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Congrès Marx International V - Section histoire – Paris- Sorbonne et Nanterre – 3/6 octobre 2007 Section Histoire. Atelier 1: Les révolutions du XX ème siècle en rétrospective Paris, 2007 La révolution mexicaine: Racines, expérience et mémoire Rhina Roux * A l’aube du XX ème siècle, surgit une vague de révolutions dans les banlieues du grand capital: en Russie et en Perse en 1905, en Turquie en 1908, au Mexique en 1910, en Chine en 1911 puis en Russie en 1917. Cette vague, dont l’ampleur finira, au cours du siècle, par anéantir la Belle Epoque mais aussi les empires coloniaux du XIX ème siècle, prend naissance à la marge du monde européen, au cœur de sociétés fondamentalement agraires et, dans certains cas, sur des terres qui avaient connu des civilisations ancestrales. A la fin du XIX ème siècle, le capital financier avait parachevé le projet civilisateur de la modernité capitaliste initié au cours du XVI ème siècle avec la conquête espagnole de l’Amérique : l’intégration de la planète entière aux circuits d’accumulation. A travers la domination coloniale officielle ou par l’intrusion au-delà des frontières des Empires et des Etats, le déploiement du projet civilisateur du capital entraîna des changements dans la vie quotidienne, détruisant les économies naturelles et diluant les patrimoines culturels bâtis au cours d’histoires millénaires. Si le Paris des passages commerciaux et des grandes avenues haussmanniennes était, comme l’annonçait Walter Benjamin, l’allégorie européenne de cette modernité, le * Politologue. Enseignant-chercheur à l’Université Autonome Métropolitaine, Xochimilco, Mexique

La révolution mexicaine: racines, expérience et mémoire

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Page 1: La révolution mexicaine: racines, expérience et mémoire

Congrès Marx International V - Section histoire – Paris-Sorbonne et Nanterre – 3/6 octobre 2007

Section Histoire. Atelier 1: Les révolutions du XXème siècle en rétrospectiveParis, 2007

La révolution mexicaine:Racines, expérience et mémoire

Rhina Roux*

A l’aube du XXème siècle, surgit une vague de révolutions dans les banlieues du grand capital: en Russie et en Perse en 1905, en Turquie en 1908, au Mexique en 1910, en Chine en 1911 puis en Russie en 1917. Cette vague, dont l’ampleur finira, au cours du siècle, par anéantir la Belle Epoque mais aussi les empires coloniaux du XIXème siècle, prend naissance à la marge du monde européen, au cœur de sociétés fondamentalement agraires et, dans certains cas, sur des terres qui avaient connu des civilisations ancestrales.

A la fin du XIXème siècle, le capital financier avait parachevé le projet civilisateur de la modernité capitaliste initié au cours du XVIème siècle avec la conquête espagnole de l’Amérique : l’intégration de la planète entière aux circuits d’accumulation. A travers la domination coloniale officielle ou par l’intrusion au-delà des frontières des Empires et des Etats, le déploiement du projet civilisateur du capital entraîna des changements dans la vie quotidienne, détruisant les économies naturelles et diluant les patrimoines culturels bâtis au cours d’histoires millénaires. Si le Paris des passages commerciaux et des grandes avenues haussmanniennes était, comme l’annonçait Walter Benjamin, l’allégorie européenne de cette modernité, le chemin de fer, jouait le même rôle à travers de vastes régions non-européennes. La Russie, la Chine, la Perse, l’Inde, la Turquie, le Mexique faisaient partie de la zone à risque sismique globale générée par la pénétration frénétique de capitaux.

Aujourd’hui, alors que le capital construit un monde toujours plus inhospitalier et hostile pour la vie humaine et que la considération de l’être humain comme superflu, qui, pour Hannah Arendt représentait l’essence même du totalitarisme, semble s’universaliser, il nous semble utile de nous intéresser à ces années tourmentées. Non pour en tirer des enseignements, * Politologue. Enseignant-chercheur à l’Université Autonome Métropolitaine, Xochimilco, Mexique

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mais pour éclairer le présent en mettant à jour la violence infinie qu’il renferme. De mon côté, j’examinerai un fragment de cette histoire de l’insoumission aux marges : la révolution mexicaine de 1910-1920. Je ne rapporterai pas une nouvelle histoire factuelle de celles qui existent. Je me propose d’analyser, à l’aune du nouveau siècle qui commence, la signification historique de ce qu’Eric Hobsbawm appelait la révolution oubliée : une guerre paysanne victorieuse qui, éclipsée et en même temps protégée par la première guerre mondiale et par la révolution bolchévique, mit fin, sur le sol mexicain, à une tendance constitutive du capital dans son déploiement planétaire : la spoliation des terres communales, la destruction de la communauté agraire et la subsomption du monde naturel au circuits d’accumulation.

Cet exposé comporte trois parties. Tout d’abord, nous analyserons les racines et les causes de la révolution mexicaine grâce à l’éclairage donné par l’histoire du Mexique et par les grandes évolutions mondiales ayant eu lieu entre 1875 et 1914. Puis nous étudierons la nature et l’issue de cette révolution en essayant de l’appréhender à partir des tragédies, des dilemmes, des mentalités, des luttes et de la culture au Mexique et dans le monde de l’époque. Enfin, nous nous intéresserons à la persistance symbolique de la révolution dans l’imaginaire subalterne mexicain en ce changement d’époque.

Racines et causes

Une révolution est plus qu’une simple insurrection ou conspiration, bien que ces événements puissent en faire partie. Une révolution est une rupture violente d’une relation étatique –et du lien de domination qui repose sur elle– de la part des dominés. Cette rupture, dont l’issue ne peut être envisagée par ses protagonistes, dissout la communauté imaginaire étatique, rompt la relation de commandement et d’obéissance, brise le monopole que détenait l’Etat sur la violence légitime et affiche comme ligne d’horizon de ses protagonistes la redéfinition des règles du corps politique. Dans le monde moderne, une révolution est ce moment exceptionnel durant lequel les opprimés, assujettis quotidiennement au travail et à la

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satisfaction de leurs besoins, font irruption sur la scène publique pour intervenir dans ce qui est l’attribut exclusif de la liberté humaine : décider du mode selon lequel les relations sociales de la vie commune doivent être organisées.1

Les raisons d’une telle irruption, ainsi que les formes que prend l’insubordination, ne se trouvent pas dans l’économie ni dans la politique. Le génotype de chaque révolution se déchiffre à travers l’histoire : en étudiant son temps long et le complexe entrelacs de relations de domination et de structures symboliques à partir desquelles se codifient dans l’imaginaire subalterne les rancœurs et les désirs qui sont à l’origine de la rébellion (mythes, religiosité, croyances, coutumes). Expérience et culture, insistait E.P. Thompson lors de sa polémique avec le structuralisme soulignant les clefs pour comprendre l’action de l’homme dans l’histoire.2

Comme d’autres régions à la même époque, le Mexique subit de profondes mutations durant le dernier quart du XIXème siècle. La vague d’expansion capitaliste qui submergea le monde entre 1875 et 1914 avait converti le pays en une zone d’investissement financiers et en plateforme d’exportation de produits agricoles, minéraux et pétroliers. A la veille de la révolution, les capitaux étrangers représentaient 77% du montant total des investissements financiers au Mexique, répartis entre les branches productives orientées vers l’exportation : 61,8% des investissements dans le chemin de fer, 97,5% dans les mines, 76,7% dans la banque, 100% dans le pétrole, 85% dans l’industrie (principalement textile) et 87,2% dans l’électricité.3 Icône du progrès, la construction de lignes de chemin de fer, 1 Hannah Arendt, au sujet du phénomène révolutionnaire, souligne que ce n’est pas la violence qui définit une révolution. La modernité de la révolution consiste à en faire un phénomène politique qui, dans l’expérience et l’imaginaire de ses protagonistes, est associé à deux conditions : la perspective de la fondation de quelque chose de nouveau –inhérente au « miracle » humain de l’action politique– et l’horizon de la libération qui l’accompagne (pas seulement comme la libération de l’oppression, mais comme la participation ou l’admission dans les affaires publiques) : « Ni la violence ni le changement ne peuvent servir pour décrire le phénomène de la révolution ; seulement lorsque le changement à lieu dans le sens d’une nouvelle origine, lorsque la violence est utilisée pour constituer une forme complètement nouvelle de gouvernement, pour donner lieu à la formation d’un corps politique nouveau, lorsque l’émancipation de l’oppression conduit, au minimum à la constitution de la liberté, alors, seulement, nous pouvons parler de révolution. » Hannah Arendt, Sobre la revolución, Alianza, Madrid, 1988, p.36. 2 E.P. Thompson, The Poverty of Theory and Other Essays, Monthly Review Press, New York, 1978, ps.170-171.3 Adolfo Gilly, La revolución interrumpida. México, 1910-1920: una guerra campesina por la tierra y el poder, El Caballito, Mexico, 18ª., 1982 (1ª: 1971), ps.23-

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dont le réseau suivait les voies de communication entre les centres miniers et agricoles et les ports et passages frontaliers au nord, augmenta à un rythme incroyable durant les deux décennies qui précédèrent la révolution : de 640 kilomètres en 1876, le réseau ferré atteint presque 20 000 kilomètres en 1910.4

Le Mexique comptait alors 15 millions d’habitants, dont 80 % travaillaient dans le secteur agricole. Selon le recensement de 1910, 12 millions de mexicains étaient paysans, journaliers ou ouvriers agricoles et 411 000 étaient agriculteurs ou propriétaires de petites parcelles. Le recensement rapportait 834 propriétaires de grandes exploitations.5 Face à cette énorme masse paysanne, la population ouvrière était très réduite : elle représentait 280 000 travailleurs dans le secteur industriel, c'est-à-dire entre 4 et 6% de la population économiquement active.6

Le régime politique, issu de la consolidation au pouvoir national d’une élite libérale, était une république formelle, bien que dans les faits, elle fonctionnât comme une oligarchie unifiée en son sommet par la figure d’un chef militaire : Porfirio Díaz. Sous ce régime, fut entreprise, durant le dernier quart du XIXème siècle, la modernisation du pays : infrastructure, mise en place définitive du régime juridique de la propriété privée, libéralisation financière et ouverture du territoire aux investissements financiers étrangers avaient transformé le pays de haut en bas.

Un nouveau cycle d’accumulation, fondé sur la location de la terre, sur des formes serviles et despotiques de relation salariale, sur des mécanismes de surexploitation de la force de travail, sur l’industrie naissante et sur l’exploitation des ressources naturelles se mit en place au Mexique durant les trente années antérieures à l’éclatement de la révolution. En ce qui concerne les conditions de vie du peuple mexicain, ce processus se traduisit par une véritable guerre coloniale interne : dépossédant les communautés indigènes de leurs terres, contraignant des villages entiers à émigrer en tant que force de travail esclave dans des plantations agricoles (comme dans les exploitations d’agave du Yucatán ou les plantations de tabac de la Vallée

24.4 François X. Guerra, México: del Antiguo Régimen a la Revolución, FCE, Mexico, 1988, volume I, p.326.5 Adolfo Gilly, op.cit., p.25.6 Hans Werner Tobler, La revolución mexicana. Transformación social y cambio político, 1876-1940, Alianza, Mexico, 1994, p.79.

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Nationale de l’Etat de Oaxaca), obligeant les paysans spoliés à établir des relations salariales fondées sur l’assujettissement personnel (comme le péonage) et étouffant dans le feu et le sang les insurrections indigènes et paysannes.

Une très importante spoliation de terres communales, comparable dans son ampleur aux enclosures of Commons réalisés dans l’Angleterre du XVIIIème siècle, eut lieu au Mexique au tournant du siècle. Liées à la construction du chemin de fer, à la concession privée de « terrains en friche » et à l’installation de grandes compagnies agro-exportatrices, l’expropriation de leurs terres fut vécue par les communautés paysannes comme une catastrophe. Entre 1883 et 1907, environ 49 millions d’hectares, un quart de la superficie du territoire national, passèrent aux mains de propriétaires privés.7 Le cas de Weetman Pearson, un entrepreneur britannique, n’est qu’un exemple du processus de spoliation opéré durant le porfiriat. Favorisé en 1902 avec la signature du contrat de la construction de la voie de chemin de fer et des ports de la connexion interocéanique de l’isthme de Tehuantepec, il se voit octroyer entre 1901 et 1906, des concessions d’exploitation du pétrole qui, selon les chiffres consignés, couvraient presque 500 000 hectares de terre répartis entre les Etats de Tamaulipas, Veracruz, Chiapas et Campeche (le long de la côte du Golfe du Mexique).8

La guerre contre les communautés agraires ne respecta aucune règle, ce fut un véritable “état d’exception” dans lequel aucun statut juridique n’était reconnu aux indigènes. A cette guerre interne vint se greffer la progression de la grande accumulation capitaliste aux Etats-Unis, entreprise au milieu du XIXème siècle avec l’expansion territoriale vers l’ouest et l’annexion de près de la moitié du territoire mexicain. La montée en flèche des investissements nord-américains dans la région est un élément révélateur de l’expansion hémisphérique que représentait la Doctrine Monroe : entre 1869 et 1897, les investissements directs de capitaux nord-américains à l’étranger augmentèrent de 800%. Cette année-là, le Mexique

7 John H. Coatsworth, Growth Against Development. The Economic Impact of Railroads in Porfirian Mexico, Northern Illinois University Press, 1981, p.170.8 Esperanza Durán, Guerra y revolución. Las grandes potencias y México 1914-1918, El Colegio de México, Mexico, 1985, p.56.

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était le principal destinataire de ces investissements.9 Au début du XXème

siècle, près de 70% des investissements des Etats-Unis au Mexique étaient destinés au chemin de fer. De plus, 81% des investissements étrangers dans l’industrie minière et 46 % de ceux des compagnies agro-exportatrices étaient contrôlés par des capitaux nord-américains. Ces derniers rivalisaient avec les entreprises britanniques pour les investissements dans le secteur pétrolier.10

James A. Stillman personnifia dans le Mexique du tournant du siècle ce processus d’accumulation par la spoliation. Président de la National City Bank, qui entre 1892 et 1901 devint la plus grande banque du monde, Stillman était aussi à la tête d’un consortium nord-américain dont les investissements au Mexique se répartissaient entre chemin de fer, mines, pétrole et entreprise agro-exportatrices. En 1902, le monopole des « Quatre Grands » - surnom par lequel étaient connus aux Etats-Unis le consortium dirigé par Stillman, E.H. Harriman, William Rockefeller et George Jay Gould - détenait 80% des actions du chemin de fer, chiffre qui représentait pratiquement 70% du total des investissements nord-américains au Mexique. Vers 1910, les dirigeants de grandes compagnies agro-exportatrices comme l’International Harvester, dédiée à l’exportation d’agave du Yucatán et l’American Rio Grande Land and Irrigation Co., qui se consacrait à l’exportation de pois chiche depuis le Sonora, faisaient partie du Conseil de Direction de la National City Bank qui avait aussi était le bras financier de la Rockefeller Standard Oil Trust.11

Les investissements financiers en zone rurale n’affectèrent pas seulement les communautés agraires. Ils entraînèrent de profondes mutations au sein des structures de classes : ces changements affectèrent certains secteurs de la bourgeoisie agricole du nord et les « rancheros » (petits agriculteurs), incapables de soutenir la concurrence des compagnies agro-exportatrices. De plus, une nouvelle classe d’employés agricoles apparut. Dans la région de La Laguna, territoire de l’armée de Villa pendant

9 Yves Henri Nouailhat, Les États-Unis et le monde au 20e siècle, Armand Colin, Paris, 2a., 2000, ps.65-68.10 John Mason Hart, El México revolucionario. Gestación y proceso de la Revolución Mexicana, Alianza, Mexico, 4ª. reimp., 1998, chapitre 5. L’auteur présente dans ce chapitre une excellente radiographie du pouvoir du capital financier nord-américain dans le Mexique du porfiriat.11 John M. Hart, op.cit., p.193 et ss.

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la révolution, le nombre de travailleurs agricoles fut dupliqué en 30 ans, pour passer de 20 000 à 200 000 salariés.12

Cependant, le déferlement du capital, commun à d’autres régions du monde à cette époque, devint au Mexique une particularité historique en atteignant un monde recréé à partir d’anciens codes civilisateurs : une société de souche coloniale qui, issue de la conquête espagnole du XVIème

siècle, se caractérise encore par la persistance de liens matériels et symboliques propres à la civilisation indigène, vaincue et soumise, mais non dissoute. Ce mode de vie donna une tonalité particulière à la pénétration de la socialité mercantilo-capitaliste, mais aussi aux formes de résistance et de révolte.

Argent et communauté

Le projet civilisateur de la modernité capitaliste eut au XVIème siècle un effet dévastateur sur les populations originaires du continent américain : il détruisit les civilisations précolombiennes, intégra leurs terres, leurs ressources naturelles et leur force de travail aux circuits du marché mondial en gestation et colonisa un monde baigné de relations sacrées avec la nature et de conceptions mythiques du temps et de l’histoire, du travail et de la fête, de la vie et de la mort. Cependant, au milieu de cette destruction, la résistance des peuples autochtones contraignit le projet civilisateur du capital à faire des concessions. Hispanisée et évangélisée, la communauté rurale originaire de l’ancien monde méso-américain survécut à la conquête et à la colonisation sous la forme de villages et de républiques d’indiens, obtenant la reconnaissance juridique de leur existence –et le droit de posséder des terres communales- à travers les lois impériales espagnoles. En 1810, au moment de la guerre d’indépendance, il existait dans la Nouvelle Espagne plus de 4500 communautés indigènes autonomes qui possédaient des terres.13 Le culte de la Vierge de Guadalupe et la reconstitution de l’identité communautaire à travers les fêtes religieuses du « saint patron » dans les villages sont des exemples, durables dans le 12 John Tutino, De la insurrección a la revolución en México. Las bases sociales de la violencia agraria 1750/1940, Ediciones Era, Mexico, 1ª. reimp., 1996, p.257.13 Eric Wolf, Las luchas campesinas en el siglo XX, Siglo XXI, Mexico, 8ª., 1984, p.17

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temps, de ce complexe processus de métissage culturel au sein duquel vainqueurs et vaincus sont transformés.14

Annoncée par les réformes des Bourbons à la fin du XVIIIème siècle –l’époque de la Révolution Industrielle- la diffusion du capital trouva au Mexique un nouvel élan avec la construction de la République entreprise par l’élite libérale durant le XIXème siècle, décrit par Karl Polanyi comme le siècle de « la grande transformation ». La mise en place du régime juridique de la propriété privée, la transformation culturelle d’une société dont la cohésion reposait sur le catholicisme et la construction d’une communauté étatique moderne constituèrent les axes de cette « grande transformation » inhérente au projet libéral mexicain.

Pour se frayer un chemin, le capital avait besoin de détruire la commune rurale. L’offensive prit deux formes : la spoliation des biens communaux (terres, salines, prairies, forêts, eaux) et la destruction de l’autonomie des gouvernements locaux. Elevée au rang de loi constitutionnelle en 1857 la Loi de Désamortissement des Biens des Corporations (1856), constitua la première expression juridique nationale du projet libéral visant à imposer le régime de la propriété privée et à en finir avec la propriété communale des villages, en mettant en circulation les biens de l’Eglise et en faisant de la terre une marchandise.

La Guerre de la Reforme (1859-1861) et l’intervention française (1862-1867) ralentirent provisoirement l’offensive contre les communautés et les villages. La consolidation de l’élite libérale passa non seulement par la défaite du Parti Conservateur mais aussi par l’affirmation d’une autorité nationale, menacée successivement par l’annexion nord-américaine de la moitié du territoire national (1847), l’occupation de l’armée française et l’Empire de Maximiliano (1862-1867). La construction de la république libérale transita aussi par un long cycle de violences agraires.

Une cascade d’insurrections communautaires précéda l’éclatement de la révolution mexicaine. Plus d’une centaine de révoltes indigènes et paysannes secouèrent le territoire national au cours du XIXème siècle : de l’insurrection des indiens yaquis pour la défense de leurs terres et de leur

14 Pour une analyse philosophique de ce processus historique, lire Bolívar Echeverría, La modernidad de lo barroco, Ediciones Era, Mexico, 1998. Pour une étude des formes de la résistence indigène, nous pouvons consulter Enrique Florescano, Memoria mexicana, FCE, Mexico, 3ª. reimp., 2000.

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autonomie à la révolte des communautés indigènes maya, en passant par une multitude de révoltes des communautés paysannes du centre du pays, notamment les célèbres rébellions de Chalco et Nayarit menées par Julio Chávez López et Manuel Lozada.

Au cours de ce processus les communautés agricoles aussi subirent des transformations. Sans renier les valeurs de l’ « économie morale » propre au monde rural, elle s’approprièrent les principes de la modernité alternative esquissée dans les utopies socialistes du XIXème siècle et dans des expériences comme la Commune de Paris, alimentant l’ensemble des revendications, libertés et droits qui définirent ce que García Cantú appela le socialisme agraire mexicain : destruction de la grande propriété agricole, restitution des terres des villages et autonomie des autorités communautaires organisées en conseils municipaux constituaient les idées centrales de cette doctrine.15

Le déploiement du projet civilisateur du capital atteint sa pleine maturité à la fin du XIXème siècle, imposant un implacable assaut contre l’économie naturelle (communautés paysannes, seigneuries, liens de dépendance personnelle, espaces sociaux non capitalistes), contre l’économie mercantile simple (artisans et producteurs indépendants) et parmi les économies à capitaux multiples. Lorsque ce processus traversa les frontières territoriales mexicaines, il rencontra non seulement une élite politique consolidée au pouvoir et disposée à entreprendre l’aventure de construire un pays capitaliste moderne. Il rencontra aussi une précédente expérience de résistance, organisation et insurrection, forgée au cours du long cycle de violence agraire qui parcourut le XIXème siècle au Mexique.

La désobéissance paysanne du début du XXème siècle fut une révolution et non une révolte de plus car le processus d’accumulation par spoliation soutenu par le régime porfirien fut nuisible à différentes classes et fractions de classes et entraîna une rupture au sein des élites dominantes : une crise de légitimité et d’hégémonie. Parmi les esprits déchainés, il n’y avait pas seulement ceux des membres des communautés agraires mais aussi ceux des petits propriétaires et des secteurs de la bourgeoisie agricole du nord, ainsi que ceux des travailleurs des nouvelles enclaves industrielles, dont la subordination commença à être visible à partir de 1905 à travers les grèves 15 Gastón García Cantú, El socialismo en México, Siglo XXI/Era, Mexico, 4ª., 1986.

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des ouvriers du tabac à Jalapa, des mineurs à Cananea (1906), des cheminots à Chihuahua (1906) et des ouvriers textiles à Rio Blanco (1907). Ce ne fut pas la ville mais le monde rural qui donna sa densité historique à la désobéissance mexicaine de 1910. Francisco I. Madero, un grand propriétaire terrien capitaliste du nord, fut un temps la personne qui articula nationalement, sur le plan électoral, les mécontents et les opposants au régime porfirien. Un évènement qui faisait partie des rituels du régime, la succession présidentielle de 1910, constitua l’occasion pour une insurrection armée. Ainsi débuta la révolution mexicaine, bien que, la fracture entre les élites, ouvrant les vannes de l’insurrection, ne pourrait par la suite plus contenir le torrent.

La terre, l’autorité, la république

Dans son essence, la révolution mexicaine fut une longue guerre paysanne par laquelle les insurgés essayaient de freiner le projet civilisateur du capital non à partir d’un modèle de société future, mais à partir de l’expérience concrète d’un monde menacé de disparition. L’expression en termes de programme de cette tentative fut le Plan de Ayala et les lois agraires zapatistes, qui placèrent au centre de l’insurrection paysanne le rétablissement d’un droit bafoué : la propriété communautaire de la terre et des ressources naturelles (eaux, prairies, forêt). Son expression politique résida dans l’expérience d’autogouvernement paysan appelé par Adolfo Gilly la « Commune de Morelos » : la formation en 1915, en territoire zapatiste, du gouvernement communal des villages armés.

Dans sa dimension morale, chaque révolution implique la prétention de changer un ordre social considéré comme injuste, comme insupportable. L’universalisation du capital, vécue au Mexique comme un processus dévastateur, fut perçue comme injustice. Les communautés agraires appréhendèrent ce processus à partir du tissu symbolique d’un monde aux racines anciennes. Elles se révoltèrent, formèrent leurs propres armées, détruisirent l’armée fédérale et occupèrent la capitale du pays en décembre 1914, moment culminant de la révolution populaire. Ce n’était pas l’image d’une société future ni sa capacité à mettre en place une autorité nationale

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qui faisait de la révolution paysanne une guerre anticapitaliste. Il s’agissait de la récupération de l’humain, incluse dans l’utopie agraire d’une société fondée sur la solidarité, la justice, les liens communautaires et l’autogouvernement des villages qui, paradoxalement, octroyait toute sa radicalité à la révolution paysanne et tendait ce lien invisible avec le projet de modernité alternative affirmé originellement par la révolution bolchévique.

L’analogie faite par Zapata entre la révolution mexicaine et la révolution russe lorsqu’il apprit l’éclatement de la révolution bolchévique à l’autre bout du monde est un témoignage de l’intuition paysanne de la dimension transcendantale de sa propre lutte. « Nous aurions beaucoup à gagner, l’humanité et la justice auraient beaucoup à gagner, si tous les peuples d’Amérique et toutes les nations de la vieille Europe comprenaient que la cause du Mexique révolutionnaire et la cause de la Russie sont et représentent la cause de l’humanité, l’intérêt suprême de tous les peuples opprimés », écrivait Zapata dans une lettre au Général Jenaro Amescua, représentant zapatiste à La Havane, le 14 février 1918.16 Peut-être cette même intuition était-elle celle qui sous-tendait la récupération paysanne des codes et des symboles de la période la plus radicale de la révolution française, appelant « Gouvernement de la Convention » la tentative avortée de gouvernement national initiée par les armées dispersées de Villa et de Zapata pendant le déclin de la révolution.

Cependant, bien qu’elle perdît la guerre, l’insurrection paysanne ne fut pas vaincue. Camouflée par la première guerre mondiale et l’explosion de la révolution russe à l’autre bout du monde, la révolution mexicaine n’a pas seulement détruit l’appareil étatique, l’armée, les fonctionnaires et les lois de l’Ancien Régime. Elle ralentit aussi une tendance du capital. Pour comprendre la portée de cette révolution agraire victorieuse, il faut considérer à sa juste mesure le coup porté en dix ans à ce qui constituait au Mexique une tendance historique : la spoliation organisée des terres communales. « Lorsque le Mexique acquit son indépendance de l’Espagne au début du XIXème », se souvient Friedrich Katz, « on estimait qu’environ 40% des terres cultivables dans les régions du centre et du sud du pays appartenait à des villages communautaires. A la chute de Díaz, en 1911, 16 Adolfo Gilly, op.cit., ps.285-286.

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seuls 5% restaient entre leurs mains. Plus de 90% des paysans mexicains perdirent leurs terres. »17 L’insurrection paysanne entre 1910 et 1920 ralentit cette tendance.

Avec leur caractère dispersé et leurs replis, les armées paysannes de Villa et de Zapata constituèrent la force sociale qui impulsa de l’extérieur et d’en bas, l’aile radicale jacobine de l’armée révolutionnaire triomphante, l’amenant à lever les mesures protectionnistes des communautés agraires et du patrimoine des biens communs hérités de leurs ancêtres. La Constitution de 1917, la plus avancée au monde lors de sa promulgation, imposa des limites au capital à travers trois principes énoncés dans ses articles 27 et 123 : la propriété étatique des ressources naturelles, le droit des villages et des communautés de posséder collectivement la terre (terres communales) et la protection étatique du droit du travail (salaire minimum, convention collective, syndicats, droit de grève).

L’article 27, qui définit le régime de la propriété, fut un coup porté au support matériel de la domination impériale en territoire mexicain, empêchant une future conversion du Mexique en « république bananière » ou en protectorat nord-américain. Il s’agissait de l’affirmation, dans la loi suprême de l’Etat, de l’existence d’une autorité nationale, dont l’effectivité devrait se concrétiser au cours des années suivantes à travers de grandes disputes avec l’Angleterre et les Etats-Unis au sujet de la propriété de la terre et du pétrole.

La voie jacobine de résolution de la révolution mexicaine finit par se diffuser dans le monde dans les années vingt et trente, devenant une référence au sein des différents courants socialistes, agraires et anti-impérialistes latino-américains : celui de Sandino au Nicaragua, de Ramón Grau San Martín et Antonio Guiteras à Cuba, de l’APRA de Haya de la Torre au Pérou, de Carlos León au Venezuela, de José Carlos Mariátegui.

Entre 1936 et 1938, l’interruption de la spoliation, acquise par les armées paysannes de Villa et Zapata devint une véritable marche arrière, en seulement trois ans, de ce qui était devenu une tendance historique séculaire. La réforme agraire cardéniste, accompagnée aussi de l’organisation de paysans armés, réussit donc à inverser cette tendance et à démanteler le pouvoir national de l’oligarchie agraire, particulièrement dans 17 Friedrich Katz, Nuevos ensayos mexicanos, Ediciones Era, Mexico, 2006, p.155.

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les régions qui avaient connu la spoliation des terres communales la plus importante durant le porfiriat : le Yucatán, la région de La Laguna, la vallée Yaqui au Sonora. Les chiffres illustrent, à froid, ce que représenta cette inversion, à chaud, d’une tendance historique : si en 1930 le latifundio représentait plus de 80% de la terre en propriété privée, en 1940, pratiquement la moitié des terres cultivées étaient des propriétés communales.18

C’était l’époque de la guerre civile espagnole, de la montée du fascisme et des procès de Moscou. A la tête de l’Etat mexicain, l’aile militaire jacobine de la révolution, alors représentée par le général Lázaro Cárdenas, lança le programme de réforme agraire le plus radical que l’Amérique Latine ait connu jusqu’à cette époque, elle envoya des armes à la république espagnole, protesta contre l’annexion allemande de l’Autriche, donna l’asile politique à Trotski y à Víctor Serge et accueillit les réfugiés espagnols. Ce gouvernement referma le cycle historique de la révolution mexicaine avec l’un des grands actes symboliques de la nation : l’expropriation de l’industrie pétrolière en 1938. Les militaires jacobins issus de la révolution donnèrent ainsi un fort coup à ce qui continuait d’être, à la veille de la deuxième guerre mondiale, une enclave stratégique de la domination impériale en territoire latino-américain : l’industrie pétrolière.

L’Etat mexicain, construit à travers un long et conflictuel processus historique, se maintint durant la longue phase d’expansion post seconde guerre mondiale, non seulement comme Etat Providence, mais appliqua aussi le contrôle et la planification étatique des économies nationales qui caractérisèrent, dans le monde entier (même en Union Soviétique) l’ordre social keynésien. Dans un monde marqué par l’hégémonie étasunienne et l’apparition d’institutions financières globales (FMI et Banque Mondiale), mais aussi par l’existence de mécanismes mondiaux de régulation financière et par la présence de grands territoires qui avaient soustrait ou conditionné la diffusion du capital, les règles établies par la révolution mexicaine permirent de conserver la souveraineté nationale mexicaine face 18 En 1930, les terres communales représentaient 13.4% du total des terres cultivées, 13.1% des terres irriguées et 10.2% de la valeur totale des terres. En 1940 ces chiffres étaient passés respectivement à 47.4%, 57.3% et 35.9%. En effet, les terres communales contribuaient, en 1940 à 50.5% de la production agricole nationale, alors qu’elles n’en représentaient que 11% en 1930. Salomón Eckstein, El ejido colectivo en México, FCE, Mexico, 1966, p.61.

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aux Etats-Unis (exprimée à travers de la position mexicaine face à la révolution cubaine et de la politique d’asile offerte aux réfugiés politiques victimes de la montée des dictatures militaires en Amérique du Sud).

Changement d’époque

Depuis des temps immémoriaux, le territoire qui aujourd’hui s’appelle Mexique fut le patrimoine de communautés rurales, dont le bien commun était gage de leur relation avec la nature, la divinité et les ancêtres sans lesquels la communauté n’existerait pas. Même durant l’époque coloniale et le processus séculaire de formation des latifundios, cette notion de biens communs –terres, forêts, prairies, rivières, lacs, côtes, collines et montagnes– demeura dans l’imaginaire mexicain, survécut dans le droit indien et, niée dans le texte des Constitutions libérales, résista à travers les révoltes paysannes, les guerres indiennes et les plans agraires du XIXème

siècle, pour enfin réapparaître, transfigurée en droit à la terre des villages et des communautés, dans l’article 27 de la Constitution de 1917.

Sans cette résistance séculaire d’une civilisation agraire, il est impossible de comprendre la persistance mythique de la révolution dans l’imaginaire mexicaine. « La fondation principale du mythe », écrit Mircea Eliade, « c’est de fixer les modèles exemplaires de tous les rites et de toutes les actions humaines significatives ».19 L’importance du mythe ne réside pas dans la véracité de ce qui est conté, mais renvoie à un évènement primordial, significatif, pour un groupe humain. Le mythe est un récit qui se réfère à une action sacrée.

La révolution fut l’un des grands mythes fondateurs de la communauté étatique et de la légitimité du régime politique mexicain durant le XXème siècle. Ce rôle de la révolution dans la constitution d’une hégémonie étatique n’a pas seulement été le produit de l’élaboration d’une histoire officielle ou de la sacralisation de l’évènement dans les rites du pouvoir. L’incorporation de la révolution dans le tissu symbolique du peuple mexicain traduisait aussi ce qui dans les entrailles de la mémoire collective

19 Mircea Eliade, Tratado de historia de las religiones, Ediciones Era, México, 18ª. reimp., 2005, p.367.

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reste gravé, comme le dit Eliade, comme histoire exemplaire : la prouesse de quelques armées paysannes –formées d’ouvriers agricoles, métayers, mineurs, instituteurs de campagne, cheminots– qui, avec la rancœur accumulée durant des années de spoliation, d’humiliation et de mépris, anéantirent une armée, occupèrent des exploitations agricoles, répartirent les terres, s’approprièrent le capital d’un pays, restaurèrent le contrôle de leurs territoires et l’autogouvernement de leurs villages et réussirent à rétablir, dans les textes juridiques et dans la réalité, le droit à la terre et le patrimoine de biens communs hérités de leurs ancêtres.

La nouvelle universalisation du capital passe au Mexique par la destruction des acquis de la révolution mexicaine et des années Cardenas : rompre des liens protecteurs, retirer des droits, effacer les registres de la mémoire collective, briser les résistances et imposer sur une table rase le nouveau pouvoir des affaires et de la finance sont les injonctions principales de cette nouvelle tendance historique.

A la fin du XXème siècle, la contreréforme de l’article 27 de la Constitution signifiait essentiellement la sanction juridique du nouvel impératif du capital : l’entrée de la terre dans le monde des marchandises. Libérée des digues érigées durant la révolution mexicaine et sous la présidence de Cardenas, la nouvelle marée de dépossessions croît en rétablissant non seulement l’ancien droit du capital sur la terre, mais impliquant aussi celui sur les ressources naturelles communes. Les eaux, côtes, plages, forêts, rivières, lagunes.

L’insurrection armée des communautés indigènes du Chiapas, héritière des insurrections communautaires qui parsèment l’histoire mexicaine, interpela la nation au seuil du XXIème siècle en cherchant à changer les règles de la république, y compris en revendiquant la reconnaissance des communautés indigènes et de leur droit à l’autonomie. Cette proposition qui impliquait une redéfinition historique de la nation mexicaine, fut énoncée juste au moment où cette nation commençait à être dirigée par les élites vers un autre projet : celui de son intégration dans une « Communauté de l’Amérique du Nord ».

Ce projet n’évoque pas la mobilité de la force de travail ni la régulation des flux migratoires. A la différence de l’Union Européenne, rassemblée autour d’une monnaie unique, de la libre circulation de la force

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de travail, d’une banque et d’un parlement communs, l’intégration nord-américaine maintient et renforce les frontières nationales, subordonnant dans les faits les Etats voisins. Cette intégration non seulement empêche la libre circulation de la force de travail mais criminalise les migrants mexicains, exclus des deux côtés de la frontière.

L’intégration du Mexique et des Etats-Unis est une tendance objective, réelle, irréversible, dont les moteurs ne se trouvent pas dans la nature des élites politiques, mais dans les raisons et logiques du capital. Cette tendance s’est concrétisée dans les couloirs industriels qui assurent les connections physiques entre villes et ports du centre-nord du Mexique et pôles industriels et commerciaux des côtes canadiennes et étasuniennes et continuera, dans un futur immédiat, avec la mise en place des grands couloirs commerciaux transnationaux. Cette tendance se voit renforcée par le contre-mouvement autonome, et jusqu’à maintenant incontrôlable, qui vient du mouvement même du travail vivant : celui de presque un demi million de travailleurs mexicains qui, chaque année, traversent la frontière vers le nord.

De nouvelles formes d’insoumission, nourries de l’expérience accumulée, se dessinent en ce changement d’époque. Le Chiapas, Atenco, Oaxaca ne sont pas surgis du néant. Ils héritent de l’expérience de rébellion et d’autogouvernement des villages. La culture de résistance forgée en cinq siècles d’expérience mexicaine, a suivi, durant la modernité capitaliste, de multiples sentiers pour survivre. Ceci est peut-être la logique qui guida le mouvement souterrain d’émigration mexicaine : des ouvriers de l’industrie et des indigènes mixtèques, zapotèques, triques, mixes, travaillant et vivant à Tijuana, en Californie, à Chicago, à New York. Il s’agit d’une des nouvelles formes de l’appropriation silencieuse des territoires et des richesses du nouveau mode de domination des classes mexicaines subalternes qui, dans leur exil, emmènent leurs identités ancestrales en créant de nouvelles communautés subalternes transnationales.

La transformation en marche est un processus ouvert, dont le dénouement n’est pas garanti à l’avance. Nous sommes en train de vivre un de ces grands changements historiques durant lesquels l’originalité des phénomènes n’est pas intelligible d’après les anciens modes de pensée. A l’insoumission des peuples indigènes, est venue s’ajouter, en ce tournant de

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siècle, l’organisation moderne des migrants latino-américains, dont les grandes mobilisations constituent aussi l’annonce d’un temps nouveau. De nouveaux droits universels pour le travail humain, reconnus au-delà des frontières nationales et des cadres indépendants, font partie des revendications des travailleurs latino-américains à travers les rues et les avenues des Etats-Unis. Tous ces éléments font partie des nouveaux contenus, concrets et spécifiques, de la république universelle des droits humains opposée à l’état d’exception du capital global.

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