15
La transmission du Bharata-Nāṭyam d'hier à aujourd'hui Anitha Savithri Herr Le Bharata-Nāṭyam est une danse traditionnelle et classique, originaire de l'Inde du Sud, plus précisément de la région du Tamil Nadu 1 . Ce nom a été donné au début du XXe siècle à une danse autrefois nommée sadir 2 . Le nouveau terme choisi en 1932 se réfère d'une part au sage Bharata Muni, auteur présumé du Nāṭyaśāstra 3 , d'autre part à la contraction de trois mots : bhāva (état d'âme), rāga (mode mélodique) et tāla (cycle rythmique) puis enfin à nāṭyam qui renvoie au lien unissant le théâtre et la danse. A l'instar des autres formes spectaculaires indiennes, à savoir le Kathākai, le Kūṭiyāṭṭam, le Mōhini Āṭṭam, l'Oissi, Le Kūcipūdi, le Yakagāna, le Kathak, etc. les sources privilégiées sont le Mahābhārata 4 et le Rāmāyaa 5 . La mythologie hindoue demeure le ciment de tous ces arts mais chacun possède néanmoins ses spécificités. Le Bharata-Nāṭyam est aujourd'hui très largement diffusé à travers le monde. L'étude des costumes, des ornements, des mudrā 6 , des aavu 7 , des karaa 8 et des rasa 9 a d'ores et déjà fait l'objet de nombreux travaux de recherche. Nous retracerons ici l'histoire de cette forme singulière puis nous nous intéresserons à la manière dont cet art s'est perpétué jusqu'à nos jours. 1 1 L'état du Tamil Nadu (ou pays tamoul) se situe dans le Sud-Ouest de la pénisule indienne. La langue régionale officielle : le tamoul y côtoie le télougou, le kannaa, le malayalam ainsi que des langues tribales dans quelques parties de l'état. 2 Sadir : terme marathi qui signifie "offrande". 3 Le Nāṭyaśāstra fut codifié vers le 1er siècle avant notre ère. C'est le traité de dramaturgie le plus ancien de l'Inde. 4 L'épopée du Mahābhārata date de l'ère chrétienne. Ce poème épique hindou comporte plus de cent mille vers consignés dans dix-huit livres rédigés à l'origine en sanskrit. Il narre la guerre opposant deux familles : les Pandavas et les Kauravas. 5 L'autre épopée hindoue, appelée Rāmāyaa, fut composée par le poète Valmiki vers le IIIe siècle de notre ère. Rāmāyaa signifie : la geste ou le voyage de Rāma. 6 Dans les traités de danse, les gestes des mains s'appellent : hasta. Le terme mudrā est utilisé dans la sculpture, la peinture et la musique. Lors d'une représentation, la danseuse ne parle pas. Elle utilise le langage symbolique des mains pour illustrer les textes chantés et joués par l'orchestre. Dans l'Abhinaya-Darpaa, le traité de référence des danseuses de Bharata-Nāṭyam, on dénombre 28 gestes d'une seule main (asamyuta-hasta), et 23 gestes accomplis avec les deux mains (samyuta-hasta). Chaque geste possède plusieurs significations. 7 Le terme vient du tamoul : adal (danser) et de adiladu (pas de danse). Ce sont des combinaisons de pas et de gestes, qui s'inspirent des karaa mentionnés dans le Nāṭyaśāstra. 8 C'est la première unité de mouvements de danse combinant pieds et mains. Les karaa suivent les règles géométriques communes à la sculpture et à la danse. Cf. Katia Legeret, les 108 pas du Dieu Śiva danse sacrée de l'Inde, Paris, Shastri, 1997, pp 65-180. 9 Le terme rasa se traduit par "saveur". Ils sont au nombre de neuf ou navarasa : l'amour (Śṛṅgāra), le rire (Hāsya), la compassion (Karua), la colère (Raudra), la vaillance (Vṛṣa), le dégoût (Bībhatsa), la peur (Bhayānaka), l'étonnement (Adbhuta) et la paix (Śānta).

La transmission du Bharata-Nāṭyam d'hier à aujourd'huimusique.univ-evry.fr/wp-content/uploads/2017/03/La-transmission... · Du temple à la scène... Pendant la plus grande partie

Embed Size (px)

Citation preview

La transmission du Bharata-Nāṭyam d'hier à aujourd'hui

Anitha Savithri Herr

Le Bharata-Nāṭyam est une danse traditionnelle et classique, originaire de l'Inde du Sud, plus précisément de la région du Tamil Nadu1. Ce nom a été donné au début du XXe siècle à une danse autrefois nommée sadir2. Le nouveau terme choisi en 1932 se réfère d'une part au sage Bharata Muni, auteur présumé du Nāṭyaśāstra3, d'autre part à la contraction de trois mots : bhāva (état d'âme), rāga (mode mélodique) et tāla (cycle rythmique) puis enfin à nāṭyam qui renvoie au lien unissant le théâtre et la danse.

A l'instar des autres formes spectaculaires indiennes, à savoir le Kathākaḷi, le Kūṭiyāṭṭam, le Mōhini Āṭṭam, l'Oḍissi, Le Kūcipūdi, le Yakṣagāna, le Kathak, etc. les sources privilégiées sont le Mahābhārata4 et le Rāmāyaṇa5. La mythologie hindoue demeure le ciment de tous ces arts mais chacun possède néanmoins ses spécificités. Le Bharata-Nāṭyam est aujourd'hui très largement diffusé à travers le monde. L'étude des costumes, des ornements, des mudrā6, des aḍavu7, des karaṇa8 et des rasa9 a d'ores et déjà fait l'objet de nombreux travaux de recherche. Nous retracerons ici l'histoire de cette forme singulière puis nous nous intéresserons à la manière dont cet art s'est perpétué jusqu'à nos jours.

1

1 L'état du Tamil Nadu (ou pays tamoul) se situe dans le Sud-Ouest de la pénisule indienne. La langue régionale officielle : le tamoul y côtoie le télougou, le kannaḍa, le malayalam ainsi que des langues tribales dans quelques parties de l'état.

2 Sadir : terme marathi qui signifie "offrande".

3 Le Nāṭyaśāstra fut codifié vers le 1er siècle avant notre ère. C'est le traité de dramaturgie le plus ancien de l'Inde.

4 L'épopée du Mahābhārata date de l'ère chrétienne. Ce poème épique hindou comporte plus de cent mille vers consignés dans dix-huit livres rédigés à l'origine en sanskrit. Il narre la guerre opposant deux familles : les Pandavas et les Kauravas.

5 L'autre épopée hindoue, appelée Rāmāyaṇa, fut composée par le poète Valmiki vers le IIIe siècle de notre ère. Rāmāyaṇa signifie : la geste ou le voyage de Rāma.

6 Dans les traités de danse, les gestes des mains s'appellent : hasta. Le terme mudrā est utilisé dans la sculpture, la peinture et la musique. Lors d'une représentation, la danseuse ne parle pas. Elle utilise le langage symbolique des mains pour illustrer les textes chantés et joués par l'orchestre. Dans l'Abhinaya-Darpaṇa, le traité de référence des danseuses de Bharata-Nāṭyam, on dénombre 28 gestes d'une seule main (asamyuta-hasta), et 23 gestes accomplis avec les deux mains (samyuta-hasta). Chaque geste possède plusieurs significations.

7 Le terme vient du tamoul : adal (danser) et de adiladu (pas de danse). Ce sont des combinaisons de pas et de gestes, qui s'inspirent des karaṇa mentionnés dans le Nāṭyaśāstra.

8 C'est la première unité de mouvements de danse combinant pieds et mains. Les karaṇa suivent les règles géométriques communes à la sculpture et à la danse. Cf. Katia Legeret, les 108 pas du Dieu Śiva danse sacrée de l'Inde, Paris, Shastri, 1997, pp 65-180.

9 Le terme rasa se traduit par "saveur". Ils sont au nombre de neuf ou navarasa : l'amour (Śṛṅgāra), le rire (Hāsya), la compassion (Karuṇa), la colère (Raudra), la vaillance (Vṛṣa), le dégoût (Bībhatsa), la peur (Bhayānaka), l'étonnement (Adbhuta) et la paix (Śānta).

Du temple à la scène...

Pendant la plus grande partie de son histoire, le Bharata-Nāṭyam était donné à voir dans l'enceinte des temples. Les danseuses faisaient partie de la caste des devadāsī10. Les historiens supposent que cette communauté de femmes existe depuis l'édification des temples11. Ces derniers possédaient un sanctuaire réservé à la danse et leurs propres danseuses. En effet, dès 750 après J.C., le temple de Kanchipuram comptait près de trente deux danseuses. De même, à Tanjore vers le Xe siècle, le roi construisit une ville tout autour du temple pour y loger ses employés, parmi eux, on dénombrait quatre cents danseuses. A la même époque les temples de Palakol et de Chebrolu comptabilisaient respectivement cinq cents et trois cents danseuses12.

Les devadāsī étaient des enfants confiés aux temples par des parents désirant avoir un garçons et attirant ainsi sur eux la grâce divine13 ou des jeunes filles issues de familles aisées, choisies pour leur beauté et leur talent. Les danseuses mariées à la divinité d'élection du temple ne pouvaient devenir veuves et bénéficiaient en conséquence d'un statut exceptionnel ainsi que d'immenses privilèges : participer à l'édification d'un temple, adopter des enfants, hériter d'un bien, accomplir des rituels d'ordinaire interdits aux femmes hindoues. Leur rôle consistait à chanter et danser pour les cultes d'adoration, les naissances, les mariages, à célébrer toutes les étapes ponctuant la journée de la divinité du temple (le réveil, la toilette, les repas et le coucher). A travers la danse, elles honoraient les dieux en relatant des épisodes tirés de la mythologie hindoue. L'apprentissage de la danse commençait dès l'enfance. Puis l'enseignement des textes sacrés, des poèmes sanskrits, du yoga, de la musique et du chant venait parfaire leur formation.

Il existait par ailleurs deux communautés de musiciens14 : ceux appartenant à la caste des brahmanes et ceux issus d'autres castes. La communauté des musiciens de temple appelée isai veḷḷāḷa15 appartenait au deuxième groupe. Cette communauté était elle-même divisée en deux sous-groupes, le ciṇṇa-mēḷam16 et le periya-mēḷam17. Les fils des dēvadāsi devenaient le plus souvent professeur de danse et/ou musicien. Pour ces derniers, le rôle attribué à chaque artiste était fonction de sa naissance. Les mécanismes sociaux étaient ainsi mis en place pour la transmission de la dextérité et des connaissances musicales et chorégraphiques d'une génération à l'autre.

2

10 Le terme devadāsī signifie "servante des dieux" et désigne des femmes consacrées aux temples dès leur plus jeune âge pour danser et chanter en l'honneur des divinités.

11 D'après Katia Legeret, la première inscription attestant la présence des devadāsī date du IIe siècle après J.C. et a été retrouvée en Inde centrale dans la grotte de Ramgarh. Cf. Katia Legeret in les 108 pas du Dieu Śiva, danse sacrée de l'Inde, Paris, Shastri, 1997, p26.

12 Ibid. p 26.

13 Cf. Ritha Devi, "Dēvadāsi", International Encyclopedia of Dance, a project of dance perspective fondation, Oxford, Oxford University Press, 1998, vol 2, 394 p.

14 Cf. Gordon R. Thompson, "Regional caste artists and their patrons", ed. Alison Arnold, The Garland Encyclopedia of World Music, South Asia : The Indian Subcontinent, 2000, vol 5, pp. 397-406.

15 Le terme tamoul isai veḷḷāḷa désigne "les cultivateurs de musique". Isai signifie musique et veḷḷāḷar définie les cultivateurs. De nombreux musiciens de cette communauté ajoutèrent le suffixe "pillai" à leur nom.

16 ciṇṇa-mēḷam : terme tamoul, ciṇṇa signifie petit et mēḷam ensemble. Cet orchestre est spécialisé dans la musique de danse.

17 periya-mēḷam : periya signifie grand et mēḷam ensemble. Cette formation instrumentale composée du tavil et du nāgasvaram est présente lors des processions et des mariages.

Les rois avaient une importance considérable dans la vie artistique. Afin de favoriser le développement des arts, ils financaient les spectacles de danse et de musique, permettant ainsi à leurs praticiens de vivre de leur art.

Ce mécénat fut mis à mal à plusieurs reprises au moment des conquêtes musulmanes qui expliquent en partie la destruction d'un grand nombre de temples et de traités ou manuscrits sur la danse, ainsi que la capture de nombreuses danseuses. Puis vers la première moitié du XXe siècle, des bouleversements d'un autre ordre apparurent : la loi anti-nautch, l'urbanisation, le changement de patronnage, l'adoption d'une langue nationale, l'importance croissante des médias et la création d'instituts d'art, etc. modifièrent peu à peu leurs conditions de vie. Les artistes et leurs mécènes vivent à présent dans un contexte totalement différent de leurs aïeux.

L'âge d'or du sadir fut sans nul doute le règne du roi Serfoji II18. A la mort de son fils et digne successeur Sivaji II qui disparait en 1855, certaines danseuses, ne bénéficiant plus du mécénat royal, tombèrent petit à petit dans la débauche. Les colons anglais assimilèrent rapidement toute l'histoire du sadir à une sorte de prostitution autorisée et ne tardèrent pas à interdire cette danse par le vote d'une loi19 appelée "loi anti-nautch"20.

Parallèlement, un contre-mouvement initié par des artistes étrangers tels que Ruth Saint Denis, Ted Shawn et Anna Pavlova puis poursuivit en Inde par Uday Shankar, E. Krishna Iyer et Rukmini Devi Arundale permit une "renaissance" du sadir sous le nom de Bharata-Nāṭyam. D'après Richard Schechner, les conséquences de cette renaissance sur la normalisation esthétique sont incontestables :

"Rukmini Devi non seulement se mit à danser, mais elle codifia le Bharata-Nāṭyam avec l'aide de ses associés. Leur façon de sauver la danse fut de la reconstituer. Devi et ses collègues voulaient se servir du sadir, mais en l'ayant débarrassé de sa mauvaise réputation. Ils expurgèrent la danse des dēvadāsi y introduisant des gestes basés sur le Nāṭyaśāstra ainsi que la statuaire du temple et élaborèrent des méthodes d'enseignement. Elles déclarèrent que le Bharata-Nāṭyam était très ancien. Et bien sûr on pouvait démontrer qu'il y avait une conformité de cette danse avec l'art et les textes anciens : chaque mouvement du Bharata-Nāṭyam fut évalué au regard des sources dont il prétendait être un vestige vivant. Les différences entre le sadir et les sources anciennes furent attribuées à une dégénérescence. La nouvelle danse, maintenant légitimée par son héritage, non seulement absorba le sadir mais fit venir à sa pratique les jeunes filles des familles les plus respectables"21.

Après l'application de la loi anti-nautch, le sadir concerne deux groupes, les danseuses héréditaires et les danseuses non héréditaires. Pour les premières, la situation est extrêmement difficile. En effet longtemps après l'abolition de leur caste, la pratique de la danse était peu

3

18 Serfoji II (1798-1832) était lui même fin mélomane, musicien et versé dans l'art de la poésie et de la danse. Il fut le mécène du fameux "quatuor de Tanjore", formé de Ponniah, Chinmaya, Sivanandam et Vadivelu. Ensemble, les quatre musiciens établirent le format du récital de danse tel qu'on le connait aujourd'hui et composèrent des jatisvaram, des śabdam, des padavarṇam, des kauthuvam, des kīrtana et des tillānā. Ils utilisèrent la tradition qui était courante dans les temples du Tamil Nadu qu'ils combinèrent avec les nouveautés en vogue à la cour. Leur oeuvre demeure aujourd'hui toujours d'actualité. Cf. Saskia C. Kersenboom, Nityasumangali, Devadasi Tradition in South India, New Delhi, Mottital Banarsidas, 1987, p44.

19 Cette loi fut votée en 1930 à Chennai, puis en 1934 à Bombay et s'étendit à l'Inde toute entière en 1947.

20 Le terme "nautch" (formé sur la racine sanskrite "Naṭ") se traduit par danse et "nautchini" par danseuse.

21Cf. Richard Schechner "Restauration du comportement" (extrait) in Anatomie de l'acteur, dictionnaire d'Anthropologie théâtrale, traduction d'Eliane Dechamps Pria, Cazilhac, 1985, p170-176.

recommandable. Les filles ne dansaient plus afin de ne pas compromettre leur mariage. Les choses changèrent néanmoins. Le combat mené par Rukmini Devi Arundale et E. Krishna Iyer aboutit en 1928 sur la création d'une scène prestigieuse nommée Music Academy puis en 1936 sur l'ouverture d'un centre de musique et de danse appelé Kalākshētra (le temple de l'art). La renaissance de cette forme sur une scène de théâtre et non plus dans un temple eut lieu le 15 mars 1931. Pour la première fois, deux femmes issues de la caste des dēvadāsi, les soeurs Kalyani, donnèrent ce qu'il convient désormais d'appeler un récital de Bharata-Nāṭyam22.

Par ailleurs l'ubanisation favorisa la transformation et la transplantation des arts. Au moment où les cours royales disparaissent, les artistes se tournent vers les capitales économiques. Un grand nombre d'artistes quittent leur village. Parmi eux : Gurumurti Sastri, grand compositeur de gītam, est le premier à s'établir à Chennai vers le XVIIIe siècle. Le musicien Veenai Kuppayar dans la première moitié du XIXe siècle, disciple direct de Tyagaraja et de nombreux autres musiciens suivent son exemple. Certaines dēvadāsi résident également à Chennai vers 1940, dont M.D. Gauri, Swarna Sarasvati, Sarambal et T. Balasraswati. D'autres partirent vers des grandes villes comme Calcutta. L'urbanisation entraîna le changement de patronnage pendant toute la première moitié du XXe siècle. Ce phénomène eut des répercussions importantes dans la vie artistique. Les arts passèrent de la cour au public. Les nouveau mécènes furent de riches commerçants le plus souvent.

La création de la république indienne et la montée du nationalisme défavorisa les cultures régionales. La connaissance des dialectes locaux et des langues régionales constituent une part importante des relations entre les artistes et leurs mécènes. Le gouvernement encouragea en effet à utiliser l'anglais ou l'hindi pour unifier les différents peuples indiens. Les langues régionales comme le punjabi, le bengali, le telougou et le tamoul devinrent largement le domaine de deux groupes. Le premier, composé d'individus dont l'éducation sommaire ne leur permettait de parler que la langue régionale. Le second regroupait des membres de la minorité intellectuelle parlant occasionnellement la langue locale par choix, même si par ailleurs ils parlaient et comprenaient parfaitement la langue nationale et l'anglais. L'artiste qui établit des relations avec des patrons dans la langue régionale rencontre de grandes difficultés pour accéder à de nouvelles audiences à l'échelle mondiale23.

Au cours du XXe siècle, les médias ont pris une importance considérable dans la vie artistique indienne. Les moyens de télécommunication (radios, enregistrements cassettes, émissions télévisées et cinéma) n'en finissent pas d'attirer les artistes. Là où autrefois on comptait des centaines de cours royales soutenant les arts, il y a maintenant une dizaine de stations de radio, censées représenter tous les goûts musicaux régionaux. All-India Radio, par exemple, diffuse plusieurs heures de musique classique tous les jours et emploie un grand nombre de musiciens en tant qu'artistes radio avec des contrats permanents et des salaires attractifs24.

4

22 Cf. Legeret Katia, Les 108 pas du Dieu Śiva, danse sacrée de l'Inde, Shastri, 1998, pp 31-34.

23 Cf. Gordon R. Thompson, "Regional caste artists and their patrons", éd Alison Arnold, The Garland Encyclopedia of World Music, South Asia : The Indian Subcontinent, 2000, vol 5, p. 397-406.

24 Cf. Jon B. Higgins, "From prince to populace : patronnage as a determinant of change in South India Karnatak Music", India Music, vol II, n°2, 1975, p20-26.

Enfin, la formation artistique connaît des changements majeurs. L'enseignement traditionnel basé sur la transmission orale de maître à disciple, guru25śishya26parampara27, est en passe de disparaître. Les institutions d'Etat formatent les musiques et les danses traditionnelles pour en faire des arts classiques. Les universités et les centres culturels du gouvernement enseignent et promulgent les formes artistiques régionales comme des formes canoniques systématisées. Pour cette raison les formes musicales, jouées et dansées se "normalisent28" de plus en plus.

Le naṭṭuvanar aux milles talents...

Par le passé, le maître de danse, appelé naṭṭuvanar, faisait partie des castes des isai veḷḷāḷa. Il apprenait les subtilités de cet art dès l'enfance. Traditionnellement, l'enseignement de la danse était une profession héréditaire accomplie par les hommes uniquement. Le naṭṭuvanar ne dansait pas nécessairement. En reconnaissance pour leurs services, ces maîtres recevaient des rémunérations appelées, naṭṭuvakkāni29et uvacchakkāni30, etc. Le naṭṭuvanar percevait un salaire plus élevé que les autres musiciens.

Fig 1 : V.S.M. Selvam (Naṭṭuvanar) (2003)31

5

25 guru : formé de Gu les ténèbres et Ru disperser. C'est l'instructeur, le maître ou le guide spirituel, celui qui apporte la lumière, sous-entendue la connaissance.

26 śishya : le disciple. Celui qui suit l'enseignement du Guru et propage cet enseignement à son tour.

27 parampara : terme sanskrit, désigne une lignée ininterrompue de maîtres, de guru.

28 Voir tableau des écoles principales de Bharata-Nāṭyam lors de sa renaissance. Cf. Legeret Katia, Manuel traditionel du Bharata Natyam, le danseur cosmographe, Paris, Geuthner, 1999, pp172-173.

29 naṭṭuvakkāni : littéralement : pour le maître de danse.

30 uvacchakkāni : (rémunération) pour les percussionnistes.

31 Toutes les photos de cet article ont été prises par l'auteur au cours de différents voyages de terrain effectués entre 2001 et 2003 à Chennai dans le Tamil Nadu.

Le Bharata-Nāṭyam doit à ces maîtres de danse d'avoir été conservé et transmis à travers les âges. Lors de l'abolition de la caste des devadāsī, ils acceptèrent de quitter les temples et de venir enseigner dans les écoles de danse ainsi qu'aux filles issues de familles aisées majoritairement brahmanes. Parmi les plus célèbres d'entre eux, différents styles de Bharata-Nāṭyam étaient représentés : les styles de Tanjore, Pandanallur, Vazhvoor, Chidambaram, etc. Le fameux Meenakshisundaram Pillai forma plusieurs naṭṭuvanar dont : Kandappa, Muthkumar, Dandayudhapāni Chokkalingam, Elappa Pillai, Swaminatha et beaucoup d'autres. De nombreuses devadāsī endossèrent également ce rôle. C'est le cas de Venkatalshamma, Mylapore Gauri Ammal, T. Chandrakanthamma, Karaikkal Saradambal, etc32.

Cette profession, d'ordinaire réservée aux hommes, est de plus en plus investie par les femmes. La première naṭṭuvanar fut Kamala Rani (1927-2003). Elle entra en classe de chant à Kalākshētra en 1944, à l'âge de 14 ans. Rukmini Devi Arundal lui demanda ensuite de jouer le naṭṭuvāṅgam33 pendant ses récitals. Elle devint par la suite chef des musiciens à Kalākshētra et en dirigea tous les récitals de danse. Indra Rajan et K.J. Sarasa sont également des femmes naṭṭuvanar renommées.

Le naṭṭuvanar, à la fois professeur de danse, chorégraphe et chef d'orchestre, joue le naṭṭuvāṅgam. C'est-à-dire qu'il excelle dans la récitation des syllabes rythmiques (sollukkaṭṭu34) et le jeu des cymbales de bronze (tāḷam). Son rôle nécessite de pouvoir chanter pendant les cours de danse, d'avoir un esprit inventif pour générer de nouvelles combinaisons de mouvements, enfin d'être capable de diriger l'orchestre de danse et d'avoir une parfaite connaissance des rāga35 et des tāḷa36. Chacun de ces différents aspects est un art à part entière, ce qui explique la longue formation nécessaire avant de devenir naṭṭuvanar. Souvent le disciple en naṭṭuvāṅgam est assis derrière son maître lors d'un spectacle et récite avec lui les syllabes rythmiques.

La majorité des professeurs de danse suivent une formation auprès de maîtres plus anciens, ou auprès de leur père dans les familles issues de la caste des isai veḷḷāḷa. Aujourd'hui le système éducatif est en pleine mutation. L'enseignement du naṭṭuvāṅgam a été institutionnalisé à Kalākshētra, ainsi qu'au Shree Bharatalaya et au Tamil Nadu Gouvernment Music College37. Les étudiants obtiennent ainsi un diplôme pour être "professeur de danse".

6

32 Cf. S. Bhagyalekshmy, Music en Bharatanātyam, Delhi, 1991, pp 82-83.

33 Ce mot d'origine tamoule est formé des termes : nat la danse, avi la troupe et aṅgam le chef.

34 sollukkaṭṭu : Les syllabes rythmiques correspondants à des frappes spécifiques sur les percussions des instruments de la musique karnatique équivalant aux bol dans la tradition hindoustanie.

35 Le rāga est ce qui "colore" l'esprit. Cette notion de rāga, commune à la musique karnatique et à la musique hinoustanie, suit cependant des modes particuliers et une interprétation propre dans chacune de ces deux traditions. Il est donc important de préciser pour chaque rāga la tradition dont il est issu. En effet, des rāga peuvent porter le même nom au Sud et au Nord de l'Inde, en étant totalement différents, inversement, des noms différents dans les deux traditions cachent parfois des rāga identiques. Le rāga est "l'entité modale" servant de matière mélodique, dont le caractère est généré par trois niveaux simultanés de caractéristiques : les échelles ascendantes et descendantes, les notes avec leur fonction spécifique, leur hiérarchie, leurs ornementations particulières et les phrases types. Cf : Daniel Bertrand, la musique carnatique, Paris, éd. du Makar, 2001, p 30.

36 Le tāḷa signifie cycle rythmique. Il se divise en cellules plus ou moins grandes.

37 En 2003 au Tamil Nadu Government Music College, la classe de naṭṭuvāṅgam était dirigée par M. Selvam et accessible aux étudiantes de Bharata-Nāṭyam ayant eu le diplôme de fin d'étude de danse. A Kalākshētra le cours de naṭṭuvāṅgam était dirigé par Kamala Rani et destiné aux danseuses avancées désirant devenir professeur de danse, de même à Shree Bharatalya.

Pendant toute la période d'apprentissage, le naṭṭuvanar remplace les cymbales réservées aux spectacles par un socle en bois, (tattukali), et un bâton en bois (tattupalakai). Il montre rarement les mouvements de danse, demeurant assis le plus souvent devant les élèves et utilisant une main libre pour montrer parfois quelques mudrā.

Durant la représentation, le naṭṭuvanar dispose de deux possibilités dans le jeu des cymbales : fort (vallinam) et doux (mellinam), selon qu'il accompagne la danse pure ou les parties d'abhinaya38. Avant le récital, il a un rôle prépondérant, assurant le lien entre la danseuse et les musiciens. Il est le seul à connaître le répertoire choisi par la danseuse. Il connait les mélodies, les départs de chaque partie mélodique ou rythmique, les changements de vitesse, les accentuations, etc. Il peut ainsi guider les musiciens lors des répétitions et durant la représentation.

La danseuse

Les devadāsī étaient extrêmement cultivées, douées, belles, éloquentes et distinguées, mais également expertes dans la connaissance de la musique et des différentes variétés de rāga et de tāḷa39. La musique et la danse jouaient un rôle prépondérant dans l'enceinte des temples. De ce fait, elles devaient être expérimentées dans chacun de ces domaines. Les initiés suivaient une formation stricte dès leur plus jeune âge. Les maîtres de danse et de musique leur transmettaient un savoir dans leurs disciplines respectives. Chanter représentait un des devoirs des devadāsī. Pendant les offices quotidiens, elles récitaient certains hymnes tirés des Veda ou des textes tamouls, comme le Tiruppavai d'Andal. L'acte de réciter des textes sacrés était appelé viṇuppiṭṭal et la récitante viṇuppippar ou pāduvār40. Les danseuses et les musiciens vivaient en communauté. Les unions entre eux étaient coutumières. Les danseuses baignaient dans une atmosphère musicale. L'une des dernières dēvadāsi, Balasaraswati (1918-1984), bénéficia par exemple d'un environnement musical exceptionnel. Sa grand mère chantait des pādam. Sa mère stimula sa connaissance des rāga par la pratique du chant. Son maître de danse, Kandappa Nattuvanar (1899-1941) était très exigeant. Radhamma, un voisin érudit, lui enseigna le tamoul, le telugu et le sanskrit. Chinnaya Naidu l'interrogeait sur des héroïnes en lui faisant chanter quelques phrases relatant leurs particularités. Enfin, Kuchipudi Vedantam Lakshminarayan Sastri l'initia à l'art de l'improvisation dans le varṇam41.

7

38 L'abhinaya trouve son origine dans les Veda. Il joue un rôle essentiel dans la danse hindoue et dans le jeu théâtral. Il existe quatre sortes d'abhinaya : l'āngika, le vācika, l'āhārya et le sāttvika-abhinaya. Cf Katia Legeret. Ibid, p 23.

39 Cf. S. Bhagyalekshmy, Music and Bharatanātyam, Delhi, 1991, p 29.

40 Cf. Dr. K. Sadasivan, Devadasi System in Medieval Tamil Nadu, Trivandrum, 1993, pp 157-174.

41 Cf. Rustom Bharucha, Chandralekha, Woman, Dance, Resistance, New Delhi, 1995, p 47.

Fig 2 : Priyadarshini Govind (2003)

Le changement de contexte opéré au XXe siècle, comme nous l'avons montré précédemment, séparant plus ou moins les musiciens et les danseuses eut des conséquences certaines sur la qualité de leurs acquis musicaux notamment. Si la formation chorégraphique est homogène, en revanche la connaissance de la musique paraît hétérogène. La situation resterait à étudier au cas par cas. Certaines n'ont pas d'autres occasions que le cours de danse pour assimiler les bases musicales. D'autres prennent des cours particulier de chant, de naṭṭuvāṅgam, de violon, etc. Certaines encore rattachées à des institutions42 (Kalākshētra, Shree Bharatalaya ou Tamil Government Music College, etc) bénéficient d'une part d'un enseignement musical (chant et naṭṭuvāṅgam) obligatoire et d'autre part de la présence d'un ou plusieurs musiciens pendant les cours de danse.

L'apprentissage de la danse nṛtta43 comprend l'acquisition de différentes familles d'adavu44. On en trouve de treize à quinze selon les styles de Bharata-Nāṭyam. Chacune d'entres elles possède ses spécificités. Pour cette raison, le nom, le nombre de variantes à l'intérieur de chaque famille ainsi que les syllabes rythmiques associées varient45.

Tattadavu ou Tattu adavu46 : tattu signifie "frapper". Cette première série permet d'acquérir les bases rythmiques. Les sept premières variantes de cet adavu sont jouées sur le Adi tāḷa (8 temps). Selon les styles, il y a six ou huit variations de cet adavu. Chaque exécution est réalisée à la

8

42 Pour une liste des maîtres de Bharata-Nāṭyam et des institutions d'Art au Tamil Nadu, Cf. Narthaki, a directory of Classical Indian Dances, Anita R. Ratnam, Chennai, 1992, pp 1-118. Chennai, 1992, pp 38-60.

43 Nṛitta ou danse pure différente de Nṛtya ou danse expressive au cours de laquelle la danseuse raconte l'histoire en utlisant le langage codifié des mains et les expressions du visage.

44 Adavu : mot tamoul inspiré des karaṇa décrits dans le Nāṭyaśāstra. Chaque adavu est une combinaison de pas et de gestes. L'ensemble forme la base du style Bharata-Nāṭyam.

45 Ne pouvant dans le cadre de cet article détailler chaque adavu, les particularités de chaque style, et les différentes syllabes, nous renverrons le lecteur aux ouvrages de Katia Legeret, Manuel Traditionnel du Bharata-Nāṭyam, le danseur cosmographe, Paris, 1999, pp 109-118 et Jayalakshmi Eshwar, Bharatanatyam : How to..., Delhi, 2002, pp 28_337 et Adavu, Bharatanatyam Beginner"s Guide, Madras, 1999, 34 p.

46 Les sept premières séries sont communes à plusieurs styles de Bharata-Nāṭyam. En revanche, les suivantes comportent des variantes. Nous présenterons ici ceux enseignés dans le style Kalākshētra.

première, deuxième puis troisième vitesse. Les syllabes présentées ici sont celles énoncées par le naṭṭuvanar en cours. Pendant le récital, il prononce une autre série de syllabes47.

Vitesse 1er temps 2ème temps 3ème temps 4ème temps 5ème temps 6ème temps 7ème temps 8ème temps

1ère Taiya Tai Taiya Tai Taiya Tai Taiya Tai

2ème Taiya Tai Taiya Tai Taiya Tai Taiya Tai Taiya Tai Taiya Tai Taiya Tai Taiya Tai

3ème Taiya TaiTaiya Tai

Taiya TaiTaiya Tai

Taiya TaiTaiya Tai

Taiya TaiTaiya Tai

Taiya TaiTaiya Tai

Taiya TaiTaiya Tai

Taiya TaiTaiya Tai

Taiya TaiTaiya Tai

Nattadavu ou Nattu adavu : Nattu signifie étirement. Cette série se joue sur le Adi tāḷa, avec les syllabes : Taiyum, Tat Tat, Taiyum, Tam, Taiyum, Tat Tat, Taiyum, Tam.

Pakkaadavu ou Paravalla Adavu : Cette série de mouvements introduit la notion d'espace. Les syllabes sont : Ta Tai Tai Ta, Dhit Tai Tai Ta. Cet adavu utilise le Adi tāḷa et se récite comme précédemment.

Kudditu Mettu Adavu ou Kuditha Mettu Adavu ou Kuditta Mettu Adavu : Kuditti en tamoul signifie sauter et mettu battement. Les syllabes utilisées : Tai Hath Tai Hi, Tai Hath Tai Hi sur Adi tāḷa. La récitation suit toujours le même principe sur les trois vitesses.

Sakira Adavu ou Sarrikkal Adavu ou Sarukkal Adavu : Sarrikal se traduit par glisser. Le principe est toujours le même, les syllabes : Tai Ya Tai Yi Tai Ya Tai Yi se disent sur Adi tāḷa.

Khutt Adavu ou Ta tai ta ha : cette série utilise les syllabes : Tat Tai Ta Ha Dhit Tai Ta Ha sur Adi tāḷa.

Tat tai tam ou Meï ou Paka Adavu : cette série est donnée sur le Adi tāḷa avec les syllabes : Tat Tai Tam Dhit Tai Tam Tat Tai Tam Dhit Tai Tam. Chaque syllabe n'équivaut plus à un temps. Certaines ont la durée d'une croche, comme suit :

Vitesse 1er temps 2ème temps 3ème temps 4ème temps 5ème temps 6ème temps 7ème temps 8ème temps

1ère Tat Tai Tam Dhit Tai Tam Tat Tai Tam Dhit Tai Tam

2ème Tat Tai Tam Dhit Tai Tam Tat Tai Tam Dhit Tai Tam Tat Tai Tam Dhit Tai Tam Tat Tai Tam Dhit Tai Tam

3ème Tat Tai Tam Dhit Tai Tam

Tat Tai Tam Dhit Tai Tam

Tat Tai Tam Dhit Tai Tam

Tat Tai Tam Dhit Tai Tam

Tat Tai Tam Dhit Tai Tam

Tat Tai Tam Dhit Tai Tam

Tat Tai Tam Dhit Tai Tam

Tat Tai Tam Dhit Tai Tam

Tai Tai Tat Ta Dhit Tai Tat Ta Adavu : cet Adavu s'énonce sur le Adi tāḷa, dans Tisra Nadai. Tisra signifie trois : donc chaque temps est subdivisé par trois, comme suit :

9

47 Dans chaque tableau, les syllabes en "gras" indiquent la fin d'un cycle.

Vitesse 1er temps 2ème temps 3ème temps 4ème temps 5ème temps 6ème temps 7ème temps 8ème temps

1ère Tai - Tai Tat Ta - Dhit - Tai Tat Ta - Tai - Tai Tat Ta - Dhit - Tai Tat Ta -

2ème Tai - TaiTat Ta -

Dhit - Tai Tat Ta -

Tai - TaiTat Ta -

Dhit - Tai Tat Ta -

Tai - TaiTat Ta -

Dhit - Tai Tat Ta -

Tai - TaiTat Ta -

Dhit - Tai Tat Ta -

3ème Tai - TaiTat Ta -

Dhit - Tai Tat Ta -

Tai - TaiTat Ta -

Dhit - Tai Tat Ta -

Tai - TaiTat Ta -

Dhit - Tai Tat Ta -

Tai - TaiTat Ta -

Dhit - Tai Tat Ta -

Tai - TaiTat Ta -

Dhit - Tai Tat Ta -

Tai - TaiTat Ta -

Dhit - Tai Tat Ta -

Tai - TaiTat Ta -

Dhit - Tai Tat Ta -

Tai - TaiTat Ta -

Dhit - Tai Tat Ta -

Paaichal Adavu : en Tamoul Paaichal signifie faire un saut. Cette série s'effectue sur les syllabes : Dhit Taiyum Tat Taa Tai sur Adi tāḷa.

Mandi Adavu : Mandi se traduit par s'asseoire et Muzhu par totalement. Cette série se joue sur les syllabes : Taang Gidu Tat Tat Dhin Na dans le Rupaka tāḷa (à 6 temps) :

Vitesse 1er temps 2ème temps 3ème temps 4ème temps 5ème temps 6ème temps

1ère Taang Gidu Tat Tat Dhin Na Taang Gidu Tat Tat Dhin Na

2ème Taang GiduTat Tat

Dhin NaTaang Gidu

Tat Tat Dhin Na

Taang GiduTat Tat

Dhin NaTaang Gidu

Tat Tat Dhin Na

3ème Taang GiduTat Tat

Dhin NaTaang Gidu

Tat Tat Dhin Na

Taang GiduTat Tat

Dhin NaTaang Gidu

Tat tatDhin Na

Taang GiduTat Tat

Dhin NaTaang Gidu

Tat Tat Dhin Na

Taang GiduTat Tat

Dhin NaTaang Gidu

Tat tatDhin Na

Ta Hatha Jhaum Tari Ta Adavu et Makuta Adavu ou Mukhtayi Adavu : Ces familles d'adavu terminent toujours une séquence de danse pure. Elles sont jouées sur le Rupaka tāḷa.

Au terme de l'apprentissage de la danse pure, la danseuse doit avoir intégré implicitement un grand nombre de notions rythmiques : le temps, la respiration, le contretemps, la subdivision du temps en deux ou en trois, le tempo, le passage d'une vitesse à une autre, la structure des différents tāḷa, etc. Elle doit à présent apprendre à "raconter" une histoire. Pour ce faire, elle assimile les deux éléments de la danse narrative à savoir le langage codifié des mains (mudrā) et les expressions du visage (abhinaya darpaṇa). Après de nombreuses années, la formation prend fin avec la cérémonie de l'araṅgēṛam qui est le premier récital donné sur scène.

10

Fig 3 : Meenakshi Chittarajan (2003)

Les musiciens de danse

Les musiciens de danse avant tout formés à la musique carnatique sont potentiellement des musiciens de concert. Leur formation s'effectue soit traditionnellement, s'ils sont issus de familles de musiciens de temples, soit dans des institutions ou conservatoires où elle est sanctionnée par un diplôme.

Le choix de jouer pour la danse est déterminé par le goût pour ce genre musical et/ou l'aspect financier fort attractif. Pour la majorité des musiciens de danse rencontrés, il s'agissait bien d'un choix. Tous avaient débuté une carrière de musicien de concert où la compétition est rude qu'ils continuaient donc en parallèle quand l'occasion se présentait. Exception faite des musiciens rattachés à des institutions assurant la musique pour tous les récitals donnés par l'Ecole, les musiciens de danse sont indépendants et rémunérés par la danseuse. Ils jouent ainsi pour de nombreuses artistes et délaissent parfois les répétitions par manque de temps48.

La formation à la musique de danse n'existe pas réellement. Un musicien de concert ne peut cependant pas jouer instantanément pour la danse sans y avoir été initié. Ce genre possède ses particularités ou pour certains ses contraintes. Il demande à chaque artiste de modifier son jeu et de s'adapter. La formation s'opère au cours des répétitions et croit récital après récital. La musique de danse étant composée, un grand nombre de pièces sont déjà connues des musiciens. Musicalement, tous les musiciens de danse se soumettent à la même règle : suivre la danseuse. Comme nous l'avons précisé, le naṭṭuvanar est le chef d'orchestre. Le mṛdaṅguiste et le chanteur forment le noyau principal de l'ensemble. Un violoniste ou un flûtiste ou un autre percussionniste constituent une seconde cellule.

11

48 Il y a en moyenne deux à quatre répétitions avant un récital de danse. Les mṛdaṅguistes et chanteurs sont présents à la totalité. Les flûtistes, les violonistes viennent une fois seulement. Malgré le nombre restreint des répétitions, il faut néanmoins noter leur existence. Par ailleurs, dans la musique de concert les musiciens se rencontrent souvent sur scène pour la première fois.

Fig 4 : T. Viswanathan (mṛdaṅgam), A. Lakshman (naṭṭuvanangam), Hariprasad.K. (chant), Natarajan Sigamani (violon) (2003)

Le mṛdaṅguiste joue pour la musique de concert, les bhajan, les harikatha et le récital de danse49. Si pour les concerts son rôle consiste essentiellement à accompagner le soliste, dans le Bharata-Nāṭyam il tient une toute autre place. Son rôle est prédominant dans les pièces où le rythme est présent : alārippu, jatisvaram, tillānā et varṇam, où la complexité de son jeu amplifie les frappes des pieds de la danseuse. Dans les pièces d'abhinaya, le mṛdaṅguiste joue vigoureusement pour illustrer les émotions comme la haine, la peur et délicatement pour des émotions comme l'amour, la tendresse, etc50.

Le chanteur ou la chanteuse n'ont pas la possibilité d'improviser autant qu'ils le feraient dans la musique de concert. La courte durée des pièces et le fait de suivre les expressions de la danseuse ne leur permettent pas de développer une mélodie d'une manière aussi élaborée, excepté pour le padavarṇam. Avant une répétition, ils travaillent avec des cassettes audio puis lisent bien souvent le texte pendant le récital. Leur rôle consiste à exprimer par le chant les émotions incarnées par la danseuse.

Les autres musiciens viennent se greffer au noyau principal. Le flûtiste et/ou le violoniste reprennent le plus précisément possible les mélodies réalisées par le chanteur. Ils n'éprouvent par conséquent pas le besoin de venir pendant les répétitions et peuvent jouer immédiatement ce qui vient d'être chanté sur scène.

12

49 Le récital ou margam dans le Bharata-Nāṭyam se compose traditionnellement des pièces de danse pure et d'autres de danse narrative : Alārippu (signifie floraison, épanouissement. C'est une pièce d'introduction), Mallāri (autrefois jouée par le periya-mēḷam dans les temples), Kauthuvam (vient de kavittam qui signifie prière à une divinité), Kṛti (comporte peu de texte et privilégie le développement musical), Jatisvaram (formé des combinaisons des syllabes rythmiques : jati et des notes chantées : svara), Śloka (prière dansée sur un poème en sanskrit), Gītam (rarement donné en public n'a été introduit que très récemment dans le répertoire de danse), Padavarṇam (revêt plusieurs significations : couleur, image, description, etc. C'est la pièce maîtresse du margam, également la plus longue. Tous les aspects de la danse y sont développés), Jāvaḷi (joué généralement sur un tempo plus lent, il favorise le développement de l'abhinaya), Pādam (développement philosophique et romantique, privilégie l'élaboration de l'abhinaya), Așṭapati (basée sur des chants tirés de la Gita Govinda de Jayadeva, retraçant les amours de Krishna et Radha en décrivant les nombreuses facettes du sentiment amoureux), Rāgamalika (signifie guirlande de rāga, variation mélodique à l'intérieur d'une seule pièce), Tillānā (vient des syllabes thi, la et na utilisées dans la composition. Cette forme s'inspire d'une pièce appartenant à la musique hindoustanie appelée tharanā, elle conclue le récital. L'importance du texte y est secondaire) puis le Maṅgaḷam (achève le margam : la danseuse salue tour à tour la divinité, le maître, l'orchestre et le public).

50 Cf. Adyar K. Lakshman, "Mridangam in Bharata-Natyam" in Sudharani Raghupathy, Tenth Natyakala Conference Dec 1990, Madras, 1992, pp 72-73.

Conclusion

Au fil du temps, les danseuses de sadir puis de Bharata-Nāṭyam ont vu cette forme évoluer. Hier les devadāsī apprenaient les secrets de cette danse dans l'enceinte des temples. Aujourd'hui, les artistes assimilent à leur tour les gestes, les expressions, les pas, dans des écoles ou des cours privés, à Chennai, Paris, Genève, New York et ailleurs. Il semble pourtant que le cadre moderne qu'offrent ces nouveaux lieux de formation n'ait pas détruit véritablement l'élément essentiel sur lequel tout repose et sans lequel rien n'est possible : à savoir la relation forte basée sur la confiance et le respect entre le maître Guru et sa disciple śishya.

Bibliographie

Bhagyalekshmy Dr.S, Music and Bharatanatyam, New Delhi, Sundeep Prakashan, 1991, 127 p.

Bhagyalekshmy Dr. S, Approach to Bharatanatyam, Chennai, CBH Publication, 1992, 213 p.

Barucha Rustom, Chandralekha, New Delhi, Harpers Collins, 1995, 355 p.

Bertrand Daniel, La musique carnatique, guide d'écoute de la musique classique de l'Inde du Sud, Paris, Makar, 2001, 174 p.

Chakraborthy Kakolee, Women as Devadasis, origin and growth of the Devadasi Profession,

Eshwar Jayalakshmi, Bharatanatyam : how to..., New Delhi, B.R. Publishing Corporation, 1953, 347 p.

Gaston Anne-Marie, Bharata Natyam from Temple to theatre, New Delhi, Manohar, 1996, 403 p.

Gaston Anne-Marie, "Bharata Natyam", The Journal of Madras Music Academy, Madras, Vol LXI, 1990, pp116-145.

Gaston Anne-Marie, "Development of the Repertoire in Modern Bharata Natyam", in the journal of Madras Music Academy, Madras, Vol LXII, 1991, pp95-134.

Gaston Anne-Marie, "Attitues towards gender in Bhrata Natyam", The Journal of Madras Music Academy, Madras, Vol LXXVII, 1996, pp 172_186.

Higgins Jon B. The Music of Bharata-Natyam, American Institue of Indian Studies, 1993, 391 p.

Higgins Jon B. "From prince to populace : patronage as a determinant of change in south Indian music", Asian Music, Vol II, n°2, 1975, pp20_26.

Jagasitalakshmi Dr.S.R. "Jatisvaram and Svarajati", The Journal of Madras Music Academy, Madras, Vol LX, 1989, pp168-175.

13

Kersenboom Saskia C. Nityasumangali, Devadasi Tradition in South India, New Delhi, Mottital Banarsidas, 1987, 226 p.

L'Armand Kathleen et Adrian L'Armand, "Music in Madras : the Urbanisation of a Cultural Tradition", Eight Urban Musical Cultures Tradition and Change, Chicago, University of Illinois Press, 1978, pp 115-145.

Legeret Katia, Manuel traditionel du Bharata Natyam, le danseur cosmographe, Paris, Geuthner, 1999, 227 p.

Legeret Katia, Les 108 pas du Dieu Siva, danse sacrée de l'Inde, Shastri, 1998, 351 p.

Leslie Julia, Roles and Rituals for Hindu Women, Motilal Banarsidass Publishers, Delhi, 1992, 267 p.

Raghupathy Audharani, Laghu Bharatham, Hand Book on Bharata Natyam, Chennai, Vol. I, 1995, 290 p, vol II, 1997, 356 p, Vol III, 1999, 319 p.

Ramachandran Nirmala, Development of Bhava and Rasa in Bharatanatyam, The Journal of Madras Music Academy, Madras, Vol LIV, 1983, pp198-202.

Rani Kamala, Essence of Nattuvangam Bharatanatyam Guide Book, Ventre for the Promotion of Traditional Arts, Chennai, 1997, 44 p.

Rani Kamala, Nattuvangam 100 Roopaka Thalam Theermanams, Livre 1 et 2, 100 p et 101 p.

Ratnam.R.Anita, Narthaki, a directory of Classical Indian Dances, Chennai, 1992, pp 1-118.

Sadagopan V.V. "Basic relationship between music and danse", The Journal of Madras Music Academy, Madras, Vol XLV, part I-IV, 1974, pp181-185.

Sasasivan Dr. K, Devadasi system in medieval Tamil Nadu, Trivandrum, 1993, 232 p.

Sakaran T. Et Matthew Allen, "The Social organisation of music and musicians southern area", The Garland Encyclopedia of World Music, South Asia. The Indian Subcontinent, éd Alison Arnold, 200, vol.5. Pp 383-396.

Sarabhai Mrinalini, Understanding Bharata-Natyam, Baroda, 1965.

Sarada, S. Kalakshetra Rukmini Devi, Madrs, Kala Mandir Trust, 1985, 226 p.

Shankar Jogan, Devadasi Cult, a sociological analysis, Ashish Publishing House, New Delhi, 1990, 184 p.

Thompson Gordon R, "Regional caste artists and their patrons", The Garland Encyclopedia of World Music, South Asia : The Indian Subcontinent, éd Alison Arnold, 2000, vol.5. Pp397-406.

14

Vatsyayan Kapila, Classical Indian Dance in Litterature and the Arts, New Delhi, Sangeet NAtak Akdemy, 1968, 376 p.

Venkataraman Leela, "Bharatanatyam : Where is it going?", Sruti, 1999, pp27-37.

Crédits photographiquesPhotos 1, 2, 3, 4 @ Anitha Savithri Herr

15