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LYONEL TROUILLOT L’amour avant que j’oublie roman A CTES SUD

L’amour avant que j’oublie

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LYONELTROUILLOT

L’amouravant que

j’oublieroman

ACTES SUD

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Submergé par le désir soudain de s’adresser à uneinconnue aperçue dans l’assistance d’un colloque auquelil participe, un écrivain affronte la difficulté de faire,à bientôt cinquante ans, ses premiers pas sur les terri-toires du discours amoureux… Faute d’un “savoir-dire”,il se résout à faire par écrit à la jeune femme une dé-claration en forme de récit : celui de l’expérience fon-datrice qu’il vécut, à vingt ans, dans le commerce detrois “Aînés” : “l’Historien”, “l’Etranger” et Raoul.

Tous les soirs, sous le grand arbre d’une cour de Port-au-Prince, entre café et rhum, ces trois réfugiés de lavie se métamorphosaient en conteurs des grands che-mins pour réinventer le roman de leurs vies. Et lui, leplus jeune, que, pour moquer son innocence, les Aînésappelaient “l’Ecrivain”, observait, fasciné, la manière dontces perdants magnifiques, amants menteurs et authen-tiques hommes blessés, s’arrangeaient, entre affabula-tion et mémoire, pour poursuivre leurs rêves ou en fairele deuil…

A travers ces personnages inoubliables qui firentconcevoir à “l’Ecrivain” le soupçon que l’amour, s’ilexiste, n’a peut-être que faire du langage, Lyonel Trouillotse livre à une bouleversante méditation sur la nécessitéde réconcilier le temps réel de nos vies avec les motsqui s’efforcent de dire les mille images où s’abritent nosdéchirures et nos rêves secrets. Et c’est ainsi, en écri-vain en pleine possession de son art, qu’il dévoile la na-ture intime et profonde du rapport singulier qu’il entretientavec la fiction.

Romancier et poète, intellectuel engagé, acteur passionné dela scène francophone mondiale, Lyonel Trouillot est né en 1956dans la capitale haïtienne, Port-au-Prince, où il vit toujoursaujourd’hui.

Après Rue des pas-perdus (1998 ; Babel 2001), Thérèseen mille morceaux (2000), Les Enfants des héros (2002 ; Ba-bel 2007), Actes Sud a publié Bicentenaire (2004 ; Babel 2006).Finaliste des prix Médicis et Femina 2004, ce roman, qui reçutun accueil enthousiaste de la part des libraires comme des cri-tiques, obtint le prix Louis-Guilloux en 2005.

LE POINT DE VUE DES ÉDITEURS

ACTES SUD

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DU MÊME AUTEUR

DEPALE, pwezi, en collaboration avec Richard Narcisse, éditionsde l’Association des écrivains haïtiens, Port-au-Prince, 1979.LES FOUS DE SAINT-ANTOINE, roman, éditions Deschamps, Port-au-Prince, 1989.LE LIVRE DE MARIE, roman, éditions Mémoire, Port-au-Prince, 1993.LA PETITE FILLE AU REGARD D’ÎLE, poésie, éditions Mémoire, Port-au-Prince, 1994.ZANJ NAN DLO, pwezi, éditions Mémoire, Port-au-Prince, 1994.LES DITS DU FOU DE L’ÎLE, Editions de l’île, 1997.THÉRÈSE EN MILLE MORCEAUX, Actes Sud, 2000.RUE DES PAS-PERDUS, Actes Sud, 1998 ; Babel n° 517, 2002.LES ENFANTS DES HÉROS, Actes Sud, 2002.BICENTENAIRE, Actes Sud, 2004 ; Babel n° 731, 2006.

© ACTES SUD, 2007ISBN 978-2-7427-6955-1

© LEMÉAC ÉDITEUR, 2007pour la publication en langue française au Canada

ISBN 978-2-7609-2685-1

Illustration de couverture :© Steve Perrault, Internal Awareness, 2007

978-2-330-08836-1

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LYONEL TROUILLOT

L’amouravant que j’oublie

roman

ACTES SUD / LEMÉAC

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Pour Maïté et Manoa ; Sabine ; Anne-Gaëlle ; la bande : Rolph, Evelyne, Jean,Michel, Pierrot, Ti Jean, Barbara, Ca-rine ; Josué et Faubert, mes philosophespréférés ; Jocelyne ; Roger ; Jimmy ; Ra-luca, Emilie, Sophie ; Alain Sancerni etCatherine Sueur, à vos amours…

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Fè lanmou, Ayizan, o, fè lanmou…

Chant populaire haïtien.

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L’ÉTRANGER

Omabarigore, la ville que j’ai créée pour toi,En prenant la mer dans mes bras,Et les paysages autour de ma tête

DAVERTIGE

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Tu connais la chanson : Bleu, bleu, l’amour estbleu. A l’époque, toutes les voix la chantaient. Del’école au bordel. Des boutiques du bord de merà la ceinture de chair du quartier des mendiantsserrant chaque jour de plus près les vieux mursdécrépits de l’ancienne cathédrale. Au collège del’Immaculée-Conception où je donnais des coursd’anglais, les pupilles la recopiaient dans leurscahiers de chant et le chœur l’entonnait pour ou-vrir la semaine, à la récréation, après la récitationdu lundi. Les vendeurs ambulants de fournituresscolaires, auxquels les sœurs avaient interditl’entrée de l’établissement pour des motifs sécuri-taires, passaient le bras dans l’ouverture du portailmétallique pour introduire leur marchandise,jetaient un œil à l’intérieur et jouissaient, extasiés,de la beauté des corps de vierges chantant l’amourà l’unisson. Ils en oubliaient quelquefois de tou-cher le montant de la dette de la veille. J’en parlaisle soir aux Aînés. Philosophes, ils jugeaient cecommerce équitable : une extase contre un aigui-seur ou une boule de vanille.

Bleu, bleu… Elle était partout. Elle touchait leshautes sphères de la fonction publique. A leurlibération, les prisonniers politiques confiaient àleurs proches que le colonel Albert Pierre, chef dela police secrète, le plus rustre des tortionnaires

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habillés par la dictature, se sentant soudain prisd’un accès de romantisme, renvoyait les urgencesau lendemain, abandonnait ses instruments de tor-ture à ses aides pour le lavage, rangeait la bloused’interrogatoire et l’uniforme des forces spécialesdans le placard aux accessoires, choisissait unechemise aux couleurs hawaïennes et, rendu à lavie civile, partait chercher un piano-bar où il traî-nait des jolies filles et offrait une prime à l’artistes’il jouait la chanson toute la nuit. Bleu, bleu… Elletraversait les corridors obscurs, les quartiers d’om-bre sans issue apparente derrière lesquels secachaient cependant des mondes, atteignait lesbas-fonds des maisonnettes plantées au pied duMorne L’Hôpital, qui attendaient, sereines, le jouroù la montagne, masse informe, lassée d’être ron-gée par la racine, déciderait de leur tomber dessus.

Bleu, bleu… Le soir, à l’heure où les templesfonctionnent à plein rendement, je m’asseyais avecles Aînés dans la cour de la pension, pour regar-der passer le temps et écouter les bruits de la rue.D’ordinaire, tous les dieux de la ville venaientlivrer bataille jusque devant nos portes. L’Etrangerpestait contre la cacophonie des cohortes quinous imposaient leurs demandes et leurs actionsde grâce. Depuis son avènement, plus vive qu’uncantique, la chanson parvenait à troubler les ser-vices. Les dieux avaient trouvé leur maître. Bleu,bleu, l’amour est bleu… La concurrence s’avouaitvaincue : seule une poignée d’irréductibles, touscultes confondus, s’acharnait à scander les vieuxchants d’espérance et les hymnes à la mort. Bleu,bleu… Assis dans la cour, chacun souvent aveclui-même, sans vrai besoin de converser, ou cher-chant ensemble des mots qui tuent le temps, nousl’entendions monter du cœur des maisonnettes.Des voix paillardes, plus faites pour la rage, la

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portaient jusqu’à nous. C’étaient des voix sauvages,sans formation académique, qui crachaient dubleu, bleu… comme des cris de détresse. C’étaientdes voix humaines, acquises à l’air du temps.Habituées aux sécheresses et aux intempéries, auxquerelles de ménage qui se réglaient à l’armeblanche, au mal de vivre élémentaire que sait cau-ser la pauvreté, elles aimaient ce refrain qui parlaitd’autre chose.

Avec les Aînés, nous nous étions faits à cette vieordinaire. Le matin, j’allais donner mes cours aucollège. J’enseignais, pour gagner ma vie, unelangue que je n’aimais pas et que je connaissaismal. Mais j’attendais la nuit pour me chercher unedestinée et une définition. Chaque nuit, dans machambre, je traquais le poème. Je m’étais donné lapoésie pour fin. Entre mes cours et cette poursuiteaussi vaine qu’assidue de l’écriture poétique, ily avait les trois autres locataires de la pension, lesAînés : Raoul, l’Historien, l’Etranger. Ma vraie vie.Ces hommes étaient mes vingt ans. Bien plus queces figures féminines dont l’absence faisait lethème de mes poèmes. La pension était notremonde, et l’on n’y entrait pas avec un patronyme.Mais avec son nom de guerre ou de paix, ce quirestait d’un long parcours ou laissait présagerd’une dérive à venir. Un défaut essentiel. Une qua-lité perdue. Moi, j’étais l’Ecrivain. J’étais en cetemps-là amoureux d’une jeune fille. Je pense queje devais l’être, même si ma mémoire n’a gardéaucun trait de son visage, pas même un vaguecontour. Elle devait certainement avoir un prénom,comme toutes les jeunes filles, mais l’absence,quand elle dure, peut très bien devenir une véritépremière. Je me souviens surtout que ma passionpour elle me dictait de fort mauvais vers sans attirerla réciproque. Je me souviens vaguement d’une

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jeune fille qui ne m’aimait pas. Au fait, je me sou-viens surtout de ce souvenir-là, et que j’avais trèsmal. Les vieux étaient concrets, ma vraie vie, monavoir. Le souper à quatre, les bavardages devant laporte de l’un ou de l’autre. Leurs chambres. Lefauteuil de l’Historien, sa pipe, ses pantoufles. Lamalle sous le lit d’où il tirait l’après-midi un livrepour s’enfermer dans le passé. La bouteille de rhumqu’il débouchait dès l’heure du petit-déjeunerpour boire au goulot jusqu’à l’heure du coucher.Pourtant la bouteille ne se vidait jamais, à croirequ’à chaque coup ce n’était plus la même et qu’ily avait une cave enfouie dans le sous-sol. Malgréla certitude de ses médecins qui affirment qu’il estmort d’une trop longue overdose d’alcool et detabac, il m’arrive de me demander si l’évidence deson alcoolisme ne participait pas d’une vaste co-médie. La vie de l’Historien était peuplée, je crois,d’une longue série de concessions à ce besoinvulgaire de détails caractéristiques qui rendentl’autre supportable. Il avait souvent pris, et ce endes circonstances très différentes, l’apparencequ’on attendait de lui. Les gens peuvent mourir den’avoir jamais été qu’une composante du décor,au gré d’une femme, d’un époux, d’un club oud’une société, par manque d’appétit de révolte. Ily a eu dans sa vie deux gestes de colère. Il m’araconté le premier quelques jours avant de mourir.Le deuxième, j’en fus le témoin. Et le quenêpiermâle, le seul arbre encore debout dans notre cour,en avait été la victime. J’avais pris logement à la pen-sion afin de m’éloigner de cette compagnie obligéeque constitue la famille. La solitude me paraissaitun bon départ pour rencontrer l’autre, pour pour-suivre la poésie que j’érigeais en idéal. La jeunefille était la matière de cet autre souhaité. Sansdoute, y en avait-il plus qu’une. Mais qu’importe

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le nombre. Les Aînés m’avaient accueilli, là où ellem’avait rejeté. C’est une bonne justice que leursvies, leurs secrets me soient restés comme des tré-sors inépuisables. J’essaie aujourd’hui de mériterle don. Je les revois. Je les entends. Leurs portesme sont ouvertes, leurs vérités et leurs légendes.Mes pas n’hésitent pas à entrer dans leurs cham-bres. Même celle de l’Etranger qu’il gardait tou-jours cadenassée, parce que, la véritable clé de sonroyaume, il la portait toujours sur lui. Je les revoistous trois. J’ai devant les yeux le certificat honneuret mérite décerné à Raoul par la Direction géné-rale du service d’eau potable lors de sa mise à laretraite, la seule décoration accrochée à son mur.J’ai oublié la jeune fille de mes vingt ans. Mais jeremonte le temps jusqu’aux Aînés pour te parler àtoi. Tu dois avoir l’âge qu’elle avait. Peut-être seras-tu comme elle. Je n’oserai donc pas t’aborder.Mais je n’oublierai pas ton nom. D’abord, parcequ’on n’oublie que ce que l’on a cru savoir. Et jene connais pas ton nom. Et puis, parce que j’at-teins la limite d’âge qui ne laisse plus à l’hommele loisir d’oublier ce qui lui tient à cœur. J’ai peude temps. A peine ce qu’il faut pour tenter de s’ac-crocher à quelque chose ou à quelqu’un avant des’en aller. Juste ce qu’il faut pour se souvenir,chasser la mauvaise part, et espérer à toute vitesse.

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L’Historien et Raoul m’invitaient souvent à entrerdans leurs chambres. Les chambres n’étaient pasluxueuses, et de la mienne aux leurs il n’y avaitpas dix pas, en comptant l’allée et les marches.Cependant, je prenais plaisir à ces visites. J’avais lavingtaine triste et j’aimais partager la nudité deleur univers, cette odeur de mémoire qui donnaitl’impression d’un savoir sur le temps, l’atmosphèresereine d’une possible sagesse. Ils venaient aussidans ma chambre, et nous parlions des chosescourantes.

Des quatre portes, seule celle de l’Etranger fer-mait sur un mystère. L’Etranger était le plus anciendes locataires. Je le savais par Raoul. L’année de saretraite, Raoul était venu s’installer à la pension.L’Etranger y vivait déjà. Sa porte toujours fermée.Par tous les ciels. Sa fenêtre aussi. Raoul s’étaitinformé auprès de la propriétaire sur cet étrangevoisin de chambre qui se barricadait par tous lestemps : au plus fort de la saison sèche, quand l’airest coupant comme une lame de rasoir et qu’onespère en vain le baiser de la rosée ; après lespluies d’avril, quand l’eau a chassé la poussière, etmonte dans la nuit l’odeur de la bonne terre. Lapropriétaire n’en savait pas trop : c’était un hommequi avait voyagé, et qui payait son loyer à l’année,en dollars canadiens. A la mort de l’Etranger, nous

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sommes allés chez elle pour obtenir des rensei-gnements sur la famille de notre ami, ses parentsproches, dans le but de les contacter. C’est unemission difficile que d’avoir à interrompre le quo-tidien d’une personne que l’on ne connaît paspour lui dire : vous avez un mort. La propriétairenous était reconnaissante d’accepter de nous encharger. Elle avait cherché dans un tiroir rempli decarnets de reçus. Elle possédait peu d’informa-tions, refusait la charge d’avertir la famille, mais neparvenait pas à mettre un terme à ses sanglots.C’était une bonne bourgeoise, elle pleurait l’in-connu qui payait en devises.

Dans la hiérarchie des présences, l’Historienétait le troisième arrivé, le plus jeune des Aînés. Laporte de l’Etranger était restée fermée au spécia-liste du passé. A mon arrivée, il m’avait pris enaffection – j’étais le seul à échapper à ses engueu-lades – mais il ne m’avait pas ouvert sa porte pourautant. Cette porte fermée constituait un objet dediscussion entre Raoul et l’Etranger. Cachait-elledes trésors rapportés de ses voyages ? Tout voya-geur conserve des objets de valeur qui ponctuentdes moments, lui permettant, au besoin, de reve-nir sur sa route et fixer des souvenirs. Peu impor-tait à Raoul. Ce vieux fou malpoli nous prenait-ilpour des voleurs ? Il accusait l’Etranger d’être unvieil homme sans manières à qui ses voyagesn’avaient rien enseigné s’il ne comprenait rien àl’amitié et à la politesse ! “L’amitié, c’est quand jevais chez toi et que tu vas chez moi. L’amitié, c’estquand je peux te déranger à n’importe quelleheure. Un jour, tu seras en train de crever danscette chambre, et personne ne pourra te venir enaide !” Mais l’Etranger n’avait pas besoin d’amis, etil ne crèverait pas ici. Il se préparait de nouveau àpartir ! Libre à Raoul de se rendre chez ses amis.

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N’était-ce pas ce qu’il faisait de ses samedis ? Lesamedi, en effet, Raoul visitait ses amis. Il encomptait un très grand nombre. Morts, pour laplupart. Des employés de la fonction publique,comme lui, qui avaient en leur temps traversé lepays pour installer des conduites d’eau dans desvilles assoiffées. Des ouvriers du bâtiment, des tra-vailleurs manuels qui avaient vieilli vite. “Regardeles mains d’un homme, et tu sauras s’il a servi àquelque chose dans sa vie.” Raoul me disait celaen me montrant ses mains, des battoirs calleux,ridés mais fermes, des mains de retraité de la forcephysique, sorti blessé mais victorieux de multiplescombats avec les matériaux. Des mains sem-blables, sans doute, à celles de ces amis dont ilvantait parfois les humbles prouesses sur un chan-tier, dans une usine. Il était le chroniqueur de cethéroïsme du quotidien qui tue les rudes tra-vailleurs sans que personne, à part leurs veuves,ne songe à vanter leur mérite. Pour leur rendrejustice, il avait noté dans un calepin leurs noms,les dates de décès, l’emplacement des tombes. Lesamedi, il faisait sa tournée des cimetières.

L’Etranger n’avait pas d’amis et ne faisait riencomme tout le monde. Pas la moindre concessionà la couleur locale. Tout l’énervait. Tout allait mal.Il se réveillait le matin la bouche déjà pleine dereproches. Il sortait de sa chambre, refermait saporte derrière lui, jetait un regard circulaire surla cour de la pension et crachait : “Saleté, va”,comme s’il s’adressait au pays tout entier. Commesi les feuilles mortes du quenêpier mâle, l’arbrelui-même, trop grand pour une cour si petite, lacour elle-même et son air triste, rabougri, sa sur-face inégale : là, le gravier, ici, la terre battue ; sesautres incohérences : trop blanche de soleil et depoussière le matin, trop sombre la nuit à cause de

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le temps va perdre toute importance. Soit tu serasprésente dans ma vie et je serai trop heureux pourpenser aux choses banales comme le temps. Soittu seras loin, et il s’arrêtera, bloqué sur la distance.Mais je pourrai, en paix, glisser vers ma rature, j’aidit l’amour avant que j’oublie.

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Ouvrage réalisé par le Studio Actes Sud

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