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1 L'Amicale Internationale des capitaines au long cours Cap-Horniers, AICH, de sa création en mai 1939 à sa disparition en mai 2003 Brigitte et Yvonnick * Le Coat Soixante-quatre ans après sa création, l'Amicale Internationale des capitaines au long cours Cap-Horniers (AICH) s'est dissoute. Elle comptait encore environ deux cents membres. En mai 2003, son ultime congrès s'est tenu à Saint-Malo sous la présidence du Grand Mât, le capitaine Heiner Sumfleth de Hambourg. L'organisation en était confiée à la section franco-belge, sous l’égide de son président, le capitaine Roger Ghys, secrétaire international de l'Amicale, et du docteur André Le Mouëllic, chancelier de la médaille. Le programme de la rencontre était dans la tradition de l'Amicale : la cérémonie des couleurs, sur l'esplanade qui jouxte le Palais du Grand Large, était suivie par un service œcuménique à la cathédrale Saint-Vincent. Après une réception offerte par la ville de Saint-Malo, dans la chapelle Saint Sauveur, les participants ont pu visiter la région, se rendant en particulier au musée des Cap-Horniers, tour Solidor à Saint-Servan. Le conseil fédéral s'étant réuni pour prendre ses décisions, le congrès s'est achevé par le traditionnel banquet d'adieu. Quand en 1932 le Général de Sonis, un trois-mâts de la Société Générale d'Armement construit à Nantes, est conduit du Havre à Bruges pour y être démoli, c'est le dernier des voi- liers français qui dispa- raît. Avec lui une page de la Marine marchande en France est définitivement tournée. Près de trois cents voiliers de plus de mille tonneaux ont été construits ou achetés en- tre 1880 et la première guerre mondiale, qui transportaient des pondé- reux au fret peu élevé, charbon, nitrate et autres minerais, grains et bois. Ils sont maintenant per- dus ou démolis. « C'est avec les larmes aux yeux que je me suis trouvé dans l'obligation de cro- cher dans mon vieux trois-mâts Vincennes sur lequel j'ai passé seize années de ma meilleure jeunesse », avoue le capi- taine Yves Menguy. Il commande alors le Tourbillon, qui est, avec l'Iroise que commande son ami Louis Malbert, l'un des deux remor- queurs de haute mer de sauvetage français. Il en sauvera des vies avec ce * Yvonnick Le Coat a été fait "membre sympathisant" de l’AICH en 1995, le Grand Mât étant Jean Perdraut. Le Rancagua 3 dans les calmes. Disparus... ces voiliers laissent dans leur sillage la légende de la voile. Photographie du capitaine Yves-Marie Bernard.

L'Amicale Internationale des capitaines au long cours … · Quand en 1932 le Général de Sonis, un trois-mâts de la Société Générale d'Armement construit à Nantes, est conduit

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L'Amicale Internationale des capitaines au long cours Cap-Horniers, AICH, de sa création en mai 1939 à sa disparition en mai 2003

Brigitte et Yvonnick* Le Coat Soixante-quatre ans après sa création, l'Amicale Internationale des capitaines au long cours Cap-Horniers

(AICH) s'est dissoute. Elle comptait encore environ deux cents membres. En mai 2003, son ultime congrès s'est tenu à Saint-Malo sous la présidence du Grand Mât, le capitaine Heiner Sumfleth de Hambourg. L'organisation en était confiée à la section franco-belge, sous l’égide de son président, le capitaine Roger Ghys, secrétaire international de l'Amicale, et du docteur André Le Mouëllic, chancelier de la médaille. Le programme de la rencontre était dans la tradition de l'Amicale : la cérémonie des couleurs, sur l'esplanade qui jouxte le Palais du Grand Large, était suivie par un service œcuménique à la cathédrale Saint-Vincent. Après une réception offerte par la ville de Saint-Malo, dans la chapelle Saint Sauveur, les participants ont pu visiter la région, se rendant en particulier au musée des Cap-Horniers, tour Solidor à Saint-Servan. Le conseil fédéral s'étant réuni pour prendre ses décisions, le congrès s'est achevé par le traditionnel banquet d'adieu.

Quand en 1932 le Général de Sonis, un trois-mâts de la Société Générale d'Armement construit à Nantes, est conduit du Havre à Bruges pour y être démoli, c'est le dernier des voi-liers français qui dispa-raît. Avec lui une page de la Marine marchande en France est définitivement tournée. Près de trois cents voiliers de plus de mille tonneaux ont été construits ou achetés en-tre 1880 et la première guerre mondiale, qui transportaient des pondé-reux au fret peu élevé, charbon, nitrate et autres minerais, grains et bois. Ils sont maintenant per-dus ou démolis. « C'est avec les larmes aux yeux que je me suis trouvé dans l'obligation de cro-cher dans mon vieux trois-mâts Vincennes sur lequel j'ai passé seize années de ma meilleure jeunesse », avoue le capi-taine Yves Menguy. Il commande alors le Tourbillon, qui est, avec l'Iroise que commande son ami Louis Malbert, l'un des deux remor-queurs de haute mer de sauvetage français. Il en sauvera des vies avec ce * Yvonnick Le Coat a été fait "membre sympathisant" de l’AICH en 1995, le Grand Mât étant Jean Perdraut.

Le Rancagua3 dans les calmes. Disparus... ces voiliers laissent dans leur sillage la légende de la voile. Photographie du capitaine Yves-Marie Bernard.

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remorqueur, mais il conduira aussi nombre de grands voiliers depuis leur cimetière, dans le canal de La Martinière, jusqu'au chantier de leur démolition, ultime et douloureux voyage.

Conserver la mémoire Le hasard d'une rencontre, ou bien plutôt le besoin qu'ont ces capitaines d'affirmer que

leur histoire n'est pas un mythe et que les grands voiliers du Commerce ont bien existé même s'il n'en reste plus de trace, telles sont sans doute les raisons qui ont poussé quelques uns d'entre eux à se regrouper dans une association. « À son origine, il y a un tribut de reconnaissance des capitaines au long cours de cette région à leur vieux et respecté professeur de l'École de Navigation de Saint-Malo. M. Georges Delannoy, rencontré par hasard à Saint-Lunaire, est reconnu par deux de ses anciens élèves, Auguste Briand et Louis Allaire, qui s'empressèrent d'en communiquer la nouvelle aux autres et l'invitèrent à déjeuner. »

Le premier Congrès de l'Amicale des Anciens Capitaines au Long Cours Cap-Horniers,

en mai 1939 aux Ajoncs d'Or, rue de l'Orme à Saint-Malo. Collection AICH. De gauche à droite : en premier plan, Félix Lecoq, Auguste Briand, Lucien Lecoq, Pierre Delahaye, Édouard Rozé, Louis Lacroix, x, Eugène Allée, Émile Bourge, René Allée, Pierre Rochard, x ; derrière eux, x, Louis Malbert, x, x, François Flaud, x, François Hervé, Léonce David, André Ledépensier, Yves Menguy, Alfred Jean, Hyacinthe Hervé, x, Auguste Morfouace, Louis Allaire, x, Alphonse Le Mouëllic, Victor Rebillard, Francis Lhotellier, x, Charles Glémée et François Bernot. Nous n’avons pas su reconnaître les capitaines Émile Auffray, Célestin et Henri Bondon, Jean Bouenel, Albert Bourdas, Louis Després, Eugène Droguet, Maurice Girard, Louis Gourio, Auguste Le Gall et Louis Seven, ils sont représentés par x ou absents de la photographie.

Le déjeuner, à l'hôtel de l'Univers, rassemble une trentaine de capitaines au long cours, « chacun de nous ressassant ses vieux souvenirs devant notre vénéré professeur qui, loin d'avoir perdu la mémoire malgré ses quatre-vingts ans, était heureux de se retrouver parmi ses ex-sauvages que trente-cinq années passées avaient vieilli mais aussi un peu civilisés. » Au cours du repas, il est décidé de créer une amicale des capitaines au long cours ayant commandé ou ayant navigué sur les grands voiliers cap-horniers, « dont je fus chargé, dit Yves Menguy, avec Briand et notre regretté camarade Alfred Jean, d'établir les statuts ».

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« Au mois de mai 1939 tout est prêt. La "Constituante" sera un banquet réunissant les trente-cinq adhérents, au cours duquel les statuts seront soumis à l'approbation de l'Assemblée. » Marie Turmel accueille les capitaines dans son hôtel des Ajoncs d'Or. L'un d'eux commente ainsi l'évènement : « Quel déjeuner ! Au début du repas, c'étaient les alizés. On naviguait scientifiquement sur les Sept Mers du Globe. Au dessert, on torchait dur et au champagne, il n'était plus ques-tion de ramasser de la toile ! Pour finir, tout le monde se retrouva d'accord pour évo-quer le souvenir des élégantes maisons d'Iquique, Frisco et autres lieux où le meilleur ac-cueil était réservé à messieurs les capitaines et officiers des grands voiliers. Quant aux statuts, dans le bruit de la tem-pête personne n'en entendit la lecture, mais pas une voix ne manqua pour les adopter. ... Le premier bureau fut constitué avec Louis Allaire, président, François Hervé et Francis Lhotellier, vice-présidents, Auguste Briand, Secrétaire, Louis Després, trésorier, Yves Menguy et Eugène Allée, assesseurs. »

La guerre va peser sur les premières années de l'Amicale qui doit se mettre en sommeil. Dès 1945 cependant son activi-té reprend, et avec force car elle correspond à un réel be-soin des hommes qui rapi-dement y adhèrent. « Ressasser le passé en famille. Car le marin est en général un taiseux qui ne se confie qu'à celui qui est capable de le comprendre », dira le capitaine Octave Lemaître, président de la section belge. Ses camarades de travail sont en effet les seuls à connaître ce qu'a vécu le marin, quelque chose dont le caractère extraordinaire ne tient pas à la personnalité de l'homme - qui est le plus souvent très modeste - mais aux circonstances exceptionnelles qu'il lui a été donné de vivre.

En masse affluent les souvenirs, récits épiques, mais aussi témoignages de la légendaire solidarité des gens de mer. Léopold Favereau en a tôt fait l'apprentissage, novice en 1899 sur le Strasbourg qui se rend au Chili. La route du trois-mâts carré de la compagnie Bordes croise

Né à Dol de Bretagne en 1880, Louis Allaire fait ses débuts dans la Cie Le Quellec. Devenu capitaine, il commande les trois-mâts Germaine et Lamentin, pour des voyages des Antilles, puis Yves de Kerguelen, pour des travaux hydrologiques et météorologiques dans les océans Pacifique et Indien et les régions australes. On le voit ici, au milieu de la photo, sur le Lamentin qu'il commande. Engagé volontaire pendant la guerre de 14-18, il est grièvement blessé quand le Transport Drôme qu'il commande est coulé. Membre fondateur de l'ACLCC-H, qui deviendra AICH, il en est le premier président. Collection particulière.

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celle d'un voilier britannique mal en point. « Manquant absolument de vivres, il est venu nous en demander. Il faisait route pour l’Europe. Il a essuyé du mauvais temps et a démâté de ses deux mâts de perroquet et de son grand mât. » Alors même qu’ils n’étaient qu’au début de leur voyage, les marins du Strasbourg n’ont pas hésité à puiser dans leurs réserves pour venir en aide à leurs collègues du Leicester Castle, de Liverpool, dans la détresse. En retour, c’est par le navire anglais que la lettre du novice et tout le courrier du voilier français sont apportés en Europe pour y être acheminés jusqu’à leurs destinataires, autre marque de cette solidarité sur la question, si importante pour les marins, de leur courrier personnel. De plus, la position du navire français au moment de la rencontre sera signalée par le navire britannique à son arrivée, renseignement des plus précieux pour la compagnie et pour les familles, indiquant que jusque là tout allait bien à bord.

Yves Menguy (avec son chien) à côté de son épouse Emma, au pied de l'escalier de dunette du trois-mâts Vincennes qu'il commande. Le capitaine et le second peuvent recevoir leur femme à bord tant que le navire est à quai, en France ou en Grande-Bretagne. Collection particulière.

Cette solidarité des marins est charnelle, fraternité, quand la vie de l'un des leurs est en danger. « Mon second, Tabourin, est enlevé par un paquet de mer alors qu’avec sa bordée, à la sortie de la Manche, il mettait les ancres sur le gaillard », raconte le capitaine Benjamin Riou. « La mer était mauvaise. Mettre à l’eau le canot de sauvetage ? Risquer de perdre son armement (sept hommes) pour en sauver un ? Laisser le disparu à son sort ? Telles furent les questions que je me posai. Après rapide réflexion je choisis la première solution. Je n’ou-blierai jamais l’empressement tenace de l’équipage pour armer l’embarcation qui, hélas, ne put rejoindre le disparu, malgré les efforts surhumains déployés par les sauveteurs pour accomplir leur mission. Complètement exténués, ils regagnèrent leur bord sans avoir eu la satisfaction d’avoir sauvé leur second. » Cela se passait sur l’Aconcagua2 de la Maison Bordes en 1909.

Ces hommes ont besoin de se rencontrer pour parler de tout cela. Et puis, il ne faut pas que l'histoire de leur vie disparaisse avec eux comme viennent de disparaître leurs navires. Le capitaine Georges Perdraut stigmatise cette situation dès 1929 : « Le progrès nous entraîne

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malgré nous, effaçant impitoyablement le passé. Le navire à voiles a désormais vécu. Les quelques rares types qui circulent encore sur les mers du Globe ne suffiront pas à donner aux générations futures une idée exacte de la mentalité des hommes qui les montaient. » Les Allemands, qui ont construit ou acheté plus de cent trente bâtiments de plus de mille tonneaux, ont à l'époque, comme les Français, tout perdu. Seuls naviguent encore les quelques voiliers que le capitaine-armateur Gustav Erickson, de Mariehamn dans les îles d'Åland, a achetés avant qu'ils ne partent à la démolition. Ce sont eux qui, en 1938, feront les derniers voyages de blé d'Australie, avec retour par le cap Horn.

L'association créée va servir à tisser ou renforcer les liens de camaraderie entre les anciens du cap Horn. Elle va aussi permettre de maintenir vivants les souvenirs et les traditions de la voile de long cours. C'est décidé, l'Amicale tiendra congrès chaque année, dans différents ports de France. Une revue, le Courrier du Cap, va bientôt établir un lien permanent entre les membres, outil d'échange mais aussi de pérennisation de leur mémoire.

Solidarité des marins, fraternité des peuples Après le décès de Louis Allaire en 1948, c'est Charles Fourchon qui prend la direction de

l'Amicale, lui-même remplacé lors de sa mort, en 1954, par Yves Menguy qui est alors nommé Grand Mât International. L'esprit d'entraide forgé par ces marins dans les conditions difficiles dans lesquelles ils ont travaillé pendant toute leur vie, va prendre, sous l'impulsion du nouveau Grand Mât, une dimension internationale. L'Amicale des Capitaines au Long

Cours Cap-Horniers a la volonté de s'ouvrir au reste du monde. Dès 1949 des capitai-nes belges ont mani-festé leur intérêt pour l'association françai-se ; dans les temps qui ont suivi, il en a été de même pour des capi-taines britanniques. En associant des capitai-nes allemands à son travail en 1954, l'Ami-cale affirme qu'elle en-tend tourner une page. Quand elle devient in-ternationale en 1956, c'est l'accomplisse-ment d'un choix délibéré.

Né à Lannion en 1880, Charles Fourchon a fait toute sa carrière dans la Cie Bordes. Il a commandé les quatre-mâts Wulfran Puget, Valentine, Tijuca et Nord. Avec ce der-nier, il a mis en fuite un sous-marin alle-mand en 1917. Il est le second Grand Mât de l'AICH. Collection AICH.

Banquet du Congrès de Marseille, en 1956. Cette année là, l'Amicale est devenue Internationale. À la table A D Bordes, de gauche à droite, Léopold Favereau (son épouse est en face de lui), Georges Perdraut (le père de Jean) et son épouse, André Bordes et d'autres convives. Collection AICH.

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Les prémices de ce choix sont, depuis toujours, visibles dans le comportement des marins, et l'exemple qui suit corrobore cette idée. Au début de l’année 1917, Félix Lecoq rentre du Chili, commandant le quatre-mâts Bordes Antonin3 chargé de nitrate. Il a déjà touché les alizés de l'Atlantique Nord quand il rencontre « un trois-mâts carré faisant route opposée. Se trouvant environ à un mille, ce trois-mâts vient sur tribord, hisse le pavillon norvégien suivi de son numéro. Rendu par mon travers et apercevant le pavillon français que j’avais hissé à la corne, il laisse tomber un sabord sur l’avant de son mât de misaine et, orientant un canon sur mon arrière il fait feu. Au même instant les couleurs norvégiennes disparaissent et le pavillon allemand est hissé, suivi du signal ID (mettez en panne ou je fais feu sur vous). Pendant que nous exécutions cette manœu-vre, il carguait toutes ses voiles, virait de bord et venait le long du navire. C’est alors que j’ai remarqué qu’il possédait un moteur avec lequel il pouvait aller facilement 10 nœuds. » Le prétendu Norge était en fait le corsaire allemand Seeadler commandé par le capitaine Felix von Lückner.

« Aussitôt mon navire en panne, une embarcation est venue à bord avec un officier allemand et une dizaine de matelots armés. Ordre m’a été donné de mettre mes embarcations de sauvetage à l’eau et de dire à l’équipage d’y prendre place avec les effets les plus

nécessaires et de se rendre à bord du croiseur. Jusqu’à 3 h de l’après-midi, les matelots du navire allemand ont fait le va-et-vient entre les deux navires, emportant les provisions de bouche, toiles, fanaux et différents objets. Puis l’Antonin a été coulé avec huit coups de canon. »

Dix ans après ces évènements, à la fin des années 20 donc, Félix Lecoq est à Recife, au Brésil. Le Pisco qu'il com-mande, un vapeur de la compagnie Bordes, est à quai. Le capitaine Hubert Renson rapporte ce que lui a raconté le capi-taine français qu'il a rencontré à Anvers. « Il regardait l’entrée au port du vapeur Cap Polonio, grand paquebot à trois chemi-nées de la Deutsche Amerikanische Dampschiff Gesellschaft, qui allait devoir se mettre à quai à l’avant du Pisco. Sur cha-cune des deux passerelles, à l’aide de jumelles, les “Pachas” observent la scène, qui du navire manœuvrant pour accoster, qui des quais et de l’emplacement où il faudra s’amarrer. Tout à coup le capitaine Lecoq s’aperçoit que quelqu’un lui fait de grands signes de la passerelle du Cap Polonio. Il reprend ses

jumelles et s’aperçoit qu’il s’agit du capitaine von Lückner qui l’avait reconnu le premier. « Le paquebot amarré, le capitaine Lecoq s’en fut aussitôt à bord où il fut reçu avec

force accolades au dessus de la coupée par le capitaine von Lückner qui, jusqu’au lendemain matin, au départ de son navire pour le Sud, ne connut plus ses passagers. Les apéritifs furent

Le capitaine Félix Lecoq, avec son épouse et sa fille, sur le Pisco, vapeur de la compagnie Bordes qu'il commande, vers 1929. Collection particulière.

Felix von Lückner, capitaine al-lemand qui commandait le voi-lier corsaire Seeadler, avec le-quel il coula de nombreux navi-res marchands alliés. Coll. part.

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pris à bord du Pisco, le repas du soir, bien arrosé et suivi de solides libations, eut lieu dans l’appartement du Cap Polonio. Le soleil était levé que les deux anciens capitaines de voiliers se promenaient toujours entre les deux coupées de leurs navires. « Ce fut une rencontre mémorable », nous dit le capitaine Lecoq au cours d'une soirée à bord du Pisco dans le port d'Anvers. »

Les capitaines Louis Louvet, Léon Gautier, Yves Menguy et Auguste Briand. Collection AICH.

Louis Louvet est né en 1903 à Cancale. Il a commencé à naviguer comme pilotin sur les grands voiliers cap-horniers. En 1939, il entre dans le comité de l'AICH, dont il devient le secrétaire international en 1959 et vice-président en 1968. Léon Gautier est né à Saint-Lunaire en 1895. À treize ans il embarque mousse sur le quatre-mâts Antoinette pour des voyages du Chili par le cap Horn, puis continue chez Bordes sur le Dunkerque, avant de commander des vapeurs. En 1946 il est nommé secrétaire général de l'Amicale des Capitaines au long cours Cap-Horniers, dont il deviendra Grand Mât en 1965. Né en 1877 à Pléhédel, Yves Menguy a débuté à quinze ans dans la petite pêche et le cabotage. C'est comme second qu'il embarque sur le trois-mâts Vincennes de la Société des Long-Courriers Français, avant d'en prendre le commandement pour des voyages de l'Oregon, de San Francisco, du Chili et d'Australie. Il commande ensuite le remorqueur de haute mer Tourbillon avec lequel il effectuera de nombreux sauvetages. Il est le troisième Grand Mât de l'AICH, dont il a été l'un des fondateurs. Auguste Briand est né en 1884 à Saint-Briac. Mousse à 14 ans sur le trois-mâts Galathée de la compagnie Le Quellec, il fera d'autres voyages sur des voiliers cap-horniers avant de commander des vapeurs. Il est l'un des membres fondateurs de l'Amicale dont il sera secrétaire en 1939, puis président d'honneur.

Si la guerre a quelque peu changé leurs habitudes, les voiliers français régataient souvent avec les voiliers des armateurs allemands, Rickmer de Brême, Laiesz de Hambourg et d'autres encore. Ce dernier possédait une impressionnante flotte de quatre et même cinq-mâts - connue comme la P Linie car les noms de ses bâtiments commençaient tous par un P - pour lesquels les marins français ne manquaient pas d'admiration. Félix Lecoq et Felix von

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Lückner, après s'être loyalement combattus, vont se retrouver dans la même association, l'AICH. Si pour eux c'était l'évidence même, ce n'était à l'époque pourtant pas une banalité.

Lors du congrès de 1958 à Saint-Malo, Yves Menguy peut faire cette déclaration : « Mes chers amis, le bel exemple que nous donnons de notre fraternelle union et de notre affectueuse camaraderie, cimentée par la grande et éternelle solidarité des gens de mer, est l'enseignement que devraient en tirer ceux qui ne rêvent que plaies et bosses. Cette fraternité n'est pas une fiction : elle s'illustre par l'entraide héroïque dans le lutte contre les éléments déchaînés, que les marins, au péril de leur vie, apportent, sans distinction de Pavillon, pour sauver celle de leurs frères en péril.

Le quatre-mâts Antoinette de la Maison Bordes dans le port de Dunkerque. Collection particulière.

« Honneur à ceux qui, dans le même esprit, sur le plan très vaste des nations, cherchent à abaisser les frontières en laissant à chacun son existence nationale, sa liberté d'agir et de penser, sa culture et ses institutions, animés du seul désir de servir la cause de l'humanité, de son mieux être et de la fraternité des peuples. »

Le capitaine W. von Zatorski, président de la section allemande de l'AICH, répond au Grand Mât International dans une admirable communion de pensée : « Ici, à Saint-Malo, nous nous trouvons sur les lieux d'une action spirituelle de grande portée, entreprise par des hommes au cœur aussi grand que leur élément de vie jadis, la mer. Et c'est encore ici qu'ils ont décidé de se libérer et de nous libérer de tous les vestiges d'un passé amer et de nous laisser pénétrer de l'Esprit de Saint-Malo. »

Quand Yves Menguy meurt, en 1965, le capitaine Louis Louvet, secrétaire international de l'AICH, fait ainsi l'éloge funèbre de son ami : « Au moment où, avec ton équipage, ton état-major belge, allemand, anglais, suédois, norvégien, australien, hollandais, finlandais, bordelais, marseillais et tes vieux collaborateurs de Saint-Malo, tu fis flotter le pavillon malouin sur la hampe de l'hôtel de ville de Hambourg, revanchant par l'amitié dans la mer le mal fait par la haine, à ce moment, dis-je, on te donna une belle décoration étrangère. » Les délégations étrangères emporteront avec elles l'Esprit de Saint-Malo, der Geist von Saint-Malo, the Spirit of Saint-Malo, ...

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Pour que vive la Légende de la Voile Avec Yves Menguy disparaît le dernier Grand Mât français "Albatros" - c'est-à-dire

capitaine ayant commandé au cap Horn. Léon Gautier, qui lui succède, est "Malamok", capi-taine au long cours dont la jeunesse n'a pas permis qu'il commandât les voiliers sur lesquels il a passé le cap Dur. Il faut dire que dans nombre de compagnies il ne suffisait pas d'avoir le bre-vet de capitaine au long cours pour commander, il fallait encore, comme se-cond, faire pendant plu-sieurs années la preuve de ses compétences à diriger un grand voilier marchand.

Amitié, souvenir et paix seront les axes sur les-quels va travailler le nou-veau Grand Mât, en conti-nuité avec ses illustres pré-décesseurs. En ce qui con-cerne le souvenir, dès 1950 Charles Fourchon avait im-pulsé la réalisation du Livre d'Or, registre dans lequel chaque page est consacrée à un capitaine cap-hornier. L'ouvrage est décoré par de nombreux peintres de la Marine. Léon Gautier, lui, encourage la création d'un musée du long cours cap-hornier pour lequel on lui propose la tour Solidor à Saint-Servan. « Ce monu-ment, où l'on peut accéder soit par la mer soit par l'esplanade du Commandant Yves Menguy, domine la rade et l'entrée de la Rance. J'acceptai et en juillet 1969, devant le Maire et les auto-rités, devant nos camarades réunis, nous hissâmes le pavillon cap-hornier en prise de possession symbolique. Une exposition provisoire fut inaugurée dans les dix salles du monument. Le 9 juin 1970, avec Monsieur le maire et la municipalité de Saint-Malo, Saint-Servan, Paramé, avec les sympathisants, les Cap-Horniers inaugureront le Musée International du Long Cours Cap-Hornier à qui Dan Lailler aura donné une figure définitive. »

Une page de garde du Livre d'Or des capitaines au long cours cap-horniers, qui a été décoré par plusieurs peintres de Marine, Jounot ici, mais aussi, Blandin, Janou et d'autres encore. Collection AICH.

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En 1975 plus de deux mille cinq cents capitaines font partie de l'Amicale. Ils sont originaires de seize nations ! Si les congrès se déroulent maintenant sur tous les continents, c'est à Saint-Malo qu'il se tient cette année là. Ils sont plus de sept cents participants, animés par un même esprit, dont la concorde apparaît plus que jamais une composante essentielle. Le banquet, comme à chaque fois, est l'occasion pour les vieux capitaines d'évoquer leurs souvenirs. Et puis ils chantent à pleine voix les chants de la marine à voile, chants de marins que le Grand Mât Gautier à entonnés, comme il en a l'habitude.

Marcel Legros, capitaine qui deviendra Grand Mât en 1977 après que la maladie ait prématurément empor-té le capitaine Werner Öjst qui le précédait dans cette responsabi-lité, insistera encore sur le caractère inter-national de l'Amicale : « Cette fraternité de la mer, internationale, sans barrière ni fron-tière, doit continuer à se manifester franche-ment, librement, d'une manière pure, exempte de rivalités de toutes sortes. » C'est la même attitude qu'aura, après lui, le capitaine belge Raymond Lemaire.

En 1995 encore, quand nous lui avons fait lire les lettres qu'écrivait le capitaine Irénée Le Coat, qui comme ses camarades n’utilisait que le mot « Boches » pour parler des Allemands pendant la Grande guerre, Jean Perdraut, le dernier Grand Mât français de l'AICH, nous expli-quait la volonté cons-tante de l'Amicale de travailler au développement de la fraternité entre les peuples, à l'image de celle que vivaient les gens de mer.

Sur l'île de Horn, au Sud de l'Amérique, là où les Andes finissent dans les mers antarctiques, la section chilienne de l’AICH a érigé un mémorial dédié à tous les marins péris en mer. Le monument a été solennellement inauguré le 5 décembre 1992 en présence du Grand Mât Jean Perdraut. Il représente en effigie un albatros, emblème de l’Amicale.

Monument érigé au cap Horn en hommage à tous les marins péris en mer. D’une hauteur de neuf mètres. il est prévu pour résister à des vents de deux cent cinquante kilomètres à l’heure. La Marine chilienne a apporté son concours à sa construction. Collection particulière.

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Au pied de ce cap, dans les eaux qui leur servent de linceul, reposent les hommes qui pendant des centaines d’années ont affronté ici les éléments hostiles. Ils ne choisissaient pas le moment de leur passage, ces marins du commerce de long cours, et beaucoup ont péri après une lutte acharnée contre les vents et la mer que rien n'arrête ici quand ils se déversent du Pacifique dans l'Atlantique. Là haut l'albatros rappelle que ces hommes ont existé, même si leur histoire, celle de la voile, est maintenant devenue légende.

Remerciements : Brigitte et Yvonnick Le Coat sont profondément reconnaissants envers leurs amis, parents de marins des grands voiliers cap-horniers de la Marine marchande, qui ont mis à leur disposition textes et photographies. Ces documents personnels ont permis de brosser ce rapide historique de l'AICH publié dans le n° 162, Juillet 2003, de la revue Chasse-Marée, sous le titre "L’adieu des capitaines cap-horniers".

Le lever des couleurs, au matin du 13 mai 2003, est l'ultime salut de l'Amicale Internationale aux marins du long cours cap-hornier. L'un après l'autre, les pavillons des seize nations dont les couleurs flottèrent à la corne des voiliers commandés par des capitaines de l'AICH, sont hissés à côté du pavillon de l'Amicale. Chacun est salué par l'hymne national correspondant, exécuté par la musique des équipages de la Flotte. Le Grand Mât, le commandant Heiner Sumfleth, que l'on voit accompagné de sa fille, Anne, et du maire de Saint-Malo, Monsieur René Couanau, préside la cérémonie. Le ciel, ému lui aussi par la gravité du moment, n'a pu retenir ses pleurs. Que vive désormais la légende de la voile que ces marins d'une ère maintenant révolue ont écrite avec leur vie.