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L'apprentissage du sorcier blanc : essai romancé d'un art

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L'APPRENTISSAGE DU

SORCIER BLANC

Essai romancé d'un art de vivre

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Du même auteur :

A paraître:

« LE COMPAGNONNAGE DU SORCIER BLANC »

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BERNARD CREVEL

L'APPRENTISSAGE DU

SORCIER BLANC

Essai romancé d'un art de vivre

SOPHÔN EDITION

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© Copyright by Editions SOPHÔN Tous droits réservés.

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« SCIENCE SANS CONSCIENCE

N'EST QUE RUINE DE LAME »

(Rabelais)

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J'ai toujours été irrésistiblement attiré par le mysté- r i e u x , l e s e c r e t , l e c a c h é , e t m o n m a n q u e d e « c h a n c e » ,

par ma qualité d'orphelin, fut peut-être l'insigne appui d'un univers compatissant.

Je fus recueilli, puis adopté, par cet étrange M. Em- manuel, lequel, célibataire, devait, semble-t-il, m'instrui- re — ou plus exactement me « transmettre » — ce que je vais, bien maladroitement sans doute, vous relater au- jourd'hui. Il est une coutume secrète qui incite l'Eveillé à trouver, puis à enseigner un disciple de choix divin.

Puisse maintenant cette insuffisante ou excessive projection épistolaire vous apporter l'essentiel d'un art dont je ne suis pas maître. Le Maître, pour moi, fut le héros de cet ouvrage, — raison sociale de ce roman, — qui lui, vous en jugerez vous-mêmes, semblait avoir dé- passé certaine ligne, invisible sans doute, mais consti- tuant pour bon nombre d'entre nous l'écueil d'entre les écueils.

Les premiers feuillets ont été transcrits avant que j'ai atteint l'âge de ce qu'on appelle la majorité. Cette précision expliquera sans doute une certaine différence d'expression au fur et à mesure de l'éclosion du pouvoir d'entre les pouvoirs : la compréhension.

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Je n'ai rien voulu changer tant il m apparaît normal et juste de reproduire la médiocrité du personnage ado- lescent.

Je dois vous confier que M. Emmanuel n' a jamais voulu que lui soit communiqué le condensé de ce qu'il m'a transmis (il lisait si peu d'ailleurs !). D'autre part, tenant compte de ce qu'il n'a rien laissé d'épistolairement probant, il se pourrait fort bien que j'aie dénaturé le sens de « sa transmission ».

Puisse M. Emmanuel, mon bon Maître, vous guider par le truchement des lignes qui vont suivre, comme il l'a toujours si bien et si généreusement fait, de vive voix, pour moi.

Merci !

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I

J'ai seize ans depuis hier et nous sommes chez Tante Sophie.

Je suis bien incapable de vous rapporter ce qui s'est dit ce jour-là ; M. Emmanuel semblait lui-même, d'ail- leurs, ne pas participer à la conversation. Le bilan oratoi- re de la tante pouvait se solder par l'expression de jéré- miades, regrets et revendications. Comme toujours, la veuve d'officier supérieur s'apitoyait avec complaisance sur son triste sort.

Vous décrire son appartement est facile. Imaginez sept pièces, mais sachez que chambre et cuisine, seules, recevaient la présence de la chère vieille dame. J'ai tou- jours vu les meubles et bibelots des autres pièces recou- verts de housses, depuis fort longtemps sans doute. Ajou- tez à cela que la dernière chambre, septième et secret do- maine, n'était pas utilisable. Sophie en avait un jour per- du la clef, et plutôt que de remplacer l'instrument indis- pensable elle avait préféré en condamner l'accès.

Je me demande pourquoi Emmanuel (pardon ! M. Emmanuel) — bien qu'il m'ait adopté je n'ai jamais su

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l'appeler ou l'appréhender autrement que par M. Em- manuel ; si vous l'aviez connu vous auriez certainement compris les raisons de mon comportement, frisant l'excès sur le plan de la déférence et de la politesse, — je me de- mande donc, dis-je, pourquoi il avait éprouvé le besoin de me déclarer en chemin : « Je pense que, maintenant, Pascal, tu peux comprendre le caractère symbolique de l'appartement de Sophie ».

Pascal n'est d'ailleurs pas mon nom. Mon extrait de naissance porte Philippe Wihier, mais M. Emmanuel, lui, tient à m'appeler Pascal.

Mon étonnement le fit toujours sourire. Ah, ce sou- rire, son sourire ! Indéfinissable certes, il vous donnait toujours l'impression d'une espèce d'ironie empreinte de bonté étrange.

La visite terminée, sortant donc du 15 de la rue de l'Homme, domicile de la Tante Sophie, M. Emmanuel était justement tout sourire, et le : « Alors Pascal ? » dont il me gratifia ne fit qu'ajouter à mon étonnement.

— Vois-tu, dit-il, cette bonne vieille tante subit et perpétue une tradition. Marc, le colonel Marc, son mari, fut un heureux propriétaire, fier de ses acquisitions maté- rielles. Tout est conservé de ce qu'il avait acheté : usine, placements financiers très avantageux et, malgré ce, l'ac- tuel climat déprimant et fade dans lequel vit Sophie sera peut-être un jour, pour toi, le point de départ d'un vivant enseignement.

Ton intérêt incessant et obstiné pour le « caché des choses » et ton avidité pour savoir et découvrir le « mer- veilleux » est maintenant digne d'intérêt. Nous allons progresser doucement.

Commençons donc, à partir de cette visite, par dé- couvrir que l'être humain, existant, a d'abord certains

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besoins fondamentaux, tels : manger, dormir, etc.... Le respect de ses exigences lui permet d'accomplir les fonc- tions vitales inhérentes à sa nature. En général, il reste limité au végétatif primaire. Du fait de ses œillères, il né- glige le plus souvent son domaine propre, intérieur. Il se trouve que, justement, sept chambres composent « l'ap- partement de Vie ». Disons donc que la plupart d'entre les humains n'occupent que les chambres ou locaux des sensations inférieures pour l'évidente raison qu'ils igno- rent, le plus souvent, combien merveilleux est le domai- ne mis généreusement à leur disposition.

Je savais, — certaines lectures m'en avaient informé, — quelle place tenait en chaque être humain le besoin avide de posséder et je me surpris à imaginer que la chambre, d'abord, pouvait fort bien symboliser ou ima- ger d'une manière très vivante la nature de cette primor- diale avidité possessive. D'autre part, la cuisine n'est-elle pas propre à évoquer une certaine forme de besoins, éga- lement naturels, puisque s'alimenter, se nourrir, consti- tue, dans l'éventail des « bonnes choses », un fort agréa- ble passe-temps, n'est-ce pas ?

... Jusque là, j'étais d'accord ! Ce qui restait mysté- rieux c'est que je ne trouvais aucune explication du mê- me ordre pour le reste de l'appartement.

Pourquoi les autres chambres restaient-elles inem- ployées ? Pourquoi cette dernière porte close ? Pourquoi cette clef perdue ?

Rares étaient les questions de ma part. M. Emma- nuel, pourtant, y répondait volontiers mais pour ce qui touchait à l'éveil initiatique il avait été, jusqu'à présent, assez réticent. Les quelques réponses qu'il consentait à me faire m'obligeaient cependant à découvrir, chaque fois, mon manque de simplicité. Sa tournure d'esprit me

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déroutait un peu plus chaque jour... Il avait une façon vraiment particulière d'aborder les problèmes qui me te- naient tant à cœur !

Une des raisons majeures qui m'empêchait égale- ment de parler, depuis quelque temps déjà, c'était aussi son éternel sourire. La puberté est période de la vie où l'orgueil est très chatouilleux et ce sourire me faisait mal, tant il était « piquant », pour ma susceptibilité d'adoles- cent.

Il y avait aussi, parmi les raisons de mon mutisme, le fait peu banal que, me taisant, M. Emmanuel, avec beaucoup de douceur et de bonhomie, ne tardait pas à ré- pondre tranquillement à mes silencieuses questions. Tout se passait alors comme s'il s'était agi d'un dialogue ordi- naire.

Grand, légèrement voûté, il devait avoir largement dépassé la soixantaine. Je l'ai toujours trouvé d'une sur- prenante beauté... Je ne connais personne avec lequel je puisse le mettre en parallèle. Voix, gestes, expressions, at- titudes, tout en lui me ravissait. Je me souviens que, dis- cutant un jour avec un de mes professeurs sur la notion de beauté, je lui confiai : « Avez-vous remarqué comme mon père adoptif est exceptionnellement beau ? »,

— On trouve beau tous ceux qu'on aime me répon- dit le professeur.

A mon avis, je n'aimais pas M. Emmanuel. Mon sen- timent pour lui ne correspondait à rien d'habituel. Il ne représentait pas seulement mon père et ma mère. J'avais catalysé sur lui la totalité des sentiments qu'un être, éle- vé dans une famille normale, peut ressentir et vivre à l'égard de ses frères, ses sœurs, ses amis...

Il était, pour moi, à la fois ceci et cela... et plus en- core, infiniment plus !

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J'avais lu récemment un ouvrage — une espèce d'autobiographie — signée d'un auteur hindou. Il y était relaté avec une vigoureuse puissance toute l'affection de ce yoguin, de ce disciple du Yoga, pour son vénéré Maî- tre. Eh bien voilà, semble-t-il, ce qui correspondait le plus ou le mieux à ce que j'éprouvais pour M. Emma- nuel. Je « vivais » pour lui un des aspects exaltants du disciple pour son Gourou tel que l'écrivain avait bien su le définir. C'est sans doute la raison pour laquelle le professeur de mon collège n'avait pu « sentir » toute l'es- sentielle différence de mes sentiments avec ce qu'on appelle « aimer » dans notre système occidental.

Comme je voudrais pouvoir vous le rendre sympa- thique ! J'envie la chance de ceux qui peuvent si bien parler de ceux qu'ils aiment !...

...Je vous précise encore qu'entr'autres particulari- tés, M. Emmanuel ne semblait pas, à priori, très respec- tueux de la sacro-sainte tradition.

J'ai toujours vu, par exemple, dans ma chambre, où il ne pénétrait d'ailleurs qu'à de très rares occasions, une petite balance, en argent massif, placée au-dessus de Notre-Seigneur Jésus-Christ en croix.

A ce sujet, je dois vous avouer que la tante Sophie, lors d'une visite chez nous, n'avait pu admettre ce curieux assemblage et avait délibérément qualifié cette inoffensi- ve petite balance « d'odieux objet de profanation ».

M. Emmanuel lui avait simplement répondu, après un long silence :

—Vois-tu, Sophie, quelque chose me dit que cette balance est verticalement le prolongement de l'élan de Jésus-Christ en croix ; c'est pourquoi tu la vois ainsi pla- cée au-dessus du Crucifix.

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La tante Sophie avait de sérieuses raisons de mécon- tentement puisque l'assemblage curieux de ce crucifix et de cette balance confirmait une décision que M. Emma- nuel avait prise délibérément à mon égard. Il m'avait, en effet, élevé sans aucune forme de croyance religieuse. Je vous confie qu'à l'époque des premiers vagissements af- fectifs de mon adolescence, cette situation particulière fut pour moi source de gêne et, peut-être bien même, de sentiment de frustation. Ce fut surtout pendant une mala- die infectieuse que je fus le plus affecté, semble-t-il, par cette « anomalie » troublante. J'avais alors douze ans....

...Une certaine nuit de Juin, fin Juin, je crois, en tous cas pendant la période du solstice d'été, j'eus brus- quement l'impression (oh, combien douloureuse !) que j'allais mourir.

Rien ne peut décrire, à mon sens, ce que fut l'angois- se de ces heures. J'en vins même à haïr (le mot n'est pas trop fort, je vous assure) M. Emmanuel puisque, par sa faute, j'ignorais tout de ce Père Eternel que j'allais de- voir affronter. Quelques ouvrages à caractère religieux ou mystique m'avaient déjà donné une idée de ce mysté- rieux processus de comparution et de jugement devant lui. Ce qui contribuait à renforcer mon inquiétude c'était la certitude indiscutable que les autres, tous ceux que j'avais plus ou moins fréquentés, « Le » connaissaient déjà.

Je me suis très vite rétabli. Au bout de quelques jours mon état ne donnait plus aucune inquiétude et ma santé redevint normale. Quelque chose pourtant subsis- tait en moi, quelque chose de gênant, de torturant et... miracle ! ce fut évidemment M. Emmanuel, lui-même, qui s'en ouvrit à moi.

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— Petit coquin, tu vas vite en besogne et pour toi, maintenant, les choses sérieuses vont commencer.

Je sais combien tu as été effrayé ces jours derniers. Je dois te dire que la mort, pour nous tous, reste étape difficile. La conscience puérile que nous en avons fait toujours apparaître une impression fort désagréable d'an- goisse et de peur. Aujourd'hui, vois-tu, Pascal, te voilà hors de danger. Nous envisagerons à présent pour toi un problème de Vie. Je te prie de bien réfléchir à ce que je vais te dire.

Lorsqu'une nuit tu te sentiras parfaitement bien dans ta peau : calme, heureux pourrais-je dire ; si le ciel est étoilé et la lune montante (du premier quartier à sa plénitude)... sors, va dans la campagne. Ne m'en pré- viens pas. Lorsque tu seras bien seul, bien isolé dans le silence de l'immensité paisible, je te conseille vivement de demander, avec les mots de « ta » sincérité, que se réa- lise en toi, au cours de ton existence, l'unité du Principe. Ce sera pour toi la première démarche valable que tu consentiras à l'Esprit. Par la sincérité de ton geste, de ta demande, de ton offrande, tu entreras dans la voie.

J'ai fait nuitamment cette démarche solennelle et jamais je ne l'oublierai !

Encore merci, M. Emmanuel ! Et ce jour-là il avait également ajouté : — Au fur et à mesure que tu vieilliras, tu pourras,

aussi souvent que bon te semblera, renouveler cette of- frande. Il te faudra pourtant, chaque fois, respecter les conditions requises : Etat de paix intérieure — Lune montante — Ciel étoilé — Solitude en pleine campagne — Sincérité de la démarche — Simplicité de la demande.

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II

Bien entendu, les jours suivants, je voulus rendre compte de ma première « démarche » (selon son expres- sion), mais à peine avais-je commencé qu'il me fit taire énergiquement par un : « Pascal, il est trop tôt pour par- ler de ces choses-là ».

Ce fut quelques semaines après, à l'occasion de mon entorse, qu'il laissa lui-même apparaître le bout de l'oreille.

Drôles de soins, pensais-je ! Il pressait ma cheville gauche, doucement, avec un rythme précis, et, chose cu- rieuse, sa cadence respectait scrupuleusement le rythme des battements de mon cœur. Au bout de fort peu de temps (quelques minutes), je fus soulagé et il engagea la conversation.

— A quoi rêvais-tu donc, Pascal, pour te tordre ainsi le pied ?

— Mais je... ne sais plus... je ne rêvais pas, je vous assure.

—Alors, pourquoi ce manque d'harmonie sous for- me d'entorse ?

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— Mais, je ne vois pas le rapport ? Il continua : — Mon grand, tu dois essayer, à partir d'aujourd'

hui, de poursuivre, sans trop divaguer, ton balbutiement initiatique. Sache d'abord que rien n'arrive par hasard. Sache aussi et surtout, que si tu ne peux et ne dois juger l'évènement extérieur (sinon pour t'y adapter) tu dois inexorablement te sentir vivre en état de présence à toi- même et en toi-même. Ne sois ni distrait, ni contracté, ni dispersé, ni angoissé ; sois, mais sois paisiblement.

Promets-moi de consacrer quelques minutes par jour à la marche consciente. « Sache », pendant ce court laps de temps, que « tu » poses le pied gauche, puis le pied droit. Tu découvriras sûrement que la vie passe en toi et te permet d'exister.

J'obéis, bien sûr, et je vous avoue même que, pour des raisons de gloriole, de bavardage ou tout bonnement de sympathie, je donnai le conseil à un copain plus âgé que moi qui fit l'expérience avec plus de sérieux et m'en raconta merveilles. Ce garçon astucieux utilisait cette méthode pendant sa culture physique, me répétant cer- tains jours «fastes » sans doute : « Tu sais, ton truc, c'est vraiment « sensass ! ».

Pourquoi s'arrêter là ? Ah, si seulement M. Emma- nuel pouvait encore me confier quelque chose de plus ! J'étais persuadé qu'il en savait tant !

Pour ne pas avoir à trop finasser avec lui (et pour cause ! ) je lui dis ouvertement combien Jean avait profi- té de mes confidences.

— Très bien, me dit-il, mais tu pourras même dire à ce bon maître, ton ami Jean, puisque le développement musculaire et l'assouplissement l'intéressent — ce dont je le félicite — qu'il peut, après chaque séance effective,

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refaire mentalement les mêmes exercices, à condition d'être assez « disponible », c'est-à-dire allongé à plat sur le sol, mâchoires et pieds décontractés.

En ce qui te concerne, je te demande d'en faire au- tant, et j'ajoute même que certains exercices seront favo- rables à la prise de conscience, à condition que chaque fois que tu exécuteras un geste ou un mouvement quel qu'il soit, tu débordes en esprit.

— Expliquez-vous, lui dis-je, je ne comprends pas. — Eh bien, par exemple, si tu balances le bras, aies

la sensation qu'un bras de caoutchouc faisant partie de ton membre physique continue le mouvement visible sans jamais cesser de garder contact avec ton bras physi- que puis, ensuite, fais-le revenir, en esprit, au point de départ. Par cette perception subtile, tu sentiras ton corps éthérique.

— Mon corps éthérique, dites-vous, je ne comprends pas davantage !

— Mais si, Pascal ; je vais faire appel à tes souve- nirs. N'as-tu pas connu un état bizarre lorsque tu étais si malade et fièvreux ?

— Oui, en effet... j'ai gardé d'ailleurs le souvenir d'une étrange sensation puisque, un certain soir, j'eus l'impression de « flotter » au-dessus de mon corps. Cela n'était pas, d'ailleurs, particulièremnt désagréable, vous savez, mais c'est la sensation anormale, troublante, qui m'impressionnait le plus !

— C'est bien cela, Pascal : perception troublante, disons ! Pendant ces heures d'intense fièvre tu as « per- çu », « senti », une dissociation anormale entre tes deux corps, l'un physique, l'autre éthérique.

Eh bien, maintenant, par les prolongements dans la marche consciente et à l'occasion de n'importe quel geste

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physique, tu pourras contrôler puis développer, en le fortifiant harmonieusement, ce fameux corps éthérique.

J'étais intrigué... Mais d'où tenait-il tout celà ? Mon intérêt grandissant pour ces sortes de choses,

j'avais, bien entendu, déjà ingurgité un nombre incalcu- lable de bouquins traitant ou prétendant traiter d'occul- tisme ou de Yoga.

Il y était souvent parlé de corps éthérique, mais cette dernière précision, par le contact direct, par sa présence vivante, me permettait de mieux « saisir » le sujet.

Quelques jours après la visite chez tante Sophie, nous reçûmes des nouvelles de Monique, la sœur de M. Emmanuel. Elle annonçait le passage de Charles, son fils, transitant à Marseille pour se rendre en Afrique du Nord, y traiter les affaires de la firme industrielle pour laquelle il travaillait.

...Ce matin-là, je m'étais préparé beaucoup plus tôt que d'habitude et je m'impatientais de voir mon père adoptif évoluant sans aucune hâte malgré les circonstan- ces particulières. Nous devions aller chercher Charles en gare et il m'eût semblé souhaitable de ne pas attendre la dernière minute pour nous acheminer, à pied, vers notre point de rencontre.

M. Emmanuel devait appliquer ce qu'il m'avait si souvent répété : « En ce siècle de vitesse et d'agitation, je suis convaincu que la lenteur devient une ascèse excep- tionnelle ».

En effet, il marchait toujours paisiblement et, chose curieuse, on eût dit qu'il se balançait latéralement sur ses jambes. Il devait, à mon avis, utiliser le système de

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débordement, de prolongement en esprit, d'harmonisa- tion du corps éthérique dont je vous ai entretenu tout à l'heure !

J'avais moi-même essayé cette manière de marcher qui, en ce qui le concerne, restait harmonieuse.

Pour ma part, ou bien je devais présenter l'allure d'un canard, ou bien cette lenteur m'exaspérant, je finis- sais par marcher comme tout le monde...

Arrivée de Charles en gare — effusions — retour à la maison, rue Sainte — bon repas...

M. Emmanuel, qui fume quelquefois, prend une ci- garette après en avoir offert seulement à Charles. Celui- ci a déjà commencé à fumer alors que M. Emmanuel n'a pas fait usage du feu qu'il lui tendait. « Non, merci... tout à l'heure, a-t-il déclaré »...

Je le vois manipulant la cigarette, la tournant et retournant entre ses doigts...

S'adressant à notre hôte, il lui demanda : — Sais-tu, Charles, ce que je fais en ce moment et

pourquoi j'ai refusé de prendre, tout à l' heure, le feu du briquet que tu me tendais ?

— Non, dit Charles, étonné. — Mais tout simplement parce qu'il faut toujours

« accorder » à soi-même et « saisir consciemment » l'ob- jet de l'action. Dans ta précipitation, tu ne m'en as pas laissé le temps.

Dites-vous bien, Pascal et toi, que cette cigarette sera beaucoup moins nocive si je l'accorde à mes vibra- tions personnelles. Ainsi en va-t-il de toutes choses et de tous êtres. S'accorder, s'unir, doit être la base de l'harmo- nie. Le rayonnement d'un être est toujours le fruit de sa présence. Tous les automatismes sont dangereux et dissol- vants. L'habitude réactionnelle inconsciente est encom-

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brante et conduit souvent à une forme d'hébétude géné- ralisée.

Les distractions modernes n'existent pas chez nous. les baillements discrets de Charles sont de mauvais augure.

— Si tu veux sortir avec Pascal, fais-le, dit M. Em- manuel. Moi, tu sais, après une certaine heure, je suis incapable de quoi que ce soit.

... Charles est poli et peut-être un peu fatigué lui aussi. Il décline l'offre. Il demande à M. Emmanuel s'il a toujours les photos de la famille. Je les connais par cœur, moi, ces photos, vous pensez bien ! « Encore ? » me dis-je !

Charles doit faire partie de cette catégorie d'êtres « attachés à la famille ! ». Il est vrai qu'en ce qui me concerne, ma position d'orphelin ne me place pas sur un terrain très favorable pour comprendre ce culte !

... M. Emmanuel a, bien entendu, remarqué mon ex- pression d'ennui. Me touchant l'épaule il me dit :

— Non, Pascal, ne sois pas désappointé. Je crois que l'heure est venue de faire du bon travail. Va me chercher l'album.

Tous les albums de photos ont un point commun et je ne vous étonnerai pas en vous précisant que des bar- bus, de drôles de gens quelque peu ridicules sont figés sur ces cartons. Charles les désigne nommément, ap- puyant ses dires de : « Ah, celle-là ! Ah, celui-là, le pau- vre ! Ah, oui, c'est vrai », et je pensais amèrement que si c'était là une découverte pour faire du bon travail, M. Emmanuel avait décidément raison quand il disait qu'il devait vieillir.

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— Regarde ces trois photos, me dit-il, en les extir- pant de l'album pour les placer, bien en vue, devant moi. Ne regarde pas les personnages, mais les photos elles- mêmes.

...Je regardai et déclarai que je ne les connaissais pas particulièrement. Je les avais déjà vues, bien sûr, mais elles ne me rappelaient rien de spécial.

— Non, Pascal, pour les « regarder » vraiment, il serait souhaitable que ton attitude intérieure soit identi- que à celle que tu pourrais avoir si tu voyais ces photos pour la première fois. Ne trouves-tu pas curieux cette ombre à celle-ci, ce gros point noir à celle-là, cette brisu- re sur cette autre ?

— Non, dis-je, c'est normal. — En effet, c'est normal ; tout est normal en ce mon-

de puisque tout se déroule, s'interfère et se produit dans l'ordre et toujours en ordre, quelles que soient les appa- rences. Mais quand tu sauras que les personnages photo- graphiés sont décédés : celle-là phtisique (l'ombre au niveau du thorax) ; celui-là, d'une cirrhose du foie (le point noir) ; cet autre, amputé peu avant sa mort (la bri- sure), tu réfléchiras, peut-être.

— Çà alors, est-ce possible ? — N'oublie plus jamais de consentir à être en état

de présence à toi-même pour regarder toutes choses. Sois silencieux autant que faire se peut avant d'accomplir quoi que ce soit. Ne sois esclave de rien. Sois participant à tout. Tout vaut la peine d'être perçu, senti, compris et par conséquent écouté, entendu, regardé, vu, saisi. Tout, absolument tout. Cela étant valable en toutes circonstan- ces, à l'occasion de n'importe quel évènement, sans excep- tion d'aucune sorte !

Si tu découvres la nécessité de ce silence, tu pourras

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vivre l'état de Présence et il s'éveillera alors en toi une conscience des détails qui seront tout aussi probants que la nuée portant l'orage.

Charles n'était plus intervenu. Je me demande mê- me s'il avait été vraiment intéressé par le côté « extraor- dinaire » des déclarations de son oncle...

... Nous l'avons revu deux ou trois fois depuis, mais, en ce qui me concerne, je puis vous affirmer que jamais je n'ai été aussi troublé en sa présence que ce soir-là !

J'ai bien souvent, depuis, regardé dans le secret de mon avidité, des photographies. Je n'ai jamais plus rien décelé de semblable ! Pourquoi alors, ce soir-là, auprès de mon bon maître, tout était-il si normal, si évident, si lumineux ?

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III

Je me rase presque chaque jour depuis plusieurs mois déjà et je viens de prendre dix-huit ans.

Si je n'ai pas cru devoir noter toutes les anecdotes que pouvaient constituer les mises au point, si prudentes de M. Emmanuel, c'est que, vous vous en doutez bien, depuis quelque temps, les femmes m'encombrent et m'en- vahissent délicieusement. Ah, quand je dis les femmes, j'exagère sûrement, car n'est-ce point toujours la même caricature de femme que je poursuis au travers de mes quelques expériences ? Chut ! soyons discret.... Que pour- rais-je vous dire que vous ne sachiez déjà ? J'ai plusieurs fois cru « aimer » et, sur ce point, n'est-ce pas M. Emma- nuel qui me confiait un jour : « De tous les besoins hu- mains, vois-tu, celui qu'on appelle « aimer » est certai- nement le plus ardent. Aime, mon vieux, aime, mais ne sois pas dupe ! ».

Savait-il quelque chose ? De Pierrette je comprends, elle n'a pas été chic pour moi. Mais Solange maintenant, c'est impossible. Alors ?

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— Dupe, lui dis-je en me mordant la lèvre inférieu- re, dupe répétai-je, mais de qui ?

— Mais de toi-même voyons ! Tu comprendras d'ailleurs, un jour, qu'en toutes circonstances, si duperie il y a, c'est toujours de notre propre duperie qu'il s'agit.

Sur le plan de l'amour, disons que l'être humain n'est dupe qu'en raison de ce qu'il se complaît dans de fausses raisons sentimentales et ce, en toutes occasions. Regarde autour de toi, Pascal. Regarde et écoute tous ces braves gens justifier leur comportement. Chacun d'entre eux n'a-t-il pas toujours une bonne raison solide et nor- male pour « s'expliquer », puis démontrer aux autres la bonne intention qui le fit commettre cette erreur, cet acte perturbateur ? L'être humain idéalise toujours ses chaî- nes et il se dupe bien souvent dans la confusion d'une sorte de sincérité.

L'amour-espèce fait justement partie de ses chaînes les plus solides et je suis tenté d'affirmer que l'asservisse- ment de base est lié à cette forme réactionnelle primaire. Le « Croissez et multipliez » des Saintes Ecritures est un commandement qui ajoute à notre manipulation. Ce qui est grave c'est que nous prenons l'amour-espèce pour l'Amour tout court. Les élans de nos petites cellules sont identifiés aux élans véritables et la duperie se perpétue à l'infini tant que nous ne sommes pas présents, tant que nous ne sommes pas conscients, tant que nous ne « som- mes » pas.

Tu es bien jeune pour consentir à ne plus être dupe. C'est pourquoi j'ai toujours été si réticent pour répondre à ton besoin de « merveilleux » dans l'occulte. Je crois même que tu dois multiplier les expériences en ce domai- ne particulier de l'amour-espèce. Prends garde tout de même à la nausée, prends garde aux bassesses que tu ten-

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teras de justifier. L'amour-espèce est chose sacrée. Mais si la prison de tes sens t'émerveille, il sera très difficile pour toi, comme pour nous tous, de t'évader. Le mirage des sens est apparemment extraordinaire et puisses-tu ne pas être esclave de toi-même sur ce plan trop longtemps !

C'était la première fois, me semblait-il, qu'il jouait au moraliste. Pourtant, ce soir-là, je devais encore ren- contrer Solange et rien n'aurait pu me faire changer d'avis ! Vous me comprenez bien, n'est-ce pas ?

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IV

Au printemps suivant, Sophie rendit son âme. Je dis « rendit son âme » pour reprendre les termes de Monsieur le Curé. Cette expression ne cadrait pas avec celle de M. Emmanuel, puisque, parlant un jour de sa mort, il me disait : « Quand j'abandonnerai mon corps, Pascal ! »...

Pourquoi cette différence d'expression ? ... Sophie est morte ! Croyante, pratiquante, elle fut

enterrée religieusement. Sur sa demande expresse et impatienté, seul, M. Emmanuel l'avait assistée dans ses derniers moments, et, l'ayant connue comme je vous le disais, c'est-à-dire aigrie et douloureuse, bien que pro- fondément attachée à M. Emmanuel, il me fut bien agréable (pardonnez-moi, Sophie) de la découvrir, enfin ! sereine et immobile.

Ce qui me surprit aussi fut l'attitude, que je quali- fierai d'indifférente, de M. Emmanuel. Rien en lui, sem- blait-il, ne trahissait la moindre émotion lors de cet évé- nement. Il était lui, bien lui, tout lui, rien que lui, et je me surprenais à me demander ce qu'en penseraient les

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autres, tous les autres, qui, eux, pleurnichaient et sem- blaient être, si je puis m'exprimer ainsi, « dans le ton ».

N'y tenant plus, je lui confiai mon souci. Mal m'en prit ; une fois de plus son sourire était là.

— Voyons, Pascal, mon bon petit Pascal ! avait-il ajouté, ne t'ai-je point déjà dit que la mort physique n'est que franchissement d'étape vers une dimension nou- velle ? Ce qui est grave, vois-tu (toutes proportions gar- dées d'ailleurs), c'est d'être surpris, sans conscience, pour accepter cette progression.

La roue des naissances respecte la Loi qui est, en l'occurence, loi de compensation. Sais-tu, par exemple, qu'il existe des coutumes, dans certains pays, où l'appa- rente disparition d'un être est synonyme de réjouissance ?

— Oh, ça alors ! — Mais Pascal, ne te laisse pas cerner par la leçon

apprise, par l'idée frelatée. Regarde, écoute, sens, per- çois en toi et hors de toi. Vois le cycle des saisons, vois la qualité de leur alternance. Souviens-toi de cette période de gel intense où toute la nature semblait irrémédiable- ment brûlée par la neige. Si je m'en souviens, n'as-tu pas été émerveillé par le printemps de cette année-là ? Alors, Pascal, ouvre-toi à la Vie dans ses multiples aspects — ouvre-toi à la diversité de l'Unique — ouvre- toi à l'Amour.

— A l'Amour quand il s'agit de mort ! — Bien sûr, mon vieux, à l'Amour je le répète. Ça

ne peut être que l'expression de l'Amour, voyons ! Le voilà le côté merveilleux, perceptible, dès qu'on déplace un tant soit peu les œillères de nos jugements, de nos limitations, de nos opinions, de nos rêveries orgueilleu- ses qui se veulent toujours « sentimentales ».

Il me souriait et j'eus l'impression, à ce moment,

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qu'il m'enveloppait d'une espèce de tendresse toute d'in- dulgence, la même que celle qu'il avait exprimée quel- ques jours plus tôt pour regarder un poivrot bêlant, semblant vouloir faire partager aux passants rassemblés autour de lui, la tristesse d'une « cuite » au vin rouge.

Je me le tiens pour dit mais je n'étais pas convaincu. Un fait me revenait à la mémoire : Il y a quelques

années, j'avais été présent, par hasard, au transfert du corps d'un parent et je me suis toujours demandé pour- quoi les cheveux et les ongles du cadavre avaient conti- nué à pousser. C'est la question que je posai à M. Em- manuel.

— Excellente observation, me dit-il, qui te permet de recevoir confirmation de l'existence, pour chacun d'en- tre nous, de corps transitoires prolongeant notre corps physique dont je t'ai déjà parlé et pour lesquels les liai- sons les plus directes s'effectuent au niveau des ongles et du système pileux, en particulier des cheveux.

Tiens, par exemple, on a coutume de rappeler l'ex- istence de ces corps lorsque, saisis de peur, nous affir- mons « la sensation désagréable » ressentie au niveau des cheveux qui semblent, perçoit-on, se dresser sur la tête. Phénomène identique éprouvé lors d'un plaisir é- levé, en recevant, par exemple, les effluves magiques d'une certaine qualité de musique ou de couleurs, de par- fums, de perceptions tactiles.

Ce qui serait souhaitable, ce serait évidemment de sentir ce même phénomène sans le secours de supports extérieurs.

Je l'interrompis tout de suite : — Vous n'êtes pas sérieux, voyons ? Il me sourit...

— Je suis on ne peut plus sérieux pour ajouter que

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nous vivons tous dans un océan d'Amour d'une puissan- ce subtile telle que nous devons pouvoir accepter simple- ment de recevoir la vraie musique, l'authentique couleur, l'ineffable parfum de ce qui est à la fois et musique, et couleur, et parfum, c'est-à-dire bien au delà des mots, des définitions, des représentations mnémoniques et des as- semblages humains que nous nous en faisons.

D'ailleurs, pour revenir à ce qui fut le pivot de mon point de vue, accepte de supposer également que toutes nos secrétions ont pour corrolaires nos corps subtils, nos prolongements, nos véhicules de liaison avec l'Univers féerique et que, consciemment ou non, nous « partici- pons » par Lui, de Lui, en Lui et pour Lui.

— Lui, qui, demandai-je ? — Lui-Univers, Pascal, Lui-Inexprimable, Lui-

« Cela » ! Je ne regrettai pas mes questions. En ce qui concerne

M. Emmanuel, je découvrai, une fois de plus, qu'il sa- vait !... Bien qu'il n'eût pas été généreux de confidences cette fois encore, ce qui était ahurissant, pour moi, c'était de constater la rigoureuse logique de sa simplicité.

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V

Je l'ai rarement vu discuter en dehors de nos conver- sations qui, maintenant et de plus en plus, se limitaient souvent à ses seules affirmations sans appel, ce qui, je l'avoue, me choquait un peu.

Par contre, en dehors de moi, il ne donnait son point de vue qu'avec beaucoup de prudence. Moi seul, qui croyais bien le connaître, pouvais remarquer ses hésita- tions, ses refus, par une sorte d'expression particulière de son regard qui semblait, dans ces cas-là, regarder sans voir, comme s'il était ailleurs.

En général, d'ailleurs, les interlocuteurs ne se ren- daient compte de rien et, bien entendu, étaient rarement déçus tant les réponses pesées et mesurées de M. Emma- nuel étaient empreintes de cordialité bienveillante.

Ce que je puis affirmer c'est que tout échange d'i- dées avec les voisins par exemple, ou bien avec les va- gues relations de notre héros, se soldaient toujours par un climat de mieux-être. Je dois vous relater que le phé- nomène essentiel apparaissant immanquablement était l'établissement d'une certaine atmosphère paisible ré- gnant au bout de fort peu de temps. La ou les personnes

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— La période de repos, pendant la nuit, m'avait-il déclaré, ne doit pas être l'occasion d'une perte de pré- sence à toi-même et en toi-même. Tout doit pouvoir s'ac- complir sans hypnose, c'est-à-dire sans perdre le bran- chement divin, la liaison harmonieuse, le fil spirituel.

Eveillez-vous, éveillez-vous nous dit toujours Saint Paul. Que cet Eveil soit donc réalisé aussi pendant ton repos nocturne.

Profite, d'ailleurs, de cette période de repos, de silence extérieur relatif, pour veiller c'est-à-dire prier.

Qu'importe si tu as l'impression d'avoir moins dor- mi. Ta conscience en sera d'autant plus vivifiée et les forces te viendront par surcroît.

Pose-toi à toi-même pendant la période nocturne. Repose-toi bien, dit-il en souriant.

J'avais rétorqué combien cela devait être... difficile. — Mais oui, Pascal, c'est difficile. Tout est difficile

parce que tout est simple, m'avait-il répondu.

Je fis alors un rêve curieux... Parti en fin de jour pour je ne sais quelle destination

confuse, je marchais à pied dans u n chemin rocailleux, très pénible, tracé entre des ronces et des broussailles épineuses.

Ce chemin, en bordure de rivière, était si étroit, si difficilement praticable, qu ' à chaque instant, bu tan t sur les pierres et voulant me retenir, je m'écorchais le visage et les mains et y déchirais mes vêtements. Ensanglanté, j 'avançais tout de même puisque je « devais », semblait- il, me rendre absolument en un certain endroi t pour d'impérieuses raisons dont je ne me souviens plus.

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Au bout d'une heure de cheminement, harassé et douloureux, j'arrivai à hauteur d'une cabane délabrée où je voulus pénétrer pour bénéficier d'un bienfaisant repos.

Le seuil à peine franchi, je fus insulté par l'occu- pant, qu'il ne m'était d'ailleurs pas possible de repérer exactement, tant l'obscurité était épaisse... Je répliquai vertement expliquant mon besoin de repos, mais le per- sonnage était intransigeant. Il voulut me chasser par la violence. Je me battis alors sauvagement, dans un élan d'une énergie exceptionnelle, incompatible avec mon épuisement précédent. Roulant à terre, je heurtai un mor- ceau de ferraille dont je m'emparai et avec lequel je frap- pai de toutes mes forces mon furieux antagoniste...

... Je venais de commettre un crime ! Je l'avais tué... et je me demandais quelle était ma victime !

Je traînai tant bien que mal, hors de la cabane, le corps inerte. La nuit, maintenant, était suffisamment éclairée par la lune pour que je puisse apercevoir le vi- sage et l'aspect du moribond.

Oh, stupeur !... ma victime était très exactement moi-même ! Je venais de tuer quelqu'un qui, non seule- ment avait mes traits et mon allure, mais qui était éga- lement vêtu, semblait-il, exactement comme moi... C'é- tait donc un autre Philippe Wihier.

Je m'enfuis par la rivière qui bordait le chemin et, dès les premières brasses, je me réveillai... délicieusement heureux !... Le premier pas de ma délivrance était fait... la libération commençait pour moi !