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L’origami à l’intersection de multiples domaines de création Pliages de papier et dépliés dans l’œuvre d’Étienne Cliquet. É tienne Cliquet enseigne le multimédia à l’École des Beaux-Arts de Toulouse. Il est l’auteur du site internet ordigami.net. Il parti- cipe parfois aux réunions des plieurs du groupe de Toulouse. Nous l’avons rencontré une première fois lors des Rencontres de Mai du MFPP à Dijon en 2013. Il a présenté à cette occasion un modèle très original : un pneu de camion en taille réelle. Avec un peu d’atten- tion, on pouvait se rendre compte que cet objet témoignait d’une vraie réflexion sur la modernité. Nous avons voulu en savoir plus sur sa pratique de plieur. L’entretien reproduit dans ces pages est extrait de plusieurs échanges de courriers électroniques avec Vi- viane Berty. Ici, il n’y a pas eu de notes prises sur un carnet : les auteurs ne se sont servis du papier que pour plier ! Viviane Berty : Au début, pendant tes études aux Beaux-Arts, l’origami ne te sem- blait pas « légitime » et puis finalement tu as trouvé cette légitimité. Je voudrais voir com- ment tu formulerais des arguments en faveur de cette légitimité. Étienne Cliquet : Disons qu’il m’a fallu du temps pour comprendre à quel point l’ori- gami cristallise mes différentes préoccupa- tions et ma sensibilité. J’ai commencé à in- venter des pliages lors de mes études en arts appliqués à l’école Duperré à Paris en 1994. Je me servais de l’origami pour constituer un catalogue de manières de faire. Plutôt que de proposer des prototypes d’objets finis à mon diplôme, j’ai proposé un manuel de créati- vité applicable à différents contextes et à différentes échelles, le pliage se prêtant bien au déploiement de possibilités à partir de règles simples. À cette occasion, une ensei- gnante m’a fait lire Le Pli de Gilles Deleuze. Quelques années plus tard lors de mon pas- sage à l’école des Beaux-Arts de Paris, j’ai continué le pliage mais je manquais encore de confiance en moi face au scepticisme de l’entourage. Et pour cause, l’origami de- meure une pratique étrangère aux grandes catégories des beaux-arts (peinture, sculp- ture, etc.). L’origami ne se range pas dans une pratique en deux dimensions (peinture, des- sin, photographie) ni tout à fait en trois di- mensions (sculpture, installation). À la diffé- rence de la sculpture par ajout (modelage) et la sculpture par retrait (taille sur pierre ou sur bois), rien n’est ajouté ou enlevé en origami : tout se transforme. C’est une petite discipline qui trouble les grandes catégories. Et je crois que les grandes choses se construisent à par- tir de petites disciplines dans la vie. Finalement il m’a fallu attendre 2004 pour affirmer publiquement mon amour de l’ori- gami en ouvrant sur Internet mon site www.ordigami.net. À mon sens l’origami n’a pas besoin du statut d’art pour acquérir une légitimité. Il est présent partout dans le design, la mode, la publicité, les sciences, les technologies mais aussi dans l’art contemporain (Sarah Morris, Pierre Bismuth). Et puis l’origami a traversé les siècles et les frontières. Il y a sans doute un effet de mode mais cette porosité est un atout et constitue le signe que l’origami est en bonne santé et fait partie de l’esprit du temps. Être à la mode c’est être moderne. Ce n’est pas péjoratif à mes yeux. J’interprète également la représentation accrue de l’origami dans notre société pour les raisons suivantes. Par sa fragilité, l’ori- gami renvoie à la mobilité et la flexibilité de nos modes de vie actuels. Des entreprises l’ont bien compris comme Orange ou Microsoft qui ont baptisé certains de leurs produits « Origami ». Évidemment, la version édulcorée de la flexibilité par Orange (télé- phoner et être joignable partout comme forme de liberté) ne coïncide pas avec la pré- carité, la surveillance et le stress dans la vie des gens. Mais il y a quelque chose de vrai dans la mobilité et la flexibilité qu’inspire l’origami : le fait qu’on puisse faire un pliage n’importe où et l’emporter dans sa poche par exemple. L’engouement pour l’origami peut s’interpréter également comme un retour de l’artisanat ou des activités manuelles face à l’ordinateur qui inhibe notre rapport sensible aux matériaux. Mais il faut dialectiser un peu. L’origami aujourd’hui incorpore certaines dimensions logiques de l’informatique et des réseaux. De plus en plus de créateurs conçoi- vent des logiciels. Il est remarquable qu’au moment où nous quittons le papier comme support de l’information pour le support in- formatique, le papier suscite un regain d’in- térêt général, une seconde vie par le pliage, y compris chez les ingénieurs qui trouvent de nouvelles applications de l’origami dans l’électronique de pointe (écran et batterie flexible, robotique, matière programmable, etc.). Finalement, l’origami cristallise à mes yeux certaines tensions et traits de notre so- ciété. C’est en cela que l’origami m’intéresse et m’influence en l’utilisant de différentes manières et circonstances. C’est plus impor- tant qu’une légitimité institutionnelle venue d’en haut. V.B. : N’utilises-tu l’origami que dans tes projets artistiques personnels ou bien entre- t-il aussi dans ton activité d’enseignant ? É.C. : Avant tout, je dirais que l’origami me suit partout dans ma vie et pas seulement dans l’art. Néanmoins, je ne l’ai jamais ensei- gné en école d’art sauf à de très rares excep- tions et je n’ai pas trouvé mon approche sa- tisfaisante. Je ne me l’interdis pas mais disons que je n’ai pas trouvé le bon angle d’attaque. Il y a quelques années, j’ai découvert sur le site d’Erik Demaine (http://erikdemaine.org/ curved/history/) que Josef Albers avait ensei- gné le pliage à ces étudiants, d’abord à l’école du Bauhaus en Allemagne à la fin des années 20 puis au Black Mountain College aux États- Unis à partir de 1933. Ce sont deux écoles expérimentales qui ont eu un rôle détermi- nant dans les avant-gardes. Son enseigne- ment est un exemple très probant et inspirant pour moi. Pour Josef Albers, ses cours d’art n’étaient pas strictement destinés à la forma- tion d’artistes. Il s’agissait plus largement d’apprendre à ses étudiants à voir le monde plus clairement afin de mieux le comprendre et de pouvoir résoudre par eux-mêmes les problèmes auxquels ils seraient plus tard confrontés dans la vie (Le Black Mountain College - enseignement artistique et avant- garde, Alan Speller, La lettre volée, 2014). Plus proche de nous et dans un autre contexte, j’apprécie beaucoup l’approche créative de l’origami lors des conventions annuelles en France (association MFPP ou OORAA) et à l’étranger. L’ambiance est pro- pice à une pratique intensive, immersive et collective. On parle origami, on mange ori- gami, on ne dort pas beaucoup et on y ap- prend beaucoup. V.B. : Qu’est-ce qui fait pour toi un beau modèle d’origami ? É.C. : Il y a plusieurs raisons pour les- quelles je peux apprécier l’esthétique d’un origami. Mon jugement s’établit selon des plaisirs variés. En voici quelques-uns. En commençant à m’y intéresser sérieuse- ment en 2004, ma curiosité se portait sur des pliages géométriques comme ceux de David Huffman, Ron Resch, David Mitchell ou Tom Hull. J’y voyais une manière élégante d’ex- primer la complexité des choses de la vie, d’harmoniser les différentes faces de l’exis- tence. La dimension de casse-tête d’un ori- gami me plait, l’impression de mystère qui se dégage d’une simple feuille de papier pliée et l’envie irrésistible de savoir comment le modèle est plié. Ce caractère magique du pliage n’a sans doute pas échappé aux magi- ciens qui l’utilisent dans leurs spectacles de- puis la fin du XVII e siècle. Un origami par- vient d’autant plus à m’intriguer quand la fermeture est habilement dissimulée. L’étape de fermeture du pliage est fondamentale pour préserver le mystère. Je suis touché par les modèles figuratifs lorsqu’ils ne versent pas dans la complexité. À titre d’exemple, j’aime beaucoup les modèles d’Hideo Komatsu, Roman Diaz ou Jun Maekawa. Les séquences de plis sont souvent très intelligentes et le résultat désarmant de simplicité, frais en quelque sorte. Les modèles trop complexes deviennent mous à force de pinailler sur les détails et le réalisme. Pour moi, le pli a la capacité de tenir une surface fragile, à la structurer et non l’inverse. Parmi les modèles figuratifs, j’ai un faible pour les sujets un peu dé- viants. Les robots de Muneji Fuchimoto sont à la fois très structurés en termes de plis et de couleurs (alternance du recto-verso avec des couleurs vives) tout en restant fragiles et touchants. Les ori- gamis pornographiques de Master Sugoi me font aussi beaucoup rire parce qu’ils ne sont absolument pas pornogra- phiques mais tout simplement joyeux. Le contexte d’apparition d’un origami participe également de mon apprécia- tion d’un modèle. Déposer un origami à un certain endroit peut s’avérer un com- mentaire subtil sur une situation. Le film Blade Runner de Ridley Scott (1982) ins- piré par le roman de Philip K. Dick (Les androïdes rêvent-ils de moutons élec- triques ?, Champ Libre, 1976) en offre un exemple. Il contient plusieurs scènes au cours desquelles des origamis pliés par le personnage de Gaff apparaissent comme autant de clés de compréhen- sion adressées aux spectateurs. Au dé- but du film, celui-ci pose un origami de poule sur le coin d’une table pour sous-en- tendre que Rick Deckard, le Blade Runner, est une poule mouillée. Plus tard, Rick découvre un origami de licorne probablement laissé par Gaff dans son appartement, laissant présager que les rêves de licornes qu’il fait sont en réa- lité une mémoire artificielle à laquelle Gaff a accès. Par ce biais, Rick comprend qu’il pour- rait bien être lui-même un Réplicant, une créa- ture artificielle. V.B. : Peux-tu nous parler de la création de tes propres modèles ? É.C. : Avant de concevoir un origami, je me demande ce que je pourrais représenter. L’idée me vient souvent après un long chemi- nement mental. Il y a aujourd’hui une foule d’objets, de formes et d’informations autour de nous, une invasion de signes et de sollici- tations. Une manière pour moi de faire le tri parmi ce flux consiste précisément à chercher ce que je pourrais représenter. Ça sert à me recentrer. Les contraintes de l’origami (plier un carré sans couper ni coller) favorisent une figuration simple, obligeant à évacuer le su- perflu et aller à l’essentiel. Le credo de l’ori- gami « Sans couper ni coller » est quasiment l’inverse du credo du monde technologique « copier-coller ». Le frein à la représentation qu’induit l’origami me semble salutaire comme une pause ou une coupure dans le flux de notre monde interconnecté. Une fois que j’ai trouvé le modèle, j’entame des recherches sur celui-ci, ses proportions (taille, couleur, matériaux) mais aussi son histoire, son contexte. Donc je reviens vers les signes, les objets, les connaissances, les informations. Mais à ce stade, c’est moi qui cherche. Je ne suis plus envahi. D’une manière générale, faire une image que ce soit en dessin, en sculpture ou en ori- gami est à mes yeux une manière très simple et intuitive de répondre au monde, de réagir à quelque chose, de le questionner, de le cri- tiquer ou parfois de le sauver de sa finitude. Mon premier modèle d’origami représentait l’ordinateur et ses différents éléments : l’écran, le clavier, la souris mais aussi les composants électroniques (carte mère, carte graphique, ven- tilateur). Représenter schématiquement l’ordi- nateur en origami fut une manière de le dési- gner comme le signe de notre époque, l’outil de travail actuel par excellence. Si on voulait don- ner une représentation du travail aujourd’hui, ce serait l’ordinateur de la même manière que la faucille et le marteau furent le symbole du prolétariat (agricole et ouvrier) sous le régime communiste. Aujourd’hui, je prête davantage d’attention à l’échelle du modèle, à la manière de le repré- senter et au papier utilisé. Cette évolution té- moigne de rencontres et d’expériences. J’ai eu l’occasion de travailler avec Denise et David Lapointe de la papeterie St-Armand à Montréal. Non seulement ils sont de très bon conseil mais en plus ils m’ont impliqué dans la réalisation de mon propre papier à base de lin et de coton à l’occasion d’un projet durant l’été 2011. Il m’ar- rive depuis d’utiliser des papiers très spéci- fiques comme le papier d’emballage de poisson pour réaliser une mâchoire de requin ou des feuilles de polystyrènes quasi-transparentes pour concevoir des planeurs. En termes d’échelle, certains modèles se prêtent à de grandes tailles : un gros pneu de semi-re- morque pour donner l’impression d’écraser, une grande mâchoire de requin pour donner l’impression de dévorer... D’autres recherches me guident au contraire vers la réalisation de micro-pliages qui utilisent des micro-forces plutôt que la gravité sur laquelle repose la sculpture habituellement. C’est le cas des pliages qui se déploient au contact de l’eau (Flottille) et des planeurs qui flot- tent sur des courants d’air (Plier, Marcher, Voler). V.B. : À quel moment dessines-tu le CP, (tu dis plutôt : déplié) de tes mo- dèles ? Tous tes modèles ont-ils un diagramme ou un déplié ? Quelle est leur fonction ? É.C. : Le déplié ou le diagramme nait en même temps que le modèle. Tout au long de la conception, je dessine des fragments de dépliés ou de diagrammes qui correspondent à différents détails du modèle que j’harmonise ensuite en un seul pliage selon une méthode par- fois proche de la greffe que mentionne Robert Lang dans son ouvrage Origami Design Secrets. Je me sers de papier bien sûr mais aussi parfois du logiciel Oripa de Jun Mitani pour multiplier les tests. J’utilise donc une approche des- cendante qui consiste à ramener une difficulté à des détails plus simples. Sauf exception, tous mes origamis sont accompagnés d’un déplié et j’es- saye, autant que possible, de les mettre à télé- charger sur mon site internet au format PDF. Pour l’instant, je réalise peu de diagrammes par manque de temps et d’expérience mais ça va venir... Depuis que je plie, l’esthétique des dia- grammes et des dépliés m’intéresse beau- coup, autant que le pliage lui-même. J’aime la beauté de cette géométrie. Le déplié me semble un objet très contemporain avec ses lignes qui décrivent un réseau comme notre Internet. À l’usage, le déplié compte surtout pour son concepteur. Il reste beaucoup plus difficile à déchiffrer que le diagramme étape par étape pour le plieur. Le déplié me permet d’archiver rapidement un nouveau pliage, d’en garder la structure interne comme une sauvegarde. À l’heure d’Internet, je reste très vigilant sur la perte des données du travail réalisé. Le déplié est un document peu bavard mais sans équivoque. L’emplacement des plis est indiqué avec exactitude et leur sens « mon- tagne » ou « vallée » est aussi explicite que le code binaire « 0 » ou « 1 ». Dans un sens le Pneu, Étienne Cliquet, 2013 Origami, papier Canson noir, 90 x 90 x 30 cm s 4 LE PLI 135 LE PLI 135 5

L’origami à l’intersection de multiples domaines de création · L’origami à l’intersection de multiples domaines de création ... Roman Diaz ou Jun Maekawa. Les séquences

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Page 1: L’origami à l’intersection de multiples domaines de création · L’origami à l’intersection de multiples domaines de création ... Roman Diaz ou Jun Maekawa. Les séquences

L’origami à l’intersection de multiples domaines de création

Pliages de papier et dépliés dans l’œuvre d’Étienne Cliquet.

É tienne Cliquet enseigne le multimédia à l’École des Beaux-Arts de Toulouse. Il est

l’auteur du site internet ordigami.net. Il parti-cipe parfois aux réunions des plieurs du groupe de Toulouse. Nous l’avons rencontré une première fois lors des Rencontres de Mai du MFPP à Dijon en 2013. Il a présenté à cette occasion un modèle très original : un pneu de camion en taille réelle. Avec un peu d’atten-tion, on pouvait se rendre compte que cet objet témoignait d’une vraie réflexion sur la modernité. Nous avons voulu en savoir plus sur sa pratique de plieur. L’entretien reproduit dans ces pages est extrait de plusieurs échanges de courriers électroniques avec Vi-viane Berty. Ici, il n’y a pas eu de notes prises sur un carnet : les auteurs ne se sont servis du papier que pour plier !

Viviane Berty : Au début, pendant tes études aux Beaux-Arts, l’origami ne te sem-blait pas « légitime » et puis finalement tu as trouvé cette légitimité. Je voudrais voir com-ment tu formulerais des arguments en faveur de cette légitimité.

Étienne Cliquet : Disons qu’il m’a fallu du temps pour comprendre à quel point l’ori-gami cristallise mes différentes préoccupa-tions et ma sensibilité. J’ai commencé à in-venter des pliages lors de mes études en arts appliqués à l’école Duperré à Paris en 1994. Je me servais de l’origami pour constituer un catalogue de manières de faire. Plutôt que de proposer des prototypes d’objets finis à mon diplôme, j’ai proposé un manuel de créati-vité applicable à différents contextes et à différentes échelles, le pliage se prêtant bien au déploiement de possibilités à partir de règles simples. À cette occasion, une ensei-gnante m’a fait lire Le Pli de Gilles Deleuze. Quelques années plus tard lors de mon pas-sage à l’école des Beaux-Arts de Paris, j’ai continué le pliage mais je manquais encore de confiance en moi face au scepticisme de l’entourage. Et pour cause, l’origami de-meure une pratique étrangère aux grandes catégories des beaux-arts (peinture, sculp-ture, etc.). L’origami ne se range pas dans une pratique en deux dimensions (peinture, des-sin, photographie) ni tout à fait en trois di-mensions (sculpture, installation). À la diffé-rence de la sculpture par ajout (modelage) et la sculpture par retrait (taille sur pierre ou sur bois), rien n’est ajouté ou enlevé en origami : tout se transforme. C’est une petite discipline qui trouble les grandes catégories. Et je crois que les grandes choses se construisent à par-

tir de petites disciplines dans la vie. Finalement il m’a fallu attendre 2004 pour affirmer publiquement mon amour de l’ori-gami en ouvrant sur Internet mon site www.ordigami.net.

À mon sens l’origami n’a pas besoin du statut d’art pour acquérir une légitimité. Il est présent partout dans le design, la mode, la publicité, les sciences, les technologies mais aussi dans l’art contemporain (Sarah Morris, Pierre Bismuth). Et puis l’origami a traversé les siècles et les frontières. Il y a sans doute un effet de mode mais cette porosité est un atout et constitue le signe que l’origami est en bonne santé et fait partie de l’esprit du temps. Être à la mode c’est être moderne. Ce n’est pas péjoratif à mes yeux.

J’interprète également la représentation accrue de l’origami dans notre société pour les raisons suivantes. Par sa fragilité, l’ori-gami renvoie à la mobilité et la flexibilité de nos modes de vie actuels. Des entreprises l’ont bien compris comme Orange ou Microsoft qui ont baptisé certains de leurs produits « Origami ». Évidemment, la version édulcorée de la flexibilité par Orange (télé-phoner et être joignable partout comme forme de liberté) ne coïncide pas avec la pré-carité, la surveillance et le stress dans la vie des gens. Mais il y a quelque chose de vrai dans la mobilité et la flexibilité qu’inspire l’origami : le fait qu’on puisse faire un pliage n’importe où et l’emporter dans sa poche par exemple. L’engouement pour l’origami peut s’interpréter également comme un retour de l’artisanat ou des activités manuelles face à l’ordinateur qui inhibe notre rapport sensible aux matériaux. Mais il faut dialectiser un peu. L’origami aujourd’hui incorpore certaines dimensions logiques de l’informatique et des réseaux. De plus en plus de créateurs conçoi-vent des logiciels. Il est remarquable qu’au moment où nous quittons le papier comme support de l’information pour le support in-formatique, le papier suscite un regain d’in-térêt général, une seconde vie par le pliage, y compris chez les ingénieurs qui trouvent de nouvelles applications de l’origami dans l’électronique de pointe (écran et batterie flexible, robotique, matière programmable, etc.). Finalement, l’origami cristallise à mes yeux certaines tensions et traits de notre so-ciété. C’est en cela que l’origami m’intéresse et m’influence en l’utilisant de différentes manières et circonstances. C’est plus impor-tant qu’une légitimité institutionnelle venue d’en haut.

V.B. : N’utilises-tu l’origami que dans tes projets artistiques personnels ou bien entre-t-il aussi dans ton activité d’enseignant ?

É.C. : Avant tout, je dirais que l’origami me suit partout dans ma vie et pas seulement dans l’art. Néanmoins, je ne l’ai jamais ensei-gné en école d’art sauf à de très rares excep-tions et je n’ai pas trouvé mon approche sa-tisfaisante. Je ne me l’interdis pas mais disons que je n’ai pas trouvé le bon angle d’attaque. Il y a quelques années, j’ai découvert sur le site d’Erik Demaine (http://erikdemaine.org/curved/history/) que Josef Albers avait ensei-gné le pliage à ces étudiants, d’abord à l’école du Bauhaus en Allemagne à la fin des années 20 puis au Black Mountain College aux États-Unis à partir de 1933. Ce sont deux écoles expérimentales qui ont eu un rôle détermi-nant dans les avant-gardes. Son enseigne-ment est un exemple très probant et inspirant pour moi. Pour Josef Albers, ses cours d’art n’étaient pas strictement destinés à la forma-tion d’artistes. Il s’agissait plus largement d’apprendre à ses étudiants à voir le monde plus clairement afin de mieux le comprendre et de pouvoir résoudre par eux-mêmes les problèmes auxquels ils seraient plus tard confrontés dans la vie (Le Black Mountain College - enseignement artistique et avant-garde, Alan Speller, La lettre volée, 2014).

Plus proche de nous et dans un autre contexte, j’apprécie beaucoup l’approche créative de l’origami lors des conventions annuelles en France (association MFPP ou OORAA) et à l’étranger. L’ambiance est pro-pice à une pratique intensive, immersive et collective. On parle origami, on mange ori-gami, on ne dort pas beaucoup et on y ap-prend beaucoup.

V.B. : Qu’est-ce qui fait pour toi un beau modèle d’origami ?

É.C. : Il y a plusieurs raisons pour les-quelles je peux apprécier l’esthétique d’un origami. Mon jugement s’établit selon des plaisirs variés. En voici quelques-uns.

En commençant à m’y intéresser sérieuse-ment en 2004, ma curiosité se portait sur des pliages géométriques comme ceux de David Huffman, Ron Resch, David Mitchell ou Tom Hull. J’y voyais une manière élégante d’ex-primer la complexité des choses de la vie, d’harmoniser les différentes faces de l’exis-tence. La dimension de casse-tête d’un ori-gami me plait, l’impression de mystère qui se dégage d’une simple feuille de papier pliée et l’envie irrésistible de savoir comment le

modèle est plié. Ce caractère magique du pliage n’a sans doute pas échappé aux magi-ciens qui l’utilisent dans leurs spectacles de-puis la fin du XVIIe siècle. Un origami par-vient d’autant plus à m’intriguer quand la fermeture est habilement dissimulée. L’étape de fermeture du pliage est fondamentale pour préserver le mystère.

Je suis touché par les modèles figuratifs lorsqu’ils ne versent pas dans la complexité. À titre d’exemple, j’aime beaucoup les modèles d’Hideo Komatsu, Roman Diaz ou Jun Maekawa. Les séquences de plis sont souvent très intelligentes et le résultat désarmant de simplicité, frais en quelque sorte. Les modèles trop complexes deviennent mous à force de pinailler sur les détails et le réalisme. Pour moi, le pli a la capacité de tenir une surface fragile, à la structurer et non l’inverse. Parmi les modèles figuratifs, j’ai un faible pour les sujets un peu dé-viants. Les robots de Muneji Fuchimoto sont à la fois très structurés en termes de plis et de couleurs (alternance du recto-verso avec des couleurs vives) tout en restant fragiles et touchants. Les ori-gamis pornographiques de Master Sugoi me font aussi beaucoup rire parce qu’ils ne sont absolument pas pornogra-phiques mais tout simplement joyeux.

Le contexte d’apparition d’un origami participe également de mon apprécia-tion d’un modèle. Déposer un origami à un certain endroit peut s’avérer un com-mentaire subtil sur une situation. Le film Blade Runner de Ridley Scott (1982) ins-piré par le roman de Philip K. Dick (Les androïdes rêvent-ils de moutons élec-triques ?, Champ Libre, 1976) en offre un exemple. Il contient plusieurs scènes au cours desquelles des origamis pliés par le personnage de Gaff apparaissent comme autant de clés de compréhen-sion adressées aux spectateurs. Au dé-but du film, celui-ci pose un origami de poule sur le coin d’une table pour sous-en-tendre que Rick Deckard, le Blade Runner, est une poule mouillée. Plus tard, Rick découvre un origami de licorne probablement laissé par Gaff dans son appartement, laissant présager que les rêves de licornes qu’il fait sont en réa-lité une mémoire artificielle à laquelle Gaff a accès. Par ce biais, Rick comprend qu’il pour-rait bien être lui-même un Réplicant, une créa-ture artificielle.

V.B. : Peux-tu nous parler de la création de tes propres modèles ?

É.C. : Avant de concevoir un origami, je me demande ce que je pourrais représenter. L’idée me vient souvent après un long chemi-nement mental. Il y a aujourd’hui une foule d’objets, de formes et d’informations autour de nous, une invasion de signes et de sollici-tations. Une manière pour moi de faire le tri parmi ce flux consiste précisément à chercher ce que je pourrais représenter. Ça sert à me recentrer. Les contraintes de l’origami (plier un carré sans couper ni coller) favorisent une

figuration simple, obligeant à évacuer le su-perflu et aller à l’essentiel. Le credo de l’ori-gami « Sans couper ni coller » est quasiment l’inverse du credo du monde technologique « copier-coller ». Le frein à la représentation qu’induit l’origami me semble salutaire comme une pause ou une coupure dans le flux de notre monde interconnecté. Une fois que j’ai trouvé le modèle, j’entame des recherches sur celui-ci, ses proportions (taille, couleur, matériaux) mais aussi son histoire, son contexte. Donc je reviens vers les signes, les objets, les connaissances, les informations. Mais à ce stade, c’est moi qui cherche. Je ne suis plus envahi.

D’une manière générale, faire une image

que ce soit en dessin, en sculpture ou en ori-gami est à mes yeux une manière très simple et intuitive de répondre au monde, de réagir à quelque chose, de le questionner, de le cri-tiquer ou parfois de le sauver de sa finitude.

Mon premier modèle d’origami représentait l’ordinateur et ses différents éléments : l’écran, le clavier, la souris mais aussi les composants électroniques (carte mère, carte graphique, ven-tilateur). Représenter schématiquement l’ordi-nateur en origami fut une manière de le dési-gner comme le signe de notre époque, l’outil de travail actuel par excellence. Si on voulait don-ner une représentation du travail aujourd’hui, ce serait l’ordinateur de la même manière que la faucille et le marteau furent le symbole du prolétariat (agricole et ouvrier) sous le régime communiste.

Aujourd’hui, je prête davantage d’attention à l’échelle du modèle, à la manière de le repré-senter et au papier utilisé. Cette évolution té-moigne de rencontres et d’expériences. J’ai eu l’occasion de travailler avec Denise et David Lapointe de la papeterie St-Armand à Montréal.

Non seulement ils sont de très bon conseil mais en plus ils m’ont impliqué dans la réalisation de mon propre papier à base de lin et de coton à l’occasion d’un projet durant l’été 2011. Il m’ar-rive depuis d’utiliser des papiers très spéci-fiques comme le papier d’emballage de poisson pour réaliser une mâchoire de requin ou des feuilles de polystyrènes quasi-transparentes pour concevoir des planeurs. En termes d’échelle, certains modèles se prêtent à de grandes tailles : un gros pneu de semi-re-morque pour donner l’impression d’écraser, une grande mâchoire de requin pour donner l’impression de dévorer... D’autres recherches me guident au contraire vers la réalisation de micro-pliages qui utilisent des micro-forces

plutôt que la gravité sur laquelle repose la sculpture habituellement. C’est le cas des pliages qui se déploient au contact de l’eau (Flottille) et des planeurs qui flot-tent sur des courants d’air (Plier, Marcher, Voler).

V.B. : À quel moment dessines-tu le CP, (tu dis plutôt : déplié) de tes mo-dèles ? Tous tes modèles ont-ils un diagramme ou un déplié ? Quelle est leur fonction ?

É.C. : Le déplié ou le diagramme nait en même temps que le modèle. Tout au long de la conception, je dessine des fragments de dépliés ou de diagrammes qui correspondent à différents détails du modèle que j’harmonise ensuite en un seul pliage selon une méthode par-fois proche de la greffe que mentionne Robert Lang dans son ouvrage Origami Design Secrets. Je me sers de papier bien sûr mais aussi parfois du logiciel Oripa de Jun Mitani pour multiplier les tests. J’utilise donc une approche des-cendante qui consiste à ramener une difficulté à des détails plus simples.

Sauf exception, tous mes origamis sont accompagnés d’un déplié et j’es-

saye, autant que possible, de les mettre à télé-charger sur mon site internet au format PDF. Pour l’instant, je réalise peu de diagrammes par manque de temps et d’expérience mais ça va venir...

Depuis que je plie, l’esthétique des dia-grammes et des dépliés m’intéresse beau-coup, autant que le pliage lui-même. J’aime la beauté de cette géométrie. Le déplié me semble un objet très contemporain avec ses lignes qui décrivent un réseau comme notre Internet. À l’usage, le déplié compte surtout pour son concepteur. Il reste beaucoup plus difficile à déchiffrer que le diagramme étape par étape pour le plieur. Le déplié me permet d’archiver rapidement un nouveau pliage, d’en garder la structure interne comme une sauvegarde. À l’heure d’Internet, je reste très vigilant sur la perte des données du travail réalisé. Le déplié est un document peu bavard mais sans équivoque. L’emplacement des plis est indiqué avec exactitude et leur sens « mon-tagne » ou « vallée » est aussi explicite que le code binaire « 0 » ou « 1 ». Dans un sens le

Pneu, Étienne Cliquet, 2013Origami, papier Canson noir, 90 x 90 x 30 cm

s

4 Le PLi 135 Le PLi 135 5