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ww I l n’existe pas beaucoup de témoignages relatifs à la réquisition des animaux qui eut lieu, comme pour les hommes, le 1 er août 1914. Quant au nombre d’animaux réquisitionnés et tués, peu de statistiques sauf pour les che- vaux : tous belligérants confon- dus, plus de 10 millions d’entre eux mobilisés et 6 millions tués (sources Musée royal de l’Ar- mée à Bruxelles). Voici donc comment cette ré- quisition s’est passée et le sort des chevaux, mules, mulets, ânes, chiens, pigeons dans la Guerre de 14, sans oublier les animaux prélevés pour nourrir l’armée. Autant le dire tout de suite : ce fut un lourd tribut pour les paysans, notamment les femmes dont les exploita- tions agricoles leur sont restées sur les bras (La Terre de la se- maine dernière). L’ordre de réquisition des ani- maux est signé du ministre de la Guerre. Il ordonne à tout pro- priétaire d’animaux, valides comme réformés (!) et particu- lièrement de chevaux et ju- ments, de mulets et mules… de les présenter tel jour à la Com- mission de réquisition qui siège dans les mairies. L’ordre avertit que « tout contrevenant sera puni avec toute la rigueur des lois ». Sont aussi réquisitionnés les bœufs pour le trait ainsi que vaches à lait, bovins et ovins viandes, porcins etc., pour nourrir les soldats. S’y ajoutent fourrage et avoine pour alimen- ter les animaux. « Dans les gares on entend meu- gler les vaches ; on les arrache au chaud et mœlleux pâturage de l’été pour les mener vers l’in- connu », constate Stefan Zweig (1), reporter de guerre autrichien. Chez « l’ennemi », c’est la même histoire. Après le fils, le cheval Il s’agit en fait de l’application « pra- tique » de la loi du 3 juillet 1877 rela- tive aux réquisitions militaires. Son ar- ticle 36 disait bien alors que « l’autorité militaire a le droit d’acquérir par voie de réquisition, pour compléter et entretenir l’armée au pied de guerre, des chevaux, juments, mules et mulets. » 274 000 ânes seront réquisition- nés en Algérie, Tunisie, Maroc (alors départements français) plus tard lors de la guerre dite des tran- chées. En effet, « nous avions des ânes qui pouvaient circuler dans les boyaux (tranchées), nous apportant le ravitaillement et économisant la vie des hommes. Ces ânes venaient eux- mêmes à notre posi- tion, nous les déchargions et ils repartaient aux cuisines » ra- conte Henri Cadoux, mitrailleur de la 1 re division de cavalerie démontée (sources Archives du Val-d’Oise). Certes, les propriétaires rece- vaient une indemnisation mais, si on en croit Alphonse Draën (2), présent dans une commission de réquisition : « Les paysans vantaient la qua- lité de leurs animaux, leur do- cilité et nous faisaient des re- commandations sur la manière de les conduire… Puis, ils s’éloignaient, le cœur serré, si- lencieux et n’osant pas se re- tourner. (…) C’était pour la plupart des “vieux” qui avaient vu partir leurs fils pour la guerre. » On fera un parallèle entre le dé- part des hommes pour le front (l’abattoir) en wagon à bestiaux (La Terre du 8 juillet) et celui La réquisition des animaux Le 1 er août 1914, jour de la mobilisation générale des hommes, eut lieu l’ordre de réquisition des animaux de selle, de trait et de bouche. Cela marqua les soldats, surtout les paysans. HISTOIRE DANIEL ROUCOUS 16 Nos campagnes Centenaire de la Grande Guerre L’Artillerie de montagne française était composée pour l’essentiel de mulets qui pouvaient porter jusqu’à 150 kg. Elle fut transportée sur le front nord-est et composa une partie de l’Armée d’Orient à partir de 1915. Parmi eux, le chasseur alpin François Maurel, de Vence (Alpes-Maritimes), mobilisé à 17 ans ! À SAUMUR (MAINE-ET-LOIRE), UNE PLAQUE SUR LA FAçADE DU CHâTEAU-MUSéE DU CHEVAL FAIT éTAT DE 1 140 000 CHEVAUX MORTS. LA TERRE du 29 juillet au 4 août 2014 011_LT.indd 16 29/07/2014 11:24:48

La réquisition des animaux - L'Humanité · 2017-12-04 · les femmes dont les exploita-tions agricoles leur sont restées sur les bras (La Terre de la se- ... en France il existe

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Il n’existe pas beaucoup de témoignages relatifs à la réquisition des animaux qui eut lieu, comme pour

les hommes, le 1er août 1914. Quant au nombre d’animaux réquisitionnés et tués, peu de statistiques sauf pour les che-vaux : tous belligérants confon-dus, plus de 10 millions d’entre eux mobilisés et 6 millions tués (sources Musée royal de l’Ar-mée à Bruxelles). Voici donc comment cette ré-quisition s’est passée et le sort des chevaux, mules, mulets, ânes, chiens, pigeons dans la Guerre de 14, sans oublier les animaux prélevés pour nourrir l’armée. Autant le dire tout de suite : ce fut un lourd tribut pour les paysans, notamment les femmes dont les exploita-tions agricoles leur sont restées sur les bras (La Terre de la se-maine dernière).L’ordre de réquisition des ani-maux est signé du ministre de la Guerre. Il ordonne à tout pro-priétaire d’animaux, valides comme réformés (!) et particu-lièrement de chevaux et ju-ments, de mulets et mules… de les présenter tel jour à la Com-mission de réquisition qui siège dans les mairies.L’ordre avertit que « tout contrevenant sera puni avec toute la rigueur des lois ».Sont aussi réquisitionnés les bœufs pour le trait ainsi que vaches à lait, bovins et ovins viandes, porcins etc., pour nourrir les soldats. S’y ajoutent fourrage et avoine pour alimen-ter les animaux.« Dans les gares on entend meu-

gler les vaches ; on les arrache au chaud et mœlleux pâturage de l’été pour les mener vers l’in-connu », constate Stefan Zweig (1), reporter de guerre autrichien. Chez « l’ennemi », c’est la même histoire.

Après le fils, le cheval Il s’agit en fait de l’application « pra-tique » de la loi du 3 juillet 1877 rela-tive aux réquisitions militaires. Son ar-ticle 36 disait bien alors que « l’autorité militaire a le droit d’acquérir par voie de réquisition, pour compléter et entretenir l’armée au pied de

guerre, des chevaux, juments, mules et mulets. »274 000 ânes seront réquisition-nés en Algérie, Tunisie, Maroc (alors départements français)

plus tard lors de la guerre dite des tran-chées. En effet , « nous avions des ânes qui pouvaient circuler dans les boyaux (tranchées), nous apportant le ravitaillement et économisant la vie des hommes. Ces ânes venaient eux-mêmes à notre posi-

tion, nous les déchargions et ils repartaient aux cuisines » ra-conte Henri Cadoux, mitrailleur de la 1re division de cavalerie

démontée (sources Archives du Val-d’Oise). Certes, les propriétaires rece-vaient une indemnisation mais, s i on en croit Alphonse Draën (2), présent dans une commission de réquisition : « Les paysans vantaient la qua-lité de leurs animaux, leur do-cilité et nous faisaient des re-commandations sur la manière de les conduire… Puis, ils s’éloignaient, le cœur serré, si-lencieux et n’osant pas se re-tourner. (…) C’était pour la plupart des “vieux” qui avaient vu partir leurs fils pour la guerre. »On fera un parallèle entre le dé-part des hommes pour le front (l’abattoir) en wagon à bestiaux (La Terre du 8 juillet) et celui

La réquisition des animaux

Le 1er août 1914, jour de la mobilisation générale des hommes, eut lieu l’ordre de réquisition desanimaux de selle, de trait et de bouche. Cela marqua les soldats, surtout les paysans.

HISTOIRE DAnIEl ROucOuS

16 nos campagnes Centenaire de la Grande Guerre

L’Artillerie de montagne française était composée pour l’essentiel de mulets qui pouvaient porter jusqu’à 150 kg. Elle fut transportée sur le front nord-est et composa une partie de l’Armée d’Orient à partir de 1915. Parmi eux, le chasseur alpin François Maurel, de Vence (Alpes-Maritimes), mobilisé à 17 ans !

À Saumur (maine-et-Loire), une pLaque Sur La façade du château-muSée du chevaL fait état de 1 140 000 chevaux mortS.

lA TERRE du 29 juillet au 4 août 2014

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des chevaux dans les mêmes conditions : « Chevaux en long 8 – hommes 40 » !

l’animal, un bien utileC’est ainsi que 1 880 000 che-vaux et mulets seront réquisi-tionnés et même importés du-rant la durée de la guerre (plus de la moitié au début du conflit en 1914). S’y ajouteront 274 000 ânes (selon les archives du Val-d’Oise). Serviront également comme auxiliaires des milliers de chiens et de pigeons.La réquisition d’autant d’ani-maux s’explique : une des prin-cipales composantes de l’armée de terre est la cavalerie, qui dis-pose de 156 000 chevaux. Elle doit donc en réquisitionner en masse tant pour la selle que pour le trait. Le cheval était alors le moyen de locomotion principal.Les mules et mulets peuvent porter jusqu’à 150 kilos d’armes, de munitions, de vivres et même de blessés.Les chiens seront utiles comme sentinelles, patrouilleurs, sani-taires, télégraphistes, estafettes, chasseurs de rats et même pour tirer des petits attelages, sans oublier qu’ils sont de bons com-pagnons. C’est ce qu’écrit Louis

Pergaud à Delphine (3), le 21 septembre 1914 : « Une des anecdotes qui m’a le plus frap-pé est celle du chien infirmier. Cette brave bête s’en va cher-cher les blessés et, quand il en a trouvé un, s’en retourne avec le képi ou un lambeau d’étoffe auprès de son maître qui vient chercher le blessé. »N’oublions pas les pigeons qui font office de messagers. À ce propos, dans le nord de la France, région de colombo-philes, l’occupant allemand in-terdit, à partir de 1915, leur lâcher sous peine de mort.

l’animal, un être sensibleSur le front, les paysans-soldats croisent des milliers d’animaux abandonnés par les familles en fuite. « Les vaches meuglent dans les champs en feu » se dé-sole Roger Créquigne du 24e RI. L’essentiel servira de garde-manger aux Allemands comme aux alliés. Ils sont surtout marqués par l’état des chevaux (peut-être l’un des leurs réquisitionné) : « La guerre de mouvement ne laisse ni le temps ni les moyens d’entretenir les chevaux, les nourrir correctement, les des-seller et encore moins de les

panser » témoigne un vétéri-naire de la Croix bleue (très ac-tive sur le front pour secourir les animaux).Leur agonie leur fait plus mal que celle des hommes, tant côté français qu’allemand. « Je n’ai encore jamais entendu crier des chevaux et je puis à peine le croire. C’est toute la détresse du monde. Detering (fermier en Al-lemagne) dont on a réquisition-né les chevaux et qui a hâte de rentrer aider sa femme sur l’ex-ploitation crie : “nom de Dieu ! Achevez-les donc !” témoigne le soldat allemand Erich Maria Remarque (4).Ce que confirme le sous-lieute-nant Maurice Genevoix, 106e RI, qui évoquera souvent le sort des chevaux et mulets dans ses ro-mans (5) : « 1er septembre 1914, la plainte d’un cheval mutilé se mêlant à celle des blessés, ve-nue du lointain des arbres et comme émise par un oiseau de nuit qui hulule. » n

(1) Le monde sans sommeil de Stefan Zweig.(2) L’arrière 1914-1919 par un embusqué d’Alphonse Draën cité par le musée des Armées. (3) Lettres à Delphine de Louis Pergaud, l’auteur de La Guerre des boutons et de Contes rustiques et animaliers comme de Goupil à Margot (prix Goncourt 1910).(4) À l’ouest rien de nouveau d’Erich maria Remarque. (5) Sous Verdun de Maurice Genevoix, Ceux de 14, Bestiaire sans oubli.

« iL faut ériger un monumentS aux muLetS »« Mon premier feu ? Je n’ai rien vu du tout. J’attends dans la tranchée l’ordre de passer à l’assaut. Coup de sifflet. On attaque et on se retrouve très vite repliés dans la tranchée ou morts ou blessés. Puis on recommence.Tout ça pour prendre ou se faire prendre une colline, une position. C’est une sorte de machine à illusions : on croit à chaque fois qu’on va enfoncer les Allemands une fois pour toutes. Les Allemands raisonnent pareil !Sinon c’est la routine. L’important est d’avoir une bonne gamelle.Un jour, à Verdun on a demandé des volontaires pour l’Armée d’Orient. C’est ainsi que je me suis retrouvé dans le 84e RI des Dardanelles et sauvé par un mulet. Sans cette bête nous serions morts de faim et de soif, nous n’aurions pu évacuer nos blessés et même nous aurions été perdus.J’ai proposé qu’on érige un monument aux mulets. »NDLR : en France il existe peu de monuments aux animaux de la Guerre de 14 et pas du tout aux mulets… À moins d’un démenti de nos lecteurs ? Les alliés britanniques sont plus reconnaissants. À Londres est érigé un monument appelé « Animals in War », dédié a tous les animaux qui ont servi et sont morts aux côté des forces britanniques et alliées. Parmi les chevaux, les chiens, les pigeons… des mulets.

HEnRI DESVAuX, InSTITuTEuR à VéROSVRES (SAônE-ET-lOIRE), 19 AnS, 167E RI DE VERDun puIS 84E RI DES DARDAnEllES.

Centenaire de la Grande Guerre nos campagnes 17

chronoLogie

6 – 14 Septembre 1re bataille de la Marne qui doit sa renommée aux fameux taxis. 630 taxis parisiens, payés par le Trésor public sont réquisitionnés pour effectuer le transport rapide de troupe vers la Marne. L’avance allemande est stoppée au prix de 100 000 tués !17 Septembre L’armée allemande tente un contour par le Nord. C’est le début de la « course à la mer » et de la guerre des contournements qui prendra fin le 7 novembre.19 Septembre Circulaire du ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, relative à la censure de la presse. Les articles attaquant violemment le gouvernement ou les chefs de l’armée sont censurés ».1er octobre au 6 novembre Batailles de l’Yser et des Flandres. L’offensive allemande est arrêtée à Ypres tristement célèbre pour le massacre des « innocents ». 25 000 jeunes allemands sortant de l’école sans formation militaire y ont été tués.29 octobre L’empire ottoman (Turquie) entre en guerre aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie.17 décembre Le front se stabilise le long d’une ligne de Nieuport sur l’Yser (frontière belge) à la frontière suisse. Début de la guerre d’usure dite « des tranchées » qui va prolonger la guerre que les uns et les autres pensaient terminée à Noël.25 décembre Trêve de Noël : les soldats français et britanniques sur le front de l’Ouest (Ypres, Frelinghien), allemands et russes sur le front de l’Est, sortent des tranchées, fraternisent et jouent au football. Les états-majors font donner de l’artillerie et usent de la répression pour remettre tout le monde dans la guerre.

À suivre

TémOIgnAgE

Ce type de carte postale est significatif de l’utilisation caricaturale des animaux à des finsde propagande, le cochon représentant le « boche » ! Précisons que le même type de cartespostales circulait côté allemand.

lA TERRE du 29 juillet au 4 août 2014

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