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Klesis – 2018 : 41 – Nagel 248 LA VIE EST-ELLE ABSURDE ? Raphaël Millière Introduction Peu de philosophes se sont penchés sérieusement sur la question de savoir si la vie est absurde, à revers de l’idée selon laquelle il s’agirait, pour paraphraser Camus, du seul problème philosophique vraiment sérieux. Pour être précis, le « problème » de l’absurde comprend en réalité quatre questions distinctes : une question sémantique, qui consiste à clarifier ce que peut signifier l’idée que la vie serait absurde ; une question descriptive, qui consiste à déterminer si la vie est effectivement absurde au sens préalablement défini ; une question évaluative, qui consiste à déterminer si l’absurdité putative de la vie est ou non un mal ; et enfin une question pratique ou prescriptive, dépendant de la réponse donnée aux précédentes, consistant à savoir ce que nous pouvons faire pour remédier à l’absurdité de la vie, si celle-ci est préjudiciable. Non seulement beaucoup d’auteurs ayant traité de l’absurde n’ont offert qu’un traitement superficiel de la question sémantique, mais ils sont en outre souvent partis de l’hypothèse que la vie est effectivement absurde, et que cette absurdité est un mal – négligeant ainsi d’accorder aux questions descriptives et évaluatives le traitement détaillé qu’elles méritent. Par conséquent, ils se sont concentrés sur la question de savoir ce qu’il est possible de faire pour échapper à l’absurdité de la vie, ou du moins pour mieux la supporter, en se résignant parfois à une conclusion pessimiste. Cette position appelle naturellement à un certain lyrisme de la condition humaine, déplorant le drame existentiel d’une vie condamnée à l’absurde. Il n’est donc guère surprenant que les réflexions philosophiques les plus fameuses sur l’absurde aient été développées dans la mouvance de l’existentialisme au sens large, à commencer par Le mythe de Sisyphe de Camus 1 . Corrélativement, le thème de l’absurde 1 A. Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942. Notons que Camus lui-même refusait le titre d’existentialiste – mais ce que recouvre cette étiquette n’est pas entièrement clair. L’existentialisme peut être défini comme un mouvement historique dont Sartre fut la figure de proue, comme un domaine philosophique gravitant autour de questions communes, ou peut-être encore comme une parenté stylistique entre des œuvres estompant la frontière entre la philosophie et la littérature et partageant un vocabulaire spécifique (voir S. Crowell, « Existentialism », in E. N. Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, édition du printemps 2016). En parlant d’existentialisme au sens large, je fais ici référence à l’ensemble des œuvres philosophiques de tradition continentale traitant des enjeux pratiques de l’existence humaine, en explorant notamment les conséquences de l’hypothèse que Dieu n’existe pas (un point d’accord essentiel entre Camus et Sartre). À défaut d’être précise, cette appellation permet de tracer une ligne de

LA VIE EST-ELLE ABSURDE ? Introduction...qui mettent en cause l’idée que la vie humaine serait inéluctablement absurde. Je conclurai que la vie n’est pas absurde, mais qu’il

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Klesis – 2018 : 41 – Nagel

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LA VIE EST-ELLE ABSURDE ?

Raphaël Millière

Introduction

Peu de philosophes se sont penchés sérieusement sur la question de savoir si la vie

est absurde, à revers de l’idée selon laquelle il s’agirait, pour paraphraser Camus, du seul

problème philosophique vraiment sérieux. Pour être précis, le « problème » de l’absurde

comprend en réalité quatre questions distinctes : une question sémantique, qui consiste

à clarifier ce que peut signifier l’idée que la vie serait absurde ; une question descriptive,

qui consiste à déterminer si la vie est effectivement absurde au sens préalablement défini ;

une question évaluative, qui consiste à déterminer si l’absurdité putative de la vie est ou

non un mal ; et enfin une question pratique ou prescriptive, dépendant de la réponse

donnée aux précédentes, consistant à savoir ce que nous pouvons faire pour remédier à

l’absurdité de la vie, si celle-ci est préjudiciable. Non seulement beaucoup d’auteurs ayant

traité de l’absurde n’ont offert qu’un traitement superficiel de la question sémantique,

mais ils sont en outre souvent partis de l’hypothèse que la vie est effectivement absurde,

et que cette absurdité est un mal – négligeant ainsi d’accorder aux questions descriptives

et évaluatives le traitement détaillé qu’elles méritent. Par conséquent, ils se sont

concentrés sur la question de savoir ce qu’il est possible de faire pour échapper à

l’absurdité de la vie, ou du moins pour mieux la supporter, en se résignant parfois à une

conclusion pessimiste. Cette position appelle naturellement à un certain lyrisme de la

condition humaine, déplorant le drame existentiel d’une vie condamnée à l’absurde. Il

n’est donc guère surprenant que les réflexions philosophiques les plus fameuses sur

l’absurde aient été développées dans la mouvance de l’existentialisme au sens large, à

commencer par Le mythe de Sisyphe de Camus1. Corrélativement, le thème de l’absurde

1 A. Camus, Le mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942. Notons que Camus lui-même refusait le titre d’existentialiste – mais ce que recouvre cette étiquette n’est pas entièrement clair. L’existentialisme peut être défini comme un mouvement historique dont Sartre fut la figure de proue, comme un domaine philosophique gravitant autour de questions communes, ou peut-être encore comme une parenté stylistique entre des œuvres estompant la frontière entre la philosophie et la littérature et partageant un vocabulaire spécifique (voir S. Crowell, « Existentialism », in E. N. Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, édition du printemps 2016). En parlant d’existentialisme au sens large, je fais ici référence à l’ensemble des œuvres philosophiques de tradition continentale traitant des enjeux pratiques de l’existence humaine, en explorant notamment les conséquences de l’hypothèse que Dieu n’existe pas (un point d’accord essentiel entre Camus et Sartre). À défaut d’être précise, cette appellation permet de tracer une ligne de

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n’a jamais occupé une place importante dans la tradition analytique anglo-saxonne2, et il

a été délaissé de manière générale par la philosophie contemporaine après les années

1950.

Dans le paysage contemporain, Thomas Nagel fait doublement exception à cette

tendance. D’une part, il est l’un des seuls auteurs analytiques à avoir abordé de front la

notion d’absurde dans plusieurs textes influents. D’autre part, il a accordé un traitement

relativement précis aux quatre questions précédemment distinguées, offrant une

définition de l’absurde, un argument pour étayer l’idée que la vie humaine est absurde,

une objection à l’idée qu’il s’agit là d’un mal, et enfin un commentaire des réponses

traditionnellement offertes à la question prescriptive. À ce titre, Nagel a démontré que le

« problème » de l’absurde n’est pas l’apanage de la tradition existentialiste, et qu’il peut

recevoir un traitement minutieusement argumenté. En outre, il a rappelé en quoi

l’absurde est une notion digne d’intérêt qui mérite d’être discutée par les philosophes

contemporains. Dans cet article, je présenterai et discuterai la contribution de Nagel à la

réflexion sur l’absurde, en la comparant à celle de Camus. Bien que leurs traditions

philosophiques respectives les opposent, il existe plus de points de convergence entre les

deux auteurs que l’on pourrait le penser ; néanmoins, je tenterai de montrer que les

développements de Nagel sur l’absurde sont à la fois plus précis et plus justes que ceux

de Camus. Cependant, je suggérerai que les deux auteurs prêtent le flanc à des objections

qui mettent en cause l’idée que la vie humaine serait inéluctablement absurde. Je

conclurai que la vie n’est pas absurde, mais qu’il existe une forme d’absurdité de second

ordre à laquelle on peut remédier par un effort de rationalisation.

1. Le sentiment de l’absurde comme dissonance cognitive

Le Trésor de la langue française définit l’absurde au premier chef comme « [ce] qui

est manifestement et immédiatement senti comme contraire à la raison [ou] au sens

commun », mais aussi, au sens philosophique, comme « [ce] qui résiste à une

démarcation préliminaire entre le bagage philosophique d’un Camus et celui de Thomas Nagel, en dépit de la parenté thématique de leurs réflexions sur l’absurde. 2 Tout comme l’existentialisme, et peut-être encore davantage, la distinction entre philosophie analytique et philosophique continentale est difficile à définir rigoureusement. Bien qu’elle ait des origines vaguement géographiques (autour de la frontière austro-allemande d’abord, puis de part et d’autre de la Manche et de l’Atlantique), elle recoupe généralement une distinction méthodologique dans le paysage philosophique contemporain. La tradition analytique est attachée à certaines normes d’analyse conceptuelle, de clarté sémantique et de rigueur argumentative, ainsi qu’à une perspective relativement anhistorique.

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interprétation rationnelle, qui n’a pas de sens ». Dire que la vie, l’existence ou le monde

sont absurdes, selon cette définition, c’est affirmer qu’ils sont irrationnels ou dépourvus

de sens. Si Camus se refuse à donner une définition formelle de l’absurde dans Le Mythe

de Sisyphe, il semble défendre une idée similaire au début de son essai. En effet, le

« sentiment de l’absurde » naît selon lui d’une prise de conscience que l’univers en

général, et ma vie en particulier, sont grevés d’arbitraire. Cette prise de conscience peut

survenir à tout moment, à différents niveaux et à différents degrés, lorsque l’homme

s’interroge sur la raison ultime des choses. Ainsi de la routine quotidienne, de la marche

irrésistible du temps, de la vieillesse et de la mort, ou encore de « l’étrangeté » et de

« l’inhumanité » du monde : « un jour […] le “pourquoi” s’élève et tout commence dans

cette lassitude teintée d’étonnement3 ». Comme la rose d’Angelus Silesius, le monde serait

ainsi « sans pourquoi4 ». Néanmoins, Camus n’est pas toujours cohérent dans son usage

de la notion d’absurde, dont il reconnaît lui-même la nature impressionniste : il entend

proposer, à défaut de définition, « une énumération des sentiments qui peuvent

comporter de l’absurde5 ». Cette formule suggère que l’absurde qualifie en propre des

états mentaux (émotions et peut-être croyances), bien que Camus lui-même parle

volontiers de « l’univers absurde » ou du « monde absurde ». Pour résorber cette

ambiguïté sémantique, on pourrait être tenté d’interpréter le sentiment de l’absurde

comme le sentiment que le monde est absurde. Mais Camus lui-même revient sur son

usage de l’adjectif pour corriger son hypothèse :

« Je disais que le monde est absurde et j’allais trop vite. Ce monde en lui-même n’est

pas raisonnable, c’est tout ce qu’on en peut dire. Ce qui est absurde, c’est la

confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne

au plus profond de l’homme.6 »

L’absurde, au sens philosophique, n’est donc pas strictement synonyme d’irrationnel : il

n’y a rien d’absurde en soi dans un univers dépourvu de sens qui échappe à la raison

humaine – nous y reviendrons. Ce qui est absurde à proprement parler, c’est la dissonance

fondamentale entre la nature des choses et certaines dispositions humaines. Comme

l’écrit encore Camus, « l’absurdité naît d’une comparaison7 ». Notons que cette idée est

3 A. Camus, Le mythe de Sisyphe, in Essais, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 107. 4 A. Silesius, L’errant chérubinique, Paris, Arfuyen, 1993, p. 65. 5 A. Camus, op. cit., p. 107. 6 Ibid., p. 113. 7 Ibid., p. 120.

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fidèle à l’étymologie du terme, puisque le latin absurdus signifie « dissonant » ou

« détonnant8 ».

Après Camus, Nagel a particulièrement bien saisi cette caractéristique de l’absurde

dans son article séminal de 1971 (sobrement intitulé « The Absurd »), en partant de

l’usage courant du terme. On dit familièrement d’une situation qu’elle est absurde s’il

existe une discordance (discrepancy) entre une aspiration et la réalité : faire un long

discours en faveur d’une motion qui a déjà été votée, placer un criminel à la tête d’une

fondation philanthropique ou perdre son pantalon au moment où l’on reçoit une

décoration nationale sont autant de situations absurdes9. L’absurdité, en ce sens, se situe

un cran au-delà de l’incongruité : il s’agit d’un désaccord profond entre ce qui devrait être

et ce qui est. Selon Nagel, la notion philosophique d’absurde se situe dans la continuité de

cet usage : dire que la vie est absurde, c’est exprimer une discordance entre les aspirations

humaines et la réalité. Il s’agit là d’un exemple typique d’une antinomie plus générale que

Nagel a longuement explorée, notamment dans The view from nowhere (1986), entre le

point de vue subjectif et le point de vue objectif. Le point de vue subjectif est celui depuis

lequel nous sommes en prise à nos buts, aspirations, émotions et préférences

personnelles, tandis que le point de vue objectif résulte d’un effort d’abstraction et de

transcendance pour tenter de concevoir les choses telles qu’elles sont sub specie

aeternitatis. Du point de vue subjectif je suis un être spécial, unique, tandis que du point

de vue objectif je ne suis qu’un individu parmi bien d’autres. Selon Nagel, le sentiment de

l’absurde émerge d’une tension entre les deux points de vue, entre « mon » monde et le

monde tel que je le conçois objectivement. Il y a plusieurs manières d’exprimer cette

tension. Camus et Nagel défendent tous deux l’idée que l’absurde émerge d’une forme de

dissonance cognitive, mais ils sont en désaccord sur la nature de celle-ci10. En outre, je

8 Par extension, absurdus peut vouloir dire « déplaisant » ou « choquant », mais aussi « saugrenu » pour qualifier un discours (un usage que l’on trouve par exemple chez Cicéron, et qui s’est conservé en français). 9 T. Nagel, « The Absurd », in The Journal of Philosophy, vol. 68, n°20, 1971, p. 718. 10 Je fais ici un usage libéral de la notion de « dissonance cognitive », qui ne correspond pas rigoureusement à l’usage technique du terme introduit en psychologie sociale par Leon Festinger (L. Festinger, A theory of cognitive dissonance, Stanford, Stanford University Press, 1957). Selon Festinger, différentes cognitions ou actions peuvent entretenir un rapport de neutralité, de dissonance ou de consonance. S’il existe une dissonance ou contradiction entre des croyances et/ou actions, celle-ci peut être rationalisée par une modification des croyances ou du comportement. Ainsi, un fumeur qui sait que fumer est mauvais pour la santé peut réduire la dissonance entre son action et sa croyance en arrêtant de fumer ou en révisant sa croyance sur les effets néfastes de la cigarette. Si l’absurde camusien ne procède pas vraiment d’une dissonance cognitive au sens technique de Festinger, la théorie de Nagel se prête davantage au rapprochement, dans la mesure où Nagel entend mettre en évidence une inconsistante entre notre comportement quotidien et ce que nous révèle l’adoption d’une perspective impersonnelle sur notre vie.

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suggérerai qu’il demeure une part d’ambiguïté chez l’un comme chez l’autre, de sorte que

leurs œuvres respectives permettent d’esquisser au moins quatre modèles distincts de la

dissonance à l’origine du sentiment de l’absurde. Dans le reste de cet article, je

présenterai, comparerai et critiquerai successivement ces quatre théories, avant de leur

opposer une hypothèse alternative.

2. Le surnaturalisme athée, ou l’absurdité d’un monde sans Dieu

Comme le rappelle la définition du Trésor de la langue française précédemment

citée, la notion d’absurde est parfois associée à celle du sens de la vie, au sens où une vie

absurde serait une vie dépourvue de sens. Si l’absurde ne se prédique pas en propre de

l’existence, de la vie ou du monde, mais désigne plutôt une dissonance entre deux points

de vue, il n’est pas tout à fait juste de dire que l’absurde consiste simplement dans le fait

que la vie n’a pas de sens. Cependant, l’absurde pourrait désigner une tension entre

l’exigence de sens et la croyance que la vie n’a pas de sens. Il est tentant d’interpréter ainsi

la thèse de Camus dans Le mythe de Sisyphe ; dans cette section, j’évaluerai la pertinence

de cette interprétation et la cohérence de la thèse qu’elle exprime.

Il existe deux grandes options théoriques concernant le sens du « sens de la vie »,

c’est-à-dire la question de savoir ce qui pourrait, en droit, donner du sens à la vie11.

D’après les théories surnaturalistes du sens de la vie, le monde matériel décrit par les

sciences naturelles ne réunit pas les conditions nécessaires à une vie pourvue de sens.

Pour que la vie ait un sens, il faut qu’un domaine surnaturel existe – sous la forme de Dieu

(surnaturalisme théocentrique) et/ou d’âmes en tant que substances immatérielles et

immortelles (surnaturalisme psychocentrique). Si Dieu existe, et s’il ordonne l’univers

selon un projet divin, l’existence de chacun est incluse dans ce projet, et tel serait le sens

de la vie. De même, si nous avons des âmes qui peuvent survivre à la mort du corps, et s’il

existe un au-delà dans lequel nos actions seront évaluées ou dans lequel la justice sera

rendue pour tous, alors ce que nous faisons ici-bas compte pour l’éternité, et cela pourrait

D’une certaine manière, notre persistance à prendre nos aspirations et nos actions au sérieux après avoir douté qu’elles fussent justifiables d’un point de vue objectif peut être décrite comme la rationalisation d’une dissonance cognitive au sens de Festinger. Dans le reste de cet article, j’emploierai l’expression « dissonance cognitive » pour désigner une incohérence entre deux croyances. 11 J’emprunte cette distinction éclairante à T. Metz, Meaning in life, Oxford, Oxford University Press, 2013.

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donner un sens à nos vies.12 Au contraire, les théories naturalistes du sens de la vie

partent de l’hypothèse que nos vies peuvent avoir un sens dans un monde matériel – soit

que la vie ait le sens que nous lui donnons (naturalisme subjectiviste), soit que la vie ait

un sens intrinsèque qui ne dépend pas de l’existence de Dieu ou de l’âme (naturalisme

objectiviste)13. Notons que ni le surnaturalisme ni le naturalisme n’impliquent en soi une

position quelconque concernant l’existence de Dieu ou de l’âme. En effet, on peut résumer

les deux thèses de la façon suivante :

(Surnaturalisme) La vie a un sens si et seulement si Dieu (ou l’âme) existe.

(Naturalisme) L’existence de Dieu (ou de l’âme) ne détermine pas la question de

savoir si la vie a un sens.

Ainsi, le surnaturalisme et le naturalisme sont tous deux compatibles avec le

théisme14 et l’athéisme, bien qu’il existe une association traditionnelle entre

surnaturalisme et théisme d’une part, et entre naturalisme et athéisme d’autre part. La

matrice des interactions entre ces différentes thèses dessine quatre options concernant

le sens de la vie :

Surnaturalisme Naturalisme

Théisme La vie a un sens La vie peut avoir un sens

Athéisme La vie n’a pas de sens La vie peut avoir un sens

Dans un monde désenchanté par les découvertes scientifiques, et dans une société

sécularisée par l’héritage des Lumières et de la Révolution française, le thème de la mort

de Dieu trouve une résonnance particulière : que Dieu existe ou non, il est devenu difficile

de croire en son existence selon Camus. Dans plusieurs passages du Mythe de Sisyphe,

Camus semble endosser une position surnaturaliste, ce qui ferait de lui selon certains

commentateurs un surnaturaliste athée15. Ainsi, écrit-il, « la certitude d’un Dieu […]

12 Dostoïevski semble aller dans ce sens lorsqu’il écrit dans le Journal d’un écrivain :« Et si la croyance en l’immortalité est si nécessaire à la vie humaine, c’est qu’elle est un état normal de l’humanité, et c’est la preuve que l’immortalité existe, », trad. française J-W Bienstock et J-A Nau, Paris, Fasquelle, p. 358. 13 Voir T. Metz, op. cit. pour une discussion détaillée de ces différentes positions. 14 Pour simplifier le propos, je regroupe ici sous l’étiquette du théisme à la fois l’hypothèse que Dieu existe et celle qu’il existe des âmes immatérielles et immortelles, généralement associée à des croyances eschatologiques dans les religions monothéistes. 15 Thaddeus Metz considère que Camus est un surnaturaliste athée (T. Metz, op. cit., p. 242). Comme nous le verrons, cette interprétation est contestable.

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donnerait son sens à la vie16 ». Notons que telle quelle, cette formule n’est pas strictement

équivalente à la thèse surnaturaliste, qui s’exprime sous la forme d’un biconditionnel (la

vie a un sens si et seulement si Dieu existe). À supposer que Camus accepte la vérité du

surnaturalisme, son argument serait le suivant :

(1) La vie n’aurait de sens que si Dieu existait (surnaturalisme).

(2) Or Dieu n’existe pas (athéisme).

(3) Donc la vie n’a pas de sens.

Cet argument n’est pas suffisant pour conclure à l’absurde, si l’absurde qualifie en propre

une dissonance entre deux points de vue. Quel est donc le point de vue qui serait en

tension avec le surnaturalisme athée ? Camus esquisse une réponse à cette question au

début de son essai :

« Je vois que beaucoup de gens meurent parce qu’ils estiment que la vie ne vaut pas

la peine d'être vécue. […] Je juge donc que le sens de la vie est la plus pressante des

questions.17 »

Implicitement, Camus soutient ici que si la vie n’a pas de sens, alors elle ne vaut pas la

peine d’être vécue. En outre, il considère que la question de savoir si la vie vaut ou non la

peine d’être vécue est le problème philosophique le plus important. Ce faisant, il suggère

que les êtres humains ont besoin de donner un sens à leur vie, ou, ce qui revient au même,

de croire que leur vie a un sens. On retrouve bien ici une dissonance susceptible d’être

qualifiée d’absurde : d’une part, l’inexistence de Dieu signifie que la vie n’a pas de sens ;

d’autre part, nous ne pouvons pas vivre sans chercher à donner du sens à nos vies.

Cette position est certes cohérente, mais sa crédibilité est discutable : sans le

théisme, la thèse surnaturaliste perd sa force. Comme le remarque Thaddeus Metz, la

meilleure raison d’endosser le surnaturalisme est l’idée selon laquelle nos jugements

évaluatifs sont fondés sur une norme de perfection maximale – par exemple un être

parfait tel que Dieu18. Or dans un monde sans Dieu ni âme il est très probable que les êtres

humains et leurs caractéristiques principales soient le produit de la sélection naturelle.

Aussi la tendance humaine à formuler des jugements évaluatifs est-elle

vraisemblablement héritée de nos ancêtres en raison de l’avantage sélectif qu’elle nous

procure (par exemple pour faciliter la coopération). Il est peu probable que le genre de

16 A. Camus, op. cit., p. 149. 17 Ibid., p. 99. 18 Metz, op. cit., p. 242-44.

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jugement évaluatif qui a permis aux premiers homo sapiens de survivre et de transmettre

leurs gènes fasse appel à une norme de perfection divine. Bien plutôt, les premiers homo

sapiens jugèrent certainement qu’il vaut la peine de coopérer pour survivre, en se fondant

sur des normes imparfaites pouvant être satisfaites par des vies humaines. Par

conséquent, l’athéisme sape la crédibilité de la thèse qui motive le surnaturalisme, à

savoir l’idée qu’il serait nécessaire de prendre en considération une norme de perfection

maximale pour former des jugements sur ce qui a du sens dans sa vie. Si Dieu n’existe pas

– ex hypothesi – et si les jugements évaluatifs qui ont facilité la survie des êtres humains

ne reposent pas sur des normes de perfection divine, la thèse surnaturaliste est peu

plausible.

Cependant, on pourrait faire à cette lecture de Camus comme surnaturaliste athée

l’objection suivante : l’auteur du Mythe de Sisyphe ne défend pas directement l’hypothèse

que Dieu n’existe pas. Bien plutôt, tout comme Nietzsche, il s’intéresse à « l’impossibilité »

de croire en l’existence de Dieu dans un monde sécularisé19. Or Camus semble aussi

considérer que les êtres humains ont besoin de surnaturel :

« Comme au temps de Prométhée, [les êtres humains] nourrissent en eux les aveugles

espoirs. Ils ont besoin qu’on leur montre le chemin et ne peuvent se passer de la

prédication20. »

Il y a ici encore une dissonance susceptible de donner naissance au sentiment de

l’absurde : d’une part les hommes ont besoin de croire en Dieu pour donner un sens à leur

vie, et d’autre part ils ne peuvent pas croire en Dieu dans un monde sécularisé. Avant

Camus, on trouve ce genre de réflexion chez Tolstoï, qui « résout » le dilemme en adoptant

une attitude fidéiste. Tolstoï reconnaît la difficulté de croire au dogme religieux, ayant lui-

même abjuré sa foi dans sa jeunesse après avoir commencé ses lectures philosophiques.

Néanmoins, il finit par reconnaître dans la foi la seule échappatoire au « non-sens de la

vie » que lui révélait le raisonnement, et se réfugia dans le fidéisme – la croyance aveugle

dans un monde divinement ordonné :

« Toute la sottise de la foi restait pour moi la même qu’auparavant, mais je ne pouvais

pas ne pas reconnaître qu’elle seule fournissait à l’humanité les réponses aux

19 À strictement parler, Camus n’est pas athée mais agnostique : « […] ne me sentant en possession d’aucune vérité absolue et d’aucun message, je ne partirai jamais du principe que la vérité chrétienne est illusoire, mais seulement de ce fait que je n’ai pu y entrer » (A. Camus, Essais, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 371). 20 A. Camus, Le mythe de Sisyphe, in Essais, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 185.

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questions de la vie et, par conséquent, la possibilité de vivre21. »

Camus rejette cette possibilité car il ne souscrit pas au volontarisme doxastique : pour qui

n’a pas déjà la foi, il n’est pas possible de croire en Dieu sur commande, même si l’on juge

que la foi est la seule échappatoire à une vie dépourvue de sens. Selon cette lecture,

l’argument de Camus serait donc précisément le suivant :

(1) La vie n’aurait de sens que si Dieu existait (surnaturalisme).

(2) Or nous ne pouvons pas (volontairement) croire en Dieu.

(3) Donc nous ne pouvons pas (volontairement) croire que la vie a un sens.

(4) Néanmoins nous avons besoin de croire que la vie a un sens pour continuer à vivre.

(5) La dissonance entre les prémisses (3) et (4) donne lieu au sentiment de l’absurde.

Plusieurs prémisses sont discutables dans cet argument. La thèse surnaturaliste est certes

plus probable pour un agnostique que pour un athée, mais elle est loin d’être

consensuelle. Nagel en offre une critique intéressante : le surnaturalisme suppose que nos

vies ont du sens parce qu’elles s’inscrivent dans un plan divin, sans que le sens du plan

divin puisse lui-même être garanti par quoi que ce soit d’autre. Comme l’écrit Nagel, « Si

Dieu est censé donner à nos vies un sens que l’on ne peut pas saisir, c’est une piètre

consolation22. » Par ailleurs, comme nous y reviendrons, la prémisse (4) est suspecte en

l’état : il n’est pas dit qu’une vie dépourvue de sens ne vaille pas la peine d’être vécue, ou

qu’elle soit jugée comme telle. Même s’il m’est impossible de croire que le monde a été

parfaitement ordonné selon un plan divin, je peux juger qu’il vaut la peine d’y vivre, soit

que je juge qu’un monde sans Dieu puisse être intrinsèquement pourvu de sens

(naturalisme objectiviste), soit qu’il me suffise d’avoir des aspirations et des désirs

individuels pour que ma vie ait un sens à mes yeux (naturalisme subjectiviste). Richard

Taylor propose ainsi d’imaginer une variation du mythe de Sisyphe, dans laquelle Sisyphe,

condamné par les dieux à pousser éternellement un rocher le long d’une montagne, aurait

été également investi d’un désir – apparemment irrationnel – de pousser ce rocher23.

Selon Taylor, même si la vie de ce Sisyphe serait objectivement dépourvue de sens, elle

serait éminemment sensée pour lui, et cela suffirait à ne pas la rendre absurde. De façon

similaire, même si un monde sans Dieu était un monde objectivement dépourvu de sens,

21 Tolstoï, Ma Confession, trad. française, Zoria, Paris, Albert Savine, 1887, p. 69. 22 T. Nagel, « The Meaning of Life », What does it all mean?, Oxford, Oxford University Press, trad. française R. Ogien, Qu’est-ce que tout cela veut dire ?, Paris, Editions de l’Eclat, p.90. 23 R. Taylor, « The meaning of life », in Philosophy Now, vol. 24, p. 13-14.

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on peut soutenir que la question de savoir si ma vie a un sens dépend plutôt de mes

aspirations.

3. L’absurde et le principe de raison suffisante

Bien que Camus semble tenté par la thèse surnaturaliste, cette interprétation ne va

pas de soi, étant donné que la question de l’existence de Dieu n’est pas un thème central

du Mythe de Sisyphe. Dans plusieurs passages, Camus semble développer un argument

plus général pour conclure à l’absurdité de la vie. Rappelons que selon lui, l’absurde est

« la confrontation [du caractère] irrationnel [du monde] et de ce désir éperdu de clarté

dont l’appel résonne au plus profond de l’homme24 ». Que le monde ne soit pas

« raisonnable » ou manque de « clarté » n’est pas forcément une conséquence de

l’inexistence putative de Dieu : un monde divinement ordonné pourrait sembler tout aussi

déraisonnable ou opaque pour l’intellect imparfait des êtres humains. Comme le

remarque Nagel en critiquant la position qu’il attribue à Camus, l’absurde ne vient pas du

fait que le monde actuel n’a pas de sens, comme s’il existait un monde possible imbu de

sens – par exemple ordonné selon un projet divin – dans lequel l’absurde ne surgirait pas.

Or l’antinomie que Camus cherche à éclairer dans son essai semble plus inclusive qu’une

simple tension entre l’absence de foi et le besoin de croire au surnaturel. Il n’est pas

anodin qu’il exprime cette antinomie en utilisant le champ lexical de la raison : les

hommes ont une tendance naturelle à vouloir rendre raison de toutes choses, ou du

monde en général. Implicitement, Camus semble soutenir que nous sommes biaisés par

le principe de raison suffisante, dans la mesure où il nous est difficile de concevoir que

quoi que ce soit puisse arriver sans raison, ou, ce qui revient au même, nous avons besoin

d’attribuer une raison à tout ce qui est25. Cette idée rappelle fortement ce que

Schopenhauer appelait « le besoin métaphysique de l’humanité » dans le chapitre

éponyme du Monde comme volonté et comme représentation : « la philosophie naît de

notre étonnement au sujet du monde et de notre propre existence, qui s’imposent à notre

24 A. Camus, op. cit., p. 113. 25 Notons qu’il existe un lien historique entre principe de raison suffisante et théisme, notamment chez Leibniz qui défend clairement l’idée que rien n’arrive sans raison (nihil est sine ratione). Ainsi, dans ses Principes de la nature et de la grâce, (1714), Paris, PUF, 1978, p. 4, Leibniz entend démontrer l’existence de Dieu comme « dernière raison des choses »: si rien n’arrive sans raison, alors il doit exister une cause première qui explique le reste. Cependant, comme l’avait déjà remarqué Siger de Brabant au XIIIème siècle dans ses Quaestiones in Metaphysicam, si l’on se demande pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien en faisant un usage non restreint de « quelque chose », il faut aussi se demander pourquoi Dieu lui-même existe. Ainsi, le principe de raison suffisante peut aisément se retourner contre le théisme.

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intellect comme une énigme dont la solution ne cesse dès lors de préoccuper

l’humanité26 ». Pour Schopenhauer et Camus, notre adhésion instinctive au principe de

raison suffisante se heurte à toute réflexion sur la raison ultime des choses : en dernière

analyse, notre existence, et celle du monde en général, nous paraît arbitraire. D’où un

dilemme familier : d’un côté la chaîne des raisons doit avoir une fin, sous peine de

régression à l’infini ; d’un autre il nous est impossible de discerner la raison ultime des

choses.

Ainsi, faire de Camus un surnaturaliste athée (ou même agnostique) semble

réducteur. L’absurde camusien n’est pas simplement une question de foi, mais le produit

d’une tension plus générale entre le besoin de trouver des raisons ultimes à ce qui est et

l’impossibilité de trouver de telles raisons : « l’absurde naît de cette confrontation entre

l’appel humain et le silence déraisonnable du monde27 », c’est-à-dire « à la rencontre de

cette raison efficace mais limitée et de l’irrationnel toujours renaissant28 ». En outre,

Camus suggère que l’incapacité humaine à comprendre pourquoi les choses sont telles

qu’elles sont, ou pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, nous pousse à conclure que

l’existence est arbitraire, car « ce que je ne comprends pas est sans raison29 ». Si bien que

l’absurde serait à proprement parler une dissonance cognitive entre deux

croyances antagonistes : notre croyance instinctive au principe de raison suffisante d’une

part, et notre croyance rationnelle que l’existence ou le monde n’ont pas de raison ultime

d’autre part. La découverte de l’incompatibilité de ces deux croyances, dont pourtant nous

ne parvenons pas à nous défaire, est à l’origine du sentiment de l’absurde. Ce qui est

absurde, c’est que nous persistions à vouloir chercher des raisons là nous ne pourrions

jamais en trouver.

Si cette lecture de Camus semble plus fidèle à la lettre de son essai, la théorie de

l’absurde qui en résulte n’est pas forcément plus convaincante. Nagel la critique au motif

que le sentiment de l’absurde « dérive non d’une collision entre nos attentes et le monde,

mais d’une collision en nous-mêmes30 ». Cependant, bien que Camus affirme

métaphoriquement que « l’absurde n’est pas dans l’homme […] ni dans le monde, mais

26 A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. française, A. Burdeau, Paris, Librairie Félix Alcan, p. 1003. 27 A. Camus, op. cit., p. 117-118. 28 Ibid., p. 125. 29 Ibid., p. 117. 30 T. Nagel, op. cit., p. 722.

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dans leur présence commune31 », il s’accorde au fond avec Nagel pour conclure que

l’absurde naît d’une discordance interne entre deux attitudes mentales antagonistes – du

moins si l’interprétation esquissée dans cette section est correcte. Ainsi, pour Camus

comme pour Nagel, le sentiment de l’absurde pourrait survenir dans tous les mondes

possibles, y compris dans des mondes ordonnés selon un plan divin, car il serait toujours

possible aux hommes de se demander pourquoi leur monde est tel qu’il est, et il leur serait

toujours impossible de trouver une réponse satisfaisante32. Cependant, quand bien même

la critique de Nagel manquerait sa cible, le raisonnement de Camus prête à une objection

plus problématique. En effet, Camus semble implicitement assimiler une limitation

épistémique des êtres humains – nous ne pouvons trouver de raison ultime pour laquelle

il existe quoi que ce soit – à la croyance que le monde est arbitraire ou sans raison. Or le

doute que p n’est pas équivalent à la croyance que non-p. C’est d’ailleurs la raison pour

laquelle l’agnosticisme est une position plus consensuelle que l’athéisme. Comme y insiste

Nagel, l’absurde a partie liée avec une forme de scepticisme plutôt que de dogmatisme. Au

demeurant, il n’est guère psychologiquement plausible que le sentiment de l’absurde

naisse d’une dissonance entre deux croyances incompatibles, car il est pour le moins

douteux que l’on puisse conserver deux croyances contradictoires, du moins si l’on prend

conscience de cette contradiction. Un individu croyant à la fois que tout a une raison

dernière et que le monde est sans raison, à supposer que cela soit même possible, serait

amené à abandonner l’une de ses deux croyances en découvrant qu’elles sont

incompatibles : vraisemblablement, cet individu réviserait sa croyance que tout doit avoir

une raison dernière, et le sentiment de l’absurde s’évaporerait aussi vite qu’il était apparu.

31 A. Camus, op. cit., p. 120. 32 Notons que sur le plan psychologique, on peut douter de l’hypothèse selon laquelle les êtres humains cherchent une raison ultime à tout ce qui est. De fait, nous considérons généralement que la chaîne des raisons trouve une fin satisfaisante dans certaines explications (généralement scientifiques) : la rose fleurit parce qu’il s’agit d’une espèce végétale ayant acquis cette caractéristique par sélection naturelle – pourquoi ? – afin d’attirer les insectes pollinisateurs – pourquoi ? – pour accroître ses chances de transmettre son patrimoine génétique – pourquoi ? – pour assurer la survie de l’espèce. La question de savoir pourquoi l’évolution d’une espèce maximise ses chances de survie tient au principe même de la sélection naturelle, qui repose sur un rapport de force dans l’interaction entre les individus d’une espèce et leur environnement. Cette explication est certes schématique, et ne fournit peut-être pas de « raison dernière » à la floraison de la rose, mais elle semble suffisamment éclairante et le serait d’autant plus si elle était précisée par un biologiste. De même, si je m’interroge sur la raison de mon existence, il est généralement acceptable de m’en tenir à une explication comprenant l’historique de la relation entre mes parents et le mécanisme biologique de la procréation. Il en va sans doute autrement de la question générale de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, qui n’a pas de réponse évidente ; mais on peut douter que toute interrogation sur la raison d’une chose particulière doive remonter jusqu’à cette question abyssale, comme semble le suggérer la réflexion de Camus.

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On pourrait peut-être objecter à cette interprétation qu’elle caricature la position de

Camus : de même qu’il n’endosse pas explicitement l’hypothèse que Dieu n’existe pas, il

n’accepterait pas directement l’hypothèse que le monde est sans raison (bien que

certaines tournures de phrases ambiguës semblent le suggérer). Il faudrait donc nuancer

son propos : ce qu’il viserait avant tout en parlant du caractère « déraisonnable » ou

« irrationnel » du monde, c’est bien l’impossibilité humaine de trouver une raison pour

laquelle il y a quelque chose plutôt que rien – et non pas la croyance qu’il n’y a aucune

raison pour laquelle il y a quoi que ce soit. Ainsi, Camus serait agnostique aussi bien sur

la question des raisons ultimes que sur celle de Dieu. Le sentiment de l’absurde naîtrait

d’une tension entre une croyance et une limitation épistémique, plutôt que d’une

contradiction entre deux croyances : ce qui serait absurde, c’est que nous croyions que

tout a une raison ultime, tout en étant incapables de trouver une raison ultime à

l’existence du monde. Néanmoins, il n’est guère évident qu’une telle tension soit absurde,

à moins d’admettre par exemple que la « tension » entre la foi et l’impossibilité de prouver

l’existence de Dieu le soit également.

J’ai soutenu que la théorie de l’absurde développée par Camus dans Le mythe de

Sisyphe peut recevoir deux interprétations pouvant être elles-mêmes nuancées. La

première explique le sentiment de l’absurde par une dissonance entre (a) la croyance que

la vie n’aurait de sens que si Dieu existait, et (b) la croyance que Dieu n’existe pas (ou du

moins l’impossibilité de croire en son existence). La seconde explique le sentiment de

l’absurde par une dissonance entre (a) la croyance que tout doit avoir une raison dernière

et (b) la croyance que le monde n’a pas de raison dernière (ou du moins l’impossibilité de

lui trouver une raison dernière). J’ai suggéré que ces deux théories prêtent le flanc à des

difficultés qui mettent en cause leur plausibilité. Camus a sans aucun doute saisi quelque

chose d’important à propos de l’absurde, à savoir l’idée qu’il naît d’une dissonance ou

d’une « comparaison33 » ; mais il n’est pas parvenu à exprimer clairement en quoi cette

dissonance consiste. De ce point de vue, la réflexion de Nagel sur l’absurde offre à la fois

un prolongement et un contrepoint intéressant à celle de Camus.

33 A. Camus, op. cit., p. 120.

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4. La possibilité du nihilisme évaluatif

Dans son article séminal « The Absurd » (1971), Nagel s’inscrit en faux contre la

position de Camus, au risque de négliger plusieurs points d’accord importants. Selon

Nagel, l’absurde ne naît pas du fait que le monde n’a pas de sens, parce que cela suggère

qu’il pourrait exister un monde pourvu de sens dans lequel il n’y aurait pas d’absurdité.

Nagel soutient que l’absurde pourrait émerger dans l’importe quel monde possible,

contrairement à la position du surnaturalisme athée. Cependant, comme je l’ai suggéré

dans les sections précédentes, il ne s’agit pas forcément là d’un désaccord profond entre

Camus et Nagel. Ce dernier insiste beaucoup sur l’idée que l’absurde ne naît pas d’une

dissonance entre l’homme et le monde, mais d’une dissonance interne entre deux

attitudes ou points de vue humains. Or j’ai tenté de montrer que l’on peut lire chez Camus

une thèse similaire : le sentiment de l’absurde naîtrait ainsi d’une tension entre le besoin

de croire en Dieu et la difficulté d’y croire, ou plus généralement entre le besoin de trouver

des raisons ultimes et la difficulté d’en trouver.

Néanmoins il existe bien une divergence de fond entre les deux auteurs sur la

définition de l’absurde. En effet, Nagel ne souscrit pas à l’idée que l’absurde vient d’une

tension entre le principe de raison suffisante et l’impossibilité de discerner la cause ultime

des choses. Ce qui génère le sentiment de l’absurde, à proprement parler, c’est plutôt qu’il

existe un point de vue depuis lequel nos jugements évaluatifs, et notamment la façon dont

nous justifions nos actes, paraissent ultimement arbitraires. Il ne s’agit pas de dire que la

chaîne des raisons entraîne une régression à l’infini, mais plutôt que toute raison ou

justification donnée à nos actions s’évapore lorsque nous adoptons un certain point de

vue sur le monde. Il s’agit du fameux point de vue « objectif » ou « transcendant », celui

que nous adoptons lorsque nous prenons du recul sur notre situation personnelle,

humaine ou même terrestre, pour tenter de concevoir les choses telles qu’elles sont sub

specie aeternitatis. Si Nagel écrit par raccourci que l’absurde émerge d’une dissonance

entre nos aspirations et la réalité, il serait plus exact de dire qu’il naît d’une dissonance

entre la façon dont nos désirs et aspirations nous apparaissent depuis notre perspective

individuelle, et ce que nous y voyons lorsque nous tentons de les considérer de façon plus

objective. D’une part, il est inévitable que nous prenions notre vie au sérieux, et avec elle

nos buts, nos envies, et nos jugements évaluatifs en général (ce que nous estimons avoir

ou non de la valeur). D’autre part, il est toujours possible de prendre du recul sur notre

vie – aspirations, désirs, etc. – et de nous apercevoir que tout ce que nous prenons au

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sérieux pourrait bien être arbitraire, et que nos jugements évaluatifs sont difficiles à

justifier. Lorsque nous tentons de considérer notre vie sub specie aeternitatis, ce que nous

y découvrons « est à la fois comique et décevant34 » : puisqu’il paraît impossible de

justifier sans circularité les jugements de valeur qui guident nos actes, le doute s’installe

sur le bienfondé de ces jugements. Et pourtant, nous ne modifions pas notre

comportement pour autant ; dans la vie quotidienne, nous continuons à prendre ces

jugements de valeur au sérieux, comme s’ils étaient hors de doute. En outre, nous ne

pouvons même pas les concevoir autrement sans faire l’effort d’abstraction qui consiste

à adopter une perspective impersonnelle sur notre vie. Ainsi, selon Nagel, la vie est

absurde « parce que nous ignorons les doutes que nous savons insurmontables, et qu’en

dépit de ces doutes nous continuons à vivre avec un sérieux à peine diminué35 ». Même

après avoir contemplé notre vie sub specie aeternitatis, même après avoir soupçonné que

nos actions et aspirations sont ultimement arbitraires, nous demeurons incapables

d’abandonner celles-ci.

Nagel s’intéresse à la question de savoir s’il est possible d’échapper à l’absurde en

cherchant du sens dans un projet qui dépasse notre vie – société, histoire, science ou

religion. Il conclut que cela ne changerait rien, car la valeur du projet en question pourra

toujours être elle-même mise en doute par un examen sub specie aeternitatis. À quoi bon

construire une société meilleure, participer au mouvement de l’histoire, faire avancer la

science ou vivre conformément à un credo dogmatique s’il n’est possible de justifier sans

circularité aucune de ces attitudes dès lors que l’on prend du recul ? Notons qu’un

argument similaire permet d’objecter au surnaturalisme : l’existence d’un plan divin

pourrait-il vraiment donner un sens intrinsèque à la vie si ce plan ne saurait recevoir

aucune justification ultime ? Si les voies du seigneur sont impénétrables, c’est

précisément qu’il est impossible de justifier le projet divin sans faire référence à l’autorité

de Dieu lui-même, ce qui ne paraît guère suffisant pour en faire la source du sens de la vie

ou dissiper la dissonance à l’origine de l’absurde. À l’instar de Camus, Nagel n’éclaircit pas

toutes les ambiguïtés de sa position. Certes, il soutient clairement que l’absurde tient à

une tension entre le fait que nous prenions notre vie au sérieux et l’existence d’un point

de vue depuis lequel elle semble arbitraire. Mais il n’est pas tout à fait clair sur ce que

signifie l’idée que notre vie paraît arbitraire sub specie aeternitatis. En effet, il semble

34 T. Nagel, « The Absurd », in The Journal of Philosophy, vol. 68, n°20, 1971, p. 720. 35 Ibid., p. 719.

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osciller dans différents textes entre deux versions de cette idée : d’une part une version

méta-éthique selon laquelle le point de vue objectif révèle la possibilité du nihilisme

évaluatif (la thèse que rien n’importe où que rien n’a de valeur) ; d’autre part l’idée que le

point de vue objectif nous révèle l’insignifiance cosmique de notre vie dans le vaste

univers. Comme nous le verrons, ces deux lectures ne sont pas équivalentes. Dans « The

Absurd » (1971) et What does it all mean? (1987) Nagel semble privilégier la première,

alors qu’il penche plutôt pour la seconde dans The view from nowhere (1971). Dans cette

section, le présenterai la première version de la thèse de Nagel.

Quand on dit que certaines choses importent, c’est-à-dire qu’elles ont de la valeur,

on peut vouloir dire deux choses. Selon une position réaliste à l’égard du discours

évaluatif, dire qu’une chose importe signifie qu’elle a objectivement de la valeur. Il est donc

faux que rien n’importe dès lors que quoi que ce soit a une valeur objective. Au contraire,

selon une position antiréaliste à l’égard du discours évaluatif, dire qu’une chose importe

signifie qu’elle a de la valeur subjectivement. Pour un antiréaliste, il est donc faux que rien

n’importe dès lors que j’accorde de la valeur à quoi que ce soit, même si rien n’a de valeur

objective. Bien plutôt, la valeur des choses est relative aux jugements évaluatifs. Le

nihilisme évaluatif constitue une sorte de troisième voie qui navigue entre ces deux

options théoriques. Comme le réaliste, le nihiliste considère que le discours évaluatif fait

référence à la valeur objective des choses : dire que quelque chose importe signifie qu’elle

a de la valeur non pas pour moi, mais en soi. Mais à l’instar de l’antiréaliste, le nihiliste

considère également que rien dans le monde ne satisfait cet engagement sémantique : il

n’existe pas de valeur objective. Le nihilisme évaluatif est donc une forme de théorie de

l’erreur à l’égard du discours évaluatif, selon laquelle tout discours évaluatif est erroné,

car il fait référence à une valeur objective qui est inexistante36. L’argument est donc le

suivant : rien n’a de valeur objective ; or avoir de la valeur, c’est en avoir objectivement ;

donc rien n’a de valeur (ou rien n’importe). La version la plus courante de cette idée est

le nihilisme moral, la thèse selon laquelle les jugements moraux font référence à des

valeurs morales objectives, alors que rien n’est objectivement bon ou mauvais d’un point

de vue moral. Le nihilisme évaluatif est une position plus générale, qui s’applique non

seulement aux jugements moraux, mais aussi à tous les jugements de valeur (par exemple

les jugements esthétiques). On peut considérer qu’il s’applique également aux jugements

36 Cette position est défendue notamment par J. L. Mackie, Ethics: Inventing Right and Wrong, New York, Viking Press, 1977.

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pratiques qui motivent nos actions et nos aspirations : pour un nihiliste, il n’existe aucune

raison de faire ou de vouloir faire quoi que ce soit.

Dans son article de 1971, Nagel semble suggérer que le fameux point de vue objectif

nous révèle la possibilité du nihilisme évaluatif sous la forme d’un doute : le doute que

quoi que ce soit importe, c’est-à-dire le doute que quoi que ce soit ait de la valeur ou qu’il

y ait une raison de faire ou de vouloir quoi que ce soit. En effet, lorsque nous prenons du

recul sur notre vie et que nous nous efforçons de la considérer sub specie aeternitatis, nous

sommes bien en peine de justifier nos jugements de valeur et nos jugements pratiques :

pourquoi tuer serait-il mal ? Pourquoi serait-il bon de fonder une famille ? Pourquoi ai-je

le désir de développer ma carrière ? Pourquoi est-ce que je me lève chaque matin ? Tel est

le genre de questions incongrues qui paraissent soudain insolubles lorsque je tente de

considérer ma vie objectivement. Ainsi l’effort de transcendance dont parle Nagel semble

nous conduire à mettre en doute tout jugement évaluatif ou pratique, après avoir pris

conscience d’une limite épistémique fondamentale : il m’est impossible de justifier

(objectivement) ces jugements. Le nihilisme évaluatif n’a rien de tragique en principe, car

si rien n’importe, alors peu importe que rien n’importe. La vérité du nihilisme met tout à

plat, pour ainsi dire, et désamorce ainsi la possibilité d’une déception : si rien n’importe,

il n’importe pas non plus que mes actions et mes aspirations soient complètement

arbitraires. Qu’y a-t-il d’absurde là-dedans ? Selon Nagel, il s’agit du fait que la possibilité

du nihilisme révélée par le point de vue objectif ne remette nullement en cause mon

attitude ordinaire vis-à-vis de mes aspirations et de mes actions : plutôt que de prendre

au sérieux la possibilité que rien n’importe, nous ignorons nos doutes et continuons

comme si de rien n’était. Implicitement, Nagel soutient que la vérité du nihilisme évaluatif,

bien qu’elle ne soit pas tragique, devrait avoir pour conséquence un changement radical

de notre attitude et de notre comportement – sans quoi il n’y aurait rien d’absurde dans

le fait que nous continuions à vivre comme avant. Le nihilisme n’a aucune conséquence

normative (il n’est pire ni mieux que rien n’importe, car cela n’importe pas), mais il

pourrait avoir des conséquences psychologiques et comportementales37. Pour affirmer

qu’il y a effectivement une dissonance absurde entre le doute révélé par le point de vue

objectif et notre attitude inchangée, encore faut-il justifier l’hypothèse que la vérité du

37 Comme l’écrit Mackie, « si le nihilisme pratique est vrai […], de même qu’il n’y a aucune raison de désespérer, il n’y a aucune raison de nous accrocher à nos préoccupations subjectives ou à nos pratiques évaluatives » (J. L. Mackie, op. cit., p. 227).

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nihilisme évaluatif devrait avoir des conséquences radicales pour nous. Si Nagel lui-même

ne s’y risque pas, Guy Kahane a récemment développé un argument intéressant pour

étayer cette hypothèse38. Selon lui, pour que nous continuions comme si de rien n’était

après avoir acquis la croyance que rien n’importe, il faudrait que nos préoccupations

subjectives antérieures survivent à cette croyance. Or croire que rien n’importe équivaut

à croire que toutes les propositions évaluatives sont fausses, et donc que toutes nos

croyances évaluatives antérieures sont fausses. Ainsi, la croyance au nihilisme aurait pour

conséquence la perte de toutes nos croyances évaluatives antérieures. En outre, nos

préoccupations subjectives, et avec elles nos motivations et notre comportement, co-

varient étroitement avec nos croyances évaluatives : généralement, nous désirons et

agissons conformément à ce que nous jugeons bon ou mauvais. Ainsi, si d’une part nous

croyions auparavant qu’une chose avait de la valeur, et que nous nous en préoccupions,

mais que d’autre part nous en sommes venus à croire qu’elle n’a aucune valeur, alors nous

devrions cesser de nous en préoccuper. Par conséquent, si nous en venons à croire que

rien n’importe, il est probable que nous cessions de nous préoccuper de la plupart des

choses auxquelles nous attribuions de la valeur. Il est donc très peu probable que nous

continuions à vivre comme si de rien n’était si nous en venons à croire au nihilisme.

L’argument de Kahane concerne les conséquences psychologiques de la croyance

que rien n’importe (nihilisme évaluatif) ; or comme nous l’avons vu chez Camus, le doute

que p n’est pas équivalent à la croyance que non-p. Douter que quoi que ce soit importe

ne revient pas à croire que rien n’importe. Selon Nagel, le point de vue objectif ou

transcendant fait émerger un doute analogue au scepticisme épistémologique plutôt

qu’une croyance déterminée. En constatant que nous sommes incapables de justifier

objectivement nos actions et nos aspirations, nous sommes conduits à douter que les

croyances évaluatives sur lesquels elles se fondent soient vraies. Dans la vie quotidienne,

nous nous interrogeons rarement sur la source de ces croyances, si bien que nous ne

remettons pas en cause les jugements évaluatifs fondamentaux qui guident nos choix.

Lorsque nous prenons du recul, au contraire, et que l’adoption d’un point de vue

impersonnel nous force à examiner nos croyances évaluatives, nous nous apercevons

qu’elles ne reposent pas sur des justifications objectives. De manière générale, nous

réalisons que nous sommes incapables de justifier objectivement n’importe quelle

38 G. Kahane, « If Nothing Matters », in Noûs, vol. 51, n°1, 2017, p. 327–353.

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proposition évaluative, et cela nous conduit à prendre au sérieux la possibilité du nihilisme

– pas forcément à croire à sa vérité. Ainsi, même si l’argument de Kahane est valide, il n’est

guère évident que la croyance en la simple possibilité du nihilisme évaluatif dût avoir une

incidence sur mes croyances évaluatives et sur mon comportement. Prenons par analogie

le cas du surnaturaliste théiste : celui-ci considère que la vie n’a de sens que si Dieu existe.

Cependant, puisqu’il ne peut pas démontrer l’existence de Dieu, il ne peut pas écarter la

possibilité de l’athéisme. Admettons qu’il considère en outre qu’une vie dépourvue de

sens ne mérite d’être vécue ; devrait-il se donner la mort parce qu’il ne peut écarter la

possibilité que Dieu n’existe pas ? Cela semblerait pour le moins incongru, car seule la

croyance en l’athéisme devrait rationnellement pousser notre surnaturaliste au

désespoir. Il semble en aller de même pour la question qui préoccupe Nagel : il n’est guère

évident que l’impossibilité de justifier objectivement mes croyances évaluatives dût me

conduire à agir comme si elles étaient fausses. Or si ce que me révèle le point de vue

impersonnel ne justifie pas de changement radical d’attitude de ma part, l’absurdité

putative de cette situation disparaît : il n’y a plus de dissonance entre les deux points de

vue, ou entre mes croyances et mes actions. D’un côté je conçois que mes croyances

évaluatives soient ouvertes au doute, et de l’autre je continue à les prendre au sérieux, car

le doute n’est pas suffisant pour les réfuter. En un sens, l’analogie développée par Nagel

entre l’absurde et le scepticisme se retourne ainsi contre son propre argument : tout

comme le scepticisme épistémologique – le doute qu’aucune de mes croyances ne soit

vraie – n’a jamais poussé personne à se conduire comme s’il ne savait rien, le doute

qu’aucun de mes jugements de valeur ne soit vrai ne devrait pas me conduire à tous les

abandonner. Que l’on se rappelle le bon mot de Hume à propos du scepticisme :

« Je dîne, je fais une partie de jacquet, je converse et me réjouis avec mes amis et

quand, après trois ou quatre heures d’amusement, je veux reprendre ces spéculations,

elles m’apparaissent si froides, si forcées et si ridicules que je ne peux pas trouver le

cœur de les poursuivre plus avant39 »

Nagel voit dans cette attitude une forme de malhonnêteté intellectuelle qui tient à la

nature même de l’homme : il serait tout simplement impossible de vivre en conformité

avec le doute révélé par le point de vue objectif au prix d’un effort d’abstraction – et cette

contradiction est absurde. Mais on peut voir les choses autrement : si le doute ne justifie

39 D. Hume, Traité de la nature humaine, Livre I, Partie IV, Section VII, trad. française P. Baranger et P. Saltel, Paris, Garnier-Flammation, p. 362.

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pas de changement radical d’attitude, il n’est pas absurde de continuer à prendre au

sérieux nos actions et nos aspirations après avoir mis en cause leurs fondements40.

On peut aller plus loin : étant donné que le point de vue objectif ne nous fournit

aucune certitude quant à la vérité du nihilisme évaluatif, peut-être est-il même rationnel

de continuer à prendre nos jugements de valeur au sérieux. En effet, abandonner nos

croyances évaluatives face au doute pourrait avoir des conséquences désastreuses s’il

s’avérait qu’elles sont correctes. Songeons à nouveau au cas du scepticisme : je ne peux

pas avoir la certitude absolue que sauter du cinquantième étage d’un immeuble me soit

fatal, étant donné le problème humien de l’induction – il est métaphysiquement possible

que les régularités observées jusqu’à présent et décrites par les « lois » de la physique

s’avèrent arbitraires. Mais il serait irrationnel d’abandonner complètement la croyance

que le saut fût mortel, car cela pourrait me conduire à me défenestrer sans crainte et à

rencontrer une mort à peu près certaine. Tout au plus le doute pourrait-il justifier une

très légère révision à la baisse de la probabilité (ou « crédence ») que j’accorde à l’idée

que le saut serait mortel, dans la mesure où il demeure possible, bien qu’extrêmement

peu probable, que j’atterrisse en douceur. Le même type de raisonnement peut

s’appliquer à la possibilité du nihilisme évaluatif. Kahane compare le problème au pari de

Pascal : si le nihilisme évaluatif est vrai, donc si rien n’importe, il n’importe pas non plus

que nous croyions ou non que quoi que ce soit importe ; si au contraire le nihilisme

évaluatif est faux, donc si certaines choses importent, alors croire que rien n’importe

serait extrêmement néfaste – par exemple, cela pourrait me conduire à commettre des

actes moralement répréhensibles (qui constituent objectivement un mal). Ainsi, Kahane

conclut que si nous n’avons aucune raison de craindre le nihilisme évaluatif lui-même,

nous avons des raisons de craindre une croyance erronée au nihilisme. En somme, nous

avons des raisons pragmatiques de parier que le nihilisme évaluatif est faux, et de ne pas

changer radicalement nos croyances et notre comportement. Si tel est le cas, non

seulement il n’est pas absurde de continuer à prendre nos désirs et nos aspirations au

40 Pritchard critique Nagel pour des raisons similaires : même s’il y existe un point de vue objectif depuis lequel nous pouvons rationnellement douter de la valeur de nos buts fondamentaux, cela ne signifie pas que nos buts n’ont aucune valeur. Nagel ne peut donc conclure qu’à une thèse épistémologique concernant l’opacité des propositions méta-éthiques. Dans la mesure où nous pouvons toujours douter de la valeur de nos buts fondamentaux, une forme d’« angoisse épistémique » est inévitable ; mais cela ne justifie pas le rejet de nos croyances évaluatives. Voir D. Pritchard, « Absurdity, Angst, and the Meaning of Life », in The Monist, vol. 93, n°1, 2010, pp. 3-16.

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sérieux après avoir douté qu’ils soient justifiables sub specie aeternitatis, mais en outre

cela pourrait bien être le choix le plus raisonnable.

La réflexion sur l’absurde que Nagel propose dans son article de 1971 est sans aucun

doute plus précise que celle de Camus, mais elle n’est pas exempte de défauts. Si

l’interprétation que j’en ai donnée dans cette section est correcte, Nagel soutient que

l’absurde est lié à une dissonance entre le nihilisme évaluatif et nos croyances évaluatives.

Mais il est peu plausible que l’adoption du point de vue « objectif » nous pousse à croire

que rien n’importe ; tout au plus, elle fait émerger un doute, comme l’écrit Nagel, qui tient

à l’impossibilité de donner une justification ultime à nos jugements évaluatifs et à nos

raisons d’agir, révélant la simple possibilité du nihilisme évaluatif. Or dès lors que le

nihilisme évaluatif est seulement possible, et non certain, il n’est ni absurde ni même

irrationnel de continuer à vivre comme avant. Ce qui serait réellement absurde, ce serait

de cesser de prendre nos anciennes préoccupations au sérieux simplement parce que

nous pouvons douter qu’elles soient justifiables sub specie aeternitatis – de même qu’il

serait absurde de sauter du cinquantième étage parce qu’il est impossible d’être certain

que les régularités observables ont valeur de loi causale. Bouleverser sa vie à cause d’un

doute serait hasardeux : le jeu n’en vaut pas la chandelle.

5. L’insignifiance cosmique

Dans The view from nowhere (1986)41, Nagel semble offrir une version légèrement

différente de sa réflexion sur l’absurde. Premièrement, il y affirme explicitement que la

« perspective impersonnelle ne conduit pas forcément au nihilisme42 », car la valeur de ce

qui m’importe n’est pas forcément annulée par le fait qu’elle ne puisse pas recevoir de

justification externe. Il est possible, depuis le point de vue objectif, d’admettre que les

propositions évaluatives ne peuvent être appréciées que depuis des points de vue

subjectifs – plutôt que de conclure qu’elles sont toutes fausses. Nagel compare cette

situation à celle d’un sourd qui ne peut reconnaître la valeur d’un morceau de musique

qu’en s’en remettant à l’autorité d’autrui : il serait irrationnel pour un tel individu de

conclure qu’une symphonie de Beethoven n’a aucune valeur simplement parce qu’il lui

est impossible de l’apprécier depuis son point de vue. Bien que l’on puisse être tenté par

le nihilisme évaluatif lorsque l’on adopte le point de vue objectif, il serait erroné de

41 T. Nagel, The view from nowhere, Oxford, Oxford University Press, 1986. 42 Ibid., p. 219.

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conclure que ce point de vue peut seul légitimer des jugements de valeur objectifs. Selon

Nagel, en effet, la perspective objective inclut les données fournies par les différentes

perspectives particulières (y compris la mienne) : dans le domaine évaluatif comme dans

le domaine descriptif, nous ne pouvons découvrir ce qui est le cas objectivement qu’en

recoupant les apparences. Ainsi, « comme les croyances [descriptives], les évaluations

doivent être critiquées et justifiées partiellement en termes d’apparences43 ».

Cependant, Nagel précise que cette mise au point ne suffit guère à harmoniser les

points de vue subjectif et objectif, et à résorber ainsi le problème de l’absurde. Dans

l’ultime chapitre de The view from nowhere, intitulé « La naissance, la mort et le sens de la

vie », il réitère l’hypothèse que la vie est absurde en raison d’une dissonance entre les

deux points de vue. Il précise toutefois que le point de vue objectif ne nous révèle pas tant

la possibilité du nihilisme évaluatif que l’insignifiance de notre vie qui existe « parmi tant

d’autres, dans une civilisation qui n’est pas non plus unique », perdue au milieu de « toutes

les formes de vie possibles44 ». La question de savoir si ma vie est ou non insignifiante à

l’échelle de l’univers n’est pas une question méta-éthique (comme celle du nihilisme

évaluatif), mais une question évaluative substantielle, consistant à déterminer ni ma vie a

ou non de l’importante, c’est-à-dire suffisamment de valeur pour faire une différence

objective lorsque toutes choses sont prises en considération. En effet, l’adoption du

« point de vue de nulle part » nous conduit à mesurer l’extension vertigineuse de l’univers

dans l’espace et dans le temps, le caractère provincial de notre environnement immédiat,

de notre planète et même de notre galaxie entière, et l’existence de milliards d’autres

êtres humains dont la vie peut avoir autant ou davantage de valeur que la mienne. En

comparaison, nos désirs, projets et aspirations personnelles peuvent sembler dérisoires

et vains. Or nous continuons tout de même à prendre notre vie au sérieux, à nous

préoccuper de notre avenir et à tenter d’atteindre certains buts. Telle est la conception de

l’absurde que Nagel semble privilégier dans son ouvrage de 1986 : une dissonance entre

notre insignifiance cosmique révélée par le point de vue objectif et notre persistance à

prendre nos actions et aspirations au sérieux. Encore faut-il préciser le sens de cette thèse.

Est-ce à dire, comme l’écrit Simon Blackburn, que « pour quelqu’un dont l’esprit pourrait

43 Ibid., p. 147. 44 Ibid., p. 220.

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embrasser la totalité de l’espace et du temps, rien n’aurait de sens à l’échelle humaine45 » ?

Nagel lui-même suggère dans son article de 1971 sur l’absurde que ce type de réflexion

repose sur une erreur de raisonnement. Il est vrai que mon existence n’aura aucune

importance dans un million d’années ; mais inversement ce qui arrivera dans un million

d’années n’a aucune importance maintenant, y compris le fait que mon existence n’aura

alors aucune importance. Le même principe s’applique aux distances spatiales : à

supposer que mon existence n’ait aucune importance à un million d’années-lumière de

notre planète (ce qui est moins évident), cela n’a aucune importance sur terre. D’ailleurs,

écrit Nagel, mon existence n’en serait pas moins absurde si j’étais immortel, ou si l’univers

faisait la taille de la pièce dans laquelle je me trouve : l’absurde n’est pas une question de

dimensions spatiotemporelles46.

Peut-on maintenir que l’absurde procède de mon insignifiance cosmique, s’il ne

dépend nullement de l’extension de l’univers dans l’espace et dans le temps ? Tout dépend

de ce que l’on entend par « insignifiance ». La notion d’insignifiance est une notion

comparative : être insignifiant, c’est ne pas compter ou ne pas être important, toutes

choses bien considérées. En l’occurrence, l’insignifiance est prédiquée de ma vie, et plus

spécifiquement de mes actions et aspirations. Une action peut être à la fois très

importante pour la communauté restreinte d’un village et insignifiante à l’échelle de la

planète. Cela signifie qu’elle a une valeur significative pour les villageois, mais qu’elle

importe peu pour l’ensemble des êtres humains. Or l’adoption du point de vue objectif

nous pousse à estimer la valeur de nos actions et de nos aspirations sub specie aeternitatis,

c’est-à-dire relativement à une échelle maximalement inclusive. Il ne s’agit pas seulement

d’une question de dimensions spatiotemporelles : c’est l’importance objective de nos

actions et de nos aspirations qui est en jeu. Nos vies sont-elles insignifiantes en ce sens ?

Guy Kahane a développé un argument pour offrir une réponse négative à cette question47.

D’un point de vue objectif, selon Kahane, seule la vie des êtres doués de conscience a de la

valeur. Selon cette hypothèse, l’univers est plus ou moins dépourvu de valeur, à quelques

exceptions près. Cela suffit à réfuter l’idée que l’existence des êtres humains pourrait être

45 S. Blackburn, Being Good: A Short Introduction to Ethics, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 79. Songeons aussi à la fameuse formule de Pascal : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », Pensées, Le Seuil, 1962, 427, p. 184. 46 Sur l’idée que l’absurde n’est pas lié à ma mortalité, voir aussi B. Bradley, « Existential Terror », in Journal of Ethics, vol. 19, n°3-4, 2015, p. 409-418. 47 G. Kahane, « Our Cosmic Insignificance », in Noûs, vol. 48, n°4, 2013, p. 745-772.

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totalement insignifiante du point de vue objectif. De surcroît, s’il n’existe pas d’espèces

extraterrestres conscientes, alors les êtres humains (et éventuellement certaines espèces

animales) sont ce qui a objectivement le plus de valeur dans tout le cosmos. Cependant, la

situation est bien différente lorsque l’on s’intéresse à un être humain particulier plutôt

qu’à l’espèce entière : nous ne sommes que des gouttes d’eau dans l’océan des vies

humaines passées, présentes et futures. Individuellement, nous sommes donc bien

insignifiants à l’échelle de la planète terre, et a fortiori à l’échelle de l’univers – bien que

nous ne le sommes pas plus à l’échelle cosmique qu’à celle de la terre à supposer que nous

soyons la seule espèce consciente dans l’univers. Cette forme d’insignifiance n’a pas trait

aux dimensions vertigineuses de l’univers, mais plus sobrement au nombre considérable

de vies humaines. Il n’est pas exclu que certains êtres humains remarquables – Alexandre

le Grand ou Gandhi par exemple – aient une certaine importance même à l’échelle

terrestre. À supposer que l’espèce humaine soit la seule espèce douée de conscience dans

tout l’univers, on pourrait même douter que la vie de ces êtres exceptionnels fût

complètement insignifiante même à l’échelle cosmique. Néanmoins, la prise en compte de

l’histoire entière d’homo sapiens sapiens, qui s’étend sur des millions d’années dans le

passé et pourrait bien se prolonger d’autant dans l’avenir, semble réduire à l’insignifiance

la vie des êtres humains les plus influents. A fortiori, il est clair que la vie d’êtres humains

plus quelconques – parmi lesquels il est statistiquement très probable que nous figurions

– est insignifiante à l’échelle cosmique, eu égard au nombre vertigineux de vies humaines

passées, présentes et futures. Nos actions présentes ont peu de chance d’avoir une

quelconque importance dans cent ans, encore moins dans mille ans, et à peu près aucune

dans dix mille ans. Surtout, elles n’ont presque aucune incidence sur la « quantité » de

valeur qui existe dans l’univers sub specie aeternitatis. Sauver ou détruire un milliard de

vies serait une action qui aurait peut-être une importance objective à l’échelle cosmique

(si nous sommes seuls dans l’univers), et certainement à l’échelle de la planète ; mais

aucune action d’un individu particulier n’est de nature à avoir une telle importance48.

48 Notons que la notion d’importance qui s’oppose à celle d’insignifiance est neutre quant à la nature bénéfique ou néfaste des actions ou aspirations ainsi qualifiées. Il ne faire guère de doute qu’Adolf Hitler fait partie des êtres humains les plus importants de l’histoire moderne au sens où il est plus ou moins directement responsable de la destruction de millions de vies humaines. La vie de Hitler n’est donc clairement pas insignifiance à l’échelle du XXème siècle en Europe, voire sur la planète entière. Il est moins certain que la vie de Hitler ait une importance particulière sub specie aeternitatis – pas plus que celle d’Alexandre le Grand, de Gandhi ou de n’importe quel autre être humain ayant vécu jusqu’ici.

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L’argument de Kahane concernant l’insignifiance cosmique se heurte à certaines

intuitions. Imaginons un monde possible dans lequel il n’existe qu’un seul individu

conscient, et aucune autre forme de vie ; appelons cet individu Paul. D’après Kahane, Paul

aurait une importance maximale du point de vue objectif : ce serait la seule chose douée

de valeur dans tout l’univers. Pourtant il semble intuitivement y avoir une part de vérité

dans l’idée que la vie de Paul est insignifiante à l’échelle cosmique. Si Paul était en mesure

de contempler d’un coup tout l’univers sub specie aeternitatis, sans doute serait-il pris de

vertige par un sentiment d’insignifiance qui ne dépend pas de l’existence d’autres vies. On

pourrait objecter que conclure à son insignifiance cosmique repose sur une erreur de

raisonnement, la notion d’insignifiance en question ayant partie liée à celle d’importance

objective, qui dépend elle-même de l’incidence d’une vie sur la « quantité » de valeur

existant sub specie aeternitatis. Toutefois l’argument de Kahane repose sur l’hypothèse

que seule la vie d’êtres conscients a de la valeur. Or le point de vue cosmique nous révèle

peut-être précisément que la conscience humaine est elle-même dérisoire, puisqu’il s’agit

d’un accident évolutionnaire arbitraire – l’évolution étant également un accident lié à

l’apparition de la vie sur une petite planète provinciale (et éventuellement sur quelques

autres). Supposer que seule la conscience humaine a une valeur intrinsèque dans l’univers

pourrait être un biais anthropocentrique. Quoi qu’il en soit, Nagel s’accorderait sans doute

avec Kahane pour dire que la vie d’un individu particulier est insignifiante à l’échelle

cosmique, non en raison de la taille de l’univers, mais en raison de l’existence d’un nombre

considérable de vies passées, présentes et futures.

Cette conception de l’absurde est-elle plausible ? Même à admettre que le point de

vue objectif nous révèle notre insignifiance terrestre à l’égard des autres êtres humains,

peut-on conclure que notre persistance à prendre nos actions et nos aspirations au

sérieux est absurde ? Nagel semble considérer que la prise de conscience de notre

insignifiance devrait en principe nous conduire à nous désengager de la vie : à quoi bon

agir ou former des projets si je ne puis espérer avoir un impact objectivement significatif ?

Noyé dans un océan humain, il importe peu que je mène ma vie d’une façon ou d’autre

autre – le résultat serait à peu près le même sub specie aeternitatis. Mais cela ne va pas de

soi, car notre insignifiance cosmique elle-même importe peu. Souhaiter que ma vie ait

objectivement une importance exceptionnelle à l’échelle de l’univers serait,

ironiquement, sombrer dans un délire narcissique. Nagel semble légèrement forcer le

trait de la dissonance entre les points de vue subjectif et objectif pour conclure que

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« l’absurde fait partie de la vie humaine49 ». Certes, contrairement à Camus, il ne déplore

pas cette situation, car « il est mieux d’être à la fois engagé et détaché, et donc absurde50 »

que de nier ce qui nous rend humain en tentant d’abandonner le point de vue subjectif

(selon lui le choix de l’ascétisme religieux) ou le point de vue objectif (vivre d’instinct

comme un animal). Mais il n’est pas dit que la tension entre engagement subjectif et

détachement objectif soit aussi forte que Nagel la décrit ; à tout le moins, la prise de

conscience de mon insignifiance cosmique ou terrestre ne semble pas incompatible avec

mon engagement personnel dans des projets à court ou long terme. Même si ma vie n’est

objectivement pas plus importante que celle d’autrui, c’est la mienne et à ce titre son

importance doit plutôt être jugée à l’aune de mes aspirations. En outre, je peux toujours

aspirer à avoir une importance à une échelle plus humaine que la planète entière ou que

toute l’histoire de l’humanité. Soutenir sa famille et ses amis, s’engager pour une cause

humanitaire ou représenter sa communauté dans un groupe décisionnaire sont autant de

projets qui ne sont pas insignifiants pour un groupe d’individu et une période restreinte.

La réflexion sur notre insignifiance cosmique ne devrait pas nous inciter à nous

« détacher » de ce genre de projets personnels ou communautaires au motif qu’ils sont

dérisoires pour l’univers. Comme l’écrit David Benatar, notre vie importe sub specie

hominis et peut avoir une importance particulière sub specie communitatis même si elle

n’en a guère sub specie humanitatis et sub specie aeternitatis51. Au demeurant, notre

insignifiance cosmique peut même nous apporter quelque réconfort, ainsi que le suggère

Colin McGinn :

« En un sens, notre insignifiance objective peut être assez apaisante […]. Il est

consolateur de penser que d’un point de vue cosmique rien n’a vraiment

d’importance, même notre propre mort.52 »

Il n’y a donc pas de contradiction à percevoir son insignifiance cosmique sans se détacher

de la vie ; si la perspective impersonnelle nous engage à relativiser nos problèmes

quotidiens, elle ne nous empêche pas de percevoir la valeur de nos actions et de nos buts

à une échelle plus humaine.

49 T. Nagel, op. cit., p. 223. 50 Ibid., p. 223. 51 D. Benatar, The Human Predicament, Oxford, Oxford University Press, 2017, p. 22. 52 C. McGinn, « Review of T. Nagel, The View From Nowhere », Mind, vol. 96, n°382, 1987, p. 272.

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6. Finalisme et absurdité

Comme nous l’avons vu, Nagel souscrit à l’idée que la vie humaine est absurde aussi

bien dans son article séminal de 1971 que dans son ouvrage de 1986, bien que pour des

raisons différentes. On peut cependant se demander s’il s’agit de son dernier mot sur la

question, au regard de son récent ouvrage Mind and Cosmos (2012)53. Dans ce livre, Nagel

s’inscrit en faux contre le matérialisme néo-darwinien qu’il juge dominant dans le paysage

philosophique contemporain, d’après lequel une séquence causale de quelques milliards

d’années exclusivement déterminée par les lois de la physique serait à l’origine de

phénomènes aussi remarquables et complexes que l’apparition de la vie sur terre, de la

conscience phénoménale chez un certain nombre d’espèces animales, et enfin dans

l’espèce humaine de la capacité à raisonner et former des jugements évaluatifs. D’après

Nagel, il est très peu plausible que ces phénomènes soient simplement dus à un « accident

chimique »54, notamment à des mutations aléatoires dans le génome d’une espèce dont

les plus avantageuses sont propagées par sélection naturelle. Son argument repose sur

l’hypothèse que l’émergence d’organismes vivants, et en particulier d’organismes

conscients, intelligents et moraux, est si remarquable qu’elle ne peut pas être

raisonnablement expliquée par des processus physiques dénués de finalité, car la

probabilité que tels processus aient ce résultat est complètement dérisoire. Ayant ainsi

diagnostiqué ce qu’il considère comme un échec épistémologique majeur du matérialisme

néo-darwinien, Nagel propose de lui substituer une hypothèse téléologique sans

intentionnalité, c’est-à-dire une théorie finaliste non-théiste. En effet, il suggère que le

processus naturel à l’origine de la vie, de la conscience, du raisonnement et des jugements

de valeur n’est ni gouverné par le pur hasard, ni par un créateur divin, mais par les lois de

la nature révélées par la science physique plus certaines lois intrinsèquement « biaisées

en faveur du merveilleux »55. Ces lois téléologiques additionnelles doivent être telles

qu’elles augmentent très fortement la probabilité de l’émergence de la vie, de la

conscience et de l’intelligence au cours du temps : ce sont « des lois de l’auto-organisation

53 T. Nagel, Mind and Cosmos, Oxford; Oxford University Press, 2012, trad. française, D. Berlioz et F. Loth, Vrin [à paraître]. 54 Ibid., p. 9. 55 Ibid., p. 92.

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de la matière »56 par lesquelles « l’univers se réveille progressivement et prend

conscience de lui-même »57.

Nagel admet que cette hypothèse demeure très spéculative, et qu’il est lui-même

davantage convaincu par la pars destruens de son argument, à savoir sa critique du

matérialisme néo-darwinien58. Néanmoins, il est intéressant de se demander si l’existence

d’une téléologie naturelle changerait la donne du problème de l’absurde. Cette question

peut être déclinée pour chacune des quatre conceptions de l’absurde présentées dans les

sections précédentes, en mettant de côté les critiques que j’ai formulées à leur encontre.

D’après la théorie de l’absurde présentée dans la section 2, celui-ci naît d’une dissonance

entre le besoin de surnaturel des êtres humains et la difficulté de croire en Dieu dans un

monde sécularisé. Selon cette théorie, si les humains ont besoin de surnaturel, c’est que

seule la croyance en un projet divin gouverné par certaines normes de perfection peut

donner un sens à l’existence. Par définition, la téléologie de Nagel n’est pas surnaturelle

mais « naturelle » selon ses propres termes. Néanmoins, elle implique que l’histoire de

l’univers est orientée vers une fin, et l’on peut se demander si cela suffirait à satisfaire

l’exigence de finalité au cœur de la proposition surnaturaliste. Si les lois de la nature sont

telles qu’elles ont provoqué l’apparition de la vie, de la conscience et de l’espèce humaine

– donc indirectement de mon existence – non par pur hasard, mais en raison d’une finalité

intrinsèque, est-ce nécessaire pour me convaincre que ma vie a un sens ? Il est permis

d’en douter, notamment parce que Nagel insiste bien sur le fait que sa téléologie naturelle

n’est pas intentionnelle : l’histoire de l’univers n’est pas gouvernée par un plan

intentionnel tel que le projet divin, mais simplement biaisée par une finalité sans

intention. En dernière analyse, la finalité naturelle introduite par Nagel n’a pas plus de

sens qu’une séquence causale sans finalité : elle permet certes d’expliquer comment

l’espèce humaine et ses caractéristiques remarquables sont apparues, mais elle

n’explique pas à strictement parler pourquoi. En ce sens, Nagel demeure bien naturaliste

même s’il propose une extension significative de l’orthodoxie scientifique néo-

darwinienne. Croire en l’existence d’une téléologie naturelle dans l’univers ne serait donc

pas suffisant pour résorber l’absurdité du surnaturalisme athéiste. Par ailleurs, même à

supposer qu’une telle croyance fût suffisante, il n’est pas dit qu’il soit plus facile de croire

56 Ibid., p. 93. 57 Ibid., p. 85. 58 Ibid., p. 124.

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en l’hypothèse finaliste nagélienne qu’en l’existence d’un plan divin. Nagel présente son

argument comme une forme d’inférence à la meilleure explication de l’apparition de la

vie, de la conscience et de la raison, mais les raisons de préférer son explication finaliste

à une explication non-téléologique sont éminemment controversables, comme nous y

reviendrons. En outre, même à admettre que les hypothèses finalistes aient un pouvoir

explicatif supérieur au matérialisme néo-darwinien, il n’est pas dit que l’hypothèse théiste

soit moins convaincante que la proposition de Nagel d’après laquelle l’univers est poussé

par des lois naturelles mystérieuses à prendre progressivement conscience de lui-même.

Le problème du surnaturalisme souligné par Tolstoï et Camus est que dans notre monde

séculaire et désenchanté, le succès des théories scientifiques sape la crédibilité des

hypothèses finalistes. La proposition de Nagel semble confrontée à la même difficulté, au

moins sur le plan psychologique : il est difficile d’y croire, et Nagel lui-même la présente

comme une simple possibilité « sans conviction positive »59.

D’après la théorie présentée dans la troisième section, l’absurde émerge d’une

tension entre le besoin de raisons ultimes (la croyance au principe de raison suffisante)

et la difficulté de trouver de telles raisons. Là encore, le finalisme naturel de Nagel ne

résorbe pas le problème, pour deux raisons. D’une part, comme nous l’avons vu, il fournit

une explication naturaliste de l’émergence de la vie et de la conscience censée être

supérieure à la théorie néo-darwinienne, mais il ne fournit pas de raisons ultimes à leur

émergence. Puisque la finalité en question n’est pas intentionnelle, elle est elle-même sans

raison ou pour ainsi dire sans pourquoi. D’autre part, quand bien même la téléologie

naturelle expliquerait pourquoi la vie et la conscience sont apparues, elle ne fournirait

aucune réponse à la question de savoir pourquoi il y a quelque chose – en général – plutôt

que rien. La proposition de Nagel ne change donc rien à une conception de l’absurde

appuyée sur le principe de raison suffisante.

Considérons à présent les réflexions que Nagel lui-même a explicitement défendues

concernant l’absurdité de la vie humaine. Dans son article de 1971, il soutient que

l’absurde provient d’une dissonance entre nos croyances évaluatives et la difficulté de

leur trouver une justification objective lorsque nous tentons les considérer sub specie

æternitatis. D’après la cosmologie finaliste défendue quarante ans plus tard dans Mind and

Cosmos, l’effort de considérer le monde sub specie æternitatis doit raisonnablement nous

59 Ibid., p. 124.

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conduire à conclure qu’il existe des lois naturelles biaisées en faveur de l’apparition

d’organismes capables de former des jugements de valeur. Comme l’écrit Nagel, « selon

l’hypothèse de la théologie naturelle, le monde naturel aurait une propension à donner

naissance à […] des êtres pour lesquels les choses peuvent être bonnes ou mauvaises »60.

Une telle finalité est-elle en mesure de fournir une justification objective à nos croyances

évaluatives ? La réponse semble négative : que l’apparition d’êtres pouvant former des

jugements de valeur soit le produit d’un processus téléologique ne justifie nullement les

jugements en question. Toutefois la question se complique chez Nagel, car il endosse une

théorie réaliste des valeurs, selon laquelle les valeurs existent indépendamment des

jugements évaluatifs : certaines choses sont objectivement bonnes ou mauvaises pour la

vie d’une créature, et par conséquent nos jugements évaluatifs peuvent s’avérer erronés.

Nagel considère en outre que sa téléologie naturelle explique l’apparition des valeurs, qui

a partie liée avec l’émergence de la vie. Il ne s’agit pas de dire que l’histoire de l’univers

est biaisée en faveur du bien : « puisque l’émergence de la valeur est l’émergence du bien

comme du mal, elle ne se prête pas à une explication téléologique purement bégnine »61.

Est-ce suffisant pour fournir une justification objective à nos croyances évaluatives ? Tout

dépend de que l’on entend par là. La théorie réaliste de Nagel suppose que les jugements

évaluatifs aient une valeur de vérité ; ils ne dépendent donc pas seulement d’une attitude

subjective, mais d’une réalité objective, et en ce sens tout jugement évaluatif vrai peut être

objectivement justifié en droit. Cependant, le réalisme n’implique certainement pas que

notre aptitude à former des jugements évaluatifs soit infaillible : il est possible de se

tromper sur ce qui est objectivement bon ou mauvais. Le doute concernant la véracité

objective de mes croyances évaluatives est donc toujours possible. Mais le problème est

plus général. Rappelons que selon l’article de 1971, il est impossible d’écarter l’hypothèse

que le nihilisme évaluatif soit correct lorsque nous considérons nos croyances évaluatives

sub specie æternitatis. Cela ne signifie pas simplement qu’il est impossible de savoir avec

certitude si ces croyances sont objectivement vraies, mais aussi qu’il est impossible de

savoir si elles ont une valeur de vérité, car il est épistémiquement possible que rien n’ait

objectivement de valeur. Si Nagel prend le parti du réalisme évaluatif dans Mind and

Cosmos, il ne soutient pas pour autant que cette position soit indubitable ; bien plutôt, il

60 Ibid., p. 121. 61 Ibid., p. 122.

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admet que le nihilisme évaluatif est parfaitement intelligible62. Même à supposer que le

réalisme évaluatif soit vrai, cela n’implique guère qu’il paraisse particulièrement

plausible, ni que l’on soit moins tenté par le nihilisme évaluatif lorsque l’on tente de

considérer ses croyances évaluatives sub specie æternitatis. En somme, les réflexions

récentes de Nagel sur la téléologie naturelle et le réalisme évaluatif ne semblent pas

affaiblir la dissonance absurde analysée dans son article de 1971.

J’ai suggéré dans la section précédente que Nagel a changé de point de vue sur la

question de l’absurde dans The view from nowhere (1986), dans la mesure où il paraît

l’associer à l’insignifiance cosmique des êtres humains plutôt qu’à une réflexion méta-

éthique sur la possibilité du nihilisme évaluatif. Or le développement de 2012 sur la

téléologie naturelle semble avoir une incidence sur ce traitement de l’absurde, dans la

mesure où les lois naturelles finalistes dont Nagel fait l’hypothèse sont biaisées en faveur

de l’apparition de la conscience, du raisonnement et des valeurs. Cela suggère que l’espèce

humaine, loin d’être insignifiante, aurait une importance particulière sub specie

æternitatis, en tant qu’aboutissement – à ce stade de l’histoire – du processus téléologique

par lequel l’univers prend graduellement conscience de lui-même. Néanmoins cette

suggestion pose plusieurs problèmes. D’une part, il n’est pas dit que l’espèce humaine soit

la seule occurrence de l’émergence de la raison et de la capacité à former des jugements

évaluatifs dans tout l’univers. Il est parfaitement possible qu’il existe des milliers ou

millions d’espèces douées de capacités rationnelles égales ou supérieures, témoignant

peut-être d’un stade plus avancé dans le processus téléologique d’auto-organisation de la

matière dont parle Nagel. Si tel est le cas, l’espèce humaine est bien insignifiante du point

de vue cosmique. En outre, comme je l’ai précédemment souligné, la question de l’absurde

doit être posée à l’échelle de l’individu ; or un être humain particulier ne serait pas moins

insignifiant sub specie humanitatis – donc, a fortiori, sub specie æternitatis – parce que

l’évolution des capacités rationnelles de l’espèce humaine aurait été facilitée par un

processus téléologique. La vie d’un être humain, noyée parmi 7 600 000 000 autres, est

insignifiante à l’échelle de la planète quel que soit le processus qui a conduit à l’évolution

de son espèce. En dernière analyse, l’hypothèse qu’il existe une téléologie naturelle à

l’origine des caractéristiques remarquables de l’espèce humaine ne change rien au fait

62 Ibid., p. 126-6.

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que la vie d’un individu paraît insignifiante à l’échelle de l’espèce, de la planète et de

l’univers entier.

En dépit des apparences, la théorie finaliste défendue par Nagel dans Mind and

Cosmos ne change pas fondamentalement les données du problème de l’absurde dans

aucune des quatre versions précédemment discutées, y compris au regard des réflexions

plus anciennes de Nagel sur la question. Au demeurant, j’ai supposé jusqu’ici que

l’argument central de l’ouvrage est entièrement convaincant, ce qui est loin d’être le cas

comme l’ont souligné un certain nombre de critiques. Il est impossible d’examiner les

points faibles de l’argument en détail dans l’espace de cet article, mais on peut tout de

même en indiquer quelques-uns : la théorie « néo-darwinienne » que Nagel prend pour

cible ne reflète pas la complexité des versions contemporaines de la théorie de

l’évolution63 ; les concepts de réductionnisme et d’émergence tels qu’ils sont mobilisés

par Nagel sont problématiques64 ; la théorie de l’évolution et le réductionnisme

psychophysique sont mutuellement indépendants65 ; il y a des raisons de considérer que

la version orthodoxe de la théorie de l’évolution est elle-même téléologique66 ; enfin, le

raisonnement probabiliste d’après lequel il est très peu plausible que des lois physiques

non-téléologiques aient conduit à l’émergence de la conscience et du raisonnement en

quelques centaines de millions d’années est discutable67. Pour ces raisons diverses, je

laisserai de côté l’hypothèse téléologique de Mind and Cosmos dans ce qui suit, pour

proposer un diagnostic de ce que je considère comme le véritable problème de l’absurde,

à partir des réflexions de Nagel et Camus.

7. L’absurde au second degré

J’ai présenté jusqu’ici quatre conceptions possibles de l’absurde comme dissonance

cognitive. La première identifie l’absurde à une dissonance entre le besoin de surnaturel

et l’impossibilité d’y croire ; la seconde l’identifie à une dissonance entre le besoin de

raisons ultimes et l’impossibilité d’en trouver ; la troisième l’identifie à une dissonance

63 E. Jablonka et S. Ginsburg, « The Major Teleological Transitions in Evolution: Why the Materialistic Evolutionary Conception of Nature is Almost Certainly Right », in Journal of Consciousness Studies, vol. 20, n°9–10, 2013, pp. 177–205. 64 J. Dupré, « Book review of Thomas Nagel, Mind and Cosmos: Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature is Almost Certainly False », in Notre Dame Philosophical Reviews, 29 octobre 2012. 65 C. McGinn, « Book review, Mind and Cosmos: Why the Materialist Neo-Darwinian Conception of Nature is Almost Certainly False », in Mind, vol. 122, n°486, 2013, pp. 582-5. 66 Ibid. 67 P. Godfrey-Smith, « Not Sufficiently Reassuring », in London Review of Books, vol. 35, n°2, pp. 20-21, 2013.

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entre nos croyances évaluatives et l’impossibilité de les justifier objectivement ; enfin, la

quatrième l’identifie à une dissonance entre notre persistance à prendre notre vie au

sérieux et la réflexion sur notre insignifiance cosmique. Camus semble avoir hésité entre

les deux premières, Nagel entre les deux dernières, et tous deux ont conclu que la vie est

effectivement absurde. Là où Camus juge cette conclusion alarmante, tentant néanmoins

de lui trouver une solution dans la « révolte » plutôt que dans le suicide, Nagel considère

que l’absurde n’est pas un mal et fait partie de notre humanité. Cependant, j’ai suggéré

qu’aucune de ces positions n’est vraiment plausible, car la dissonance en question

s’estompe dès que l’on analyse précisément les deux termes qu’elle oppose – soit que l’un

des termes s’avère fallacieux, soit que les deux termes ne soient pas incompatibles. Ainsi,

il est discutable que nous ayons besoin de surnaturel donner un sens à notre vie, ou que

nous ayons besoin de trouver des raisons ultimes à tout ce qui est ; et pour qui a la foi ou

croit au principe de raison suffisante, il n’est guère absurde de conserver ces croyances

sans pouvoir les démontrer. De même, il serait irrationnel de rejeter nos croyances

évaluatives parce que nous ne sommes pas en mesure de leur donner une justification

objective, ou de renoncer à nos aspirations parce que notre vie semble insignifiante à

l’échelle de l’univers entier.

Si les critiques que j’ai avancées sont valides, la vie n’est pas absurde au sens de

Camus ou de Nagel, car les différents types de dissonance qu’ils introduisent sont, en

dernière analyse, artificiels. Je souhaiterais cependant suggérer qu’il y a une part

importante de vérité dans les réflexions de Nagel, et dans une moindre mesure dans celles

de Camus. Si l’absurde est un pseudo-problème parce que la « dissonance » dont il est

censé procéder n’a pas de force réelle, le véritable problème de l’absurde est pour ainsi

dire d’ordre supérieur : ce qui est absurde, c’est que nous prenions le pseudo-problème

de « l’absurde » au sérieux. Il ne s’agit pas de dire que la question de l’absurde ne mérite

pas que l’on y réfléchisse sérieusement, mais que le vrai problème vient d’un biais cognitif

plutôt que d’une dissonance inéluctable. Prenons la théorie de l’absurde avancée par

Nagel dans son article de 1971 : la possibilité du nihilisme évaluatif n’entre pas en tension

avec nos croyances évaluatives, car il n’est pas rationnel d’abandonner celles-ci au motif

qu’il nous est impossible de les justifier objectivement. Le problème de l’absurde n’est

donc pas tant que le nihilisme soit possible et que néanmoins nous conservions nos

croyances évaluatives, mais plutôt qu’il soit difficile de réaliser qu’il n’y a pas là de tension

véritable. En outre, il est difficile d’estimer les conséquences du nihilisme ; nous avons

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l’intuition persistante que l’absence de valeur et de raisons pratiques objectives serait un

mal, sans réaliser qu’il s’agit là d’une contradiction. Si rien n’importe, cela non plus

n’importe pas, et pourtant nous redoutons la possibilité du nihilisme tant nous sommes

attachés à nos croyances évaluatives. Ainsi non seulement nous avons l’intuition que la

possibilité du nihilisme entre en tension avec nos croyances évaluatives, mais nous avons

généralement le sentiment que cette tension putative est tragique, car le nihilisme semble

menacer les croyances auxquelles nous sommes le plus attachés. Plutôt que de réaliser

qu’il peut être rationnel de conserver ces croyances en dépit de la possibilité du nihilisme,

nous avons donc tendance à considérer que notre attachement à ces croyances est

absurde une fois que nous avons tenté en vain de les justifier objectivement. Le sentiment

de l’absurde repose ainsi sur une forme d’erreur de raisonnement ancrée dans un biais

cognitif ; mais en un sens, prendre un pseudo-problème pour un problème véritable est

absurde au second degré.

Le même type d’explication s’applique au pseudo-problème de l’insignifiance

cosmique à double titre. D’une part, le vertige qui nous saisit lorsque nous songeons à

l’extension de l’univers dans le temps et dans l’espace nous conduit souvent à conclure

que notre vie est insignifiante en raison des dimensions spatiotemporelles du cosmos,

alors que la notion d’insignifiance cosmique est une notion comparative qui fait référence

à l’incidence de notre vie sur la « quantité » de valeur dans l’univers. Si notre vie est

insignifiante, elle ne l’est pas en raison des dimensions de l’univers, mais en raison de

l’existence d’un nombre considérable de formes de vie d’importance égale ou supérieure.

D’autre part, nous pouvons avoir l’intuition que notre insignifiance cosmique ou terrestre

entre en tension avec nos aspirations, sans réaliser qu’il serait déraisonnable de souhaiter

que notre vie provinciale et éphémère eût une importance particulière à l’échelle de

l’histoire d’homo sapiens sapiens et a fortiori de l’histoire de l’univers. Après avoir médité

sur notre insignifiance cosmique, nous avons souvent le sentiment que notre persistance

à former des projets et à vouloir satisfaire nos aspirations est absurde, sans voir les limites

de cette intuition. Ici encore, ce qui est absurde au second degré, c’est que nous soyons

tant affectés par un pseudo-problème, et qu’il nous soit si difficile de nous en départir.

Même après avoir rationalisé notre attitude et jugé que notre insignifiance cosmique ne

remet pas en cause l’importance relative de nos actions et de nos aspirations, nous

continuons à sentir la tentation de l’absurde lorsque nous contemplons notre vie sub

specie aeternitatis.

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Un ajustement similaire peut s’appliquer aux deux versions de la théorie de Camus.

Si Dieu n’existe pas, il est peu plausible que seule son existence puisse donner un sens à

la vie ; néanmoins le surnaturaliste athée (ou même agnostique) est affligé par une

dissonance qui n’a pas lieu d’être. La position d’un Tolstoï, qui reconnaît la « sottise » de

la foi tout en se réfugiant dans un fidéisme aveugle, est au fond plus absurde que le monde

soi-disant arbitraire auquel il pense échapper. De même, il n’y a pas de contradiction entre

la croyance que tout a une raison ultime et l’impossibilité de découvrir la raison ultime

des choses ; tout au plus y a-t-il une tension liée à cette limitation épistémique. Surtout, il

n’y a pas là de fatalité absurde : on peut admettre que le principe de raison suffisante n’est

qu’une hypothèse spéculative qui pourrait s’avérer fausse, et qu’en outre notre

impossibilité à trouver des raisons ultimes n’invalide pas cette hypothèse. Ce qui est

absurde au second degré, c’est que nous ayons tendance à être tourmentés par ce pseudo-

problème chaque fois que nous méditons sur la raison dernière des choses. En somme, le

sentiment de l’absurde procède d’une dissonance illusoire ; or il est (réellement) absurde

d’envisager de réviser ses croyances ou son comportement, voire de mettre fin à ses jours,

à cause d’une illusion. Mais cette absurdité-là n’est pas une fatalité, car on peut dissiper

l’illusion cognitive qui en est à l’origine.

Conclusion

Dans l’introduction de cet article, j’ai suggéré que le « problème » de l’absurde inclut

quatre questions distinctes : une question sémantique (que signifie que l’idée que la vie

est absurde ?), une question descriptive (la vie est-elle absurde ?), une question évaluative

(l’absurde est-il un mal ?) et une question pratique (que faire ?). J’ai résumé quatre

réponses possibles à la question sémantique qui s’accordent sur l’idée que l’absurde

procède d’une forme de dissonance cognitive, et j’ai suggéré qu’aucune de ces réponses

n’est plausible. Contre Camus et Nagel, j’ai soutenu que la vie n’est pas inéluctablement

absurde. En effet, l’absurde n’est ni une fatalité ni une marque de la condition humaine,

parce que le sentiment de l’absurde procède de biais cognitifs que l’on peut reconnaître

comme tels et corriger au prix d’un effort de réflexion. Ce qui est absurde, en dernière

analyse, c’est que nous soyons prompts à nous tourmenter ainsi en raison d’un pseudo-

problème – telle est ma réponse à la question descriptive. La question évaluative est plus

délicate ; sur ce point Camus et Nagel, malgré leur divergence, ont raison tous les deux.

D’un côté, il est correct d’affirmer avec Nagel que si la vie était effectivement absurde, ceci

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ne serait pas une tragédie mais une caractéristique de notre humanité : cela signifie

simplement que l’absurde serait une conséquence inéluctable de la coexistence des points

de vue subjectif et objectif chez les êtres humains. D’un autre côté, ce que j’ai appelé

l’absurde au second degré est réellement préjudiciable, car il est vain de s’affliger à cause

d’une illusion ou d’un pseudo-problème. Camus a donc eu raison d’insister sur la part de

tragédie dans le sentiment de l’absurde, qui peut aller jusqu’à pousser quelqu’un à se

donner la mort ; en ce sens il n’a pas péché par excès de romantisme comme on le lui a

souvent reproché. Reste la question pratique, celle du remède à la souffrance

éventuellement causée par l’absurde. Pour qui soutient que la vie humaine est

nécessairement absurde, il est impossible d’y échapper sinon par le suicide ; l’appel de

Camus à la « révolte » sonne faux car il s’agit d’une solution ad hoc et illusoire, comme l’a

souligné Nagel. Mais si l’absurde est un pseudo-problème, si le sentiment de l’absurde

procède de biais cognitifs, alors le remède réside dans un effort de rationalisation. Cela

suppose de ne pas céder au vertige et à l’effroi lorsque l’on tente de considérer notre

propre vie sub specie aeternitatis, et de bien réfléchir aux conséquences réelles de nos

limitations épistémiques – impossibilité de justifier la foi, de trouver des raisons ultimes

et de justifier nos croyances évaluatives – et de notre insignifiance cosmique. Le mirage

de l’absurde se dissipe lorsque nous rationalisons la dissonance illusoire dont il procède.