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L’évolution psychiatrique 73 (2008) 676–684 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Ouvertures Lacan et l’adolescence Lacan and adolescence David Bernard Psychanalyste, maître de conférences en psychopathologie, membre du laboratoire de psychopathologie infantojuvénile, EA 4050, université de Rennes-II, 20, rue des Fossés, 35000 Rennes, France Rec ¸u le 30 mai 2008 ; accepté le 18 septembre 2008 Disponible sur Internet le 30 octobre 2008 Résumé Nous interrogerons ici l’adolescence sous l’angle de l’initiation, pour y faire valoir l’apport de Lacan. En effet, celui-ci aura peu usé des termes d’adolescence, ou de puberté. Il n’en reste pas moins que son enseignement fit une large place à ce moment de la jeunesse, où l’on devient homme, ou femme, attendant de l’Autre le savoir qui en donnerait la clé. À l’appui de ses commentaires du culte antique des Mystères, et des rites tribaux rapportés par Bettelheim, nous verrons alors qu’une thèse se dégage chez Lacan : il n’y a pas d’initiation. Voilà ce qui ferait l’expérience désarmante de l’adolescence et ce dans deux registres. Il n’y a pas de savoir qui assure comment être homme ou femme, pas plus que de science de la jouissance. En lieu et place, il y aura plutôt le rappel, risqué pour le sujet, de sa castration. © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Abstract This paper examines adolescence from the perspective of initiation, in order to take stock of Lacan’s contribution. Lacan did not often use the terms ‘adolescence’ and ‘puberty’. His teaching did however ascribe an important place to this period of youth, when one becomes a man or a woman, expecting from Others knowledge providing the key to adulthood. Based on his comments on the ancient Mystery cults and tribal rites described by Bettelheim, we will see that from Lacan’s work emerges the argument that there is no initiation. This is what constitutes the disarming experience of adolescence, on two different registers. Toute référence à cet article doit porter mention : Bernard D. Lacan et l’adolescence. Evol psychiatr 2008;73. Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected]. 0014-3855/$ – see front matter © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2008.09.010

Lacan et l’adolescence

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L’évolution psychiatrique 73 (2008) 676–684

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Ouvertures

Lacan et l’adolescence�

Lacan and adolescenceDavid Bernard ∗

Psychanalyste, maître de conférences en psychopathologie, membredu laboratoire de psychopathologie infantojuvénile, EA 4050, université de Rennes-II, 20,

rue des Fossés, 35000 Rennes, France

Recu le 30 mai 2008 ; accepté le 18 septembre 2008Disponible sur Internet le 30 octobre 2008

Résumé

Nous interrogerons ici l’adolescence sous l’angle de l’initiation, pour y faire valoir l’apport de Lacan.En effet, celui-ci aura peu usé des termes d’adolescence, ou de puberté. Il n’en reste pas moins que sonenseignement fit une large place à ce moment de la jeunesse, où l’on devient homme, ou femme, attendantde l’Autre le savoir qui en donnerait la clé. À l’appui de ses commentaires du culte antique des Mystères,et des rites tribaux rapportés par Bettelheim, nous verrons alors qu’une thèse se dégage chez Lacan : il n’ya pas d’initiation. Voilà ce qui ferait l’expérience désarmante de l’adolescence et ce dans deux registres. Iln’y a pas de savoir qui assure comment être homme ou femme, pas plus que de science de la jouissance. Enlieu et place, il y aura plutôt le rappel, risqué pour le sujet, de sa castration.© 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Abstract

This paper examines adolescence from the perspective of initiation, in order to take stock of Lacan’scontribution. Lacan did not often use the terms ‘adolescence’ and ‘puberty’. His teaching did howeverascribe an important place to this period of youth, when one becomes a man or a woman, expecting fromOthers knowledge providing the key to adulthood. Based on his comments on the ancient Mystery cults andtribal rites described by Bettelheim, we will see that from Lacan’s work emerges the argument that there isno initiation. This is what constitutes the disarming experience of adolescence, on two different registers.

� Toute référence à cet article doit porter mention : Bernard D. Lacan et l’adolescence. Evol psychiatr 2008;73.∗ Auteur correspondant.

Adresse e-mail : [email protected].

0014-3855/$ – see front matter © 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.evopsy.2008.09.010

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There is no knowledge explaining how to be a man or a woman, just as there is no science of enjoyment.Instead, there is only the reminder, fraught with danger for the subject, of one’s castration.© 2008 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Initiation ; Adolescence ; Castration ; Homme ; Femme

Keywords: Initiation; Adolescence; Castration; Man; Woman

L’adolescence, c’est un fait, est souvent commentée comme un passage pour le sujet, voire,comme un rite de passage. Or Lacan, que l’on pourrait croire peu disert sur l’adolescence, n’aurapas cessé, de son premier à son dernier Séminaire, de revenir sur ce thème de l’initiation. Ilélaborera à ce sujet plusieurs thèses, pour au terme en conclure : il n’y a pas d’initiation1. Direpourquoi, et en quoi cela ferait la marque et la découverte singulières de la puberté, voilà ici notrepropos.

1. La jeune fille des Mystères

Nous ne prendrons dans ce travail que quelques repères dans cette théorisation lacanienne del’initiation. Le premier correspond à une lecon de son Séminaire Les formations de l’inconscient[1] d’avril 1958, que suivra un mois plus tard sa conférence faite à Munich, La signification duphallus [2]. Lacan commente à ces deux occasions ce qu’est l’initiation, en l’articulant au conceptde phallus.

Développant ce concept de phallus, il revient d’abord, après Freud, à son appellation d’origine :le phallos et note que nous en trouvons les premières occurrences chez divers auteurs de l’Antiquitégrecque : Aristophane, Hérodote, Lucien. . . Puis, il souligne l’usage qui en était fait à l’époque. Lephallus ne désignait pas l’organe pénien, mais un simulacre, un insigne, qui pouvait se présentersous diverses formes : un bâton en haut duquel étaient suspendus les organes virils, une imitationde l’organe viril, un morceau de bois, un morceau de cuir. . . D’où la première remarque qu’endéduit Lacan, le phallus est un simulacre, au sens d’un substitut. Mais un substitut de quoi ? Passeulement de l’organe. Le phallus est un représentant du désir dans sa dimension pulsionnelle, dansce qu’il incarne d’une poussée vitale. Le phallus, comme simulacre, n’est donc pas un signifiantparmi d’autres. Il représente ce qui fait la vie, son appellation grecque le faisant d’ailleurs voisineravec des termes comme sève, flux, veine, etc. . .

Enfin, Lacan extrait de ce retour à l’Antiquité une dernière remarque. Il s’appuie ici sur l’usagequi était fait du simulacre du phallus dans les rituels d’initiation des Mystères. Une peinture murale,que l’on peut contempler à Pompéi dans la Villa des Mystères, nous en donne un apercu. Nousy voyons une jeune fille initiée aux mystères dyionisiaques, et qui pour cela, s’apprête à leverun voile, pour y découvrir le secret de l’initiation, un phallus érigé. À ses côtés, surgit alors ledémon de la pudeur qui, armé d’un flagellum, commence d’appliquer à l’initiante le châtimentrituel de la flagellation. Voilà donc ce que relève Lacan, qui y reconnaît démontré la nature mêmedu phallus. Premièrement, celui-ci y apparaît comme le secret ultime, au lieu de l’Autre, du désir.Le phallus est le secret de l’initiation, ce autour de quoi seront placés les derniers voiles. Il estce qui au niveau des mystères dionysiaques, de l’énigme du désir, aura un caractère significatifdernier. Par ailleurs, comment apparaît ici le phallus ? Dans sa dimension de voile, et comme

1 Lacan J. Les non-dupes errent, Séminaire inédit, lecon du 08 janvier 1974.

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marqué de la barre. La figure du démon en donne l’illustration, qui s’apprête à battre la jeunefille, laquelle par son geste, voudrait être initiée. Mais plus largement, remarque encore Lacan,« Dans tous les cultes antiques, à mesure même que l’on s’approche du culte (. . .) tout ce qui serapporte au phallus est l’objet d’amputations, de marque de castration ou d’interdiction de plusen plus accentuées » [1].

De là, nous pouvons à présent en venir aux premières conclusions théoriques qu’en tire Lacan.Qu’est-ce que le phallus ? Un simulacre, qui est le signifiant représentant le désir dans sa dimensionvitale. Un signifiant à part, donc, et qui au moment où il advient pour représenter le secret du désirau lieu de l’Autre, disparaît de son surgissement même. La barre s’abat sur lui, qui l’élève au rangde signifiant. Et c’est en quoi dans sa conférence La signification du phallus, Lacan peut conclure :le phallus « ne peut jouer son rôle que voilé, c’est-à-dire comme signe lui-même de la latencedont est frappé tout signifiable, dès lors qu’il est élevé à la fonction de signifiant. Le phallus est lesignifiant de cette Aufhebung elle-même qu’il inaugure (initie) par sa disparition. C’est pourquoile démon de (. . .) Scham2 surgit dans le moment même où dans le mystère antique, le phallus estdévoilé » [2]. La barre que le démon tient dans la main est donc celle qui non seulement élève lephallus au rang de signifiant, mais qui plus encore, fait de celui-ci le signifiant ultime. Le phallussera le signifiant du désir, celui de la signification phallique qui fera l’appui secret de toute chaînesignifiante.

Enfin, que voyons-nous encore, pour ce qui fait ici notre sujet ? Que la jeune initiée aux mystèresde l’amour, passant là à une autre communauté, en portera elle-même la marque. Devenant femme,elle sera marquée de ce qu’il nous faut à présent nommer la castration. Poussée à la jouissanced’un désir, se déchaîne la barre signifiante, qui marque son corps vivant. En cela, nous feronsvolontiers de la jeune initiée de la Villa des Mystères un paradigme de l’adolescence. S’élevantdu phallus, ainsi que Lacan le dira de l’initiation dans son dernier Séminaire3, elle passe en ledévoilant comme simulacre, pour en recevoir aussitôt la marque.

L’adolescent, plus qu’un autre, se verra ainsi réduit à sa condition de parlêtre, comme sonaffect boulet, la honte, ne laissera pas de lui rappeler. En ce moment prétendu d’initiation, où ildevrait s’élever aux mystères, le sujet découvre que le secret de l’Autre est un manque, et quecela le réduit à sa propre castration. D’où son vœu souvent murmuré : en même temps qu’advenir,disparaître, plutôt que de se voir empesé d’un corps marqué au fer rouge du signifiant. C’est doncici le sort du phallus lui-même que le sujet partagera. L’initié, nous commencons de l’apercevoir,sera élevé moins au mystère qu’à la dignité du signifiant, qui lui imposera de s’effacer. C’est à lacondition de cet effacement, effet de la castration, que le sujet pourra entrer dans la comédie, quile fera homme, ou femme. Le voilà qui fera son entrée dans les affaires de l’amour, sous le règnedu phallus. Paradant de l’avoir pour sa virilité, ou jouant à l’être dans la mascarade féminine,l’initié se fera au regard du phallus. Dans un cas comme dans l’autre, l’initiation, loin de l’assurerdans son être, ni d’une jouissance toute, redoublera sa barre, pour le laisser marqué dans ces deuxregistres, de la castration.

2. La maturation de l’objet a

Un an plus tard, dans son Séminaire Le désir et son interprétation, Lacan y revient et précise cepoint. Qu’est-ce qu’un rite d’initiation ? Une expérience par laquelle le jeune sujet recevra sur le

2 À traduire par : le démon de la pudeur.3 Lacan J. La topologie et le temps, Séminaire inédit, lecon du 16 janvier 1979.

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corps une marque signifiante, ainsi qu’en témoignent les pratiques courantes de type mutilation,coupure, circoncision. . . Par ailleurs, quel en sera l’effet ? Une modification redoublée pour cesujet. Son désir prend un sens nouveau, qui l’ouvre à devenir homme ou femme, en acte. « Cequi jusque-là, avance Lacan, (. . .) a été laissé à une sorte de jeu indifférent des désirs naturels, lesrites d’initiation prennent la forme de changer le sens de ces désirs, de leur donner, à partir de làprécisément, une fonction où s’identifie, où se désigne comme tel l’être du sujet, où il devient sil’on peut dire homme, mais aussi bien femme de plein exercice »4.

Or voilà qui ouvre à un développement supplémentaire. Devenir homme ou femme sera aussi ledevenir en acte. Le passage que constitue le moment pubertaire sera aussi celui d’une confrontationdu registre du semblant, au registre du réel. Il y a certes la comédie identitaire, soutenue dans sonrapport au phallus par les dialectiques de l’être et de l’avoir. Mais il y a aussi ce que cela changequant au désir, désormais doté d’un sens nouveau, qui le pousse à l’acte. D’où cette épreuve devérité que constituerait le rapport sexuel, par lequel le sujet, pour se faire, devra en passer. Il nes’agira plus alors de désirer être grand, selon le désir, notait Freud [3], qui fait l’enfance, mais del’être. Et même, il ne s’agira pas seulement de désirer l’autre, ou de le faire désirer, mais d’oserle rencontrer, en acte. C’est là aussi l’embarras de l’adolescence et la voie qui le confrontera àl’angoisse et à l’épreuve de la castration. Un nouvel impératif surgit. Le sujet adolescent éprouveradevoir faire ses preuves, c’est-à-dire se risquer, ainsi qu’en attestent souvent ses conduites dansla clinique. Mais précisons justement ce à quoi, franchissant ce pas de l’acte sexuel, ce sujet devrase confronter.

Et pour cela, relevons d’abord que quatre ans plus tard, à l’appui de sa conceptualisationnouvelle de l’objet a, Lacan revient sur ces rapports de l’adolescence à l’acte sexuel, pour définiralors « la puberté » comme « la maturation de l’objet a » [4]. Qu’est-ce à dire ? Lacan reprend làce qu’il commencait d’évoquer dans son Séminaire Le désir et son interprétation : la « maturationgénitale »5 du sujet portera les stigmates du complexe de castration. Et il en explicite cette foisles conséquences. La dite « maturation » de l’objet a, en son appellation même, renvoie d’abordau corps. Le sujet désire passer à l’acte sexuel, ainsi que son corps pulsionnel l’y pousse. L’objetphallique se trouve convoqué, pour produire une jouissance dans la rencontre avec l’Autre sexe.La maturation de l’objet a, évoquée par Lacan, consiste donc dans son « passage » [4] à la fonctionphallique. Seulement, là où est attendu le phallus pour « fonctionner » [4], celui-ci ne se présenteraque sur fond d’absence. Le phallus, qui devait assurer la médiation entre les sexes, y manquera.Une jouissance au-delà des limites était appelée, devant assurer l’union de l’homme et de lafemme, selon l’ « idéal de l’accomplissement génital » [4]. Or quelle sera la jouissance produite ?Une jouissance limitée par le signifiant phallique, ainsi que la détumescence de l’organe pénienviendra bien l’incarner. Que l’acte sexuel soit réussit ou pas, « l’organe n’est jamais susceptiblede tenir très loin sur la voie de l’appel de la jouissance » [4].

Ainsi, là où le phallus devait assurer une jouissance harmonieuse, et la médiatisation entre lessexes, le sujet devra se confronter à la castration, à l’absence de l’objet a dans sa valence phallique,« le phallus, là où il est attendu comme sexuel, n’apparaît jamais que comme manque » [4]. Ilpourra certes être présent comme instrument de la puissance, ainsi que la parade virile en faitparfois la comique illustration. Mais ce ne sera là que puissance trompeuse, quand elle laisserale désir et la jouissance disjoints, et ce, avec une conséquence redoublée. Le phallus séparerad’abord les deux partenaires, les laissant exilés de l’union sexuelle à laquelle ils aspiraient. Mais

4 Lacan J. Le désir et son interprétation, Séminaire inédit, lecon du 20 mai 1959.5 5 Ibid, lecons du 29 avril 1959, 13 mai 1959, 10 juin 1959.

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aussi, il les séparera d’eux même, ainsi que Lacan l’épinglera dans son Séminaire sous le termede « sépartition » [4]. Car le sujet n’y gagnera pas davantage l’assurance identitaire d’être hommeou femme, s’y retrouvant plutôt comme sujet divisé, écorné de cette part qui en lui, constituele « plus réel » [4]. Enfin, ces deux conséquences se rejoindront en une : le sujet manquera d’unsavoir-faire, à répartir dans les registres de la jouissance et de l’être. Tel jeune homme, sur lepoint de partir en camp, inquiet autant que désireux d’y rencontrer les filles, s’en plaignait à nous :« Je voudrais trouver un livre pour apprendre à draguer ». À quoi dans le registre de l’être, nousajouterons cette remarque de Lacan [4] : le sujet ne pourra guère se spécifier comme homme oufemme, au point qu’à trop vouloir se présenter comme mâle, il retombera sur sa castration, et s’entrouvera féminisé. La figure moderne du « minet » nous en donne l’illustration, quand Rohmer etses Amours d’Astrée et de Céladon va plus loin, montrant sa cause structurale.

Aussi retrouverons-nous les effets de ce manque de savoir-faire, et de savoir-être, dans lesaffects venant diviser les sujets au seuil de leur acte inaugural, qu’ils soient angoisse de castration,qu’ils en soient dérivés, ou qu’ils soient appel à l’amour sous sa forme idéale, union rêvée entreles sexes, où les harmonies d’être et de jouissance seraient enfin conquises. Nous en prenons pourexemple une autre référence de Lacan sur l’initiation. Il s’agit là du récit de Daphnis et Chloé [2],et notamment de cette peur qui saisit le jeune homme à l’instant de peut-être, embrasser Chloé,alors plongée dans son sommeil, plutôt qu’éveillée à ce désir que Daphnis n’ose affronter, parcrainte d’en être écorné. Longus nous conte ce moment : « Il se mit à la regarder tout entière,insatiablement – puisqu’il pouvait le faire sans honte – et, en même temps, il murmurait en secretces paroles douces : « Que ses yeux qui dorment sont beaux, que son haleine est parfumée ! (. . .)Et pourtant, j’ai peur de l’embrasser : le baiser mord le cœur, et, comme le miel nouveau, il rendfou ; je crains aussi de la réveiller si je l’embrasse » ». Puis vient que justement, la jeune fillese réveille. Et c’est alors le bavardage suppliant de l’amour qui tentera de pallier la rencontremanquée. « Tandis qu’il discourait ainsi, une cigale, pourchassée par une hirondelle, tomba dansun creux de la tunique de Chloé. (. . .) Elle, ne sachant ce qui arrivait, se réveilla en sursaut etpoussa un grand cri. Puis, voyant l’hirondelle qui volait encore tout près d’elle et Daphnis quiriait de sa frayeur, elle se rassura et frotta ses yeux encore pleins de sommeil. La cigale, cachéedans sa tunique, se mit à chanter, telle une suppliante rendant grâces pour son salut. De nouveau,Chloé poussa un grand cri, et Daphnis éclata de rire. Saisissant ce prétexte, il plongea les deuxmains dans le corsage de Chloé et en sortit la bienheureuse cigale, qui chantait toujours, mêmedans sa main. Chloé fut ravie de la voir : elle la prit, lui donna un baiser et la replaca dans le creuxde sa tunique sans qu’elle ait cessé son bavardage » [5].

Dans leur rencontre, homme et femme manqueront donc du médium que le phallus devaitincarner. « Le phallus, c’est ce qui pour chacun, quand il est atteint, justement l’aliène de l’autre »[4]. Le phallus reste voilé. Entre homme et femme, il n’y a pas de médiation. . . à laquelle êtreinitié.

3. Il n’y a pas d’initiation

De là, venons-en à cet autre moment de cette théorisation lacanienne de l’initiationqu’inaugurent les années 1970, et notamment le Séminaire D’un discours qui ne serait pas dusemblant [6]. Au gré d’une reprise de son commentaire sur les rites d’initiation, Lacan y réaffirmed’abord la place éminente qu’y tient le phallus. Se faire-homme ou se faire-femme nécessiteronttous deux d’en passer par le semblant phallique. Via la parade ou la mascarade, il s’agira de fairesigne [6] à la fille qu’on est homme, ou inversement. Les dialectiques de l’être et de l’avoir restentune condition première à une identité de genre [6]. Seulement, à ce registre du semblant, Lacan

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connecte, explicitement cette fois, un autre registre, celui du réel [6]. L’identité de genre se sous-tend d’un désir, lequel poussera le sujet à un acte. Or de l’un à l’autre, dans la confrontation dusemblant au réel, le sujet devra faire l’épreuve, pour son embarras, d’un impossible : il n’y a pasde rapport sexuel. C’est là l’autre contamination qu’ordonne le semblant phallique. La jouissancesexuelle, d’être phallique, sera hors-corps, celle qui ne conviendra jamais [7]. Et c’est pourquoi eneffet, conclura Lacan, il n’y a pas d’initiation, pas de savoir transmissible ouvrant à une jouissancetoute.

Mais alors, qu’est-ce qui se transmettra à l’occasion de ces initiations, quand le sujet attendraitque l’Autre lui indique comment être homme ou femme, qu’il lui confie son secret, qu’il luienseigne comment savoir y faire avec l’Autre sexe ? Premièrement, rien qui ne puisse se dire.C’est là le tragicomique de l’initiation. Passant de l’autre côté, le sujet ne fera que dévoiler le finmot du « secret de l’Autre » [8] : derrière le voile, il n’y a rien. Lacan y insiste dans ce grand textesur l’adolescence que constitue en 1974, sa préface à la tragédie de Frank Wedekind (laquellefut aussi commentée par Freud) L’éveil du printemps : « Que le voile levé ne montre rien, voilàle principe de l’initiation » [9]. Le jeune Moritz, personnage principal de la pièce, en témoigne.Ayant rêvé à des jambes en bas bleu ciel grimpant sur un pupitre, le jeune homme, qui y reconnaîtses premières excitations mâles, peine à s’en remettre. À son réveil, il pense : « Je suis incurable »[10], puis il tente de trouver recours dans l’Autre. « J’ai parcouru le Dictionnaire Meyer de A à Z,rapporte t’il. Des mots – rien que des mots, des mots ! Pas la moindre explication claire. Ô cettepudeur ! À quoi bon un vocabulaire qui, sur les questions les plus pressantes de la vie, ne répondpas » [10].

Voilà donc qui redouble son trouble : à ce qui s’était imposé à lui par la voie royale de soninconscient, à ce désir nouveau venu brutalement le réveiller, pas moyen d’être préparé, encoremoins initié. L’Autre et son savoir, ce grand dictionnaire, ne répond pas, préférant se draper d’unefausse pudeur. N’est-ce pas là ce que pointeront bien des adolescents, avec une salutaire ironieou un profond désarroi, prenant soudainement la mesure de l’inconsistance de l’Autre, et deson discours trop « vieux » ? Encore que, le soupcon était porté depuis longtemps, quand enfant,l’Autre manquait déjà à répondre à ses questions sur l’origine. « Nous avons ainsi appris avecétonnement, note Freud, que l’enfant refuse d’accorder foi aux informations qu’on lui donne,qu’il rejette, par exemple, la fable de la cigogne, si riche de sens mythologique, que de cet acted’incrédulité, il date son autonomie d’esprit, qu’il se sent souvent en sérieuse opposition avec lesadultes et qu’il ne leur pardonne à vrai dire jamais plus 6 d’avoir été, en cette occasion, trompé surla vérité » [11]. C’est aussi le sentiment de cette trahison première de l’Autre, qui sera ici ravivé,à l’heure où le sujet adolescent en appelle à son savoir.

Derrière le voile, il n’y a donc rien. . . à dire ou à transmettre. Lacan l’évoque dans sa pré-face à Wedekind, mais nous avons vu qu’il le mentionnait déjà pour les Mystères. Or cela futattesté par les historiens. Paul Veyne, pour exemple, le relève chez Aristote, et le cite : « À la finde l’initiation, on n’en saura pas plus long, mais il vous sera arrivé quelque chose par quoi onsera fait différemment » [12]. Pas de savoir transmissible, donc, mais un évènement qui marque,d’où le sujet ressort en effet transformé. Paul Veyne ajoute ailleurs que ce qui ébranle l’âmede l’initié n’est pas « un enseignement théologique ni des pensées élevées, mais une liturgiesecrète, impressionnante sans doute, proche peut être de l’effroi, obscure à coup sûr et qui parais-sait sublime parce qu’elle restait obscure », une « liturgie efficace » qui « agit sur les spectateurscomme le ferait une langue étrangère dont ils ne comprendraient pas un mot ». Et c’est pour-

6 C’est nous qui soulignons.

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quoi, conclut-il, « le vrai fruit d’une initiation était de l’ordre de l’évènement et non d’un savoiraccru » [12]. Un autre auteur, Walter Burkert, y insiste. Il y a un problème inhérent au secretdes Mystères. Certes, un mystère ne doit pas être révélé par l’initié au reste de la communauté,« mais il ne peut réellement être révélé, parce que, dit en public, il apparaîtrait sans signification ;ainsi, les violations du secret qui se produisaient bel et bien ne faisaient aucun tort aux institu-tions, mais la protection du secret ajoutait grandement au prestige des cultes les plus sacrés »[13].

Prenons encore un autre exemple, de ce que le voile levé, le sujet ne découvre qu’un trucage.Nous l’extrayons d’une seconde référence que choisit Lacan [6] sur les rites d’initiation. Il s’agit làde l’ouvrage de Bruno Bettelheim, Les blessures symboliques, où nous vérifions combien la thèsede Lacan relève de la structure, non du contingent. Bettelheim cite le cas d’une tribu australienne[14], où les hommes utilisent pour leur cérémonie d’initiation un objet appelé rhombe. Ce rhombeest un petit morceau de bois plat ou de pierre, sculpté ou orné de motifs sacrés. Il est percé à l’unede ses extrémités d’un trou auquel est attachée une ficelle. Quand on le fait tournoyer rapidement,il produit un bourdonnement. Lors des cérémonies, les hommes avaient alors pour habitude debalancer les rhombes, puis d’affirmer aux femmes et enfants, qui entendaient au loin ce son, quec’était là la voix de l’esprit qui présidait la cérémonie. Voilà donc le secret que l’on enseignait àl’initié, un simple trucage, un semblant, qu’il devrait à son tour, homme qu’il était devenu, cacheraux non initiés de sa communauté.

4. « Ce qu’à 14 ans on évite mal »

Ainsi, qu’apprend t’on ? Premièrement, que ce qui se dévoile dans l’initiation n’est pas unsavoir transmissible. Il s’agit là du simple semblant phallique, qui révélé comme tel, n’ouvriraà aucune science de la jouissance7. Et pour cause, quand son effet sera justement, un évidementde la jouissance. Or c’est là un second versant de l’initiation, qui comporte cette fois un effetréel. Au moment de la puberté, dans cette confrontation de la jouissance au semblant, le langageet son effet de castration viennent à mordre le sujet, condition nécessaire à laquelle il se feraautre. N’est-ce pas là ce que les marques sur le corps imposées lors des rites d’initiation, autantque ce démon de la pudeur, s’apprêtant à frapper la jeune initiante, nous enseignent ? L’initiationviendrait en cela donner version épique, à ce qui s’impose de la structure.

Pour illustrer ce second versant de l’initiation, et ses conséquences comme marque réelle sur lesujet, voici une autre séquence clinique que nous rapporte Bettelheim, et qui ouvre quasiment sonouvrage. Il s’agit là de quatre adolescents, deux filles et deux garcons, accueillis dans l’institutionoù exercait l’auteur, l’école orthogénique de l’université de Chicago. Ces jeunes gens sont à la foisfascinés et terrifiés à l’idée de grandir. Leurs rêveries imaginaires leur sont certes d’un premiersecours. S’y faisant acteurs ou animateurs de spectacles, goûtant aux plaisirs de la vie nocturned’Hollywood, les réalisations imaginaires de leur désir nouveau s’y bousculent, et le soutiennent.Mais restait à inventer comment en ce monde, ils feraient leur entrée.

L’une des filles eut une idée : ils formeraient une société secrète qui leur permettrait d’arriverau sommet de la réussite et de franchir le seuil de ce monde qui leur était interdit. Seule-ment, faire partie de cette société imposerait à chacun, une fois par mois, de se faire uneentaille, et de mélanger leur sang à celui des autres. Cet acte agirait alors comme sortilège,leur assurant leur passage dans l’Autre communauté. Le projet fut abandonné, mais réapparut

7 Lacan J. Les non-dupes errent, Séminaire inédit, lecon du 20 novembre 1973.

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sous une autre forme, quatre mois plus tard. L’une des filles venait alors d’avoir sa premièremenstruation. S’en confiant à ses pairs, leurs discussions reprennent, et une décision nouvelleest prise. Chaque mois, les garcons devraient se couper l’index, et mélanger leur sang à celuides règles. L’une des filles était plus équivoque dans ses propositions. Elle suggéra que cesgarcons devraient tirer leur sang « d’un endroit secret de leur corps ». « Nous fûmes alors obli-gés, ajoute Bettelheim, d’intervenir pour empêcher les enfants d’aller jusqu’à la mutilation »[14].

Nous pourrions épiloguer sur la structure de l’un ou l’autre de ces adolescents. Mais ce quepropose Bettelheim nous paraît plus judicieux : considérer que se découvre ici, à ciel ouvert,ce qui fait la marque de l’adolescence. À savoir quoi ? Premièrement, la marque incontour-nable, pour qui advient à la jouissance, de cette entaille sur le corps que constitue la castration.Mais aussi, ce à quoi ouvre cette marque : une inscription possible dans le lien social, si tantest qu’elle soit reconnue au lieu de l’Autre. Car c’est à la condition de cette marque, que lesujet pourra se faire, parmi d’autres. Les sangs se mélangent, d’où le sujet ressortirait trans-formé, animé d’un désir nouveau, au prix d’une perte de chair8. En quoi, pour exemple, devenirhomme s’assurera moins d’une surenchère phallique, que d’une cicatrice par le sujet assu-mée.

Nous en déduisons avec Lacan : le « savoir de la castration », voilà « ce qu’à 14 ans, onévite mal » [15]. Ce savoir est en effet ce que le sujet n’évitera pas, pour la raison qu’il estun savoir qui s’imposera au sujet, qui lui est insu, et qui l’affectera dans son corps. Nousl’avons souligné, il n’y a pas d’initiation. Là où le sujet désirait être initié au savoir qui uni-rait les sexes et le spécifierait comme homme ou femme, celui-là se trouvera divisé par cet Autresavoir, et son effet de castration. Mais reste que l’initiation n’est pas rien, quand ce rien serala cause du désir autant que des discours qui le soutiendront. Et c’est pourquoi des initiationss’inventent.

Michel Leiris, à cet égard, se souvient de quelle fut la sienne, lorsque tel de ses amis, sonmentor, désirant lui expliquer « le mécanisme de l’acte amoureux », lui conta cet apologue, riched’un savoir sur la structure : « Un petit garcon et une petite fille s’exhibent mutuellement leursorganes et le petit garcon, à la petite fille qui lui demande : « Qu’est-ce que tu as là ? » dit :« C’est un doigt. Et toi ? », ce à quoi la petite fille répond : « C’est un oeil » et le petit garcon deconclure : « Viens, on va jouer à se mettre le doigt dans l’œil ! » [16]. L’anecdote prête à rire, maissoulignons que la solution du mot d’esprit est heureuse, quand c’est par d’autres voies parfois, quede jeunes sujets tenteront d’être initiés, à l’exemple de Fabienne, que nous évoque Fred Fliege.Voici comment cette jeune femme, angoissée de ne savoir comment rencontrer un garcon, donnaitraison de sa consommation de drogues lors de rave-parties : « Je sentais la nécessité de changer(. . .) ma relation aux garcons. J’arrivais pas à aller vers eux », « Les ravers (. . .) me paraissaientavoir moins de problèmes avec ca », « Il me fallait comprendre quelque chose par rapport à ca,et je ne pouvais le comprendre qu’en y participant jusqu’au bout, avec les ecsta et les acides »,« J’avais remarqué que tous ceux qui avaient pris du LSD avaient (. . .) comme une sorte desavoir »9 [17].

8 N’est-ce pas ce que Bettelheim retrouvera comme effet de structure dans bien d’autres rites d’initiation ? Ainsi, danscertaines populations d’Australie, les novices seront cruellement mordus pour faire pousser leurs cheveux, tandis qued’autres se feront de petites blessures au bras avec des bâtons rougis au feu pour devenir habiles dans l’art du fairedu feu. L’auteur mentionne encore les filles Warramunga, s’amputant d’une partie de l’index, persuadées alors qu’ellesparviendraient à découvrir plus facilement les ignames [13].

9 Nous remercions Julia Laperrelle, étudiante en psychologie à Rennes-II, d’avoir attiré notre attention sur ce cas.

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Références

[1] Lacan J. Le séminaire livre V, les formations de l’inconscient. Paris: Seuil; 1998.[2] Lacan J. La signification du phallus. In: Lacan J, editor. Écrits. Paris: Seuil; 1966.[3] Freud S. L’interprétation des rêves, œuvres complètes V. IV. Paris: PUF; 2004.[4] Lacan J. Le séminaire livre X, l’angoisse. Paris: Seuil; 2004.[5] Longus. Daphnis et Chloé. Paris : Garnier-Flammarion ; 1995.[6] Lacan J. Le séminaire livre XVIII, d’un discours qui ne serait pas du semblant. Paris: Seuil; 2006.[7] Lacan J. Le séminaire livre XX, encore. Paris: Seuil; 1975.[8] Bernard D. Qu’est-ce qu’un secret ? L’en-je lacanien 2008;9:163–78.[9] Lacan J. Préface à l’éveil du printemps. In: Lacan J, editor. Autres écrits. Paris: Seuil; 2001.

[10] Wedekind F. L’éveil du printemps. Paris: Gallimard; 1974.[11] Freud S. Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci. Paris: Folio-Bilingue; 1991.[12] Veyne P. Les mystères du Gynécée. Paris: Gallimard; 1998.[13] Burkert W. Les cultes à mystères dans l’antiquité. Paris: Les belles lettres; 1992.[14] Bettelheim B. Les blessures symboliques. Paris: Gallimard; 1971.[15] Lacan J. En conclusion. Lettres de l’École freudienne 1972;9:513.[16] Leiris M. Fourbis. Paris: Gallimard; 1955.[17] Fliege F. Entre fusion imaginaire et dépersonnalisation. In: Mabilon-Bonfils B, editor. La fête techno. Paris: Autre-

ment; 2004.