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LACAN (Jacques) 1901-1981 Article écrit par Patrick GUYOMARD Prise de vue Jacques Lacan a dominé pendant trente ans la psychanalyse en France. Il l'a marquée de son style ; il y laisse une trace ineffaçable. Aimé et haï, adoré et rejeté, il a suivi sa voie sans s'en écarter, ne laissant personne indifférent, s'imposant même à ceux qui ne voulaient pas de lui. Pour les psychanalystes, son œuvre et sa pensée sont incontournables, quelles qu'en soient les contraintes, les difficultés, voire les limites. Il n'a pas seulement, comme les élèves de Freud puis les analystes de la seconde génération tels Melanie Klein, Donald W. Winnicott et Wilfred R. Bion, enrichi la psychanalyse d'un apport original et personnel. Il a été le seul à reprendre et refondre dans son ensemble l'œuvre du fondateur, et à lui rendre l'hommage de la cohérence des voies et des rigueurs auxquelles elle dut se plier pour produire et imposer l'existence de l'inconscient. Il fut le seul à se donner la double ambition de faire revivre une parole à ses yeux oubliée et trahie, et de tenter d'y égaler la sienne. I-Lacan le « stylite » Né à Paris dans une famille catholique et bourgeoise, il fut, après des études de médecine et de psychiatrie, interne de Gaétan Gatien de Clérambault, son « seul maître en psychiatrie » et l'un des rares qu'il se reconnût dans sa vie. En 1932, il soutient sa thèse de doctorat sur La Psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. Thèse publiée, où se lisent un sens étonnant de la clinique, une culture et une érudition sans faille et un souci de l'exhaustion du sujet qui ne lui fait pas ignorer la psychanalyse, à une date où sa diffusion en France se heurte à des résistances et des préjugés inconnus dans d'autres pays. C'est une thèse de psychiatre ; il n'est pas encore psychanalyste. Il fréquente les surréalistes, qui saluent les premiers le caractère révolutionnaire des découvertes freudiennes. Ils les situent d'emblée dans le langage, en célèbrent les fonctions poétiques et se reconnaissent dans celui qui voit dans les productions de l'inconscient de véritables œuvres d'art. Lacan écrit sur le crime des sœurs Papin, s'intéresse à des paradoxes logiques et suit, à l'École pratique des hautes études, le séminaire d'Alexandre Kojève – un autre de ses maîtres – sur Hegel. Il y rencontre Raymond Aron, Raymond Queneau, Pierre Klossowski, Maurice Merleau-Ponty, Alexandre Koyré et Georges Bataille. En analyse avec Rudolph Loewenstein, il devient en 1934 membre adhérent de la Société psychanalytique de Paris. Deux ans plus tard, au XVI e congrès psychanalytique international de Marienbad, il fait une communication sur « Le Stade du miroir ». Son histoire se confond dès lors avec celle de la psychanalyse. Il fut un homme de parole, – la parole de l'analyste, qu'il souhaitait rompu à son exercice et dont elle est l'unique ressort, lui qui « se distingue en ce qu'il fait d'une fonction commune à tous les hommes un usage qui n'est pas à la portée de tout le monde, quand il porte la parole ». Contre toutes les objectivations et réductions de la parole à un pur usage d'information, il n'a cessé d'en rappeler la valeur constituante pour le sujet et pour toute vérité définissable dans le champ de l'inconscient. Sa parole fut aussi celle de l'enseignant du « séminaire » où, semaine après semaine, il sut avec génie donner vie – et parfois redonner vie – à la psychanalyse. Plusieurs générations d'analystes s'y formèrent, suivant le maître au long de ses déplacements. Son audience dépassa largement le cercle de ses auditeurs. On doit à cet enseignement – tout autant qu'à la publication, somme toute assez tardive, des Écrits – que, pour beaucoup, il soit impossible de penser sans la psychanalyse. Freud l'avait inventée avant lui, mais Lacan l'a d'une certaine manière redécouverte, lui rendant l'enthousiasme et la fraîcheur d'une nouveauté. Il l'a sortie d'un renfermement psychologique et médical, abâtardissant et obscurcissant, lui restituant contre tout réductionnisme la dimension d'une pensée. Il lui a insufflé son immense intérêt pour tous les champs de la création et du savoir, et s'est fait une éthique de

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LACAN (Jacques) 1901-1981 Patrick Guyomard

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LACAN (Jacques) 1901-1981

Article écrit par Patrick GUYOMARD

Prise de vue

Jacques Lacan a dominé pendant trente ans la psychanalyse en France. Il l'a marquée de son style ; il ylaisse une trace ineffaçable. Aimé et haï, adoré et rejeté, il a suivi sa voie sans s'en écarter, ne laissantpersonne indifférent, s'imposant même à ceux qui ne voulaient pas de lui. Pour les psychanalystes, sonœuvre et sa pensée sont incontournables, quelles qu'en soient les contraintes, les difficultés, voire leslimites. Il n'a pas seulement, comme les élèves de Freud puis les analystes de la seconde génération telsMelanie Klein, Donald W. Winnicott et Wilfred R. Bion, enrichi la psychanalyse d'un apport original etpersonnel. Il a été le seul à reprendre et refondre dans son ensemble l'œuvre du fondateur, et à lui rendrel'hommage de la cohérence des voies et des rigueurs auxquelles elle dut se plier pour produire et imposerl'existence de l'inconscient. Il fut le seul à se donner la double ambition de faire revivre une parole à sesyeux oubliée et trahie, et de tenter d'y égaler la sienne.

I-Lacan le « stylite »

Né à Paris dans une famille catholique et bourgeoise, il fut, après des études de médecine et depsychiatrie, interne de Gaétan Gatien de Clérambault, son « seul maître en psychiatrie » et l'un des raresqu'il se reconnût dans sa vie. En 1932, il soutient sa thèse de doctorat sur La Psychose paranoïaque dans sesrapports avec la personnalité. Thèse publiée, où se lisent un sens étonnant de la clinique, une culture et uneérudition sans faille et un souci de l'exhaustion du sujet qui ne lui fait pas ignorer la psychanalyse, à unedate où sa diffusion en France se heurte à des résistances et des préjugés inconnus dans d'autres pays. C'estune thèse de psychiatre ; il n'est pas encore psychanalyste. Il fréquente les surréalistes, qui saluent lespremiers le caractère révolutionnaire des découvertes freudiennes. Ils les situent d'emblée dans le langage,en célèbrent les fonctions poétiques et se reconnaissent dans celui qui voit dans les productions del'inconscient de véritables œuvres d'art. Lacan écrit sur le crime des sœurs Papin, s'intéresse à desparadoxes logiques et suit, à l'École pratique des hautes études, le séminaire d'Alexandre Kojève – un autrede ses maîtres – sur Hegel. Il y rencontre Raymond Aron, Raymond Queneau, Pierre Klossowski, MauriceMerleau-Ponty, Alexandre Koyré et Georges Bataille. En analyse avec Rudolph Loewenstein, il devient en1934 membre adhérent de la Société psychanalytique de Paris. Deux ans plus tard, au XVIe congrèspsychanalytique international de Marienbad, il fait une communication sur « Le Stade du miroir ». Sonhistoire se confond dès lors avec celle de la psychanalyse.

Il fut un homme de parole, – la parole de l'analyste, qu'il souhaitait rompu à son exercice et dont elle estl'unique ressort, lui qui « se distingue en ce qu'il fait d'une fonction commune à tous les hommes un usagequi n'est pas à la portée de tout le monde, quand il porte la parole ». Contre toutes les objectivations etréductions de la parole à un pur usage d'information, il n'a cessé d'en rappeler la valeur constituante pour lesujet et pour toute vérité définissable dans le champ de l'inconscient. Sa parole fut aussi celle del'enseignant du « séminaire » où, semaine après semaine, il sut avec génie donner vie – et parfois redonnervie – à la psychanalyse. Plusieurs générations d'analystes s'y formèrent, suivant le maître au long de sesdéplacements. Son audience dépassa largement le cercle de ses auditeurs. On doit à cet enseignement –tout autant qu'à la publication, somme toute assez tardive, des Écrits – que, pour beaucoup, il soit impossiblede penser sans la psychanalyse.

Freud l'avait inventée avant lui, mais Lacan l'a d'une certaine manière redécouverte, lui rendant l'enthousiasme et la fraîcheur d'une nouveauté. Il l'a sortie d'un renfermement psychologique et médical, abâtardissant et obscurcissant, lui restituant contre tout réductionnisme la dimension d'une pensée. Il lui a insufflé son immense intérêt pour tous les champs de la création et du savoir, et s'est fait une éthique de

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défendre les analystes contre leur propre enfermement, fût-ce au prix de vouloir être leur maître. Conscientde sa valeur et sûr d'une réussite qu'il a cherchée et trouvée

– lui qui faisait orgueilleusement sien le mot de Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve » – ; il n'arencontré nul obstacle que lui-même.

Son œuvre déroute. Elle est difficile à qui n'a pas suivi les séminaires. Il l'a voulue telle, plus faite pouravoir des effets et déplacer le lecteur que pour s'intégrer sans dommage dans le champ du savoir. Il qualifiaitlui-même avec malice ses Écrits d'« illisibles », ce qui ne le laissait pas en mauvaise compagnie. Son style estprécieux, aphoristique et savant, clair et parfois emprunté, toujours fait pour surprendre et dérouter,s'adonnant volontiers au mélange des genres, classique jusqu'à ne pas refuser l'alexandrin, baroque commeil aimait le rappeler – « Jacques Lacan, le Góngora de la psychanalyse, pour vous servir » –, abstrait commecelui de Hegel et celui de Mallarmé, parcouru de trouvailles et de mots d'esprit, plus porté vers l'assertion etla métaphore poétique, avec des fulgurances rares, que vers le questionnement. « Le style, c'est l'hommemême », aimait-il répéter après Buffon. Il fut l'inimitable – mais très imité – homme d'un style où sa pratiquese mêla à sa parole et à son écriture. Saint psychanalyste, il mérite bien le nom de « stylite ».

Il se défiait de toute mainmise, qu'elle vînt de ce qu'il appelait le commerce culturel ou de l'université,lieu de « l'ignorance enseignante », dont il n'espérait que le malentendu. Il théorisa cette défiance endécrivant le type de lien qu'institue le discours de l'université, qui ne peut, dans le champ de lapsychanalyse, « que se tromper » ; quant à l'universitaire, « de structure, il a la psychanalyse en horreur ».Lacan ne fut guère moins méfiant envers ses élèves, dont il voulait rester le maître, censeur impitoyable etgardien jaloux d'orthodoxie parfois malaisée à deviner. Il s'est voulu inassimilable et rejeté, tirant de cetteplace excentrique et unique une maîtrise et un pouvoir de fascination peu communs.

Sa pensée obéit à son style. Elle en a les facettes et les aspérités. « Elle marche, disait d'elle, en 1939,Édouard Pichon, dans une colonne de nuées sombres, mais gravides, dont, par déchirement, naît et jaillit çàet là une étincelle de lumière. Dépouillons-la ; mettons la belle nue, cette pensée à la robe d'orage ; elle envaut la peine. Car l'essentiel de la doctrine de M. Lacan est vrai. » Elle est d'une extrême rigueur dansl'explication de ses thèses principales, dont les derniers développements ne sont que la stricte déduction. Onpeut la dire systématique, en ce sens, bien que refusant le système. Elle est rebutante à qui n'en a pas lesclés, relativement simple à qui les détient, au risque, cependant, que la valeur d'usage n'en efface lesaspérités. Elle est aussi d'une grande liberté face à elle-même, se pliant à son objet : l'inconscient. Uninconscient qui oblige à inventer et à se laisser surprendre, peu propice à se laisser saisir dans le sens obligéd'une formule ou dans la linéarité d'un discours, mais, bien plus, en ce qui touche à son réel, dans l'écho dudouble sens, dans les ruptures, les distorsions et les impasses.

II-Le retour à Freud

Lacan fut un lecteur extraordinaire et, avant tout, un lecteur de Freud. Son enseignement peut être missous le double signe d'une réforme et d'un retour. Réforme d'une psychanalyse qui a perdu le sens originairede son expérience et retour à celui dont le nom même est devenu un symptôme, énigme pour qui le profère.

Cette lecture de la situation de la psychanalyse dans les années cinquante et du « symptôme Freud » estune interprétation de l'histoire en termes de cure qui fait appel aux concepts majeurs : refoulement, rejet,filiation, meurtre du père et idéalisation. Elle constitue le sol du renversement lacanien, qui identifie lediscours de Freud à l'objet qu'il a lui-même produit – l'inconscient – et en interprète les aléas comme ceux dudiscours inconscient. En accord avec cette position, Lacan identifiera son propre discours à la vérité de cedont il fut le porte-parole et il interprétera toute entrave à son enseignement comme un rejet del'inconscient. Ce destin qu'il se choisit, propre à ceux dont le nom s'identifie pour un temps à l'objet de leurdiscours, le suivra jusqu'à la fin et ordonnera les voies d'une imaginaire transmission et d'une fantasmatiquesuccession de son œuvre. Une histoire analytique, dont la question est de savoir si Lacan devra, commeFreud, être redécouvert, c'est-à-dire voir son nom libéré du symptôme qui l'enferme.

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En 1953, le retour à Freud est un retour au sens de Freud. Renversement de la tendance dominante dansla psychanalyse pour démontrer ce que celle-ci n'est pas et « remettre en vigueur ce qui n'a cessé de lasoutenir dans sa déviation même, à savoir le sens premier que Freud y préservait par sa seule présence etqu'il s'agit ici d'expliciter ». Retour qui n'a de pacifique que les apparences. L'histoire est plus tragique – oucomique, c'est selon. La survie de Freud est celle d'un vivant, ou d'un mort, en sursis. Lacan la compare àcelle qu'avait imaginée Edgard Poe en écrivant l'histoire extraordinaire du Cas de M. Valdemar. S'ensuit unelecture qui reprend le message du maître conformément à la voie du symbole : « Dans un tel cas pourtant,l'opération du réveil menée avec les mots repris du maître dans un retour à la vie de sa parole, peut venir àse confondre avec les soins d'une sépulture décente. »

Cette sépulture, quel qu'en soit le qualificatif, s'autorise elle-même de Freud. Elle relève le défi que lefondateur avait posé à ses successeurs, dont il n'attendait rien ou presque. « Il n'est pas difficile, écrit Lacan,de montrer quel mépris des hommes était ressenti par Freud, chaque fois que son esprit venait à lesconfronter avec cette charge tenue par lui au-dessus de leurs possibilités. » D'où cet aveu : « Je crois doncqu'ici Freud a obtenu ce qu'il a voulu : une conservation purement formelle de son message », grâce à quoises concepts fondamentaux sont devenus « inébranlables », jusqu'au jour où ils pourraient enfin « êtrereconnus dans leur ordonnance flexible, mais impossible à rompre sans les dénouer ».

Il reviendra à Lacan de le faire, en une relecture qui va évidemment bien au-delà d'une simple répétitionet qui innove dans son exigence avouée de rigueur : « Les conséquences de la découverte de l'inconscientn'ont même pas encore été entrevues dans la théorie. » Mais au Lacan freudien succède le Lacan lacanien ;au Freud lacanien, sans qu'il le sache, succède un Lacan fondateur d'un Freud qui, « incompris, fût-ce delui-même », a imposé un savoir nouveau, le savoir inconscient, dont personne avant lui n'avait l'idée et« dont personne après lui, écrira Lacan, ne l'a encore, sauf à en tenir de moi par quel bout le prendre ».L'inconscient ne sera plus de Freud, « mais de Lacan ».

III-La structure

Ce retour aux fondements ne vise à rien de moins qu'à une restauration du concept de l'inconscient.Lacan s'en était donné les prémisses dès 1936 dans sa communication reprise en 1949 sous le titre « LeStade du miroir comme formateur de la fonction du Je ». Sans qu'y apparaisse une définition de la structureau sens strict, on y trouve un des éléments majeurs de la critique de la psychanalyse américaine et de savariante française, la matrice de l'imaginaire. Fondamentalement, le débat porte sur l'inconscient.

Ce stade est un fait d'observation du comportement du petit enfant, qu'a analysé le psychologue HenriWallon. Entre six et dix-huit mois, l'enfant manifeste sa jubilation, jusqu'à en faire un jeu, devant sa propreimage vue dans le miroir où il se regarde ou dans celle que lui renvoie tout autre, tout semblable en qui il sereconnaît et s'identifie. Sa joie vient de l'anticipation leurrante que cette image lui offre, presque à portée dela main, de la forme aliénée d'une maîtrise de lui-même et d'une complétude auxquelles ce qu'il éprouve dediscordance intra-organique ne lui permet pas d'accéder. Cette image le réjouit à mesure de son contrasteavec sa détresse, de sa dépendance devant ses besoins et son environnement, bref de tout ce qui s'inscritdans le double registre de la prématuration propre à l'enfant humain et de son impossible autonomie. Cetteimage est la sienne, c'est aussi celle d'un autre. Il s'y identifie en s'aliénant ; il s'y saisit comme forme en enexcluant son désir. Elle est le prototype de toute identification imaginaire, avec son versant d'ambivalence.

Le moi, comme instance, est cette image, objet narcissique où réapparaissent les pièges, les leurres etles illusions d'une psychologie à la recherche d'une instance supérieure fondatrice d'une synthèse de lapersonnalité. Cette fonction, prétendue supérieure, de synthèse et d'unité, garante d'un rapport stable,c'est-à-dire non fantasmatique, aux autres et à la réalité, n'a que la consistance virtuelle des contours d'uneimage. Elle réintroduit les pièges théoriques du problème de la conscience, que Freud a dû écarter commeinstance psychique pour construire la seconde topique, celle du ça, du moi et du surmoi. Lacan le relève trèsjustement : « La seule fonction homogène de la conscience est dans la capture imaginaire du moi par sonreflet spéculaire et dans la fonction de méconnaissance qui lui reste attachée. »

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Il s'engageait par là dans une voie opposée à celle que promouvaient Heinz Hartmann, Ernst Kris et R.Loewenstein. À une théorie de la cure qui cherchait dans le moi l'étalon de la réalité supposée partagée etl'assise d'une stabilité du sujet face aux effets vacillants et fragmentaires de l'inconscient, il objectait lecaractère purement imaginaire de cette instance et la nécessité de situer le sujet là où se trouve sonvéritable fondement, dans la parole. Une parole dont la fonction est indéfinissable hors du champ symboliquedu langage. Cette critique était aussi un rejet des idéaux analytiques, dont une telle orientation ne pouvaitque se faire le chantre. Idéaux d'adaptation et de normativité, faits de réussite et de reconnaissance sociale,où l'analyste perd son désir et son identité dans la quête de l'identique et du semblable. Au moi aliéné,Lacan oppose le Je, sujet divisé de l'inconscient, qui parle et s'en distingue. Devant le miroir, l'enfant n'estpas seul face à son image ; il interroge l'autre présent ou absent sur ce qu'il voit et ce qu'il est. Cet autre quin'est déjà plus le semblable, c'est l'Autre, la mère comme Autre réel, mais aussi cette altérité absolue du lieud'où se pose pour lui la question de son être. Celle de son désir et de son destin. Lieu tiers, qui a sa nécessitédirectement dans la structure.

Le terme de structure a une histoire ; Lacan ne récuse pas sa dette envers Roman Jakobson et ClaudeLévi-Strauss, même si l'usage maintenu du mot ne doit pas masquer l'originalité, à partir d'un certain point,de son emploi. Cette structure, qu'est-elle ? Les diverses réponses se laissent toutes classer dans le champque balisent ces deux formules : « L'inconscient exsiste, se motive de la structure, soit du langage »,« L'inconscient est structuré comme un langage. » On en déduit que la structure, c'est le langage, ce qui està la fois une réponse et une question, car quelle est la structure du langage ? On en déduit aussi que lelangage est la condition de l'inconscient, ce qui revient un peu au même, qu'il n'y a d'inconscient « que chezl'être parlant » et qu'il y a une relation entre la structure de l'inconscient et celle du langage. Ces thèsesn'ont pas une simple portée de clôture ou de coupure ; elles ont une valeur heuristique et engagent unerecherche.

Sont-elles freudiennes ? Lacan le démontre en suivant la voie que tracent les premiers écrits où Freudnote le mot à mot de l'ouverture de l'inconscient : L'Interprétation des rêves ; La Psychopathologie de la viequotidienne et Le Mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient. On peut y lire – et c'est ce que Lacan y lit– que l'inconscient est affaire de langage, que « ça parle » et que ce que ça dit est articulé en élémentssusceptibles d'être isolés comme de purs atomes discernables de langage, des signifiants. Le symptôme a,comme les formations de l'inconscient, « une structure qui est identique à la structure du langage ». Lesmoyens de la cure, ceux de la parole, lui sont homologues, ce qui est la raison de leur efficacité. « Si lesymptôme peut être lu, c'est parce qu'il est déjà lui-même inscrit dans un procès d'écriture. » Rien chezFreud ne contredit cette lecture ; Lacan n'a, la plupart du temps, qu'à simplement montrer ce qui se donne àlire. Rien sauf ceci, qui n'est pas rien : pour Freud, la référence, le réel est biologique.

Ces thèses devaient tourner la psychanalyse vers la linguistique structurale. Mais elles maintenaient paravance la possibilité d'un écart qui empêchait la réduction de l'une à l'autre. Car, si elle pouvait chercherdans la linguistique la structure du langage, rien n'obligeait la psychanalyse à penser que l'objet de l'une fûtidentique à celui de l'autre. L'inconscient est structuré comme un langage, c'est-à-dire comme une languepositive parlée, et non comme le langage. La référence à la parole est incontournable. Qu'il soit structurécomme ne spécifie pas outre mesure cette structure, même si l'ordre en est imposé.

IV-L'algorithme et le signifiant

Lacan emprunte à Ferdinand de Saussure le terme de « signifiant », en le subvertissant à peu prèscomplètement. L'homologie des structures devait le mener à théoriser celle de l'inconscient à partir del'algorithme saussurien (signifiant/signifié), dans la mesure où il était lui-même un élément de la structure dulangage.

Saussure inscrit le signifiant en regard du signifié comme l'autre face indissociable du signe. La barre qui écrit le rapport entre l'image acoustique (signifiant) et le concept (signifié) les distingue et les relie l'un à l'autre dans l'équilibre, même instable, du signe. Nulle prééminence de l'un des termes sur l'autre ; ils sont

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comme le recto et le verso d'une feuille de papier, deux faces indissociables. Lacan désarrime le signifiant detout rapport homonymique au signifié et affirme, dans son ordre, son autonomie. C'est plus que celle du sonpar rapport au sens ; c'est celle de l'ordre symbolique constitué par le langage où prime le signifiant. Ilpréexiste au sujet humain et lui survivra ; il le fait homme ou femme ; il trace des voies de son destin et leprive de tout rapport naturel au monde, à qui il devient étranger comme à lui-même.

La signification n'épuise ni ne sature le signifiant. Son altérité, index pour le sujet parlant de saprééminence sur le signifié, se marque par la fonction spécifique de la barre. Elle est une limite impossible àfranchir, résistante à la signification ; elle nécessite un saut. Elle peut alors recevoir du discours analytiqueun autre nom ; elle devient le concept d'un impossible rapport entre les mots et les choses, entre l'homme etle monde, entre les hommes et les femmes. Le nom de ce qui manque pour rendre possible cet accord, lenom de ce que perd le vivant à être sexué comme homme ou femme et le concept, le signifiant, de ce quirend ce rapport impossible. Ce nom était, pour Freud, celui du phallus, signifiant de la castration. Lacan faitdu phallus un signifiant – c'est-à-dire non une chose ou un organe, mais un symbole qui n'existe que dulangage, puisque, seul, l'être parlant rencontre la castration –, un signifiant qui devient justement cette barres'interposant entre le signifiant et le sgnifié. Redoublement de la fonction du signifiant, qui détermine lesignifié sans s'y perdre et le barre, c'est-à-dire le transforme en un autre signifiant, sans se barrer lui-même.Le phallus « devient la barre qui [...] frappe le signifié, le marquant comme la progéniture bâtarde de saconcaténation signifiante ». Point de filiation naturelle entre le signifiant et le signifié.

S'ensuivent une rhétorique et une stylistique de l'inconscient qui définissent ses formations, issues de ceque Freud appelait le processus primaire, dans le champ du langage qui est le leur. La condensation et ledéplacement sont assimilables à la métaphore et à la métonymie, dans les deux axes syntagmatique etparadigmatique du langage. La condensation est une métaphore. Elle définit tout refoulement et lerefoulement originaire comme métaphore constitutive de l'inconscient, ainsi que la métaphore dunom-du-père, dont la forclusion est la condition structurale de la psychose. Le déplacement est unemétonymie par quoi le désir glisse d'un signifiant à un autre sous l'effet d'un objet à jamais perdu qui lecause et dont il n'est que la quête métonymique. Objet partiel qui l'exclut de toute totalité. Ce n'est pas unetraduction ; le langage n'est pas une superstructure. Il n'y a pas de métalangage et ce qui se dit dansl'inconscient n'est pas fait d'une autre étoffe que celle du langage. « Si le symptôme est une métaphore, cen'est pas une métaphore de le dire, non plus que de dire que le désir de l'homme est une métonymie. Car lesymptôme est une métaphore, que l'on veuille ou non se le dire, comme le désir est une métonymie, mêmesi l'homme s'en gausse. »

Jusqu'où Lacan est-il structuraliste ? Il l'est par la primauté donnée à la structure, ainsi que par la placedonnée au sujet dans la structure qui le détermine. Le sujet de l'inconscient est effet du signifiant ; c'est lesujet de la science vidé de toute supposition de savoir ; il est défini uniquement dans l'ordre de ce qui leproduit : « Le signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. » Mais Lacan reproche auxstructuralistes de définir la structure et le réel qui y objecte comme des totalités. La structure n'est pas untout, ni le réel, il n'y a que des bouts de réel. De plus, la linguistique et le structuralisme, à ses yeux,garderaient comme horizon l'intégration du langage à la sémiologie ; elles ne pourraient penser unesubordination du signe au regard du signifiant.

Il revient à la psychanalyse de le faire, elle à qui l'inconscient donne une référence qui « à la linguistiqueéchappe ». « La primauté du signifiant sur le signifié est impossible à éluder de tout discours sur le langage,non sans qu'elle déconcerte trop la pensée pour avoir pu, même de nos jours, être affrontée par leslinguistes [...]. Seule la psychanalyse est en mesure d'imposer à la pensée cette primauté en démontrantque le signifiant se passe de toute cogitation. »

L'objet de la linguistique est le langage ; elle ne mène pas à l'inconscient et ne fraye rien pour l'analyse. Le langage est « une élucubration de savoir » sur ce que Lacan nomme lalangue, réel de la dispersion des langues naturelles. Le psychanalyste ne fait pas de la linguistique, mais de la linguisterie. Trouvaille où se dit, comme dans le trébuchement réussi du lapsus, qu'il tient plus au réel des « lalangues » qu'au langage, impossible objet du linguiste. « J'imaginais, dira Lacan en 1975, que la linguistique était une science [...] et, si je reconnais que l'inconscient ne peut d'aucune façon être abordé sans référence à la linguistique, je

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considère que j'ai ajouté mon effort à la pensée freudienne. »

V-Le symbolique, l'imaginaire et le réel

La structure, c'est aussi le symbolique, le réel et l'imaginaire. Ils sont, il est vrai, d'abord posés, parrapport à elle, d'une manière connexe ; elle s'inscrit plus dans le symbolique que dans l'imaginaire et que, enun sens, dans le réel. Chronologiquement, leur distinction précède sa définition. Mais la théorie du nœudborroméen leur donne finalement une consistance équivalente. Structure où trois ronds de ficelle, indistinctsdans leur forme, sont noués l'un à l'autre de telle façon qu'il est impossible d'en couper un sans défaire lenœud, libérer les deux autres et briser la structure. Celle-ci, produit du discours de la psychanalyse, saisitchaque concept pour le laisser se penser selon l'ordre de sa logique, qui est celle de ces trois ronds distincts– trois uns distincts – et de leurs relations.

Le symbolique est le champ du langage. Préexistant, autonome et extérieur, il est pour le sujet son seullieu « naturel » qui dénature toute appartenance au monde et toute harmonie avec lui. Il porte la parole danssa dimension constituante du sujet, de pacte fondateur et d'appel en la foi de la parole donnée. Garant de lavérité, il est le lieu de la loi et de l'alliance que rappelle l'étymologie. C'est le concept de l'Autre, de l'altéritédans ses multiples sens : Autre scène du rêve, Autre sexe, Autre inconscient – « l'inconscient, c'est lediscours de l'Autre ». Fondamentalement, le symbolique est le concept de l'unité du signifiant. Il y a, dans lalangue, du discernable et le signifiant en est le nom.

L'imaginaire est l'ordre de tout ce à quoi le sujet se prend et en quoi il se rassemble : images, fantasmes,représentations, ressemblances et significations. Champ par excellence du narcissisme, du corps commeimage, de la fantaisie et des fantasmes, de tout ce qui est pour le sujet sa réalité en tant qu'il s'y retrouve, lapartage et, pourrait-on dire, y ressemble. Défini à partir du miroir, c'est l'ordre du tout, de la capture par leleurre et du mirage. Lieu du petit autre, le semblable, l'alter ego qui toujours me vole mon image parce qu'ilest moi. Ordre de la signification en ce qu'elle a de partagé et de reconnu, il est déterminé par lesymbolique, tout en ayant une consistance formellement identique à lui. Pour Lacan, l'inconscient ne résistepas, il répète. Le moi, instance imaginaire qui n'est pas le sujet de la parole, est le lieu de la résistance. Unethéorie de la cure fondée sur le moi ne peut que renforcer celle-ci. Dans l'analyse, « le vrai voyagecommence au-delà du miroir ».

Le réel s'impose de l'existence. Il se distingue de la réalité, qui est toujours un fantasme. Il s'oppose àtoute reconnaissance sans être pour autant inconnaissable. Il prend « son existence du refus » ; il n'est pas« pour être su ». Il existe comme impossible ; « le réel, c'est l'impossible ». Un impossible qui ne cesse pasd'exister et qui ne cesse pas de ne pas s'écrire. Mais il se démontre et la logique, « science du réel », peut,sans le représenter ni lui donner figure, l'inscrire par une impasse de la formalisation.

L'analyse le rencontre dans la cure, en particulier sous la forme du trauma, comme sa butée, sonimpossible, limite cernable du pouvoir de la représentation et de la parole, limite de la symbolisation. Limiteconcrète – les mots manquent, mais comme on dit que les forces manquent. Il y a une altérité du réel, quin'est ni vide ni pure extériorité ; le langage aussi est réel.

Le réel a une place logiquement démontrable, une place vide mais cernable. A-t-il un nom ? Le sien estcelui de son unité, qui ne forme pas un tout ; il n'est saisissable que par bouts, « des bouts de réel » quipeuvent se dire et recevoir un nom. À son réel, Lacan a donné ce nom : « Il n'y a pas de rapport sexuel. »Énoncé paradoxal, qui ne vise pas l'existence de la réalité contingente du rapport sexuel, ce qui serait uneabsurdité, mais la possibilité de le formuler dans la structure, d'écrire et de quantifier le rapport qu'entretientle sujet parlant avec le sexe.

Lacan rejoint Freud, mais en le renversant. Pour ce dernier, le sens est sexuel ; la référence de l'inconscient est sexuelle. Toute formation de l'inconscient peut recevoir en dernière instance un sens sexuel. Freud le justifie par une théorie historique du langage : à l'origine, les mots avaient un sens sexuel ; ce sens refoulé fait retour dans l'inconscient. C'est une position archéologique qu'il n'a jamais quittée et qui se

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retrouve dans son intérêt pour les travaux d'Abel sur le sens antithétique des mots primitifs et pour le mythedarwinien de la horde primitive et du meurtre du père. Lacan fait de cette origine un manque structural.C'est parce qu'il n'y a pas de rapport sexuel que le sexe est ab-sens, hors du sens et informulable. Le senssexuel vient suppléter l'absence d'un rapport que le langage ne peut fonder mais indique comme uneréférence impossible, car il en est la dérive. Les deux sexes ne sont pas complémentaires l'un de l'autre ; etrien dans le langage n'assure cette complémentarité qui serait le garant d'un rapport sexuel, au sens où ilinclurait la différence des sexes et leur complémentarité. Au contraire, le défaut de cette garantie fait de lasexualité le lieu d'une rencontre possible, mais non d'un rapport stable et inscriptible, car, au-delà dupartenaire, se profile toujours l'autre de l'altérité absolue, le réel.

En ce point de réel, se conjoignent une théorie du langage et une théorie de l'inconscient : « Le langagefonctionne pour suppléer l'absence de la seule part du réel qui ne puisse venir à se former de l'être, à savoirle rapport sexuel. » L'équivoque du langage est le dépôt du réel : « L'inconscient, d'être structuré comme unlangage, c'est-à-dire la langue qu'il habite, est assujetti à l'équivoque dont chacune se distingue. Une langue,entre autres, n'est rien de plus que l'intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister. C'est laveine dont le réel, le seul pour le discours analytique à motiver son issue, le réel qu'il n'y a pas de rapportsexuel, y a fait dépôt au cours des âges. »

VI-Concepts et « mathèmes »

Les lettres, les mathèmes, sont des symboles dont use Lacan à des fins de formalisation et detransmission. Elles sont les éléments d'une algèbre à venir, mais qui n'existe pas, et d'une« mathématisation » qui n'en a que le nom puisqu'elle exclut tout calcul et se réduit à quelques symbolesindissociables du long discours qui les explicite. Pour l'essentiel, ils sont au nombre de quatre. Une paire designifiants, S1 et S2, réduction de la chaîne signifiante à deux éléments, le signifiant unaire et le signifiantbinaire. Ils suffisent à écrire et définir le sujet /S. Sujet barré par le signifiant, sujet divisé, sujet vidé de toutêtre et réduit à l'effet du signifiant auquel il s'identifie et en lequel il ne peut se saisir qu'à se représenter enun autre signifiant. Ces trois symboles écrivent la définition du sujet par le signifiant : « Le signifiant est cequi représente un sujet pour un autre signifiant. » Sujet de l'inconscient et non individu concret.

À cette opération, il y a un reste, qui représente la perte du sujet. C'est un objet au statut particulier dit« objet petit a ». Reste produit, déchet de l'opération signifiante, objet perdu, cause du désir, où sesymbolisent aussi le réel irréductible et l'être évanescent du sujet aliéné dans le signifiant. À ces lettres, ilfaut ajouter Φ, qui symbolise la fonction phallique, et S(/A), le signifiant d'un manque dans l'Autre. L'Autre estbarré, ce n'est pas un tout ; il lui manque un signifiant. Ce manque est produit par la structure et aussi inclusen elle.

Ces quatre symboles ainsi disposés :

forment la structure du discours du maître. Ils occupent chacun une place qui est, respectivement, cellede l'agent du discours (S1, le signifiant maître ici en place d'agent), celle de l'autre (S2, le savoir), celle duproduit du discours ( a, le plus de jouir) et celle de la vérité ici occupée par le sujet (S̸). Par rotation, degauche à droite, des termes dans chacune des places, on obtient trois autres discours, qui sont, dans l'ordre,ceux de l'hystérique, de l'analyste et de l'université. Chaque discours spécifie un lien social ; dans le discoursde l'analyste, le réel est à la place de l'agent.

Parallèlement, Lacan utilise la topologie – le cross-cap et la bande de Mœbius –, qui lui permet deconstruire un espace symbolique. Dans les dernières années de son enseignement, il développe cetteapproche dans une référence à la théorie des nœuds où les ronds de ficelle deviennent des tores.

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VII-L'objet (a) et la cure

Qu'est-ce qui est analysable ? Rien d'autre que la relation du sujet au signifiant. La cure analytique est, àchaque fois, particulière : « il n'y a d'analyse que du particulier » ; son expérience n'est pas totalisable. Sonobjet est l'objet de la psychanalyse. Objet paradoxal qui n'est pas un objet plein et concret, corrélat etrépondant d'un sujet consistant. L'autre du sujet, c'est son semblable, son alter ego. Le sujet barré, effet dusignifiant, rencontre comme objet ce que l'Autre produit : son reste, son déchet, l'objet (a).

C'est un objet impossible à avoir, car c'est un objet perdu. Il n'est pas l'objet du désir, mais sa cause. Undésir irréductible, absolu, inéducable et inadaptable, sans objet qui puisse le saturer, rebelle à toutepédagogie et relevant uniquement d'une éthique. C'est un concept nouveau, le seul, de l'aveu même deLacan, qu'il ait inventé. Il reprend cependant le concept freudien d'objet partiel, objet de la pulsion partielle,à la série classique duquel s'ajoutent le regard et la voix. Le fantasme le recouvre ; et l'analyse mène à sondévoilement, le temps d'un battement, d'une ouverture, avant que l'inconscient ne se referme. Ce serait lepoint ultime de l'analyse, celui où le voile de la réalité se déchirerait un temps devant le réel. Concept d'unobjet à chaque fois singulier, qui « n'est déductible qu'à la mesure de la psychanalyse de chacun ».

L'analyste se voue, dans la cure, à en être le support, à être cause du désir pour l'analysant, cause de saparole. C'est une place impossible à tenir, sauf sous la forme d'un défi ; elle a pour nom le rejet et le rebut ;pourtant, elle seule réserve à l'analyse, qui est toujours particulière, un accès au réel. Place d'inconfort etd'insupportable qui pose la question du désir et du plaisir qu'a l'analyste à s'y tenir, et de ce qui peut l'ymaintenir. Car « tout est bon aux analystes pour se défiler d'un défi dont je tiens qu'ils prennent existence –car, c'est là fait de structure à les déterminer – ce défi, je le dénote de l'abjection ». « Abjection », mot quirevient souvent sous la plume de Lacan pour qualifier cette place. Mot de l'exclusion et du rejet, de la honteet peut-être aussi de la haine de l'analyste. À vouloir porter la parole pour que l'inconscient ne se ferme pas,il se voue à en être la cause rejetée. Abjection du psychanalyste qu'était Lacan.

« Que suis-je pour oser une telle élaboration ? La réponse est simple : un psychanalyste. C'est uneréponse suffisante si l'on en limite la portée à ceci que j'ai d'un psychanalyste la pratique. » Lacan se défiaitdes psychanalystes ; à l'égal de Freud, il voulait être le seul. Il n'a cessé de les rappeler à l'ordre et de vouloirles réveiller tout en en faisant ses interlocuteurs privilégiés. Il ne leur laissait d'autre choix qu'être ses élèvesou le rejeter, reprochant aux uns sa solitude et son incompréhension, et tirant de son exclusion réelle ousupposée par les autres la raison d'être de son enseignement. Ce qu'il écrivait de ses Écrits lui conviendraitassez bien : « À ce qu'ils formulent, il n'y a qu'à se prendre ou bien à les laisser. Chacun n'est d'apparenceque le mémorial d'un refus de mon discours par l'audience qu'il incluait : strictement les psychanalystes. »

Pourtant, contrairement à Freud, il n'a pas transcrit ses rêves et n'a rien livré de sa propre analyse. Il n'apas ajouté de nouveau chapitre à la liste des formations de l'inconscient. Il n'a pas relaté une seule curemenée par lui, même pas un fragment. Il existe une clinique lacanienne, mais, à de très rares exceptionsprès, elle se nourrit des travaux cliniques des autres, et surtout de Freud, ou de littérature.

Dans les dernières années de son séminaire, il développe un formalisme de plus en plus spéculatif, quisemble à beaucoup délié de tout rapport avec la clinique. Conjointement, il affirme, dans des interventions,une série d'échecs. Échec de la transmission de la psychanalyse ; échec de sa fondation scientifique (« lapsychanalyse n'est pas une science, c'est une pratique ») ; échec de la « passe », une expérienceinstitutionnelle mise en place pendant plus de dix ans pour interroger et faire progresser le problème posépar Freud de la fin de l'analyse, pour en faire l'axe d'un enseignement, d'une formation et d'unetransmission ; échec enfin de l'École freudienne de Paris qu'il avait fondée en 1964 et dont il proclame ladissolution en janvier 1980. Sa fin fut triste : « J'ai échoué », conclut-il.

Cet échec, il serait absurde et sans commune mesure avec les questions qu'il soulève d'en imputer la responsabilité à d'autres. On ne peut non plus en prendre acte sans poser au moins le problème de ce qu'aurait été pour Lacan sa réussite. Aurait-ce été la fin, au moins sous une certaine forme, de la psychanalyse ? Comment ne pas le penser en lisant ces mots, qui datent de 1975 : « La chose terrible est que l'analyse en elle-même est actuellement une plaie : je veux dire qu'elle est elle-même un symptôme

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social, la dernière forme de démence sociale qui ait été conçue. » Quoi qu'il en soit, cet échec lui revient ; ilne lui enlève rien ; il reste le point où sa vie a rejoint son destin et ce qu'il aurait été doit laisser la place à cequ'il fut et voulut être : Jacques Lacan, psychanalyste, seul, le seul.

Patrick GUYOMARD

Bibliographie

Œuvres de Jacques Lacan• De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, 1932, rééd. Seuil, Paris, 1975 ; Écrits, ibid., 1966. Toujours au

Seuil : Télévision, 1973 ; Le Séminaire, livre I : Les Écrits techniques de Freud, 1975 ; livre II : Le Moi dans la théorie de Freud et dansla technique de la psychanalyse, 1978 ; livre III : Les Psychoses, 1981 ; livre IV : L'Ethique de la psychanalyse, 1986 ; livre VIII : LeTransfert, 1991 ; livre XI : Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1973 ; livre XVII : L'Envers de la psychanalyse,1991 ; livre XX : Encore, 1975.

Études• J. DOR, Bibliographie des travaux de Jacques Lacan, InterÉditions, Paris, 1983 ; Introduction à la lecture de Lacan, Denoël, Paris, 1985

• A. JURANVILLE, Lacan et la philosophie, P.U.F., Paris, 1984

• E. ROUDINESCO, Jacques Lacan, Fayard, Paris, 1993.