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Psychopathologie africaine, 1982, XVIII, 1 : 5-29. LAFRIQUE A DES SECRETS Questions sur la· place de l’ethnographie dans la pratique psychiatrique en Afrique François LEBIGOT & André MONGEAU Déçus par les enseignements de l’ « Ethnopsychiatrie Générale », conscients par ailleurs de l’intérêt présenté par des informations concernant la culture de nos patients, nous allons tenter, en prenant des cas exemplaires, de trouver ce qui fait le ressort de notre action de psychiatres « expatriés ». Il s’agit ici pour nous, sim- plement, de découvrir, en dehors de toute construction théorique, les éléments con- crets qui importent dans notre pratique, pour l’entraver ou pour la faciliter. Une première partie posera surtout les problèmes tels qu’ils se présentent à nous. Une deuxième partie s’efforcera de généraliser notre propos. * I. – Observations commentées de deux malades sénoufo . Des deux observations que nous présentons, l’une fut recueil- lie à Bouaké, en pays baoulé, d’un jeune collégien qui faisait ses études dans un établissement de cette grande ville du centre de la Côte d’Ivoire. La culture sénoufo y est très largement méconnue, sinon pour la peur qu’inspire la « magie » qui s’y pratique. Lautre observation fut celle d’un malade hospitalisé et traité à Korhogo, c’est-à-dire dans son pays, à quelques kilomètres de son village d’origine. Les histoires de l’un comme de l’autre – comparables tant par la problématique qu’elles exprimaient, /p. 6/ essentiellement un désir d’échapper à des contraintes fa- miliales et traditionnelles, que pat leur aboutissement dans une bouffée délirante –, nous ont paru l’occasion de réfléchir à

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Psychopathologie africaine, 1982, XVIII, 1 : 5-29.

L’AFRIQUE A DES SECRETS Questions sur la· place de l’ethnographie dans la pratique psychiatrique en Afrique

François LEBIGOT & André MONGEAU

Déçus par les enseignements de l’ « Ethnopsychiatrie Générale », conscients par ailleurs de l’intérêt présenté par des informations concernant la culture de nos patients, nous allons tenter, en prenant des cas exemplaires, de trouver ce qui fait le ressort de notre action de psychiatres « expatriés ». Il s’agit ici pour nous, sim-plement, de découvrir, en dehors de toute construction théorique, les éléments con-crets qui importent dans notre pratique, pour l’entraver ou pour la faciliter.

Une première partie posera surtout les problèmes tels qu’ils se présentent à nous. Une deuxième partie s’efforcera de généraliser notre propos.

*

I. – Observations commentées de deux malades sénoufo .

Des deux observations que nous présentons, l’une fut recueil-

lie à Bouaké, en pays baoulé, d’un jeune collégien qui faisait ses études dans un établissement de cette grande ville du centre de la Côte d’Ivoire. La culture sénoufo y est très largement méconnue, sinon pour la peur qu’inspire la « magie » qui s’y pratique.

L’autre observation fut celle d’un malade hospitalisé et traité à Korhogo, c’est-à-dire dans son pays, à quelques kilomètres de son village d’origine. Les histoires de l’un comme de l’autre –comparables tant par la problématique qu’elles exprimaient, /p. 6/ essentiellement un désir d’échapper à des contraintes fa-miliales et traditionnelles, que pat leur aboutissement dans une bouffée délirante –, nous ont paru l’occasion de réfléchir à

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l’importance, pour le psychiatre, de disposer de données ethno- graphiques et à la place que celles-ci peuvent tenir dans la con-duite d’une action psychothérapique.

A contrario, est-il indispensable pour le médecin de con-naître à l'avance tout de la culture de son malade ? Nous savons déjà, d’une manière générale en psychiatrie, combien un savoir, totalisant, une théorie bien ficelée, sont les meilleurs écrans imaginables entre le thérapeute et son patient. L’ethnologue en lui pourrait être, pour le psychiatre, le « dangereux ami » dont parle La Fontaine. « Les non-dupes errent » dit de son côté Jacques Lacan.

Par quelles étranges combinaisons la part du savoir et la part de l’ignorance réussissent-elles à offrir au malade des points d’appui permettant que son discours soit entendu et sa parole propre libérée ?

Nous commencerons par notre patient de Bouaké, Sénoufo perdu au milieu d’ « étrangers »n réduit à n’exprimer que la maigre partie qui lui paraissait pouvoir être comprise. Encore a-t-il été heureux que le bon niveau scolaire de l’intéressé lui ait permis d’avoir avec le médecin un langage commun. 1. Observation de Soro K., Sénoufo Niarafolo

(Région de Ferkéssédougou)

« Les gens bougnoules ne me comprennent pas… Ils m’ont traité pour un drogueur… Jusqu’ici, je suis le seul lettré dans la famille ». Ainsi parle avec véhémence, à son entrée à l’hôpital, un jeune garçon de 17 ans, maintenu fermement par deux membres de sa famille.

Outre l’agitation, qui remonte à plusieurs jours, on note des propos délirants à thème de persécution, des troubles du som-meil, un amaigrissement, une logorrhée. Le début a été brutal : une nuit il se lève, pourchasse les poulets, disant qu’ils parlent dans ses oreilles. Il frappe son père et sa grand-mère avant d’être maîtrisé.

D’emblée il nous expose l’origine de ses troubles : il a échoué dans sa scolarité pour le passage en classe de première et a /p.7/

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été renvoyé de l’établissement. Son oncle (frère du père) qui s’est chargé jusque-là de ses études, refuse maintenant de conti-nuer. « C’est un complot », « une combine » dans lesquels sont inclus son tuteur de Bouaké et même l’infirmier qui le reçoit à l’hôpital et qui a été un ami de son oncle.

On diagnostique une bouffée délirante. Il est mis à l’isolement et traité par neuroleptiques. Son agitation cesse rapidement. Neuf jours après il exprime des idées dépressives : « Actuelle-ment je suis perdu… Je ne sais pas où je vais me retrouver… Je ne sais pas ce que je cherche… Vraiment je suis fatigué… si je dois mourir, ça n’a pas d'importance ». Il reste ainsi une quin-zaine de jours, manifestant également une morgue entêtée proche de la révolte. Il accepte toutefois de s’expliquer sur la nature du complot dont il est la victime. Au village son père n’aurait pas fait tout ce qu’il fallait pour qu’il réussisse dans ses études et, même, l’aurait mis en défaut par rapport à des obliga-tions qui le concernent et qui sont liées à la tradition. Il oppose à ce sabotage son très fort désir à lui de franchir les grades sco-laires jusqu’au rang de professeur.

L’excellence de sa diction et de son maniement de la langue française traduisent bien la force de son investissement dans les études. Il exprime aussi clairement que le savoir « universel » (de l’école) peut faire pièce au savoir malfaisant de la tradition. Mais il n’a aucune illusion sur la compréhension que nous pou-vons avoir de ce qu’il nous dit : comme un leitmotiv, il répète plusieurs fois : « L’Afrique a des secrets ». Sous-entendu : « que je ne peux vous dire ».

L’arrivée de son père transforme ce malade. Il est mainte-nant détendu, respectueux, presque timide. Néanmoins, l’activité délirante persiste, se manifestant dans des écrits.

Le père est un cultivateur. Il a placé précocement son fils chez un de ses frères, ·cuisinier à Ferkéssédougou (ville de moyenne importance). Ce frère a supporté la charge des étude jusqu’à l’échec récent où il a cessé son soutien. Le sujet a alors cherché du travail sans en avertir personne et il semble que ce soit le non-aboutissement de cette démarche qui ait amené le début des troubles.

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Dans ses écrits, le malade donne sa version des événements : « Je comprends tout de suite qu’après mon BEPC mon oncle voulait que je travaille, afin de pouvoir m’infliger les dépenses /p. 8/ de ses enfants qu’il venait de mettre à l’école. Mais comme cela s’était avéré négatif, pour la bonne raison que j’étais orienté en seconde, il lui était impossible de mettre sous lumière sa pensée, qui semblait être à ses propres yeux obscure. Afin de ne pas être le point de mire de la société où il vit. Au village il avait préféré ne rien dire à mon père, tout en attendant que son sou-hait se réalise. On peut supposer que sa prière de chaque jour avait pour but de me faire renvoyer et effectivement son sou-hait fut réalisé (j’ai été renvoyé de mon établissement). De nou-veau il croyait que tout était résolu. Il fut cependant surpris lorsque je lui laissai entendre que malgré mon renvoi, je pouvais poursuivre des cours du soir. Tout en ne me livrant pas pour le moment à un métier comme l’enseignement. Ce fut pour lui la seconde blessure, alors que je ne comptais blesser personne. Par conséquent il resta indifférent devant la situation, mais prit cette fois-ci la ferme décision de ne pas me donner de l’argent à la rentrée. Comme cela l’avait été les onze années écoulées. Pour lui je m’étais montré têtu en voulant poursuivre ce que je nomme librement mon destin ».

Malgré ce vaste complot qui va des « politiciens » à l’infirmier, en passant par l’ensemble familial, il réitère son intention de travailler pour pouvoir payer un loyer et « m’acheter des livres pour me cultiver et un jour s’il le faut me présenter au bac B ». Il craint d’être envoyé à Korhogo et veut rester à Bouaké où il a « une base », c’est-à-dire des amis et « des librairies de qualité ». Mais il manifeste aussi, au ·détour d’un entretien, son désir de retourner dans le village où est « la tête » de son grand-père ( ?).

On peut ajouter pour finir les informations recueillies auprès de son père quant à la situation actuelle de notre malade dans sa collectivité d’origine. D’une part il n’y a pas sa place comme producteur : « Quand il était petit je l’avais confié à mon frère pour ses études… après la guérison, il ne pourra plus prendre la daba » (la houe). D’autre part, l’adolescent serait en règle avec la tradition.: le père a envoyé un poulet pour le représenter aux

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cérémonies d’initiation… (? !) . On décide alors, devant l’impossibilité de voir l’oncle à Boua-

ké, de la sortie en demandant au père et au malade de se con-certer avec lui pour trouver une solution concernant l’avenir, tout en poursuivant des consultations psychiatriques.

/p. 9/

En conclusion de cette observation Ce malade a manifestement bénéficié des soins d’une psy-

chiatrie occidentale sous deux de ses aspects : 1) Efficacité thérapeutique, en .liaison avec l’établissement

d’un diagnostic : sédation de l’agitation, pression moindre des projections délirantes, possibilité de reprendre une place recon-nue au sein de la collectivité. ·

2) l’hôpital a été un lieu d’expression pour ce malade, c’est-à-dire qu’il a pu, dans le déroulement de son propre discours adressé à un autre qui l’écoute ou le lit, préciser, 'et assez fine-ment, les conditions qui ont amené son échec et sa maladie (voir l’analyse qu’il fait de l’ambivalence de son oncle), et qu’il a pu aussi réaffirmer avec force son désir de poursuivre des études en imaginant des solutions pour le réaliser parfaitement raison-nables : avec son BEPC, il peut travailler et prendre des cours du soir. De cette observation, il ressort un scénario parfaitement transposable n’importe où ailleurs : l’échec rédhibitoire d’un écolier ambitieux, la culpabilité qui s’ensuit devant tes sommes dépensées en vain par des parents pauvres, et, comme solution au niveau intolérable atteint par ce sentiment, un retournement persécutif. Par contre, les interrogations sont nombreuses et sur des points essentiels : te rôle réel que joue l’oncle paternel ; la véritable position du sujet par rapport à des obligations coutu-mières : des informations sur la lignée maternelle (sujet qui a provoque à chaque fois, de la part du père comme du fils, d’adroites esquives) ; les événements auxquels renvoie le pré-nom porté par le sujet (« Tous mes soutiens sont morts »).

Il est probable qu’une connaissance, même partielle, de la culture sénoufo aurait permis d’aborder à son heure ces thèmes et bien d’autres aidant alors Soro à dépasser, dans une certaine mesure, la barrière défensive du : « L’Afrique a des secrets ». La

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deuxième observation sera, de ce point de vue là, plus satisfai-sante.

Quelles sont donc ces notions telles que l’un de nous a pu progressivement les acquérir dans sa pratique à Korhogo ? /p. 10/ 2. Le pays Sénoufo

Le pays sénoufo, formant la partie centrale du nord de la Côte-d'Ivoire, englobant également un large territoire en Haute-Volta et au Mali, est composé d’une population ethniquement homogène1 de un million d'habitants environ. Les vicissitudes de l’histoire ont amené l’actuelle ville de Korhogo2 à représenter une sorte de capitale de ce pays, encore que chaque sous-groupe ethnique, chaque village même suffise à chacun pour le repérage de ses appartenances. Les coutumes diffèrent d’un lieu à l’autre. La pénétration de l’Islam est plus ou moins impor-tante, parfois totale, parfois nulle. Les groupes périphériques subissent l’influence de leurs voisins : mandingue à l’ouest, baoulé au sud, principalement.

Pourtant, pour l’essentiel, les Sénoufo se retrouvent autour des mêmes valeurs, ont adopté le même type de société, se re-connaissent aux mêmes traits de caractère.

Parler des Sénoufo, c’est raconter l’histoire d’un lien sacrali-

                                                                                                               1 Ce texte a été soumis à deux ethnologues, Kientz et Zempléni, largement cités, ont eu l’amabilité de faire les critiques ci-après (reproduites in extenso). Pour ce qui est des erreurs manifestes de notre part, elles vont dans le sens de ce que nous avons voulu montrer dans cet article : l’état d’approximation dans lequel nous travaillons nécessairement. Mais nous ne sommes pas toujours d'accord avec eux, notamment lorsqu’il s’agit d’appréciations subjectives sur les « qualités » du peuple sénoufo. Comme psychiatres, notre rapport avec les gens est bien différent de celui d’un ethnologue vivant sur le terrain. Mise à part une communauté linguistique indiscutable, on observe une très grande diversité culturelle et d’organisation sociale. Il ne me parait pas pos-sible de parler au singulier de la « société sénoufo ». Flou du concept d’ethnie, aujourd’hui désuet (Kientz). 2 Pôle urbain le plus important, il ne polarise qu’une partie limitée de l’aire d’habitat sénoufo : le département de même nom et, à un degré moindre, les départements limitrophes. La partie Tagouana et Djimini est indiscutable-ment polarisée ·par Bouaké (Kientz).

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sé, celui qui unit la terre et l’homme. Comme dans beaucoup d’ethnies africaines, l’homme est un paysan, un agriculteur. Presque toutes les autres activités sont laissées avec mépris aux /p. 11/ étrangers3. La terre c’est la « Vieille Mère »4 5 qui nourrit ses enfants et dont personne ne saurait s’instituer le possesseur. Les champs sont collectifs, ainsi que les récoltes6, même si est autorisé l’usage, l’usage seulement, d’un lopin individuel. De la même façon, l’individu est solidement attaché à la collectivité par un système minutieux et précis de circulation de la dette qui établit la hiérarchie sociale grossièrement sur la base des classes d’âge. Ainsi la place de chacun est-elle concrètement désignée, même si, là aussi, il est tenu compte dans une certaine mesure des qualités individuelles.

L’initiation masculine (le poro) est généralisée7 (il n’est pas bon d’essayer d’y échapper), très longue (en principe trois pé-riodes de sept ans chacune8), censée enseigner ce qu’un homme doit savoir dans la vie et connaître des secrets du monde parmi les plus redoutables. Des profondeurs du bois sacré, la « Vieille Mère » veille à l’accouchement de parfaits citoyens et à la re-production sans fin d’un certain ordre social.

Pour l’observateur, l’étranger, les Sénoufo apparaissent de prime abord comme des travailleurs courageux, de robustes paysans qui ne ménagent par leur peine. Malgré un sol et un climat ingrats9, les surfaces cultivées à la lourde daba sont con-

                                                                                                               3 Affirmation erronée : les groupes d’artisans spécialisés, à l’exception des tisserands, se rattachent au tronc sénoufo : forgerons, sumburubele, siakibele, tyedumbele ; le problème est un peu plus complexe en ce qui concerne les diéli et les kpimbele qui font l’objet de prohibition d’alliance. Le mépris, comment se traduit-il ? Il ne me semble pas que ce soit le terme approprié pour quali-fier les relations agriculteurs-artisans. Ce point est bien traité dans les divers travaux de Dolorès Richter (Kientz). 4 Sur quoi se fonde l’assimilation « Terre » – « Vieille Mère » ? Ce dernier terme renvoie à une représentation précise dans le cadre initiatique (Kientz). 5 Au sens strict, la terre n’est pas la « Vieille Mère » (Zempléni). 6 Collectifs : oui, mais à quel niveau ? La précision me parait indispensable (Kientz). 7 Inexact. Sa diffusion est circonscrite géographiquement (Kientz). 8 Le cycle initiatique complet (3 fois 7 ans) appartient au passé (Zempléni). 9 Cette affirmation ne vaut que pour la zone « dense » où il y a eu surexploi-tation. La pédologie fait apparaître des sols de qualité variable, dont certains

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sidérables et l’alignement perfectionniste des buttes en pyra-mide /p. 12/ tronquée et des sillons force l’admiration. On s’aperçoit vite que ces cultivateurs vivent leur mission nourri-cière comme sacrée, une élection divine10 qui les place au-dessus des autres peuples, condamnés à bricoler dans le superflu11 : artisanat, commerce, plus récemment, technique. Leur mépris pour l’Autre12 rappelle fortement à des français celui du provin-cial de la campagne pour le colporteur (ou le touriste) parisien.

Corrélativement le Sénoufo présentera deux caractéristiques psychologiques déroutantes. D’abord un profond réalisme (le surnaturel faisant partie de la réalité) qui ressemble, pour beau-coup d’observateurs, à de la passivité. Les choses sont ce qu’elles sont et ne méritent pas qu’on s’agite. Le temps se charge assez bien tout seul des mutations qui doivent advenir et, si surgit l’angoisse ou la peur, ·on l’affronte avec stoïcisme. En médecine comme en psychiatrie (c’est la même chose) on se hâte lente-ment. Le thérapeute européen se voit imposer une temporalité qu’il supporte difficilement, tant est grand son désir que « ça change ».

Ce réalisme a un autre aspect : il ne faut pas compter sur autre chose qu’une description des faits, d’ailleurs très impré-cise. Les commentaires sont superflus : donner son avis sur un phénomène morbide paraît particulièrement vain. C'est peut-être ce qui fait la mauvaise réputation des devins13, soupçonnés de mettre beaucoup d’eux-mêmes dans leur recherche des « causes ». À propos de ces « causes » de désordre (physique, mental, social ou autre), elles se comptent au plus sur les doigts

                                                                                                                                                                                                                                   sont bons. Un climat à deux saisons bien tranchées avec une pluviométrie de 1 200 à 1 500 mm par an, présente des contrastes, mais ne peut être qualifié d’ingrat pour l’agriculture (Kientz). 10 Rien ne permet – je veux dire la mythologie par exemple – de dire. que les Sénoufo « vivent leur mission nourricière » de la manière décrite (Zempléni). 11 Pour le mythe (cf. Récit étiologique : origine de l’inimitié), la pratique de l’apiculture relève plus du châtiment que de l’élection divine ! (Kientz). 12 Quel est cet autre ? Comment se traduit ce mépris ? 13 La « mauvaise réputation des devins » est davantage liée aux implications sexuelles (évoquées ailleurs) du sandoho qu’à leur implication personnelle dans la recherche des causes (Zempléni).

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des deux mains. Réalisme, encore, qui ne s’embarrasse pas de spéculations mythico-philosophico-religieuses14.

/p. 13/ Deuxième trait caractériel corrélatif, qui frappe l’étran-ger, la méfiance vis-à-vis de la parole. Certes on parle beaucoup chez les Sénoufo, on plaisante, on « rigole », on ironise. Mais le tout, semble-t-il, dans des cadres relationnels assez prédétermi-nés. Il est rarement question de se laisser aller à une parole vrai-ment engageante : la communication « pleine » est beaucoup plus « analogique » que « digitale », avec la dépense de trésors de fi-nesse pour enlever même à cet analogique, toujours rétractable, ce qu’il pourrait avoir de trop expressif. Goût des nuances à peine esquissées. Horreur d’une parole vécue comme dilapida-trice. Goût du secret, d’ailleurs fortement institutionnalisé au point d’être, sous de multiples aspects, le pivot de l’organisation sociale. Dans chaque village il y a d’abord du secret et, par voie de conséquence, des degrés dans la proximité au secret qui reflè-tent fidèlement la part de pouvoir détenu, une mise à l’écart ab-solue de l’allogène15 à qui l’on se contente de faire savoir, avec quel savoir-faire, que, du secret, il est exclu.

Donc si l’on parle, surtout à un étranger, c’est d’abord pour ne rien dire. Rude coup pour les « talking cures ».

En résumé, voilà un peuple d’un terrible sérieux16, farou-chement traditionnaliste17, ouvertement xénophobe18, triom-phalement cryptophile19. Il faudrait ajouter, ce qui est encore

                                                                                                               14 Noter toutefois que les représentations mythiques et religieuses imprè-gnent l’existence dans ses aspects les plus quotidiens (Kientz). 15 Mis à part de quoi ? Quel m est allogène ? (Kientz). 16 En contrepoint : prodigieux humour ! (Kientz). 17 Mais adoption spontanée et généralisée de technologies sophistiquées bran-chant l’individu sur le « vaste monde » (Kientz). 18 Même la « xénophobie » et sa quintessence la « toubabophobie », me pa-rait toute relative. Il y a certes volonté affirmée d’offrir le moins de prises, par un comportement d’esquive, à ceux manifestant aujourd’hui ou par le passé des appétits de domination. On note la présence de nombreux « étran-gers » dans les zones sans pression foncière notable et une véritable politique d’accueil : cession temporaire et gratuite de maisons, octroi de terres sans autre contrepartie que symbolique. L’attitude vis-à-vis de l’étranger est, certes, ambivalente, mais ne peut être qualifiée de phobique (Kientz). 19 Oui. Mais sans trop d’illusions. Qui sont les exclus du secret ? Ceux que l’on

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plus fondamental, sa passion pour la chose funèbre. La grande fête sénoufo ce sont les funérailles : c’est là que s’actualise la jouissance du groupe et que se remettent ·en place durablement ses /p. 14/ liens ct ses cassures. Il y a, dans cette insistance sur le thème de la mort, un indice quant aux sentiments externes que suscitent les sénoufo chez les étrangers, même africains : de la fascination à la haine. Pour nous, le moment de discourir en « scientifiques » de ce problème particulièrement complexe dans cette ethnie n’est pas arrivé.

Dans la Côte-d’Ivoire d’aujourd'hui, les lois internationales du marché rendent caduque une simple économie d’autosub- sistance. La compétition interethnique pour le pouvoir ou les pouvoirs demeure une réalité. Enfin la circulation monétaire s’intensifie, affadissant la portée symbolique de certains actes essentiels de la vie. La société sénoufo est trop à la fois rigide-ment et délicatement charpentée pour pouvoir s’adapter rapi-dement aux changements. Fragile, elle est tiraillée dans trois directions. La première est l’apparition massive du salariat20. De vastes étendues sont consacrées par le gouvernement à une agriculture industrielle avide de main-d’œuvre. Les jeunes n’y résistent pas. Le champ collectif, la terre sacrée, le circuit de la dette (où les vieillards sont rétribués du travail fait pendant leur jeunesse) sont menacés.

En deuxième lieu l’impact de l’école, plus lent à venir (sur-tout si l’on compare avec les autres régions du pays) est mal supporté. S’il y a fierté collective à ce que des Sénoufo s’élèvent haut dans l’administration, l’enseignement, la médecine, etc., il n’en reste pas moins qu’au village un enfant qui va à l’école est considéré comme « perdu ». C’est une force de travail arrachée à la terre, un peu moins de sécurité alimentaire pour le groupe.

                                                                                                                                                                                                                                   suspecte d’utiliser le pouvoir du savoir à des fins de domination et que le Sé-noufo regroupe sous le vocable « Violence », « Contrainte » (fa a gi) (Kientz). 20 La population (actifs + dépendants) des divers complexes agroindustriels représente 2 et 3 % de la population rurale 1980 de la Région Nord (Korho-go-Ferké-Boudiala-Tingréla) : 12 000 personnes environ pour une popula-tion rurale globale de 45 000. Il reste vrai que le travail salarié exerce une attirance grandissante (Kientz).

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Enfin salarié, employé, élève, etc. se trouvent par là même empêchés de faire le Poro, l’initiation. Des sortes de stages rac-courcis et intensifs ont été mis en place par les anciens sans qu’ils puissent véritablement remplacer, par exemple, les presta-tions en travaux agricoles dus par les postulants. Des compen-sations monétaires sont prévues, pente dangereuse conduisant /p. 15/ à l’idée que l’on puisse acheter son initiation. Rude coup pour le Sacré et pour la société sur lequel elle repose.

À propos d’argent, il faudrait parler aussi de la transmission des biens dans cette société plutôt matrilinéaire où les conquêtes d’un Islam patrilinéaire et les textes de la loi ivoirienne (faisant hériter le fils de son père*) sont susceptibles de bouleverser de fond en comble le séculaire ordonnancement des lignages. La marche de l’histoire est impitoyable et dresse peu à peu les fils contre les pères21 : les pères dépossédés du travail et du respect des fils qui leur reviennent de droit profèrent des malédictions ; les fils, croyant voir la possibilité d’effacer leur dette, avancent en tremblant sur les « chemins de la liberté ». Aventures périlleuses ! Il arrive au psychiatre d’avoir à éclairer la route.

Si nous avons présenté ces quelques remarques, mêlant vo-lontairement des données ethnographiques, sociologiques et psychologiques c’est, certes, pour situer, au moins approximati-vement, notre propos, mais aussi pour montrer que ce qu'on peut connaître à un moment donné est toujours imparfait et que cela ne doit pas servir de prétexte pour ne rien entre-prendre. En effet nous allons voir dans l’observation de Kolo que des informations ethnographiques ont été recueillies au cours même du traitement, que d’autres n’ont été connues qu’une fois le traitement terminé et que d’autres enfin demeu-rent, évidemment, inconnues.                                                                                                                * le géniteur ou celui qui a reconnu l’enfant. 21 La « marche de l’histoire » ne dresse pas les fils contre leurs pères, mais les neveux contre leurs oncles. De manière générale, le mot père devrait être utilisé plus prudemment dans cette société matrilinéaire. Je veux bien que le psychiatre soit Diogène mais c’est tout de même excessif (Zempléni).

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3. La route de Kolo X.

C’est un vigoureux jeune homme de 21 ans, Sénoufo (sous-ethnie Nafara) qui nous est amené au C.H.R. de Korhogo, le 12 janvier 1980, dans un état de violente agitation. D’après ses camarades d’atelier, qui lui ont solidement attaché les mains et les pieds, cette extrême violence ne se serait déchaînée que de-puis quelques heures ; mais ils avaient déjà remarqué dans la semaine un état anormal d’excitation.

/p. 16/ Ne disposant pas de pièce d’isolement, incapable aus-si d’entrer en contact avec ce malade qui ne parle pas le fran-çais, constatant à l’examen un état fébrile (38°5) nous décidons d’injecter par voie intramusculaire : Quinimax jusqu'à la chute de la température, Haldol-Nozinan matin et soir jusqu'à ce que l’agitation clastique ne mette plus en danger les précieux petits « nakos »22 de verre des chambres d’hospitalisation.

Le 15 janvier, soit trois jours après son entrée, le dialogue devient possible avec Kolo. Nous allons présenter, en fonction de ce que nous avons dit précédemment, cette observation par tranches, faisant alterner dans l’ordre chronologique les étapes du discours du malade et les étapes de l’ « initiation » du méde-cin au monde sénoufo. Nous verrons l’influence réciproque de ce discours et de ce savoir, le caractère inachevé de ce qui de-viendra une psychothérapie et les raisons pour lesquelles (parmi d'autres, évidemment).

3.1. Le chamboulement du monde des pères 23

« Je ne suis pas malade… Toutes mes affaires sont finies » (les phrases entre guillemets sont la transcription exacte de ce que nous répercute le garçon-de-salle-interprète). Volubile, ex-cité, Kolo cherche à convaincre. Un camarade lui a dit de se

                                                                                                               22 Claustras mobiles. 23 Après les remarques des anthropologues (reproduites en notes), nous précisons que le mot père dans ce texte, surtout au pluriel, ne renvoie pas à la classe des pères dans les appellations de parenté autochtones, mais à tout ce que connote ce signifiant dans le vocabulaire de la psychanalyse.

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convertir à la religion protestante. Il est allé prier au Temple et : « Chaque fois que je fais le récit (la prière) je deviens de plus en plus content », jusqu’à ce qu’il rentre à la maison et y « dérange tout ». Cet apprenti menuisier à Korhogo, à l’occasion vendeur de cigarettes au détail pour l’argent de poche, s'adresse au monde : « Je voulais que tout le monde entende la voix de Jésus pour attirer la masse, faire entendre aux hommes ». Pour cela, il lui fallait « tout déranger à la maison ». Son frère lui a dit que c’était mauvais de faire ça, mais « moi je pensais que c’était bon ».

/p. 17/ L’idée de se convenir, à l’Islam ou au Christianisme, est ancienne chez lui mais sa famille s’y est toujours opposée. Elle est liée à l’idée de réussite : il ne restera définitivement dans la « religion de Jésus » qui si son commerce de cigarettes se met à prospérer. Nous concluons ce premier entretien sur l’évocation des initiations traditionnelles : il n’a pas à faire le Poro car il appartient au Sandogo, c’est-à-dire à « ceux qui char-lantent (les devins) ».

Nous nous revoyons le lendemain. Il ajoute d’autres raisons à son chambardement : il ne s’agit pas seulement de convaincre les autres de ce qu’ils sont, depuis des siècles dans l’erreur, mais aus-si « pour que mes péchés soient pardonnés, il fallait que je casse tout chez moi ». Formulation ambiguë que ce « chez moi », porte ouverte, nous le verrons, à l’introduction d’une dialectique de ce que nous avons appelé le chamboulement : monde des pères, monde du fils. Il évoque d’ailleurs son avenir tel qu’il le souhaite : « Être très vieux, survivre et qu’on m’appelle le vieux sage ». On ne peut, en Afrique, être plus conformiste. 3.2. Être ou ne pas être dans le « Sandogo »

Sinon pour ajuster en baisse le traitement et établir avec le malade la relation sur de bonnes bases, nous n’avons eu avec lui d’entretien prolongé qu’une semaine plus tard, le 23 janvier. Entre temps nous nous sommes informés de ce qu’était le san-dogo auquel Kolo nous avait dit être « attaché » mais sans vou-loir ou pouvoir s’expliquer plus avant.

Le sandogo nous a été présenté comme quelque chose de lié

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au matrilignage, là où une femme aurait enfreint le code des conduites sexuelles. Ce serait une sorte de force redoutable qui frappa la délinquante ou sa parentèle et se transmet selon des lois qui tiennent apparemment du hasard, au fil des générations. L’individu sur qui, disons, tombe le sandogo (diagnostiqué par les devins à l’occasion d’une maladie, d’un rêve, etc.) acquiert dans la société un statut à part. Initié spécialement (et durement ?) par des sandogo plus âgés, il se volt interdire des activités aussi essentielles que, ·par exemple, pour ces cultivateurs que sont les Sénoufo, le travail de la terre. La voie qui semble lui être tracée est celle de devenir lui-même… un devin. Ce diagnostic est donc plutôt vécu comme une catastrophe par les intéressés.

/p. 18/ Voilà, à peu près, l’idée que nous nous étions formée de ce problème au cours de deux conversations informelles, l’une avec A. Zempléni, alors dans la région, l’autre avec Ab-doulaye Coulibaly, notre interprète. Deux aspects nous sem-blaient avoir de l’importance pour la compréhension de notre malade : l’un que le sandogo était décrété en fonction de vicissi-tudes affectant le matrilignage, l’autre que ce n’était pas réjouis-sant d’être incorporé à l’institution.

Donc, lors de cet entretien, débarrassé de notre ignorance, angoissante pour le malade, nous avons pu aborder avec lui ce problème du sandogo. Il y vient par le détour de ses préoccupa-tions sexuelles et matrimoniales, ce qui, nous le savons mainte-nant, est parfaitement logique. Il raconte ce qu’il attendait du Christ : « Je me mettais nu et la fille qui m’est promise pour le mariage devait venir ». À ce moment, « au lieu de m’attacher, on aurait mieux fait de me laisser m’expliquer » : il envoie réguliè-rement aux parents de sa future femme des cadeaux qui ne lui sont pas renvoyés ; c’est donc que le contrat tient. Mais il a rai-son d’être inquiet car « je devrais faire des sacrifices rituels pour avoir la fille et, comme chrétien, je m’y refuse ». Sa position est mauvaise : en désaccord avec son oncle maternel, ne s’entendant ni avec les gens de sa famille ni plus généralement avec ceux de son village, il est venu à Korhogo il y a trois ans pour apprendre un métier. Il s’y est désintéressé de son sandogo et ne fait plus les sacrifices rituels et obligatoires : « On m’a demandé si je voulais

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me retirer du sandogo ; je n’ai pas encore choisi » (traditionnelle-ment, c’est impensable).

Dans les jours qui vont suivre cet entretien, la famille va dé-barquer en force à l’hôpital et camper à demeure dans sa chambre. Nous décidons de les accepter sans demander à nous entretenir avec eux pour l’instant et Kolo va se trouver être du même avis : il nous rapporte qu’il a réussi à convaincre ses nom-breux parents que nous ne cherchions pas à l’influencer. Eux, de leur côté vont obtenir qu’il remplisse à nouveau ses devoirs.

3.3. Les désirs d'un très jeune homme

Kolo veut croire en Jésus à cause des préceptes moraux du protestantisme présentés comme condition pour obtenir « une femme, la santé, l’argent ». Il brode à loisir sur ce thème du /p. 19/ fils triomphant, nu, fort, riche, plein de vie et de désir. Et de surcroît (ou surtout?) il faudra que les conflits se résolvent par le dialogue, que personne ne cherche à « influencer » les autres, que sa femme, qui devra devenir protestante « ne cause pas d’adultère ». Le sandogo, là, réapparaît discrètement derrière ce vœu bien banal chez un homme.

Plus surprenant pour nous est ce qui suit immédiatement : il devra lui-même cesser d’avoir un comportement qui consiste, à l’atelier, à pincer sournoisement les plus petits que lui. Mais quand ils se mettent à pleurer ça lui donne une « angoisse ». Il revient sur cette question, insatisfait et mécontent de notre atti-tude, sans que nous ne fassions plus que noter le fait. Nous verrons que notre ignorance de la chose sénoufo nous a privé d’un point d’ancrage aussi décisif au moins que la question du sandogo. D’ailleurs, il quitte notre bureau en demandant sa sortie de l’hôpital, ajoutant : « J’ai tout dit maintenant ; je n’aurai plus rien à dire une autre fois ».

Le jour même, il fait au garçon-de-salle-interprète, Sénoufo comme lui, le récit des circonstances et des rites de son initia-tion. Vers la fin de son enfance il est tombé malade, sans qu’aucun remède (local) ne se montre efficace. Le diagnostic des devins est alors formel et il raconte de manière tragique,

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mais d’une certaine façon cocasse, les tribulations qu’on lui a dès lors imposées. L’analyse, très fine, d’Abdoulaye (l’inter- locuteur) est que Kolo est dans la position de quelqu’un qui n’y croit pas ; seulement, l’angoisse est telle à propos de cette mala-die… Le récit se termine associativement sur les débuts du dé-lire actuel ; mais, en plein milieu de sa description, il intercale cette phrase certainement capitale : « Ma mère avait ma gros-sesse quand mon père mourut, ce qui fait que je n’ai pas connu mon vrai père ». Auparavant, il venait de parler de sa tournée des « vieux » du sandogo et tout de suite après : « Après la pro-menade des villages, je devais aller chez mon père qui devait me donner une poule toute blanche. Comme mon père est mort, c’est son grand frère qui me donna la poule blanche. On se retrouva au village de mon oncle où je me suis initié au sandogo avec la poule que mon père m’a donnée…, etc.

La mort de ce père alors que le sujet était « en grossesse » restera un problème sans solution, faute d’information ethno-graphique. Car tous ces « pères » ne sont pas équivalents, sur-tout /p. 20/ quand l’un d’entre eux, en l’occurrence le géniteur, meurt après avoir donné la vie à cet enfant.

Le soir de ce même jour, Kolo vient nous voir pour nous exprimer, avec une cordialité de bon aloi, sa gratitude : « Grâce à vous il y a beaucoup de choses qui s’éclaircissent » (sic pour la traduction). Le délire n’en persiste ·pas moins et, d’autre part, sa famille veut l’emmener faire les sacrifices nécessaires, alors que lui n’a « foi qu'en Jésus ». Il se soumettra peut-être, mais pas de bon cœur.

Ce jeune homme, si fou soit-il, si forte soit la pression fami-liale et sociale, n’est pas décidé à abdiquer sans contrepartie ses désirs.

3.4. Parole, corps sexué et monde des pères

Deux semaines après son admission, nous avions pour ce malade quelques points de repère. Nous savions que « Kolo » désigne « celui qui vient après des jumeaux » (Abdoulaye Couli-baly), et que les kolo sont supposés vecteurs d’une force qui

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peut être dangereuse (A. Zempléni). Nous percevions justement une hostilité familiale unanime, efficace et irrécusable dans sa formulation en termes traditionnels de sandogo. La biographie du sujet, restée dans un flou artistique, manquait moins de données que d’un cadre d’insertion. Il nous fallait en savoir plus sur cette société dite « matrilinéaire ».

Le 29 janvier. Il est calme, pour la première fois ; il se sent bien. La ·veille, la famille l’a emmené au village faire des sacri-fices. Il y a maintenant 18 jours qu’il a été hospitalisé. Seuls le gênent des rêves « avec le poro » (initiation ordinaire) : lui appa-raissent des personnages et des masques que ne peuvent voir que les initiés. Mises à part quelques prestations concernant les enter-rements et auxquelles il ne veut pas se plier (« Il faut être trop triste »), il pense qu’il va maintenant continuer dans le sandogo.

Mieux informé des coutumes et représentations sénoufo-nafara en ce qui concerne la famille, nous aiguillons le malade sur sa biographie.

Sa mère a eu des jumeaux en premier lieu. Ils sont morts peu après leur naissance. Puis, alors qu’elle portait le futur Kolo, son mari est mort. D’un deuxième époux elle aura deux /p. 21/ gar-çons. Elle meurt alors que le sujet était encore jeune mais il se souvient bien d’elle cet de ses funérailles ».

Son beau-père s’occupe de lui avec affection mais il décède à son tour et ce sont ses frères qui prennent en charge Kolo « jusqu’à ce que cette histoire de sandogo commence ». Avait-il 10-12-13 ans ? II tombe malade. Toute la partie inférieure de son corps enfle, « même le sexe ». Les frères de son beau-père ne pouvaient plus le garder avec eux, « sinon j’allais mourir ». Il est rapatrié, si l’on peut dire, par l’oncle maternel, dans le village de sa défunte mère. Il décrit alors sans tendresse le cérémonial auquel il est soumis, sa colère et sa honte. Puis il associe sur la séance de la veille au village, sa gêne, sa honte encore « parce que là-bas on peut dire n’importe quoi sans se fâcher (?)24 et qu’on lui a fait porter le monokini » (sic).

Dans notre bureau aussi il a dit des choses qu’il ne fallait pas                                                                                                                24 Il veut dire que les initiés peuvent et doivent se lancer, les uns les autres, des insultes sexuelles et qu’il n’est pu permis de s’en formaliser. (Zempléni).

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dire (il ne précise pas. quoi). II a toujours été « gêné » de parler de lui aux autres, même à ses parents. Enfant, il se sentait « un peu empêché » avec ses camarades de même âge et se mêlait peu à eux. Il se rappelle une discussion ou tous parlaient et où ce qu’il disait, lui, était rejeté : on le traitait d'idiot (« bête ») alors que, dans le groupe, il était le plus fort physiquement. (Confirmant cela, un infirmier du C.H.R., originaire d’un village voisin nous le décrira comme ayant toujours été « très 'timide, très silencieux, participant difficilement à la fête avec ses camarades »). C'est la deuxième fois que Kolo nous tend une perche à propos de ses troubles du caractère et que, faute d'Information ethnographique, nous ne saurons pas la saisir.

L’entretien biographique tourne à la confidence, phénomène exceptionnel avec les patients sénoufo. Nos questions devien-nent précises et nombreuses. Seule, probablement, la qualité de la relation que nous avons avec Kolo permet d’annuler ce qu’elles ont, pour les Sénoufo, d’indiscret, de stupéfiant, d’inouï. Elles vont permettre de préciser le fonctionnement, chez Kolo, du système matrilinéaire sénoufo-nafara (région de Napiéolédou-gou /p. 22/ sur lequel, dans les jours précédents, nous nous étions informés pour l’essentiel. Dans ce système, c’est l’oncle utérin qui a autorité sur ses neveux qui prendront le nom du lignage maternel. La mère vit dans le village du mari et, vers 7-8 ans, son fils la quitte pour aller se mettre à la disposition de son frère à elle25 (« allumer ses feux »). L’opération est avantageuse pour ce dernier car les hommes se mariant vers 30-35 ans et les femmes vers 15-18 ans, il dispose, bien avant d’avoir une des-cendance propre, de la jeune force de travail de ses neveux. L’agriculture ne doit pas manquer de bras dans un pays au sol peu fertile.

De l’oncle maternel va dépendre, pour l’essentiel, le destin futur du sujet : initiation, mariage, attribution d’un lopin indivi-duel, etc. Le père a peu voix au chapitre. Il n’est, dès lors, pas étonnant que les relations oncle-neveu soient chargées d’agres- sivité, ce que la société reconnaît en autorisant et même en pres-                                                                                                                25 Traditionnellement, la mère ne vit pas dans le village de son mari et par conséquent le départ du fils chez l’oncle maternel n’est pas la règle (Zempléni).

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crivant les insultes réciproques les plus grossières26 27. Les rela-tions père-fils, qui pourraient par contre être qualifiées d’ami- cales, sont parfois très affectueuses. Mais ce serait pour un jeune homme prendre un risque important que de jouer le père contre l’oncle : l’enjeu est son insertion sociale, voire son identité.

Donc Kolo, se prêtant à nos questions, ne cache pas son hostilité vis-à-vis de ses oncles maternels, par opposition à l'af-fection qu’il porte aux frères de son beau-père défunt. Ceux-ci ne lui ont-ils pas promis une mobylette (cadeau suprême ici) s’il guérissait ? Mais, ajoute-t-il « c’est peut-être mon père mort qui m’a empêché de devenir protestant en me rendant malade ».

Côté maternel, la jeune veuve d’un de ses oncles voulait l’épouser ; coutumièrement c’est possible et même préconisé. /p. 23/ Il a refusé parce qu’il ne pouvait « la nourrir » (financiè-rement). « La femme a trop insisté ». Il renouvelle son refus, d’autant qu’un autre oncle s’oppose à ce mariage.

Et les femmes, justement ? Il se montre toujours agressif à leur égard : « On se lance des insolences ». Autant que l’on puisse séparer les deux choses, la vie sexuelle de Kolo le satis-fait, tandis que sa vie affective accroit son malaise.

3.5. La « marginalité » comme facteur d’intégration sociale aujourd’hui

Après un mois à l’hôpital et une brève convalescence, Kolo a fait le deuil de son délire et repris son apprentissage et son commerce. Le traitement neuroleptique est complètement sup-primé au mois de juillet. Les consultations s’espacent, où rien d’essentiel ne se dit. Il va quand il le faut au village « pour le sandogo », et mène, le reste du temps à Korhogo, la vie de tous ces jeunes hommes en attente d’une épouse. De ce côté ses affaires progressent et il semble n’attendre qu’un minimum

                                                                                                               26 Il n’y a pas de prescriptions d’ « insultes réciproques » entre neveu et oncle (Zempléni). 27 Une confusion avec les sous-groupes sénoufo voisins : chez les Nafara (Informateurs originaires de Lavononkaha, sous-préfecture de Karakoro) les relations à plaisanteries prescrites dans les autres sous-groupes (relations à plaisanterie avec l’oncle utérin) sont prohibées (Kientz).

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d’aisance financière pour continuer la lignée en prenant la jeune femme qui va lui être donnée.

De ce malade attachant, nous nous sommes fait progressi-vement une idée que nous allons brièvement résumer. Élevé dans le village paternel où, certes, les identifications sexuelles sont réalisées sans ambages28, il lui manquait, au sens fort du terme, les éléments nécessaires à la concrétisation de la per-sonne sociale. Sa maladie « qui gonflait le sexe et les pieds », selon l’expression de son oncle maternel (car nous avons vu la famille au complet après la sortie de l’hôpital), pouvait s’interpréter comme un appel à « Un-Père », c’est-à-dire, ici, à l’oncle. Appel ambigu, évidemment, et qui a reçu une réponse, certes, adaptée, mais non dénuée de violence dans ses modalités. Kolo réintègre son lignage, ce qui était souhaitable. Seulement il va falloir payer, payer un prix trop élevé29 pour la personne de l’intéressé. C’est un peu comme si les « Pères », l’ayant craint irrécupérable, /p. 24/ lui avaient appliqué le traitement maximum (celui de la « honte ») et l’avaient condamné, au sens pénal du terme, à cette sorte de marginalité institutionnalisée : le Sandogo.

Se soumettre ? Se rebeller ? Kolo tente un compromis bien névrotique : faire comme si le problème n’existait pas. Com-promis intenable : le délire répète l’appel de la première maladie tout en permettant l’expression désespérée d’espoirs tenaces entrevus autrefois en ce merveilleux « stade du miroir ». Il n’est peut-être pas indifférent aussi de noter que l’oncle est lui-même dans le sandogo depuis son enfance et qu’il devient, avec l’initia-tion de son neveu, le « père » de celui-ci dans l'institution.

Il faudra se soumettre ; le « blanc » (nous-mêmes) semble le penser aussi, lui qui est vécu comme étant en dehors de ce genre d’histoires ; mais le salaire de cette soumission est une bien réelle liberté. « Marginalisé », il est effectivement possible à Kolo de vivre autrement, d’exercer un métier non traditionnel, tout en gardant de solides attaches du côté des signifiants cla-

                                                                                                               28 Que veut dire que les « identifications sexuelles sont réalisées sans am-bages » dans le village paternel ? (Zempléni). 29 Les « Pères » qui « appliquent ce traitement maximum » sont en réalité les oncles, l’initiation au Sandoho étant du ressort des maternels (Zempléni).

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niques30 primordiaux. En ce sens il nous semblait, à nous, que l’attrait pour le Christ correspondait parfaitement à une situa-tion historique dépassant l’histoire propre du sujet : utilisation de matériaux séculaires pour la construction d’un monde nou-veau. Nous avons vu comment, avec quelle adresse, Kolo fait correspondre les thèmes du sandogo aux Impératifs moraux du christianisme. À Korhogo, la tentation islamique est beaucoup plus forte mais n’aurait pas fourni les mêmes possibilités dans cette perspective.

Est-ce le destin des menuisiers, comme Saint Joseph et sans doute son enfant, de raboter ici le monde d’hier et sculpter là celui de demain ? 3.6. Un travail inachevé : le nôtre

Nous n’avons naturellement pas une foi à toute épreuve en la schématisation que nous venons de faire de ce malade. D’au- tant que nous savons maintenant, un an après qu’elle nous a empêché de saisir quelques clés essentielles que le malade nous /p. 25/ a jetées avec insistance et en vain. C’est en cela que l’écoute, toujours insuffisante, du psychiatre peut recevoir une aide précieuse d’un savoir ethnographique antécédent. (Il serait intéressant d’analyser comment fonctionne ce savoir ou quel malentendu il origine quand malade et thérapeute appartiennent à la même culture, même dans les cures psychanalytiques).

Sans entrer dans des détails de moindre importance (appa-remment) nous voulons évoquer deux éléments de la biogra-phie du sujet qui ont ouvert une faille préjudiciable à la menée à bonne fin de sa propre parole. L’un est le décès de son géniteur alors qu’il était « en grossesse ». Nous ignorons toujours les représentations codifiées qui soutendent un tel événement, ce qui a peut-être fermé la voie à l’énoncé des élaborations fan-tasmatiques de Kolo sur cette « coïncidence ». L’autre vide s’est comblé quelque peu grâce aux informations recueillies par A.

                                                                                                               30 On ne voit pas de quels « signifiants claniques » il s’agit : les Sénoufo ont bien des matri-clans, mais ceux-ci n’interviennent guère dans cette histoire (Zempléni).

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Keintz auprès de ses collaborateurs Soro Ouagnimè et Tuo Nambégué. Il s’agit de la place très particulière désignée au « ko-la », celui qui suit les jumeaux. Kolo veut dire ramasser : « On l’appelle ainsi parce que c’est lui qui aurait ramassé (dans le ventre de sa mère) tous les résidus laissés par les jumeaux. Ces résidus ne sont autres que le danger ». Après leur passage intra-utérin, les jumeaux ont laissé sur place « un peu de tout de leur multiple caractère : le danger, le malheur, la mauvaise réputation et aussi quelques particules de chance, de sympathie, de bonne réputation »… Kolo aurait ramassé tout cela ; c’est pour cela que les kolo sont souvent marqués par un ou plusieurs défauts. Ils sont en général querelleurs, palabreux, barbares, de mauvaise réputation… Pour réussir dans la vie ils doivent respecter les jumeaux, les adorer, même s’ils ne sont pas vivants. « Kolo in-dique aussi que » c’est à la naissance qu’on a ramassé la cendre pour allumer un nouveau feu dans le foyer. On considère que, depuis la naissance des jumeaux, personne n’avait plus ramassé la cendre laissée par le feu qui a réchauffé la mère pendant le temps de maternité des jumeaux. Alors quand cet enfant est né, on a ramassé la cendre. Il y a donc de quoi l’appeler Kolo.

Nous renonçons à commenter des informations d’une telle richesse et laissons au lecteur toute liberté d’imaginer ce qui aurait pu se verbaliser, s’ordonner, s’unifier pour le sujet, d’un « ramassage » aussi hétéroclite.

/p. 26/ Pour terminer sur l’énoncé des manques, et parce qu’il a été beaucoup question du sandogo, nous reproduisons ici la défi-nition qu’en donnent A. Zempléni et N. Sindzingre (1981)31: « Lorsqu’un matrilignage est confronté à la répétition de décès d’enfants, de maladies de toutes sortes, au phénomène perçu comme persistant du « feu dans la famille » (fièvre, conflits, co-lère rentrée, etc.), le diagnostic divinatoire peut identifier comme agent de cet état de chose l’instance nommée sandogo. Ce terme, rigoureusement intraduisible, désigne tout à la fois une puissance coextensive au matrilignage, une instance conférant la capacité divinatoire – l’une et l’autre fonctionnant comme catégorie étio-                                                                                                                31 Il apparaîtra qu’un concept d’une telle densité et pourtant si essentiel n’est pas d’un maniement aisé pour le commun des psychiatres.

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logique – et une institution initiatique… Les Sénoufo entendent par sandogo de lignage l’instance sous le contrôle de laquelle doi-vent être placés tous les rapports sexuels des femmes du matrili-gnage au moyen d’un paiement appelé yapere, chose pour balayer, i.e. purifier… Lorsque les malheurs se répètent, les devins peu-vent s’accorder à évoquer le sandogo : « cette condition patholo-gique sera considérée comme l’effet d’une souillure occasionnée par un acte sexuel d’une femme du lignage, non soumis au con-trôle du sandogo par le paiement du yapere. L’adultère est en fait l’hypothèse la plus fréquente »… et l’aveu de la coupable néces-saire au succès des actes thérapeutiques en cours. « Pour cer-taines maladies, le sandogo lignager occupe donc la place de l’agent (causal) identifié a posteriori ». Et : « on remarque immédiate-ment que le malade, support du symptôme, n’est pas le même individu que l’initiateur de son trouble ». D’autre part, tout décès d’une personne « attachée » au sandogo laisse comme en suspen-sion cette puissance qui tôt ou tard viendra saisir un descendant du lignage. Les devins (eux-mêmes sandogo) feront ce diagnostic en différentes occasions, la maladie mentale étant l’une d’entre elles. L’histoire du lignage est, selon les auteurs, un réservoir de causes pour les accidents déplaisants de l’existence, ce que l’institution du sandogo démontre particulièrement bien. /p. 27/ 3.7. Derniers points de repère

Nous avons pu entrevoir à quel point le destin hors du com-mun désigné à Kolo par la collectivité pouvait être lourd à assu-mer. Nous avons choisi de penser qu’une part suffisante de liberté lui était concédée pour la réalisation de ses ambitions, son autonomie étant régulièrement nourrie du paiement de sa dette lignagère. L’épisode délirant aura au moins servi à clarifier, pour le sujet, les éléments dialectisables de sa culpabilité vis-à-vis du groupe villageois. Mais nous nous sommes arrêtés là où il aurait pu « ramasser » et assembler les morceaux fragiles de sa personnalité. « Kolo » des autres, il aurait peut-être pu réajuster

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sa position propre par rapport à cette étiquette et découvrir une certaine vérité : être le kolo de lui-même. 4. Conclusion

Pour terminer, nous avons tenté de poser le problème du savoir ethnographique en psychiatrie. Notre propre dépayse-ment nous ayant d’ailleurs mis dans une position particulière-ment propice à poser ce genre de question. Cependant, nous avons délibérément abstrait de notre récit des éléments aussi essentiels que les raisons de notre présence en Afrique, les diffi-cultés d’adaptation que nous y avons rencontrées et les interfé-rences inévitables de notre contre-transfert dans la relation avec des malades africains.

Les Sénoufo avec leur astucieuse, mais sérieuse, obsession du secret nous ont placé d’emblée dans la position de celui qui ne sait rien et dont l’autorité tient non d’un « supposé savoir » mais d’un arsenal thérapeutique efficace, anonyme et peu différencié.

Nous croyons que notre réponse, longue à mettre en place dans chaque cas particulier, devrait être .analysée en terme de transfert, ce qui nécessiterait, là encore, bien d’autres dévelop-pements. À qui s’adressent donc, véritablement, ces malades ? Car c’est bien dans ce transfert, et grâce à lui, qu’a pu être réin-troduit un savoir psychiatrique réellement impensable par le malade (quoique l’inconscient s’y connaisse, lui) et également un savoir ethnographique dont nous avons expérimenté la né-cessité, les limites et les dangers. Sans aucun doute, ils ont l’un /p. 28/ et l’autre, chaque fois, à être redécouverts ou réinterpré-tés dans l’interrelation, la parole et le respect des secrets.

En réalité, nous pensons avoir été utiles à ces malades sans être capables, pour autant, d’inventorier de manière plus com-plète les conditions de cette efficacité. Nous n’y renonçons pas et nous proposons même de tenter de le faire dans un second article. De toutes façons, deux articulations nous paraissent utilisables, rien n’est nouveau sous le soleil, même africain. D’abord l’occasion offerte au malade de libérer une parole

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jusque-là empêchée ; ensuite,. de progresser dans cette « frater-nité discrète à la mesure de laquelle (nous, psychiatre)… ne sommes jamais suffisants ». (Lacan).

Dr François LEBIGOT, psychiatre, CHR de Korhogo (Côte-d’Ivoire).

Dr André Mongeau, psychiatre, Centre de Santé Mentale,

Bouaké (Côte-d’Ivoire).

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Payot. ZEMPLÉNI A. & SINDZINGRE N. (1981) « Modèles et pragmatique, activa-

tion et répétion. Réflexions sur la causalité de la maladie chez les Sénou-fo de Côte-d’Ivoire » Social Science & Medicine, 15B, 3 : 279-295.

/p. 29/ RESUME : Psychiatres français travaillant en Côte-d’Ivoire au titre de l’Assistance Technique., placés dans une situation où le savoir psychiatrique a à s’accommoder de conditions d’exercice tout à fait nouvelles, les auteurs se demandent comment leur pratique peut, malgré tout, être bénéfique pour leurs patients. Ils pensent approcher de cette question en s’efforçant de retrouver quelle a été leur démarche dans deux cas d’observations de bouf-fées délirantes chez les Sénoufo. Le goût du secret de ces malades n’ayant probablement d’égal que le désir de savoir des médecins, il en est manifes-

Psychopathologie africaine, 1982, XVIII, 1 : 5-29.

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tement résulté une initiation de ces derniers qui s’arrêtent longuement sur ce que leurs connaissances ethnographiques progressivement acquises, ont dénoué ou non. Ils en viennent à l’idée que le savoir est moins utile qu’une expérimentation en commun de ce savoir. Mots clés : • Sénouto • Bouffées délirantes • Ethnopsychiatrie • Côte-

d’Ivoire. SUMMARY:

“AFRICA HAS SECRETS” QUESTIONS ABOUT THE PLACE OF ETHNOGRAPHY IN AFRICA.

L. – CASE STORIES OF TWO SENOUFO (IVORY COAST) French psychiatrists in Ivory Coast working as technical assistants in a situa-tion where psychiatric knowledge has to takes into account quite new exer-cices conditions the authors ask themselves how in spite of this tact their practice be beneficial to their patients. They plan to approach this question by trying to re-examine the methodology in two cases of observation of acute psychosis in Senoufo. The taste of secret in these patients, probably only equalled by the desire of knowledge of the psychiatrists, manifestly resulted in the Initiation of the latter who spend a long time wondering what their ethnographic knowledge, progressively acquired, had resolved or not. They come back to the idea that the knowledge is less useful than a com-mon experience of this knowledge. Key words : • Senoufo • Paranoid reaction • Ethnopsychiatry • Ivory Coast.