aux aventures de Vénus,déesse romaine de l'amour et de labeauté.

Texte 2 Supplément au voyage de Bougainville Denis DIDEROT (1772)

Après la parution du Voyage autour du monde, les Français se prennent d'engouement pour Tahiti.

Soucieux d'apporter un regard critique à l'entreprise de Bougainville, Diderot publie l'année suivante un

Supplément au voyage de Bougainville dans lequel il fait entendre un autre discours, celui d'un indigène

interpellant le navigateur.

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Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulonspoint troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous estnécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas sunous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nousavons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis ?Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtressensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que desbiens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-nous detravailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles etjournalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dansta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête ni de tesbesoins factices, ni de tes vertus chimériques. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et robustes Regarde ces femmes ; voiscomme elles sont droites, saines, fraîches et belles. Prends cet arc, c’est le mien ; appelle à ton aideun, deux, trois, quatre de tes camarades, et tâchez de le tendre. Je le tends moi seul ; je laboure laterre ; je grimpe la montagne ; je perce la forêt ; je parcours une lieue de la plaine en moins d’une

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heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine à me suivre, et j’ai quatre-vingt-dix ans passés. Malheur àcette île ! malheur aux Otaïtien présents, et à tous les Otaïtien à venir, du jour où tu nous as visités !Nous ne connaissions qu’une maladie, celle à laquelle l’homme, l’animal et la plante ont étécondamnés, la vieillesse, et tu nous en as apporté une autre ; tu as infecté notre sang. Il nous faudrapeut-être exterminer de nos propres mains nos filles, nos femmes, nos enfants ; ceux qui ontapproché tes femmes ; celles qui ont approché tes hommes. Nos champs seront trempés du sangimpur qui a passé de tes veines dans les nôtres ; ou nos enfants, condamnés à nourrir et à perpétuerle mal que tu as donné aux pères et aux mères et qu’ils transmettront à jamais à leurs descendantsMalheureux ! Tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les funestes caresses des tiens, ou desmeurtres que nous commettrons pour en arrêter le poison.

1. indigène qui a servi d'interprète2. objets de peu de valeur

3. navire4. espèce animale

Texte 3 Touriste – Julien Blanc-Gras (2011)

Nous sommes logés dans une grande maison tropicale face à l'océan ( précision superflue, ici on donnetoujours sur l'océan). Chez Martine et Henri. Elle: tahitienne, un ouragan de dynamisme ménager, 55 ans.Ancienne reine de beauté, toujours le sourire. Lui: contre-amiral de l'armée française à la retraite, tours dumonde à gogo, 75 ans. Il fait toujours la gueule, mais j'adore parler avec les vieux. [...]Martine fracasse une noix de coco à coup de machette. Elle en verse le haut dans un verre à moutardeAstérix et s'installe sur les marches de sa maison de bois pour m'enseigner quelques accords de ukulélé. Elleporte un paréo et une fleur dans les cheveux. On pourrait dire qu'elle est pittoresque. En 1810, le premiercode de loi tahitien, écrit sous l'influence des missionnaires anglais, interdit la nudité, les chants, les danses« impudiques », les tatouages et les parures de fleurs. Plus tard dans le siècle, ce sera au tour de la Franced'aplatir la culture tahitienne sous les valeurs de la République. J'aimerais connaître le sentiment deMartine sur la question, mais c'est Henri qui répond : - Quelle culture ? C'est pas une culture, grogne-t-il en bricolant son vélo.Martine hausse les épaules, puis donne un petit coup de pied au teckel quand son mari a le dos tourné. Ellem'explique que les années 1970 ont vu naître la volonté d'un retour aux racines polynésiennes, à un « âged'or précolonial », souvent réinterprété de travers. Par exemple, le ukulélé est devenu un emblème alorsqu'il est d'origine hawaienne. Comme le surf.- On se réapproprie un folklore en imaginant ce qu'il devait être, tenté-je de synthétiser en plaquant un rémineur. - C'est encore mieux que ça – ou pire. On se réapproprie l'image que les Blancs se faisaient de notreculture.- En tout cas, c'est pas vous qui avez inventé la roue, intervint Henri, qui contemple son vélo d'un airsatisfait.

« Episode polynésien, où l'on atteint officiellement le bout du monde »Le Livre de Poche p. 97 à 102

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Fatata te miti – Paul Gauguin – 1892

Paul Gauguin, ruiné, s’embarque pour la Polynésie en 1891 et s’installe quasi définitivement à

Tahiti, pour fuir la civilisation occidentale et ses conventions. Ses toiles sont marquées par ce séjour.