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SOUS LA DIRECTION DE Jean-Paul Desbiens (1927-2006) Alias Le Frère Untel Professeur de philosophie (1996) L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE? Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Page web personnelle dans la section des bénévoles. Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE?

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SOUS LA DIRECTION DE

Jean-Paul Desbiens (1927-2006) Alias Le Frère Untel

Professeur de philosophie

(1996)

L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE?

Un document produit en version numérique par Gemma Paquet, bénévole, professeure de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi

Courriel: [email protected] Page web personnelle dans la section des bénévoles.

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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Jean-Paul Desbiens, L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996) 2

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Jean-Paul Desbiens, L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Gemma Paquet, bénévole, profes-seur de soins infirmiers retraitée du Cégep de Chicoutimi, à partir de :

Sous la direction de Jean-Paul Desbiens (alias Le Frère untel) L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? Montréal : Les Éditions logiques inc., 1996, 146 pp. [Autorisation formelle accordée, le 20 janvier 2005, par l’auteur de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les citations : Times New Roman 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition numérique réalisée le 1er octobre 2009 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada.

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Sous la direction de Jean-Paul Desbiens (1996)

L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ?

Montréal : Les Éditions logiques inc., 1996, 146 pp.

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Données de catalogage avant publication (Canada) Jean-Paul Desbiens L'école, pour quoi faire ? (L'Agora) Comprend des réf. bibliogr. ISBN 2-89381-326-7 1. Éducation - Québec (Province). 2. Enseignement, Systèmes d'- Québec (Province). 3. Collèges d'enseignement général et profession-nel. 1. Desbiens, Jean-Paul, 1927- II. Collection : L'Agora (Montréal, Québec). LA418.Q8E35 1996 307',9714 C96-940033-0 Logiques est une maison d'édition agréée par les organismes d’État responsables de la culture et des communications. Révision linguistique : Roger Magini, Claude Herdhuin Mise en pages : Martin Gascon Graphisme de la couverture : Christian Campana Photographie de l'auteur sur la page couverture : KEDL Les Éditions LOGIQUES 1247, rue de Condé, Montréal (Québec) H3K 2E4 Téléphone : (514) 933-2225 -Télécopieur : (514) 933-3949

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Sujets abordés dans le livre : Éducation, enseignement, cégep, système d’éducation

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Table des matières Quatrième de couverturePrésentation des auteursAvant-propos La question des cegepsLa réforme des cegeps : un rendez-vous manqué De l'écoleL'école en état de siègeLettre au ministre de l'Éducation de l'hiver prochainL'école et l'emploiLa modernisation du système éducatifLe rapport des Sept SagesLe rapport de la Centrale de l'enseignement du Québec Conclusion Post-scriptum

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L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996)

QUATRIÈME DE COUVERTURE

Qu'est-ce que ça donne d'aller à l'école ?

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Remise en question, décloisonnée, réformée, bouleversée, souvent menacée de laïcisation, du primaire jusqu'au collégial, l'école québécoise en a vue de toutes les couleurs !

L'école, telle qu'on l'avait connue jusqu'au début des années 60, inattaquée, in-changée, et, apparemment, inattaquable et inchangeable, les ministres de l'Éduca-tion ont décidé de la secouer et de lui faire peau neuve.

Des spécialistes, sous la direction de Jean-Paul Desbiens (le célèbre Frère Un-tel !), se sont penchés sur notre système d'éducation. Ces spécialistes prennent appui sur une longue expérience comme enseignants, administrateurs scolaires ou fonctionnaires au ministère de l'Éducation.

L'école pour quoi faire ? réunit plusieurs années de réflexion et d'analyse. L'école, pour quoi faire ? arrive à point pour alimenter le débat - et le débat sera vif ! Cet ouvrage percutant fournit des réponses claires et non partisanes aux question que se posent les gens qui s'inquiètent de l'avenir... de l'école québécoise.

Jean-Paul Desbiens a occupé différentes fonctions dans l'enseignement et l'administration scolaire. Depuis plusieurs années, il se consacre davantage au journalisme et collabore à divers journaux et revues. Il a publié en 1960, Les Inso-lences du Frère Untel, un livre fracassant qui a mené à la création du ministère de l'Éducation.

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L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996)

PRÉSENTATION DES AUTEURS

François Caron

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Avant d'occuper, pendant six ans, un poste de gestionnaire municipal, M. François Caron fait carrière pendant plus de 30 ans dans le domaine de l'éduca-tion. Il enseigne aux niveaux primaire, secondaire, collégial, de 1949 à 1960. Au terme d'un congé d'études de deux ans, il obtient une licence en philosophie à l'université Laval.

De 1962 à 1966, il est directeur de l'Académie de Québec (aujourd'hui le cé-gep de Sainte-Foy). En 1964, il est nommé membre du Conseil supérieur de l'édu-cation. En 1966, il accepte un poste d'enseignant à l'Université nationale du Rwanda.

De retour au Québec en 1968, M. Caron occupe les postes d'adjoint au direc-teur général puis de directeur des services de l'enseignement à la commission sco-laire régionale du Golfe, avant d'être nommé directeur du collège régional de la Côte-Nord.

De 1972 à 1982, il est directeur général du cégep Édouard-Montpetit, à Lon-gueuil. À ce moment-là, ce cégep comptait plus de 5 000 élèves réguliers et quel-que 3 000 étudiants à l'éducation des adultes. C'est au cours de cette décennie que se réalisèrent l'agrandissement du campus de Longueuil, la construction de l'école d'aérotechnique à Saint-Hubert et un imposant centre sportif à Longueuil.

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M. Caron a également occupé un poste de commissaire à la commission sco-laire Mont-Fort, de 1976 à 1979.

Jean-Paul Desbiens

Jean-Paul Desbiens est né en 1927, à Métabetchouan, Lac-Saint-Jean. Après ses années de formation chez les Frères Maristes, il obtient le Brevet complémen-taire de l'École normale en 1946. Frappé par la tuberculose, il est ensuite hospita-lisé pendant près de sept ans.

Après trois ans d'études à l'université Laval, il obtient une licence en philoso-phie, en 1958. Il enseigne ensuite à Chicoutimi et à Alma. En 1960, il publie Les insolences du Frère Untel.

De 1961 à 1964, il étudie à Rome et à Fribourg (Suisse), où il obtient le docto-rat en philosophie. Il est ensuite fonctionnaire au ministère de l'Éducation jusqu'en 1970, où il contribue, notamment, à la mise en place des cégeps.

De 1970, à 1972, il est éditorialiste en chef au journal La Presse. Il passe en-suite six ans à titre de directeur général du Campus Notre-Dame-de-Foy.

De 1978 à 1983, il exerce la fonction de provincial pour sa communauté au Saguenay-Lac-Saint-Jean. En 1984, il travaille au cégep de Saint-Foy, à titre de directeur du service de Recherche et Développement. De 1986 à 1990, il est de nouveau directeur général du Campus Notre-Dame-de-Foy.

Il collabore à divers journaux et revues, et prononce des centaines de confé-rences, au Québec, au Nouveau-Brunswick, en Ontario. Pendant cinq ans, il tient une chronique hebdomadaire au journal La Presse.

Il détient un doctorat honorifique en sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Chicoutimi (1983) et de l'université de Sherbrooke (1987). En 1988, il est nommé chevalier de l'Ordre national du Québec.

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Jean-Noël Tremblay

Né à Chicoutimi, en 1945. Après ses études au séminaire de Chicoutimi, il en-treprend des études en anthropologie (baccalauréat et scolarité de maîtrise M.B.A.). Il est ensuite consultant-chercheur dans le domaine du développement régional en milieu amérindien. Spécialiste de l'anthropologie économique, il tra-vaille à plusieurs projets dans les communautés amérindiennes du Québec, du Mexique, d'Amérique latine.

De 1978 à 1988, il est directeur général du cégep de Sainte-Foy où il travaille notamment à la réalisation de projets relatifs au développement culturel (fonda-tion de la salle Albert-Rousseau) ; au développement des programmes d'études et de recherches (création de deux centres spécialisés dans la formation technique : l'un en foresterie, l'autre en informatique). Il s'engage également dans le domaine du développement international avec le Centre international de développement en éducation. Pour favoriser la recherche et le développement, il crée la Fondation du cégep de Sainte-Foy.

De 1988 à 1991, il entreprend des études et des recherches pour un doctorat à l'École des Hautes Études Commerciales, sur l'importance de l'imaginaire en ges-tion des organisations policières. La cérémonie de soutenance de son doctorat aura lieu en janvier 1996.

De 1991 à 1995, il est professeur de management à l'École nationale d'admi-nistration publique.

Depuis juin 1995, il occupe le poste de directeur général au Campus Notre-Dame-de-Foy, à Saint-Augustin-de-Desmaures.

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Arthur Tremblay

Né à Saint-Bruno, Lac-Saint-Jean. Cofondateur, en 1941, de l'Institut d'orien-tation professionnelle, directeur adjoint de l'École de pédagogie, de 1945 à 1960, conseiller spécial du ministère de la Jeunesse du Québec, de 1960 à 1964, sous-ministre de l'Éducation, de 1964 à 1969.

Président directeur général de l'Office de planification et de développement (O.P.D.Q.), de 1969 à 1972, sous-ministre au ministère des Affaires intergouver-namentales, de 1971 à 1977.

Il accède au Sénat en 1979 dont il est retraité depuis le 18 juin 1992. Conseil-ler spécial du Premier ministre du Canada sur les affaires constitutionnelles et les relations fédérales-provinciales.

Il détient des doctorats honorifiques des principales universités canadiennes ; il est officier de l'Ordre du Canada. En 1991, il est nommé officier de l'Ordre na-tional du Québec.

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L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996)

AVANT-PROPOS

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Au printemps de 1992, Mme Lucienne Robillard, alors ministre de l'Ensei-gnement supérieur et de la Science, annonçait une réforme radicale du niveau collégial. Durant l'été qui suivit, quelques personnes formèrent le projet d'interve-nir dans le débat qui s'annonçait. Tels furent l'occasion et le noyau d'un groupe de réflexion qui devait publier six textes dans La Presse, entre décembre 1992 et juin 1994. Deux de ces textes portaient sur le niveau collégial ; trois, sur le niveau secondaire ; le dernier, sur l'école et l'emploi.

Les membres de ce groupe 1 n'avaient reçu aucun mandat de qui que ce soit. C'est leur intérêt pour la question de l'école qui les réunissait, et c'est leur expé-rience professionnelle qui pouvait fonder la pertinence de leur intervention. Tous les signataires, en effet, avaient œuvré à des titres divers à la mise en place et à l'administration de la réforme scolaire lancée au début de la Révolution tranquille.

Le groupe s'est donné des règles qui, pour élémentaires qu'elles sont, furent efficaces. Il fut donc entendu :

• que les discussions se feraient toujours à partir d'un document ;

1 François Caron, Jean-Paul Desbiens, Martin Desmeules, Arthur Tremblay,

Jean-Noël Tremblay.

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• qu'après chaque séance de travail, quelqu'un préparerait un nouveau do-cument tenant compte des discussions précédentes ;

• que les textes seraient proposés à un quotidien ; en cela, nous suivions le conseil de Sertillanges : « Écrivant, il faut publier, dès que de bons juges vous en croient capables et que vous-même éprouvez l'aptitude du vol ». 2

Les projets de réforme que nous avons examinés et critiqués dans ces textes, même s'ils ont reçu un commencement de réalisation et une sanction légale, n'an-nulent ni la réflexion antérieure que nous avons menée ni un débat de fond à ve-nir. Nous avons donc jugé utile de réunir les textes en question dans le présent volume en y ajoutant quelques remarques sur le Rapport des Sept Sages 3 publié à la fin juin 1994, de même que des commentaires sur l'étude publiée par la Centra-le de l'enseignement du Québec, à l'occasion de son 34e Congrès 4. Nous termi-nons par un post-scriptum qui tente de cerner l'actualité mouvante des États géné-raux.

2 Antoine-Dalmace Sertillanges, La vie intellectuelle, collection Foi vivante,

Cerf, 1965, pp. 196-205. 3 Les Sept Sages de l'antiquité grecque s'appelaient : Bias de Priène, Chilon de

Lacédémone,Cléobule de Lindos, Périandre de Corinthe, Pittacos de Mitylène, Solon d'Athènes, Thalès de Milet. On attribue à Bias la maxime omnia mecum porto (je porte tous mes biens avec moi), ce qui pourrait assez bien signifier le but ultime de l'école vis-à-vis de chaque élève : le rendre autonome.

Les Sept Sages québécois s'appellent Claude Corbo, Louis Daigneau, John Dinsmore, Fatima Houda-Pepin, Paul Inchauspé, Hélène Simard, Raymonde Touzin.

4 Jocelyn Berthelot, Un horizon démocratique pour l'école et le collège, 1994.

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L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996)

I

La question des cégeps 5

« De toutes les facultés humaines, la mémoire . paraît la plus ruinée par la Chute. Une preuve bien certaine de l'infirmité de notre mémoire, c'est notre ignorance de l'avenir » Léon Bloy

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Donnons donc un peu de mémoire aux mémoires. Reportons-nous en décem-bre 1973. M. Yves Dubé, qui était alors doyen de la faculté des Sciences sociales de Laval, déclarait : « L'enseignement des cégeps, un fiasco ». Et il se demandait s'il ne fallait pas abolir les cégeps et recommencer avec autre chose. Vers le même moment, M. Pierre Grenier, doyen de la faculté des Sciences, affirmait « que l'on forme dans les cégeps des gens comme au XVIIIe siècle, capables de se présenter avec avantage dans les salons littéraires, mais incapables de faire face au monde réel ». On peut se demander où M. Grenier prenait ses « salons littéraires » et surtout où il prenait ces « gens formés comme au XVIIIe siècle ». N'importe ! Jus-te en dessous de la déclaration de M. Grenier (on est toujours en décembre 1973),

5 Article publié dans La Presse, les 2 et 3 décembre 1992, sous la signature de :

François Caron, ex-directeur général du cégep Édouard-Montpetit ; Jean-Paul Desbiens, ex-directeur général du Campus Notre--Dame-de-Foy ; Martin Des-meules, ex-directeur des ressources humaines et financières à la Direction gé-nérale de l'enseignement collégial ; Jean-Noël Tremblay, ex-directeur général du cégep de Sainte-Foy.

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M. Louis O'Neil disait que la « formation en philosophie, en histoire et en fran-çais est déficiente ». Le Dr Claude Fortier abondait dans le même sens.

Rapprochons-nous un peu. Les journaux du 26 mars 1992 titraient : « Québec annonce un débat public sur le cégep » (Le Devoir), « Les cégeps remis en cau-se » (Le Soleil), « Les cégeps seront soumis à une nouvelle commission Parent » (La Presse). Débat public, remise en cause. Les cégeps n'ont jamais connu autre chose, depuis leur création, en septembre 1967.

Il est prudent de se boucher les oreilles aux rumeurs du cocktail pédagogique qui tient lieu de réflexion organisée et responsable. Le propre du décadent, en effet, c'est de questionner toutes choses sans avoir la moindre volonté d'y changer quoi que ce soit. Il a, comme dit saint Paul, « la maladie des recherches et des querelles de mots. Languens circa quaestiones : il croupit autour des questions » (I Tim 6,4).

La création des cégeps était une des recommandations majeures du Rapport Parent, publié en novembre 1964 (le Rapport suggérait l'appellation Institut). Le ministère de l'Éducation, pour sa part, s'était préparé à ouvrir sept cégeps pour l'automne 1967. Sous la pression de l'Opposition libérale, il y en eut douze. À Amos, durant l'été 1967, on brûlait en effigie Jean-Jacques Bertrand, alors minis-tre de l'Éducation, parce qu'on n'avait pas retenu cette ville dans le plan d'implan-tation. À l'automne 1968, il y avait 23 cégeps. Tout ça pour dire que la société voulait des cégeps. Et voilà qu'une Commission parlementaire interroge l'avenir des cégeps. La question posée peut se résumer ainsi : quelles sont la valeur et la pertinence de l'enseignement de niveau collégial ?

Quant à nous, nous dirons d'abord pourquoi nous intervenons dans ce débat ; nous porterons ensuite notre diagnostic nous proposerons quelques remèdes.

LES RAISONS DE NOTRE INTERVENTION

Avant tout examen du présumé malade, nous tenons à rappeler l'importance du débat. Il s'agit ici d'un niveau d'enseignement qui reçoit quelque 160 000 Qué-bécois, jeunes et adultes, dont plus de la moitié sont des jeunes filles. C'est tout un paysage social qui a été ainsi changé. Ce niveau d'enseignement (la « littérature »

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ministérielle parle des ordres d'enseignement. Il faut bien se rendre utile !) fait le pont entre le niveau secondaire et le niveau universitaire, en ce qui concerne les programmes de formation générale ; entre le niveau secondaire et le marché du travail, en ce qui concerne la formation professionnelle de niveau technique.

Malgré les nombreuses et féroces remises en question dont il a été l'objet, le niveau collégial n'a guère changé. Cette fois-ci, nous assure la ministre, « l'autop-sie sera complète et sans merci ». On veut croire que la ministre a commis un lapsus. D'ordinaire, en effet, on ne pratique une autopsie que sur un cadavre. Nous ne pensons pas que le niveau collégial soit un cadavre. Mais nous pensons qu'il a besoin d'un vigoureux traitement.

Libérés depuis quelques années de tout engagement contractuel envers l'une ou l'autre de ces institutions, c'est dans la perspective d'aider à la préparation des actions qui devront être prises pour redonner du sérieux à l'enseignement collégial que nous avons pense apporter une contribution puisée dans une expérience inten-se et prolongée du niveau collégial.

Nous voulons proposer la relance de l'enseignement collégial dans ce qui constitue son essence même : les programmes, l'enseignement, la sanction des études. Nous voulons éviter de faire dévier le débat en réclamant, par exemple, une part accrue de financement. On ne règle rien en pelletant de l'argent dans un problème. Quand on sait que la Coordination (provinciale) des programmes coûte 27 millions de dollars par année et que ça lui prend dix ans pour se mordre la queue ! Et quand on sait ce que coûtent les négociations des conventions collecti-ves, leur interprétation, leur « grief action », on a, de toute façon, une petite idée de l'endroit où l'on pourrait trouver du vieil argent pour en faire de l'argent neuf, comme on dit. Ce n'est quand même pas au lion syndical qu'il faut demander s'il a assez de moutons à manger !

LES PROGRAMMES

Commençons par casser les reins au mythe de la « difficulté de bâtir un pro-gramme d'études ». Bâtir un programme n'est pas une opération difficile, ni com-pliquée, ni longue, ni coûteuse. Ça devient long et compliqué quand on se met à

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vouloir voter le sexe du chat. Pour paraphraser Nietzsche, nous avons le goût de dire : « Les lambins de la connaissance se figurent qu'elle exige de la lenteur ». Traduisez : en l'absence de volonté politique, on fait des sondages et on négocie.

En ce qui concerne les programmes, il faut distinguer les programmes de for-mation professionnelle, les programmes pré-universitaires, la coordination des programmes avec les autres niveaux d'enseignement et avec le marché du travail.

Les programmes de formation professionnelle sont les mieux réussis. Disons la chose brièvement : c'est le secteur de la formation professionnelle qui est le mieux réussi au cégep. La raison en est simple : le jugement sur la valeur de la formation des élèves de ce secteur est immédiat. Il n'est pas différé plus haut, plus loin, comme c'est le cas pour le secteur de l'enseignement pré-universitaire. Dans le secteur de l'enseignement professionnel, il faudrait nettoyer une certaine proli-fération des voies de sortie, comme on dit dans le jargon du milieu. Le diagnostic est posé depuis longtemps. Il s'agit d'avoir la volonté politique d'appliquer les remèdes bien connus des praticiens.

Ce sont les programmes pré-universitaires qui sont les plus lamentables. La cause générale de cette situation, c'est la corruption de l'idée de démocratisation de l'enseignement : le glissement de l'égalité des chances à l'égalité des résultats, à l'Université pour tous. La Centrale de l'enseignement du Québec a déjà soutenu que « l'enfant a droit à l'intelligence ». Tiens ! Le mythe égalitariste est passé par là. Le secteur dit « général » a été transformé en un centre d'achats. Le prêt-à-porter pédagogique et sa doublure, la formation jetable, sont la loi de ce secteur. Il est urgent de faire un grand ménage dans cette poussière de cours, dans cette li-maille de notions qui n'est aimantée par aucun champ magnétique.

Nous ne tomberons pas dans le piège qui consisterait à dresser une liste de cours obligatoires, concentrés, complémentaires. Nous affirmons simplement qu'il suffirait d'établir deux grands profils de formation pré-universitaire : un profil en sciences pures et un profil en sciences humaines. Chacun de ces deux profils pourrait se subdiviser en deux : dans la première catégorie, on trouverait les sciences de la santé et les sciences pures et appliquées ; dans la seconde, l'admi-nistration et l'histoire. Peut-être même qu'un seul « profil » suffirait. L'élève n'au-

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rait pas besoin de deux semestres pour choisir son programme en se promenant avec sa liste d'épicerie. 6

LA FORMATION FONDAMENTALE

L'expression « formation fondamentale » est devenue la tarte à la crème des gogues-logues. Tant pis ! Il faut s'en occuper quand même. Nous nous contentons de dire ici que parler de formation fondamentale, c'est parler de rigueur intellec-tuelle, de maîtrise de la langue écrite et parlée, d'autonomie et de méthode de tra-vail, de conscience historique et d'ouverture sur le monde. Et si l'on nous objecte que cela s'applique aux niveaux primaire, secondaire et universitaire, nous répon-dons que cela s'applique dès le berceau. Nous n'envisageons pas le monopole col-légial de la formation fondamentale, mais nous disons que le niveau collégial pourrait être ce lieu privilégié de formation fondamentale : deux ou trois ans de grâce entre l'adolescence et l'entrée dans le monde adulte. Deux ou trois ans pour conforter les « âmes désarmées ».

En ce qui concerne la formation fondamentale donc, nous disons qu'elle doit être assurée dans les deux catégories de programmes. Le futur technicien participe de la même nature humaine que le futur médecin ou le futur ingénieur. Nous ne voulons pas de « Polynésien téléphonant », comme disait Alain. Les disciplines essentielles à la formation fondamentale sont la langue maternelle, la philosophie, l'histoire, la mathématique, les sciences. Nous ne disons pas que le cégep doit former des philosophes, des linguistes, des scientifiques, des historiens, des ma-thématiciens. La spécialisation, c'est la responsabilité de l'Université.

Précisons un point : toutes les disciplines plus haut mentionnées sont ensei-gnées au niveau secondaire, sauf la philosophie. Nous disons donc, en autres, que la philosophie doit apparaître dans tous les programmes de niveau collégial. « En-tre les arts libéraux, commençons par l'art qui nous fait libres » (Montaigne).

La coordination entre les niveaux d'enseignement est une fausse solution à un problème mal posé. De toute façon, c'est toujours le commis de bureau qui botte

6 Nous nous inspirons ici de la structure du programme du Baccalauréat interna-

tional.

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son chien parce qu'il a été botté par son boss. Si on se débat tant pour coordonner, c'est parce qu'on n'a rien ordonné. Quand on connaît le fond des choses, on n'a pas besoin de se réunir pour le chercher.

L'ENSEIGNEMENT

La compétence des professeurs au niveau collégial n'est nullement en cause. Les professeurs sont généralement compétents. On serait tenté de dire qu'ils le sont trop, mais ce serait une stupidité. On dit qu'ils sont dévalorisés, découragés par « l'impréparation » des élèves qui sortent du niveau secondaire. Il s'agit là de symptômes. Le mal est ailleurs. Le mal, c'est que les professeurs sont seuls. Ils donnent des cours atomisés et ils sont régis par une convention négociée à la troi-sième décimale. Ils sont indéfinis, pour avoir trop voulu se faire définir par des négociateurs patentés, les leurs et ceux du gouvernement. L'école, pourtant, c'est le contraire du négoce, comme le suggère l'étymologie du mot école.

De plus, on leur a soufflé l'École normale, qui était leur lieu de formation pro-fessionnelle et on l'a remplacée par les facultés des Sciences de l'éducation, dont personne ne connaît le nombre. On connaît par contre le nombre des programmes de formation dans les facultés des Sciences de l'éducation : il y en a plus de 400 ! Les professeurs se sont réfugiés dans les centrales syndicales, contrairement aux autres grands corps sociaux (médecins, avocats, ingénieurs, etc.) qui, eux, ont conservé leurs lieux professionnels respectifs. Les professeurs n'ont plus de « lieu » professionnel. Les facultés des Sciences de l'éducation ne sont guère autre chose qu'un lieu administratif.

On fait semblant de s'inquiéter du problème des décrocheurs. Les élèves dé-crochent parce que l'école ne les accroche pas. Le manque d'exigence engendre le mépris. La dévalorisation de son statut d'élève n'échappe pas à son observation sur le fonctionnement de l'école. Il sent très bien qu'il passe après les autobus, l'in-formatique et la troisième décimale des conventions collectives. Inconsciemment, il sent que lui, l'élève, ne fait plus partie du bien commun d'une société ; que trop d'intérêts particuliers profitent de sa présence dans l'école, en plus grand nombre possible. Il n'est plus le centre de l'univers, à un âge où la fierté des adultes devrait

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être tournée vers lui. L'enfant, par définition, veut sortir de l'enfance. On lui a donné tous les droits sans s'occuper de dégager sa grandeur, chose qui exige des contraintes. Mais quand on ne croit plus à rien, il est dur de se contraindre à contraindre. Il est plus facile de fêter l'enfant roi. Le roi client. Client des brasse-ries et des agences de voyage durant la semaine de lecture. Mais la semaine en question est comptée dans les 82 jours semestriels. De plus, l'élève a droit à x % d'absences. Sans oublier les trois flocons de neige qui suffisent à fermer les éco-les, dans ce pays de « trente arpents de neige ».

L'ÉVALUATION

Il y a longtemps que l'on fait le tour de ce problème. Plusieurs centaines de milliers de dollars ont été dépensés pour produire des rapports là-dessus. C'est tout ce que l'on voulait. Faire le tour et ne jamais entrer. Notre proposition à ce sujet est fort simple : il faut que l'évaluation soit commune, extérieure et finale. Commune veut dire la même pour tous. Extérieure veut dire extérieure au cégep et extérieure au ministère de l'Enseignement supérieur et de la Science 7. Si l'évalua-tion est faite par le cégep, on tombe fatalement dans la complaisance : quand on court tout seul, on gagne toutes les courses. Si l'évaluation est faite par le Ministè-re, la politique se met à normaliser.

Nous parlons d'une évaluation finale. Nous ne parlons pas d'une évaluation par tranches. La formation n'est pas un saucisson. Nous parlons donc d'un ensei-gnement organisé en séquences, d'un enseignement et d'un apprentissage cumula-tifs. Disons-le très scolairement : nous parlons d'un enseignement et d'un appren-tissage qui supposent que les cours 101, 201, 301, 401 soient retenus. Nous disons retenus, au sens où l'on dit qu'un arbre retient l'eau, l'air et la lumière. Cela s'ap-pelle croître. Cela s'appelle autorité, mot qui veut dire faire croître, accompagner la croissance.

7 Redevenu, depuis, le ministère de l'Éducation.

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BREF...

Nous avons décidé de ne pas parler des autres niveaux d'enseignement. Le Québec n'a pas les moyens de se payer une autre réforme scolaire. Par ailleurs, l'industrie (improductive, mais payante) des colloques pédagogiques est fort répé-titive, en plus d'être une distraction. Nous disons distraction au sens scolaire. Nous sommes persuadés qu'une réforme des cégeps, dans le sens que nous indi-quons, aurait rapidement un effet d'entraînement sur les autres niveaux, notam-ment le niveau secondaire.

Notre proposition postule un changement profond des mentalités chez l'élève, chez le professeur, chez le gestionnaire.

L'élève devra relever un défi majeur d'ordre intellectuel. Il devra donner la priorité absolue à ses études et mobiliser toutes ses ressources en vue d'un objectif clair, connu et partagé par ceux qui sont là pour accompagner sa croissance intel-lectuelle et morale. Les jeunes ont peut-être une âme, sait-on jamais ? Qu'est-ce que l'homme ? Essayez de répondre, dans le secret de votre cœur. Vous n'en savez plus rien. Il y a pourtant une réponse quelque part. Sinon, vous pédalez pour rien, n'est-ce pas ?

Le professeur (nous aimerions pouvoir dire le maître, mais ce mot est tabou et nous sommes diplomates) devra se souvenir qu'enseigner, éduquer, est bien da-vantage qu'un emploi ; c'est un état. On ne cesse pas d'être maître en sortant de classe, comme un plombier cesse d'être plombier quand il rentre à la maison.

Le directeur, lui, cessant d'être un simple gestionnaire, devra renaître en quel-que sorte ; abandonner son triste rôle de courroie de transmission entre le Ministè-re, la convention collective et trois psychologues. On parle du droit de gérance. La complicité des bureaucrates et des centrales syndicales en a laissé quelque part, quelques centimètres carrés. La gérance n'est pas un droit, c'est un devoir. C'est par mollesse que nous disons gérance. Nous voulons dire direction. Il est terriblement réducteur de ne plus parler que de gérance et de clientèle. Une école doit être dirigée.

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La triple alliance des bureaucrates, des politiciens et des centrales syndicales a détourné l'école de sa fin. La fin de l'école, c'est l'éducation de l'intelligence et de l'âme.

À propos de l'intelligence, il est bien difficile de défoncer la définition de Jean-Claude Milner : « Parler d'école, c'est parler de quatre choses :1) des sa-voirs ; 2) des savoirs transmissibles ; 3) des spécialistes chargés de transmettre des savoirs ; 4) d'une institution reconnue, ayant pour fonction de mettre en pré-sence, d'une manière réglée, les spécialistes qui transmettent et les sujets à qui l'on transmet » 8.

Quant à l'âme, on est dans l'ineffable. Ineffable : le mot le dit, n'est pas objet d'enseignement. Il est objet d'éducation. On n'enseigne pas l'amour, même si le gouvernement prétend que « l'amour, ça se protège ». Ils ont dû bien s'amuser, les communicateurs ministériels qui ont pondu ce slogan. La protection de l'amour, ça se trouve en quatre couleurs, le long de l'autoroute Jean-Lesage et autres bras-series ou hôtels haut de gamme. Mais il paraît que ça manque dans les garderies. Pardon ! dans les établissements préposés aux services de garde. Une gardienne d'enfants ? Pensez donc ! Après trois ans dans l'ordre collégial !

L'État a le devoir de fixer le niveau et la durée des études. Mais il doit retirer ses grosses pattes des contenus et des méthodes d'enseignement. Par contre, il doit s'assurer que l'évaluation se fait. Parlant de durée (et c'est bien tout ce que nous dirons ayant trait au financement), nous ajoutons ceci : la durée des études collé-giales doit être limitée. Le temps requis pour obtenir un diplôme doit être de qua-tre ou six semestres, selon les catégories de programmes. Ceux qui auraient be-soin de cinq ou sept semestres pourraient poursuivre leurs études collégiales sans pénalité. Au-delà de cette tolérance, ils devraient être soumis aux mêmes condi-tions que les adultes, c'est-à-dire payer des droits de scolarité.

La mise en place, la mise en vigueur de la réforme que nous souhaitons ne doit pas dépasser deux ans. Sinon l'opinion publique sera passée à autre chose et le gouvernement aussi. Et ceux qui veulent sauver leur steak auront trouvé quel-que glorieux moyen de le faire. Au nom de la qualité de l'enseignement, par exemple.

8 De l'école, Seuil, 1984.

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Nous aurions le droit d'être soupçonneux et de penser que la Commission par-lementaire est un écran de paroles, une distraction démocratique. Laissons nos soupçons comploter tout seuls.

Nous ne finirons pas le petit devoir scolaire que nous nous sommes impose sans dire qu'il est complètement futile d'imaginer quelque réforme un peu signifi-cative (et peu importe l'ordre d'enseignement, comme dit le jargon ministériel), si l'on ne sort pas la pédagogie de la prison des conventions collectives de travail. La dignité professionnelle des maîtres l'exige, le respect des jeunes, également.

L'école n'appartient ni à l'Église, ni à la famille, ni à l'État, ni aux centrales syndicales. L'école appartient à la société. L'État doit la rendre commune, disait déjà Aristote, mais il n'a pas le droit d'en faire son monopole. La production et la distribution du pain est un besoin commun et donc, un service public. On n'a pas besoin pour autant d'un État boulanger.

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L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996)

II

La réforme des Cégeps un rendez-vous manqué 9

Retour à la table des matières

Notre nouvelle intervention est pertinace. Nous ne disons pas pertinente, car nous savons qu'elle est impertinente. Nous disons pertinace, ce qui veut dire opi-niâtre. Notre lecteur privilégié se souviendra, en effet, que les 2 et 3 décembre dernier, quelques jours avant la fin des travaux de la Commission parlementaire, La Presse avait publié notre opinion sur La question des cégeps.

Le 6 avril, la ministre Lucienne Robillard présentait en bloc ce qui avait été débité en détail, de fuites en ballons d'essai, depuis un mois. Nous examinons aujourd'hui la cure prescrite au patient. Nous reprenons les divisions que nous avions adoptées dans notre premier texte. Nous parlions de programmes, de for-mation fondamentale, de sanction des études.

9 François Caron, Jean-Paul Desbiens, Martin Desmeules, Jean-Noël Tremblay.

Article publié les 13, 14 et 15 mai 1993.

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UN RENDEZ-VOUS MANQUÉ

En l'espace de trois ou quatre ans, l'opinion publique avait été saisie de plu-sieurs jugements sur les cégeps. Il y avait eu :

• La publication du premier « Palmarès des cégeps », par la revue L'Actua-lité ;

• L'aveu de M. Claude Ryan à l'effet que le ministre de toutes les éducations « signe les diplômes des cégépiens, comme on signe un chèque en blanc » ;

• L'imposition, par les Universités, d'un examen de français.

Là-dessus, la ministre annonce « une autopsie complète, un examen sans mer-ci, où tout serait mis sur la table ». Puis, ce fut la Commission parlementaire de l'automne dernier.

Une fois l'écran de fumée dissipé, on voit que la montagne des mémoires, des rapports des Conseils, des déclarations politiques, accouche d'un surmulot. Aucun diagnostic global, aucun rappel clair de la fin des cégeps, aucune vision inspiratri-ce. On est demeuré assis dans le parce que, dans le comment. Certes, le projet ministériel confirme l'existence du niveau collégial. Le patient n'est pas expédié à la morgue, mais pour l'essentiel, la réforme est une opération cosmétique. En pa-raphrasant Bruno Hébert, nous dirions que « l'on cède au pragmatisme galopant ; on évite le débat de fond, le pourquoi-faire ; on se rabat sur le discours techni-que, le comment-faire. Discours d'ajournement » 10

Quand on décrit un niveau d'enseignement en termes de valeur ajoutée, de train de mondialisation, d'ordre mondial axé sur la connaissance et l'innovation technologique, on est davantage inspiré par le Québec inc. que par le souci de former des êtres pour eux-mêmes et non pas en vue du XXIe siècle. L'horizon de l'indéfini a remplacé l'éternité. De toute façon, les siècles ne commencent pas à

10 Éloge de l'éducation, éditions Paulines, 1993.

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00h0l, un certain 1er janvier. Le XXIe siècle a commencé en 1989, le jour où le mur de Berlin s'est écroulé.

Les arrangements envisagés par la ministre sont tout au plus des aménage-ments qui relèvent de la mécanique en ce qui a trait aux programmes et à l'admi-nistration financière des collèges. La formation fondamentale, celle qui amène l'élève à prendre en main ses études afin de devenir un être plus libre et plus heu-reux de vivre au présent, celle qui force les institutions à se tourner vers l'élève plutôt que vers l'administration de l'élève, cette vision de l'école ne fait pas partie des préoccupations ministérielles d'une école que l'on prétend amarrer au XXIe siècle.

En ce qui a trait aux programmes, la réforme, au lieu de faire le ménage qui s'imposait, notamment dans le secteur pre-universitaire, désarticule le programme de philosophie, saupoudre les autres de quelques heures de français et d'anglais supplémentaires et supprime le cours de pêche à la mouche II.

En ce qui touche la formation fondamentale, la réforme l'ébranle davantage, s'il est possible, notamment en charcutant le programme de philosophie. L'expres-sion formation fondamentale n'est même pas retenue. Elle retourne dans les lim-bes des slogans ministériels successifs. Pendant deux ou trois ans, ce slogan avait fait les délices de tous les Conseils et le pensum de braves petites équipes dans la plupart des cégeps, sans parler des colloques.

En ce qui touche la sanction des études, la réforme propose trois commissai-res. Trois Super Inspecteurs !

En ce qui touche la prison des conventions collectives de travail, qui verrouil-lent l'enseignement, la réforme s'empresse de leur présenter les respects de la mi-nistre.

En ce qui touche le calendrier scolaire, la réforme est muette.

Enfin, la réforme a réussi à déformer une idée valide (le ticket accélérateur) en une distraction de cirque étudiant, sans se douter que les cinq échecs seront bientôt réclamés à titre de droits acquis dans la culture où baigne déjà le droit d'absence aux cours.

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LES PRÉALABLES DE TOUTE RÉFORME

Nous allons reprendre chacun de ces points. Mais, auparavant, disons un mot de ce que l'on pourrait appeler les préalables à toute réforme.

L’accessibilité au collégial

La réforme fait sien l'avis du Conseil supérieur de l'éducation selon lequel 70% des Québécois devront avoir l'espérance d'accéder (exemple parfait de lan-gue de bois !), avant l'âge de 20 ans, au niveau collégial. De ce nombre, la moitié dans le secteur technique, l'autre moitié, dans le secteur pré-universitaire.

Après l'espérance d'accès au cégep, on a droit à l'espérance d'accès au diplô-me. L'objectif pour l'an 2000 est fixé à 60 %. Il s'agit là d'un objectif quantitatif. Nous serions malvenus de vouloir en rabattre. « Vienne le jour où tous les ci-toyens seront prophètes », comme dirait Moïse ! (Nombres, 11, 29).

Les diplômes, c'est comme la monnaie : la mauvaise chasse la bonne. On ne peut pas gonfler indéfiniment les taux de scolarisation et de diplômation au nom de la démocratie ou du XXIe siècle.

La ministre a beau dire que « les formes connues de l'élitisme sont devenues impraticables », il demeure que l'égalitarisme est une perversion de l'idéal démo-cratique 11.

Il ne suffit pas de rabaisser le niveau d'exigence des programmes et de norma-liser la sanction des études pour satisfaire les statistiques. Pour un niveau donné,

11 L'école de la permissivité et de l'égalitarisme a engendré une forme d'élitisme

« à 1'envers » qui isole 40 % de décrocheurs. « If we continue to ask little of our students, we will continue to get what we ask for. Some people argue that raising academic standards and expectation is elitist. But which system is mo-re elitist - one that expects high achievement of only a small group of students or one that expects it of most ? The system we have now only challenges a small group of top students and consigns the rest to mediocity. >, (Albert Shanker, The New Republic, 26 juin 1995).

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un diplôme de fin d'études doit être terminal de par sa nature. Il ne doit donc pas être converti en laissez-passer pour l'ensemble du territoire scolaire.

Soit dit en passant, on voit mal comment les recommandations, les briques de recommandations des divers Conseils peuvent aider en quoi que ce soit un homme politique. Le mot homme est un épicène. L'homme politique doit prendre action. Comment dégager une action, une seule, de ces briques écrites en langue de bois ?

Fernand Dumont rappelait récemment que « l'on consacre des ressources énormes au secondaire, au cégep, à l'université, puis on cède à l'illusion que les choses semblent aller bien parce qu'il y a pas mal de monde dans les universi-tés....) Nous faisons de la fausse scolarisation » (Revue Forces, 92, hiver 1991).

La norme de la mathématique

Le document ministériel parle de « formes connues de l'élitisme, devenues im-praticables ». Il existe néanmoins une forme occulte d'élitisme, c'est l'utilisation de la mathématique pour le choix des meilleurs. Faute d'avoir le courage de rap-peler le fait de l'inégalité des aptitudes et d'en tirer les conséquences, on a trafiqué l'ensemble du système scolaire, à coup de mensonges maquillés en compassion, à coup de normalisation des résultats d'examens quand il y en avait, à coup de slo-gans saignants. En fait, on a utilisé la mathématique pour opérer la fatale discri-mination des aptitudes, accréditant du même coup l'idée que l'on est un raté si l'on n'est pas estampillé par l'Université.

Écoutons ici un observateur étranger au marais pédagogique québécoisé. « Il y aurait beaucoup à dire sur le singulier rôle compensateur, sur l'espèce de fonc-tion d'antidote interne que la promotion de la norme mathématique et scientifique a silencieusement rempli par rapport au déploiement ostensible, occupant appa-remment toute la place, des pédagogies de l'émancipation individuelle. Pendant que, d'un côté, l'on s'attache à cultiver la spontanéité des individus, pendant que l'on encourage l'expression de leur singularité, que l'on s'efforce de donner à chacun voix au chapitre dans le respect de principe de la diversité des opinions et

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des points de vue, se met, d'autre part, en place comme discipline-étalon, la disci-pline la plus implacablement normative qui soit. » 12

Nous croyons savoir que l'apprentissage de la mathématique est une exigence de la formation fondamentale. Mais la mathématique est devenue, à toutes fins utiles, un entonnoir d'où ne sortent que les meilleurs. Les autres se réfugient dans les programmes des sciences humaines ou autres, réputés plus accommodants. La rumeur panique fait le reste. Dès la 3e secondaire, l'élève qui vise l'université ou dont les parents la visent pour lui, est obligé de savoir s'il voudra être médecin, ingénieur ou professeur, non pas même pour entrer au cégep, mais au sortir de l'Université. Et voilà pourquoi il faut des sessions d'accueil au cégep et des exa-mens d'admission en français pour entrer à l'Université.

LA RÉFORME POSSIBLE ET SOUHAITABLE

Les programmes

Nous disons d'abord que l'État a la responsabilité de fixer le niveau et la durée des apprentissages. Quand nous disons niveau, nous entendons un certain décou-page dans un champ de connaissance, qu'il s'agisse de langue, d'histoire, de ma-thématique, de sciences, de philosophie. Quand nous disons État, nous n'enten-dons évidemment pas que ce travail de découpage doive être fait dans des bu-reaux de fonctionnaires. Il doit y avoir consultation des professeurs et coordina-tion entre les deux niveaux contigus d'enseignement et le monde du travail. Mais une consultation n'est pas une négociation. Nous maintenons qu'il faut casser les reins au mythe de la difficulté de bâtir un programme scolaire. Il y a difficulté, il y a impasse quand on se met à vouloir voter le sexe du chat autour d'une table pro-vinciale ou entre deux niveaux d'enseignement.

12 L'école à l'école d'elle-même, revue Le Débat, novembre 1985.

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Nous ferez-vous accroire qu'il est difficile de déterminer le niveau d'apprentis-sage du français qui doit être atteint à la fin du secondaire et, par voie de récur-rence, le niveau qui doit être atteint à la fin du primaire ?

Pour le secteur pré-universitaire, les programmes devraient être ramenés à deux profils : un profil en sciences pures et appliquées et un profil en sciences humaines.

Pour le secteur technique, les profils doivent être davantage diversifiés. Il ne nous revient pas d'établir ici les catégories de programmes requis. Nous rappelons cependant que lors des audiences de la Commission parlementaire, les représen-tants du marché du travail réclamaient, eux aussi, une assiette plus large de forma-tion générale. À peu qu'ils ne parlassent de formation fondamentale !

Il va sans dire qu'il faudra affranchir les programmes des préalables exigés par les universités et notamment de la distorsion opérée par la mathématique.

La formation fondamentale

Dans son rapport de l'année 1986-1987, le Conseil des collèges disait : « La notion de formation fondamentale a besoin d'être précisée (...) pour identifier le rôle de l'ordre collégial dans la formation du citoyen québécois et pour donner aux enseignants, par l'intermédiaire des objectifs de programmes, des guides sûrs, précis et opérationnels sur les buts à atteindre et sur les exigences a mainte-nir dans l'enseignement collégial ». Nous sommes sept ans plus tard.

La formation fondamentale n'est pas une discipline d'enseignement ni même un groupe de disciplines. Nous dirions qu'elle est une mentalité, une préoccupa-tion toujours agissante. Et même si c'est l'élève qui est l'agent principal de sa for-mation, c'est au maître qu'il revient de saisir et de faire valoir les occasions de la dégager, au sens où l'ont dit que le sculpteur dégage une forme.

En raison de leur nature, la langue maternelle et la philosophie sont des ins-truments privilégiés de formation fondamentale. Autrement dit, si ces deux disci-plines perdaient leur caractère commun et obligatoire, quelle raison y aurait-il de maintenir les cégeps tels qu'ils ont été conçus et tels que l'on prétend vouloir en refaire le choix, selon l'expression de la ministre ?

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Le cas du français

Le cas du français au collégial est aussi pathétique que celui de la philosophie. Faut-il rappeler que la Coordination provinciale a mis dix ans pour finir par se mordre la queue ? Faut-il rappeler la série d'articles de Lysianne Gagnon, publiés dans La Presse, en 1975 sous le titre Le drame de l'enseignement du français ? Ou ceux, tout récents, de Michèle Ouimet, dans La Presse encore ? Comment expli-quer que des journalistes puissent monter des dossiers aussi accablants et aussi inattaquables et que le ministère de l'Éducation n'ait pas trouvé moyen de redres-ser la situation ? On ne parle pas de la semaine dernière. On parle de cris d'alarme poussés il y a près de 20 ans ! Et comment se fait-il que les corps professoraux n'aient pas pris la situation en main eux-mêmes ? La seule mesure qui semble avoir porté quelque fruit, c'est celle que les universités ont prise en imposant un examen d'admission en français.

On sait que cet examen a été ramené au niveau collégial, à compter de cette année. Mais les méninges en bouillie qui ont concocté l'examen et les critères dits de correction, autorisent les journalistes à verser un pleur de crocodile hilare sur la pauvre petite qui rate son université pour une virgule. On sait pourtant que « pour un point, Martin perdit son abbaye », comme dit le proverbe !

On n'a pas idée de l'effet de redressement qu'aurait un examen de français avant l'admission au cégep. On passe son temps à dire et à écrire que la langue est la clé de tout et on n'est pas foutu d'en exiger la maîtrise minimale. Une dictée de 23 lignes (250 à 300 mots), tirée de n'importe quel auteur classique, suffirait à évaluer les étudiants. Faites ça deux ans de suite, déclarez inapte quiconque aurait plus de cinq fautes, mais faites-le pour de vrai, et la partie est gagnée. Le se-condaire aura compris.

Le cas de la philosophie

Le cas de la philosophie peut paraître, plus difficile que celui du français, par-ce que la grammaire, la syntaxe et l'histoire de la littérature constituent un corpus

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de connaissance au sujet duquel il existe un consensus objectif, tandis qu'en philo-sophie, il existe des courants de pensée, des écoles exclusives l'une de l'autre. Va-léry disait bien que « si les artistes se disputent le rang, les philosophes se dispu-tent l'existence ». Et alors, quoi faire ? D'une part, personne ne veut d'un État phi-losophe qui imposerait sa philosophie. Par ailleurs, il est impossible de retourner à un enseignement monolithique. Sera-t-on kantien, thomiste, hégélien, foucaldien ?

Pour sortir de ce dilemme, il faut s'entendre justement sur le niveau et l'éten-due du domaine qu'il convient de déterminer quand il est question de philosophie. Il y a moyen de déterminer quelques grands thèmes ou sujets ou problèmes qui font depuis toujours l'objet de la réflexion philosophique et d'en faire un pro-gramme. Les quatre divisions qui ont été choisies et maintenues jusqu'à mainte-nant se défendent assez bien. Elles auraient besoin d'être refermées, précisées da-vantage, mais enfin, elles couvrent les grands champs d'une initiation à cette dis-cipline.

En vérité, il ne s'agit pas d'initier à une discipline qu'un très petit nombre seu-lement d'élèves choisiront d'approfondir à l'Université, il s'agit de leur révéler l'existence d'un vaste univers au-delà du petit monde qu'ils connaissent. Il s'agit de fournir aux élèves quelques clés pour pénétrer dans les problèmes qu'affronte l'es-prit de l'homme, depuis qu'il est homme. Ces problèmes, comme dit Jean Guitton, « ne sont pas en grand nombre, ni davantage les solutions qu'on y fournit ». Si l'on pense à la logique, par exemple, il n'est pas indifférent de distinguer une bon-ne fois entre opinion, évidence, certitude, vérité. Il n'est pas indifférent non plus de maîtriser quelques éléments de la critique des sciences. Il n'est pas indifférent d'avoir eu l'occasion de réfléchir, d'une façon organisée, sur le problème de la liberté, du mal, de l'amour.

Ce qui a manqué et ce qui a ouvert la porte à beaucoup d'excès, c'est qu'il n'y a jamais eu aucune évaluation sérieuse des apprentissages proposés. À toutes fins utiles et inutiles, chaque professeur a été laissé libre de faire ce qu'il voulait à l'in-térieur de cet espace pédagogique qui lui avait été remis comme une réserve in-dienne. Si la philosophie a toujours été si mal reçue au collégial, c'est en bonne partie parce que les élèves ont trop souvent eu l'impression de ne rien apprendre durant ces cours et, au fond, d'avoir été méprisés. Beaucoup de ces élèves oc-cupent maintenant des positions de décideurs dans la société. Il ne faut pas s'éton-ner qu'ils ne soient pas des défenseurs ardents de la philosophie.

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Il faut maintenir le caractère obligatoire de la philosophie et ce, pour les deux grandes catégories de programmes : les programmes de formation du secteur technique et les programmes pré-universitaires. Par contre, il faudrait que l'ensei-gnement de cette discipline soit adapté aux différents groupes. On ne peut pas enseigner les mêmes contenus, de la même manière, à des esprits davantage por-tés aux études théoriques et à des esprits davantage tournés vers les apprentissages pratiques. Aussi bien, si les cégeps sont et doivent être hétérogènes, les classes, elles, doivent être le plus homogènes possible.

Le Rapport Parent avait recommandé des cours de philosophie obligatoires pour tous les élèves. Dans les faits, quatre cours ont été retenus. La réforme aurait dû confirmer l'enseignement de cette discipline qui a toujours fait partie de notre patrimoine culturel pour ce niveau d'étude, et dont on ne peut nier l'importance dans la formation fondamentale. Au lieu de cela, la réforme désarticule un pro-gramme qui avait fini par s'imposer.

Contrairement à ce qu'ont pu écrire certains professeurs de philosophie, ce n'est pas la peur de la libre pensée qui a amené la ministre à désarticuler le pro-gramme existant, c'est bien plutôt l'absence d'une vision claire et ferme sur les fins du collégial.

Le cas de l'éducation physique

Au sujet de l'éducation physique, rappelons qu'au moment de la création des cégeps, ce fut une bonne décision de placer l'éducation physique au nombre des cours obligatoires. Cela a permis de doter les cégeps d'un corps professoral res-pectable et d'équipements imposants ; cela a aussi contribué à une prise de cons-cience collective de l'importance du soin du corps.

Mais il faut aller plus loin. Il faut reconnaître que la dimension corporelle est une constituante essentielle de la formation fondamentale. À cause même du sujet auquel elle s'applique (le corps humain dans l'objectivité de sa présence), c'est les professeurs d'éducation physique qui ont le mieux résisté aux modes pédagogi-ques, à la tyrannie du vécu, à la complaisance de la non-directivité. Les muscles sont le siège de la vérité et d'abord, de cette vérité, qu'un long entraînement est

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nécessaire pour exceller. Dans ce domaine, cette vérité ne peut pas être masquée par des prétextes, des théories, des illusions. Dans les autres domaines, la sanction peut être différée et, en attendant, on peut faire accroire que l'improvisation tient lieu d'entraînement.

Faut-il que les cours d'éducation physique fassent partie des activités compta-bilisées au plan pédagogique ? Nous ne le pensons pas. Que l'horaire octroie une place à l'éducation physique et que certaines activités soient obligatoires, cela va de soi. Dans les limites qui sont les siennes, l'école est responsable de la forma-tion fondamentale, et l'éducation physique en est une constituante. Mais l'école n'est pas tenue de former des athlètes, ni d'assurer l'enseignement du dernier gou-rou anti-stress. La pratique du sport et même du sport de compétition, peut très bien s'organiser sur une base facultative et sans la contribution de l'argent public.

Enfin, il faut tenir compte du fait que la société (gouvernement, municipalité, organismes publics ou privés de toutes sortes) a pris le relais de l'école en ce qui a trait à la santé. L'obsession de la santé est même le seul consensus qui nous reste. Les États, les compagnies d'assurances, les supermarchés, veulent notre santé comme c'est pas possible.

Le cas de la langue seconde

La formation fondamentale exige la maîtrise d'une langue seconde. Et d'abord de l'anglais. Cette maîtrise devrait être assurée à la fin du secondaire en ce qui concerne la capacité de lire, d'écrire et de comprendre l'anglais. Pour les cégeps anglophones, la langue seconde doit être le français d'abord.

En attendant que le secondaire s'ajuste à ces exigences, il faudrait prévoir deux catégories de cours d'anglais (ou de français), langue seconde : a) des cours de mise à niveau et b) des cours avancés (composition, littérature). Il va de soi que des cours d'espagnol, d'allemand, de russe, etc., doivent être offerts à titre optionnel.

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LA SANCTION DES ÉTUDES

L'évaluation doit être commune, extérieure et finale. Commune, c'est-à-dire la même pour tous, pour un même programme ou une même discipline. L'évaluation doit être extérieure au ministère de l'Éducation et extérieure aux collèges. Si elle est faite par le ministère, la politique normalise, si elle est faite par les collèges, on glisse dans la complaisance : quand on court tout seul, on gagne toutes les courses. Ou bien, on normalise à son tour pour s'assurer une clientèle départemen-tale. L’évaluation doit être finale, c'est-à-dire qu'elle doit sanctionner la synthèse des apprentissages. Nous parlons d'enseignement et d'apprentissage qui suppo-sent, disons-le très scolairement, que les cours 101, 201, 301 et 401 sont retenus. Nous disons retenus au sens où l'on dit qu'un arbre retient l'eau, l'air et la lumière. Cela s'appelle croître. Cela s'appelle autorité, mot qui veut dire : faire croître, ac-compagner la croissance. La formation intellectuelle n'est pas un saucisson qu'on débite en tranches.

Nous parlons d'évaluation en vue de la sanction des études. Évaluer, c'est ju-ger et juger, c'est porter une sentence. « L'école sans échecs, c'est l'échec de l'éco-le » (Milner). Dire cela, c'est ouvrir les cœurs saignants et blouser les décideurs des taux de scolarisation. N'importe !

Les conventions collectives de travail

Nous répétons ce que nous disions en décembre dernier : aucune réforme n'est possible si l'on ne libère pas la pédagogie de la prison des conventions collectives de travail. La culture de la troisième décimale, l'enfermement dans la mentalité négociatrice, mènent à Charlettetown, en pédagogie comme en politique. Pour-quoi la ministre s'est-elle empressée de dire que tout se passerait dans le respect des conventions collectives ?

Si l'on avait la volonté politique de sortir de la culture des négociations, telle qu'on l'entretient depuis un quart de siècle, on irait chercher des dizaines de mil-lions de dollars qui ne servent présentement qu'à faire vivre les négociateurs pa-

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tentés et les équipes de spécialistes chargés d'interpréter, de contourner, d'épaissir à chaque ronde les recueils des dispositions et des traquenards concoctés nuitam-ment tous les trois ans et, entre-temps, à alimenter l'industrie des griefs.

Le ticket accélérateur

Nous pensons qu'il y a une limite à la gratuité des études parce qu'il y a une limite aux ressources fiscales de l'État. Dans une vraie réforme, où l'État aurait décidé d'assumer ses responsabilités, notamment en faisant le ménage dans l'épar-pillement des programmes, en établissant des standards de performance et des niveaux de connaissance à atteindre, en établissant un système d'évaluation crédi-ble, bref, en assurant les conditions essentielles à la réussite des études d'un élève moyen, nous pensons qu'on peut demander à cet élève de compléter un cycle d'études dont la durée normale est de quatre (ou de six) sessions, tout en lui al-louant un maximum de cinq (ou sept) sessions, selon le cas.

Le ticket accélérateur est une contrefaçon de cette exigence. En instaurant une telle mesure, la ministre fait porter le poids de sa réforme sur les seuls élèves. Personne d'autre, en effet, à l'intérieur du système, n'est appelé à contribuer signi-ficativement à ce qu'elle appelle un renouveau en profondeur. Les élèves ne sont pas, et de loin, les seuls responsables du grand dérapage de ce niveau d'enseigne-ment. Ils en sont bien davantage les victimes même s'ils en sont des victimes consentantes. Avant le quart d'heure de Rabelais, on est toujours hilare. C'est au moment de l'addition qu'on attrape la face longue. La vie présente toujours l'addi-tion.

De plus, telle qu'envisagée, la mesure du ticket accélérateur est purement pu-nitive à l'égard des plus faibles même si l'on admet que parmi ces plus faibles, il y a une bonne cohorte de paresseux. On aurait dû donner à cette mesure un caractè-re incitatif en instaurant, au lieu d'un ticket accélérateur, un bon de gratuité offert à tout élève inscrit à temps complet dans un cégep. Dans cette perspective, chaque échec coûterait un bon de gratuité. Les bons épargnés garderaient leur valeur d'échange lors de l'inscription dans toute université du Québec.

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Le calendrier scolaire

L'examen du calendrier scolaire actuel des cégeps révèle que le temps d'ensei-gnement réel dans les cégeps est parmi les plus courts au monde, pour ce niveau d'études. En effet, le temps réel d'enseignement dans les cégeps n'est pas de 82 jours, qui est la durée officielle d'une session, il est plutôt de 70 jours, une fois éliminés les deux jours d'accueil ou de mise en marche ou de tempête appréhen-dée, la semaine de relâche à la mi-session (glorieusement appelée semaine de lec-ture) et la dernière semaine effilochée au gré de quelques examens. Au total donc, une année scolaire de 140 jours, soit 28 semaines.

Pour nous rapprocher d'une situation plus normale, on pourrait très bien concevoir un calendrier scolaire étalé sur trois trimestres, comme l'illustre le ta-bleau suivant, appliqué aux secteurs pré-universitaires :

Durée des études 2 ans

Nombre des sessions par année 3

Durée d'une session 13 semaines (incluant 1 semaine d'examens du collège)

Selon ce calendrier, voici comment se présenterait FAN 1 :

Première session 16 août-12 novembre (15-19 novem-bre : relâche)

Deuxième session 22 novembre-24 décembre 3 janvier-25 février (28 février-4 mars : relâche)

Troisième session 7 mars-3 juin (6- 10 juin : relâche) 13-17 juin : examens communs

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Ce nouveau calendrier comporterait trente-six semaines d'enseignement par année (contre vingt-huit présentement). Un gain net de huit semaines. Cela devrait intéresser au plus haut point, non seulement ceux qui attachent de l'importance à la formation des jeunes cégépiens, mais aussi tous ceux qui se disent consternés par les coûts des services éducatifs, et, pardessus le marché, ceux qui désarticulent les programmes de français ou de philosophie, pour pouvoir loger un cours d'in-formatique ou d'anglais de plus.

Nous sommes conscients que notre calendrier bouscule le droit au travail étu-diant. Nous pensons en effet que l'élève doit donner la priorité absolue à ses étu-des. Réduire par tous les bouts le temps consacré aux études, c'est rendre un mau-vais service à l'élève. La réduction des heures de travail peut très bien être un ob-jectif quand il s'agit du travail qui porte sur la construction de ce qui est extérieur à soi, mais quand il s'agit de la construction de soi-même par soi-même (après tout, le mot instruction signifie construire à l'intérieur), réduire le temps qu'on doit y mettre, c'est réduire son être même. C'est un mauvais calcul. Les esclaves mé-caniques, les puces électroniques peuvent faire gagner du temps, ce qui n'est d'ail-leurs pas encore démontré. Il est certain, en tout cas, qu'on ne peut pas déléguer à d'autres le soin d'apprendre, de comprendre et de se bâtir. Et une société moderne ne doit pas encourager hypocritement le retour au travail des enfants qui a marqué le début de l'ère industrielle. On sait par ailleurs que le travail étudiant, pour l'es-sentiel, c'est du travail pour toujours plus de consommation.

Le calendrier d'implantation

Des réformes majeures s'imposent au niveau collégial. Quelque 60 000 jeunes s'y inscrivent chaque année. On ne peut pas continuer indéfiniment l'enseignement de programmes dont on vient de déclarer qu'ils sont mal foutus. Du seul fait qu'il est question de modifier les programmes de philosophie, il est déjà devenu plus difficile d'y intéresser les élèves. Il faut raccourcir le plus possible les mesures de transition d'une part et, d'autre part, appliquer rapidement toutes les mesures qui peuvent l'être.

En ce qui a trait au manque de préparation des élèves, on peut convenir qu'il faille, pendant deux ans, des sessions d'accueil et de mise a niveau, mais il ne faut

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pas institutionnaliser le système des salles d'urgence. Il faut, au contraire, instau-rer un système de santé et le moyen d'y arriver rapidement, c'est d'annoncer quel-les seront, à compter de la rentrée de 1995, les conditions d'admission au cégep. Au fond, une seule condition suffit : une dictée de trois cents mots, échec après cinq fautes, peu importe lesquelles.

Conclusion lyrique

« Nous rêvons d'un cégep qui offrirait à un jeune deux ou trois années en-chantées », pour reprendre l'expression d'Allan Bloom, « pendant lesquelles il peut, s'il en décide ainsi, devenir tout ce qu'il souhaite devenir et passer en revue tous les choix possibles, non seulement ceux qui s'offrent à lui dans l'immédiat ou ceux qui lui seront offerts par la profession qu'il envisage d'embrasser par la sui-te, mais aussi tous ceux qui se présentent à lui en sa qualité d'être humain. On ne saurait surestimer l'importance de ces années-là pour un jeune. Elles constituent son unique chance de devenir un être civilisé ». 13 Deux ou trois années de liber-té, ce qui ne veut pas dire deux ou trois années de facilité et de complaisance. C'est au cégep que les jeunes peuvent avoir la chance de faire ce qu'ils ne feront plus jamais.

Mal assurés dans notre propre maturité, nous ne savons plus contraindre à la hauteur. Ruisseaux sans rives de la génération lyrique, nous répandons notre pro-pre errance. Indéfinis nous-mêmes, nous n'offrons aucune résistance canalisatrice. Quel a été le premier cri de protestation en réponse aux rumeurs de réforme de l'enseignement collégial ? Le premier cri a été : « On va perdre nos jobs ! » On n'a pas senti que l'élève était au coeur des réactions et des préoccupations des meures.

La beauté de l'action éducatrice, sa grâce même, c'est de mettre en position de transmettre des connaissances, la méthode pour les acquérir et, en plus, fournir l'occasion d'agir, le plus souvent à l'insu de l'éducateur, sur des jeunes êtres. Au niveau collégial, particulièrement, les éducateurs sont en position de donner le dernier coup de pouce, de formuler, presque toujours à leur insu, la réflexion sal-

13 Allan Bloom, L'Âme désarmée, Julliard, 1987, p. 275.

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vatrice et nourrissante, et jusqu'à l'exemple rafraîchissant de l'exercice de la liber-té et de l'amour, au bord même de l'extrême fatigue. « Mes œuvres les plus fraî-ches », disait Péguy, « je les ai toujours faites dans une fatigue extrême ». On va bien loin, depuis qu'on est las, comme dit le proverbe. Ce proverbe, que nous avons pu lire dans le dictionnaire Élie Blanc du temps de nos écolâtries, nullement fatigués, et qui peut-être nous émouvait prémonitoirement.

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L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996)

III

De l’école 14

« Hé ! Dieu, si j'eusse étudié au temps de ma jeunesse folle, et à bonnes mœurs dédié. » François Villon

Retour à la table des matières

En décembre 1992, nous avons publié dans La Presse notre opinion sur le pro-jet de réforme des cégeps. En mai 1993, toujours dans ce même journal, nous avons publié notre jugement sur ce que nous appelions : « Le rendez-vous manque de Mme Robillard ». Ces semaines-ci, les journaux nous apprennent que « la mi-nistre Robillard s'attaquera au secondaire ».

Faut-il être désoeuvrés, pertinaces ou zarzais pour avoir le goût de vous pro-poser, bénévolent lecteur, notre opinion sur la réforme du niveau secondaire ? À moins, ce qui serait plus honorable, que nous soyons tout simplement intéressés par l'école ; préoccupés, par ce qui s'y passe et par ce qui ne s'y passe pas.

Nous partons du fait que le niveau collégial vient d'être confirmé en tant que troisième niveau du système scolaire québécois et que la ministre Robillard en-tend maintenant s'attaquer au niveau secondaire. Si l'on s'en rapporte aux déclara-tions publiées dans les journaux, la réforme du niveau secondaire est « toute prê-

14 François Caron, Jean-Paul Desbiens, Arthur Tremblay, Jean-Noël Tremblay.

Article publié les 23 et 24 septembre 1993.

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te » ; les « intervenants » sont choisis ; dans un mois (nous citons Le Soleil du 8 août 1993), « le processus et le calendrier seront soumis ». Il est facile, ajoute la ministre, « de mettre à jour toutes les analyses, d'essayer de voir s'il n'y a pas une nouvelle dynamique qui s'est installée quelque part ».

Nous ignorons si une « nouvelle dynamique s'est installée quelque part ». Chose certaine, l'école est en difficulté partout. Le fait n'est pas à démontrer : on ne démontre pas la pluie sous l'averse. Les tentatives de réformes n'ont pourtant pas manqué. Pour nous en tenir au Québec, outre la réforme scolaire radicale en-treprise au début des années 60, combien de ministres de l'Éducation ont voulu remettre l'école sur le métier, comme dirait Boileau ; combien de livres blancs, jaunes, verts ; combien de colloques, d'États généraux sur l'éducation ?

QU'EST-CE QUE L'ÉCOLE ?

Avant de proposer un énième arrangement des programmes, des horaires, du calendrier, du rapport maître/élèves, etc., il serait peut-être utile de poser la ques-tion élémentaire : « Qu'est-ce que l'école ? » Nous avons le goût de répéter la des-cription de Jean-Claude Milner : « Parler d'école, c'est parler de quatre choses : a) des savoirs ; b) des savoirs transmissibles ; c) des spécialistes chargés de transmettre des savoirs ; d) d'une institution reconnue, ayant pour fonction de mettre en présence, d'une manière réglée, les spécialistes qui transmettent et les sujets à qui l'on transmet ». On parle ici de savoirs transmissibles (ou savoirs froids), par opposition aux savoirs chauds et aux savoirs proliférants.

Les savoirs chauds, ce sont les savoirs premiers, premiers dans le temps et premiers comme fondement ; ce sont les savoirs de ma grand-mère, de mon grand-père et de tous leurs ancêtres. Ce sont mille secrets artisanaux, le vieux fonds de sagesse et de « causerie » qui constituent une famille, une région, un peuple. Cela va de la recette de cuisine aux attitudes morales, en passant par le timbre de la voix. Ces savoirs-là n'ont rien à voir avec l'école.

Les savoirs proliférants, ce sont les modes. Cela va de la bande dessinée à la sexologie en passant par la conduite automobile et les traversées de rue du coro-ner Bouliane. L'école n'a rien à voir avec les savoirs proliférants.

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Les savoirs froids, ce sont les savoirs transmissibles par voie d'enseignement formel ; ce sont les savoirs scientifiques. Cela va de la physique à la théologie. Je n'ai pas à inventer ou à négocier l'électricité ou la Trinité ; c'est fait. Je n'ai pas à inventer le moteur à quatre temps, ni le téléphone, ni la télévision, ni l'électroni-que, ni la grammaire. J'ai à les comprendre et à les apprendre.

Par rapport aux savoirs transmissibles, l'école est un raccourci : elle prend le petit d'homme à zéro (quant aux savoirs froids) et elle doit le hausser au degré où se trouve l'humanité au moment où le petit d'homme y est projeté. Dans un rac-courci, il est bon d'avoir un guide. C'est le maître. Il importe que le maître connaisse le territoire. Quel territoire ? Le territoire humain. Il faut que le maître connaisse non seulement la carte du territoire, mais ce qu'il y a sous la carte. Il importe qu'il ait « marché » son bout de chemin. Quand Montaigne souhaitait des « têtes bien faictes », il pensait aux maîtres. Pour engendrer biologiquement, il faut être nubile selon son espèce. L'enseignement est une forme de génération : pour engendrer des têtes bien faites, il faut en avoir une de la même espèce.

La description de Milner a le mérite de mettre en relief une des fonctions im-prescriptibles de l'école : la transmission de savoirs. Le Rapport Parent rappelait la même chose : « C'est avant tout pour l'éducation de l'intelligence que l'école vient suppléer à l'insuffisance des parents » (t. 2, paragr. 20).

Il faut cependant compléter cette description en disant ceci l'école doit ap-prendre l'homme au petit d'homme ; c'est sa fonction disons humaniste ou huma-nisante. Elle doit aussi lui apprendre à gagner sa vie. Certains élèves pourront séjourner plus longtemps à l'école pour devenir capables de pratiquer le métier de leur choix, selon leurs aptitudes et leurs goûts ; d'autres pourront y séjourner moins longtemps. Mais de toute façon, on va à l'école pour s'apprendre et pour apprendre à gagner sa vie. Disons, pour reprendre une image familière, que l'école doit fournir au petit d'homme un « trousseau de clés ». Un trousseau de clés qui lui permettent d'ouvrir les trésors de la connaissance de l'homme par l'homme, et les trésors de la connaissance du monde. Un trousseau de clés qui lui permettent d'ouvrir la grammaire française, La Fontaine, un moteur, la télévision, un thorax.

Précisons encore que nous parlons ici du niveau secondaire. Qu'est-ce à dire ? Parler du niveau secondaire, c'est parler d'un niveau d'études qui doit être accessi-ble à tous les jeunes de la société. Ce postulat va ou semble aller de soi. Il est en

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tout cas récent. Au début des années 50, au Québec, il était admis que seul le ni-veau primaire devait être accessible à tous les jeunes. Par voie de conséquence, il était conçu comme terminal. Le niveau secondaire, privé ou public, n'était, dans les faits, accessible qu'à une minorité.

Du fait que le niveau secondaire est maintenant accessible à tous les jeunes, il s'ensuit que pour certains d'entre eux, il sera terminal. La société peut imposer le niveau primaire à tous ses jeunes, étant entendu, à toutes fins utiles, que tous les jeunes peuvent entreprendre et terminer ce niveau d'études et que ce niveau n'est plus terminal. Mais le niveau secondaire, lui, dans l'état actuel des choses, sera terminal pour un certain nombre des jeunes. Autrement dit, le niveau supérieur (le niveau collégial dans le système scolaire québécois) n'est pas destiné à recevoir 100% des finissants du secondaire.

Ces rappels, qui sont presque des truismes, entraînent des conséquences im-portantes dans l'organisation des programmes et la sanction des études. Ils doivent également entraîner des changements importants dans les attitudes des parents et des élèves. Au fond, il s'agit de prendre en compte le fait de la différence dans les aptitudes, les goûts des élèves, les besoins de la société.

L'ÉCOLE QUE NOUS NOUS SOMMES FAITE

La réforme scolaire entreprise et menée durant la décennie 1960-1970 a été longuement voulue et soutenue par la société, même après le coup de semonce de la campagne électorale de 1966. Par la suite, elle a été durement contestée, princi-palement aux niveaux secondaire et collégial, soit par les syndicats des « travail-leurs de l'enseignement », soit par les élèves eux-mêmes. Deux ouvrages récents portent un jugement sur l'école. Nous les retenons ici parce qu'ils n'émanent pas « de l'extérieur » ou de vieux nostalgiques, mais de deux ex-clients. Nous disons : clients, puisqu'ils ont fait partie, il y a peu, de la clientèle scolaire, comme on dit depuis que l'école accueille des clients.

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Le premier jugement est de François Ricard 15 : « L'éducation dite libérée et toute centrée sur le prétendu respect de l'enfant ou de l'adolescent équivaut en réalité à séquestrer l'enfant ou l'adolescent dans un univers à part, une sorte de camp de concentration ludique d'où l'accès au monde commun lui est interdit. Ne rien lui imposer, le dispenser de rien apprendre et l'inviter à tout découvrir par lui-même sous prétexte de le préparer à un monde nouveau. (...) Sous couvert de le libérer, on l'isole et lui enlève ses chances d'accéder un jour au monde com-mun, de s'y mesurer et de le transformer ». On transforme l'élève en idiot. L'idiot, au sens étymologique du terme, c'est celui qui est enfermé en lui-même, l'étranger à un métier, l'ignorant.

Le second jugement est de Mathieu-Robert Sauvé 16. Dans son chapitre sur l'éducation, il écrit notamment : « J'ai plutôt le souvenir amer d'enseignants qui considéraient l'effort intellectuel comme une tare. (...) Les élèves : de la chair à scolarité, comme on dit de la chair à canon ». Un autre de ses chapitres s'intitule : « Un zoo, le jour ». Il mentionne encore le cas d'une institutrice réprimandée par son directeur pour avoir donné une dictée : « Pas dans le programme ! » Soit dit en passant, M. Sauvé a trente-deux ans. Il est de la génération post-lyrique. Pour-vu qu'on ne se retrouve pas devant une génération lyreuse, comme on dit au Lac-Saint-Jean.

On pourrait empiler des tonnes de témoignages analogues venant de France ou des États-Unis. En fait, plus ou moins tout le monde possède une bonne idée de l'état du patient scolaire. Là-dessus, la ministre a raison quand elle dit qu'il n'est pas « nécessaire de reprendre une à une toutes les analyses déjà faites ». Pas né-cessaire, en effet. Notre crainte, cependant (et nous l'avions à propos de la « ré-forme des cégeps », et notre crainte s'est avérée fondée), notre crainte, disons-nous, c'est que la ministre se contente encore une fois d'une opération cosmétique.

Nous ne parlons pas ici de l'école d'il y a 50 ans ni non plus de l'école de l'an 2047. « On n'enseigne pas l'avenir » Mais nous pourrions essayer de rappeler d'où vient l'école actuelle, la nôtre. Qu'a-t-on voulu faire en s'engageant dans la réfor-me scolaire des années 60 ? Pour l'essentiel, deux choses :

15 La génération lyrique, Boréal, 1992. 16 Le Québec à l'âge ingrat, Boréal, 1993.

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• rendre l'école démocratique, c'est-à-dire en confier la responsabilité à l'État ;

• rendre l'école financièrement, géographiquement et pédagogiquement accessible.

La création du ministère de l'Éducation, le 13 mai 1964, répondait ou plutôt correspondait à l'état de la maturité politique du Québec. L'accessibilité financière signifiait la gratuité scolaire. Nous nous abstenons, pour l'heure, de tout commen-taire à ce sujet, sauf à dire que la gratuité est un paiement indolore sur le coup. L'accessibilité pédagogique et géographique a pris la forme de la polyvalence et des écoles du même nom.

Si sévère que puisse être, trente ans plus tard, le jugement sur l'école que nous nous sommes faite, demandons-nous quels sont les acquis de la réforme scolaire que personne n'entend remettre en question. On peut toujours bien mentionner : l'existence du ministère de l'Éducation et l'accessibilité de l'école.

L'ÉCOLE QU'1L NOUS FAUT MAINTENANT

Une école désemcombrée

Pour que l'école puisse atteindre ses objectifs ; pour que l'école soit ; pour que l'école soit école, il faut réunir, le moins mal possible, certaines conditions. Il faut d'abord que l'école se comprenne elle-même comme école ; qu'elle cesse de se prendre pour tout et n'importe quoi. Car l'école n'est ni la famille, ni la société.

L'école est une rupture avec la famille. Dans la famille, on prie, on supplie, on trépigne, on a bobo, etc. À l'école, on apprend à se mesurer avec le « problème sourd et muet », comme disait Alain. Problème de calcul, problème d'orthographe, problème du contact avec l'autre, problème des examens. Un maître dit ce qui est. Point. Rien ne sert de trépigner pour que Djibouti soit la capitale du Canada, ou que le mot orthographe s'écrive ortografe ou hortaugraphe.

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« Vous oubliez que l'école de 1993 doit accepter des enfants qui viennent, pour une moitié, de familles éclatées et qu'il faut dès lors qu'elle recouse le tissu familial. » Nous répétons que l'école n'a pas pour fonction de remplacer la famille. Elle n'a pas pour fonction de servir à déjeuner à ceux qui sont partis de la maison sans déjeuner. Ce qui n'empêche pas que des déjeuners soient servis dans l'école. Dire ces choses, ce n'est pas être sans cœur. Bien au contraire ! Si l'école est éco-le, si elle assure correctement le service social qu'elle est la seule institution à pouvoir assurer, c'est alors qu'elle est le plus durablement secourable.

L'école est une société, mais elle n'est pas et ne doit pas être une réplique de toute la société. C'est parce qu'on a voulu que l'école devienne l'alibi et la panacée des tares sociales qu'elle est devenue littéralement intenable. Si l'école est un « concentré de société », il y faut une police, un hôpital, un bordel, une église, deux mitaines, une mosquée, une pharmacie avec des condoms en quatre cou-leurs, des brasseries, un parc d'amusement, etc.

Nous savons très bien que l'un des problèmes de l'école, ces années-ci, c'est ce qu'on appelle la démotivation des élèves et son corollaire (à moins que ce n'en soit une cause), la lassitude des maîtres. À ce sujet, une question, d'abord : « A-t-on déjà aimé l'école d'un amour non pas ardent, mais raisonnable, si l'on peut ainsi dire ? » Du temps de Montaigne, il ne semble pas qu'il en ait été ainsi. Il parlait, en effet, de « geôles de jeunesse captive ». La littérature et la peinture représen-tant l'école de jadis et même de naguère ne nous montrent pas le temps des écolâ-tries comme un vert paradis. Relisez La Fontaine. François Villon, cependant, regrettait de n'avoir point étudié du temps de sa « jeunesse folle ». Il peut fort bien arriver que l'on se mette à aimer l'école seulement après l'avoir quittée. Il faudra toujours vivre avec ce problème d'un amour tout relatif de l'élève pour l'école.

L'école n'est pas un lieu d'amusement. Il a toujours été et il sera toujours diffi-cile d'apprendre. Être élève est déjà un métier, c'est-à-dire quelque chose d'exi-geant, de pénible parfois, mais qui apporte ses joies, ses émerveillements, ses vic-toires. Ce qui n'est pas normal, c'est qu'une majorité d'élèves séjournent à l'école de force, s'y ennuient continuellement et ne rêvent que d'en sortir. Nous ne ferons pas l'analyse de cette situation. Nous disons toutefois qu'une des raisons qui ex-pliquent la désaffection vis-à-vis de l'école, c'est qu'elle n'est justement pas assez exigeante, qu'elle est trop facile. Il faut rendre l'école plus haute, plus nette, plus exigeante. On ne peut pas éviter ce terme et la réalité qu'il désigne.

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Du temps qu'on savait dire les choses simplement, on disait que le maître de-vait rendre l'élève bienveillant, docile, attentif. On assure la bienveillance en mon-trant que le savoir est un bien. « Il n'y a pas d'ignorance utile. » On obtient la do-cilité (ce qui ne veut pas dire, ici, l'obéissance) par l'ordre que l'on introduit dans son enseignement ; par le souci de la méthode. On rend attentif en avertissant de la difficulté de parvenir au savoir.

Une école libre

Pour que l'école puisse atteindre ses objectifs, il faut qu'on y entre et qu'on y demeure librement, aussi longtemps qu'on le veut et qu'on le peut. Il est temps de revoir l'idée de « l'école obligatoire ». Le droit à l'éducation est un acquis de civi-lisation. Le problème, c'est qu'on a transformé un droit en une obligation. Lever le caractère obligatoire de la fréquentation scolaire ne changerait pas grand-chose en pratique. Mais cela changerait beaucoup de choses au plan de l'imaginaire. L’école redeviendrait un lieu choisi, un lieu voulu. Et puis, l'école pourrait impo-ser certaines conditions à ceux qui y entrent et qui y séjournent. La condition, par exemple, de travailler à apprendre. La condition de respecter les règles de l'école. En clair, l'école doit pouvoir refuser celui qui la refuse.

L'enfant a droit à l'école ; il faut donc que l'école soit accessible ; il faut enco-re qu'elle réponde aux besoins des jeunes et à ceux de la société. Les jeunes sont incapables de connaître et de reconnaître leurs besoins véritables. Il faut que les responsables, eux, possèdent une idée de la responsabilité de l'école vis-à-vis de la formation fondamentale de l'élève, et qu'ils ne se débarrassent pas de cette respon-sabilité en transformant l'école en un supermarché de connaissances sucrées et jetables. Quant aux besoins de la société, il est impossible de les connaître de fa-çon précise en ce qui a trait au marché du travail. L'école n'a aucunement la res-ponsabilité de préparer l'élève pour la dernière édition de telle ou telle machine et encore moins, de s'aligner sur le dernier vendeur de la dernière méthode d'épella-tion ou la dernière grille du dernier docimologue de l'Ohio.

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Une école dirigée

L'école actuelle n'est pas dirigée ; elle est encarcanée. Elle est encarcanée de l'extérieur par le ministère de l'Éducation. C'est, en tout cas, l'avis du Conseil su-périeur de l'éducation : « Gestion atrophiée, dit-il ; modèle miné par ses propres règles de fonctionnement ; appareil administratif qui pourrait continuer à tour-ner, alors même qu'il n'y aurait plus d'élèves pour en justifier l'existence ». Qu'une opinion de ce genre fasse bien rigoler les bureaucrates, on s'en doute. Preuve en est que tout récemment, au moment même où la ministre annonce qu'elle veut redresser l'apprentissage du français d'un bout à l'autre, on jette sur son bureau un projet de réduction de 50 % du vocabulaire de base du primaire. Un article publié dans Le Devoir fait reculer la ministre à toute vitesse.

On tient ici un autre exemple d'une école placée sous la tutelle des spécialistes des sciences de l'éducation capables de blouser tout le monde. Ricard : « Célébrés urbi et orbi par toute une légion d'administrateurs scolaires, thérapeutes fami-liaux, psychologues, docimologues et autres enfantologues spécialistes des "sciences" pédagogiques, ces nouveaux modèles éducatifs ne visent naturellement qu'un seul but : le bonheur et l'épanouissement des petits. (...) Qu'il joue, qu'il regarde la télévision, qu'il s'exprime, qu'il jouisse de son enfance, et la nature se chargera du reste. En un mot, qu'il demeure un enfant » 17.

L'école est encarcanée de l'intérieur par les conventions collectives de travail. Nous l'avons dit à propos de la réforme (souhaitée, mais non réalisée) du niveau collégial ; nous le répétons à propos de la réforme du secondaire : aucune réforme significative n'est possible si l'on ne sort pas la pédagogie de la prison des conven-tions collectives de travail.

17 op. cit.

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FAISONS UN RÊVE

« Un octogénaire plantait. » Passe encore de rêver. Supposons donc que nous ayons les pleins pouvoirs (juridique, politique, financier) pour bâtir une école de niveau secondaire. Que ferions-nous ?

Une école à dimension humaine, libre, dirigée

Nous accepterions dans notre école tous les élèves qui sortent du primaire.

Combien en accepterions-nous dans une même école ? Réponse : environ 1400, que nous partagerions en deux groupes sensiblement égaux. Dans un grou-pe, se retrouveraient progressivement les élèves qui poursuivront leurs études au niveau collégial ; dans l'autre groupe, les élèves pour qui le niveau secondaire serait terminal, du moins pour un temps. Sortir provisoirement de l'école, ce n'est pas tomber dans la géhenne pour l'éternité.

Nous croyons que 700 élèves forment une école à échelle humaine. Aussi bien, notre école comprendrait deux pavillons distincts, partageant quelques ser-vices communs : bibliothèque, cafétéria, etc.

Le programme d'études du premier cycle serait commun à tous les élèves ; le deuxième cycle comprendrait des programmes pour les élèves qui visent l'admis-sion au niveau collégial et des programmes pour les élèves qui se préparent au marché du travail.

Comment feriez-vous pour distinguer les deux catégories d'élèves du second cycle ? Réponse : c'est les élèves qui se distingueraient. Et comment se distingue-raient-ils ? Réponse : progressivement, selon leurs aptitudes, vérifiées par des examens. Et pas seulement par des examens. Beaucoup de facteurs et d'influences s'exercent naturellement, dirions-nous. Influences de la famille, des maîtres, du compagnonnage, etc. Aussi bien, nous ne fixons pas une durée minutée au pre-mier cycle. Cette durée pourrait être d'un an, de deux ans, de trois ans même. Quand on se permet de rêver, on ne s'embarrasse pas d'une logique d'actuaire.

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Notre école ne serait justement pas au service des statisticiens. Elle serait, autant que l'école peut l'être, au service de la vie. La vie crée des formes ; les formes ne créent pas de vie.

Objection : votre école serait difficile à administrer. Réponse : quand on est capable d'administrer les conventions collectives de travail de la Centrale de l'en-seignement du Québec, on peut « labourer la mer, peindre le ciel et discuter avec une femme », comme disait Don Quichotte. On ne s'est pas encore avisé de penser que l'école que nous nous sommes faite a été faite pour tout le monde, sauf pour les élèves. Si l'on se mettait sérieusement à placer les élèves au centre des préoc-cupations des décideurs, on serait surpris. Surtout les élèves.

Le corps professoral de notre école serait formé d'environ soixante-quinze professeurs. Notre base de calcul est la suivante : un maître enseigne (nous di-sons : enseigne) six heures par jour, cinq jours par semaine. Il enseigne à vingt-cinq élèves par classe. Le mélange de ces deux ingrédients et de quelques épices est l'affaire des cuisiniers de l'informatique. Le problème, avec ces cuisiniers, c'est que tout le monde est interdit devant leur « boîte noire ». Ils élaborent des menus longs comme de « Paris à Pontoise », comme disait l'autre, mais ils ne sortent jamais la soupe aux pois quand c'est rien que ça que vous voulez.

Ces professeurs seraient-ils syndiqués ? Réponse : le droit d'association est un droit démocratique imprescriptible. Mais il est bien évident que notre école ne peut pas exister avec le syndicat obligatoire et unique. Ça, c'est une école pour « travailleurs de l'enseignement » ; ce n'est pas notre école. Les conditions de travail du corps professoral seraient donc négociées. Nous disons cependant que la relation maître/ disciples n'est pas négociable. On ne négocie pas sa filiation. On peut aimer ou détester son père ; on peut se révolter contre lui. Mais on ne peut pas négocier la relation père/fils. Sinon, il n'y a ni père ni fils.

Notre école serait une école dirigée. À bord d'un navire ou d'un avion, il n'y a qu'une seule personne qui commande. Il en est ainsi parce qu'un navire ou un avion a une destination précise et que les passagers ont un intérêt vital, et non différé, à se rendre à la destination annoncée.

L'horaire de la journée d'enseignement serait divisé en deux tranches de trois heures chacune : de 9h à l2h ; de l3h à l6h. De l6h à l7h, une heure d'étude obliga-toire pour tous les élèves.

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Les manuels scolaires seraient choisis par la direction de l'école, en fonction de programmes qui ne changent pas chaque année. Ils seraient gratuits. Pour au-tant que la discipline s'y prête, les manuels seraient durables en ce sens que les élèves ne changeraient pas de manuels chaque année. Les manuels seraient dura-bles en un second sens : chaque élève serait tenu de respecter son manuel, et des sanctions appropriées seraient prévues pour éviter le gaspillage et l'irrespect des instruments de travail. Un moyen de contrôle très simple, à cette fin, c'est l'exi-gence d'un dépôt remboursable après la remise, en état convenable, du manuel à la fin de l'année.

Notre école serait une école libre. Une école publique n'est pas tenue d'être l'otage de ceux qui n'en veulent pas ou de ceux qui ont besoin d'une institution spécialisée. La direction aurait donc un pouvoir d'exclusion vis-à-vis des élèves qui refusent l'école. La direction aurait également le pouvoir de congédier n'im-porte quel membre du personnel pour cause d'incompétence ou d'inconduite pro-fessionnelle.

Le transport scolaire serait assuré eu égard à l'éloignement de certains élèves. En toute hypothèse, l'horaire du transport scolaire serait fonction de celui de notre école et non l'inverse.

Le calendrier de notre école serait de deux cents jours par année. Nous parlons ici de deux cents vrais jours de vraie école. Seraient donc exclus les jours blancs ou verts, qui ne sont que des pique-niques déguisés en pédagogie. Quant aux fa-meuses journées pédagogiques, on pourrait bien les réduire à quatre ou cinq par année. Si les maîtres rencontraient davantage leurs élèves dans le cadre de leur travail régulier, ils n'auraient pas tant besoin de se rencontrer entre eux pour cal-culer la troisième décimale de leur convention collective.

Les programmes

Il revient à l'État de fixer le niveau des apprentissages qui doit être atteint dans les diverses disciplines, à la fin des études secondaires. Par exemple, cela veut dire qu'à la fin de ses études secondaires, l'élève doit maîtriser la grammaire fran-çaise et connaître la littérature française dans quelques œuvres classiques. L'éta-

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blissement d'un catalogue indiscutable des oeuvres en question est une tâche im-possible. Aussi bien, c'est par le biais des examens que l'on pourra fixer le niveau des apprentissages. Il n'est pas nécessaire d'avoir vu en classe telle ou telle œuvre. Il est nécessaire d'en avoir vu quelques-unes. Si on les a vues comme il faut, la connaissance qu'on en aura acquise est transférable à d'autres œuvres.

Le programme du niveau secondaire doit comprendre l'enseignement et l'ap-prentissage du français, de l'anglais, de l'histoire, de la géographie, de la mathé-matique et des sciences expérimentales : physique, chimie, biologie.

Le programme du niveau secondaire doit comprendre l'éducation physique et la formation artistique.

Et que faites-vous du reste : instruction religieuse, institutions politiques, éco-nomique, écologie, sexologie, etc. ? Quitte à paraître cavaliers, nous disons que ces disciplines doivent s'enseigner, pour une bonne part, à l'occasion de l'ensei-gnement des autres disciplines : histoire, géographie, biologie, langues, à condi-tion que les programmes soient conçus avec cette préoccupation. Nous faisons aussi l'hypothèse que le maître possède une honnête culture générale.

Le caractère confessionnel de notre école continuerait d'être laissé à la déci-sion de chaque école, en liaison avec son milieu propre.

Dans notre école, nous le disions plus haut, à partir du début du second cycle, l'organisation des programmes d'études et le niveau d'apprentissage dans les di-verses disciplines seront différents, selon qu'il s'agit des élèves qui se destinent au niveau collégial ou de ceux pour qui le secondaire sera terminal. Pour cette se-conde catégorie d'élèves, l'enseignement et l'apprentissage des métiers occuperont une part importante du programme. L'apprentissage devra d'ailleurs être fait prin-cipalement dans les entreprises elles-mêmes. Pour l'enseignement et l'apprentissa-ge en milieu scolaire, les maîtres seraient recrutés, pour une part, parmi les hom-mes de métier, notamment les contremaîtres des divers corps de métier.

En ce qui concerne la formation professionnelle, il est essentiel de déterminer le partage des responsabilités entre l'école et l'entreprise, et le partage de la res-ponsabilité financière. Présentement, l'entreprise se contente pratiquement de dis-tribuer de bons conseils sur la nécessité d'une « formation générale » et de dénon-cer, à l'occasion, la mauvaise qualité du français chez le personnel de bureau.

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La sanction des études

Il reviendra aux écoles elles-mêmes de sanctionner le passage du premier au second cycle. Quant au ministère de l'Éducation, il aura la responsabilité d'assurer la sanction finale, commune et extérieure des études.

La formation des maîtres

Sans nul besoin de statistiques sophistiquées, simplement en écoutant les pro-fesseurs que nous connaissons personnellement, nous savons qu'il y a un grand nombre d'enseignants qui n'aiment pas leur métier ou qui ne l'aiment plus. On dit couramment qu'ils sont démotivés. Pourtant, ils n'abandonnent pas, du moins exté-rieurement. C'est qu'il y a motivation et motivation. Il y a, dans ce métier, comme dans tous les autres, plusieurs motivations auxiliaires : un milieu de travail fami-lier, des amis ou tout au moins des collègues connus, voire sympathiques, un long investissement d'énergie, un travail convenablement rémunéré. On peut faire un bon bout de chemin sur cette erre d'aller.

Par ailleurs, on peut avoir perdu bien des illusions et quand même savoir re-bondir, c'est-à-dire conserver la motivation essentielle à l'exercice de son métier et à la poursuite ascendante d'une carrière. Chez l'enseignant, on pourrait dire que la motivation est faite des deux éléments suivants, indissociables : susciter la joie de connaître et être pénétré de l'importance de sa mission. Risquons ce grand mot.

La démotivation de bon nombre d'enseignants tient au fait qu'ils ont subi une double dévalorisation professionnelle. D'abord, ils se sont mis en marge de leur rôle propre dans l'école, en abandonnant aux centrales syndicales et aux patenteux de compromis la définition même de leur tâche à la troisième décimale.

Symétriquement, en entrant dans le jeu des stratèges gouvernementaux (dont plusieurs sortaient des rangs des stratèges syndicaux) ils sont devenus le jouet des politiciens.

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Le corps professoral s'est fait souffler l'École normale, son lieu naturel de formation et de référence professionnelles, et a été remis entre les mains des spé-cialistes des sciences de l'éducation. L'enseignement est un art ; on l'a transformé en une science, qui n'en est d'ailleurs pas une. Qui pourra nous dire le nombre des sciences de l'éducation ?

Si l'enseignement est un art, il s'apprend d'abord par le compagnonnage, comme on disait (tiens !) au Moyen Âge. Disons stages. Une part importante du temps de formation d'un futur maître doit être consacrée à des stages dans de vraies écoles, avec de vrais élèves, avec l'accompagnement d'un « vieil » artisan. Le reste du temps de formation doit être consacré à apprendre une discipline d'en-seignement. Pour enseigner l'histoire ou la mathématique, il faut, et dans cet or-dre :

• connaître le plus possible d'histoire ou de mathématique ;

• aimer l'histoire ou la mathématique

• aimer les jeunes.

Ensuite seulement, sortir ses petits crédits ès sciences de l'éducation.

L'état actuel des écoles n'est pas le même partout. Il existe présentement de bonnes écoles ; des écoles disons moyennes ; des écoles malades. On peut très bien laisser les bonnes écoles filer toutes seules. C'est des écoles malades qu'il faut s'occuper prioritairement en leur fournissant des moyens financiers plus gé-néreux qu'aux autres. La justice, ce n'est pas l'égalité mathématique. Et si l'on nous demande comment reconnaître les bonnes écoles des autres, nous répondons qu'il doit y avoir assez de monde au ministère de l'Éducation pour faire ce tri, au lieu de compter le nombre de mots du vocabulaire de base du primaire. On sait déjà que, toutes proportions gardées, il y a davantage de bonnes écoles privées que de bonnes écoles publiques. Une des raisons de ce fait, c'est que les écoles privées ne disposent pas d'une clientèle captive. Elles sont donc obligées de ré-pondre aux attentes des parents. Par voie de conséquence, le sentiment d'apparte-nance y est généralement plus naturel et plus fort.

L'insatisfaction des élèves, des maîtres, des parents, du niveau collégial lui-même vis-à-vis du niveau secondaire n'est pas à démontrer. De plus, elle est fon-dée. Le ministère de l'Éducation s'apprête à le réformer. Nous ne rêvons pas d'une

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réforme définitive, inattaquable, sphérique, parfaite. Nous avons toutes nos réser-ves, toutefois, par rapport aux « filons de réflexion » de Madame la ministre. Ce qui vient de se passer à propos du niveau collégial justifie notre scepticisme. L'éducation exige le long terme, la vision à long terme. La politique, la politique électoraliste, la politique aux sondages choisit généralement le court terme, les mesures dilatoires ou cosmétiques. Des États généraux, par exemple !

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L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996)

IV

L'école en état de siège 18

Retour à la table des matières

En septembre dernier, La Presse a publié, sous notre signature, un article en trois parties portant sur la réforme des niveaux primaire et secondaire. À ce mo-ment-là, le document ministériel intitulé : Faire avancer l'école n'avait pas encore été rendu public ; il l'a été le 1er novembre dernier. Depuis, la ministre a rencontré divers groupes et mené une campagne de promotion de son projet. Au moment où paraîtront nos propos, la commission parlementaire de l'Éducation aura tenu des audiences, brèves et discrètes, en regard de celles qui ont eu lieu au sujet du ni-veau collégial. Au demeurant, nous allons maintenant analyser le document en question et soumettre nos propres réflexions. Notre commission parlementaire, c'est les lecteurs de La Presse.

L'école est la trame de la société. Qu'elle ne soit plus, ces années-ci, une prio-rité politique est le signe même que le tissu social s'effiloche. L'école continue pourtant d'occuper les esprits. Depuis la réforme scolaire des années 60, on ne compte plus les tentatives de réforme. Chacun des ministres successifs (et on en a

18 François Caron, Jean-Paul Desbiens, Arthur Tremblay, Jean-Noël Tremblay.

Article publié les 21 et 22 décembre 1993.

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eu autant que le Zaïre) a produit son plan de redressement ; son livre blanc, vert ou jaune, pour ne rien dire des multiples colloques ou congrès annuels et autres États généraux sur l'éducation. La navette change souvent de main, mais le patron, comme on dit en terme de couture, est de plus en plus flou.

Le 1er novembre dernier donc, la ministre de l'Éducation rendait public le do-cument intitulé : Faire avancer l'école. Le même jour, la polyvalente de Sainte-Anne-des-Monts fermait ses portes pendant deux jours, pour cause de violence. Le 23 novembre, les directeurs d'école de la Commission des écoles catholiques de Montréal discutaient de l'opportunité d'installer, dans certaines écoles, des me-sures de sécurité comparables à celles qui existent dans les aéroports, dans les dépanneurs et dans les pharmacies. L'école en état de siège.

ANALYSE DU DOCUMENT MINISTÉRIEL

Les constats

Dans un premier temps, le document ministériel « brosse un tableau de la si-tuation de l'école ». La littérature ministérielle est soumise à des règles ; on n'en attend pas des jugements bien ronds, bien carrés ; il y flotte naturellement une certaine onction qui, pour n'être pas ecclésiastique, n'en est pas moins lénifiante. Au demeurant, les constats en question sont plutôt rafraîchissants. Nous disons : rafraîchissants en ceci qu'ils sont clairs et qu'ils ne manquent pas de courage. Il est rare de lire, sous une plume ministérielle, un aveu comme le suivant : « Le fait est que vingt années d'utilisation de ces approches (en français) n'ont pas assuré chez nos enfants une maîtrise de la langue que nous puissions juger satisfaisan-te ». On connaît le proverbe : « Quand le bâtiment va, tout va ». Dans le domaine scolaire, on pourrait dire : Tant vaut la langue, tant vaut l'école. Dès lors...

Le document reconnaît également que l'école est embarrassée. Nous disions, nous, que l'école est encombrée. Notre quadruple ego en est tout flatté. « L'école est embarrassée d'objectifs, de programmes, de règles accumulées au cours des années. On compte plus de six mille objectifs pour les programmes du secondai-

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re. » Vous avez bien lu : six mille. Les spécialistes des sciences de l'éducation sont passés par là !

Avec un peu plus d'audace, la ministre aurait bien pu ajouter que la conven-tion collective des « enseignantes et enseignants », et dans cet ordre, compte plus de trois cents pages, dont une page complète sur la féminisation du français. Il va bien, le français !

Plus loin, le ministère reconnaît qu'il faudrait « prendre quelque distance par rapport aux typologies d'objectifs de tous ordres, dont le nombre et la complexité ont de quoi laisser perplexe. En effet, il n'est pas de la compétence du ministère de s'ériger lui-même en maître de la pédagogie ». On n'a pas plus besoin d'un État pédagogue que d'un État boulanger.

Les remèdes

Les remèdes proposés tiennent en huit propositions qui touchent :

• l'enseignement du français, langue maternelle

• l'apprentissage de l'anglais, langue seconde

• la formation générale ;

• la répartition du cours secondaire en deux cycles

• les traits caractéristiques du premier cycle ;

• la diversification des cours du second cycle

• la révision des règles d'obtention du diplôme d'études secondaires ;

• la gestion pédagogique.

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Le cas du français.

Tout le monde est d'accord pour le renforcement du français, à commencer par les élèves 19. La langue maternelle est la clé de tout exercice de la pensée et la condition de tous les autres apprentissages. Or, on sait que les résultats du dernier test imposé aux cégépiens sont désastreux : « Le pourcentage de réussite est tou-jours aussi bas, soit 55% » (La Presse, 18 novembre 1993).

Le document ministériel était parti d'un bon pied en proposant de ramener l'État à son rôle premier et irremplaçable en éducation : fixer les niveaux d'ap-prentissage, répartir équitablement les ressources, évaluer les résultats. Mais, à la première occasion, il se fourvoie. Il envisage d'imposer une pondération des épreuves en français. Qu'il laisse donc les écoles décider de la chose ! Les écoles trop laxistes seraient vite connues pour ce qu'elles sont.

Le cas de l'anglais

Parler du renforcement de l'apprentissage de l'anglais, langue seconde, c'est un euphémisme. Il n'y a guère d'enseignement valable de l'anglais, langue seconde, dans les écoles secondaires publiques. On sait pourtant ce qu'il faudrait faire : l'enseignement intensif donne de bons résultats là où on le pratique sérieusement.

19 Depuis quelques années, le Campus Notre-Dame-de-Foy organise un

concours d'excellence destiné aux élèves de 5e secondaire. Les candidats viennent des écoles secondaires privées et publiques de l'Est du Québec : Gaspésie, Lac-Saint-Jean, Estrie, Beauce, Mauricie, etc. Cette année, une des questions du concours se lisait ainsi :

« Madame Lucienne Robillard vient de lancer un projet de réforme du niveau secondaire. Vous terminerez bientôt vos études secondaires. Quelles seraient les recommandations que vous formuleriez en vue d'améliorer ce ni-veau d'enseignement ? Répondez par des phrases complètes et expliquez vos recommandations. Il sera tenu compte de la correction de la langue. »

Une soixantaine de candidats ont choisi de répondre à cette question. La plupart insistent sur la nécessité d'un meilleur apprentissage du français. Mais aussi de l'anglais, et sur le maintien du temps alloué à l'éducation physique.

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Mais c'est une méthode exigeante pour les maîtres et pour les élèves. Avant d'en-visager les classes dites d'immersion, le ministère ferait mieux d'assurer la compé-tence des maîtres pour enseigner cette matière tout le temps prescrit, sur une base régulière.

La formation générale

Oublions pour l'instant que le ministère, il y a peu, parlait de formation fon-damentale ; on parle maintenant de formation générale et de formation de base. Il est déjà symptomatique que l'on se promène ainsi d'une expression à une autre, comme si toute dénomination équivalait à n'importe quelle autre. Mais enfin, il n'existe pas encore de ministère des Mots, sur quoi le sage Lao-Tseu estimait que l'on devait fonder l'Empire (chinois, en tout cas). Le document ministériel parle donc de la visée d'une formation générale de bon niveau. Est-il possible de diluer davantage la notion de formation fondamentale ?

Cette troisième proposition aurait dû être le pivot de la réforme envisagée, puisqu'elle pose la question essentielle : qu'est-ce que l'école ? Or, la réponse sug-gérée prend la forme d'un profil de sortie à définir... Dans un éditorial féroce, Lise Bissonnette écrit à ce sujet : « Tandis que l'Europe cherche à s'entendre pour exi-ger la maîtrise de trois langues à l'entrée des études universitaires, la ministre ne pose même pas la question à l'école québécoise. Peut-être (cette réponse) est-elle ensevelie, invisible, dans les deux inénarrables pages et demie consacrées à la formation générale où l'on nous annonce qu'il faudra bien définir un jour les sa-voirs, les savoir-faire et les savoir-être caractéristiques d'un élève à la fin du pri-maire et du secondaire. C'est-à-dire les deux inénarrables pages et demie où l'on admet que la charrue a été mise devant les bœufs, et que des propositions ont été formulées avant d'avoir défini les objectifs premiers de l'école actuelle » (Le De-voir, 9 novembre 1993).

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Le partage du secondaire en deux cycles

Le document ministériel envisage de répartir les cinq années du secondaire sur un premier cycle de trois ans et un second de deux ans. Cette division est déjà inscrite dans les faits et elle correspond, en gros, à des données d'ordre psycholo-gique. Il ne faudrait toutefois pas figer le nombre d'années du premier cycle au sens où tous les élèves seraient tenus de prendre trois ans pour le parcourir.

Les caractéristiques du premier cycle

Du début à la fin, le premier cycle doit être centré sur la formation générale. Nous reviendrons sur cette question un peu plus loin.

À la fin du premier cycle, la responsabilité de l'évaluation (notamment en français, en anglais et en mathématiques) revient aux autorités locales. Nous sommes d'accord sur ce point. Nous émettons une réserve, toutefois, quant au danger de maintenir l'apprentissage des mathématiques à titre d'instrument occulte de discrimination, comme nous l'avons déjà longuement rappelé à propos du ni-veau collégial.

Les épreuves diagnostiques

Au début de la 5e année du primaire et au début du second cycle du secondai-re, le ministère envisage d'offrir aux écoles des épreuves diagnostiques d'écriture. L'idée est à retenir ; on pourrait même l'étendre à d'autres moments et à d'autres disciplines que la langue maternelle (française ou anglaise).

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Le titulariat et le tutorat

L'action suggérée en regard de cette proposition semble tenir pour équivalents le titulariat et le tutorat. Or, le titulariat fait appel à une conception du rôle du maî-tre bien différente de celle des enseignants-spécialistes d'aujourd'hui, mais aussi de celle d'un tuteur. Ce dernier peut n'enseigner aucune matière au groupe dit sta-ble qu'on lui assigne. Dans ce cas, les liens entre le groupe et le tuteur sont ténus et artificiels. Par contre, le titulariat, c'est-à-dire la responsabilité d'un groupe sta-ble, confié à un maître qui enseigne généralement deux disciplines à ce même groupe, crée une dynamique où les chances d'éduquer sont meilleures. Le titula-riat, pratiqué naguère de façon pratiquement universelle, comporte des avantages indéniables, tant pour les élèves que pour les parents. En effet, ce n'est pas rien, à l'adolescence, de pouvoir s'identifier à un groupe ; ce n'est pas rien non plus de donner la chance à un groupe d'adolescents d'établir des relations soutenues et même personnalisées avec un adulte responsable.

Le malheur serait de laisser la mise en oeuvre de cette mesure au bon vouloir des enseignants et surtout de leur chien de garde syndical. Envisager une telle éventualité, comme le fait la ministre, relève ou bien du cynisme, ou bien de l'an-gélisme.

Les caractéristiques du second cycle

Accroître la diversification des cours. Sur quoi repose cette proposition ? Ré-ponse ministérielle : « Sur la diversité des intérêts, des styles d'apprentissage, des aspirations et des motivations des élèves ». Quatre ingrédients qui se trouvent combinés à combien d'exemplaires dans une école de sept cents, mille ou mille cinq cents élèves ? Si l'on a dénombré six mille objectifs dans les programmes actuels, ce n'est pas pour rien ! Par exemple, combien y a-t-il de styles d'appren-tissage (si tant est qu'une telle chose existe) dans l'un ou l'autre groupe qui consti-tuent une école ? Et pourquoi ce trait caractériel ou imaginaire, c'est selon, de-vrait-il conduire à la multiplication des programmes ? Et pourquoi davantage en

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quatrième et cinquième secondaire qu'en deuxième ou troisième ? Cette piste est sans issue.

Clarifions donc d'abord la notion de diversification. Elle peut venir de deux sources : de la diversité des disciplines ; de la diversité des rythmes d'apprentis-sage.

La diversité des disciplines pose le problème de la formation fondamentale et des profils de sortie. La formation fondamentale repose sur le choix de certaines disciplines, à l'exclusion de certaines autres. Nous avons déjà exposé notre pensée sur cette question. Quant aux profils de sortie, ils sont diversifiés dans la mesure où les élèves du secondaire envisagent des destinations diverses. Nous en retenons trois.

Les profils de sortie

Au terme du premier cycle du secondaire, il y a une première décision impor-tante à prendre entre deux orientations. L'élève doit-il poursuivre des études dans le secteur général menant aux études collégiales, ou dans le secteur professionnel, menant au marché du travail ? Notons que cette décision ne doit pas avoir un ca-ractère irréversible, mais qu'elle doit être prise avec tout le sérieux possible et tout l'éclairage disponible. Encore qu'il ne faille pas dramatiser.

Dans le premier cas, c'est la formation fondamentale qui se poursuit par l'ap-profondissement de certaines disciplines et par l'initiation à celles qui n'ont pas encore été abordées, mais en limitant les options au minimum et non pas en les multipliant. Bref, au secondaire, du début jusqu'à la fin, plutôt que l'éparpillement dans tous les champs du savoir, c'est l'approfondissement des connaissances de base qu'il faut assurer, en histoire et en géographie universelles, par exemple, qui semblent avoir été laissées pour compte.

Dans le cas de l'orientation vers le secteur professionnel, la formation devrait s'amorcer et se compléter selon des programmes adaptés aux jeunes de ces grou-pes d'âges et selon la complexité des fonctions de travail auxquelles ils se desti-nent. C'est pourquoi nous retenons ici deux profils de sortie : l'un en fonction des

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emplois de « faible complexité » ; l'autre, en fonction des emplois qui requièrent une formation technique plus poussée.

Quant à la diversification liée à des facteurs comme le rythme d'apprentissage, elle n'a rien à voir avec la multiplication des cours, des options, des programmes. C'est l'organisation concrète de l'école aussi bien que les méthodes d'enseigne-ment qui doivent en tenir compte.

Les règles d'obtention du diplôme d'études secondaires

Pour éviter toute ambiguïté, nous dirions plutôt : Règles de reconnaissance des études secondaires, car c'est une chose de reconnaître, par un diplôme, la ré-ussite des études de ce niveau ; c'en est une autre de reconnaître (par mode de certification) l'aptitude à exercer certaines fonctions de « faible complexité ». La révision des règles d'obtention du diplôme d'études secondaires, telle qu'envisa-gée, se situe à mi-chemin entre le débraillage actuel (accumulation d'unités, de la 1ère- à la 5e secondaire, avec un minimum de cent trente unités et un maximum de cent quatre-vingts) et un régime crédible d'examens finaux. En fait, la recon-naissance des études secondaires doit correspondre aux divers niveaux d'appren-tissage dans diverses catégories de programmes ; elle doit donc être liée aux pro-fils de sortie.

Sur cent élèves qui s'inscrivent en première secondaire, soixante-trois s'inscri-ront au niveau collégial. À ce sujet, il existe un énorme besoin d'éclaircissement. La démocratisation de l'éducation, l'idéologie égalitariste, la structure du marché du travail, la structure de la rémunération salariale, la mentalité des droits, la fré-quentation scolaire obligatoire, tout laisse entendre que n'importe qui a droit à tout : droit à la santé, à la beauté, à l'intelligence, au succès.

Or, tel n'est pas le cas. L'école doit enregistrer le fait de l'inégalité des aptitu-des et accepter le fait de l'inégalité des destinées, de ce côté-ci de la lune.

Le niveau secondaire doit être accessible à tous les jeunes, mais ce ne sont pas tous les jeunes qui pourront ou qui voudront obtenir le diplôme de fin d'études de ce niveau. Parmi ceux qui obtiendront le diplôme de fin d'études, il faut distinguer ceux qui s'inscriront au collégial et ceux qui se dirigeront (au moins pour un

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temps) vers le marché du travail, pour y exercer un métier. Et encore, parmi les élèves qui s'inscrivent au secondaire, un bon nombre (8 % ? 10% ?) ne détiennent même pas le diplôme ou l'attestation de fin d'études primaires : il s'agit des élèves qui auront passé sept ans au primaire et qui auront été admis au secondaire parce qu'ils ont 13 ans révolus. Le document ministériel estime que 18% des élèves ins-crits en 1ère secondaire n'obtiendront jamais de diplôme d'études secondaires.

Les pourcentages de réussite peuvent varier selon la qualité de l'encadrement et, jusqu'à un certain point, selon l'état général de la société ; mais le fait de l'iné-galité des aptitudes scolaires demeurera. En clair, 100% des élèves du secondaire ne sont pas destinés à s'inscrire au collégial. Il s'ensuit que les programmes et la sanction des études doivent être différenciés. Il faut un diplôme qui atteste la ca-pacité de s'inscrire au collégial ; il faut un diplôme qui atteste la capacité d'exercer un métier ; il faut une certification qui atteste la capacité d'exercer des activités de faible complexité, pour reprendre une expression du document ministériel. Ce qu'il faut éviter, c'est la distribution de diplômes en dents de scie : « Tu obtiens ton diplôme avec tel niveau d'apprentissage en ceci, tel autre niveau en cela ». Voilà bien pourquoi nous redoutons la « diversification des cours en 4e et en 5e secondaire », telle qu'envisagée par le document ministériel. Déjà que l'on déplore l'éparpillement des cours et des programmes du secteur de formation pré-universitaire au collégial, il ne faut pas l'établir au niveau secondaire.

Le document ministériel reconnaît, avec raison, que ce sont les autorités loca-les qui sont le mieux placées pour procéder a l'évaluation qui sanctionnera le pas-sage du premier au second cycle. Il importe que l'orientation des divers program-mes préparant à l'exercice d'un métier ou d'activités de « faible complexité » fasse l'objet d'une reconnaissance ministérielle. L'école doit tenir compte des besoins de la société et des aptitudes des élèves. L' important, c'est que tous sachent qu'elle offre à tous des chances égales, et qu'un bon mécanicien a autant de chance d'être heureux et utile qu'un bon chirurgien ou un bon historien. La société est un vaste circuit de délégations : je délègue ma mémoire à l'historien, qui délègue son corps au chirurgien, qui délègue sa voiture au mécanicien, qui prend sa joie chez le troubadour, qui s'en remet au comptable.

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POUR DES MESURES PÉRIPHÉRIQUES

Un examen attentif du document ministériel conduit à la conclusion qu'une ré-forme en profondeur de l'école québécoise n'est pas à l'ordre du jour. Faut-il pour autant imiter le rat du Fabuliste qui

« Las des soins d'ici-bas, Dans un fromage de Hollande

Se retira loin du tracas. » ?

La ministre pose des questions « importantes pour lesquelles les choix ne sont pas évidents ». L'institution scolaire est en difficulté partout. Notre époque n'a pas encore inventé son école. Mais en l'absence d'évidences, il est des certitudes. Un certain nombre de ces certitudes portent sur ce que nous appellerions des mesures périphériques. L'expérience montre, par exemple, que le respect de l'horaire in-fluence rapidement la qualité du travail d'un comité quelconque. Dans une école, un minimum de politesse, un minimum de propreté, un minimum de tenue vesti-mentaire sont parfaitement exigibles et seraient facilement respectés si l'ensemble des maîtres le voulaient.

Renonçant même à l'idée de réforme, le ministère pourrait atteindre des résul-tats étonnants en appliquant un certain nombre de mesures périphériques. Par me-sures périphériques, nous entendons des règles ou des pratiques qui, sans viser le contenu même des programmes, auraient une influence décisive sur la vie de l'école et la qualité de sa performance.

Si l'on prend l'exemple du français, en deçà même de toute mesure de redres-sement, on n'imagine pas les résultats que l'on obtiendrait si tous les professeurs (et pas seulement les professeurs de français) exigeaient un minimum de correc-tion dans la langue écrite ou parlée. Une école où n'importe qui pourrait demander à n'importe qui, n'importe quand : « Qu'est-ce que vous voulez dire ? », et recevoir

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une réponse en français correct, ne serait pas loin d'être une école parfaite. Il nous semble que ce serait aussi une école où règne un climat de liberté.

Ajoutons que la politesse, la tenue vestimentaire, un langage clair sont de bons remèdes à la violence. En Babel, on ne se comprend plus, c'est pourquoi on se cogne sur la gueule.

Il faut qu'une école soit tombée bien bas pour qu'il faille l'intervention d'un groupe de parents pour faire mettre à la raison deux élèves du primaire qui terrori-saient leur école depuis plusieurs mois. Cela s'est passé l'hiver dernier à Sainte-Perpétue-de-l'Islet. Ou encore, pour que l'on présente comme une victoire d'une direction d'école l'expulsion d'un élève en possession d'une arme blanche.

La stabilisation des programmes, des méthodes et des manuels serait déjà d'un grand profit pour les maîtres, les élèves, les parents, et dans cet ordre.

Nous pensons enfin que l'institution d'une heure d'étude quotidienne obligatoi-re pour tous les élèves, en sus des heures régulières d'enseignement, serait d'un grand profit pour tous : pour les élèves, pour les maîtres, pour les parents. On sait très bien, en effet, que cette heure d'étude institutionnelle serait, pour plusieurs élèves, la seule heure qu'ils consacreraient à leur métier d'élève, dans l'état actuel des choses.

La gestion pédagogique

La huitième proposition du document ministériel nous donne l'occasion d'amorcer notre atterrissage. « Dans la grande chaîne du système scolaire, il ne saurait y avoir de réussite éducative sans l'action concertée de tous les membres de l'équipe-école et sans un véritable leadership pédagogique de la part de la direction de l'école. Il importe donc que les autorités supérieures favorisent cette concertation sur le terrain même de l'école. » Ainsi s'exprime le document minis-tériel. La langue de bois franc. Avec une visée comme celle-là, on peut faire n'im-porte quoi, y compris rien. Cette huitième proposition est le prototype de la bonne intention mollasse.

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Dans les trois pages et demie consacrées à la gestion pédagogique, il y a inté-rêt à souligner en quels termes on pense mettre en valeur les responsabilités des directeurs et des directrices d'écoles. Voyons un peu :

• dans la description de la situation présente, pas un traître mot ;

• dans la section intitulée : ce qui est visé, deux lignes écrites dans le style des clauses-remorques des conventions collectives.

Bref, dans la promotion de la gestion pédagogique par et dans l'école, pas une seule petite action n'est envisagée. Les trois pages et demie en question se termi-nent sur une note qui en dit long : à moyen terme, le ministère entend discuter avec ses partenaires d'un ajout aux conventions collectives.

Nous avons signalé, à plus d'une occasion, les points positifs du projet minis-tériel. Reprenons-en quelques-uns. Il faut appuyer sans réserve l'intention de ma-dame la ministre de libérer l'école de ce qui l'embarrasse et la paralyse. Il faut quand même lui demander jusqu'où elle est prête à aller dans le concret de la vie à ce chapitre ; quels moyens elle entend prendre pour y arriver et, surtout, si c'est bien l'école qui recueillera les fruits de cette décision. Il y a risque, en effet, que le terrain libéré par le ministère soit aussitôt occupé par d'autres instances : les com-missions scolaires, notamment. L'école est suradministrée de l'extérieur ; c'est dans les écoles mêmes qu'il faut rapatrier le plus de pouvoir possible. C'est dans les écoles que l'école se fait.

Toutes les mesures susceptibles d'améliorer le comportement des élèves, tant dans leur conduite que dans leurs efforts et leurs travaux scolaires, doivent être appuyées avec conviction. Tel est le cas, par exemple du titulariat, de l'évaluation rigoureuse de la formation de base au terme du premier cycle du secondaire ; de la révision des règles d'obtention du diplôme d'études secondaires. Pour concréti-ser ces propositions, il faudra obtenir au moins les deux choses suivantes :

• que les obstacles soient levés dans les conventions collectives ;

• que des mesures incitatives soient rendues disponibles aux écoles.

C'est ainsi, par exemple, que l'implantation du titulariat ne peut pas être placée sous le régime du bénévolat.

Favoriser le plein exercice des responsabilités des directions d'école est d'une urgente nécessité. A ce sujet, le document ministériel est d'un silence accablant. Il

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faut réclamer des actions vigoureuses. Si l'on ne donne pas aux directeurs d'école la latitude nécessaire et les moyens efficaces pour organiser la vie pédagogique de leur école et y faire régner un climat propice au travail intellectuel, on se paie de mots en parlant d'imputabilité de l'école. En toute honnêteté, on ne pourra pas demander de compte à ces personnes. Et alors, plus personne ne sera plus respon-sable de rien. Comme un navire, une école qui veut aller quelque part, c'est-à-dire remplir sa mission éducative, a besoin d'un vrai capitaine, pas seulement d'un gé-rant d'édifice scolaire pour verrouiller les portes en cas de nécessité.

Il faut sortir l'école de l'état de siège.

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L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996)

V

Lettre au ministre de l’Éducation de l’hiver prochain 20

Retour à la table des matières

Ainsi donc, un nouveau ministre de l'Éducation 21 nous a été donné. Pour fai-re la transition, forcément. La chose est arrivée une vingtaine de fois depuis 1964 ; et depuis 1960, on a connu huit gouvernements, élus sous trois labels diffé-rents. Ces avatars de la démocratie ont pris la forme de vingt et un ans de Parti libéral du Québec, quatre ans de Union nationale, neuf ans de Parti québécois.

Ces changements d'équipes gouvernementales n'ont pas entraîné de change-ments significatifs dans l'évolution du système scolaire. C'est ainsi que l'arrivée au pouvoir du gouvernement de l'Union nationale, en 1966, n'a pas empêché la mise en place des cégeps, ni la création de l'Université du Québec, en 1968. Par ail-leurs, il faut considérer comme des épiphénomènes, la création puis la suppres-sion de tel ou tel Conseil, la division puis la réunion du ministère de l'Éducation.

Nous survolons une période de trente-quatre ans. Quand nous disons que les changements de gouvernement n'ont pas entraîné de changements significatifs

20 François Caron, Jean-Paul Desbiens, Arthur Tremblay, Jean-Noël Tremblay.

Article publié le 18 février 1994. 21 M. Jacques Chagnon.

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dans l'évolution du système scolaire, nous n'ignorons pas que des changements considérables sont survenus. Par exemple, l'augmentation prodigieuse de la pro-portion des élèves féminines au secondaire, au collégial et à l'université ; le phé-nomène du décrochage (principalement masculin) ; le réaménagement des Com-missions scolaires régionales ; le travail étudiant ; l'assujettissement de la pratique pédagogique aux sciences de l'Éducation, etc. ont peu à voir avec la valse des ministres ou les changements de gouvernement. Les phénomènes en question ré-sultaient des transformations de la société, des mentalités passagères, des modes dérivant sur les courants de pensée.

Qu'est-ce donc qui a assuré la continuité substantielle des orientations fonda-trices ? On répondra : « L'appareil administratif supérieur ». Certes, malgré les changements de gouvernement, l'appareil administratif supérieur est demeuré à peu près inchangé de 1960 à 1976. Mais la raison profonde de la continuité dans les orientations, c'est que, pendant tout ce temps, le Rapport Parent demeurait la référence obligée. Et ce qui caractérisait le Rapport Parent, c'est qu'il fournissait un cadre global à l'implantation de la réforme scolaire, d'abord ; ensuite, à son adaptation aux autres transformations socioculturelles.

Nous avons eu l'occasion de dire dans nos articles précédents que c'est préci-sément une référence globale qui fait défaut aux projets de réforme lancés ré-cemment. Autrement dit, l'absence d'une vision de l'école qui correspondrait aux besoins actuels, plus de trente ans après la réforme scolaire qui a caractérisé la Révolution tranquille.

Est-ce à dire que nous souhaitons un nouveau Rapport Parent, dont la prépa-ration et la digestion prendraient au moins cinq ans ? Non pas. Mais nous ne pen-sons pas non plus qu'une approche fragmentaire soit une piste prometteuse pour assurer la restauration dont l'école a un urgent besoin. La pseudo-réforme du col-légial est en train d'illustrer la moins réjouissante de toutes les hypothèses. L'es-sentiel en vue d'un véritable renouveau a été raté : l'enseignement pré-universitaire n'est pas mieux harmonisé avec le secondaire, ni réellement intégré à l'enseignement supérieur. Les universités n'ont pas bougé d'un centimètre. Même les simples ajustements concoctés par les apparatchiks de tous ordres, et officiel-lement sanctionnés par l'autorité gouvernementale se butent déjà aux remparts des conventions collectives. Bref, les conditions sont réunies pour que cet enseigne-

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ment passe sous le couperet, sitôt qu'un nouveau Etienne de Silhouette prendra charge de nos finances publiques.

En toute hypothèse, le nouveau ministre de l'Éducation ne sera en place que d'ici à septembre ou octobre prochain. À ce moment-là, ou bien le Parti libéral du Québec sera reporté au pouvoir, et on aura une nouvelle équipe gouvernementale ; ou bien le Parti québécois sera porté au pouvoir, et on aura une nouvelle équipe gouvernementale.

De toute façon donc, dans six, huit ou dix mois, le gouvernement sera encore placé devant la question de l'éducation. Un nouveau ministre, nouveau quant à son mandat à tout le moins, en prendra charge. Nous lui écrivons dès maintenant pour la simple raison que, en éducation, quand on veut faire ou changer des cho-ses, il vaut mieux s'y prendre à l'avance. On manque toujours de temps. Les jours d'un ministre de l'Éducation sont comptés dès avant que le premier de son règne ne se soit levé. Songez seulement à leur taux élevé de mortalité politique.

Ce qui ne veut pas dire que nous ne savons rien des aléas de la politique poli-ticienne. On n'est pas tenu d'être innocent parce qu'on est vieux. Au contraire, comme l'enseignait la bonne (vieille) grammaire : « Instruits par l'expérience, les vieilles gens sont soupçonneux ». Tel quel. Avec cet exemple, tout jeune, on se trouvait à apprendre deux choses :

• une règle de grammaire

• une leçon de sagesse.

Les élèves d'aujourd'hui qui ont la chance de fréquenter la Nouvelle grammai-re française de M. Grevisse et A. Goose y trouvent la même vérité (# 162). Une vérité qui n'a pas vieilli.

Tenez ! nous allons faire rire aux rieurs professionnels et autres insouciants dans le tragique. Dans le Catéchisme de l'Église catholique, dans le chapitre « Responsabilité et participation » (en matière sociale), on lit ceci : « La partici-pation commence par l'éducation et la culture. On peut légitimement penser que l'avenir est entre les mains de ceux qui auront su donner aux générations de de-main des raisons de vivre et d'espérer » (#1917).

Des raisons de vivre et d'espérer, les vieux ont eu le temps de s'en faire ou de s'en défaire. Les vieux sont des êtres socialement défunts. Défunt, selon l'étymo-

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logie, signifie : « Celui qui est sans fonction ; celui qui s'est acquitté de la vie ». Paix à leurs braises ! Mais les jeunes, mais les maîtres, mais les parents sont tou-jours en fonction. Il leur faut des raisons de vivre et d'espérer. Même en période de transition électorale. L'espoir est si vif au coeur de l'homme !

Dans son discours d'investiture, M. Daniel Johnson n'a pas prononcé une seule fois le mot « éducation ». Il a parlé d'emploi ad nauseam. Certes, le discours sur l'emploi est présentement le discours dominant, autant à Ottawa qu'à Québec ; autant à Washington que dans les capitales européennes. Il n'empêche qu'en ma-tière d'éducation, il faut changer le discours sur l'emploi et il revient au ministre de l'Éducation d'inspirer ce discours.

Ainsi, c'est au ministère de l'Éducation qu'il incombe d'assurer la compétence exclusive du Québec en matière de formation professionnelle. Et encore, la rela-tion école-emploi ne se ramène pas à la corrélation entre un programme de forma-tion scolaire et un emploi dans le quart d'heure qui suit. Nous reviendrons pro-chainement sur ce sujet.

En lien avec le discours sur l'emploi, il faut dire un mot sur le « travail étu-diant et sur les profils de sortie ». Nous reprenons ici quelques réflexions déjà publiées dans La Presse. La première concerne le travail étudiant. Aussi long-temps qu'on laissera croire, dans les faits, qu'il est possible d'exercer son métier d'élève tout en consacrant quinze ou vingt heures par semaine à du travail extra-scolaire, on ne réussira pas à faire prendre l'école au sérieux.

En ce qui a trait aux profils de sortie, essayons encore une fois de dissiper un malentendu, un préjugé, une idée reçue. Le malentendu et, plus probablement, l'idée reçue, c'est que 100% des élèves qui entrent au secondaire ont droit à un diplôme de fin d'études secondaires. Dans un éditorial récent, Lise Bissonnette se scandalise du fait que le ministère de l'Éducation vise un taux de scolarisation de 80% en l'an 2000. « C'est-à-dire qu'il accepte en pratique d'exclure du marché du travail au moins 20% de sa population » (Le Devoir, 21 janvier 1994).

Peut-être faudrait-il donner un diplôme de fins d'études secondaires à tout le monde, en même temps que le certificat de naissance, quitte ensuite, pour chacun, de faire la preuve, au fur et à mesure, qu'il possède les connaissances et les habile-tés correspondantes. On sait pourtant que dans l'état actuel des choses (qui ne pro-met pas de changer substantiellement d'ici à l'an 2000), il y a déjà 8 à 10 % des

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élèves qui doivent entrer au secondaire sans même détenir le diplôme ou l'attesta-tion de fin d'études primaires. Soutiendra-t-on que tous les autres peuvent et veu-lent entreprendre des études de niveau collégial ?

Nous soutenons plutôt ceci : au terme du premier cycle du secondaire, il y a une première décision importante à prendre entre deux orientations. L'élève doit-il poursuivre des études dans le secteur général menant aux études collégiales, ou bien doit-il s'engager dans le secteur professionnel menant au marché du travail ? Cette décision ne doit pas avoir un caractère irréversible, mais l'alternative se pré-sente à ce moment-là.

Selon la première branche de l'alternative, l'élève poursuit sa formation fon-damentale ; selon la seconde branche, il entreprend des études théoriques et prati-ques correspondant au degré de complexité des fonctions de travail auxquelles il se destine.

Ici se présente une nouvelle alternative, selon qu'il s'agit d'emplois de faible complexité, pour reprendre l'expression du document ministériel, ou d'emplois qui requièrent une formation technique plus poussée. Dans le premier cas, à la fin du premier cycle, les élèves doivent entreprendre les apprentissages appropriés, en liaison étroite avec le marché du travail. Dans le second cas, les élèves, à la fin du premier cycle, doivent suivre les programmes préparant aux métiers correspon-dants du marché du travail.

Dans nos articles précédents, nous avons mentionné un certain nombre de me-sures périphériques, applicables à court terme et sans grands frais. Ces mesures auraient une influence considérable sur l'amélioration de l'école. Nous parlions de l'exigence d'un minimum de politesse et de tenue vestimentaire ; de l'imposition d'une heure quotidienne d'étude, obligatoire pour tous ; du pouvoir d'exclure les élèves qui, au détriment des autres, refusent les règles minimales et normales d'une école qui est une école.

Là-dessus, on nous a objecté qu'en vertu du règlement 2 413 ou l'inverse, le ministère ne peut rien imposer ; que c'est là l'affaire des instances locales. On nous en dira tant ! Des pays aussi arriérés que la France et la Grande Bretagne envisagent bel et bien de telles mesures. Le ministère de l'Éducation impose son jargon et il ne trouverait pas moyen d'introduire ou de faire introduire une heure quotidienne d'étude obligatoire pour tous ? D'imposer un minimum de politesse et

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de tenue vestimentaire ? D'autoriser l'exclusion des élèves qui refusent les règles normales de l'école ?

Le ministre de l'Éducation de l'hiver prochain sera placé devant la question de l'éducation. Entre-temps, il n'y a pas rien à faire, outre traverser l'hiver actuel. Ce que nous souhaitons pour l'hiver prochain, c'est quelqu'un qui affronte ce problè-me compliqué avec quelques idées simples. On est prié de distinguer simple et simpliste. Une idée simpliste, c'est de pelleter de l'argent dans un problème, ou de créer un énième comité d'experts, chacun biberonnant une firme de consultants. Une idée simple, c'est d'imposer une heure quotidienne d'étude obligatoire pour tous. Une autre idée simple, c'est de renvoyer à son auteur n'importe quel travail écrit, peu importe la discipline, après la troisième faute de grammaire ou d'ortho-graphe. Idem pour les professeurs et pour les administrateurs. Deux ans de ce ré-gime, et on ne reconnaîtrait plus l'école.

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L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996)

VI

L'école et l’emploi 22

Retour à la table des matières

Le discours sur l'emploi est devenu le discours dominant. Les politiciens cher-chent à se faire élire ou réélire en promettant des emplois. Les évêques s'attablent avec des chefs syndicaux, des banquiers et des boss pour dénoncer le taux de chômage et promouvoir le travail partagé. Les élèves n'ont pas attendu tout ce beau monde : ils partagent leur temps de travail scolaire entre le pupitre et les pompes à essence ou les caisses enregistreuses des Club Price ou des Mac Do-nald. Le phénomène est paradoxal.

À la fin du XIXe siècle, le combat social consistait, pour une bonne part, dans la conquête du loisir. « La revendication d'un temps de loisir surgit avec la socié-té industrielle elle-même » (Joffre Dumazedier). En France, c'est en 1936 seule-ment, que le gouvernement du Front Populaire de Léon Blum imposait la semaine de quarante heures et deux semaines de vacances payées.

Après la guerre de 1939-1945, le progrès technique et le progrès dans l'organi-sation du travail amenèrent une hausse prodigieuse du niveau de vie dans les pays développés, une augmentation du loisir et une réduction des heures de travail.

22 François Caron, Jean-Paul Desbiens, Arthur Tremblay, Jean-Noël Tremblay.

Article publié le 8 juin 1994.

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Cette tendance s'est maintenue jusque vers le milieu de la décennie 70. C'est cette période que l'économiste Jean Fourastié appelait Les Trente Glorieuses (Fayard, 1979).

Cette erre d'aller a commencé à ralentir à l'occasion de la crise du pétrole, mais les gouvernements ont cherché à maintenir le mouvement par le recours aux déficits. Maintenir le mouvement, c'est-à-dire maintenir le même niveau dans les services, ou pratiquer l'acharnement thérapeutique sur des entreprises condam-nées, pour une élection à Matane, à Cabano ou à Asbestos.

Depuis une dizaine d'années, il est devenu impossible d'occulter le fait que le travail est devenu un bien rationné. Les gouvernements, aussi bien que les entre-prises, imposent un véritable rationnement du travail. Les gouvernements, par les coupures dans les effectifs ou dans les services ; les entreprises, par les licencie-ments massifs.

Ainsi donc, à cause même du progrès technique et d'une nouvelle distribution mondiale du travail, en moins d'un siècle, on est passé de la requête du loisir à la quête du travail. Le travail est devenu un privilège menacé, et le loisir a pris la forme du chômage.

Le chômage

Les économistes s'entendent généralement pour distinguer quatre espèces de chômage :

Le chômage saisonnier.

Les ouvriers de la construction chôment en hiver tandis que les instructeurs de ski chôment en été. Au Québec, évidemment, on a changé tout ça, comme les médecins de Molière. Le congé de la construction est imposé en plein mois de juillet et les promoteurs de ski bombardent la neige en été. Mais laissons cela. Avec l'indépendance, on va remettre le foie à droite.

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Le chômage frictionnel.

Cette deuxième espèce de chômage est consécutive au fait qu'il y a toujours des travailleurs qui changent d'emploi, qui passent d'une région a une autre et qui, pendant un temps plus ou moins long, se retrouvent parmi les personnes sans em-ploi.

Le chômage cyclique.

Cette espèce de chômage accompagne les périodes de récession.

Le chômage structurel.

Il y a chômage structurel quand les travailleurs demeurent en chômage long-temps après une reprise économique.

Cette catégorisation est bien connue. Nous la rappelons cependant et, nulle-ment gênés de le faire, pour trois raisons :

• La revue britannique The Economist vient tout juste de la rappeler, elle aussi. Ses lecteurs sont pourtant réputés avertis en ces matières.

• Toute distinction est économique. Penser, c'est distinguer.

• Cette distinction suggère enfin que le chômage n'est pas un phénomè-ne de nature simple et univoque qui appellerait un remède de même espèce. La débrouillardise et la vertu ne suffiront jamais à extirper un mal aussi complexe. Ni non plus, la lutte contre les heures supplémen-taires, le travail au noir, les appels au travail partagé et à la solidarité.

L'ÉCOLE ET L'EMPLOI

L'école est touchée par le discours sur l'emploi en ceci que l'on fait régulière-ment le lien entre la formation scolaire et l'emploi. Au demeurant, le lien entre l'école et l'emploi est légitime, encore faut-il savoir comment nouer ce lien.

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On peut dire de façon cavalière que l'école, jusqu'à la première révolution in-dustrielle, se contentait et pouvait se contenter d'apprendre à lire, à écrire et à compter au plus grand nombre possible, réservant à une petite minorité la possibi-lité d'apprendre l'homme, de faire ses humanités, comme on disait. L'immense majorité des travailleurs gagnaient leur vie dans le secteur primaire pour lequel il n'est guère besoin d'une formation scolaire prolongée.

La première révolution industrielle a entraîné le développement du secteur se-condaire qui exige une formation plus poussée. On vit alors apparaître les écoles de métier. La seconde révolution industrielle, que l'on peut dater après la guerre de 1914-1918, entraînait le développement du secteur tertiaire qui a connu, de-puis, une croissance exponentielle. Présentement, les trois quarts des emplois se retrouvent dans ce secteur.

Nous pensons que la responsabilité de l'école n'a pas changé. Elle s'est éten-due à l'ensemble des citoyens. Et cette responsabilité, c'est toujours et encore et à jamais d'apprendre l'homme au petit d'homme et de le préparer à gagner sa vie.

L.'ÉCOLE ET LE PREMIER EMPLOI

En ce qui touche la préparation à gagner sa vie, la responsabilité de l'école, c'est de préparer à un premier emploi. Pour le niveau primaire, cette responsabili-té, à toutes fins utiles, est périmée. Dans les pays développés, en effet, le secteur primaire ne requiert guère plus que 10 % de la main-d'œuvre. Il est bien fini (et heureusement) le temps où la richesse des pauvres se définissait par rapport au nombre d'enfants. On a remplacé ça par le travail étudiant. Chez les Romains, le prolétaire, c'était celui qui avait, comme seule richesse, ses enfants. Prolès, en latin, signifie enfant. Les prolétaires étaient exempts d'impôts.

Le niveau primaire conserve cependant sa responsabilité historique d'appren-dre à lire, à écrire et à compter. Il faut prendre ces infinitifs au pied de la lettre. Le niveau primaire n'a pas la responsabilité d'apprendre à lire Emmanuel Kant (en traduction française ou anglaise). Il a la responsabilité d'apprendre à lire sans ho-quet : La poule pond, si chère à Jules Renard ou encore : Le Kabyle habile a tué la bête féroce. Point. Le niveau primaire n'a pas la responsabilité d'apprendre à écri-

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re comme Paul Valéry. Il a la responsabilité d'apprendre à écrire lisiblement et sans fautes : La poule pond ou encore : Le Kabyle habile a tué la bête féroce. Point. Le niveau primaire n'a pas la responsabilité d'apprendre à compter comme un politicien en campagne électorale, il a la responsabilité d'apprendre les quatre opérations et la table de douze. Point.

Parallèlement et en assumant ces responsabilités, le niveau primaire doit ap-prendre l'homme aux petits d'homme, c'est-à-dire lui apprendre à vivre en société. L'école n'est pas la famille. L'école place le petit roi devant les problèmes « sourds et muets », comme dit Alain, c'est-à-dire les problèmes qu'on ne peut résoudre par les incantations, les suppliques, la magie. Ni même un référendum. La merveille de l'école, c'est que tous y sont réputés égaux devant l'esprit. En de-hors de l'école, c'est la force qui tranche.

Le niveau secondaire a comme première responsabilité de confirmer et de dé-velopper les apprentissages fondamentaux du primaire. En cours de route, se pré-cise pour le niveau secondaire la responsabilité de préparer certains élèves a ga-gner leur vie. En clair : les préparer à un premier emploi.

Les premiers emplois en question se divisent en deux catégories (nous utili-sons ici le vocabulaire courant) : a) les emplois de faible complexité et b) les mé-tiers. La distinction des trois grands secteurs de travail est toujours valide : secteur primaire, secteur secondaire, secteur tertiaire.

Il est question ici du premier emploi. Or, on sait que le premier emploi n'est pas un emploi à vie. Après trois (ou cinq) ans, par exemple, l'employé choisira un nouvel emploi ou sera obligé de changer d'emploi. Il aura donc besoin d'un nouvel apprentissage. Qui doit assurer cette formation supplémentaire ? L'école ou l'en-treprise ? Il n'y a pas de réponse univoque. Ce sera tantôt l'école, tantôt l'entrepri-se. L'entreprise doit investir du temps pour assurer le savoir-faire immédiat. Le patron ou un contremaître, selon le cas, doit former le nouvel employé à l'usage des lieux, de l'équipement, de certaines mesures de sécurité, etc. Cette formation et, au minimum, cette information peuvent prendre quelques heures, quelques jours ou quelques mois. L’employé ne peut pas faire l'économie de cet apprentis-sage immédiat et l'entreprise ne peut pas faire l'économie de cette formation.

Mais l'apprentissage supplémentaire et récurrent sera d'autant plus facile que l'école aura mieux assuré l'assiette de la formation générale de l'élève en relation

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avec le secteur d'emploi. La responsabilité de l'école ce n'est pas de fournir tout cuits, des employés pour l'entreprise.

En ce qui a trait au niveau collégial, nous avons déjà dit que c'est au secteur professionnel que ce niveau remplit le mieux ses responsabilités. C'est ainsi, par exemple, que les élèves inscrits dans 39 programmes de ce niveau ont un taux de placement sur le marché du travail de 95 à 100%. Qui dit mieux ?

Quant au niveau universitaire, il est pour ainsi dire le modèle de l'école qui prépare à un emploi. Depuis le Moyen Âge jusqu'au moment ou l'Université a fait passer la recherche des contrats de recherche avant l'enseignement, elle conduisait ses étudiants à l'enseignement, justement, et aux professions dites libérales. Au fil des ans, il s'en est ajouté plusieurs dizaines, mais elle prépare toujours ses étu-diants à un premier emploi. Avec un bonheur que ceux-ci trouvent de plus en plus aléatoire, cependant, notamment dans le secteur des sciences humaines.

Nonobstant les faciles déclamations, nous disons tranquillement que l'école s'acquitte honorablement de sa responsabilité vis-à-vis de l'emploi. En fait, elle s'en est toujours assez bien acquittée, même avant la réforme scolaire. L'école n'est pas responsable des récessions, pas plus qu'elle n'est responsable de l'éclate-ment de la famille. L'école n'est pas responsable de l'état de l'économie mondiale. Les réformateurs successifs du système scolaire ont beau nous parler d'attacher le train de l'école à la locomotive de la mondialisation, ils ne savent pas ce qu'ils disent. Ils répètent le dernier slogan, ils s'accrochent à la dernière grappe, comme les vieux frelons à bout d'ailes s'accrochent au dernier brin de trèfle, à bout de sucre, au bout de septembre.

Le ventre mou du système scolaire québécois, c'est le niveau secondaire. Pourquoi le niveau secondaire est-il le ventre mou du système ? Parce que plus personne n'ose appliquer les distinctions économiques. Nous voulons dire que toute distinction de concepts est économique pour l'esprit. Voulez-vous un exem-ple de non-distinction ? Autrement dit, voulez-vous un exemple de confusion coû-teuse ? « Sans formation supérieure, on devra se contenter d'emplois de deuxième ordre, routiniers, dévalorisants et mal payés » (Le Devoir, 13 février 1994). En clair : tout le monde à l'Université ! Et voilà pourquoi, à l'Université, on impose des cours de français de niveau primaire. C'est les recteurs qui aiment ça. Ça leur

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permet de dire que leur Université compte 36 000 étudiants, à temps complet, partiel ou partagé, mais payés et payants par tête de pipe.

Il faudra toujours des coiffeurs, des cuisiniers, des pompistes, des concierges, des vidangeurs, des secrétaires, des chauffeurs de camion, de taxi. Il faudra tou-jours des infirmières, des préposés aux soins. Il faudra toujours des électriciens, des plombiers, des menuisiers. Ces trois corps de métier sont probablement et à jamais les plus importants. Ajoutez : un bon mécanicien. Il faudra toujours, aussi, des docteurs en ceci et cela, y compris en théologie !

L'école, en ce qui a trait à l'emploi, assume convenablement ses responsabili-tés. Ce que l'école a raté et continue de rater grâce aux conventions collectives et aux politiciens, c'est sa première responsabilité. Non pas de remplacer la famille, non pas de combler les lacunes de la société, non pas de jouer au ministère du Bonheur, c'est d'apprendre l'homme au petit d'homme. Cela commence par : « La poule pond », la « table de douze », « le Kabyle habile a tué la bête féroce ».

La bête féroce, c'est la bêtise, on aura compris. La seule prière que l'école a le devoir d'apprendre au petit d'homme, c'est, en français dans le texte : « More brain, o Lord, more brain ! »

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L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996)

VII

La modernisation du système éducatif 23

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Il fut un temps où il fallait noircir la période du duplessisme. On parlait de la grande noirceur. On est un peu plus nuancé aujourd'hui. On reconnaît, en tout cas, que Duplessis a laissé les coffres pleins. Je veux dire : les coffres de l'État. Il est plus facile d'avoir des idées quand les coffres sont pleins. Cependant, il fallait sortir du duplessisme, et on en est sorti.

En ce qui a trait au système éducatif, le moment est également passé de noircir la situation d'avant la réforme pour mettre cette dernière en valeur. De toute fa-çon, la réforme scolaire est depuis un bon moment dans le box des accusés. Et disant cela, je ne pense pas uniquement aux projets de réformes qui mijotent pré-sentement dans les fours du ministère de l'Éducation.

Parmi les cocasseries de ma vie, il y a celle-ci : durant l'automne 1983 et l'hi-ver 1984, j'ai fait partie d'un comité sous-ministériel sur l'examen des fonctions et de la taille du ministère de l'Éducation. C'était il y a dix ans. Dix ans plus tard, il arrive que j'ai à disserter sur la modernisation du système éducatif. Comme je fais

23 Communication faite par Jean-Paul Desbiens, le 23 mars 1994, à l'occasion

d'un colloque organisé par l'École nationale d'administration publique sur la Révolution tranquille et la modernisation du Québec.

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d'habitude, je vais d'abord vérifier un peu les mots, suivant la recommandation d'Alain : « Une analyse directe des mots usuels permet toujours de traiter hono-rablement n'importe quelle question ».

QUE SIGNIFIE MODERNE (MODERNISATION) ?

La racine indo-européenne du mot moderne signifie l'idée de penser, juger, mesurer. Les mots latins quomodo et modo en dérivent. Le mot modulus signifie : petite mesure de surface. Le mot modernus signifie récent. En histoire, l'époque moderne s'oppose à l'Antiquité ; elle s'étend de 1453 (chute de Constantinople) à la Révolution française, qui est censée marquer l'époque contemporaine. On sait que ces divisions sont conventionnelles ; elles sont cependant utiles. Le filet des longitudes et des latitudes est conventionnel, lui aussi. Cela ne l'empêche pas d'être bien commode.

Le contraire de moderne, c'est, d'une part, l'ancien, le vieux, le passé ; d'autre part, le désuet, l'arriéré, le démodé. Le mot moderne renvoie à la notion de temps et à celle de progrès. En politique, en littérature, en arts, en théologie, en exégèse, être moderne, c'est marquer une rupture avec des modèles, des structures, des pra-tiques antérieurs pour en adopter d'autres présumément meilleurs. C'est ainsi que, dans le langage courant, le terme moderne est à toutes fins utiles synonyme de progrès : progrès en efficacité, en design, en organisation, en compréhension, en rapidité, etc.

Même admise la part de convention dans la détermination des ruptures, ces dernières sont plus faciles à trouver que les progrès, les dépassements. Platon est un ancien ; Sartre est un contemporain. On est dans l'ordre des faits. Mais Sartre marque-t-il un progrès par rapport à Platon ? On sait comment Péguy ridiculisait l'idée même que l'on eût dépassé Platon : « Un homme cultivé, vraiment cultivé, ne comprend pas, ne peut même pas imaginer ce que cela pourrait vouloir dire que de prétendre avoir dépassé Platon, comme le caoutchouc creux a battu le caoutchouc plein ».

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La modernisation du système éducatif

Parler de la modernisation du système éducatif, c'est parler de politique et de pédagogie. Avant, il faut décrire sommairement le système scolaire d'avant la réforme.

Le système scolaire avant la réforme

Comment caractériser le système scolaire que la Révolution tranquille a voulu moderniser ? Il était incomplet, sous-financé, cloisonné, fragmenté, insularisé.

Il était incomplet en ceci que le niveau secondaire public n'était pas générali-sé. Certes, il existait un bon nombre d'écoles qui offraient une 12e et même une 13e année d'études, mais cela ne touchait que quelques milliers d'élèves, principa-lement des garçons. En outre, il ne permettait pas l'entrée à l'Université, sauf dans quelques facultés, et après une propédeutique. Enfin, là où les 12e ou 13e année d'études étaient offertes, leur existence dépendait de la volonté du Département de l'Instruction publique ou des commissions scolaires locales.

Il était sous-financé, en ceci qu'une bonne partie de l'enseignement postpri-maire, secteurs public et privé confondus, était soutenue par les communautés religieuses et le clergé : équipement, immeubles, personnel. Cette situation histo-rique masquait le sous-financement de la part de l'État et, de toute façon, elle était sur le point d'éclater.

Il était cloisonné, en ceci que les différentes sections d'un même réseau, et les différents réseaux entre eux, offraient des programmes d'études étanches les uns vis-à-vis des autres.

Il était fragmenté, en ceci que les différents réseaux relevaient d'autorités dif-férentes (les facultés des Arts, pour le réseau des collèges classiques) ; différents ministères, pour les réseaux publics.

Il était insularisé. Je distingue ce trait du cloisonnement dont je parlais tout à l'heure. Par insularisation, je veux dire que les structures administratives du sys-tème scolaire n'étaient pas ouvertes à l'ensemble de la société. Le surintendant du

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Département de l'Instruction publique n'était pas un élu ; les deux Comités confessionnels du Conseil fonctionnaient séparément ; le réseau privé relevait de trois facultés des Arts indépendantes l'une de l'autre ; les écoles d'État relevaient de différents ministères ; les commissions scolaires s'ignoraient les unes les au-tres.

Avec la réforme scolaire, on a mis sur pied des dizaines de comités de toutes sortes et de tous mandats. Il serait impossible de compter les milliers d'heu-res/personnes de toutes catégories, mobilisées pour la planification, l'implantation, la coordination de la mise en place de la réforme. Je ne crois pas qu'il y ait beau-coup de sociétés qui ont investi et soutenu autant d'énergie dans une telle aventu-re. La taille de notre société le permettait. Mais surtout, cette très vieille idée que l'éducation était depuis toujours un levier de développement que nous pouvions maîtriser.

La modernisation au plan politique

Au plan politique, la réforme scolaire, pour l'essentiel, a consisté dans la créa-tion du ministère de l'Éducation, c'est-à-dire la reconnaissance, par l'État, de sa responsabilité globale en éducation. Autrement dit, il fallait compléter le système, asseoir son financement sur une base rationnelle, le placer sous une autorité uni-que.

Ici, on touche un point de rupture, un changement daté et aussi un progrès in-contestable. On est donc ici en présence d'une modernisation selon les deux ac-ceptions principales de ce mot.

La modernisation de l'organisation scolaire

Aux plans de l'organisation scolaire et de la pédagogie, la réforme scolaire a pris la forme de l'accessibilité financière et géographique, d'une part ; d'autre part, elle a pris la forme d'un nouvel humanisme : l'humanisme pluraliste qui s'est concrétisé dans la polyvalence et les écoles du même nom (t. 2, # 18).

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L'accessibilité financière a été présentée et perçue comme synonyme de gra-tuité. On voit mieux aujourd'hui que rien n'est gratuit. Je préfère parler d'investis-sement. Et puisque je dois juger de la modernisation du système éducatif (et que modernisation implique progrès), je dis que l'accessibilité financière a été et de-meure réelle, et que c'est un progrès. Si, par génération, on entend une période de vingt ans, je suis en mesure de dire que ma génération et celle qui a suivi (ce qui nous porte exactement en 1967, l'année de la création des cégeps) n'ont pas connu l'accessibilité financière.

L'accessibilité géographique existait avant la réforme scolaire au niveau pri-maire. A ce niveau, elle était pratiquement totale. Au niveau secondaire (qui n'a eu une existence légale qu'à partir de 1956), elle était loin (c'est le cas de le dire, puisque l'on parle de géographie) d'être réalisée.

La mise sur pied des Commissions scolaires régionales, la création des cégeps et celle de l'Université du Québec ont complété et couronné le système scolaire ainsi que son accessibilité financière et géographique.

En ce qui touche la formation des maîtres, la décision de la situer au niveau universitaire allait de soi et ne faisait que consacrer et généraliser la situation exis-tante. On aurait dû, cependant, conserver l'institution même de l'Ecole normale au lieu de remettre la formation des maîtres aux facultés des sciences de l'éducation.

La modernisation pédagogique

La modernisation pédagogique s'est inspirée de l'humanisme pluraliste préco-nisé par le Rapport Parent. En langage familier : la polyvalence et les écoles du même nom. Il est incontestable que le Rapport Parent a été conçu en réaction. Réaction contre l'omniprésence de l'Église ; réaction contre les humanités classi-ques.

Sur le plan idéologique, la polyvalence voulait prendre en compte l'humanis-me scientifique et technique, par opposition à l'humanisme classique.

Sur le plan de l'organisation scolaire, la polyvalence entraînait le ramassage scolaire et la construction d'écoles de grandes dimensions.

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Sur le plan sociologique, la polyvalence visait le brassage des classes sociales.

Sur le plan des programmes d'études, la polyvalence amenait les programmes à options, la promotion par matière, les réorientations multiples.

Dans l'ordre commercial et industriel, une modernisation ne se fait pas contre la situation ou l'organisation antérieures. Quand on modernise une organisation agricole, une usine ou simplement une salle à manger, on n'est pas en réaction contre telle ou telle méthode, tel ou tel équipement ; on remplace par des métho-des ou des équipements plus efficaces. Dans l'ordre socio-politique et sociocultu-rel, la volonté de moderniser prend racine dans la dénonciation de l'état de choses existant. La modernisation du système éducatif n'a pas échappé à cette règle.

La volonté de rendre l'école accessible et polyvalente a entraîné deux consé-quences : le ramassage scolaire et le gigantisme des écoles secondaires. Ce sont là deux conséquences négatives de la modernisation du système éducatif. Je ne dis rien de l'architecture scolaire. Les erreurs et les horreurs commises à ce sujet n'ont rien à voir avec la volonté de modernisation.

Il faut avoir à l'esprit que la réforme scolaire entreprise au Québec se situe dans l'énorme brassage moral et culturel des années 60. Pendant que nous entre-prenions notre rattrapage, nous avons été rejoints par la houle immense qui se-couait l'Occident.

La prise en charge de l'éducation par l'Etat s'est accompagnée d'une volonté de centralisation qui a conduit au « monopole public de l'éducation », pour reprendre le titre d'un ouvrage de Jean-Luc Migué et Richard Marceau.

La prise en charge par l'État a conduit également à « l'État pédagogue », comme dit le document ministériel : Faire avancer l'école.

Mon sujet consistait à décrire la modernisation du système éducatif. Fallait-il comprendre la modernisation comme un processus continu qui couvrirait les trois dernières décennies ? Ou bien comme un phénomène limité dans le temps, coïn-cidant, à toutes fins observables, avec la décennie 60 ? En un sens large, la mo-dernisation, quel que soit son champ d'application, est un processus continu. En rétrospective, on peut reconnaître et découper des périodes plus intenses. Au Québec la décennie 60 a été une période incontestable de modernisation ; cette

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découpure n'est pas arbitraire. Il y a eu rupture dans l'évolution. L'expression Ré-volution tranquille s'est révélée bien autre chose qu'un slogan électoral. Le chan-gement a été radical et soudain, qui sont deux des trois traits de toute révolution. Le troisième étant la violence.

L'idée de modernisation connote aussi l'idée de progrès. Y a-t-il eu progrès ? Je réponds d'abord ceci, parlant pour moi-même, donnant mon propre sentiment, comme dit si bien l'expression française : « Voici mon sentiment là-dessus ». C'est-à-dire : non pas mon émotion, mon jugement abstrait, mais le fond de ma pensée. Voici donc mon sentiment : je ne retournerais pas en 1960, dans aucun domaine. Ni en religion, ni en politique, ni en école, ni même en âge. Pas nostal-gique pour cinq cennes. Selon une remarque du Père Carré 24 je dis que le temps présent est justement un présent, un don.

Si l'on comprend modernisation comme synonyme de progrès technique, on doit donc dire qu'elle se poursuit sans cesse. Mais les mots moderne et modernisa-tion veulent aussi dire : qui tient compte de l'évolution récente. En ce sens, faut-il remettre en cause ou redéfinir le rôle de l'Etat et de sa fonction publique en regard de celui qu'on leur a attribué ces derniers trente ans ?

Y a-t-il eu modernisation de la pédagogie ? Je réponds oui, en ce sens qu'il y a eu adoption rapide et massive des instruments que la technologie rendait disponi-bles. Adoption également des méthodes et des courants de pensée pédagogiques contemporains, principalement américains. Cette forme de modernisation n'a pas constitué un progrès. Le niveau des apprentissages s'est dégradé dans bon nombre de disciplines : français, anglais, histoire, géographie.

Le niveau de l'éducation (au sens de bienséance, distinction, politesse, savoir-vivre, respect des lieux et de l'équipement) s'est dégradé lui aussi. L'absence d'évaluation et de sanction (je parle de sanction pédagogique) a déresponsabilisé les élèves.

J'ai dit plus haut que la création du ministère de l'Éducation et, plus générale-ment, la prise en charge par l'État de sa responsabilité globale sont un acquis posi-tif de la modernisation du système éducatif. Mais ce changement s'est accompa-

24 Ambroise-Marie Carré, Vient le temps de chanter, journal des années 1991-

1993, Cerf, 1994. Notons que le Père Carré est octogénaire.

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gné d'une omniprésence de l'État, d'une volonté centralisatrice en expansion cons-tante. Au lieu de se dégager progressivement, au fur et à mesure que ses partenai-res développaient leur capacité propre, l'État a resserré son emprise, multiplié les normes et les contrôles.

Parallèlement, les centrales syndicales ont cherché à étendre leur emprise et à s'emparer du pouvoir sur la pédagogie elle-même. Elles ont encarcané la pédago-gie dans la prison des conventions collectives.

Les facultés des sciences de l'éducation ont imposé leur jargon et leur protoco-le de recherche.

Je termine par trois brèves remarques :

* Ce que nous avons appelé la Révolution tranquille est un événement data-ble. Cela ne veut pas dire qu'il s'est produit spontanément. Il avait été pré-paré souterrainement. Un immense travail de réflexion s'était effectué du-rant la décennie 50. Pensons au journal Le Devoir ; à l'action syndicale des Gérard Picard et Jean Marchand ; à Cité Libre ; à l'Institut canadien des af-faires publiques ; aux Commissions Perras, à Montréal, et Lafrenière, à Laval, en ce qui touchait la réorganisation du cours classique. Pensons sur-tout à la Commission d'enquête sur les problèmes constitutionnels, prési-dée par le juge Thomas Tremblay.

* En affaires humaines, l'image du « retour du balancier » est fallacieuse. Les « restaurations » (au sens où l'on parle de la Restauration monarchique en France) sont des leurres. Un retour mécanique « en arrière » n'est ni souhaitable ni d'ailleurs possible.

* Nous sommes à la veille de craquements dont les effets seront (commen-cent à être) autrement plus larges et profonds que ceux qui ont marqué la Révolution tranquille.

Dans le volet du dépliant intitulé problématique, je lis ceci :

« Parmi les outils de développement dont la Révolution tranquille a doté le Québec, figurent au premier rang un État moderne et une administration publique

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à laquelle on reconnaît compétence, intégrité, loyauté. Aujourd'hui, le discours mondial sur la crise des finances publiques met en exergue le thème de la réduc-tion de la taille de l'État ».

Le problème avec l'Etat, ce n'est pas d'abord sa taille, c'est son manque de courage politique, son assujettissement au court terme, son copinage avec les son-dages. Démocratie au sonar.

En ce qui touche l'Éducation et son rapport avec l'emploi, il faut mettre réso-lument l'accent sur la formation générale, à tous les niveaux, et dénoncer l'obses-sion selon laquelle le système scolaire doit assurer un emploi à tous les élèves dans le quart d'heure qui suit la fin de leurs études, peu importe leur niveau.

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L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996)

VIII

Le rapport des Sept Sages

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Pourquoi l'école ? Imaginons une société sans école d'aucune sorte, à aucun niveau. Allons plus loin : imaginons une société

où personne n'enseigne rien à personne. L'idée ne résiste pas deux secondes. Les animaux montrent des choses à leurs petits ; les parents aussi, dès les premiè-res heures de l'existence de leurs enfants.

Dans les sociétés antiques, un bagage minimum de connaissances, d'expérien-ce et de comportements sociaux était transmis par commandement, par osmose, par imitation, par initiation.

Chez les Grecs, les sophistes furent, autant que l'on sache, les premiers profes-seurs à proposer leur savoir contre rémunération 25. Pensons aussi à l'Académie de Platon et au Lycée d'Aristote. Si loin que l'on remonte dans l'histoire, on re-marque que l'école est l'instrument qu'une société se donne pour se perpétuer, pour se reproduire, pour se développer.

25 Henri-Irénée Marrou, Histoire de l'éducation dans l'antiquité, Calmann-Lévy,

1958, p.85.

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Il s'agit bien d'une technique collective de reproduction de la société à un moment donné de l'évolution humaine. Les inventions, les révolutions techniques, intellectuelles, politiques, qui ont changé la face des sociétés au cours des siècles, ont toutes été réalisées en dehors de l'école : de « l'invention » du feu à celle de l'allumette et de l'ampoule électrique ; des lacets à ferret, au moteur à quatre temps ; de l'imprimerie à l'ordinateur ; du troc au capitalisme ; du Bœuf Apis au christianisme, les institutions, les religions, les aménités et les horreurs de la tech-nique ont été inventées et conçues en dehors de l'école.

Mais toujours aussi, l'école a annexé la production extérieure à elle-même et s'est chargée de la transmettre aux jeunes. L'école n'arpente pas le territoire ; elle diffuse les cartes du territoire. L'école n'a inventé ni la grammaire, ni la géomé-trie, ni les Fables, ni la physique, ni la pénicilline. Faut-il mentionner que l'école n'a pas « inventé » l'histoire ou la géographie ? L'école décrit et rappelle les aven-tures de César ou de Napoléon ; elle profite des voyages de Marco Polo, de Ma-gellan ou de Christophe Colomb et, ces années-ci, des voyages intersidéraux de Pioneer 11, qu'elle n'a ni inventé, ni lancé. On pourrait continuer longtemps à énumérer tout ce que l'école n'est pas, ne fait pas, n'invente pas, ne maintient pas. Mais alors, qu'est-ce que l'école ? Pourquoi l'école ? Quel est le sens d'une réfor-me de l'école ?

D'emblée, le rapport des Sept Sages déclare que « c'est au monde du XXIe siè-cle que l'école québécoise doit préparer les jeunes ». Il s'agit là à la fois d'un truisme et d'un leurre. D'une part, en effet, il est bien évident que les élèves qui sont présentement dans les écoles et a fortiori ceux qui y entreront dans les six prochaines années vont passer leur vie au XXIe siècle. D'autre part, on n'enseigne pas l'avenir. Or, personne ne sait quel visage aura le XXIe siècle, pas plus que les grosses têtes du dernier demi-siècle et même du dernier quart de siècle n'ont vu venir l'écroulement de l'ex-URSS, l'embrasement de l'ex-Yougoslavie, le génocide du Rwanda, pour ne rien dire des bouleversements déjà inscrits dans la nature des nouvelles technologies. Pour tout dire, nous sommes un peu fatigués d'entendre invoquer l'école de demain, la famille de demain, l'Église de demain. On pourrait peut-être penser un peu à l'école de cette année. Après tout, chaque élève ne fait qu'une fois dans sa vie sa première année d'école ; qu'une fois dans sa vie sa cin-quième secondaire.

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Après le couplet attendu sur « l'internationalisation et la mondialisation ; sur l'explosion des connaissances et le développement accéléré des technologies ; sur la complexification de la vie en société », le rapport affirme que « 50%, et bientôt 60 % des nouveaux emplois, exigeront 17 années de scolarité ». En clair, dans le système scolaire actuel, trois ou quatre années à l'université.

Dans le chapitre consacré aux finalités et aux rôles de l'école, on retrouve les considérations accoutumées dans ce genre de littérature. Personne n'a guère à dire là contre. On y trouve même la mention des trois tendances qui marquent l'école que nous nous sommes faite, l'école que nous connaissons : l'encombrement des rôles ; la surcharge des programmes ; la maigreur du calendrier. On dénonce mê-me, en passant, le « corset » des organisations technocratiques qui étouffe l'initia-tive et même la passion des enseignants. On ne trouve toutefois aucune allusion au carcan des conventions collectives de travail.

La section consacrée aux profils de formation retient six grands domaines d'apprentissages :

• compétences méthodologiques • langue ; • mathématiques • univers social ; • science et technologie • éducation physique et domaine artistique.

Que pouvez-vous dire contre cette catégorisation ? Elle court les rues de tous les volumes qui parlent d'éducation. Cela n'est pas un reproche. Mais en voici un, page 26, on lit ceci : « Au sortir du primaire, l'élève doit avoir la capacité de me-ner une conversation (en anglais) sur des sujets de la vie quotidienne ». Quand on connaît la capacité des élèves en anglais, langue seconde, à la fin de la 5e se-condaire, on trouve cet objectif utopique. Il va falloir prendre les moyens d'assu-rer la chose, en français d'abord

Les remarques qui accompagnent chacun de ces six domaines insistent avec force sur la nécessité des exercices.

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Cette insistance, cette redécouverte, est un des bons points du rapport. Alain disait que « seuls les militaires savent instruire ». Il ne le disait pas ironiquement. More drill, o Lord, more drill. Contrairement à certaines critiques que nous avons pu lire, nous ne trouvons pas insignifiant qu'un élève, à la fin du primaire, com-prenne le fonctionnement d'un grille-pain, c'est-à-dire les lois physiques qui y sont appliquées, et ait été amené à mémoriser la table de multiplication.

Les Sept Sages n'avaient pas pour mandat de rédiger les programmes d'études du primaire et du secondaire. Aussi bien, le comité disposait de cinquante jours et de cinquante pages pour s'exécuter. Excellente contrainte ! Autrement, cela aurait pris dix ans et dix milles pages. On a fait des gorges chaudes au sujet de ce délai. Nous n'entrons pas dans la rigolade. Nous avons affirmé qu'il n'est pas si compli-qué qu'on se complaît à le dire de rédiger un programme d'études ; nous étions d'accord avec Mme Lucienne Robillard qui disait que les analyses ne manquent pas. Nous mettons en fait que sept personnes compétentes peuvent fabriquer un programme d'études dans n'importe quelle discipline, à deux conditions :

• qu'on les enferme en conclave pendant sept jours • qu'on les oblige à livrer la marchandise.

Si l'on se met à consulter l'ensemble des professeurs de français, par exemple, et donc à négocier le sexe du chat (on aura droit à chat/chatte, systématiquement), il arrivera ce qui est arrivé dans le cas du français au collégial : le chien court après sa queue pendant dix ans (10 ans) et finit par se coucher, épuisé, la queue toujours intouchée.

Ce qui est difficile, c'est de se faire une idée de l'école à un moment donné. « Cela suppose un certain décalage dans le temps : il faut d'abord qu'une civilisa-tion atteigne sa propre forme avant de pouvoir engendrer l'éducation qui la reflé-tera. » 26 Certains faits se sont mis sur la route de la réforme scolaire de la décen-nie 60. Certains étaient de notre fait à nous. La fièvre nationaliste, par exemple, qui a brûlé l'apprentissage de l'anglais comme langue seconde. D'autres faits n'étaient pas de notre fait. Mentionnons : la pilule, l'éclatement de la famille, Va-

26 ibid., p. 17.

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tican 11, Mai 68, etc. Pour ne rien dire du transistor et de la musique. Bref, c'est l'énorme houle d'un changement de civilisation sans précédents dans l'histoire qui est venue soulever la petite houle que nous avions nous-mêmes provoquée et en-tretenue avec, d'ailleurs, un enthousiasme innocent, comme il convient à une so-ciété en gésine. Bien ! « Le vent se lève, il faut tenter de vivre. » C'est un obscur professeur d'anglais qui a dit cela. Il s'appelait Mallarmé.

Les Sept Sages ont fait un travail honorable ; nous venons de le souligner. Par contre, nous déplorons quatre grands silences

• silence sur la formation des maîtres • silence sur l'évaluation ; • silence sur l'emprisonnement de la pédagogie et de la vie de l'école

dans le carcan des conventions collectives de travail ; • silence sur le calendrier scolaire.

Les considérations que l'on trouve dans le rapport des Sept Sages sur la nature et la finalité de l'école se retrouvent dans des documents antérieurs du ministère de l'Éducation, et de quelques centaines de colloques plus ou moins annuels, plus ou moins « nationaux », depuis le temps qu'il se publie des livres verts, jaunes ou blancs sur la réforme de la réforme. Chacun des ministres successifs s'est attelé à cette besogne. Chacun voulant laisser sa cicatrice dans l'histoire scolaire du Qué-bec. Ailleurs aussi, en France comme aux États-Unis. Si l'école est toujours aussi mal en point, il doit bien y avoir une raison. Une raison d'ordre général nous sem-ble avoir été formulée brièvement par Henri-Irénée Marrou, dans l'ouvrage déjà cité : « L'éducation est la technique collective par laquelle une société initie sa jeune génération aux valeurs et aux techniques qui caractérisent la vie de sa civi-lisation. L'éducation est donc un phénomène secondaire par rapport à celle-ci (la civilisation) dont, normalement, elle représente comme un résumé et une conden-sation. (...) Cela suppose évidemment un certain décalage dans le temps : il faut d'abord qu'une civilisation atteigne sa propre forme avant de pouvoir engendrer l'éducation qui la reflétera ». On peut penser que ce fut le cas du Ratio studiorum instauré par les jésuites et transplanté au Québec sous le nom de cours classique. En fait, le cours classique des grands-pères n'existait déjà plus quand la réforme

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scolaire s'est implantée 27. Le Rapport Parent a enregistré le fait à sa façon. Mais en attendant que la civilisation atteigne sa forme, l'école continue de rouler. Nous n'espérons pas grand’chose des États généraux qu'on nous annonce. Nous en avons tenu, à très grands frais, il n'y a pas si longtemps. Ces rassemblements sont une industrie qui profite davantage aux hôtels et aux communicatores magnifici qu'aux écoles et aux élèves. En plus de servir d'alibi aux politiciens pour différer la solution des problèmes les plus criants.

27 A ce sujet, voir François Ricard, La Génération lyrique, Boréal, 1992, le cha-

pitre intitulé « Les bienfaits de la transition ».

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L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996)

IX

Le rapport de la centrale de l'enseignement du Québec

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L'étude de Jocelyn Berthelot 28, demandée par le 33e congrès de la Centrale de l'enseignement du Québec, et présentée au 34e Congrès (26-30 juin 1994) est ambitieuse. Il s'agit d'un document de 246 pages, dont une trentaine pour la bi-bliographie. La bibliographie, d'ailleurs, ne remonte pas très loin « en arrière ». Fallait toujours pas remonter à Montaigne ou à Aristote ! Après tout, l'homme, le petit d'homme commence environ vers 1960.

L'auteur fait d'abord un survol de l'histoire scolaire du Québec, de la Conquête jusqu'au 12 septembre 1994, pour prendre une date symbolique : la réforme sco-laire fut lancée à la suite de l'élection du Parti libéral du Québec, en 1960 ; la re-prise du pouvoir par le Parti québécois pourrait marquer la remise en chantier d'un système qui a maintenant trente-quatre ans. Au demeurant, et contrairement aux rectores magnifici, nous avons écrit que les projets de réforme de Mme Lucienne Robillard, repris par M. Jacques Chagnon, ont été des opérations cosmétiques.

28 Un horizon démocratique pour l'école et le collège.

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De son survol historique, l'auteur dégage deux caractéristiques dominantes. « Deux mutations majeures semblent caractériser l'évolution de l'éducation au Québec. La première s'est produite vers le milieu du XIXe siècle, après l'échec du projet impérial et celui des Patriotes ; elle a vu s'instaurer un modèle éducatif théocratique qui, malgré des changements nombreux, dura près d'un siècle. À partir de 1875, les Églises chrétiennes contrôlent l'ensemble du système éducatif. (...) Ce modèle est surtout présent chez les catholiques, où les clercs dirigent la majorité des établissements d'enseignement et où l'autorité religieuse participe directement aux structures supérieures de l'éducation. »

« La deuxième mutation se confirme avec la Révolution tranquille. Les contradictions internes exacerbées par l'évolution rapide de la fréquentation sco-laire et par la modernisation de l'après-guerre ouvrent la voie à un modèle que l'on peut qualifier de libéral. Il est fondé sur la réussite individuelle, sur l'égalité des chances, sur la valeur économique et sur l'intervention de l'État. Ce modèle appa-raît aujourd'hui en redéfinition, le consensus relatif des objectifs de la réforme s'étant effrité » (p.8).

Dans un deuxième chapitre, l'auteur entreprend une « réflexion sur demain (qui) se situe dans le prolongement de la longue marche démocratique et plaide en faveur d'un humanisme renouvelé. Un humanisme fondé sur la dignité des per-sonnes, sensible à la diversité du genre humain et conscient de l'urgence écologi-que ». Il invite à élargir la démocratie, à maîtriser les changements scientifiques et techniques, à nous ouvrir au monde, à démocratiser le travail et à assumer les façons nouvelles de vivre » (p.59). Là-dessus, le rapport de la Centrale de l'ensei-gnement du Québec recoupe celui des Sept Sages.

Le troisième chapitre identifie quatre modèles qui « alimentent les débats qui ont cours sur la scène éducative québécoise » (p. 102).

* une école industrielle * une école marchande * une école traditionnelle * une école nouvelle.

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Comme on pouvait s'y attendre, l'auteur nous classe parmi les tenants de l'éco-le traditionnelle. Nous sommes un « quatuor ancien ». Il est bien entendu, en effet, que les idées, c'est comme le yaourt : c'est meilleur avant telle date. L'auteur concède cependant que « l'horizon humaniste (du modèle traditionnel), sa critique de l'utilitarisme dominant, sa dénonciation de l'anti-intellectualisme ambiant, sa réhabilitation des sciences humaines et d'une langue de qualité sont autant d'élé-ments qui méritent considération » (p. 107). C'est toujours ça de pris, comme di-sait ma grand-mère, piratée par Ray Ventura et son orchestre.

L'auteur poursuit en disant qu'il n'est « guère de réconciliation possible entre les principes qui fondent chacun des modèles qui précèdent. (...) L'avenir est création. Il n'y a plus de finalisme : ni Dieu, ni l'histoire, ni le progrès. Nous sommes vaccinés (notre souligné) contre tous les projets totalitaires. Cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas formuler de projet sur le monde, parier sur l'avenir L'éducation se nourrit toujours d'un idéal et la démocratie est de ceux-là » (p. 110).

L'auteur affirme donc « qu'il n'y a plus de finalisme ». Ce terme est équivo-que. Dans le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, de Lalande, on trouve ceci : « a) Doctrine des causes finales, providentialisme ; b) antériorité et supériorité de la tendance par rapport à l'action mécanique ». On ne voit pas bien en quoi « l'avenir comme création » s'oppose au finalisme, celui-ci n'étant « plus ni Dieu, ni histoire, ni progrès ». Avenir, création, c'est des grands mots. C'est quand, l'avenir ? Que veut dire : « création de l'avenir » ?

L'affirmation de l'auteur est d'autant plus équivoque, qu'en conclusion de sa réflexion, il déclare : « La crise de l'école apparaît comme l'expression des ten-sions et des incertitudes qui la tiraillent et l'affligent d'un malaise profond. Les uns accusent l'école d'être inerte, de refuser le changement ; les gens du milieu ont plutôt l'impression d'un perpétuel mouvement, une mini-réforme n'attendant pas l'autre. Les slogans et les gadgets se succèdent au gré des modes passagè-res.(...) De finalités (notre souligné), il n'est guère question. C'est pourtant elles qui devraient inspirer toute l'action éducative » (p. 215). Dans son dernier para-graphe, l'auteur écrit : « C'est avant tout dans la conviction qu'il faut à la fois changer la société et changer l'école que nous avons entrepris la présente ré-flexion. C'est avec l'espoir (que cette réflexion) trouvera son prolongement

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concret dans l'action démocratique, syndicale et pédagogique que nous l'ache-vons » (p. 216).

Nous ne sommes pas tout à fait sûrs que l'humanité soit vaccinée contre tous les projets totalitaires. « Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois, comme le montre l'histoire » (Jean-Paul II, Centesimus annus). Pas besoin de s'appeler Jean-Paul Il pour écrire cela. Il suffit d'avoir, disons, 50 ans, ou d'avoir un peu regardé la télévision. L'auteur, il est vrai, déclare qu'il n'y a plus « ni Dieu, ni histoire, ni progrès ». Proclamer la mort de Dieu, après Nietzsche, est un peu redondant, d'abord, et très prétentieux, ensuite. En Mai 68, un graffiti parisien se lisait : « Dieu est mort. Nietzsche aussi ». Te-nez ! Concédons que Dieu est mort ; qu'il n'y a plus ni histoire ni progrès. Il reste seulement à « changer à la fois la société et l'école ». Sans toucher aux « droits acquis », évidemment. Notre propos est plus modeste. Nous y reviendrons.

Changer la société ! « Il faut repenser les lieux communs », disait Unamuno, « c'est le seul moyen de se délivrer de leur maléfice ». Y a-t-il quelqu'un dans la salle, disons quelqu'un qui possède une petite idée de l'histoire du seul XXe siè-cle ? Ce quelqu'un a déjà entendu parler de « changement de sociétés ». En (ex)URSS, en Chine, etc. Au Québec même, tel était le slogan de « l'équipe du tonnerre ». En fait, la société et l'école ont changé. Mais ce n'est pas l'école qui a changé la société. C'est plutôt la société qui a changé l'école. C'est tout à fait le phénomène observé par Henri-Irénée Marrou dans son Histoire de l'éducation dans l'antiquité, que nous citions plus haut.

Puis donc qu'il n'y a plus ni Dieu, ni histoire, ni progrès, ni « finalisme », il reste l'horizon démocratique. C'est commode, un horizon : ça recule à mesure qu'on avance. Ça coupe pas carré, comme le redoutaient les marins de Christophe Colomb. Hé bien ! « Quelles sont donc (les) quelques valeurs qui pourraient ins-pirer un projet éducatif démocratique ? » se demande l'auteur (p. 113).

S'inspirant de T. Todorov in Face à l'extrême 29, l'auteur nomme trois valeurs fondamentales : liberté et autonomie ; égalité ; fraternité moderne. On peut déjà se demander ce que ça sera, ce que ç'a déjà été, ce que c'est, une « fraternité » sans Père. Dans le dernier chapitre du document, il applique ces trois valeurs à l'école et au collège, sous le titre : Un projet démocratique pour l'école et le collège. 29 Seuil, 1991.

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Avant de terminer cette présentation du document de la Centrale de l'ensei-gnement du Québec, il convient de saluer cette analyse stimulante du passé et du présent de la condition scolaire au Québec. De signaler en particulier l'introduc-tion qui sert de synthèse bien nouée à l'ensemble de l'étude.

Il va de soi, cependant, qu'on n'y trouve pas la moindre critique de la « cultu-re » syndicale qui a inspiré la Centrale de l'enseignement du Québec durant les trois dernières décennies.

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L’ÉCOLE, POUR QUOI FAIRE ? (1996)

CONCLUSION

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Nous n'envisageons pas de changer la société. Nous ne souhaitons même pas d'États généraux sur l'éducation et autres rabouillages mur à mur et de fond en comble. Notre propos était plus modeste : il a consisté à accompagner le débat sur l'école engagé par les projets de réforme des ministres Robillard et Chagnon.

En aurons-nous connu, des ministres de toutes les éducations ? En aurons-nous connu des rapports arc-en-ciel ? Et voici que les deux ministres qui ont pilo-té les projets de réforme que nous avons nous-mêmes commentés et accompagnes sont maintenant tombés dans la géhenne de l'oubli « démocratique », ou devenu back bencher de l'Opposition. Combien de marins, combien de capitaines, se sont ainsi perdus au fond de l'océan des urnes ?

Quant à nous, artisans, chacun à notre façon, de la réforme scolaire des années 60, témoins des multiples tentatives de réforme qui se sont succédées à compter de 1970, spectateurs des États généraux de 1986 ; lecteurs des innombrables et coûteux rapports annuels du Conseil supérieur de l'éducation ou du Conseil des collèges, nous sommes de ceux qui pensent que ce ne sont pas les analyses qui manquent ou qui ont manqué.

Nous pensons par contre qu'il y aurait profit à appliquer un certain nombre de mesures que nous appelons périphériques. Des mesures qui ne coûteraient rien.

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Rien que du courage. Par exemple, l'imposition d'une heure quotidienne d'étude obligatoire pour tous les élèves. Nous pensons qu'il faut resserrer le calendrier scolaire. Qu'on relise, à ce sujet, le chapitre tragi-comique de Balthazar et Bélan-ger dans L'École détournée 30. L'invocation incantatoire de la démocratie ne tien-dra jamais lieu de courage politique ni de rigueur intellectuelle.

Autant les Sept Sages que la Centrale de l'enseignement du Québec présentent leur rapport respectif comme des points de départ pour engager un large débat publie. On voit mal comment ne pas tomber d'accord, par exemple, avec les six domaines d'apprentissages retenus par les Sept Sages. On voit mal comment ne pas être d'accord avec les valeurs d'autonomie, de liberté, d'égalité et de fraternité (moderne) qui délimitent l'horizon démocratique du rapport de la Centrale de l'en-seignement du Québec. Mais nous répétons que ce ne sont pas les déclarations omnibus qui changeront quoi que ce soit.

Il n'est pas indifférent de s'arranger pour savoir si les principaux agents de l'éducation veulent ou ne veulent pas d'une heure quotidienne d'étude obligatoire pour tous. Il n'est pas indifférent de savoir si l'on veut vraiment améliorer l'ap-prentissage du français par l'instauration de moyens qui ont fait leur preuve. Il n'est pas indifférent de sortir la pédagogie du carcan des conventions collectives pour l'élaboration, l'administration et l'interprétation desquelles on dépense des millions de dollars chaque année. Il y a là beaucoup de millions de dollars recy-clables. En fait, les seuls millions disponibles, compte tenu de l'état des finances publiques. D'ores et déjà, « le Québec consacre des ressources énormes à son réseau public d'éducation ; toutes proportions gardées, nous y engloutissons deux fois plus d'argent que les Allemands ou les Japonais. Pourtant, nous avons aussi le taux de décrochage le plus élevé du monde industrialisé » (La Presse, 8 sep-tembre 1994). Enfin, et pour faire bref, il n'est pas indifférent d'examiner l'aména-gement du calendrier scolaire.

Oh ! Il resterait bien encore une petite question à soulever : celle de l'égalité. Le document de la Centrale de l'enseignement du Québec propose de « démocra-tiser la réussite » (p.145). Il y a quelques années, la même Centrale parlait de

30 Boréal, 1989, 214 pp. [Livre en préparation dans Les Classiques des sciences

sociales. JMT.]

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démocratiser l'intelligence. Entre-temps. M. Yvon Charbonneau aura été élu membre de l'Opposition.

Ben ! Dès le lendemain de l'élection, Mme Lorraine Pagé reprenait le refrain démocratique contre l'école privée. Ce qui presse le plus, c'est l'étouffement de l'enseignement privé. C'était dans Le Soleil. Son papier est prêt depuis qu'elle est au monde ! Mme Lorraine Pagé écrivait au Premier ministre désigné de ne pas oublier « ce pelé, ce galeux, d'où vient tout le mal ». Il n'y a pas de risque : du temps qu'il était ministre des finances, M. Parizeau avait su comment faire, cou-ché sur le divan de son ministre de l'Éducation d'alors.

Quant à y être, faisons-nous plaisir ! Le pelé, le galeux, tout ce qu'il a fait de mal, et tout le mal qu'il tente de continuer à faire, c'est de tondre « de ce pré la largeur de sa langue ». Un pré de moines, en plus ! En vérité, vérifiée par des vérificateurs externes, l'enseignement privé n'est même pas aussi noir que l'âne du Bonhomme, lequel, d'ailleurs, n'était noir que parce qu'il était misérable : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de Jacques, Camille, Yvon ou Lorraine vous rendront blanc ou noir ». Tel quel ! Vérifiez.

En vérité, chaque citoyen-contribuable qui inscrit un enfant dans le privé, commence par payer au Lion cent cennes dans la piastre. Après quoi, il paye trois ou quatre mille piastres par année pour l'herbe dérobée aux moines. Faut aimer l'herbe des autres !

Démocratiser la réussite, qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Personne n'est pour l'échec de qui que ce soit. Mais qu'est-ce que l'échec ? Qui peut se pro-clamer « réussi ou raté ? » Faudrait-il démocratiser la taille des Québécois ? Car enfin, il y en a qui sont plus petits ou plus gros qu'ils ne souhaiteraient. Mais quels seraient les critères ? Les canons de la Haute Mode ?

En fait, il faudra démocratiser la loterie génétique ; démocratiser le génie et le caractère ; démocratiser le « travail ». Nous voulons dire : le travail de celui qui exerce le métier d'élève. En fait, il faudrait démocratiser la liberté, l'exercice de la liberté. Sacré paradoxe : on va vous obliger à être libres ! Quand on parle d'éduca-tion, c'est jusque là qu'il faut creuser. U école, dans la pureté de son idée multimil-lénaire, consiste justement à souscrire à l'idée d'Alain : « Le seul lieu où l'esprit corrige l'esprit ». Chaque esprit, selon sa propre liberté. Tous les élèves d'Alain

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n'étaient pas classés premiers de classe. Les premiers de classe, d'ailleurs, ne sont pas toujours, et même rarement, les premiers de vie.

Assurer l'égalité des chances est déjà un défi insurmontable, puisque, pour la garantir, il faudrait refaire la société. Marcel Conche, que l'on ne saurait taxer ni de conservatisme, ni d'inféodation théocratique écrivait : « Une société égalitaire (il ne dit pas égalitariste) doit être aristocratique, non en ce sens qu'il y aurait des privilégiés, mais en ce sens qu'elle ne peut, ni ne doit confier n'importe quel rôle ou n'importe quel emploi à n'importe qui, mais seulement au meilleur » 31.

Après tout, horizon démocratique ou pas, ce n'est pas n'importe qui, dans une société et une génération données, qui peut être premier ministre, ministre, dépu-té. Ce n'est pas n'importe qui non plus qui peut être plombier ou électricien. Ni non plus champion olympique. Il faut le vouloir. Il faut aussi quelques autres in-grédients. Il y a une facilité, une flagornerie, une démagogie vicieuse à toujours parler d'école en terme de fréquentation du plus haut niveau du système. Le rap-port des Sept Sages propose dix-sept ans de scolarité pour 60% de la population. Au nom de l'économie, évidemment. Pourquoi pas dix-huit ?

Time Magazine du 29 août 1994 publie un chapitre d'un livre intitulé In De-fense of Elitism, dans lequel on lit ceci : « In an egalitarian environment the influx of mediocrities relentlessly lowers the general standards at colleges to levels the weak ones can meet ». L'auteur va jusqu'à proposer de réduire de moitié le nom-bre des finissants des high schools qui sont présentement admis dans les colleges. Il y aurait profit pour tout le monde, dit-il, à orienter les élèves en question vers des écoles de métier et l'apprentissage en milieux de travail (Vocational training in high school and on-the-job training at work).

On a écrit qu'en « théocratie, l'éducation est un prétexte ». En démocratie li-bérale, elle est quoi ? Elle bafouille. Elle bégaie.

L'école, pour quoi faire ? Elle est mal en point, on le sait. Même la Centrale de l'enseignement du Québec en convient. Ce qui ne l'empêche pas de négocier des conventions à la troisième décimale à propos de l'ancienneté, et de la clause dé-cès-du-grand-père : un jour de congé, si on ne l'aimait pas ; deux jours, si on l'ai-mait bien. En fait, c'est l'idée même de démocratie qui aurait besoin d'être revisi-

31 Le Fondement de la morale, éditions de Mégare, 1992, p. 92.

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tée. Ce voyage touristique est au-delà de nos moyens. Seul un De Gaulle pouvait se permettre, par Malraux interposé, de dire : « La vraie démocratie est devant nous, non derrière : elle est à créer » 32. En ce qui a trait à l'école, en tout cas, « démocratiser la réussite » n'exige pas que tout le monde se retrouve à l'universi-té, tôt ou tard. Pour y faire quoi ? Pour y apprendre quoi ? Le français du primaire, voyons !

Dans l'un ou l'autre des textes réunis dans ce volume, nous proposons notre opinion sur ces (petites) questions. Nous le faisons avec détachement, ce qui ne veut pas dire indifférence. Nous sommes un « quatuor ancien ». Ancien ne veut rien dire en ces matières. Nous aurions pu citer Aristote ou Quintilien ou Plutar-que, cinquante fois, sans donner la référence, et personne ne s'en serait aperçu. Au demeurant, nous ne sommes inféodés à aucun « appareil » politique, syndical ou patronal. Nous sommes fiduciaires des petits d'hommes.

32 André Malraux, Les Chênes qu'on abat, Gallimard, 1971.

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POST-SCRIPTUM

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Dans les pages qui précèdent, nous avons accompagné la réforme du niveau collégial et le projet de réforme des niveaux primaire et secondaire. La réforme du collégial a reçu la sanction du gouvernement de M. Daniel Johnson. La réforme des niveaux primaire et secondaire n'est pas encore sanctionnée. Le dernier geste de M. Jacques Chagnon, à ce sujet, a consisté à signer le Rapport des Sept Sages, le 16 juin 1994. Mais ce Rapport se présente comme un document de réflexion destiné à alimenter un « large débat public ». Entre-temps, un nouveau gouver-nement a été élu et un nouveau ministre de l'Éducation a été nommé, et quelque huit mois se sont écoulés depuis la publication de notre dernier article dans La Presse, le 8 juin 1994. Bien !

Dans ce post-scriptum, en ce qui a trait au sujet général de nos interventions, c'est-à-dire l'institution scolaire, nous allons dégager le sens des principaux com-mentaires publiés, depuis, sur la réforme du collégial et le projet de réforme du primaire et du secondaire, en nous attardant sur un phénomène bien connu, mais qui a pris un certain relief en novembre dernier : les élections scolaires et l'avenir des commissions scolaires.

En ce qui a trait aux prochains huit ou dix mois, nous dirons un mot sur le re-tour du vaisseau fantôme qui bat pavillon des États généraux sur l'Éducation.

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Revue de presse

En mai 1993, nous écrivions que des réformes majeures s'imposaient au ni-veau collégial et nous formulions des suggestions concrètes à cette fin 33. Le mi-lieu nous semblait mieux disposé que jamais à les accueillir, mais le rendez-vous a été manqué. Nous l'avons noté sans amertume, mais sans complaisance. Ce fai-sant, nous prenions le risque de nous voir contredits par l'évolution positive « d'un renouveau nécessaire et réclamé », selon une déclaration de la ministre Lucienne Robillard. Nous ne nous attendions pas toutefois à voir nos appréhensions les moins optimistes confirmées aussi rapidement et aussi inexorablement, comme en font foi les dizaines de déclarations ou d'articles publiés dans les journaux par des élèves, des professeurs, des journalistes, des organisations professionnelles.

Parmi ces déclarations, on en trouve qui viennent, par exemple, de la Fédéra-tion des cégeps ou encore, de la Conférence des Recteurs. Celles-là sont généra-lement favorables, complaisantes, quand elles ne sont pas carrément courtisanes. Dans le cas des rectores magnifici, l'encre du document ministériel n'était pas encore sèche, qu'ils s'empressaient d'accorder une bénissure urbite et orbite à la réforme tant attendue. Ça se comprend : les universités n'ont jamais accepté les cégeps. Au train où va la « réforme », d'ici à cinq ans, les universités n'auront plus qu'à ramasser à la cuillère le secteur dit de « formation générale ». Ça leur ferait des étudiants en plus et des subventions équipollentes, sait-on jamais.

Quant aux prises de position des centrales syndicales, elles ressemblent au discours de l'Opposition après le dépôt du budget par le gouvernement, peu im-porte sa couleur : le discours est toujours le même ; il n'y a qu'à changer le nom du ministre et la date.

En ce qui a trait à la réforme du collégial, une des principales critiques dénon-ce la rapidité des changements imposés par la réforme. Autrement dit, son carac-tère d'improvisation. Vis-à-vis de ce jugement, nous voulons prendre nos distan-ces. Qu'il s'agisse du collégial ou des autres niveaux d'enseignement, nous avons

33 On nous accordera que, tout au long de nos interventions, nous avons toujours

pris soin d'accompagner nos critiques de suggestions concrètes.

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soutenu, tout au long de nos interventions, qu'il faut briser le mythe de la diffi-culté de préparer des programmes d'études. Le réflexe des professeurs et, davan-tage encore, celui de leurs organisations professionnelles, c'est d'invoquer la com-plexité de cette opération et la durée qu'elle requiert. Il s'agit là d'un alibi pour refuser les nécessaires ajustements dans les programmes, ou d'un amour désor-donné de sa propre discipline d'enseignement. Il n'est évidemment jamais question de protéger la troisième décimale de vous savez quoi.

En fait, ce qu'il aurait fallu dénoncer et même rejeter, c'est la sujétion aux sciences de l'éducation 34. La réforme du collégial consacre la domination des jargonneurs. Elle laisse croire qu'en remplaçant des connaissances et des objectifs par des compétences, des critères et des standards, et quoi encore, et dans quel ordre, on a fait une révolution. On n'a rien fait du tout ; on a sécrété un écran d'en-cre, comme font les seiches qui veulent se dérober, soit à leurs prédateurs, soit à leurs proies.

Que les sciences de l'éducation développent, comme elles peuvent, un vocabu-laire spécialisé, comme les vraies sciences, cela va de soi. Les sciences humaines n'ont que les statistiques pour s'habiller pour le bal des sciences. Ou bien faire tapisserie. Ou bien parler jargon. Les médecins de Molière : peu de savoir, beau-coup de jargon. Ça attire toujours un peu l'attention quand même ! Justement, les sciences de l'éducation imposent leur vocabulaire et leur méthode aux praticiens qui se désâment dans les classes, et aux parents qui n'arrivent plus à accompagner l'apprentissage de la langue par leurs enfants, ou à comprendre leurs bulletins sco-laires. Comme s'il fallait apprendre la cybernétique et adopter le langage des cy-bernéticiens avant d'avoir le droit de ciller des yeux. On aurait les yeux secs.

Illustrons davantage notre propos. La géographie est loin d'occuper la place qui lui revient dans le programme d'études du secondaire. Nous avons mis la main sur un questionnaire d'examens dans cette matière. Cela vient de la Direction gé-nérale de l'évaluation et des ressources didactiques du ministère de l'Éducation. Il s'agit du programme 092-314 : Géographie du Québec et du Canada. Nous

34 Soyons justes ! Quelqu'un a osé soulever le couvercle de la marmite des do-

cimologues et des chercheurs ès sciences de l'éducation. Il s'agit de Normand Baillargeon, professeur à la faculté des Sciences de l'éducation de l'UQAM et chroniqueur de l'éducation au journal Le Devoir. On doit l'aimer chez les « chers collègues » !

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sommes à peu près et même tout à fait sûrs que nous aurions échoué à cet exa-men, d'abord parce que nous aurions dû mettre une bonne partie du temps alloué à simplement comprendre les instructions. Docimologie, lecteurs optiques et crayons HB obligent. Pourtant, Dieu sait que nous sommes instruits en toutes sciences et quelques autres, comme disait le Rabelais ou le Pic de La Mirandole, lequel est situé, comme chacun sait, au nord du Fleuve sur une carte muette.

Les problèmes de l'école, répétons-le, sont bien connus. Bon nombre de leurs solutions sont également connues. Notamment des praticiens de l'école. En clair, des professeurs. Sauf quand ils sont en assemblées syndicales. À ce moment-là, ce ne sont plus des professeurs, des maîtres. Ils deviennent une foule-à-voter-le-sexe-du-chat 35.

Les solutions sont connues, disons-nous. Non pas toutes les solutions, non pas, surtout, LA solution. Mais enfin, bon nombre de solutions sont connues. C'est l'absence de volonté politique qui empêche de les appliquer, et c'est l'enfermement idéologique qui empêche de les nommer, ou bien qui en propose de fausses. Par exemple, la « ruée de lemmings » vers l'Université.

Le Rapport des Sept Sages affirme que « bientôt, 60% des nouveaux emplois exigeront 17 ans de scolarité ». Cela veut-il dix-sept années de scolarité sans in-terruption ? Disant cela, nous ne sommes pas « anti-intellectualistes ». M. Jocelyn Berthelot, tout subventionné qu'il est par la Centrale de l'enseignement du Qué-bec, en convient. Mais nous savons que les enfants n'ont pas tous été créés et mis au monde pour aboutir à l'Université. Et s'y fabriquer une courte-pointe de certifi-cats ayant les dimensions (comprenez : la durée) d'un baccalauréat ou d'une maî-trise.

Pendant que les esthètes et les amoureux de l'école républicaine et des musées d'art(s) s'excitent, et s'excitent d'abord contre l'école privée, en la confondant avec « l'école libre » de l'histoire scolaire européenne ; pendant ce temps, curieuse-ment, aux États-Unis, il est question de resserrer la voie d'accès à l'université. Dans un livre récent, William A. Henry III écrit : « In an egalitarian environment 35 Voici l'affaire : dans une jardinière, un chaton se présente. « Oh ! le beau petit

chat », dit l'un ou l'une. « Oh ! la belle petite chatte », dit l'une ou l'autre. Em-barras de la Jardinière. Mais, après trois ans de collégial, on sait se tirer d'em-barras. « Prenons le vote » dit la Jardinière. Il ne nous revient pas de suggérer une solution plus démocratique et non négociable.

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the influx of mediocrities relentlessly lowers the general standards at colleges to levels the weak ones can meet » 36.

L'auteur ose défendre l'élitisme et écrire qu'un bon tiers des colleges devraient disparaître au profit de high schools professionnels et de formation en milieu de travail. Fort heureusement, l'auteur est mort, de mort naturelle, avant la publica-tion de son livre.

Les projets de réforme lancés par la ministre Lucienne Robillard, repris à la sauvette par le ministre Jacques Chagnon, étaient au départ doublement handica-pés. D'abord, ils étaient mal conçus. Aucune idée un peu haute de l'école n'inspi-rait la démarche, comme nous le disions, à l'époque. Aucun diagnostic global n'était porté, aucun rappel clair de la fin des cégeps et de l'école, aucune vision inspiratrice. On est demeuré assis dans le parce que, dans le comment. On s'est rabattu sur le discours technique. Discours d'ajournement.

Ensuite, les projets de réforme, compte tenu de la conjoncture politique, étaient des projets de fin de mandat. Des projets d'un gouvernement en sursis. Ils le sont toujours, en sursis, dans la « culture » politique dans laquelle nous bai-gnons.

La réforme scolaire des années 60 disposait d'une vision globale. Ce qui ca-ractérisait le Rapport Parent, en effet, c'est qu'il fournissait un cadre global à l'implantation de la réforme scolaire. De plus, et surtout, la société avait renchaus-sé depuis longtemps la volonté, le désir de refaire l'école. La volonté politique a su chevaucher cette volonté, ce désir. Elle a su correspondre et répondre à une volonté populaire manifeste qui se préparait depuis longtemps, souterrainement, comme tous les craquements sociaux.

Ne voyez-vous donc rien venir, ces années-ci, ces mois-ci, ô vous qui présidez « au destin de la nation » ? Vous siégez à l'Assemblée nationale, d'après ce qu'on nous dit. Pensez-vous que les énormes houles du Tiers-Monde feront toujours soigneusement le tour de l'île d'Orléans à Félix ? Et qu'on va faire danser le Cana-da avec une chanson de Dan Bigras, à la demande spéciale de Madame ?

Les deux conditions qui ont permis la réforme des années 60 ne sont présen-tement pas réunies : la volonté politique et la volonté populaire. Pour l'heure, l'at-

36 In Defense of Elitism, Doubleday, 1994.

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tention politique ne porte plus du côté de l'école. Le besoin de la société à ce sujet est pourtant toujours le même. L'école, aujourd'hui, comme il y a trente ans, de-meure l'instrument collectif déterminant pour la construction de la société. Mais l'opinion publique en est distraite par d'autres discours : discours sur le déficit, discours sur le XXIe siècle, discours sur l'autoroute électronique, discours sur le référendum, discours sur le décrochage.

Discours sur les symptômes. Le discours sur le décrochage, c'est le discours sur un symptôme et non sur la maladie. Sortez les aspirines. Ça soulage l'électo-rat.

Les commissions scolaires

À propos d'aspirine, disons un mot sur les élections scolaires du dimanche, 20 novembre 1994. Il n'y a pas à redire : c'est la démocratie à son meilleur. Les loca-taires, les célibataires, les grabataires, ont droit de vote. À ce compte-là, nous fai-sons l'hypothèse que les parents, même les mono-parentaux, qui sont plus ou moins la moitié de la population ayant des enfants au primaire et au secondaire, ont droit de vote.

Les niveaux postsecondaires (cégeps et universités) sont organisés et financés autrement que les niveaux primaire et secondaire. Nous n'entrons pas dans la dis-cussion de cet état de fait. Nous disons simplement que les niveaux postsecondai-res relèvent de la société en général, tandis que les niveaux primaires et secondai-res ont besoin (et c'est une des conséquences de notre histoire scolaire) d'être rat-tachés plus immédiatement à la famille par le relais des commissions scolaires.

Tous les quatre ans, les élections scolaires posent la même question, chaque fois plus lancinante : nos commissions scolaires, ont-elles encore un rôle utile à jouer ? Lequel ? Mais ce n'est pas parce qu'elles sont plus que centenaires (150 ans) qu'il faut les conserver ni, non plus, une raison de les abattre comme un vieux cheval qui n'est plus capable de rentrer le foin qu'il mange.

D'une part, les commissions scolaires se targuent d'administrer un budget glo-bal de 6,8 milliards de dollars par année. D'où leur importance. D'autres part, en novembre dernier, 60% des commissaires ont été élus par acclamation. Le taux de participation n'est pas très élevé. Il se situe entre 15,8% à Montréal, comme par

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hasard (vu que Montréal est un village sans problèmes scolaires), et 38,2% dans la Beauce (vu que les Beaucerons aiment les chicanes de piquets de clôture).

Étrange paradoxe. Un référendum sur un projet de quelques dizaines de mil-liers de dollars, dans une municipalité de cinq ou dix mille habitants, fait bouger proportionnellement deux ou trois fois plus de citoyens. Pourquoi ?

Réponse : pour beaucoup de citoyens, les commissions scolaires ne sont plus perçues comme l'instrument de prise en charge de l'école par la communauté loca-le, comme on l'a vu récemment à Batiscan et à Jonquière. La commission scolaire est considérée comme une bureaucratie de plus, et non pas comme un centre de décision respectable.

C'est encore les vieux qui votent en plus grand nombre, même à Montréal (La Presse, 21 novembre 1994). Ça se comprend : le vote avait lieu un dimanche ; les vieux se lèvent tôt, ils vont à la messe, les curés les avaient encouragés à aller voter, sans mentionner pour quelle « formation ». Il y a plus. Les vieux savent, sans se le dire en tous mots, que la démocratie est fragile, qu'il faut s'en occuper, qu'il faut y investir une petite demi-heure de temps en temps. Il y a plus encore : les vieux, en matière scolaire notamment, savent l'importance de l'école, parce que, dans leur temps, l'école était rare, donc sacrée. Ce n'était pas une question « d'horizon démocratique ». C'était le souci de porter son enfant plus haut qu'on n'avait été porté soi-même. Pour une bonne part, élever ses enfants, ça voulait dire les faire instruire le plus possible. Dans leur temps, on pensait qu'il valait mieux être instruits qu'ignorants. Point.

D'autres raisons expliquent la désaffection vis-à-vis des élections scolaires. Au bout du compte, ce sont, analogiquement, les mêmes raisons qui font que 38% seulement des citoyens américains viennent de voter aux élections pour le Sénat et le Congrès. C'est simple : la démocratie, on se couche avec et on se lève avec. Jusqu'à temps que quelqu'un dise : « Quand on aura fait la sécession, on pourra dire et écrire n'importe quoi, sauf qu'on est contre l'indépendance du Québec ». Qui a écrit ça ? Pierre Bourgault. Où ? Dans Le Devoir, ou ailleurs, n'importe. Il faut bien gagner sa vie, comme disait le bourreau au pendu, qui lui reprochait sa corde et son absence de miséricorde.

En fait, dire que les commissions scolaires administrent un budget annuel de 6,8 milliards de dollars , c'est se payer de mots. Elles n'ont en réalité de pouvoir

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réel de décision que sur 3% de leur budget. Elles ne font que gérer le reste selon des normes décidées ailleurs.

Le nouveau ministre de l'Éducation se pose lui-même des questions sur le rôle des commissions scolaires : « Aux commissions scolaires qui réclament plus de pouvoir, le nouveau titulaire répond qu'il entend questionner leur rôle adminis-tratif. Nous avons un déficit de 5,5 milliards, on est cassés (sic). Qu'on le veuille ou non, va falloir poser des questions concernant le fonctionnement administratif du réseau d'éducation pour le rendre plus efficace et donner plus de marge de manœuvre sur le plan local » (Le Journal de Québec, 20 novembre 1994).

Le leitmotiv du nouveau titulaire du ministère de l'Éducation semble bien être : l'école d'abord, en ce qui touche le réseau des écoles primaires et secondai-res. Comment ne pas être d'accord ?

Supposons que M. Garon aille au bout de ses convictions et qu'il refile aux écoles la marge de manoeuvre des commissions scolaires (3%) : on ne pourrait pas dire qu'il aurait fait un bien grand pas, mais ce serait un mouvement dans la bonne direction. Et il aurait donné du poids à des questions importantes :

* Les commissions scolaires ont-elles encore un rôle à jouer ?

* Quel organisme héritera de l'imputabilité, même minimale, attribuée aux commissions scolaires actuelles ?

* Comment sera assurée la prise en charge de l'école par son milieu ?

On soulève assez souvent l'hypothèse de la municipalisation des immeubles scolaires. L'hypothèse ne nous sourit guère. On risque de passer rapidement des immeubles scolaires à la vie scolaire elle-même. L’organisation matérielle de l'école fait corps avec la préparation des cours, l'accueil des élèves, bref, le travail scolaire, autant celui des maîtres que celui des élèves. Or, la « culture municipa-le » étant ce qu'elle est, placer la maison d'école, comme on disait naguère, sous la coupe des administrateurs municipaux, n'irait pas sans risque. L'école deviendrait vite un centre des loisirs, et les besoins spécifiques de l'école auraient peu de chances d'être retenus comme prioritaires par les édiles qui pourraient toujours dire que l'école, c'est l'affaire du ministère de l'Éducation et non la leur.

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Puis donc que les commissions scolaires sont déjà dans le collimateur du nou-veau ministre, amorçons une réflexion à leur sujet. Les commissions scolaires ne sont pas nécessaires, absolument parlant ; en tout cas, elles ne le sont plus, même si elles furent le berceau de notre système scolaire public. Elles naquirent plus d'un siècle avant le ministère de l'Éducation qui questionne aujourd'hui leur utilité administrative. De ce point de vue restreint, il n'est pas difficile de démontrer que les écoles et les collèges autonomes se tirent très bien d'affaire sans elles. Ces institutions se passeraient d'ailleurs volontiers du ministère de l'Éducation lui-même, ce qui n'était pas l'opinion d'Aristote ni non plus la nôtre.

Ce sont plutôt les aspects sociaux de l'école et le caractère démocratique du système scolaire qui nous obligent à nous interroger sur la pertinence des gouver-nements scolaires locaux.

Or, la crise existentielle des commissions scolaires n'a pas surgi subitement. Revoyons rapidement l'histoire de notre système scolaire aux niveaux primaire et secondaire. Au commencement fut la naissance de ce système enveloppé dans les langes d'une démocratie elle-même balbutiante, mais qui savait articuler le princi-pe fondateur de toute démocratie : no taxation without representation et vice ver-sa. La perception et l'allocation des deniers publics demeurent l'assise de toute société démocratique, et telle fut l'assise des commissions scolaires québécoises jusqu'à la Révolution tranquille.

Jusque là, la Loi de l'Instruction publique investissait les commissaires et les syndics d'école de pouvoirs et de responsabilités très étendus : de l'acquisition et de l'administration des biens scolaires, meubles et immeubles, jusqu'à l'inspection médicale des élèves et des écoles, en passant par l'embauche, le traitement du per-sonnel enseignant et l'accessibilité à l'école des enfants de leur territoire. Une an-nexe du Rapport Parent montre bien que les commissaires et les syndics étaient les maîtres d'œuvre de l'organisation et de la transmission de l'enseignement pour leur « arrondissement ».

La réforme scolaire de la décennie 60 a d'abord ébranlé le fondement des commissions scolaires par la régionalisation. Les commissions scolaires régiona-les devenaient des créatures des commissions scolaires locales, mais des créatures lointaines, déracinées, porteuses de leur propre bureaucratie et de leur propre am-bition. Le pouvoir, comme les gaz, tend toujours a occuper tout l'espace. Mais

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c'est sous le premier mandat du gouvernement de René Lévesque que le coup mortel a été porté, par le transfert aux municipalités de l'impôt foncier et la réduc-tion du financement direct des commissions scolaires à 3%.

Pourtant, la Commission royale d'enquête sur l'enseignement avait recom-mandé une évolution des choses bien différente de celle que la vie a imposée. Partant de la préoccupation centrale de leur rapport, soit « le souci de donner à chacun la meilleure éducation possible », les auteurs concluaient à la nécessité d'une « importante réforme du régime actuel des commissions scolaires » (tome 111, # 247). Ils en proposèrent un schéma détaillé qui voulait concilier des objec-tifs de démocratisation, d'efficacité administrative, de décentralisation et de ratio-nalisation des diverses instances du nouveau système scolaire.

L'évolution sociale et politique des trente dernières années n'a retenu que peu de choses de cet édifice idéal, plutôt complexe et d'allure tout à fait cartésienne. Par exemple, le Rapport Parent préconisait des commissions scolaires uniques, c'est-à-dire responsables sur un territoire donné de toutes les écoles primaires et secondaires, sans considération de langues ou de croyances religieuses. Voyez, après trente ans, à quelle distance nous sommes encore de cette terre promise.

Même si elles ont été fort malmenées depuis trente ans, les commissions sco-laires sont toujours là et ne semblent pas vouloir disparaître malgré « l'apathie et une certaine impression d'impuissance qui ont prévalu jusqu'ici à l'égard des élections scolaires », comme le notait déjà le Rapport Parent (tome 111, # 271). L'organisation et la tenue des récentes élections scolaires à Montréal n'ont rien fait pour périmer ce constat. Comment expliquer cet état de fait ? On peut avancer au moins les raisons suivantes :

* Les communautés locales tiennent à conserver leur droit de regard sur l'administration de leur école. Dans l'imaginaire des gens les plus concer-nés, c'est-à-dire les parents, école et commission scolaire semblent être des réalités indissolublement liées.

* On a beau vouloir remplacer cette vieille institution publique par un orga-nisme mieux adapté à la société contemporaine, le consensus est loin d'être fait sur la nature et les caractéristiques d'une solution de rechange.

La Commission des écoles catholiques de Montréal a beau être devenue un « monstre bureaucratique », elle n'en conserve pas moins un poids politique

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considérable. La diversité des « clientèles » auxquelles elle doit assurer un traite-ment égal en font une entité à part, sans commune mesure avec les autres com-missions scolaires. On pourrait fort bien la considérer comme un « réseau » en soi, l'ensemble des autres commissions scolaires constituant un second réseau beaucoup plus homogène, tout compte fait. On ne gagne rien à s'acharner, par esprit de système, à faire mijoter les deux réalités dans la même marmite.

En ce qui concerne les commissions scolaires, comment faire évoluer les cho-ses au profit de l'école, au profit des élèves ?

* Il faut prendre le temps de lire correctement la situation présente et le pas-sé récent du système scolaire. On verra alors, par exemple, que le Québec scolaire n'a rien de monolithique. Il évolue à des rythmes variés. Ainsi, la formation des commissions scolaires régionales, et le retour à des com-missions scolaires intégrées.

* La réforme préconisée par le Rapport Parent se voulait évolutive, voire étapiste. Or, on l'a lancée partout en même temps, sur un modèle unique. Bien des dérapages auraient pu être évités si seulement on avait donné du temps au temps, c'est-à-dire de prendre le recul nécessaire pour préparer les virages à 90 degrés ; prendre ces virages un à un, mesurant toujours les bénéfices anticipés à l'aune des besoins pédagogiques fondamentaux de l'école.

* Enfin, il faudrait faire des élections scolaires des élections normales, c'est-à-dire en confier la préparation et le déroulement au directeur général des élections, au même titre que les autres scrutins populaires.

Les États généraux sur I'Éducation

Durant la campagne électorale de l'été dernier, le Parti québécois s'est engagé à convoquer des États généraux sur l'éducation. On en déjà eu. Pas plus loin en arrière qu'en 1986. Dans l'imaginaire politique, les États généraux sont le prélude d'une révolution. En réalité, ils risquent d'être un autre écran de fumée coûteux. Soit dit en passant, le plus modeste des États généraux ou autres colloques pro-

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vinciaux/nationaux coûtent/ coûterait un bon deux millions de dollars flambant neufs. Mais, voulez-vous bien nous dire qui s'occupe encore de « millions ? »

Se pourrait-il que les États généraux annoncés dissimulent la clé des énigmes touchant le « questionnement » de Jean Garon vis-à-vis des commissions scolai-res ? Combien d'astuces y a-t-il dans la poche marsupiale et régionale de l'autre façon de gouverner ? Nous ne serions pas autrement étonnés que lesdits États, tout généraux qu'on les proclame, ne débordent guère ce schéma, ne s'attaquant qu'à 3% des problèmes (administratifs) des écoles. Rien n'indique, en tout cas, qu'ils pourront entamer sérieusement les autres 97%, chasse-gardée du ministère de l'Éducation et des conventions collectives.

Nous avons clairement indiqué que nous sommes contre la tenue de nouveaux États généraux sur l'éducation. Cependant, le nouveau gouvernement en a fait une promesse électorale, et le discours inaugural les annonce. On a beau détester fé-vrier, on sort la pelle à neige.

Sur quoi pourraient bien porter les États généraux appréhendés ? Pour le bien, contre le mal ? Pour l'égalité des chances ? Contre le décrochage ? Il y a plus : dans sa volonté de « faire bouger les choses », M. Parizeau annonce que des me-sures concrètes seront appliquées dès septembre 1995. Dès lors, de deux choses l'une ; l'autre, c'est le soleil, comme disait Prévert.

• Ou bien ces mesures sont déjà décidées, et alors il faut les annoncer et en débattre tout de suite.

• Ou bien il s'agit d'une autre « astuce ». Et le prestidigitateur en chef sort un lapin de son chapeau et cinq ou six mouchoirs arc-en-ciel.

Touchant les structures de l'école, on ne voit guère qu'un débat sur la nature, le rôle et le financement des commissions scolaires, qui pourrait apporter quelque profit. Quant à l'enseignement lui-même, c'est le secteur professionnel de niveau secondaire qui devrait faire partie de l'ordre du jour.

On est tout heureux que « l'affreux Jacobin » qui est maintenant au pouvoir se soye « converti » durant la dernière campagne électorale. On verra ! La fonction fait l'homme, comme les hautes feuilles des hauts arbres ont fait les longs cous

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des girafes, selon le lamarckisme, tout aussi dépassé que le « finalisme » de M. Berthelot ou le darwinisme de nous ne savons plus qui.

L'âge moyen du groupe que nous formons est de 66 ans. Quand nous sommes nés, notre espérance de vie à la naissance était d'environ 55 ans, statistiquement parlant. « Le débile, comme le vieillard, est un produit de la civilisation » 37 (Jean Rostand). D'accord ! Le mot « civilisation », comme le mot « démocratie » ne sont pas univoques. En tout cas, nous autres, on s'en doute.

Ainsi donc, l'âge où la civilisation nous a portés nous permet une certaine ré-trospective sur les quatre dernières décennies. Celles que nous avons vécues dans notre âge présumément adulte. Notre âge moyen, disions-nous, nous permet, no-tamment, de ne pas faire commencer le monde environ aux alentours de 1960. Quand on a lu comment l'auteur du document de la Centrale de l'enseignement du Québec règle deux cents ans de l'histoire scolaire du Québec, on a le goût de pro-poser sa propre petite rétrospective. C'est ce que nous venons de faire, en fort peu de pages, on en conviendra.

Dans Le Nouvel Observateur du 14 septembre 1994, Edgar Morin écrit ceci, à propos de « L'affaire Mitterrand », du temps de l'Occupation : « L'erreur, c'est de juger les hommes d'une époque comme s'ils étaient informés de tout ce que nous avons appris depuis ». Transposez : « Les enfants de Duplessis ».

Quoi qu'il advienne de nos délicieuses considérations, quelles que soient les intentions cultes ou occultes du gouvernement en place, nous n'accuserons toute-fois pas le peuple de l'allure que prendront les choses. Même si nous n'étions pas contents du peuple, en l'occurrence ou en d'autres, il y a cent vingt-sept ans ou trente ans, nous n'aurions pas les moyens de le limoger et de nous en élire un autre à notre goût. Rien ne prouve, rien n'a jamais prouvé, tout au long de l'histoire, qu'un homme (mettons Hitler, Mao ou Staline) en sache assez long sur l'homme et sur une société pour décider, et se donner les moyens, de s'en fabriquer une à son goût.

Mais nous disons, par exemple, que le gouvernement actuel est un gouverne-ment en début de mandat. C'est un gouvernement qui veut que ça bouge, croyons-nous avoir entendu et lu. En 1960, on a élu un gouvernement qui voulait que ça

37 Jean Rostand, L'homme, coll. Idées, Gallimard, 1962.

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change. Ç'a changé ! Dans le miroir déformant de la rétrospection nostalgique, on est porté à s'en plaindre, mais enfin, qui voudrait retourner en 1960 en matière d'école, en matière de religion, en matière culturelle ?

Dans le système où nous sommes, c'est en début de mandat que l'on peut le mieux entreprendre des opérations délicates (comme disent les chirurgiens), à condition d'en avoir le courage et de persuader le patient que l'on possède aussi la compétence requise. Ni le courage ni la compétence ne sortiront des États géné-raux. « Il n'y a que les universitaires et les bureaucrates pour s'imaginer que les choses commencent toujours par un comité. » 38 En attendant « des cieux nou-veaux et une terre nouvelle » (Ap 21, 1), c'est en appliquant des mesures périphé-riques que l'on a le plus de chances d'agir sur le fond des choses. Geler les droits de scolarité à l'université et retirer « le ticket modérateur » au collégial, c'est facile et c'est payant sur le marché électoral et référendaire. Imposer une heure d'étude quotidienne, obligatoire pour tous les élèves du primaire et du secondaire, c'est plus coton.

Nous n'empilerons pas épilogue sur post-scriptum. Le fait est, cependant, que le premier des textes réunis dans ce volume a été publié le 2 décembre 1992. Nous sommes trois ans plus tard. Nous ajouterons donc quelques remarques de dernière heure sur les États généraux sur l'éducation et sur la réforme du niveau collégial.

Les États généraux comme stratégie de changement social

Elle sont toujours efficaces, les stratégies de changement appliquées par les pouvoirs politiques et technologiques, qu'il s'agisse d'États généraux ou de boîte vocale. Le bon petit citoyen ou le bon petit consommateur finit toujours par mar-cher. Qu'on le veuille ou non, États généraux il y a. Qu'on aime ou qu'on n'aime pas, y a plus moyen de téléphoner à du monde : on téléphone à des boîtes vocales.

Les projets de réforme lancés par la ministre Lucienne Robillard ont suscité des centaines de mémoires, une couple de commissions parlementaires, des rap-ports de sages ou de centrales syndicales.

38 René Girard, Quand ces choses commenceront, Arléa, 1994.

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Les États généraux sur l'éducation roulent déjà depuis plusieurs mois. Ils ra-meutent d'autres centaines de mémoires. Toujours preneurs, les bons petits ci-toyens ; toujours commentateurs, les braves éditorialistes. On « mémoire » la mer ; on commente le vent. Au bout du compte, qui sait ? Peut-être que tout ce remue-ménage, ce remue-méninges aura eu son utilité.

Les Québécois sont réputés pour leur goût de parler du temps qu'il fait, qu'il a fait, qu'il fera. Nous aimons aussi parler d'éducation. Certes, le sujet est toujours d'actualité. En fait, c'est le propos même de toute société. C'est la proposition même de toute société. Proposition, c'est-à-dire : « L'action de faire connaître ses intentions » (Robert). L’action de dire ce vers quoi l'on tend. C'est justement ce que les stratégies de changement ont pour mission d'occulter.

Il n'y a pas de pouvoir innocent. Que veut le pouvoir, n'importe lequel ? Il veut se répandre. Il veut occuper tout l'espace possible, comme un gaz. Cf. la « loi de Mariotte ».

Nous nous souvenons de notre lointaine condition d'écoliers. Elle ne fut ni mi-sérable ni glorieuse. Nous voyons de nos yeux la condition actuelle des écoliers. Elle est meilleure que n'a été la nôtre, et elle est pire, non pas à cause de l'école, mais à cause de l'éclatement de la société provoqué par le progrès technique. Or, tout progrès se dévore lui-même, par définition. Il suffit de réfléchir sur le mot progrès. En un premier sens, progrès signifie que le pas numéro 4 conduit trente pouces plus loin que le pas numéro 3. Plus loin ou plus près de quoi ?

En un second sens, il ne peut y avoir de progrès que vers un but. Dites finalité, si vous préférez. Mais on a bien de la misère, à notre époque, d'assigner les finali-tés de l'éducation.

La fonction de l'école, de la maternelle au doctorat, c'est d'apprendre à lire. Li-re quoi ? Des mots écrits, analysés, situés. « Qui saurait sa langue saurait tout de l'homme », disait Alain. Mais voilà : on sait sa langue un quart d'heure avant de mourir. C'est la raison pour laquelle il faut commencer le plus tôt possible à l'ap-prendre, à dépasser le lolo, caca, pipi, bobo et le t'sé veut dire.

Il n'est jamais totalement désespéré, celui qui peut se dire, lui-même à lui-même. « Chacun vis-à-vis de soi se réduit à peu près à ce qu'il se dit, et ce qu'il se dit à ce qu'il sait se dire. Apprenez donc à vous parler à vous-mêmes avec les égards, la précision, la sincérité et la grâce dont est digne une jeune personne si

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précieuse. Du même coup, vous aurez appris à écrire » (Valéry, discours à des finissantes de lycée).

Celui qui se suicide, c'est celui qui désespère absolument de la parole. Pour-quoi désespère-t-il à ce point ? Parce que confus, confondu, non écouté. Il se tour-ne donc contre lui-même en hommage suprême à sa grandeur. Les chiens ne se suicident pas.

La fonction de l'école, c'est d'apprendre au petit d'homme à se dire lui-même à lui-même, par le moyen de la mathématique, de la biologie, de la physique. Par le moyen surtout de sa langue. Un professeur de mathématique au niveau collégial donnait récemment un problème à ses élèves : il s'agissait de calculer le volume d'un socle. Le « problème » de ce problème, c'est que plusieurs élèves ne savaient pas ce que c'est qu'un socle. Les journaux venaient pourtant d'en parler abon-damment à propos des trois bustes qui attendent leur socle dans un entrepôt. Jus-tement, les Québécois lisent peu. Une enquête new-yorkaise récente, menée dans 73 pays, classe le Québec au 26e rang parmi les 28 pays riches faisant partie de l'enquête.

Le niveau collégial

Dans le chapitre intitulé : La réforme des cégeps : un rendez-vous manqué, nous avions exprime nos réserves et nos critiques, mais nous prenions acte de la décision gouvernementale de conserver ce niveau d'études. Aujourd'hui, il nous paraît qu'il faut aller plus loin et envisager carrément la création de collèges uni-versitaires.

Rappelons brièvement les inconvénients majeurs de l'organisation actuelle du niveau collégial, en ce qui a trait aux programmes pré-universitaires :

* durée trop brève pour permettre le développement d'un sentiment d'ap-partenance ;

* chevauchement des programmes avec le niveau secondaire et avec le niveau universitaire ;

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* dispersion des programmes et formation « à la carte » calendrier sco-laire trop court ;

* complexité et rigidité des horaires.

Il est utopique de penser que l'ensemble du système scolaire québécois, vieux de trente ans (durée considérable en notre époque de mutations profondes et accé-lérées), puisse se réformer de lui-même, États généraux ou pas. Ce qu'il faut, c'est la création de modèles nouveaux, de dimensions modestes, qui soient résolument axés sur l'élève. Certes, on a toujours prétendu que tel était le cas. Mais dans les faits, le système scolaire a été dérouté de sa destination normale, au profit de di-vers corporatismes, syndicaux, universitaires, bureaucratiques.

La situation du niveau collégial entre le niveau secondaire, d'une part, et le ni-veau universitaire, d'autre part, porte en elle-même la source des difficultés et des échecs que nous venons d'énumérer.

Les élèves inscrits dans les programmes dits « pré-universitaires »sont en transit dans les cégeps. C'est à l'université qu'ils se destinent Les problèmes de décrochage, de chevauchement de cours, de prolongation indue des études, de réorientations multiples, etc, ont déjà fait l'objet de nombreuses études, enquêtes, dénonciations. Il est en tout cas bien clair que les élèves, dans ces conditions, ne peuvent pas développer un quelconque sentiment d'appartenance envers le cégep. Mais surtout, et c'est bien plus grave, ils ne peuvent pas y acquérir une formation intellectuelle digne de ce nom.

Description du collège universitaire

L'organisation pédagogique du collège universitaire se caractériserait d'abord par l'établissement d'un continuum (inexistant actuellement) dans les études post-secondaires. Actuellement, l'enseignement général (par opposition à l'enseigne-ment dit professionnel) n'est ni intégré à l'enseignement universitaire ni même harmonisé avec lui. Il s'ensuit des chevauchements coûteux et la plupart du temps inutiles pour les élèves. Et pire qu'inutiles : de nature à les dégoûter du travail intellectuel.

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De plus, le système actuel fait porter à l'État, chaque année, les coûts d'une année/élève de trop, niveaux collégial et universitaire confondus, si l'on considère uniquement les élèves qui se rendent au terme du premier cycle universitaire. Mais l'inefficacité du système actuel génère bien d'autres coûts inutiles : 40 % des élèves ne terminent pas les études secondaires ; 40% des élèves qui commencent des études au cegep ne les achèvent pas ; 50% des étudiants inscrits au premier cycle universitaire ne vont pas jusqu'au diplôme.

Par contre, le collège universitaire que nous envisageons recevrait les élèves dès la fin du secondaire pour leur faire compléter des études de premier cycle universitaire. On peut alors concevoir un régime pédagogique où l'encadrement et le rythme des études seraient différents, à mesure que l'élève franchirait des étapes bien déterminées. L'ensemble, cependant, constituerait un tout organique et per-mettrait de susciter un sentiment d'appartenance favorable au travail intellectuel et à la construction de la personnalité. On peut prévoir une sanction des études après deux ans, du type Baccalauréat international.

Le diplôme de premier cycle universitaire serait obtenu après quatre ans, et aurait la même valeur que celui qui est décerné par les collèges universitaires nord-américains et les universités québécoises.

Schématiquement, voici comment se présenterait l'organisation des études :

* durée : 4 ans, soit 2 ans de propédeutique et deux ans de niveau uni-versitaire ;

* calendrier : 3 sessions annuelles de treize semaines chacune ;

* admission : en février, les candidats sont soumis à un examen et à un test de classement d'admission préparé par le collège universitaire ;

* sanction des études : Après la 6e session, les élèves sont soumis aux examens en vue du diplôme d'études collégiales ou du Baccalauréat in-ternational.

Après la 12e session, les élèves sont soumis aux examens en vue d'un Bacca-lauréat de premier cycle universitaire. La reconnaissance universitaire du diplôme pourrait se faire en vertu d'une entente analogue à celle dont bénéficiaient les can-didats « extra-collégiaux » inscrits aux Baccalauréat ès Arts durant les années 50.

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Organisation des études

Durant la période de transition d'une durée de deux ans, les élèves seraient inscrits soit aux programmes conduisant au diplôme d'études collégiales, soit aux programmes conduisant au Baccalauréat international. Durant cette période, les élèves les plus faibles à l'examen d'admission ou aux examens de fin de cycle pourraient s'inscrire à une session de mise à niveau ou à une session de reprise.

Par la suite, le collège universitaire n'offrirait plus que des programmes de propédeutique.

Le nombre de programmes (ou de profils) seraient réduits à deux.

Note : Dans le système actuel, l'élève obtient (théoriquement) son diplôme de premier cycle universitaire à l'âge de 22 ans. Dans le projet du collège universitai-re, il l'obtiendrait à l'âge de 21 ans.

Administration

Nous n'indiquons ici que les traits distinctifs du collège universitaire tel que nous l'envisageons.

En ce qui a trait à l'administration générale, le collège universitaire serait ad-ministré par un conseil d'administration compose de 9 ou 10 personnes, dont la majorité seraient des personnes extérieures au collège.

Ce conseil possède une autonomie réelle que devrait lui assurer un mode de financement diversifié et des pouvoirs aussi étendus que ceux que détiennent pré-sentement les universités.

En ce qui a trait à la gestion pédagogique, les professeurs seraient regroupés par programmes. Pour l'essentiel, leur tâche en est une d'enseignement et d'enca-drement des étudiants.

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Un bon encadrement des étudiants passe par un aménagement rationnel du temps : temps d'enseignement, temps d'étude, temps de consultation, temps pour le travail personnel.

Or, on sait que le calendrier scolaire du cégep actuel a été négocié d'abord pour assurer le bien-être, voire le confort, des travailleurs de l'enseignement. Il en est résulté des calendriers bouffons, maquillés par les chiffres officiels, bureaucra-tises, consolateurs des clercs de la postmodernité. Les clercs des années 40 calcu-laient le nombre des membres des Ligues du Sacré-Cœur à partir du nombre de pères de famille. Les bureaucrates additionnent les jours de semaine de lecture, les Journées pédagogiques, les journées d'organisation des deux rentrées annuelles pour obtenir le nombre de jours du calendrier officiel.

Pour le collège universitaire, nous proposons un calendrier scolaire divisé en trimestre, mais en désignant les choses par leur nom : un trimestre, c'est 52 ÷ 4, soit 13 semaines.

Les quatre années du collège universitaire compteraient donc 12 trimestres, soit 156 semaines de cours et d'examens. Le cégep actuel (d'une durée de deux ans pour les programmes pré-universitaires) compte officiellement 30 semaines par année. En réalité, il en compte 28 (Cf. notre tableau, p. 41).

Le calendrier scolaire du collège universitaire que nous proposons compterait 39 semaines.

Notre credo pédagogique

* Ce sont les bons maîtres qui font les bonnes écoles.

* L'école est avant tout un instrument de transmissions des savoirs.

* L'école doit être exigeante.

Fin du texte