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JULIE AUGÉ La terre se met à table HISTOIRE CONTEMPORAINE XXI ème siècle : Retour de l'homme à sa nature par l'art de vivre et de manger.

La terre se met à table

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XXIème siècle : retour de l'homme à sa nature par l'art de vivre et de manger.

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JULIE AUGÉ

La terre se met à table

HISTOIRE CONTEMPORAINE

XXIème siècle : Retour de l'homme à sa nature par l'art

de vivre et de manger.

JUIN 2012

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La terre se met à tableXXIème siècle : retour de l'homme à sa nature par l'art de vivre et de manger.

Julie Augé Etudiante Master 2 Histoire et Cultures de l'AlimentationUniversité de Tours, Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation

La terre a inspiré la première Fête de la Gastronomie®. L’ e x p o s i t i o n B l o o m 1 l a théâtralise comme élément vital de notre alimentation à travers sa culture, ses produits, sa transformation par le feu en art de la table, mais aussi comme lieu de spectacle du repas.

La société de design Tjep a i m a g i n é d e s s t r u c t u r e s autosuffisantes "O o g s t "  : b â t i m e n t s d e f e r m e traditionnels qui intègrent la t e c h n o l o g i e a g r i c o l e e t l ’ innovat ion , v i s ib les de l’extérieur, pour produire aux résidents nourriture, énergie, chaleur, oxygène et recycler l’air, l’eau et les déchets. Ces fermes du futur évoquent les qualificatifs d’"éthique", de

"durable", de "responsable", visant comme l’indique Gilles Fumey à "donner du sens à l’alimentation, et à intégrer l ’autre dans ce que l ’on mange". Ainsi les notions de naturel, d’authentique sont renforcées. Une connexion s’établit entre les soucis e n v i r o n n e m e n t a u x e t l a nourriture conforme à un idéal d e p l a n è t e " p r o t é g é e " , "propre"2.Cette idée de connecter les personnes à leur besoin vital se retrouve dans "The Farm project", une cuisine installée dans une grange composée d’animaux et de plantes. Cet

archétype de la construction rurale va à l’encontre de la c u i s i n e c o n t e m p o r a i n e , industrielle, épurée. Evoquant la pièce à vivre des maisons p a y s a n n e s d e l ’ é p o q u e moderne avec ses bottes de paille, ses fourches, et la promiscuité des hommes et du bétail. Le "foyer", cœur de la maison habituellement garni d’une crémaillère et d’un pot3 est ici représenté par le piano central avec la batterie de cuisine suspendue. Le mobilier sommaire  : étagères, dressoir

TJEP, OogstRécolte

1  Bloom.  Une  vision  végétale,  fondation  pour  l'art  contemporain  Espace  écureuil,  Toulouse,  13  janvier-­‐25  février  20122  Fumey  G.,  "Ethique,  équitable,  solidaire  et  durable:  l'alimentation  en  tous  sens.",  Gusto,  ASA  Editions,  Paris,  automne  2007,  p.  56-­‐59.3  Quellier  F.,  La  Table  des  Français.  Une  histoire  culturelle  (XVe-­‐début  XIXe  siècle),  Rennes,  Presses  Universitaires  de  Rennes,  2007,  p.  100-­‐101.

Mike MEIRÉ, Farm ProjectProjet de ferme

TJEP, OogstRécolte

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garni de matériel en acier i n o x y d a b l e s o n t a u t a n t d’éléments évoquant le passé et l’avenir. Ce concept d’auto-c o n s o m m a t i o n r a p p e l l e l’alimentation des élites par des produits issus de leur propriété à la campagne marquant plus qu’une économie archaïque un idéa l soc ié ta l . Ce mode d’approvisionnement pour une populat ion qui avai t les moyens de recourir au marché r é v é l a i t u n e d i m e n s i o n culturelle, un jeu de distinction sociale. Pour le reste de la société urbaine, qui avait la possibilité même ponctuelle de consommer des produi ts échappant au marché, cela contribuait à maintenir des liens familiaux avec les parents restés au village. Comme

a u t r e f o i s , c e t a p p r o v i -sionnement est une réponse aux frustrations et aux peurs liées à l’anonymat citadin, au manque de traçabilité et à l’essor du marché4. Pour les géographes, c’est la gestion de la distance qui crée l’empathie par rapport à un produit : "plus ce que l’on mange est proche, plus il nous est facile de nous en approprier le savoir"5.

L a f e r m e piscicole basée sur l’aquaponie "Local river" de M a t h i e u L e b a n n e u r r é p o n d à c e b e s o i n d e d o m e s t i q u e r,

dresser, civiliser l’aliment6 pour lui apporter "une valeur

ajoutée qui le rend bon pour l’estomac7".Le mangeur est passé du statut de cueilleur sauvage, au client de supermarché saisissant facilement la marchandise8 et évolue vers le statut civilisé d’acteur ultime du cycle de p r é d a t i o n g r â c e à s a participation à l’écosystème. "L’aquarium réfrigérateur" oriente sa consommation en quantité stockable de produits vivants et déplace "le théâtre de la vie et de la mort" du marché9 au salon. Des chefs de cuisine tels que René Redzepi jouent de cette idée d’aliments sains du fait de leur proximité et visibilité en proposant de  : croquer vivante une crevette grise frétillant sur un lit de g l a c e , o u m a n g e r u n e langoustine à peine cuite sur un énorme galet matérialisant son milieu naturel.

4  Quellier  F.,  Idem,  p.  146-­‐147.5  Fumey  G.,  Op.  Cit,    p.  56-­‐59.6  Quellier  F.,  Op.  Cit,    p.  179.7  Ferrières  M.,  Histoire  des  peurs  alimentaires.  Du  Moyen  Age  à  l'aube  du  XXe  siècle,  Paris,  Seuil,  2002,  p.  136.8  Rowley  A.,  Une  histoire  mondiale  de  la  table.  Stratégies  de  bouche,  Paris,  Odile  Jacob,  2006,  p.  356.9  Ibidem

Mathieu LEBANNEUR, Local riverFleuve local

Mike MEIRÉ, Farm ProjectProjet de ferme

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La campagne s’impose au nez et en bouche en dégustant un lichen traité en tempura pour exhaler des saveurs d’humus et de sous bois  ; chaque ingrédient ramassé dans la nature proche, raisonne avec son environnement10. Ceci est la continuité du mouvement "slow food" né en 1986 en Italie et prônant "l’écogastronomie"11 et relayé depuis 2005 par le courant des "locavores".

René Redzepi, Deep fried reindeer mossLichen frit

Ce fétichisme du terroir érigeant le produit en bien culturel12 trouve sa représentation artistique dans "Dutch Tubers" de Maaike Roozenburg. Ces sculptures en porcelaine blanche rendent hommage aux racines et plantes tubéreuses cultivées sous terre, et classées au plus bas de la chaîne de l’être établie par Alen Grieco. Ces légumes modestes considérés jusqu’alors comme grossiers, vulgaires rappelant nos origines sauvages, primitives13 ou évoquant le purgatoire végétarien et la nourriture pauvre de la guerre14, sont aujourd’hui une véritable richesse dans les cuisines sublimant herbes, racines et réduisant la viande, loin des standards de la haute gastronomie15. Proche du néovégétarisme vanté par Christian Rémésy16, favorisant la consommation de produits végétaux et diminuant les produits animaux protéinés, ce comportement vise à "nourrir la planète durablement"17. Ces objets d’argile, évoquant le premier "art du feu"18, ressuscitent la beauté simple et authentique de la terre.Maaike ROOZENBURG, Dutch tubers

Tubercules néerlandais

10  Dubanchet  L.,  "  Nordic  Trip  ",  Omnivore,  Paris,  2011,  p.  27-­‐37.11  Myhrvold  N.,  Young  C.,  Bilet  M.,  Modernist  Cuisine.  Histoire  et  fondamentaux,  Italie,  Taschen,  2011,  p.  23.  12  Rowley  A.,  Op.  Cit,    p.  365-­‐366.13  Quellier  F.,  Op.  Cit,    p.  174.14  Rowley  A.,  Op.  Cit,    p.  356-­‐357.15  Dubanchet  L.,  .,  Op.  Cit,    p.  27-­‐37.16  Rémésy  C.,  nutritionniste,  ancien  directeur  de  l'INRA17  Rémésy  C.,  Futurapolis.  Nutrition,  un  dé_i  pour  le  Nord  et  pour  le  Sud,  La  Halle  aux  grains,  Toulouse,  11  février  2012.18  http://www.sevresciteceramique.fr,  consulté  en  mai  2012.

Les designers Lonny Van Ryswyck et Nadine Sterk affinent ce lien avec la terre dans leur projet "Polderceramics" en créant un service de table dont chaque pièce est fabriquée à partir de sols issus de fermes différentes. La vaisselle obtenue indique toutes les disparités historiques et géologiques de la région de part la variétés des couleurs et des textures.

Atelier NL (Lonny van Ryswyck et Nadine Sterk), PolderceramicsCéramiques de tourbe

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Cette "carte cuite" mettant en valeur la relation entre la végétation et l’argile, révèle le lien entre l’origine et l’identité.

"Dis-moi ce que tu manges [et comment tu manges], je te dirai qui tu es 19". Aucune matière ne s’approche autant de l’homme que la nourriture constituant ainsi un marqueur d’identité fort.

Des designers tels que Marije Voge lzang env i sagent l a matière alimentaire comme c o n t e n a n t m a n g e a b l e e t écologique, prenant la forme d’enveloppe soudée comme une peau au mets. S’appuyant sur les propriétés techniques et mécaniques de l’aliment, celui-

ci est transformé en objet d’usage durable. De simple accessoire de support, le contenant est promu à celui de con tenu e t par t i c ipe de l’expérience du goût20. Ces assiettes en pain, aliment de base en Occident, évoquent le "tranchoir" d’autrefois et rappellent que l’Europe est une civilisation du blé21.

Andréa Trimacchi et Simone Farresin déclinent cette idée et mélangent la farine à des déchets agricoles, du calcaire et des colorants naturels (épices, légumes, …) pour fabriquer d e s o b j e t s d o m e s t i q u e s durables répondant à des finalités élémentaires  : manger, boire…La vaisselle "Autarchy" s’inspire de la tradition du pain votif à Salémi qui consistait à réaliser des décors archi-tecturaux en pâte à pain, autrefois aliment fondamental investi d’une valeur sacrée 22.

Ce projet est un travail sur l’immigration, la mémoire, la c r é a t i o n d e v a l e u r . I l transforme un produit obtenu localement (le blé) par la tradition artisanale folklorique s i c i l i e n n e i m p o r t é e , e n i n t é g r a n t d e s p r o c é d é s industriels et des valeurs actuelles de développement d u r a b l e . C e t t e m a n i è r e autonome de produire des biens sans avoir recours au commerce évoque la notion d’autosuffisance et donc de localisme.

Atelier NL (Lonny van Ryswyck et Nadine Sterk), PolderceramicsCéramiques de tourbe

Marijc VOGELZANG, Eating experienceManger l'expérience

Marijc VOGELZANG, Eating experienceManger l'expérience

19  Brillat-­‐Savarin  A.,  La  physiologie  du  goût,  Gabriel  DE  GONET,  Paris,  184820  Bisson  D.,  Mange  ton  assiette,  Omnivore,  Paris,  2010,  p.  4321  Quellier  F.,  Op.  Cit,    p.  26.22  http://www.sicile.net,  consulté  en  mai  2012.

Andrea TRIMARCHI et Simone FARRESIN, AutarchyAutarcie

Formafantasma (Andrea TRIMARCHI et Simone FARRESIN), BakedCuit

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Ainsi réorganiser les relations entre l’individu e t son groupe , p lus son groupe e t l’environnement naturel23 est le concept de "Outstanding in the field". Ce restaurant itinérant sans murs installe une longue table dans des fermes, des jardins, des îles…à laquelle sont conviés agriculteurs, artisans culinaires locaux et invités pour partager un repas convivial dans lequel la nourriture renoue le lien avec sa terre d’origine. L’idée étant de relocaliser, réorienter notre vie sur un territoire autonome, autogéré et réenchanté24. Ce retour à la ruralité se fait avec l’évolution du service de table et du mobilier par rapport au XVème siècle permettant d’établir une distanciation avec l’aliment (couverts), ainsi qu’avec les autres convives (assiettes, verres, chaises). La recherche de proximité avec la nature se fait tout en refreinant l’animalité de l’homme par l’individualisation des pratiques25. Ces banquets illustrent cette notion "d’être seul ensemble", le mariage idéal d’identité sociale et individuelle. L’effritement des religions institutionnalisées est un champ ouvert à ces gisements de sens que sont la "nature", l’humain dans ses composantes sociales, la pensée de l’homme sur sa position dans le cosmos. L’homme se projette dans le cosmos et le ramène à lui26. Cette contagion et similitude se retrouve dans la description faite par Emile Zola du paysan Jean, semant dans son champ, dont "le balancement cadencé de son corps" rappelle "les molles ondulations de cette terre de blé"27. Edgar Morin décrit l’anthropocosmomorphisme comme cette analogie de l’être au monde  ; l’homme est analogue au monde, et le monde est analogue à l’homme28. La nourriture permettrait la circulation du corps à la pensée, la dialectique du charnel au spirituel, du matériel à l'idée, du réel à sa représentation.

23  Latouche  S.,  Vivre  localement,  La  Décroissance,  Septembre  2005,  p.  7.24  Ibidem25  Quellier  F.,  Op.  Cit,    p.  104.26  Fumey  G.,  Op.  Cit,    p.  56-­‐59.27  Zola  E.,  La  terre,  C.  Marpon  et  E.  Flammarion,  Paris,  1889,  p.  1.28  Benassi  S.  &  Cugier  A.,  Le  montage:  état  des  lieux  réel(s)  et  virtuel(s),  L'Hamattan,  Lille,  2003,  p.  24.

Evènement depuis 1999, Outstanding in the fieldDe la table à la ferme

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Page 7Vue de l'exposition, Bloom, une vision végétaleFondation espace écureuil, Toulouse, 2012

Confronté à la mondialisation qui l'entraîne dans une course un peu folle sans lui donner les clefs du comment et du pourquoi, l'homme pour se rassurer et pour donner un sens à sa vie, éprouve le besoin de se retourner vers ses origines, savoir d'où il vient pour comprendre où il va.L'effet balancier l'entraîne ainsi par réaction de survie à rêver d'écologie, d'autosuffisance, d'écogastronomie qu'il agrémente d'une dimension culturelle voire spirituelle par une mise en scène directe de la nature en se donnant le beau rôle dans un anthropomorphisme pour lui rassurant.

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