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L_affaire_Dutroux

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Le fragile ancrage de l’identité, la mise en place énigmatique du désir, ne donnent jamais que des racines flottantes. La place de chacun est à reconfirmer sans cesse par les normes et usages de la vie en société. Dès lors, si l’identité d’un individu se trouve fragilisée, que sa sécurité matérielle semble mal assurée, et que le corps social 2 3

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L’affaire Dutroux n’est pas une affaire de pédophilie

En tant qu’affaire, «l’affaire Dutroux» n’est pas une affaire de pédophilie. Côtépratiques criminelles, le principal accusé fait plutôt figure de généraliste. Si lesatrocités commises à l’encontre d’enfants nous touchent particulièrement, elles n’ontrien hélas que de très ordinaire. Les annales de la criminalité en témoignent. Il n’estjusqu’à l’histoire du «grand Saint Nicolas» ( — Boucher, boucher, veux-tu nous loger ?—Entrez, entrez, petits enfants… ) pour en garder immémorialement la trace. Du pointde vue psychologique, la confrontation à la maltraitance d’enfants réveille en nousles angoisses les plus archaïques. De même, la proximité de jeunes enfants réveille-t-elle chez les adultes immatures les pulsions les plus infantiles. Il arrive que l’un oul’autre passe à l’acte. La plupart du temps sans brutalité. Mais il n’empêche que cedébordement reste à chaque fois violent autant que violant – la plupart du tempstraumatisant – pour celles et ceux qui en sont victimes. C’est que la sexualité, mêmeentre adultes, demeure une conduite à risque : nous révélant sous notre jour le plusvrai, elle laisse aussi le champ à nos élans les plus régressifs. Chez les enfants, il estfrappant de voir comment ceux qui ont atteint l’«âge de raison», se retrouventrapidement «bébés» au contact d’une bande de bambins. En ce qui concerne lespratiques pédophiliques, la population carcérale atteste qu’elles sont en réalité le faitde grands immatures plutôt que de pervers, au sens psychopathologique du terme.L’émotion liée à l’«affaire» atteste notre fragilité — accrue en une époque qui voits’éparpiller les repères. Plus radicalement, elle rappelle combien, face à la sexualité,notre vulnérabilité apparaît semblable sinon égale à celle des enfants. Ayant causé lamort, les comportements criminels qui seront bientôt jugés éveillent en nous colère eteffroi, désir aussi de vengeance. Mais en tant qu’affaire, il s’agit à strictement parlerde tout autre chose. Car si les faits imputés aux accusés débordent en gravité ducadre habituel de la pédophilie, ils étonnent surtout par la force de leur impact sur lasociété belge. L’ampleur de la réaction n’est comparable qu’à celle qui rassembla unefoule imprévue aux obsèques du roi Baudouin. Dans les deux cas, le partage du deuilou de l’indignation masque à peine le désarroi. Des symboles majeurs sont touchés.D’un côté, la vertu laisse des orphelins, de l’autre, rien ne semble plus faire barrage àl’excès.

Au plan collectif, il est bon de rappeler que toute société humaine (Freud l’a montré)se voit contrainte de ménager un délicat équilibre entre pulsions sexuelles etcivilisation. La pulsion veut tout et tout de suite. La culture va de pair avec laretenue. La civilisation ne peut laisser place au débridement que sous formecontrôlée (comme en témoignent les rites carnavalesques). L’équilibre civilisationnels’avère, en effet, délicat. Trop d’expression pulsionnelle, et voilà le chaos —incompatible avec la survie des sociétés. Trop de répression, et c’est la vie qui risquede s’éteindre — faute de combattants. Il n’est dès lors d’univers humain où lasexualité ne se voie socialement réprimée, individuellement refoulée, et où elle nepuisse, en conséquence, faire retour sous divers avatars pathologiques. Chez lesanimaux, par contre, il y a peu de conduites sexuelles non directement réglées parl’instinct de reproduction. Plus radicalement, il n’y a dans le monde animal aucunesexualité au sens strict. En effet, les innombrables facettes de l’érotisme et de laséduction participent de la mise en œuvre du fantasme (espace mi-conscient, mi-inconscient, où se met en scène le désir), lequel appartient en propre à l’univershumain. Qui plus est, dans l’espèce humaine, la différence des sexes se trouve à lafois à la source du désir et de l’identité. Le fatidique «C’est une fille !», «C’est ungarçon !», en inscrivant le nouvel échographié dans son genre (masculin ou féminin),le programme du même coup pour la vie. De même, la nudité mythique qui dévoile

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soudain à nos «Premiers Parents» leur différence anatomique, participe à jamais de lahonte et de la fascination. Le sexe prestement voilé de feuilles de figuier, Ève etAdam deviennent les protagonistes d’une interminable histoire, émaillée d’œuvressublimes et de romans de gare, de tendres émois et de passions haletantes, de secretsd’alcôve et de violences sordides. Entre les hommes et les femmes, l’humanité n’enfinit pas d’inventer son juste visage. Des milliers de coutumes et de règles juridiquestentent d’organiser la différence des genres, l’expression du désir, mais aussi lesmodalités de l’alliance et de la filiation. Un fait pratiquement universel commel’institution du mariage (sous ses multiples variantes), vient réguler autantl’expression du désir que les péripéties de la conception, de la filiation et del’ouverture à des partenaires venus d’ailleurs. La prohibition de l’inceste, qui serapporte autant aux rapports sexuels illicites qu’aux alliances matrimonialesinterdites, est au pivot de l’ordre humain. Elle maintient une différence primordiale -celle entre parents et enfants – sans laquelle tout n’est que confusion. Plus largement,elle favorise la communication, la circulation, l’échange - l’enrichissement - entre desgroupes qui, sans elle, resteraient recroquevillés. Étymologiquement, le terme«incestueux» signifie non castré, non coupé, à l’inverse du mot latin «castus» dont ilprovient et qui veut dire «chaste». La relation incestueuse transgresse une limitenécessaire au développement psychique. Avec celui du meurtre, l’interdit de l’incestese trouve au cœur des institutions humaines. Ce n’est pas dû au hasard. Si l’incesteprototypique se réfère à la relation mère-fils (L’inceste, dit-on en Afrique, c’est l’eau quicoule vers sa source), la prohibition matrimoniale s’étend à la quasi totalité desmembres d’une même famille. Plus largement, au plan sexuel, tout rapprochementphysique imposé par un adulte à un enfant s’inscrit dans un registre de typeincestueux. À ce niveau d’inégalité, la séduction la plus douce n’est pas la moinsmaltraitante.

L’identité humaine ne pousse pas de l’intérieur, comme une dent. Une place nous estassignée et nous nous identifions à des modèles. Peu à peu, nous habitons cette placeet nous interprétons ces modèles à notre façon. Mais, nous ayant été conférée del’extérieur, notre identité repose sur des bases fragiles. Cette fragilité, en cas de crise,peut se vivre sur un mode persécutif. L’autre est alors perçu comme une menace, etles fissures du dedans sont vécues et interprétées comme des blessures infligées dudehors. Le désir non plus ne nous arrive pas du tréfonds de nous-même. Il n’est pasque la traduction consciente de quelqu’élan instinctif. Le désir, lui aussi, est apportédu dehors. Tout d’abord par nos parents, bien qu’ils n’en soient que partiellementconscients. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, un bébé qui n’arrive pasà séduire – et qui n’est pas séduit par son entourage – est voué à un promptdépérissement. Sans capacité de faire appel à l’autre, sans possibilité de se laisserentamer par lui, il n’est point d’avenir possible. Mais tout est question de mode et dedegré. Le jardin du désir, on le sait, peut se transformer en prison, l’autre –protecteur - peut se comporter en envahisseur. Sans aller si loin et par-delà toutepéripétie biographique, il reste que le scénario même de l’accession au désir et àl’identité, laisse place chez chacun à un éventuel vécu d’intrusion. Nombre d’anciensprocès en sorcellerie, nombre d’accusations inexactes d’abus sexuel, reposent sur lavérité de cette expérience fondatrice. Inconsciemment, chaque adulte héberge unfantasme d’enfant abusé. En ce domaine, il n’est pas toujours facile de faire la partentre un vécu psychique d’intrusion et la réalité physique d’une effraction.

Le fragile ancrage de l’identité, la mise en place énigmatique du désir, ne donnentjamais que des racines flottantes. La place de chacun est à reconfirmer sans cesse parles normes et usages de la vie en société. Dès lors, si l’identité d’un individu setrouve fragilisée, que sa sécurité matérielle semble mal assurée, et que le corps social

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n’offre pour sa part que peu de réponses, cet individu retrouve la précarité del’enfance. Pour s’en défendre, il s’invente des bases rigides (intégrisme, nationalisme)et des différenciations par exclusion (racisme, xénophobie). Mais il s’agit bien sûrd’un colosse aux pieds d’argile. La désignation de boucs émissaires brouille un peuplus les cartes. Les groupes radicaux où il se réfugie (sectes, groupes d’extrême-droite) sont des prisons autant que des protections. En outre, au plan collectif, cesmicrocosmes s’avèrent toxiques car leur peur du changement les fait militer contre lapensée. Néanmoins - à la manière des hérésies, dont on dit qu’elles sont parfois «desvérités devenues folles» - l’outrance de ces milieux recèle sans doute une part de vrai.La tolérance absolue, en effet, est incompatible avec la vie collective. Si les diversescultures reposent sur des socles conventionnels, comme l’atteste la pluralité des us etcoutumes, il est néanmoins – sous leurs habillages de surface - des aspectspratiquement invariants. Sans doute s’agit-il là des conditions nécessaires à toute vieen société. Ainsi, une bonne part de l’éducation consiste à limiter et à différerl’expression des pulsions. Une autre part, complémentaire, s’efforce de maintenir desdifférences en l’absence desquelles tout ne serait que confusion.

Il se fait que les différences primordiales s’avèrent être au nombre de cinq. Elles sontà ce point fondamentales qu’elles paraissent évidentes à tout qui est sain d’esprit, etsignent chez qui les ignore ce qu’on appelle communément «la folie». Leur mise enplace n’a rien d’abstrait. Il s’agit à chaque fois de prohiber des mélanges qui, s’ils sebanalisaient, empêcheraient toute différenciation, et donc toute identité.Pratiquement, par des moyens divers mais faisant la plupart du temps appel à unenorme d’origine sacrée (Dieu, les dieux, les ancêtres), chaque culture maintient unedifférenciation nette entre : les animaux et les humains, les vivants et les morts, leshommes et les femmes, les parents et les enfants, les conjoints possibles et les autres. Laprohibition de l’inceste (qui n’est autre que la formulation négative de la nécessairediversification) articule à elle seule les trois dernières distinctions. Sur base de cesdifférences (auxquelles on pourrait ajouter celle entre l’homme et les dieux) peuts’édifier le reste de l’ordre social. Ce dernier prend volontiers prétexte d’unedifférenciation de fonctions (prêtre, guerrier, petit peuple) pour convertir celles-ci enhiérarchie de qualité d’être. Or, la spécificité de l’ordre issu de la révolution des«Lumières» (Raison, libre pensée, «Liberté, Égalité, Solidarité») est précisément de neplus faire garantir l’organisation sociale par quelque autorité divine, mais de lalaisser reposer sur des lois adoptées à l’issue de délibérations entre égaux. Désormais,ce n’est plus Dieu mais la Loi qui constitue le référent suprême. Le pouvoir n’est plusune émanation divine. Les hommes sont égaux en droit. Cœur de la démocratie,l’éthique de l’égalité refuse désormais que les nécessaires différences se muent enhiérarchies autres que fonctionnelles. Un ministre, autrement dit, n’a pas plus devaleur en tant qu’homme qu’un quelconque citoyen — même si la loi lui a dévoluplus de pouvoir. Si, dans la pratique, cela reste souvent vœu pieux, le principe estacquis. Ce n’est pas rien. Malheureusement, face à l’ampleur du défi, les plus résolusse laissent fréquemment glisser dans la facilité. L’égalité dans la différence estconfondue alors avec la négation de la différence. La crainte d’une hiérarchisationinique aboutit à réduire le «différent» à du «même» — ce qui n’est pas moins violent.Quel intérêt, par exemple, à l’égalité naissante entre femmes et hommes - une desrares bonnes nouvelles dans une petite part du monde - si c’est au prix de leurdisparition en tant que tel(le)s ? La confusion entre égalité et uniformité, labanalisation consécutive (typiquement «postmoderne») des divergences d’opinions,représente le talon d’Achille des démocraties. Elle peut miner, en effet, jusqu’au socleanthropologique de toute société. Quand c’est le cas, plus aucune position neprotège. Les repères politiques et moraux pâlissent. Les rapports de force, la violence,l’argent – dernières balises visibles - font vaciller la loi. Bien sûr, nous ne sonnons pas

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encore l’Apocalypse… Quelques anges néanmoins semblent emboucher leur trompe.Ainsi, en 2001, les caves des abattoirs d’Anderlecht ont servi de cadre au viol -supposément pédagogique - d’un des plus vieux tabous de l’humanité. Pour lacirconstance, les enfants des écoles étaient conviés à prix réduit au barnum decadavres, certifiés authentiques, exhibés par le trouble Dr von Hagen («Körperwelten :la Fascination de l’Authentique»)1. La bonne distance entre les vivants et les morts,les codes sociaux pour la rendre possible, se trouvent au pivot millénaire del’humanisation : les singes, comme on sait, achètent peu de chrysanthèmes… Maisvoilà soudain, à deux pas de la maison d’Érasme, un coup de pied donné à cesencombrantes vieilleries. Sans question, ni débat. Pour le plus grand bien du showbusiness.

La transgression de la juste proximité est d’ordinaire moins spectaculaire. Elle estd’autant plus insidieuse. Ainsi, de nos jours, il n’y a plus d’enfants, bien que peu degens semblent l’avoir remarqué. Il est clair pourtant que des positions symboliques,codées par le système social, comme celles de «parent» ou de «professeur»,apparaissent pratiquement dépassées. En réalité, il n’y a plus que des grands et despetits, une différenciation quantitative et non plus qualitative : question de degré, detaille, de pouvoir, et non plus de légitimité. Pourtant, appeler ses parents par leurprénom n’est pas forcément un progrès. Les conséquences de cette mutationsymbolique sont on ne peut plus concrètes : augmentation des purs rapports deforce, règlement des conflits par la violence ou la séduction, accroissementspectaculaire du nombre de parents battus et de professeurs maltraités. Jadis, il étaitexceptionnel qu’un enseignant doive négocier avec la classe et se montrer «sympa»pour pouvoir donner cours. De même, il y a une trentaine d’années, un père roué decoups répétitivement par son jeune fils, laissait mal augurer de la carrièrepsychiatrique de ce dernier. De nos jours, le pronostic individuel est beaucoup moinspessimiste. C’est au plan collectif qu’il y a lieu de s’inquiéter. Car une société quilaisse malmener ses éducateurs, et n’ose contenir ceux qu’elle a charge d’éduquer,angoisse profondément les enfants. Obsédée par le problème de la maltraitance,incapable de soutenir la position de ceux qui ont charge d’éduquer, elle devient elle-même gravement maltraitante. Il est clair que, depuis l’«affaire Dutroux», cettemaltraitance n’a cessé d’augmenter. Sous couleur de protection, on a appris auxenfants à déceler en tout adulte un abuseur potentiel. Symétriquement, de crainte depasser pour abuseurs, nombre d’enseignants, d’éducateurs, n’osent plus fairehumainement leur métier : donner son bain à un jeune enfant en IMP (InstitutMédico-pédagogique) ou aider à sa toilette un grand handicapé moteur, devient uneentreprise risquée. Il importe de montrer aux collègues qu’on n’y prend aucunplaisir. Un moment de bien-être et d’échange privilégié bascule ainsi dans la violencehygiéniste. Mais bien pire est la maltraitance psychique et sociale induite par lesallégations fausses d’abus sexuel. D’interminables procès en sorcellerie brisent desvies et des carrières (crèche Clovis, collège St-Pierre). Les élèves embarqués dans cesgalères en sortent durablement traumatisés. Plus quotidiennement, nombre d’enfantssont pris psychiquement en otages lors de querelles relatives au droit de garde.Désormais, tout fait farine au mauvais moulin. La suspicion d’abus, et les réels abusqui s’ensuivent (examens psychologiques et médicaux intrusifs), deviennent unearme banale contre l’ex-conjoint. Des parents de bonne foi, mais qui s’entre-déchirent, se voient trop souvent attisés plutôt qu’apaisés par des professionnelségarés. Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’y ait point d’abus réels. Difficile de 1 Pour un développement de ce thème, voir Francis Martens : «Ishi le Yahi et l’étrange docteur vonHagen», dans le journal Le Monde, Horizons-Débats, 12 décembre 2001, ainsi que dans La RevueNouvelle, n° 1422, avril 2002, Bruxelles.

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savoir si leur nombre a augmenté, ou si c’est la sensibilité au fait qui le fait mieuxreconnaître ? Mais, discréditer a priori les adultes, infantiliser socialement lescitoyens, ne peut contribuer qu’à aggraver le mal qu’on veut combattre.

Que s’est-il donc passé ? Sans aucun doute une mutation de société, amorcée avecbonheur à l’époque des «Lumières» mais non point dénuée de chausse-trappes (on atenté de le montrer). Dans ce contexte, l’«affaire Dutroux» ne joue le rôle que derévélateur. Si pour les victimes et leurs proches le drame s’avère à nul autre pareil,du point de vue criminel il s’agit d’horreurs tristement banales. En tant qu’affaire, ledéroulement de l’enquête manifeste la carence ordinaire des pouvoirs publics enmatière de police et de justice. Non que les professionnels concernés soient moinsdévoués à leur travail. Leur efficacité, tout au contraire, relève souvent du tour deforce, vu le peu de moyens (en effectifs, logistique, formation) qui leur sont alloués.Les critiques les concernant sont, en réalité, à la mesure de l’espoir qu’on met en eux.Il n’y a qu’à faire le compte des séries télévisées dont ils sont les héros... Passéejusque là quasiment inaperçue, l’histoire de Loubna témoignait déjà dedysfonctionnements autrement graves. Mais l’inattendu – ce qui précisément donneconsistance à l’affaire – c’est la réaction unanime de la population, fortementidentifiée à la souffrance des petites et à la douleur des parents. Les menéescriminelles de quelques dévoyés ne jouent ici le rôle que de détonateur. La chargevient d’ailleurs. Sous l’impulsion du fait-divers sinistre, voici l’ensemble du pays quibascule. Une vague d’indignation déferle qui retombe bientôt en noire inquiétude.Certains iront jusqu’à voir dans des menées pédophiliques tramées en haut lieu, uneclef sciemment occultée de la politique belge2. Les Marches Blanches étonnent parleur ampleur et leur dignité. On aurait craint le «Tous pourris» des dérives populistes.En réalité, les citoyens qui défilent par milliers demandent aux «responsables» de lesprotéger mieux, en prenant au sérieux le travail - administratif ou politique - pourlequel ils sont payés. Plus profondément, les adultes qui défilent inquiets sous labannière blanche s’identifient à des enfants abusés. À la faveur du regard porté surun malheur proche, ils expriment les angoisses de leur propre condition. Ce sontcelles d’une époque où les repères s’effondrent. Le sentiment de précarité se traduitsous la figure emblématique et forte de l’abus sexuel. À la lumière des scienceshumaines, ce n’est pas étonnant. La théorie psychanalytique a montré l’universalitédu fantasme de séduction. Le désir, on l’a souligné, est toujours introduit du dehors : encas de traumatisme, il est quelquefois difficile de faire la part entre réalité psychiqueet réalité tout court3. La différence des sexes se trouvant au point d’origine du désir etde l’identité, quand cette dernière vacille4 (et surtout si la sécurité matérielle en outredéfaille) c’est alors le registre le plus archaïque qui est touché. Le cas belge n’estqu’un exemple. Un peu partout en Occident le thème de l’abus sexuel hante lesmédias, les tribunaux, les consultations. Pour les enfants réels, un monde où lesadultes s’identifient à des enfants sexuellement abusés est plutôt angoissant. Quipeut encore les protéger ?

2 Que ce soit à petite ou à grande échelle, toute offre d’accès à des activités ou produits interdits créeun marché clandestin où se recoupent diverses activités criminelles. Néanmoins, comme disait MarcTwain, en commentant l’annonce prématurée de sa mort : la thèse du grand réseau de pédophiles, quitisserait sa toile au cœur du monde politique belge, paraît «fortement exagérée».3 Dans le droit fil de Freud et avec une rigoureuse clarté de pensée, le psychanalyste Jean Laplanche areformulé l’entièreté de la théorie psychanalytique sous le primat d’une théorie de la «séductiongénéralisée». Voir  Jean Laplanche : «Nouveaux fondements pour la psychanalyse», PUF, Paris, 1987.Pour prendre contact avec l’œuvre laplanchienne , lire Dominique Scarfone : «Jean Laplanche», PUF,Paris, 1997, 128 p.4 Chef d’œuvre en péril, l’identité masculine est manifestement la plus mal en point. Pour se protéger,elle peut exacerber les différences jusqu’à faire lapider les femmes ou à les voiler de pied en cap.

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Quand l’identité, les balises, volent en éclats, il est urgent de s’appuyer sur desnormes qui font foi. Le procès à venir est à cet égard une chance car, en réaffirmant laprimauté de la loi sur la vindicte, il peut conforter les bases mêmes de la démocratie.C’est évidemment quand le crime est horrible et que la vengeance réclame sa proie,qu’il importe de privilégier règles et délibérations : piétiner la loi donne toujoursraison au pervers. Par ailleurs, organiser un procès d’assises, mettre en place un jury,n’est pas chose facile. Ce peut être, par contre, un bel exercice de citoyenneté. Il estimportant de le souligner car, dans l’environnement mondial, la mode n’est pasvraiment à la promotion de la Loi, ni des lois. Ainsi, l’invasion de l’Irak s’estorganisée sans l’aval de la principale instance chargée de tempérer la violence entreétats (Organisation des Nations Unies). À Guantanamo, des prisonniers capturés onne sait comment croupissent dans le plus total arbitraire, en dépit des loisaméricaines et du droit international. Tout récemment, la capture du présidentSaddam Hussein (un ancien allié) a donné lieu à un show humiliant (examen publicde la chevelure et du fond de gorge) qui contrevient à la fois à la déontologiemédicale et à la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers deguerre (article 13). Il est bien sûr grisant de voir punir le méchant… Mais une tellemise en scène signale qu’on ne vaut sans doute pas mieux. De même, il est jubilatoirede voir Guignol rosser le gendarme. Surtout quand il s’agit d’un «très vilaingendarme»... Et tant mieux si on lui tape sur la tête !

C’est à peu près ce qui est arrivé lors des auditions publiques de la «commissionVerwilghen». Bien que juriste, le président – juge et partie - a laissé se déchaîner lespassions, en ignorant complaisamment le droit de la défense. Dans l’émotion dumoment, pour la plupart nous n’y avons pris garde. L’emballement médiatique nefavorise pas la pensée. Espérons pour la suite qu’un démocrate averti en vaille deux.

Francis Martens *

* Psychologue, anthropologue, psychanalyste. Membre du Conseil d’Administration du Centred’Appui Bruxellois pour l’Étude et le Traitement de la Délinquance Sexuelle (CABS).