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En médecine générale, la réflexion sur la sécurité du patient, sur le risque et sur l’erreur, est encore au stade embryonnaire en France. À l’étranger (États-Unis, Royaume-Uni, Pays-Bas…) cette réflexion est plus avancée, même si elle ne l’est pas autant que dans le monde hospitalier.Avec le développement de la recherche en médecine générale dans notre pays, il est probable que le thème de la sécurité devienne un thème important dans les prochaines années. Plusieurs questions devront être explorées : la définition même de ce qu’est une erreur en médecine générale, la fréquence et la nature des événements indé- sirables, les causes profondes de survenue de ces EIG, les conditions à remplir pour permettre une déclaration de ces EIG, etc. Parallèlement, des travaux sur les raisons pour lesquelles les médecins, et plus particulièrement les médecins généralistes, sont amenés à faire des erreurs, doivent être entrepris. Fréquence et nature des événements indésirables en médecine générale Les études mentionnant des résultats fiables sur la fréquence et la nature des événements indésirables en médecine générale et en soins primaires sont rares. Une revue très complète et très récente de littérature de l’OMS 53 a identifié seulement 49 études fiables publiées sur ce thème dans toute la littérature internationale. La plupart de ces études sont très récentes. Les résultats de cette revue de littérature de l’OMS situent le risque d’événement indésirable entre 0,004 et 240 pour 1 000 consultations (!), dont 45 % à 76 % seraient évitables. Les erreurs de diagnostic sont la première cause retrouvée (26 % à 57 %) tandis que les erreurs de prescription représentent la deuxième cause (13-47 %). Les fourchettes données pour chacune de ces valeurs soulignent combien l’évaluation est encore très imprécise. Chapitre IV – La sécurité du patient comme futur enjeu de la médecine générale 53- Makeham M, Dovey S, Runciman W, Larizgoita I (2008) Methods and measures used in pri- mary care patient safety research, OMS. Accessible sur http://www.who.int/patientsafety/ research/methods_measures/primary_care_ps_research/en/index.html

La sécurité du patient en médecine générale || La sécurité du patient comme futur enjeu de la médecine générale

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Page 1: La sécurité du patient en médecine générale || La sécurité du patient comme futur enjeu de la médecine générale

En médecine générale, la réflexion sur la sécurité du patient, sur le risque et sur l’erreur,est encore au stade embryonnaire en France. À l’étranger (États-Unis, Royaume-Uni,Pays-Bas…) cette réflexion est plus avancée, même si elle ne l’est pas autant que dans lemonde hospitalier. Avec le développement de la recherche en médecine générale dansnotre pays, il est probable que le thème de la sécurité devienne un thème important dansles prochaines années. Plusieurs questions devront être explorées : la définition même dece qu’est une erreur en médecine générale, la fréquence et la nature des événements indé-sirables, les causes profondes de survenue de ces EIG, les conditions à remplir pourpermettre une déclaration de ces EIG, etc. Parallèlement, des travaux sur les raisons pourlesquelles les médecins, et plus particulièrement les médecins généralistes, sont amenésà faire des erreurs, doivent être entrepris.

Fréquence et nature des événements indésirables en médecine généraleLes études mentionnant des résultats fiables sur la fréquence et la nature des événementsindésirables en médecine générale et en soins primaires sont rares. Une revue trèscomplète et très récente de littérature de l’OMS53 a identifié seulement 49 études fiablespubliées sur ce thème dans toute la littérature internationale. La plupart de ces étudessont très récentes.

Les résultats de cette revue de littérature de l’OMS situent le risque d’événementindésirable entre 0,004 et 240 pour 1 000 consultations (!), dont 45 % à 76 % seraientévitables. Les erreurs de diagnostic sont la première cause retrouvée (26 % à 57 %) tandisque les erreurs de prescription représentent la deuxième cause (13-47 %). Les fourchettesdonnées pour chacune de ces valeurs soulignent combien l’évaluation est encore trèsimprécise.

Chapitre IV –La sécurité du patient comme futur enjeu de la médecine générale

53- Makeham M, Dovey S, Runciman W, Larizgoita I (2008) Methods and measures used in pri-mary care patient safety research, OMS. Accessible sur http://www.who.int/patientsafety/research/methods_measures/primary_care_ps_research/en/index.html

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Un sujet nouveau et mal cernéLe sujet est clairement nouveau pour la communauté médicale et encore mal cerné. Pourla partie statistique, les difficultés de comptage sont méthodologiques. L’absence deconsensus sur la définition de ce qui fait erreur en médecine générale est patente (nousy reviendrons dans les paragraphes suivants). Les observations directes ne sont pas facilesdans le cadre du colloque singulier de la consultation ; les systèmes de signalement, péna-lisés par une sous-déclaration massive, sont peu crédibles (ils dévoilent au mieux 15 %du réel54), et les certificats de décès ne donnent qu’une vision très partielle. Enfin, lesbases de données assurantielles sont rarement publiques et sous-estiment sérieusementla réalité (beaucoup de victimes d’EIG ne portent pas plainte et, pire, le dénominateurdu nombre de consultations auquel devrait être ramené le nombre de plaintes pourconnaître une fréquence reste inconnu).

Très peu d’études comportent une analyse exhaustive des consultations au cabinet.Wetzels et al.55 ont essayé de coder totalement l’activité de deux cabinets de généralistespendant six mois en utilisant cinq sources de données : (a) les généralistes chargés derepérer tous les événements, (b) les pharmaciens du voisinage chargés habituellementd’interagir avec ces patients, (c) les patients eux-mêmes, interrogés par questionnairedans la salle d’attente, (d) l’analyse systématique des dossiers médicaux et (e) des certi-ficats de décès. Le résultat le plus important est qu’aucune de ces méthodes n’est trèsperformante (68 événements codés au total, peu convergents d’une source à l’autre : lesmédecins ont relevé 20 événements, les pharmaciens 6 sur 16 320 ordonnances, lesanalyses de dossiers et de certificats de décès ont retrouvé 28 problèmes et les patients sesont plaints 78 fois dans les questionnaires, mais finalement rarement pour des raisonsen lien avec des EIG.

En France, comme dans beaucoup d’autres pays, la plupart des évaluations de lafréquence des risques de survenue d’événements indésirables restent indirectes, mesu-rées soit à partir des motifs d’entrées à l’hôpital, soit à partir des données assurantielles.Les observatoires sur les pratiques en médecine générale commencent à exister (parexemple, l’observatoire de la Société française de médecine générale – SFMG56), mais cesobservatoires n’ont pas encore de données vraiment spécifiques sur les risques.

Le Comité de coordination et de l’évaluation clinique de la qualité en Aquitaine(CCECQA) a conduit ENEIS, l’enquête nationale 2005 sur les événements indésirablesgraves57. En moyenne, dans l’ensemble des établissements, l’enquête estimait qu’environ

60 La sécurité du patient en médecine générale

54- Amalberti R, Gremion C, Auroy Y et al. (2007) Les systèmes de signalement médicaux.Études et résultats de la DRESSs, juillet, @-revue http://www.sante.gouv.fr/drees/etude-resultat/55- Wetzels R, Wolters R, van Weels C, Wensing M (2009) Harm caused by adverse events in pri-mary care: a clinical observational study. J Eval Clin Pract 15(2): 323-756- http://omg.sfmg.org/57- Michel P, Quenon JL, Djihoud A et al. (2005) Les événements indésirables graves liés auxsoins dans les établissements de santé : premiers résultats d’une étude nationale. Drees – Étudeset résultats 398 accessible sur le web http://www.sante.gouv.fr/drees/etude-resultat/er398/er398.pdf

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4,5 % des admissions en médecine et 3,5 % en chirurgie étaient liées à des événementsindésirables, dont deux tiers avaient pour origine la médecine générale (les autres prove-nant d’hospitalisations précédentes ou de spécialistes).

Les données annuelles des sociétaires du Sou Médical-Groupe MACSF, publiées dansla revue Responsabilité, situent le risque de sinistralité des généralistes autour de 1,2 %(mais cela ne couvre évidemment pas tous les événements indésirables, seulement unefraction d’entre eux donne lieu à des réclamations)58. À partir de cette « sinistralité », onpeut inférer que, presque un généraliste sur deux risque d’être mis en cause une fois aucours de sa carrière (1,2 % sur 35 ans de carrière = 42 % des généralistes). Ce risque eststable depuis les années 2000, mais il avait fortement augmenté à la fin des années 1990(en 1997, un généraliste sur 10 risquait d’être mis en cause pour une erreur médicaledans toute sa carrière).

Quelles que soient l’imprécision de ces chiffres et l’insuffisance des méthodes, toutesces études tendent à montrer que le volume d’événements indésirables est important.

Différents types d’événements indésirables gravesLa typologie des EIG est nettement mieux connue, car on n’a pas besoin d’avoir undénominateur précis ; il suffit d’avoir un grand nombre de cas que l’on peut étudier endétail.

L’étude française la plus récente porte sur 1 074 plaintes de patients concernant 1 103 généralistes (certaines plaintes affectent deux généralistes). Le corpus représentel’ensemble des plaintes en médecine générale recensées pour les années 2003-2004-2005au Sou Médical - Groupe MACSF59. Cette mutuelle assure près de 50 % du total desmédecins généralistes français dont près de 60 % des médecins libéraux.

Pour chaque dossier concernant un médecin généraliste ont été notés l’âge et le sexedu patient, la sémiologie motivant la consultation, le diagnostic, la conduite thérapeu-tique et les suites médicales faisant l’objet de la plainte (processus défaillant). L’analysedes causes « racines », conformément aux pratiques de la littérature internationale60,sépare les erreurs de compétence « technique » des médecins (diagnostic et gestion dupatient, des erreurs liées à des compétences « non techniques » dans l’organisation duprocessus de soin, la gestion de la fatigue, des distractions, la communication entreprofessionnels, etc.).

La responsabilité du médecin est retenue dans 25 % des dossiers en moyenne. Lechiffre doit être augmenté des cas où « ce » médecin particulier n’est pas reconnu respon-sable, mais où un autre intervenant sur le même dossier est reconnu fautif. On est donc

Chapitre IV – La sécurité du patient comme futur enjeu de la médecine générale 61

58- Sicot C. Le risque des professionnels de santé en 2007, Responsabilité, hors-série 2008,accessible sur le Web : http://www.prevention-medicale.org/specialites-medicales/les-chiffres-du-risque/donnees-des-assurances-rapport-annuels-sou-medical.html59- Amalberti R, Bons-Letouzey C, Sicot C (2009) La gestion des risques en médecine généra-le, une affaire de Tempos. Responsabilité 9, 33: 5-1160- Makeham M, Stromer S, Bridges-Webb C et al. (2009) Patient safety events reported ingeneral practice: a taxonomy. Qual Saf Health Care 17: 53-7

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plus proche du tiers des cas où l’événement était potentiellement évitable par une actionquelconque, ce qui reflète les données habituelles de la littérature qui considère que 35 %à 45 % (selon les études) des événements indésirables graves sont évitables par unemeilleure gestion professionnelle.

Les erreurs et retards de diagnostic sont la première cause des EIG en médecine géné-rale. Sans surprise, puisque c’est un résultat très transversal à la littérature internationale,le retard ou l’erreur de diagnostic représente un peu plus d’un tiers des dossiers, avec uneprédilection pour deux catégories de pathologies au Tempo très différent : les cancers,dont le retard est compté en mois et les menaces d’infarctus et d’accident vasculaire céré-bral (AVC), dont le retard est compté en heures. La cause la mieux corrélée au retarddiagnostique et/ou au motif de visite décalée est la nature trompeuse des tableauxcliniques et particulièrement la banalité des symptômes inauguraux, chez des sujets sansantécédent connu et en période pseudo-épidémique. Plus la notion de période pseudo-épidémique (grippe, gastro-entérite) semble forte, moins le questionnement du patientsemble poussé et plus les symptômes d’accompagnement non concordants sont ignorés.Par exemple, une fièvre banale avec une toux et une asthénie chez un patient de 50 ansen période épidémique n’a pas du tout inquiété un médecin en visite qui a prescrit untraitement standard et noté uniquement les éléments concordants avec son diagnostic.C’est en reconstituant les faits a posteriori qu’il s’est avéré que le patient avait signalé àl’interrogatoire qu’il revenait d’Afrique, mais sans insister sur ce point. C’était en fait undébut d’accès de paludisme qui a conduit à la mort du patient à J + 2 par retard de priseen charge.

62 La sécurité du patient en médecine générale

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Tableau IX – Analyse des 1 074 dossiers de plaintes, source le Sou Médical-Groupe MACSF.Identification et fréquence des processus défaillants.

Dans ces conditions, un appel pour épisode fébrile, pour des douleurs abdominalesavec diarrhée et vomissements ou pour un épisode anxieux avec douleurs thoraciquesou dorsales plus ou moins typiques, a toutes les chances d’être qualifié de non urgent,avec une visite décalée (36,2 % des cas).

Chapitre IV – La sécurité du patient comme futur enjeu de la médecine générale 63

Nature du processus défaillantAttention : l’identification des processus défaillants ne vaut pas condamnation du médecin pour chaquedossier

Nombre de cas(en comptant unseul cas quandplusieursmédecins sontimpliqués pour le même cas)

Pourcentage

Retard diagnostique de pathologies aiguës (infarctus,AVC, sepsis, abdomen aigu) ou évolutives (cancer pourl’essentiel)

389 36,2

Conduite thérapeutique insuffisante (délai dans ladécision thérapeutique, pertes de temps inexpliquéesdans l’administration du traitement, schémasthérapeutiques peu performants, négligences diverses)

283 26,3

Effets médicamenteux indésirables : erreurs dedélivrance, erreurs de plume, prescriptions inadaptées(dose, durée), contre-indications non respectées,prescriptions hors AMM, effets supposés des vaccins

110 10,2

Gestes thérapeutiques invasifs (blessures par ponction,infiltration, manipulation)

80 7,5

Chutes et blessures au cabinet (chutes de la tabled’examen, dans l’accès au cabinet, brûlures parscialytique, blessures par des aiguilles souillées)

31 2,9

Visite refusée ou décalée (« médecine au téléphone »du 15 et des généralistes, invitations à venir au cabinetplutôt qu’à se déplacer, refus de prendre un patient enretard, etc.)

75 7,0

Problème d’éthique ou de déontologie (certificats decomplaisance, certificats en conflit avec le secretprofessionnel, certificats prenant partie dans la vieprivée, placements d’office, contestations diverses dansla relation médecin-patient)

91 8,5

Expertise, résultats contestés (résultats contestés pourdes visites ou des expertises relatives à des droitssociaux ou assurantiels)

15 1,4

1 074 100 %

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Repères

Un exemple de retard de diagnostic61

Patiente de 20 ans, suivie au cabinet de son médecin traitant depuis l’enfance.Le 10 février, elle consulte pour asthénie. Un bilan biologique avec dosage des

β-hCG est prescrit. Le 16 février, la patiente revient avec les résultats. Le généraliste nese rend pas compte que la jeune fille est enceinte, car le résultat des β-hCG se trouvesur le verso de la feuille d’examen et n’est pas lu par le praticien…

À sa décharge, la mise en page du recto du bilan sanguin n’occupe pas toute lafeuille et laisse une place importante en bas de page, donnant l’impression que l’en-semble des résultats se trouve sur cette page.

Le 18 avril, la patiente revient au cabinet, voit l’associé, qui reprend le bilan defévrier mettant en évidence la grossesse. Les délais légaux d’IVG sont dépassés. Celle-ci doit se pratiquer aux Pays-Bas.

Quand il s’agit d’une consultation au cabinet pour un cas similaire, la prescriptionsymptomatique standard sans recherche complémentaire représente 79 % des casrecensés. Le rappel par le patient pour persistance des symptômes conduit à une secondevisite faite par un autre médecin, souvent urgentiste, qui reconduit le traitement dans89 % des cas. Il faut une troisième visite pour remettre en cause (dans 63 % des cas) lediagnostic initial, mais dans ce cas, le tableau s’est souvent aggravé au point de devenirbien plus évident.

Une étude similaire américaine avec des dossiers tirés au sort dans les bases dedonnées de 4 assureurs représentant 21 000 médecins dans 4 régions, 46 hôpitaux et 390cabinets, relève 307 plaintes62 mettant en cause un délai (excessif) dans le diagnostic. Leretard de diagnostic s’explique par une absence de demande du test qui aurait révélé lamaladie dans 55 % des cas, puis par l’absence de plan de suivi (45 %), l’absence d’uneanamnèse correcte (42 %) et la mauvaise interprétation du résultat du test pertinent(37 %). Parmi les facteurs contributifs, les auteurs retrouvent 79 % d’inattention ou devigilance insuffisante, 59 % de cas où on peut évoquer la fatigue du médecin généraliste,48 % de cas dus à manque de connaissance partielle et 20 % de patients peu coopérants.On retrouve, dans 43 % des cas, au moins deux médecins contribuant au délai et, dans16 %, trois ou plus.

64 La sécurité du patient en médecine générale

61- Exercez-vous à l’analyse approfondie de ce cas après avoir lu le chapitre des méthodes.62- Gandhi T, Kachalia A, Thomas E et al. (2006) Missed and delayed diagnoses in the ambula-tory setting: a study of closed malpractice claims. Ann Med 145: 488-96

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Repères

Un exemple d’erreur avec les médicaments

Un patient a une polyarthrite rhumatoïde. Son traitement de fond est une injec-tion intramusculaire (IM) de 15 mg de méthotrexate par semaine. Le généraliste relaiece traitement par 4 comprimés de 2,5 mg/j pendant 1 mois : il en résulte un surdosagemassif et une aplasie. Le médecin sera condamné.

La conduite thérapeutique au sens large, les erreurs médicamenteuses en particulieret les actes thérapeutiques agressifs, représentent la deuxième source classique d’erreurset de survenue d’EIG en ville, avec plus du quart du volume total des erreurs. Dans celot d’erreurs liées à la stratégie médicale, les erreurs de prescription médicamenteuseméritent une attention particulière, à la fois parce qu’elles sont souvent dramatiques,souvent évitables et économiquement très pénalisantes. Une étude montre au Royaume-Uni63 que 25 % des patients souffrent d’un événement indésirable lié au médicamentdans les quatre semaines qui suivent la consultation de prescription, dont 44 % sontjugés évitables. Pire, 7,1 % des admissions hospitalières seraient liées à ce problème, dont59 % seraient évitables. Treize études sont plus particulièrement orientées pour suivreles indications thérapeutiques chez les sujets âgés, en mesurant le nombre de chutes àdomicile justifiant l’hospitalisation.

En France, une première étude transversale a été menée en 1997 par le Réseau descentres régionaux de pharmacovigilance64. Elle a montré que les effets indésirablesmédicamenteux étaient à l’origine de 10,3 % des hospitalisations, un jour donné, dansdes services de médecine, de chirurgie et de long séjour des hôpitaux publics. Dans untiers des cas, les effets indésirables étaient considérés comme graves. Dans 31 % des cas,l’effet indésirable est survenu à la suite d’un traitement non conforme à l’autorisation demise sur le marché (AMM). Une deuxième enquête a été réalisée en 1998 par le Réseaudes centres régionaux de pharmacovigilance sur un échantillon représentatif de servicesde médecine et spécialités médicales des hôpitaux publics. Les hospitalisations liées à uneffet indésirable d’un médicament représentaient 3,19 % des cas. Cette étude a égale-ment montré que les accidents hémorragiques des médicaments anticoagulants de laclasse des anti-vitamine K (AVK) arrivaient au premier rang des accidents iatrogènes.

Chapitre IV – La sécurité du patient comme futur enjeu de la médecine générale 65

63- Royal S, Smeaton L, Avery AJ et al. (2006) Interventions in primary care to reduce medica-tion related adverse events and hospital admissions: systematic review and meta-analysis. QualSaf Health Care 15(1): 23-3164- Pouyanne P, Haramburu F, Imbs JL, Bégaud B and the French Pharmacovigilance Centres(2000) Hospitalisations due to adverse drug reactions: a cross sectional study in medical depart-ments. BMJ 320: 1036

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Très récemment (septembre 2008), l’AFSSAPS65 a présenté les résultats de l’étudeEMIR (Effets indésirables des médicaments : incidence et risque) qui permet de disposerde données actualisées sur les hospitalisations liées à un effet indésirable médicamen-teux. La nouvelle édition de l’étude confirme le chiffre de 3,6 % des hospitalisations duesà des effets indésirables de médicaments. Les AVK sont à l’origine du plus fort tauxd’hospitalisations liées à un effet indésirable. Ce constat a conduit l’AFSSAPS à relancerune campagne d’information sur le bon usage des AVK en impliquant l’ensemble desprofessionnels concernés et les patients.

Les autres sources du risque sont plus dispersées. Deux autres catégories d’EIG sontintéressantes dans l’étude « 1 074 dossiers de plaintes du Sou Médical-groupe MACSF »parce que très spécifiques des activités de médecine générale : les plaintes pour visiterefusée ou décalée dans le temps (7,2 %) qui recouvrent aussi bien des régulations télé-phoniques du 15 que des appels au médecin traitant et les plaintes pour établissementde certificats ou actes médico-légaux litigieux (8,8 %).

Enfin, une petite catégorie en volume (3 %, soit 31 dossiers) reste préoccupante parceque banale : il s’agit des chutes au cabinet, dans le trajet d’accès privatif au cabinetmédical (escalier, jardin) ou de la table d’examen.

Causes profondes de survenues des EIGParmi les causes profondes des EIG, la mauvaise traçabilité de l’information est classique,qu’il s’agisse de l’absence de notes dans les visites à domicile, les informations donnéesau téléphone, ou des notes trop laconiques, y compris au cabinet.

Une très belle analyse conduite aux États-Unis66 étudie la traçabilité des informa-tions dans les cabinets médicaux de 253 médecins généralistes pour un total de 1 614consultations en 2003. Elle relève l’existence d’une ou plusieurs informationsmanquantes concernant le suivi du patient dans 13,6 % des dossiers médicaux : infor-mation sur les résultats de laboratoire (6,1 %), dans les courriers aux confrères (5,4 %),dans le compte rendu des radiographies (3,8 %), dans l’anamnèse (3,7 %) et dans lestraitements prescrits (3,2 %). L’information manquante est clairement à rapporter auxdéfauts de communication avec les autres acteurs médicaux (52,3 %). Elle est reconnuecomme la source d’incidents dans 44 % des cas et d’un retard de traitement dans 59,5% des cas. Les manques sont plus fréquents avec les immigrants et les patients polypa-thologiques.

66 La sécurité du patient en médecine générale

65- Castot A. Haramburu F (2008) Hospitalisations dues aux effets indésirables des médica-ments: résultats d’une étude nationale. Point sur la nouvelle campagne d’information sur lestraitements anticoagulants antivitamine K. Communiqué Afssaps accessible surhttp://agmed.sante.gouv.fr/66- Smith PC, Araya-Guerra R, Bublitz C et al. (2005) Missing clinical information during pri-mary care visits. JAMA 293(5): 565-71

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Dans un même ordre d’idée, Guignard et al.67, en Suisse, analysent 2 520 ordon-nances et montrent que l’information sur la date manque dans 4 % des cas, le nom dumédecin (cabinets de groupe) dans 15 % et le prénom du patient dans 13 %. La poso-logie du médicament est absente ou incomplète dans 46 %, la forme galénique dans31 %. Même si ces informations sont plus souvent renseignées maintenant parce que leshabitudes ont changé depuis 2003, et/ou qu’elles sont davantage exigées en France, ellesrestent vulnérables à des oublis dont l’AFSSAPS se fait régulièrement l’écho.

Une autre cause profonde d’EIG est représentée par la non-remise en question d’undiagnostic établi par un spécialiste.

Repères

L’influence des comptes rendus des spécialistes

est souvent excessive

Les résultats négatifs sont particulièrement rassurants et éliminent le diagnosticévoqué au départ pour une longue période ; biais classique, la lecture du résultatprofite toujours aux éléments positifs de ce compte rendu, surtout devant le patientet minimise les doutes du spécialiste (il faut dire que ces doutes sont souventexprimés par une tournure de phrase ambiguë).

Cas clinique : induration du sein chez une femme de 57 ans, un bilan radiologiqueest demandé. Sur le compte rendu, il est noté que l’examen est normal, mais quecertaines images de calcifications (détaillées) méritent une surveillance régulière dansles mois qui suivent. La patiente est très soulagée et le médecin généraliste oublie defaire les contrôles dans le délai suggéré par le radiologue : il en résulte un retarddiagnostique de 8 mois d’un cancer du sein, la faute a été partagée entre le radiologueet le généraliste.

Le même biais s’applique de façon générale à tout résultat d’examen revenu normal.Par exemple, dans le retard de diagnostic d’infarctus dans la base des « 1 074 plaintes

au Sou Médical-Groupe MACSF » op. cit., 17 % des médecins ont fait en ambulatoire unélectrocardiogramme (ECG), considéré comme normal, ou un test trinitrine, considérécomme négatif, et ont été rassurés. Ces normalités, qui restent pourtant médicalementpeu convaincantes, n’ont pas empêché le développement d’infarctus dans les heures quiont suivi la consultation.

D’autres causes profondes peuvent être identifiées : faible suivi des recommandationsde bonne pratique et déviances diverses. La littérature internationale s’accorde à consi-dérer que le taux de suivi moyen des recommandations de bonne pratique centrées sur

Chapitre IV – La sécurité du patient comme futur enjeu de la médecine générale 67

67- Guignard E, Schneider PP, Favrat B et al. (2003) Erreurs médicamenteuses en ambulatoire:problématique, prévention autour de l’ordonnance et amélioration de l’information auxpatients. Revue médicale suisse: 499

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la sécurité du patient ne dépasse guère 60 % pour celles considérées68 comme les plusimportantes par le corps médical et descend souvent à moins de 20 % pour les recom-mandations vécues comme des conseils d’organisation (tracer l’information, etc.).

Les raisons invoquées pour expliquer ce faible suivi sont multiples : nombre impor-tant de recommandations entraînant une difficulté réelle à se tenir au courant detoutes69, exceptions cliniques ou contextes d’urgence rendant certaines recommanda-tions inapplicables dans ces cas particuliers, ou recommandations jugées contradictoiresavec les derniers articles lus par le praticien.

Plus globalement, le problème des déviances dans les pratiques professionnelles estun sujet logiquement croissant en importance avec l’augmentation des recommanda-tions et des règles (il n’y a pas de déviance dans une activité sans contrainte)70.

La complexité et le nombre des injonctions professionnelles rendent de la mêmefaçon assez difficile l’adoption de bonnes stratégies nationales de réduction du risque enmédecine générale en pointant des cibles précises ; si l’on n’y prend pas garde, les ciblessont atteintes, mais les déviances s’installent ailleurs par effets collatéraux.

En bref, à trop en faire sur le plan sécurité, on peut aussi provoquer des effets perverssi le nombre, la pertinence et la complexité des recommandations imposées pouratteindre une médecine sûre ne sont pas maîtrisés, sont trop réactifs à des événementsmédiatiques et/ou sont mal fondés dans les preuves épidémiologiques71.

68 La sécurité du patient en médecine générale

68- Grol R, Grimshaw J (2003) From best evidence to best practice: effective implementation ofchange. Lancet 362: 1225-3069- La HAS a commandité en 2008 une enquête téléphonique IPSOS sur l’usage et la qualité desrecommandations auprès d’un panel représentatif de 200 médecins généralistes. Beaucoup deguides et de recommandations produits par la HAS sont apparus méconnus, trop nombreux,ou inadaptés dans leur contenu ou leur objectifs à la pratique des généralistes. Des efforts sonten cours pour rendre les nouvelles recommandations plus adaptées, sans doute avec une parti-cipation encore plus active du nouveau « Regroupement des Sociétés Savantes de MédecineGénérale – RSSMG ».70- Amalberti R, Vincent C, Auroy Y, de Saint Maurice G (2006) Framework models of migra-tions and violations: a consumer guide. Qual Saf Health Care 15 (Suppl 1): i66-i7171- Shojania K, Bradford W, Duncan M et al. (2002) Safe but not sound. Patient safety meetsevidence-based medicine. JAMA 288: 508-13

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Repères

Exemple de déviation observée au Royaume-Uni après la mise en place des objectifs de performance Qualité

pour les généralistes

En mai 2005, pendant la campagne des élections législatives anglaises, le gouver-nement s’engagea à la télévision à ce que 100 % des citoyens puissent obtenir unrendez-vous chez leur généraliste dans les deux jours qui suivent leur demande. Lerésultat fut rapidement atteint à l’échelon national, mais une enquête conduite àpeine quelques mois plus tard montra que 30 % des généralistes ne permettaient plusà leur patientèle de prendre un rendez-vous à plus de trois ou quatre jours àl’avance72…

Tous ces résultats ont été à nouveau confirmés en 2009 en France par l’étude EVISA73

(Événements Indésirables graves liés aux Soins Ambulatoires) lancée par le CCECQA,sous l’impulsion de la Direction régionale des affaires sanitaires et sociales (DRASS) etde l’Agence régionale d’hospitalisation (ARH).

L’étude EVISA a porté sur l’analyse détaillée de 47 cas d’EIG repérés aux admissionsde l’hôpital en région Aquitaine, en lien probable avec la prise en charge antérieure demédecine générale. Près de 90 % des médecins traitants ont accepté de participer et dedonner leur concours à l’analyse approfondie des événements.

L’enquête n’a pas de prétention épidémiologique sur une série aussi faible, mais ellesouligne, par la profondeur de ses analyses, une série de causes profondes à l’origine desEIG :– 23 % des EIG étaient directement générés par les patients ou leur entourage qui consti-

tuent donc un acteur majeur et incontournable de la iatrogénie extrahospitalière ;– les patients fragiles sont plus vulnérables aux erreurs (on savait déjà que les patients

pauvres, parlant mal le français sont aussi plus vulnérables aux erreurs74) ;– les hospitalisations sont très rarement causées par des infections associées aux soins

d’origine extrahospitalière ;– le rôle des médicaments est majeur, particulièrement les anticoagulants ;– les médecins généralistes n’osent pas assez remettre en cause les prescriptions hospita-

lières ;

Chapitre IV – La sécurité du patient comme futur enjeu de la médecine générale 69

72- Bevan G, Hood C (2006) Have targets improved performance in the English NHS? BMJ332: 419-2273- Michel P, Quenon JL, Djihoud A, Bru-Sonnet R (2009) EVISA : Les événements indésirablesliés aux soins extrahospitaliers : fréquence et analyse approfondie des causes. Rapport final,Bordeaux, 2009, accès sur le Web: http://www.ccecqa.asso.fr/php/index.php?page=products&language=fr&cid=98&code=10074- Pascal J, Abbey-Huguenin H, Leux C et al. (2009) Social vulnerability and unmet preventi-ve care needs in outpatients of two French public hospitals. Eur J Public Health: 1-9

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– la dépréciation de leur propre image aux yeux des patients et la lassitude face à desdemandes appuyées et répétées, conduisent les médecins traitants à se voir imposerl’avis de patients se croyant bien informés (rôle notamment d’Internet, difficile àmaîtriser) ;

– les problèmes de communication entre médecin traitant et soignants extrahospitaliers,spécialistes libéraux, laboratoires de biologie et médecins hospitaliers sont bien illustrés ;

– les problèmes de traçabilité de l’information sont fréquents.

Définition ambiguë de l’erreur en médecine généraleLe problème essentiel en matière de sécurité en médecine générale reste paradoxalementde définir ce qu’est une erreur… et c’est bien plus difficile et ambigu qu’à l’hôpital (oùce n’est déjà pas simple).1. Le système médical ambulatoire n’est pas organisé pour repérer ses erreurs. Les

systèmes de signalement volontaire en médecine générale sont encore balbutiants etpeu efficaces, quels qu’ils soient75,76. Les médecins généralistes sont souvent réticentsà entrer dans un système formel de déclaration qui est vécu comme une tâche admi-nistrative de plus. Ils ne voient pas toujours ce qu’il faut déclarer et quelle en sera laretombée utile sur leur pratique77 ; il semble cependant que la récente incitationfinancière (pay for performance) accordée aux médecins généralistes anglais qui adop-tent une charte de qualité des pratiques, avec notamment la déclaration renforcée desincidents, ait modifié significativement leur engagement dans la démarche de signale-ment. Cela dit, le problème de fond de la définition des erreurs et incidents à signalern’est pas, pour autant, résolu.

2. Beaucoup d’événements indésirables sont liés à la non-observance des prescriptionspar les patients78. Cette cause est évidemment beaucoup plus importante en médecineambulatoire et particulièrement en médecine générale. Trente à cinquante pour centdes patients chroniques ne prennent pas les traitements prescrits. Dans la plupart descas, le non-suivi n’est pas compris comme une erreur, ni catalogué comme tel. On peutvoir aussi dans l’émergence de la non-observance l’effet de la transformation progres-sive de la relation médecin-patient. On est ainsi passé d’une prescription classique detype « paternaliste », dans les années 1970, à la conviction et l’adhésion à obtenir dela part du patient, dans les années 2000.

70 La sécurité du patient en médecine générale

75- Dovey SM, Phillips RL, Green LA, Fryer GE (2003) Types of medical errors commonlyreported by family physicians. Am Fam Physician 67(4): 69776- Wetzels R, Wolters R, van Weel, C, Wensing M (2008) Mix of methods is needed to identi-fy adverse events in general practice: a prospective observational study. BMC Fam Pract 9: 3577- Hopkins Tanne J (2002) US doctors and public disagree over mandatory reporting oferrors. BMJ 9; 325(7372): 105578- Barber N (2002) Should we consider non-compliance a medical error? Qual Saf Health Care11: 81-4

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3. Le retard diagnostique est la cause la plus fréquente des plaintes, mais n’est pas du toutfacile à caractériser. Neal et al.79, au Royaume-Uni, consacrent une très belle analysecritique au retard de diagnostic de cancer en médecine générale. Ils notent qu’iln’existe pas de mesure validée pour évaluer ce qui est un retard de diagnostic decancer. Ils étudient sur une cohorte de patients deux délais : le temps écoulé entre a etb, et entre b et c :

– (a) le moment où le patient commence à avoir eu des symptômes qui rétrospective-ment sont attribuables à la maladie ;

– (b) le moment où ces symptômes sont devenus un motif de consultation auprès deson généraliste ;

– (c) le moment où le médecin généraliste a évoqué directement le diagnostic, ou aumoins envoyé le patient chez un spécialiste.

Les résultats montrent que seulement 16 % des patients se souviennent correctementdes dates du premier symptôme et 30 % de la date de la première consultation ciblée.Cela confirme qu’il est bien difficile de fonder une mesure du retard sur les dires dupatient et qu’il faudrait envisager d’autres solutions (mais lesquelles ?). En outre, ce typede questionnaire est assez anxiogène pour le patient et difficile à manier.4. Plus globalement, c’est la notion même d’erreur en médecine générale qui mérite une

discussion sur le fond, avec une critique forte de toute vision trop inspirée de la situa-tion hospitalière. Jacobson et al.80 évoquent au Royaume-Uni les difficultés particu-lières des conditions d’exercice en médecine générale :

– la définition de l’erreur en médecine générale apparaît très difficile, la consultation nedure que quinze minutes au mieux, les symptômes sont souvent récents, débutants,pas très graves, ou banals, dans un contexte psychosocial ou de comorbidité qui prendsouvent le dessus dans l’entretien. Le temps utile dans la consultation est de ce faitdistribué sur différents objectifs (écoute, social, maladie, temps de déshabillage et deréhabillage, quoi dire et quoi conseiller à la fin) ;

– les études qui accusent les médecins de retard diagnostique ou de soins inappropriésn’ont pas d’outil de mesure ;

– ces jugements sont rétrospectifs et subjectifs ;– la stratégie de réponse au patient se doit souvent de répondre à beaucoup de questions

différentes, ces réponses composites et lentes ne sont pas forcément des erreurs, ce sontdes compromis raisonnables.

L’article conclut que le risque juridique est un puissant moteur de changement despratiques et d’éducation. Paradoxalement, le champ de définition de l’erreur pourraitfinalement résulter de ce qui a été reconnu fautif par la justice plus que d’une analysetechnique professionnelle.

Chapitre IV – La sécurité du patient comme futur enjeu de la médecine générale 71

79- Neal RD, Pasterfield D, Wilkinson C et al. (2008) Determining patient and primary caredelay in the diagnosis of cancer – lessons from a pilot study of patients referred for suspectedcancer. BMC fam Pract 9: 980- Jacobson L, Elwyn G, Robling M, Tudor Jones R (2003) Error and safety in primary care: noclear boundaries. Fam Pract 20: 237-41

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Le point de vue de la psychologie cognitive :pourquoi les médecins font-ils des erreurs ?Dans cet océan d’incertitudes sur les fréquences réelles du risque, sur les risques en santéen général et sur les grandes causes d’EIG dans la pratique médicale, les travaux sur lesmécanismes individuels des médecins commettant des erreurs médicales (au senspsychologique du terme) restent relativement confidentiels, souvent limités à une sphèrede journaux et de publics spécialisés en sciences cognitives et en systèmes experts(conception de didacticiels). Ces travaux sont pourtant, sans aucun doute, les plusmatures et solides dans la littérature.

Une partie très connue de ces travaux sur l’erreur n’est en rien spécifique à la méde-cine, mais s’y applique totalement. On sait que les humains commettent un grandnombre d’erreurs (en aéronautique, des observations sur 5 000 vols montrent unefréquence de deux erreurs en moyenne par heure)81.

Parmi ces erreurs, la moitié est involontaire ; on ne veut pas faire ces erreurs, maiselles se produisent quand même. Ce sont les vraies erreurs et elles sont le prix habituel

comme dit James Reason82).Soixante-dix à 80 % d’entre elles sont des erreurs de routine, des ratés d’exécution

(écrire automatiquement sur l’ordonnance ce que l’on vient de dire au patient au lieud’écrire ce que l’on voulait marquer), ou de capture d’attention (partir exceptionnelle-ment à sa première visite du matin, être préoccupé et dérangé au téléphone et seretrouver devant son cabinet comme on le fait tous les jours).

Vingt pour cent sont des erreurs de représentation ou de difficulté à mobiliser lesbonnes connaissances dans le contexte.

Et moins de 10 % sont des erreurs liées à un vrai manque de connaissance.Les erreurs involontaires donnent lieu à un taux de récupération très important (on

détecte soi-même près de 80 % des erreurs que l’on vient de commettre, particulière-ment les erreurs de routine), ce qui en réduit évidemment le risque83.

Une autre partie des erreurs est volontaire. Ce sont les violations dont on a vu précé-demment qu’elles ne cessent de croître dans nos systèmes, du fait de la montée d’unencadrement des pratiques par des règles et des réglementations.

Plusieurs caractéristiques de la situation sont reconnues comme facilitant lasurvenue des erreurs individuelles. La littérature en répertorie cinq grandes classes84 :– le niveau d’expérience des médecins : c’est une dimension très explorée dans la litté-

rature sur l’erreur de diagnostic : comparaison entre médecins seniors et jeunes méde-cins. On y revient longuement dans la suite de ce paragraphe ;

72 La sécurité du patient en médecine générale

81- Helmreich R (2000) On error management: lessons from aviation. BMJ 320: 781-582- Reason J (1993) L’erreur humaine. PUF, Paris83- Amalberti R (2009) La conduite des systèmes à risques. 3e edition PUF, Paris84- Bogner MS (1994) Human Error in Medicine. Lawrence Erlbaum Associates Inc., Hillsdale,NJ

à payer à l’efficacité de notre cognition (l’autre face de la même pièce de monnaie,

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– les distractions et interruptions de tous ordres facilitent considérablement les erreursde routine. Pour le moment, les travaux en médecine sur les distractions concernentsurtout les acteurs du bloc opératoire, mais le problème est évidemment plus large etconcerne aussi la médecine générale ;

– le stress et la fatigue favorisent toutes les catégories d’erreurs, de routines et de repré-sentation. Là encore, une abondante littérature a été publiée sur les temps de travaildes professions à risques, particulièrement les anesthésistes et les chirurgiens. Lespremiers résultats d’études commencent à arriver concernant la fatigue et le stress enmédecine générale. Les effets de burn-out, de saturation, bien connues chez les para-médicaux depuis dix ans, sont étudiés de plus en plus chez les généralistes85 ;

– l’absence de communications entre soignants et médecins, entre hôpitaux et généra-listes est un autre facteur classique de l’erreur médicale qui donne lieu à plusieursprogrammes de formations et notamment aux développements des premiers CRM(crew-resource management) ;

– enfin, la mauvaise ergonomie des situations de travail favorise la surcharge de travailet tous les types d’erreur. Elle est souvent indexée par excès en médecine sous le seulmot-clé de macro-ergonomie86. Son domaine de couverture est très large. Il concernetout autant le défaut de certains outils (complexité inutile des seringues électriques),les mauvaises conditions de travail (manque de personnel, personnels mal répartis,matériels manquants, synchronisations déficientes entre services), que le défaut deconception des locaux (trop distants, services éloignés, croisements inutiles, dange-reux). Une grande partie de la démarche de qualité s’appuie sur ces résultats d’ergonomie. Depuis peu, la complexité des outils informatiques est pointée commeune nouvelle source d’erreur et un nouveau défi pour l’ergonomie médicale.

D’autres travaux sur les erreurs de raisonnement ont été très développés dans lemonde médical. Ils sont anciens ; les premiers ouvrages datent des années 1970. Loind’être dépassés, ils constituent encore des références scientifiques importantes87 ; ilspointent plusieurs propriétés fondamentales du raisonnement du médecin qui sont àcomprendre à la fois comme des avantages (dans l’immense majorité des cas, qualifiantmême l’efficacité et la pertinence du médecin senior) et comme des pièges potentiels(exceptionnellement quand le contexte est trompeur).

Les hypothèses et diagnostics considérés sont évoqués très précocément dans l’inter-action avec le patient ; ils sont en nombre limité, presque toujours inférieur à 5. Le géné-raliste senior est capable d’associer très rapidement son patient à une classe de casconnus en mémoire, de sorte qu’il évoque de moins en moins de diagnostics alternatifs(2,7 diagnostics par patient pour le senior), alors qu’un interne en évoque plus de 5.Certains faits sont volontairement écartés et non générateurs d’hypothèses même s’ilssont contradictoires, et d’autres sont au contraire exagérés.

Chapitre IV – La sécurité du patient comme futur enjeu de la médecine générale 73

85- Kearney M, Weininger R, Vachon S et al. (2009) Self-care of physicians caring for patientsat the end of life. JAMA 301(11): 1155-6486- Carayon P (2007) Handbook of human factors and ergonomics in health care and patientsafety. Lawrence Erlbaum Associates, Hillsdale, NJ87- Elstein A, Shulman L, Prafka S (1978) Medical problem solving: an analysis of clinical rea-soning. Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts

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La compétence mise en jeu dans la consultation ne fonctionne pas sur un registrepurement académique ; elle est construite sur des exemples de cas mémorisés (enpsychologie, on parle de compétence « casuelle » ou « basée sur des cas cliniques rencon-trés »). Le médecin raisonne par identification quasi immédiate à ces « cas similaires »et non en parcourant une logique cartésienne de diagnostics différentiels. Un diagnosticnon envisagé au début n’a quasiment aucune chance d’être évoqué par la suite. L’étapede vérification du diagnostic est très rapide, voire évitée, quand il n’y a pas d’ambiguïtéentre plusieurs diagnostics. L’erreur la plus fréquente des médecins seniors est due à unesurinterprétation. Le médecin senior a tendance à simplifier les faits (rationalité limitée)et à assigner les faits nouveaux à des hypothèses déjà existantes. Le diagnostic est souventposé avant même l’examen clinique sur la simple évocation du contexte, l’examenrenforce plus les évidences et les présupposés qu’il ne permet de capturer les élémentscachés du tableau initial (on ne trouve que ce que l’on cherche).

En raison de ces propriétés propres à l’expertise humaine (et qui se rencontrent danstoutes les professions), les erreurs des juniors sont finalement différentes de celles desmédecins seniors, mais tous en font. Les juniors évoquent en moyenne plus de diagnos-tics, demandent plus d’examens, passent plus temps à examiner le patient et sont fina-lement piégés par la mauvaise répartition de leurs efforts : moindre performanceéconomique et surtout risques pris par une mauvaise hiérarchie des problèmes et duTempo de traitement de ces problèmes. Les médecins seniors ont tous corrigé cesdéfauts, ce qui montre qu’il s’agit bien de stratégies peu performantes puisqu’elles dispa-raissent avec l’expérience. Toutefois, ces mêmes seniors prennent le risque de passer plusfacilement à côté du diagnostic d’exception, qui, paradoxalement, pourra être mieuxporté par un junior moins dominé par son expérience et ses habitudes.

Ces travaux fondamentaux ont été confirmés à maintes reprises dans la littérature.Encore récemment, l’essentiel en était repris sous une forme grand public par le quoti-dien Le Généraliste qui citait les travaux de Groopman, médecin et éditorialiste améri-cain réputé (octobre 2008)88. Groopman reformulait les connaissances précédentes enparlant de sept pièges pour le généraliste : attribution « d’étiquette » au patient quienferme le jugement, raccourcis trop rapides dans l’analyse des symptômes, attirancevers un diagnostic sur des signes d’appels trompeurs dominant le tableau, piège rela-tionnel des patients que l’on connaît trop ou que l’on n’aime pas, enfermement dans sesraisonnements de départ, piège de la décision sous pression, au pied du patient, dans letemps de la consultation.

74 La sécurité du patient en médecine générale

88- Mascret D (2008) Raisonnement médical, les sept pièges cognitifs. Site Web du journal Le Généraliste http://knol.google.com/k/lyonel-baum/les-piges-du-raisonnement-mdical/2k8pqpdqx6p8k/53?version=76#

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Repères

Sept points clés à retenir pour les trois chapitres précédents

1. L’industrie a montré la voie depuis longtemps pour une sécurité maîtrisée.2. La demande croissante de sécurité s’inscrit comme une propriété directe de nos

sociétés. Elle est inéluctable, concerne toutes les activités humaines, et ne fera quecroître, sauf conflit ou rupture majeure du cycle économique.

3. Comparativement à l’industrie, la sécurité du patient est encore dans son enfance.La montée en puissance du thème de la sécurité à l’hôpital remonte à la fin desannées 1990. L’application aux soins primaires est encore plus récente.

4. Mais les grandes tendances se retrouvent dans la médecine, comme dans l’indus-trie : les défauts de compétences n’expliquent qu’un tiers des problèmes. Les deuxtiers des problèmes s’expliquent par une organisation déficiente des conditions detravail et de couplage entre acteurs professionnels.

5. La France suit, avec un petit décalage, le mouvement initié par les leaders anglo-saxons.Cette position prudente s’explique en partie par le fait qu’elle est moins souspression politique pour son système de santé que ne le sont les pays anglo-saxons,particulièrement les États-Unis et le Royaume-Uni.

6. La littérature sur la gestion des risques à l’hôpital sert finalement assez peu àcomprendre la gestion des risques en cabinet de ville

7. Le risque en médecine générale reste mal connu.

Tableau X – Spécificités de l’exercice de médecine générale de ville comparée à la méde-cine hospitalière.

Chapitre IV – La sécurité du patient comme futur enjeu de la médecine générale 75

Médecine générale Médecine hospitalière

Vision et disponibilité dupatient pendant sa maladie

Ponctuelle Longue

Type d’exercice Isolé, en réseau Collectif

Pathologies considérées Toutes Un domaine

État général du patient Bon en général Mauvais en général

Défaillance les plusfréquentes

Retard de diagnosticGestion de suiteschroniquesErreur de prescriptionCertificats et déontologie

Retard d’actionGestes techniquesdangereuxGestion de l’aigu/urgenceErreurs de saisie et dedélivrance