21
La « Renaissance » de la Tragédie L’héritage classique dans les théories du théâtre européen du XVI e siècle Séminaire d’Histoire Littéraire : Renaissance et Baroque Elena Maramotti Université de Bologne 1

La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

La « Renaissance » de la Tragédie L’héritage classique dans les théories du théâtre européen du XVIe siècle

Séminaire d’Histoire Littéraire :

Renaissance et Baroque

Elena Maramotti

Université de Bologne

1

Page 2: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

Introduction

Cette étude concerne l’analyse des théories poétiques classiques et de leur réappropriation

dans la tragédie européenne de la deuxième moitié du XVIe siècle à travers les textes

théâtrales de quatre auteurs : Orbecche de Giovan Battista Giraldi Cinzio (1541), Cléopâtre

Captive de Étienne Jodelle (1553), La Gran Semíramis de Cristóbal de Virués (1579) et The

Spanish Trâgedy de Thomas Kyd (1586).

La perspective critique adoptée pour cette étude concerne la réflexion sur la notion de genre

littéraire, son origine et son évolution, donnée par les œuvres de Tzvetan Todorov, Les genres

du discours1, Paolo Bagni, Genere2, et de R. Wellek, A. Warren, Théorie de la littérature3. En

ce qui concerne la méthodologie relative au comparatisme littéraire, les études auxquelles on

se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La

letteratura europea (La littérature européenne)5.

Si d’un côté la tragédie d’origine sénéquéenne a influencé et conditionné la réception du

théâtre classique par les dramaturges européens pendant la Renaissance, de l’autre l’imitation

des thèmes et des auteurs classiques a produit le long du XVIe siècle une rénovation de la

tragédie et le commencement d’une métamorphose des genres dramatiques.

La « Renaissance » de la tragédie a inauguré, en concomitance avec d’autres genres littéraires,

l’avènement de la littérature européenne, comme souligne Franco Moretti :

L’idée est que le XVI siècle agit de double ligne de partâge des eaux – vers passé, et vers

les autres continents – et que seulement après cette date la littérature européenne acquit

cette audace inventive que la rend unique6 .

1 Todorov, Tzvetan, trad. it., I generi del discorso, Firenze, La Nuova Italia, 1993. 2 Bagni, Paolo, Genere, Firenze, La Nuova Italia, 1997. 3 Wellek, René, Warren Austin, Teoria della letteratura, trad. it, Bologna, Il Mulino, 1969. 4 Guillén, Claudio, Entre lo uno y lo diverso. Introducción a la literatura comparada, Barcelona, Editorial Crítica, 1985, trad. it. di A. Gargano, L’uno e il molteplice. Introduzione alla letteratura comparata, Bologna, Il Mulino, 1992. 5 Moretti, Franco, “La letteratura europea”, in Storia d’Europa. L’Europa oggi, a cura di P. Anderson, M. Aymard, P. Bairoch, W. Barberis, C. Ginzburg, Torino, Einaudi, 1993, vol. I, pp. 834-866. 6 “L’idea è che il secolo XVI agisca da doppio spartiacque – verso il passato, e verso gli altri continenti – e che solo dopo questa data la letteratura europea acquisti quell’audacia inventiva che la rende unica”, dans, Moretti,

2

Page 3: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

On a choisi le titre « Renaissance de la tragédie » pour exprimer, grâce à l’amphibologie qui

caractérise ce mot en français, deux possibles significations de ce genre dramatique, qui

refleurit au XVIe siècle, en affirmant son lien à l’égard de l’héritage classique, mais qui

révèle, en même temps, des aspects propres de l’esprit créatif de la Renaissance. Il est ce

rapport complexe et ambivalente à l’égard du passé et de l’âge contemporain des auteurs

choisis qu’on a cherché tout à fait à délinéer.

L’histoire des genres littéraires pendant la Renaissance a été surtout l’histoire de la

redécouverte d’Aristote et de l’élection de la Poétique7 comme modèle indiscuté de

prescriptions et normes pour la composition dans les aspects qu’on été soulignés dans les

commentaires à la partie de l’œuvre aristotélicienne consacrée à la tragédie. Au côté des

différentes interprétations européennes autour de l’œuvre qu’on vient de mentionner, il faut

considérer à la fois la valeur des poètes classiques, comme Horace8, et des rhétoriciens

comme Quintilien et Cicéron, qui ont accompagné la réflexion sur le théâtre et ses

implications morales, surtout au cours du Moyen Âge .

En affirmant le rôle fondamental joué par la poétique aristotélicienne, comme elle a été lue et

commentée par les intellectuels du XVIe siècle, et en proposant un théâtre cependant lié à son

passé, les auteurs considérés ont apporté des changements formelles et thématiques qui ont

contribué aussi bien à la réflexion sur la tragédie qu’à la théorisation des possibilités créatives

des intellectuels au XVIe siècle.

L’hétérogénéité de ces pièces a souvent été considérée un obstacle pour la définition de sa

valeur artistique, surtout par rapport à la tragédie de la pleine Renaissance et du Baroque dont

l’on a vu le développement de la maturité formelle et thématique du genre dramatique, surtout

par rapport à la comédie et aux « genres mixtes », représentés par la tragicomédie et la

masque.

Franco, “La letteratura europea”, in Storia d’Europa. L’Europa oggi, a cura di P. Anderson, M. Aymard, P. Bairoch, W. Barberis, C. Ginzburg, Torino, Einaudi, 1993, vol. I, p. 837. 7 Aristote, Poétique, trad. it., Milano, Rizzoli, 1997. 8“La teoria dei generi letterari è un principio d’ordine: classifica la letteratura e la storia letteraria non già secondo il tempo e il luogo, secondo l’età o la lingua nazionale, ma secondo certi tipi di organizzazione e struttura specificamente letterari. I nostri testi classici per la teoria del genere sono Aristotele e Orazio; con loro incominciamo a pensare la tragedia e l’epica come generi caratteristici e come i due generi maggiori”, in R. Wellek, A. Warren, Teoria della letteratura, Bologna, Il Mulino, 1995, p. 307.

3

Page 4: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

La prédilection pour les scènes sanglantes, les longs monologues et le goût, plus ou moins

accentué, pour le sensationnalisme au-dedans de la représentation ont jeté une ombre sur ces

textes qui méritent, au contraire, un regard particulier.

Grâce aux études séminales sur l’origine des genres que l’on peut considérer, selon le propos

de cette étude, la réappropriation de la tragédie au XVIe siècle comme une structure complexe

au cœur de laquelle les dramaturges de la Renaissance européenne ont pu expérimenter leur

différentes poétiques et, en même temps, rétablir un dialogue avec la culture classique.

La réflexion sur les théories classiques concernant le genre dramatique et leur réélaboration le

long du XVIe siècle occupe la première partie de cette étude. La deuxième partie est consacrée

à l’analyse des œuvres considérées avec un regard particulier aux aspects formels qui

soulignent les innovations stylistiques et thématiques apportées par les auteurs. Les prologues,

en effet, nous aident entendre la particulière idée poétique des dramaturges puisqu’il devient,

en même temps, une partie indépendante de la tragédie. On peut affirmer, qu’ils constituent

un espace détaché et individuel où l’auteur montre à son publique aussi bien le buts morales

de son œuvre que sa personnelle contribution à la mise en scène de la Modernité. On conclut

avec quelques considérations sur les contributions de ce qu’on vient de nommer la

« Renaissance » de la tragédie européenne aux développements du genre dramatique dans le

siècle suivant, avec un regard particulier à la tragicomédie.

1. La poétique classique et les poétiques européennes du XVIe siècle

La tragédie est, selon la définition donnée par Aristote :

l'imitation d'une action grave et complète, ayant une certaine étendue, présentée dans un

langage rendu agréable et de telle sorte que chacune des parties qui la composent subsiste

séparément, se développant avec des personnages qui agissent, et non au moyen d'une

narration, et opérant par la pitié et la terreur la purgation des passions de la même nature9.

9 Aristote, Poétique, Milano, Rizzoli, 1997, (VI. 24-28), p. 135.

4

Page 5: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

Le concept qui permettait d’établir une justice poétique et morale au-dedans de la tragédie

dans le tentative de conjuguer la tradition aristotélicienne à la réflexion médiévale était le

concept d’erreur (hamartìa), ou tache tragique, discuté par Aristote. Le caractère qui agissait,

selon l’auteur grec, ne se distinguait ni pour sa vertu ou pour sa justice, ni pour son vice ou sa

méchanceté, mais pour une erreur dont il ignorait tant l’origine que l’existence. La

connaissance de l’entité de cette erreur par le spectateur inaugurait le processus cathartique

qui représentait le but de la tragédie. Aristote, en effet, se préoccupe de souligner que

l’argument de la tragédie doit être connu par le publique. La connaissance de l’argument du

drame représente un élément constitutif de la pensée aristotélicienne, parce qu’elle amène le

réveil des passions et établie, en même temps, un rapport entre l’unité d’action et de lieu. La

libération émotive induite par la tragédie, selon Aristote, justifiait le recours à la

représentation d’événements terribles et sanglantes qui se produisaient à théâtre.

On doit souligner l’importance du signifié du processus cathartique afin de comprendre, avant

d’analyser les textes, les différentes interprétations poétiques des auteurs qu’on va considérer,

puisque ça devient l’un des sujets fondamentaux autour duquel s’est développé le débat sur le

but de la tragédie et sa justification tant éthique qu’esthétique. Grâce à la valeur morale

attribuée à la représentation que chaque auteur a mis en lumière dans son œuvre, la tragédie a

gagné une attention particulière dans les théories poétiques de la Renaissance. Pour cette

raison, on peut comprendre comme la compénétration entre la poétique aristotélicienne et

celle horatienne ait poussé les théoriciens européens du XVIe siècle à étudier les formes et les

règles de l’imitation des antiques10.

Quant à l’antiquité classique, la tradition médiévale était liée à là spécificité du but moral de

la représentation et reconnaissait son modèle dans l’Ars Poetica (19 a. C.) d’Horace :

Aut prodesse volunt aut delectare poetae/ aut simul et iucunda et idonea dicere vitae. […]

10 « Aristotélisme signifie en général le primauté de l’imitation sur l’invention, le respect des règles d’ordre, de proportion, de vraisemblance, qui l’on retrouve dans les chefs d’œuvre de la littérature grecque et, successivement, dans l’éloquence et dans la poésie latine, assignation de l’art, au de là de sa fonction mimétique, d’une finalité morale, qui justifie et gouverne, en même temps, ses procédés », dans, Paul Renucci, “Il Cinquecento: il secolo dei precettori”, in AA. VV., Storia d’Italia, Dalla Caduta dell’Impero Romano al secolo XVIII, Torino, Einaudi, 1974, tomo II, p. 1331.

5

Page 6: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

Omne tulit qui punctum qui miscuit utile dulci/ lectore delectando pariterque monendo 11

Selon la pensée horatienne, le poète devait donc instruire le lecteur en lui délectant. Le but du

delectare était étroitement lié, dans sa réélaboration médiévale, à la rhétorique classique,

selon la tripartition des ses moments constitutifs : movēre, docēre, delectare. La tragédie

devait donc mener le spectateur à la purification des passions que s’agitaient dedans lui.

Dans l’Ars Poetica, on trouve surtout une prédilection pour le respect du decorum, la mesure

dans la composition des distinctes parties qui caractérisaient la tragédie : la caractérisation des

personnages et la composition du récit. Dans Horace, le concepts aristotéliciens de

vraisemblance et nécessité devenaient presque synonymes de decorum. Cette attention au

respect de la mesure soit d’un point de vue stylistique soit d’un point de vue thématique

montre, selon les buts de ce travail, une première différence par rapport a la pensée d’Aristote.

Là où Aristote affirmait qu’un caractère invraisemblable mais possible était plus croyable

qu’un caractère vraisemblable, mais impossible, Horace semble affirmer la nécessité de la

concomitance de vraisemblance et possibilité en dédiant au poète une liste complète de

exempla autour de la composition des caractères qui occupe la deuxième partie de son traité

sur l’art poétique.

Quant à la durée, Horace soulignait que la tragédie devait être composée par cinq actes12 et

devait respecter la durée propre à sa représentation13. La catégorie de la durée, aussi bien pour

Aristote que pour Horace était très importante afin de harmoniser la répartition du récit et

devenait ainsi une partie constitutive pour l’économie visuelle de la tragédie.

L’accent posé sur le but morale de la représentation a donné la possibilité au dramaturges de

la Renaissance d’établir un dialogue avec la tradition médiévale par rapport aux théoriciens

classiques. Dans la mise en scène des changements ouvrés par la Fortune à travers le récit de

11 « La poésie veut instruire ou plaire; parfois son objet est de plaire et d'instruire en même temps […]. Il obtient tous les suffrages celui qui unit l'utile à l'agréable, et plaît et instruit en même temps », dans, Horace, Ars poetica, Roma, Salerno Editore, 1993, (vv. 335-336, 343-344). 12 “Neve minor neu sit quinto productior actu/ fabula, quae posci volt et spectanda reponi”, in Horace, op. cit, (vv.) 13 “Puis par l’étendue, car la tragédie s’applique, autant que possible, à rester dans une seule révolution solaire, ou à ne la dépasser que de peu de chose (…)”, in Aristote, Poétique, oeuvre citée, (5, 49b, vv. 13-15), p. 133.

6

Page 7: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

la chute d’un personnage noble, on pouvait montrer les bouleversements provoqués par les

vices humaines en illuminant, en même temps, la valeur salvatrice de la vertu.

Les considérations morales concernant le théâtre permettaient d’établir un dialogue entre la

tradition classique, grâce à la conciliation des pensées d’Aristote et d’Horace, et la

réappropriation du genre dramatique à la Renaissance. Dans ce domaine commune qui

séparait et rejoignait la culture grecque et celle romaine, la pensée chrétienne a pu s’insinuer,

et dans ce lieu indéfini elle a établi ses institutions littéraires, c'est-à-dire ses définitions des

genres dramatiques. En ce qui concerne l’héritage médiéval, la prédilection pour l’allégorie et

pour la théâtralisation de la vie de l’homme chrétien était adressée au control du regard

populaire et de la définition de ses limites visuelles. L’allégorie qui a scandé le temps et les

événements de la vie publique des hommes le long du Moyen Âge a donné une forme

humaine aux vices et aux vertus et a substitué les rituels de l’antiquité avec la théâtralisation

des cérémonies religieuses.

Un exemple de la dette à l’égard de l’allégorisme médiévale qui persiste dans le théâtre de la

Renaissance est donné par Doctor Faustus, tragédie inachevée écrite par Christopher

Marlowe et représentée à la court de Elizabeth I, en 1592. Dans le passage choisi, Faustus se

trouve immergé dans son étude, il va évoquer Méphistophélès peu après ; il tiens son livre de

magie noire dans ses mains, quand l’ange du bien et l’ange du mal appairent :

Good Angel : O Faustus, lay that damnèd book aside

And gaze not on it, lest it tempt thy soul

And heap God’s heavy wrath upon thy head!

Read the Scriptures. That is blasphemy.

Evil Angel: Go forward, Faustus, in that famous art

Wherein all nature’s treasury is contained.

Be thou on earth as Jove is in the sky,

Lord and commander of these elements14

14 Marlowe, Christopher, Doctor Faustus, in The Complete Plays, London, Penguin, 2003, (I, i, 72-79).

7

Page 8: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

On peut reconnaître dans la présence des anges du bien et du mal, la typique caractérisation

allégorique de la vertu salvatrice et du mal qui veut gagner les âmes mortelles. Peu après

Méphistophélès montre à Faustus, pour son divertissement, le défilé des sept péchés capitaux,

personnages allégoriques dans la scène élisabéthaine : Pride, Covetousness, Wrath, Envy,

Gluttony, Sloth et Lechery et ils parlent au malheureux Faustus. Le personnage de Faustus

représente à la fois une allégorie complexe, du moment qu’il s’agit d’une allégorie au visâge

humaine de la médiévale allégorie de l’humanité, Everyman. Il faut donc reconnaître que,

même si le dramaturge anglais proposait de nouveau des thèmes et des catégories médiévales,

il avait toutefois une conscience différente de son œuvre. Ce qu’il proposait, en effet, n’était

seulement la tragédie de l’humanité tachée par le péché, mais la conduite immorale d’un

homme en particulier, c'est-à-dire de l’homme de la Renaissance. Etant un homme15, Faustus

devient personnage. Si d’un côté Marlowe propose la parabole existentielle d’un homme

fasciné par le péché et la magie noire et le condamne à la damnation éternelle, de l’autre il

montre le comportement blâmable d’un homme qui doute de soi même et du phénologie du

réel. Le personnage de Faustus nous montre un homme désireux de gouverner le réel à travers

le recours à la magie et à la gloire à travers la connaissance des personnalités célèbres qui

gouvernaient son univers psychique : les antiques. Toutefois, ce qu’il pouvait connaître des

ces personnages n’était que leur esprit, ou mieux, leur phantasme, leur ombre16. Comme le

protagoniste du texte de Marlowe, le dialogue que les auteurs du XVIe siècle établissent avec

les antiques met en scène la figure d’une absence, une ombre, l’ombre qui parfois ouvre la

représentation.

15 FAUSTUS What art thou, Faustus, but a man condemned to die?, in C. Marlowe, oeuvre citée, (I, ii, 29). 16 “Coscienza dunque di un’auto-illusione estrema che si chiude, per la definitiva dannazione di Faust, con l’evocazione della bellezza stessa, Elena di Troia, che Faust abbraccia, dovendo sapere che si tratta di un’ombra”, dans, Domenichelli, Mario, Il limite dell’ombra, Milano, Franco Angeli, 1994, p. 113.

8

Page 9: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

2. Les prologues : déclarations poétiques à la Renaissance

L’histoire des réflexions poétiques du XVIe siècle est tout d’abord l’historie des

interprétations de la poétique classique qui ont caractérisé la détermination des théoriciens à

récréer un ordre dans de la pensée aristotélicienne concernant la Poétique. Comme souligne

Paolo Bagni dans son œuvre sur les genres littéraires :

La culture au XVIe siècle est caractérisée par un ordre de la poétique, à travers infinies

variations et polémiques : la « grande multiplicité de solutions, souvent accompagnées

par le conflit et le dissentiment », que la théorie littéraire offre le long du siècle, tourne

autour aucuns grandes problèmes, sur lesquels aussi bien les opinions que le doctrines

changent sensiblement, toutefois « les thèmes furent constants et ne manquèrent jamais

d’attirer l’attention sérieuse des critiques au cours des siècles17.

Les thèmes constants auxquels l’auteur se réfère sont ceux qui concernent les fonctions de la

tragédie, ses éléments quantitatifs (la division en actes, la durée, le style, le mètre, le ton du

discours) et ses parties constitutives (le prologue, le rôle du chœur, les épisodes), mais ils

comprennent en même temps les dissertations relatives aux différentes parties dans la

composition d’une tragédie qu’on considérait accomplie, c’est-à-dire le récit, les caractères, le

langage, la pensée, la vue et la musique. Pendant la Renaissance, chaque aspect constitutif de

la tragédie a été profondément analysé et interprété selon le goût et le rapport très particulier

que l’Italie, l’Espagne, la France et l’Angleterre entretiennent avec l’antiquité classique et le

redécouvert théâtre attique et romaine. Toutefois, pour analyser les différents poétiques

énoncées dans les œuvres qu’on va considérer, il faut surtout mentionner les aspects plus

obscures de l’œuvre d’Aristote en ce qui concerne les catégories herméneutiques des

théoriciens de la Renaissance et qui faisaient, au contraire, entièrement partie de la pensée au

XVIe siècle sur le théâtre : le rôle du publique, l’importance d’écrire dans la langue nationale, 17 “Un ordine della poetica caratterizza la cultura del Cinquecento, attraverso infinite variazioni e polemiche : la “grande molteplicità di soluzioni, spesso accompagnate da conflitto e dissenso”, che la teoria letteraria offre lungo il secolo, ruota attorno ad alcuni grandi problemi, sui quali variano sensibilmente opinioni e dottrine, ma “i temi in se stessi furono costanti e non mancarono mai di attirare la seria attenzione dei critici attraverso il corso dei secoli”, dans, Bagni, Paolo, Genere, Firenze, La Nuova Italia, 1997, p. 10.

9

Page 10: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

le dialogue entre l’héritage classique et l’esthétique courtoise qui demandait solutions

stylistiques et thématiques complexes18. La conviction profonde de la nécessite de

comprendre la poétique classique en écrivant des commentaires et des traités sur le théâtre

confirme que le même rapport avec les dynamiques mimétiques était en train d’être rediscuté.

Dans un siècle qui révèle dans la guerre son décor violent et sanglant, l’Italie, théâtre des

désirs de conquête françaises et espagnoles inaugure le processus de « Renaissance » de la

tragédie.

Le premier texte qu’on va analyser est donc celui de Giovan Battista Giraldi Cinzio,

Orbecche, pièce composée et représentée pour la première fois en 1541, mais publiée en

1543. La pièce est divisée en cinq actes et écrite en hendécasyllabes libres. La dette à l’égard

de la tragédie sénéquéenne est confirmée par le choix concernant l’action représentée et par le

recours au sensationnalisme scénique.

Orbecche raconte l’histoire de la fille du roi de Perse, Sulmone. La jeune fille, coupable

d’avoir confié à son père la relation incestueuse qu’il y avait entre sa mère, Selina, et son

frère, devient la victime prédestinée de la vengeance maternelle. Orbecche a marié en secret

un homme appartenant à un niveau social inférieur au sien. Lorsque son père décide qu’elle

doit marier l’un des ses ennemis politiques pour unir les deux royaumes, Oronte, époux de

Orbecche, lui avoue leur relation. Sulmone devient presque fou et toue Oronte et ses enfants

et, avec une cruauté inouïe, il mande à sa fille leur corps comme cadeau. Après de les voir,

Orbecche tue son père et enfin elle se suicide. La vengeance est accomplie. Voilà qu’on peut

comprendre les éléments du récit qui viennent de la tragédie sénéquéenne et que Giraldi

Cinzio propose de nouveau à la cour d’Hercule II, duc de Ferrara. Les tragédies de Sénèque,

traduites par Ludovico Dolce (1508-68) dans la première moitié du XVIe siècle tendent à se

substituer comme modèle à celles des auteurs tragiques grecs, au moment que les thèmes

romaines, avec leur charge d’éloquence rhétorique, s’affrontent avec les obscures

machinations du destin, peut-être pour emphatiser la catharsis aristotélicienne, la purgation

des passions à travers le même spectacle des passions. 18 « Donc, si une forme a besoin de temps pour se reproduire, pour naître elle a surtout besoin d’espace, de cultures nationales voisines, mais différentes, et, peut-être, ennemies : où l’on puisse, et même, où l’on doive, explorer le domaine du possible dans toutes ses variantes. De nouveau, l’espace d’une Europe divisée », dans, F. Moretti, œuvre citée, p. 845.

10

Page 11: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

Néanmoins, Giraldi Cinzio a été aussi théoricien du théâtre, il a donné son personnelle

contribution aux réflexions poétiques italiennes dans le Discorso intorno al comporre delle

commedie e delle tragadie (1554), le premier traité sur l’art dramatique de la Renaissance.

En Italie, la découverte de la Poétique aristotélicienne a été inaugurée par la publication de la

traduction latine du texte d’Aristote par Lorenzo Valla en 1498 et par la traduction latine

éditée par Pazi en 1536. Le texte aristotélicien posait diverses problèmes d’ordre

herméneutique, il était considéré obscure et dogmatique, soit à cause des difficultés apportées

par la compréhension de la langue grecque, soit à cause des concepts complexes qu’il

analysait, comme ceux de mimesis et de vraisemblance.

La traduction de Pazi et l’édition aldine en grec de la Poétique (publiée en 1508) représentent

les sources sur lesquelles Robortello a porté sa traduction et son commentaire (1548). Dans le

commentaire de Robortello, on aperçoit l’attention particulière attribuée par l’auteur au

langage poétique comme moyen à travers lequel s’accomplissait le processus mimétique en

dépit de l’importance de l’action. Robortello, en outre, soulignait l’existence d’une capacité

perceptive propre du spectateur à l’égard de la représentation dramatique. Cet aspect lié à

l’herméneutique du traité d’esthétique aristotélicien posait donc la question concernant la

réception de la représentation de la part du public en constituant un thème qui apparaisse aussi

dans les commentaires de Castelvetro du 1571, La Poetica d’Aristotele volgarizzata e sposta,

qui est le premier écrit en vulgaire, et aussi de celui de Piccolomini (1572).

Le commentaire composé par Giraldi Cinzio apparaît ainsi plus que dix ans après la

publication de Orbecche , ça représente un aspect très important du point de l’histoire des

théories du théâtre, parce que l’auteur écrit son commentaire après avoir comparé son œuvre à

la réception du public. En effet, le dramaturge affirme qu’Aristote est souvent obscure dans

ses prescriptions et que le théâtre au XVIe siècle devait considérer le goût du public, puisque

au public est adressé l’enseignement moral qui légitime la tragédie. Là où Aristote affirme :

Pour ce qui est d'examiner si la tragédie est, ou non, dès maintenant, en pleine possession de ses

formes, à la juger en elle-même ou par rapport à la scène, c'est une question traitée ailleurs 19.

19 « Indagare se la tragedia in rapporto ai suoi elementi sia già compiuta o no, e giudicare questo sia in sé sia in rapporto alla al pubblico, è un altro discorso », dans, Aristote, oeuvre citée, (49a, 7-10), p. 128.

11

Page 12: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

Giraldi Cinzio, au contraire, déclare q’il a écrit ses œuvres pour servir les spectateurs:

[…] afin que les tragédies devenaient plus agréables, j’ai voulu me conformer avec les

moeurs des nos temps. Même si Aristote dit que ça signifie servir l’ignorance des

spectateurs et ayant de l’autre côté ses défenseurs, j’ai préféré satisfaire ceux qui

écoutent20.

À ce point de vue l’on peut comprendre la prédilection pour les scènes sanglantes et le choix

des arguments, à la fois, inquiétants comme les crimes familiers, les méchancetés, l’inceste.

Le prologue devient un espace méta-théâtral où l’auteur explique au public les buts de son

œuvre et raconte les événements principaux de la tragédie. Le prologue, enfin, conduit

l’imagination des spectateurs vers les lieux exotiques où l’action s’agit, la Perse, dans le cas

de Orbecche, mais il sert aussi pour flatter le public21, parce qu’il sache que tout changement

a été crée pour son plaisir et sa pitié :

Essere non vi dee di meraviglia, spettatori, che qui venut’i’ sia

prima d’ognun, col prologo diviso da le parti, che son ne la tragedia,

a ragionar con voi, fuor del costume de le tragedie e de’ poeti antichi; perché non altro che pietà di voi

mi ha fatto, fuor del consueto stile, qui comparir22[…].

On retrouve le recours à la captatio benevolentiae dans l’œuvre dramatique de Cristóbal de

Virués et notamment grâce à la directe influence aussi bien de la poétique que du théâtre de

20 “e farle riuscire più grate in scena e conformarmi più con l’uso dei nostri tempi. Che ancora Aristotele dica che ciò è servire alla ignoranza degli spettatori, avendo però d’altra parte i difensori suoi, ho tenuto meglio soddisfare chi ha da ascoltare”, dans, G. B. Girali Cinzio, Scritti critici, Milano, Marzorati, 1973, p. 184. 21 On peut retrouver dans les prologues une des premières manifestations de l’aspect, disons, « commercial » de la culture courtoise dont les auteurs du XVIe siècle devaient avoir conscience. 22 Girali Cinzio, Giovan Battista, Orbecche [1543], in Il teatro italiano, II. La tragedia del Cinquecento, a cura di M. Ariani, Torino, Einaudi, 1977, tome I, p. 85.

12

Page 13: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

Giraldi Cinzio en ce qui concerne la réflexion espagnole sur le théâtre au XVIe siècle. La

Gran Semíramis, tragédie écrite en 1579, raconte l’histoire de la vengeance perpétrée par la

fameuse reine Assyrienne contre le roi, Nino, qui avait conduit au suicide son aimé époux,

Menón. Virués recueille l’héritage italien, comme l’on aperçoit par le prologue23:

[…] y todo para ejemplo con que el alma se despierte el sueño torpe y vano

en que la tienen los sentidos flacos, y mire y siga la vertud divina:

con este fin, con este justo intento hoy en su traje trágico se ofrece

la vida y muerte de la gran Semíramis [...] y solamente, porque importa, advierto

que esta trâgedia, con estilo nuevo que ella introduce, viene en tres jornadas que suceden en tiempos diferentes [...]24

Comme le souligne Teresa Ferrer Valls dans son introduction aux oeuvres de Virués: “De

hecho el ‘Prólogo’ ha de entenderse como una especie de guía de lectura de las obras de

Virués, en la que el autor nos da las claves fundamentales de su planteamientos dramáticos,

que se fundan en la búsqueda consciente de simbiosis entre arte antiguo y usos modernos, y la

conceptión del teatro como instrumento de perfección ética, que explica su inspiración

senequista, y la mueve sobre las tablas de personajes monstruosos, predominantemente

femeninos, con la finalidad de provocar en el público un rechazo del mal y de la perversión,

Ce passage rend manifeste la dette de l’auteur espagnol à l’égard des innovations italiennes

relatives à la théorie du théâtre. Virués connaissait, en effet, le traité composé par Giraldi

Cinzio, comme soulignent les aspects communs aux deux prologues : la recherche d’une

nouvelle forme de tragédie, ouverte à un public plus vaste, qui demandait un différent pacte

poétique entre le sujet du drame et le goût des spectateur. La volonté de rendre la tragédie

« populaire », dans un certain sens, poussait l’auteur vers nouvelles expérimentations et

23 T. Ferrer Valls, “Introducción” à La gran Semíramis, in Teatro clásico en Valencia, I. Andrés Rey de Artieda, Cristóbal de Virués, Ricardo de Turia, Madrid, Biblioteca Castro, 1997. 24 Cristóbal de Virués, La gran Semíramis, oeuvre citéé, p. 73.

13

Page 14: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

surtout vers la création d’un rapport différent avec la tragédie antique25. On trouve, enfin,

dans ce passage la déclaration des buts qui la tragédie se propose : que le public observe et

suive la vertu divine. La légitimation du sujet est donnée par la morale horatienne (el justo

intento) à travers laquelle Virués explique les raisons du choix de l’argument et de son

‘vêtement’ tragique, c’est-à-dire de la manière dans laquelle l’imitation s’accomplie.

L’attention au public justifie la recherche d’une formule attractive qui apparaît pour la

première fois sur le plateau espagnol. Du point de vue formel, la tripartition des actes montre

l’intention à établir une économie temporelle de la représentation, ayant le but de rendre plus

dynamique le récit. Parmi les aspects expérimentales de la tragédie sénéquéenne espagnole, le

choix le plus innovateur est constitué par la révision des unités aristotéliciennes ouvrée par le

dramaturge valencien, comme Lope de Vega soutiendra dans son traité poétique El arte nuevo

de hacer comedias en este tiempo26 (1609) :

“El Capitán Virués, insigne ingenio, puso en tres actos la Comedia, que antes

andava en quatro, como pies de niño, que eran entonces niñas las comedias27”

La référence lopesque à une ‘enfance de la comédie’ (comedias niñas) éclaire la perspective

des auteurs du XVIe siècle en ce qui concerne le rapport avec l’héritage classique : il fallait

reconnaître les changements qu’il y avait eu par rapport à l’antiquité classique, la nécessité

d’apporter des solutions différentes dans la représentation afin que le théâtre renaisse de son

passé autant que l’homme au XVIe siècle. Giraldi Cinzio et Virués entrevoyaient la possibilité

d’amener la redéfinition des théories poétiques classiques jusqu’au point de la discussion des

genres théâtrales, une discussion qui commença avec la séparation entre comédie et tragédie,

mais qui contribuerait, le long du siècle, à la conception et à la naissance d’un genre mixte : la

25 “No otra había sido la propuesta de Giraldi Cinthio, autor en el que Virués pudo inspirarse y con el que, a pesar de las diferencias formales, comparte planteamientos de fondo: la finalidad moral y el gusto por el enredo o la utilización de argumentos fingidos en el marco de la búsqueda de una fórmula atractiva para un público amplio”, dans, Ferrer Valls, Teresa, “Introducción”, in Teatro clásico en Valencia. Andrés Rey Artieda, Cristóbal de Virués, Ricardo de Turia, Madrid, Biblioteca Castro, 1997, vol. I, p. XXV. 26 Lope de Vega, Arte nuevo de hacer comedias en este tiempo [1609], in Socrate M., Profeti M. G., Samonà C. (a cura di), Teatro del “Siglo de oro”, Milano, Garzanti, 1989. 27 Lope de Vega, oeuvre citée, (vv. 215-218), p. 968.

14

Page 15: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

tragicomédie. Notamment, selon Teresa Ferrer Valls, « En uno y otro caso, y a pesar de las

diferentes evoluciones del teatro español y del italiano, sus propuestas abrían el camino hacia

la mezcla de géneros, hacia la tragicomedia”28.

Dans le prologue de Cléopâtre Captive, tragédie écrite par Étienne Jodelle en 1553 l’auteur

montre des intentions différentes par rapport aux théories théâtrales italiennes et espagnoles.

Cléopâtre Captive représente la première tragédie d’imitation des auteurs classique écrite en

langue française29. Une des caractéristiques de la réflexion française autour des thèmes

apportés par la redécouverte de la culture classique, concernait, parmi les autres, la volonté

d’élever la valeur littéraire et poétique du théâtre français à travers l’imitation des auteurs

classiques. La redéfinition de la théorie poétique en France commence autour de la quarte

décade du XVIe siècle, lorsqu’on publie les commentaires écrits par Jacques Peletier, L’art

poétique d’Horace (1545) et par Thomas Sébillet, L’art poétique (1548). Comme l’on déduit

par les titres, l’influence de la pensée horatienne en France a été fondamentale et, peut-être,

plus incisive de celle aristotélicienne surtout par rapport à la réflexion sur les buts de la

représentation. Une année d’après la publication de l’œuvre de Sébillet, Joachim Du Bellay,

poète et intellectuel de la Pléiade, publica La deffence et illustration de la langue françoise

(1549), où il remarquait l’importance d’écrire œuvres littéraires en français afin d’affirmer la

dignité littéraire de la langue nationale. Les œuvres de l’antiquité classique constituaient,

selon la pensés de Du Bellay, un modèle auquel les auteurs modernes pouvaient puiser pour

leur compositions.

Dans le prologue de Cléopâtre Captive, Jodelle souligne son attention à l’égard de la langue

française, grâce à laquelle il redéfinit l’entité du rapport qui lie sa structure à l’imitation des

poètes de l’antiquité classique :

Nous t’apportons (ô bien petit hommage) Ce bien peu d’œuvre ouvré de ton langage,

Mais tel pourtant que ce langage tien N’avoit jamais dérobbé ce grand bien Des auteurs vieux : C’est une Tragédie

28 T. Ferrer Valls, oeuvre citée, p. XXV. 29 Comme le souligne R. Campagnoli dans son essai sur la pièce de Jodelle, « Descrizione della Cléopâtre Captive di Jodelle », in Studi di letteratura francese, Firenze, Olschki, 1970.

15

Page 16: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

Qui d’une voix & plaintive & hardie Te représente un romain Marc Antoine, Et Cléopâtre Egyptienne Roine […] 30

« Le prologue, qui est presque consacré à l’exaltation d’Henry II, souligne l’attention

‘courtisane’ qui a présidé à la rédaction de la pièce31 », toutefois, la tragédie « un petit

hommage » offert au roi, puisqu’elle est présentée dans la même langue que celle du roi. La

langue française, dans la captatio benevolentiae proposée par l’auteur, acquière une haute

valeur littéraire parce qu’elle est la langue de la cour, et tout d’abord, la langue d’Henry II,

« ce langage tien ». A ce point de vue, le rapport avec les auteurs classiques concerne la

célébration du lien historique et littéraire qui rejoignait la grandeur des œuvres classiques à la

grandeur de la monarchie française. Il s’agit d’une tragédie à la manière des auteurs

classiques, mais pas d’une simple imitation32 des modèles du passé, elle cherche à se définir

au moyen des nouveautés aussi bien linguistiques que thématiques le long du développement

de la pensée critique concernant la composition poétique.

En ce qui concerne la réélaboration anglaise de la tragédie sénéquéenne, on a choisi l’œuvre

de Thomas Kyd, The Spanish Trâgedy, tragédie de vengeance représentée à la cour de

Elizabeth I en 1586. Le choix de ce texte, où il n’y a pas un prologue, a été effectué à cause de

son caractère paradigmatique en ce qui concerne l’évolution du genre. En effet, le discours au

moyen duquel on voulait terminer cette analyse regarde la conscience de la possibilité de

l’application des thèmes modernes à la structure de la tragédie classique. L’innovation

apportée par le dramaturge élisabéthain consiste, en effet, dans la particularité du thème, dans

le choix de représenter à la manière des anciennes un sujet moderne, c’est-à-dire la cour

espagnole et portugaise. Le décor où l’action se déroule n’est pas, dans ce cas, une cour

antique et distante, aussi bien dans le temps que dans l’espace, mais une nation européenne,

30 Jodelle, Étienne, Œuvres Complètes, II. Paris, Gallimard, 1968, p. 94. 31 Ibidem, note 93, p. 446. 32 « Le classique ‘français’ n’est pas une imitation artificieuse des modèles antiques (auxquels elle se rend seulement pour en avoir la confirmation de sa propre valeur) : il exprime, au contraire, son contenu national où la rationalité de l’esprit français est manifeste. Si la France, à cette période, tendait à imposer sa forma mentis comme universellement valide, il est conforme à une caractéristique qu’on retrouve dans toute l’histoire française », dans E. R. Curtius, Littérature européenne et Moyen Age latin, trad. it Letteratura europea e Medioevo latino, Bari, Laterza, 1978, p. 272.

16

Page 17: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

depuis longtemps ennemie de l’Angleterre et en lutte avec lui33. Le processus cathartique

acquière dans l’œuvre de Kyd des significations politiques explicites liées au présent. Au

moyen de la mise an scène de la tragédie, l’auteur identifiait la méchanceté de la cour et des

hommes qui en faisaient partie avec des connotations nationales précises. La cour espagnole

devenait dans The Spanish Tragedy le lieu où se consumait la vengeance : là où la tragédie

sénéquéenne demandait une référence spatio-temporelle indéfinie, Kyd, au contraire, indiquait

le lieu de toute corruption juste au début de la pièce :

When this eternal substance of my soul Did live imprison’d in my wanton flesh, Each in their function serving other’s need, I was a courtier in the Spanish court34

L’histoire de la « Renaissance » de la tragédie dans le théâtre européen du XVIe siècle est

donc l’histoire des différentes interprétations de la poétique classique et de la découverte de la

valeur de l’imitation des modèles antiques. Cependant, les réflexions d’ordre esthétique,

herméneutique et idéologiques qui caractérisent les différentes positions critiques des auteurs

considérés, en ce qui concerne l’expérience italienne, espagnole, française et anglaise,

donnent le portait d’un théâtre in fieri, qui est en train de se définir dans le polyédrique

panorama du XVIe siècle. Au moyen de l’analyse menée, enfin, on découvre les premiers

traits d’un théâtre qui acquerrait sa maturité artistique le long du XVIIe siècle, mais qui

montre juste à partir de sa « Renaissance » les caractéristiques d’une expérience européenne .

33 La défaite de la Invencible Armada espagnole par l’armée navale anglaise arriverait deux années d’après, en 1588. 34 Kyd, Thomas, The Spanish Tragedy, dans The Chief Elizabethans Dramatists, London, Cassel and Company,1911, (I, i, 1-4).

17

Page 18: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

Bibliographie

SOURCES PRIMAIRES

AA. VV., The Norton Shakespeare, Oxford, Oxford University Press, 1997.

Aristotele, Poetica, a cura di D. Lanza, Milano, Rizzoli, 2004.

Girali Cinzio, Giovan Battista, Orbecche [1543], in Il teatro italiano, II. La trâgedia del Cinquecento,

a cura di M. Ariani, Torino, Einaudi, 1977, tomo primo.

Girali Cinzio, Giovan Battista, Scritti critici, Milano, Marzorati, 1973.

Jodelle, Étienne, Œuvres Complètes, II. Paris, Gallimard, 1968.

Kyd, Thomas, The Spanish Trâgedy, dans The Chief Elizabethans Dramatists, London, Cassel and Company,1911.

Orazio, Tutte le Opere, a cura di L. Paolicchi, Roma, Salerno Editrice, 1993.

Marlowe, Christopher, The Complete Plays, London, Penguin Classics, 2003.

Seneca, Lucio Anneo, Teatro Completo, trad. di E. Paratore, Roma, Newton & Compton, 2004.

Seneca, Lucio Anneo, Lettere a Lucilio, trad. di G. Monti, Milano, Rizzoli, 1994, voll I-II.

De Virués, Cristóbal, La gran Semíramis, in Teatro clásico en Valencia, I. Andrés Rey de Artieda,

Cristóbal de Virués, Ricardo de Turia, Madrid, Biblioteca Castro, 1997.

18

Page 19: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

SOURCES CRITIQUES

AA. VV., The Norton Anthology of English Literature, New York-London, W. W. Norton Company, 2000, vol. I. AA. VV., Storia del teatro moderno e contemporaneo. La nascita del teatro moderno. Cinquecento-Seicento, Torino, Einaudi, 2003, voll. I. AA. VV. Letteratura italiana. Teatro, musica, tradizione dei classici, Torino, Einaudi, 1986, vol. VI. AA. VV., Storia d’Italia, Dalla Caduta dell’Impero Romano al secolo XVIII, Torino, Einaudi, 1974, tomo II Anzi, Anna, Storia del teatro inglese dalle origini al 1660, Torino, Einaudi, 1997. Bagni, Paolo, Genere, Firenze, La Nuova Italia, 1997. Braunmuller, Hattaway (ed. by), The Cambridge Companion to English Renaissance Drama, Cambridge, Cambridge University Press, 1995. Campagnoli, Ruggero, “Descrizione della Cléopâtre Captive di Jodelle”, in Studi di letteratura francese, Firenze, Olschki, 1970. Carlson, Marvin, Theories of the Theatre. A Historical and Critical Survey from the Greeks to the Present, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1984, trad. it. L. Gandini, Teorie del teatro, Bologna, Il Mulino, 1997. Chevrel, Yves, La littérature comparée, Paris, Presse Universitaire de France, 1989. Corti, Claudia (a cura di), Il Rinascimento, Bologna, Il Mulino, 1994. D’Amico, Masolino, Dieci secoli di teatro inglese: 970-1980, Milano, Mondadori, 1981. Daiches, David, A Critical History of English Literature, The Ronald Press Company, 1960, trad. it. Storia della letteratura inglese, Milano, Garzanti, 1999.

19

Page 20: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

Elam, Keir, The Semiotics of Theatre and Drama, London-New York, Methuen, 1980, trad. it. di F. Cioni, Semiotica del teatro, Bologna, Il Mulino, 1988.

Ferroni, Giulio, Storia della letteratura italiana, Torino, Einaudi, 1991, voll. I-II.

Faini, Papetti (a cura di), Le forme del teatro, Roma, Dipartimento di letterature comparate della Terza università degli studi di Roma, 1994. Froldi, Rinaldo, Lope de Vega y la formación de la comedia, Salamanca, ANAYA, 1968. Fubini, Mario, Critica e poesia, Bari, Laterza, 1956. Guillén, Claudio, Entre lo uno y lo diverso. Introducción a la literatura comparada, Barcelona, Editorial Crítica, 1985, trad. it. di A. Gargano, L’uno e il molteplice. Introduzione alla letteratura comparata, Bologna, Il Mulino, 1992. Innocenti Loretta (a cura di), Il teatro elisabettiano, Bologna, Il Mulino, 1994. Molinari, Cesare, Storia del teatro, Bari, Laterza, 1996. Moretti, Franco, “La letteratura europea”, in Storia d’Europa. L’Europa oggi, a cura di P. Anderson, M. Aymard, P. Bairoch, W. Barberis, C. Ginzburg, Torino, Einaudi, 1993, vol. I, pp. 834-866. Profeti, Maria Grazia, Introduzione allo studio del teatro spagnolo, Firenze, La Casa Usher, 1994. Socrate M., Profeti M. G., Samonà C. (a cura di), Teatro del “Siglo de oro”, Milano, Garzanti, 1989. Todorov, Tzvetan, I generi del discorso, Firenze, La Nuova Italia, 1993.

20

Page 21: La « Renaissance » de la Tragédie · 2007-04-23 · se réfère sont celles de Claudio Guillén, Entre lo uno y lo diverso4, et Franco Moretti, La letteratura europea (La littérature

21