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L’éducation à la compréhension du désir en soi selon Spinoza Thèse Denise Gendron Doctorat en philosophie de l’Université Laval offert en extension à l’Université de Sherbrooke Philosophiæ doctor (Ph.D.) Faculté des lettres et des sciences humaines Université de Sherbrooke Sherbrooke, Canada Faculté de philosophie Université Laval Québec, Canada © Denise Gendron, 2016

L'éducation à la compréhension du désir en soi …...L’éducation à la compréhension du désir en soi selon Spinoza Thèse Denise Gendron Sous la direction de: Syliane Charles,

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Page 1: L'éducation à la compréhension du désir en soi …...L’éducation à la compréhension du désir en soi selon Spinoza Thèse Denise Gendron Sous la direction de: Syliane Charles,

L’éducation à la compréhension du désir en soi

selon Spinoza

Thèse

Denise Gendron

Doctorat en philosophie de l’Université Laval

offert en extension à l’Université de Sherbrooke

Philosophiæ doctor (Ph.D.)

Faculté des lettres et des sciences humaines

Université de Sherbrooke

Sherbrooke, Canada

Faculté de philosophie

Université Laval

Québec, Canada

© Denise Gendron, 2016

Page 2: L'éducation à la compréhension du désir en soi …...L’éducation à la compréhension du désir en soi selon Spinoza Thèse Denise Gendron Sous la direction de: Syliane Charles,

L’éducation à la compréhension du désir en soi

selon Spinoza

Thèse

Denise Gendron

Sous la direction de:

Syliane Charles, directrice de recherche

Thomas De Koninck, codirecteur de recherche

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RÉSUMÉ

Cette thèse a pour point de départ le désir d’éduquer de Spinoza et pour point

d’arrivée sa conception originale d’une éducation au perfectionnement de la raison qui

s’accomplit par la compréhension de son conatus, le désir ou l’idée de l’affection du corps

qui le rattache à sa cause. Cet ancrage de l’éducation dans la compréhension de notre

essence désirante permet notamment de résoudre le paradoxe d’une vocation

d’« éducateur » pour Spinoza, sachant que son but est de développer l’autonomie

rationnelle (la liberté), mais que les moyens à sa disposition pour y parvenir relèvent de

l’extériorité (parole, écriture). L’hypothèse que nous avons défendue est que Spinoza a

fondé sa conception de l’éducation dans l’Éthique sur une idée originale de l’éternité du

fait qu’elle était corrélée avec la jouissance infinie de l’exister et pouvait être découverte

en soi-même par tout être humain. Or, pour communiquer cette idée, Spinoza devait

repenser l’éducation et régler la difficulté qu’ont les hommes à concevoir leur idée de

l’éternité. Ce qu’il fit en l’identifiant au conatus, c’est-à-dire, en appliquant cette idée de

l’éternité à la fois à l’esprit et au corps. Selon nous, cette découverte fut aussi la cause de

l’inachèvement du TRE, ce qui nous a conduit à réfuter l’hypothèse de Deleuze. En effet,

elle a donné lieu à des modifications importantes dans sa conception de la nature de

l’esprit, du désir et des affects, de la puissance, de l’activité ou de la passivité de l’esprit,

de sa façon de connaître et de guérir. En éduquant, Spinoza a voulu donner aux hommes la

connaissance nécessaire pour garder leur esprit actif et parvenir au troisième genre de

connaissance. Ce qui, de l’avis de Rabenort, Misrahi, Ravven et de nous-mêmes, est un

grand apport à l’éducation : Spinoza peut servir de fondement aux éducateurs

contemporains par sa perspective holiste (moniste), sa reconnaissance de l’importance du

corps, des affects et de la connaissance de soi, et son insistance sur l’autonomisation, qu’il

oppose dans le TTP à la transmission d’une autorité par l’imagination. La philosophie de

Spinoza a l’avantage d’avoir compris la nature de l’esprit, sa façon de connaître, les

conditions nécessaires pour qu’il puisse former des idées adéquates et se concevoir dans

une perspective de perfectionnement intellectuel. Notre tableau, en annexe, met en lumière

les modifications des concepts relatifs à l’éducation du désir dans l’histoire de la

civilisation occidentale.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ .............................................................................................................................. iii

TABLE DES MATIÈRES .................................................................................................... iv

DÉDICACE ......................................................................................................................... vii

REMERCIEMENTS .......................................................................................................... viii

INTRODUCTION ................................................................................................................. 1

CHAPITRE 1 L’IDÉE FONDATRICE DE SA CONCEPTION ORIGINALE DE

L’ÉDUCATION .................................................................................................................. 21

1.1 L’hypothèse de Deleuze concernant l’inachèvement du TRE ............................... 22

1.1.1 Réfutation de l’hypothèse de Deleuze ....................................................... 23

1.2 Notre hypothèse ..................................................................................................... 27

1.2.1 Retour à la fin du TRE ............................................................................... 27

1.2.2 La propriété affective de l’idée de l’éternité ............................................. 29

1.2.3 Découverte de cette idée à la fin du TRE................................................... 30

1.3 L’originalité de l’idée de l’éternité de Spinoza ..................................................... 32

1.3.1 Comparée à celle de Platon et d’Aristote .................................................. 32

1.3.2 Comparée à celle des Chrétiens et de Maïmonide ..................................... 34

1.3.3 Comparée à celle de St-Thomas D’Aquin ................................................. 37

1.4 La conception du temps chez Spinoza .................................................................. 39

1.5 Guérison de Spinoza lui-même ............................................................................. 41

1.6 Une nouvelle conception de l’éducation ............................................................... 44

Conclusion ............................................................................................................. 46

CHAPITRE 2 L'OBJET D'ÉDUCATION Le conatus de l'Éthique ................................... 48

2.1 Définitions dans le Court Traité ............................................................................ 50

2.2 Définitions dans le Traité de la Réforme de l’Entendement ................................. 54

2.3 Définitions dans le Traité Théologico-Politique ................................................... 58

2.4 Définitions dans l’Éthique ..................................................................................... 62

Conclusion ............................................................................................................. 70

CHAPITRE 3 AVANTAGES D’UNE ÉDUCATION AU DÉSIR ................................... 75

3.1 Selon nous ............................................................................................................. 75

3.2 La privation de l'idée du conatus dans l'éducation ................................................ 79

3.3 L’éducation au désir selon Rabenort ..................................................................... 81

3.4 L’éducation au désir selon Misrahi ....................................................................... 84

3.5 L’éducation au désir de Ravven ............................................................................ 86

Conclusion ............................................................................................................. 90

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CHAPITRE 4 CONCEPTION DE L’ÉDUCATEUR ET DU SUJET À ÉDUQUER ....... 93

4.1 L’éducateur conduit par la raison .......................................................................... 94

4.2 L’éducateur conduit par la passion ........................................................................ 99

4.3 Le lecteur utile ..................................................................................................... 105

Conclusion .......................................................................................................... 112

CHAPITRE 5 L’ACTE D’ÉDUQUER (parfaire la raison, guérir l’entendement) .......... 114

5.1 Parfaire la raison .................................................................................................. 115

5.2 L’idée de Dieu est-elle une notion commune? .................................................... 118

5.2.1 Un seul mode pour concevoir les modes infinis ...................................... 118

5.2.2 Un objet universel d’éducation ................................................................ 123

5.3 Guérir l’entendement ........................................................................................... 125

5.3.1 Conception de la santé ................................................................................ 126

5.4 Remèdes ou moyens pédagogiques dans l’œuvre de Spinoza ............................ 127

5.4.1 Le système moniste ................................................................................. 128

5.4.2 Les remèdes aux affects passifs ............................................................... 134

5.4.3 Le désir de la joie éternelle. ..................................................................... 137

Conclusion ........................................................................................................... 138

CHAPITRE 6 MÉTHODES D'EXPOSITION DE SA PENSÉE..................................... 140

6.1 Vue d’ensemble des méthodes de Spinoza.......................................................... 141

6.2 Principes et idées communes à ses méthodes ...................................................... 142

6.3 La méthode réflexive dans sa correspondance .................................................... 146

6.4 La méthode géométrique de l’Éthique ................................................................ 148

6.5 La méthode historico-critique dans le TTP ......................................................... 151

Conclusion ........................................................................................................... 152

CHAPITRE 7 L’ÉVOLUTION DE L’ÉDUCATION AU DÉSIR DANS LE TTP ........ 154

7.1 Contexte de l’écriture du TTP ............................................................................. 156

7.2 La loi de la modification des affects, principe de l’éducation............................. 157

7.3 L’enseignement législatif de Moïse et des Prophètes ......................................... 159

7.3.1 La conception du désir dans la Genèse .................................................... 163

7.3.2 L’éducation selon le premier genre de connaissance .............................. 164

7.4 L’enseignement moral de Jésus et des apôtres .................................................... 166

7.5 Discussion sur l’imagination ............................................................................... 169

7.5.1 Incompatibilité de l’imagination et de la connaissance adéquate ............ 169

7.5.2 Définition de l’imagination ..................................................................... 171

7.5.3 L’exemple de la persistance de l’idée erronée de la distance du soleil ... 172

7.5.4 La crise, un effet de la séparation nécessaire entre le premier

et le deuxième genre ................................................................................ 174

7.5.5 L’imagination est-elle réellement utile à l’éducation? ............................ 175

7.6 L’enseignement philosophico-éthique de Spinoza .............................................. 178

7.6.1 Conception originale de l’obéissance ...................................................... 183

Conclusion .......................................................................................................... 186

CONCLUSION GÉNÉRALE ........................................................................................... 188

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ANNEXE 1 Évolution des concepts relatifs à l’éducation dans le TTP .......................... 194

ANNEXE 2 Conception des enfants de Spinoza .............................................................. 196

1.1 L’enfance au temps de Spinoza ........................................................................... 196

2.2 L’enfance selon Spinoza ..................................................................................... 198

2.3 L’éducation des parents hollandais selon Spinoza .............................................. 203

BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................ 207

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À Valérie et Raphaël

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REMERCIEMENTS

Cette thèse de doctorat fut soutenue le 16 février 2016, à l’Université de Sherbrooke. Mes

remerciements vont particulièrement à la Professeure Syliane Charles qui fut ma directrice

de recherche ainsi qu’à M. Thomas De Koninck qui fut codirecteur; ainsi qu’aux

Professeurs Mme France Jutras, M. André Duhamel qui furent évaluatrice et évaluateur

internes et M. Lorenzo Vinciguerra qui fut l’évaluateur externe. Leurs remarques et leurs

observations ont été une source de perfectionnement pour moi.

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INTRODUCTION

Lorsque Spinoza réordonne l’essentiel de son exposé sur la droite manière de vivre

dans l’appendice de la quatrième partie de l’Éthique1, il nous dit que pour lui l’action la

plus utile et valorisante à accomplir, c’est d’éduquer les hommes à augmenter leur

puissance de comprendre les choses. « En outre, puisque parmi les choses singulières nous

ne reconnaissons rien de supérieur à l’homme conduit par la raison, chacun ne peut donc

mieux montrer sa valeur acquise ou naturelle (arte et ingenio) qu’en éduquant les hommes

de sorte qu’ils vivent enfin sous l’autorité propre de la Raison2. » Et, en effet, Spinoza a si

bien démontré sa valeur d’éducateur en écrivant l’Éthique qu’il est possible de considérer

son œuvre sous l’angle de l’éducation. C’est bien ce qui se passe depuis le début du

XXe siècle et en divers endroits du globe. Un nombre croissant de chercheurs en éducation

regardent l’Éthique sous l’angle de l’éducation telle que la définit Rabenort : « this process

of mutual liberation from whatever checks the application of reason to the affairs of human

life, progressively pursued in co-operation3 ». D’où nous pouvons voir que la définition de

l’éducation de Rabenort s’accorde absolument avec la conception de la chose la plus utile et

valorisante à faire pour Spinoza. « C’est pourquoi, dans la vie, il est avant tout utile de

perfectionner l’entendement, autrement dit la Raison, autant que nous le pouvons et en cela

seul consiste la félicité et la béatitude de l’homme4. » Tôt ou tard, une rencontre entre la

philosophie de Spinoza et la science de l’éducation allait s’imposer.

La considération de la philosophie de Spinoza sous l’angle de l’éducation a pris

naissance aux États-Unis, avec Rabenort (1911) où elle continue à se développer avec Heidi

M. Ravven (1990) 5 et Daniel Hansson (2012). Elle a été présente en Russie avec le

1 SPINOZA, l’Éthique, traduction et introduction Roland Caillois, Paris, Gallimard, collection Folio/essais,

2004 (première édition en 1954). 2 E 4 App. Chap. 9. 3 William Louis RABENORT, Spinoza as Educator, Teachers College Columbia University, New-York City,

1911, p. 61: « this process of mutual liberation from whatever checks the application of reason to the affairs

of human life, progressively pursued in co-operation, is education ». 4 E 4 App. Chap. 4. 5 Heidi M. RAVVEN, « Spinoza’s Materialist Ethics: The Education of Desire », International Studies in

Philosophy, vol. 22, no3, 1990, p. 59-78.

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psychologue pédagogue Vygotski (1926)6. Aujourd’hui, on la retrouve en Finlande avec

Tapio Puolimatka (2001)7, en Israël avec Nimrod Aloni (2006)8 et en France avec, entre

autres, Jaquet, Misrahi (2005)9 et Zourabichvili (2002)10.

Les travaux de ces commentateurs et chercheurs, en tant qu’ils considèrent la

philosophie de Spinoza sous l’angle de l’éducation, seront utiles à notre thèse. En effet,

nous aussi nous adoptons ce même angle de vision dans notre relecture de l’œuvre de

Spinoza. Notre but est de dégager une idée claire de sa conception originale de l’éducation

au perfectionnement de la raison, que nous supposons fondée sur le principe du conatus, et

par conséquent, de ce qu’elle implique : sa conception de l’objet d’éducation, de

l’éducateur, de l’acte d’éduquer, de la connaissance, de l’obéissance et de la loi.

Avec notre thèse nous voulons faire une double contribution à la recherche

scientifique. Nous voulons contribuer à la recherche en philosophie du seul fait que nous

considérerons l’œuvre de Spinoza sous l’angle de l’éducation. Et vice-versa, nous voulons

contribuer à la recherche en éducation du seul fait que nous la considérerons en regard de

notre héritage philosophique rationaliste. Notre but est donc de faire connaître l’utilité de

la philosophie de Spinoza pour l’éducation. Nous porterons un regard neuf sur

l’inachèvement du Traité de la Réforme de l’Entendement 11 , nous identifierons l’idée

fondatrice de l’Éthique, nous reconnaîtrons l’efficacité de la méthode réflexive, c’est-à-

dire, la puissance de la méditation de l’idée vraie. Ce qui nous conduira à réfuter

l’hypothèse de Deleuze concernant l’inachèvement du TRE et sa conception de l’idée de

Dieu comme n’étant pas une notion commune. À la place, nous proposerons notre

hypothèse qui stipule que l’inachèvement du TRE est dû à sa découverte d’une idée très

6 J.-P.BRONCKART, & J. FRIEDRICH, L. Vygotski, La signification historique de la crise en psychologie,

Lausanne, Paris : Delachaux et Niestlé, 318 p. 1999.

7Tapio PUOLIMATKA, « Spinoza’s Theory of Teaching and Indoctrination », Educational Philosophy and

Theory, Vol. 33, Nos 3&4, 2001, p. 397-410 8 Nimrod ALONI, « Spinoza as educator », Educational Philosophy and Theory, Vol. 40, No. 4, 2008, p. 531-

554. 9 Robert MISRAHI, « La responsabilité de l’éducation, former à la joie, non au travail », Le monde de

l’Éducation, Entretiens, Paris, février 2005. 10 François ZOURABICHVILI, Le conservatisme paradoxal de Spinoza. Enfance et royauté, Paris, PUF, coll.

« Pratiques théoriques », 2002. 11 SPINOZA, Œuvres complètes, texte présenté, traduit et annoté par Roland Caillois, Madeleine Francès et

Robert Misrahi, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, (première édition en 1954). Nous

utilisons le Court Traité et le TRE compris dans cette édition, sauf indication contraire.

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perfectionnée de l’éternité accordée à un affect de joie. D’ailleurs, nous pensons que cette

découverte a eu une telle puissance sur l’esprit de Spinoza qu’elle a eu trois conséquences :

l’inachèvement du TRE, l’évolution de sa conception de l’éducation au perfectionnement de

la raison, la guérison de la crainte des théologiens de son temps qu’il subissait.

Ensuite notre contribution à la recherche en éducation sera dans la clarification de la

conception de l’éducation au perfectionnement de la raison de Spinoza. C’est-à-dire, au

perfectionnement de l’intelligence. Ce qui ne sera pas inutile non plus, à tous les domaines

connexes tels que la pédagogie, la psychologie et le counseling. Nous allons rendre la

philosophie de Spinoza plus accessible aux éducateurs, aux thérapeutes, aux professionnels

de la relation d’aide. En effet, nous dégagerons une conception de l’éducation au

perfectionnement de la raison en toute autonomie, laquelle est aussi une éthique et une

hygiène pour la bonne santé mentale. Nous présenterons en annexe un tableau retraçant

l’évolution de l’éducation morale dans la civilisation occidentale, telle qu’elle se présente

dans le TTP.

Notre thèse démontrera qu’il y a une évolution de la conception de l’éducation au

perfectionnement de la raison chez Spinoza, du TRE à l’Éthique, ce qui justement nous

permet de la remarquer. Nous supposons que la cause de cette évolution se situe à la fin du

TRE au moment où Spinoza perçoit la corrélation entre l’idée de l’éternité et la jouissance

infinie de l’exister. À ce moment-là il a compris la puissance active de l’idée de l’esprit uni

à son corps. Or, cette puissance active de l’idée de l’éternité va justement être cette idée

originale de l’éternité, qui deviendra le conatus dans l’Éthique, et le fondement à sa

conception originale de l’éducation au perfectionnement de la raison. Par conséquent, elle

sert aussi de fondement à sa conception de l’éducateur et de l’homme à qui il peut être utile,

de l’acte d’éduquer, et des méthodes pédagogiques pour conduire le lecteur à percevoir par

lui-même sa propre idée de l’éternité.

Notre point de départ

Tout d’abord, nous supposons que le désir d’éduquer de Spinoza, exprimé comme

étant la chose la plus utile et valorisante à faire pour lui, s’accompagne d’une conception

originale de l’éducation qui doit nécessairement être identifiable. Nous supposons que nous

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pouvons la retracer en suivant l’évolution de sa conception du conatus dans son œuvre,

laquelle s’étend sur un peu plus d’une vingtaine d’années (1656-1677) et comprend le

Court Traité, le Traité de la Réforme de l’Entendement, le Traité Théologico-Politique,

l’Éthique, et sa correspondance. Nous supposons en effet que sa conception de l’éducation

au perfectionnement de la raison correspond à l’évolution de sa conception du conatus, qui

commence, dans le Court Traité par être l’effort pour conserver son être à l’égard duquel

l’esprit humain est passif pour devenir, dans l’Éthique, l’effort de comprendre et de se

concevoir adéquatement, effort à l’égard duquel l’esprit est maintenant actif. Nous

situerons le moment charnière de son évolution entre le TRE et l’Éthique, lorsque Spinoza a

perçu son idée originale de l’éternité et formulé sa définition de l’essence de la pensée.

Nous disons que cette idée de l’éternité est originale parce qu’elle a une propriété affective

que peut percevoir l’esprit actif. Il la perçoit comme étant le désir de se comprendre

adéquatement ainsi que toutes les choses qui tombent sous son intelligence et de s’allier

ainsi au désir de persévérer de l’idée de son corps.

L’expression du désir d’éduquer de Spinoza

Disons tout de suite que Spinoza est constant dans l’expression de son désir

d’éduquer, qui est présente dans chacune de ses œuvres. Il exprime le désir de partager sa

joie avec d’autres hommes qui connaissent eux-aussi la perfection que peut atteindre la

puissance de l’esprit humain au troisième genre de connaissance.

Dans l’Éthique, il formule clairement ce désir d’éduquer dans l’appendice de la

quatrième partie (déjà cité ci-dessus) : « En outre, puisque parmi les choses singulières

nous ne connaissons rien de supérieur à l’homme qui est conduit par la Raison, chacun ne

peut donc mieux montrer sa valeur acquise ou naturelle qu’en éduquant les hommes de

sorte qu’ils vivent enfin sous l’autorité propre de la Raison12. »

Dans le Court traité, il exprime le désir de conduire les hommes à leur perfection.

« Et, puisqu’un homme parfait est la meilleure chose que nous connaissons présentement,

le mieux pour nous tous et pour chacun est de toujours nous efforcer de conduire les

12 E 4 App. Chap. 9.

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hommes à cette perfection; car c’est alors seulement qu’ils peuvent tirer de nous et nous

d’eux les plus grands avantages13. » Un peu plus loin, il précise :

(…) mon seul but est de pouvoir goûter l’union avec Dieu et de produire en

moi des idées vraies et de faire partager ces choses à mon prochain. Car nous

pouvons tous avoir part également à ce salut, comme c’est le cas quand il

excite en eux le même désir qu’en moi et fait ainsi que leur volonté se

confonde à la mienne et que nous formions une seule et même nature où

l’accord règne toujours14.

Dans l’introduction du TRE, il l’affirme également très clairement :

Voilà donc la fin vers laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et

tenter que d’autres l’acquièrent avec moi; cela fait partie de mon bonheur de

donner mes soins à ce que beaucoup d’autres comprennent comme moi, de

sorte que leur entendement et leur désir s’accordent avec mon entendement et

mes désirs. Pour y arriver, il est nécessaire de comprendre assez la Nature pour

acquérir une telle nature humaine, puis, de permettre au plus grand nombre

d’arriver aussi facilement et aussi sûrement que possible à ce but15.

Nous pouvons donc voir la constance de Spinoza à exprimer son désir de partager sa

connaissance de la perfection que peut atteindre l’esprit, le troisième genre de

connaissance. Cependant, et c’est ici qu’arrive notre problématique : comment ce désir

d’éduquer pouvait-il être cohérent avec sa conception de l’homme (ambitieux et

influençable), de la connaissance (difficile à saisir clairement lorsqu’elle vient de

l’extérieur) de la vérité (s’auto-révélant de l’intérieur), de la liberté (qui consiste à suivre sa

propre nature)?

Problématique et hypothèse

Un homme peut-il conduire un autre homme à jouir d’une liberté véritable en

l’éduquant?

Premièrement, Spinoza considère l’homme comme étant un être influençable, crédule

et craintif. En effet, il est toujours susceptible de rencontrer une force plus grande que la

sienne qui peut, soit l’asservir, soit l’aider à s’affranchir. Tous les hommes sont craintifs et

la crainte rend leur esprit instable. Dès lors qu’il craint, l’homme est facile à illusionner.

13 CT, partie II, chap. 6, par. 7. 14 CT, partie II, chap. 26, par. 8, no. 4. 15 TRE, par. 14.

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Spinoza rapporte que même le grand Alexandre croyait les idioties des devins lorsqu’il

craignait la mauvaise fortune. « Ils (les hommes) sont crédules ou incrédules dépendant de

ce qu’ils espèrent ou craignent16. » De plus, l’homme a tendance à imiter les autres. Les

hommes sont affectés par les affects imaginaires qu’ils prêtent aux autres17 et leurs désirs

sont souvent excessifs. Tous les hommes sont ambitieux et veulent rallier les autres à vivre

selon leur naturel propre18. Enfin, selon Spinoza, il suffit d’un an à un homme qui détient

une position d’autorité pour devenir arrogant19. Les choses étant ainsi, toute éducation

n’expose-t-elle pas l’homme à un autre homme ambitieux qui voudra le conduire à adopter

sa manière de vivre et ses idées?

Deuxièmement, Spinoza tient la connaissance par ouï-dire, ou selon le premier genre

de connaissance, comme étant la cause de tous les maux et de toutes les erreurs. Or la

lecture n’équivaut-elle pas à acquérir la connaissance par ouï-dire?

Ceci dit, voyons quel mode de perception il convient d’adopter. Pour le

premier, il est évident de soi que par le ouï-dire, outre sa foncière incertitude,

nous ne percevons nulle essence de chose comme le fait voir notre exemple; et

comme l’existence singulière d’une chose n’est connue que si son essence est

connue, comme on le verra plus loin, nous en déduisons très clairement que

toute certitude acquise par ouï-dire doit être exclue des sciences. Car, par

simple ouï-dire, quand un acte de l’entendement ne le précède pas, personne ne

peut être affecté20.

Troisièmement, quelle est l’utilité d’un éducateur si la vérité se révèle elle-même21?

En effet, selon Spinoza lui-même, c’est par nature que l’esprit a le moyen de son

autonomie. Dans le TRE, l’entendement dispose d’une idée vraie innée qui est un

instrument de l’auto-perfectionnement en soi des idées subséquentes. Dans l’Éthique,

chaque l’esprit dispose d’une idée adéquate de Dieu du seul fait qu’il a une essence.

16 E 3P50S. 17 E 3P27. 18 E 3P31C, « De là et de la proposition 28, il suit que chacun, autant qu’il le peut, fait effort pour que chacun

aime ce qu’il aime lui-même, et haïsse également ce qu’il hait lui-même; d’où les mots du poète :

Amants, craignons et espérons tout à la fois; Insensible est celui qui aime ce que l’autre l’autorise d’aimer »

et E 3P31S, « Cet effort pour faire que chacun approuve ce que l’on aime et ce que l’on hait est en réalité

l’ambition (voir le scolie de la proposition 29). Et nous voyons par conséquent que chacun a naturellement le

désir que les autres vivent selon son naturel (ingenio) à soi, et comme tous ont un pareil désir, ils se font

pareillement obstacles; et comme tous veulent être loués et aimés de tous, ils se haïssent réciproquement. » 19 TP, chap. 7, par. 27, « L’insolence caractérise tous les hommes en position de dominer; même les gens en

place, désignés pour un an, deviennent insolents. » 20 TRE, par. 26. 21 TRE, par. 44.

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Quatrièmement, un homme peut-il en éduquer un autre à la liberté? Souvenons-nous

de la définition de l’homme libre dans la quatrième partie de l’Éthique : « (…)le second

(l’homme libre) n’obéit à personne d’autre que lui-même et fait seulement ce qu’il sait être

primordial (prima) dans la vie, et que pour cette raison, il désire le plus22. » Un homme

éduqué peut-il obéir seulement à lui-même?

Bref, les hommes étant ce qu’ils sont, la transmission de la connaissance ayant ses

limites, la vérité, son autonomie et la liberté étant d’obéir à sa nature singulière, on peut se

demander si le désir d’éduquer de Spinoza est un désir de sa raison ou de son imagination.

Si c’est un désir issu de la raison, alors, nous devons admettre qu’il a élaboré une

conception de l’éducation compatible avec : 1), sa conception de la nature de l’homme,

ambitieuse, craintive, influençable, 2), sa conception de la supériorité de la connaissance

immanente sur la connaissance qui vient de l’extérieur, 3), sa conception de l’autonomie de

la vérité, 4), sa conception de l’homme libre qui n’obéit qu’à lui-même. Ainsi, comme nous

sommes convaincue que le désir d’éduquer de Spinoza est issu de la raison, car il est

inséparable du désir d’être utile aux autres, il nous sera possible de démontrer une

conception de l’éducation compatible avec sa conception de l’homme, de la connaissance,

de la vérité, de la liberté.

C’est donc ici qu’arrive notre hypothèse. Selon nous Spinoza résout tous les

paradoxes que soulève notre problématique, en fondant sa conception de l’éducation au

perfectionnement de la raison dans l’Éthique, sur l’idée originale de l’éternité qu’il a perçue

et qui l’a affecté à la fin du TRE. Nous supposons que cette idée de l’éternité a eu un effet

très puissant sur son esprit. Spinoza a alors compris l’idée de l’éternité en tant qu’elle se

fait connaître par l’idée d’une affection du corps en acte ou d’un affect en acte (la

jouissance infinie de l’exister) et que l’action de compréhension de l’esprit a été de la

reconnaître comme sa cause et son essence propre. Dès lors, le Court Traité et le TRE ont

été dépassés. Spinoza ne pouvait plus dire, comme dans le Court Traité, que les affects

étaient tous des passions ni que la compréhension était un « pâtir ». Il ne pouvait plus

ignorer, comme dans le TRE, la correspondance entre les idées et les affects ni la

supériorité de l’affect sur l’idée vraie pour faire passer l’esprit à une plus grande perfection.

22 E 4P66S.

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Désormais, il devait concevoir toutes les idées comme étant des idées des affections du

corps qui expriment plus ou moins clairement l’idée de l’éternité en soi. Il devait

démontrer que l’idée du corps vivant et la joie participent à la connaissance de l’idée de

l’éternité en soi. L’idée de l’éternité n’était plus l’idée d’un être abstrait que seuls pouvaient

percevoir les plus méritants. Elle s’incarnait dans le corps vivant et se faisait connaître par

l’esprit actif comme étant un affect. Cette nouvelle conception de l’idée de l’éternité

résolvait la difficulté « naturelle » qu’avaient eue les hommes à concevoir l’idée de

l’éternité en même temps que le corps vivant. Spinoza avait donc trouvé, avec son idée de

l’éternité corrélée avec la joie de l’exister, la solution, non seulement pour aider le corps

vivant à percevoir en toute autonomie l’idée de l’éternité qui compose sa propre essence,

mais aussi pour aider l’esprit à augmenter sa puissance de se comprendre soi-même et, ce

faisant, à satisfaire son désir suprême de se concevoir adéquatement.

Comment Spinoza peut-il traduire une idée si originale de l’éternité dans les termes

du deuxième genre de connaissance, c’est-à-dire, selon la raison, alors qu’il l’a perçue selon

le troisième genre de connaissance, c’est-à-dire, la science intuitive? Selon nous, il y

parvient en reconnaissant que la corrélation entre l’idée de l’éternité qu’il a perçue et

l’affect de joie qui l’a affecté est son conatus. Aussi, dans le TRE, le souverain bien était la

connaissance de la perfection de la nature humaine en tant que son esprit est uni à la nature

totale, et dans l’Éthique, le souverain bien est l’union de l’esprit et du corps avec la nature

totale. Nous pensons qu’il nous donne sa solution dans troisième partie de l’Éthique. Il a

appliqué le conatus à la fois au corps et à l’esprit, l’a reconnu comme étant le désir du corps

conscient de lui-même et comme étant la cause du désir suprême de l’esprit de se connaître

soi-même, Dieu et toutes les choses. L’application de l’idée de l’éternité simultanément à

l’esprit et au corps, à l’idée du corps en acte qui définit l’essence de l’esprit, lui a fait voir

que l’action de l’esprit était de penser à partir de sa cause parce qu’ainsi le corps était

affecté de la jouissance infinie de sa force d’exister. Ce qui est une grande évolution dans

l’histoire de l’homme et de l’humanité. Avant Spinoza, l’homme ignorait la cause de son

désir et ne pouvait que le subir. Maintenant que Spinoza nous a démontré que le conatus est

la cause du désir, l’homme peut comprendre son désir et ses affects selon la raison, l’agir au

lieu de le subir.

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Selon nous, Spinoza arrive à un moment dans l’histoire de l’Humanité où enfin

l’esprit humain commence à être assez perfectionné pour que l’homme puisse concevoir

clairement l’idée de l’éternité qui constitue l’essence de son propre esprit et jouir des

avantages de cette connaissance. Par exemple, savoir que chaque esprit possède une idée

adéquate de Dieu qui est la cause de son désir, sa puissance intérieure propre, qu’il peut

comprendre par nature pour conserver sa vie et se perfectionner. Dès lors, cet homme est

de moins en moins susceptible d’être asservi par les choses extérieures et il conquiert de

plus en plus sa liberté. Il agit en étant d’accord avec lui-même car il se sait utile à lui-même

en même temps qu’il est utile aux autres. Et de plus, telle est notre hypothèse, cette

découverte a l’avantage de donner naissance à une conception plus perfectionnée de

l’éducation au perfectionnement de la raison. Celle-ci ne sera plus seulement une

méditation pour les sages. Elle sera une pratique de la compréhension rationnelle de ses

affects pour l’homme conduit par la raison. Il s’agit, dans l’Éthique, de comprendre ses

affects pour maintenir son esprit actif et le guérir lorsqu’il est atteint de la passivité

inhérente à la condition humaine. Ainsi, l’esprit de son lecteur ne sera pas empêché de se

perfectionner naturellement.

Nous allons donc soutenir que l’idée fondatrice de sa conception originale de

l’éducation au perfectionnement de l’esprit dans l’Éthique est l’idée originale de l’éternité

qu’il a perçue à la fin du TRE, l’idée d’une affection de son corps qu’il a reconnue comme

étant l’essence de la Pensée.

Pourquoi tenons-nous à situer à la fin du TRE la découverte de l’idée originale de

l’éternité fondatrice de sa conception de l’éducation au perfectionnement de la raison dans

l’Éthique?

Nous voyons trois avantages à situer notre hypothèse à la fin du TRE. Le premier est

de pouvoir confirmer l’efficacité de la méthode réflexive. Nous pensons en effet que la

pratique la méthode réflexive ou la méditation de l’idée vraie innée qui a accompagné la

rédaction du TRE a permis à Spinoza d’augmenter la puissance de son esprit et de dépasser

la difficulté naturelle des hommes à concevoir l’idée de l’éternité ou de l’infinie. Ainsi,

nous pensons que si Spinoza a conçu une idée de l’éternité plus perfectionnée que celle des

courants classique, chrétien, juif, scolastique, c’est à cause de l’efficacité de sa méditation

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qui l’a conduit à percevoir la corrélation entre l’idée de l’éternité et la jouissance infinie de

l’exister et la reconnaître comme l’idée de son corps sous le regard de l’éternité, le conatus

enfin intelligible à l’homme durant la vie de son corps. Le deuxième avantage est de

pouvoir suivre l’évolution de Spinoza en regard de sa conception de l’éducation de

l’homme au perfectionnement de la raison, qui était autant sa priorité dans l’Éthique que

dans le TRE. Le troisième est de mettre ainsi en évidence que Spinoza a élargi son auditoire

du TRE à l’Éthique. Dans le TRE, il ne s’adressait qu’aux sages qui pouvaient concevoir

l’idée de l’éternité alors que dans l’Éthique, il s’adresse aux hommes conduits par la raison,

qui sont plus nombreux et qui ont aussi le désir suprême de connaître leur propre essence.

Selon nous, Spinoza a perçu la propriété affective de l’idée de l’éternité en même

temps qu’il a perçu la propriété active de l’esprit qui enchaîne ses idées selon l’ordre de

l’entendement, ou l’ordre thérapeutique de la compréhension des affects. Sa découverte a

modifié sa conception du souverain bien. Par conséquent, sa découverte l’avait aussi

conduit à identifier que la véritable puissance de l’esprit, son agir, était sa compréhension

rationnelle. Et comme la lumière dévoile ce qui était dans l’ombre, l’impuissance ou la

passivité se résumait à ne pas pouvoir enchaîner ses idées selon l’ordre de l’entendement à

cause de la prégnance des idées confuses venant de l’extérieur.

Spinoza, en comprenant que la passivité était causée par les idées inadéquates et que

le remède ou la puissance de l’esprit était la compréhension des choses selon l’ordre de la

raison venait de dépasser Descartes qui attribuait les passions au corps et le remède à la

domination de l’esprit sur le corps. Au lieu de la domination de l’esprit sur le corps,

Spinoza pouvait prescrire la compréhension rationnelle de ses affects pour guérir les

passions et permettre à l’esprit de poursuivre naturellement son perfectionnement. Il venait

aussi de dépasser son propre TRE parce que dorénavant il voyait la limite de l’idée vraie

innée de l’entendement qui n’avait pas été reliée à un affect, ni même à l’idée du corps en

acte, non plus qu’à l’état d’activité de l’esprit. Le TRE était réservé aux sages, aux hommes

déjà libres des passions du corps qui savent naturellement comment garder leur esprit libre

et actif dans la méditation de l’idée vraie. Mais son Éthique serait réservée aux hommes

conduits par la raison, plus nombreux que les sages, qui veulent, en toute autonomie, se

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libérer de la passivité des passions, augmenter consciemment leur puissance de comprendre

et éventuellement parvenir au troisième genre de connaissance.

Notre hypothèse vient donc résoudre tous les paradoxes que peut soulever l’éducation

à la liberté d’un homme singulier par un autre. Elle offre une pédagogie originale pour

régler la difficulté des hommes à percevoir l’idée de l’éternité et pour guérir l’esprit de la

passivité reliée à la condition humaine. En concevant une éducation au perfectionnement

de la raison où la compréhension de ses affects est la voie pour garder son esprit actif et

libre, Spinoza s’assure que son interlocuteur ne pourra pas être asservi, ni par lui, ni par

personne d’autre; et si pour une raison quelconque il l’était, ce lecteur pourra rétablir

l’activité de son esprit de manière autonome, par la simple compréhension rationnelle de

ses affects.

Évolution de Spinoza

Nous soutenons qu’il y a eu une évolution dans la conception de l’éducation au

perfectionnement de la raison du TRE à l’Éthique. En effet, nous pensons qu’au début de

l’exposé de la méthode réflexive dans le TRE, Spinoza ne voit rien de supérieur à la

méditation de l’idée vraie innée de l’entendement pour perfectionner l’entendement.

Cependant, lorsqu’il fut rendu au moment d’établir « quelque raison commune dont

ces propriétés (de l’entendement) découlent nécessairement, c’est-à-dire, tel qu’une fois

donné, ces propriétés le soient aussi, et une fois supprimée, elles le soient toutes

également 23 », il fut affecté de la jouissance infinie de l’exister corrélée à l’idée de

l’éternité. Il a pris conscience que le corps participait à la connaissance des vérités

éternelles, qu’il y avait un rapport de correspondance entre l’idée et l’affect, que la

compréhension était un acte de l’esprit. Nous pensons qu’après avoir reconnu la

participation du corps à la connaissance des vérités éternelles, la correspondance entre

l’idée et l’affect et la compréhension comme étant l’activité de l’esprit, Spinoza jugea son

Traité de l’Entendement complètement dépassé. Il ne voulut plus le poursuivre. En effet, le

TRE ignorait la concordance de l’idée et de l’affect, de même qu’il ignorait que l’état

d’activité suprême de l’esprit. Spinoza pensait que l’idée de l’éternité était l’idée de l’être

23 TRE, par. 110.

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pur et il s’est aperçu que pour l’esprit humain, l’idée de l’éternité est l’idée de son corps en

acte. Sa découverte le conduisit à évoluer. Dorénavant Spinoza devait d’admettre que l’idée

vraie innée de l’entendement était plus précisément l’idée éternelle d’une affection du corps

en acte, le conatus, et que sa compréhension selon l’ordre de la raison était le désir suprême

de l’esprit. Il était donc prêt dans l’Éthique à proposer une nouvelle conception de

l’éducation au perfectionnement de la raison et une nouvelle pédagogie de l’idée de

l’éternité. Il voulait contribuer à ce que d’autres hommes profitent de tous les avantages, en

particulier de la béatitude, qui suit de la conception adéquate de cette idée.

Cependant, Spinoza était conscient que même en s’aidant de la méthode géométrique,

démontrer les tenants et les aboutissants d’une idée de l’éternité représentait un défi

pédagogique énorme. Dans sa lettre XII à Louis Meyer, Spinoza lui parle de la difficulté

qu’ont les hommes à comprendre l’idée de l’infini. « Le problème de l’Infini a toujours

semblé le plus difficile qui soit, et on l’a même cru insoluble (…)24. »

Nous pensons qu’il trouva la solution à la difficulté des hommes de concevoir

clairement l’idée de l’éternité lorsqu’il réalisa qu’elle était corrélée à un affect, que la

compréhension de ses affects en soi était l’activité de l’esprit, en même temps que son

remède à la passivité, et même que les affects étaient supérieurs aux idées pour faire

progresser la puissance intellectuelle. Comme tout le monde peut concevoir clairement ses

affects, il décida de passer par la compréhension des affects pour conduire l’esprit à

augmenter son activité. Ainsi, l’originalité de Spinoza est d’avoir conçu l’idée de l’éternité

en soi comme étant le conatus et l’action de perfectionnement de l’esprit, son agir ou son

remède naturel à la passivité comme étant la compréhension de ses affects selon l’ordre de

l’entendement.

Sa découverte à la fin du TRE ne changea pas sa priorité. Spinoza veut toujours

perfectionner l’entendement, mais seulement, il voit une autre façon de le faire. C’est pour

cela qu’il laisse le TRE inachevé. Spinoza va changer sa conception de l’éducation du TRE

à l’Éthique : non plus conduire à réfléchir à l’idée vraie innée de l’entendement mais

conduire à comprendre ses affects pour favoriser l’activité de son esprit. Il change aussi

d’objet d’éducation, non plus l’idée vraie innée de l’entendement qui était désincarnée,

24 Lettre XII, Spinoza à Louis Meyer, p. 1096 et E 1 Appendice.

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plutôt, le conatus appliqué au corps et à l’esprit en acte, en tant qu’il explique le désir et les

affects. Enfin, il va changer sa méthode, non plus la méthode réflexive, plutôt la méthode

de la démonstration géométrique qui a l’avantage d’avoir un vocabulaire dépassionné et de

suivre l’ordre rationnel.

Spinoza va ainsi élaborer une éthique de la modération des affects qui est, en même

temps, une pratique quotidienne du maintien de l’esprit actif, de la compréhension de son

effort variable. Or, rien de plus utile à l’homme que cette pratique de la compréhension de

ses propres affects car elle est à la fois le remède à la passivité de l’esprit, la voie à suivre

pour parvenir au troisième genre de connaissance, l’objet du désir suprême de l’esprit, la

mesure de l’utile propre et le critère de la morale.

L’utilité de l’Éthique de Spinoza pour l’éducation contemporaine

Selon nous, la découverte de la corrélation entre l’idée de l’éternité et la jouissance

infinie de l’exister, de même que l’établissement de la compréhension en tant qu’elle est

l’agir de l’esprit, a permis à Spinoza de concevoir plusieurs idées utiles pour l’avancement

de la recherche en éducation. Nous en nommons quelques-unes. 1. Sa conception originale

de l’homme, en tant qu’il possède une essence et que la véritable puissance de l’esprit, son

désir, son action et sa liberté est de la comprendre en soi. 2. Sa conception de l’esprit, en

tant que nous possédons deux principaux modes de penser, l’un pour percevoir les choses

infinies et éternelles, l’autre, les choses finies et éphémères. 3. Sa conception de la

compréhension rationnelle des affects en tant qu’elle est l’activité de l’esprit et le remède à

sa passivité; c’est-à-dire, ce qui favorise ou contrarie la puissance de comprendre. 4. Sa

compréhension de la force supérieure de l’affect sur l’idée vraie pour produire un

changement d’affect, c’est-à-dire, opérer la transition de l’esprit actif à l’esprit passif et

vice-versa. Et cela, pour au moins trois raisons. A. « La connaissance vraie du bon et du

mauvais ne peut, en tant que vraie, contrarier aucun affect; elle ne le peut qu’en tant qu’elle

est considérée comme un affect25. » B. Il appartient à l’homme de percevoir ses affects

plus clairement que ses idées vraies; « chacun a le pouvoir de se comprendre, soi-même et

ses affects, clairement et distinctement, sinon absolument, du moins, en partie, et par

25 E 4P14.

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conséquent de faire qu’il soit moins passif dans ces affects26. » C. Les idées des affections

de son corps en acte sont le seul moyen de connaissance de l’esprit. D’où nous pouvons

déduire que la connaissance est affective ou elle n’est pas.

Nous concevons les idées concernant le perfectionnement de la raison en parfait

accord avec l’éducation telle que l’a définie Rabenort. Nous pensons que Spinoza lui-même

a vu plusieurs avantages à éduquer l’homme à la compréhension de son idée de l’éternité,

en tant qu’elle est son conatus, sa force d’exister qui le relie à l’ordre de la nature totale,

force d’exister qui varie dans la rencontre des conatus.

Le premier avantage d’éduquer l’homme à la connaissance de son conatus était de

l’éduquer à la cause de son désir, de sa nature et de la puissance de son propre esprit, c’est à

dire d’élargir la perspective de la conscience. Le deuxième avantage était de l’éduquer à

comprendre la variation de sa puissance d’exister en comprenant ses affects, ce qui était en

soi un remède à la passivité de l’esprit. Le troisième, était de pouvoir reconnaître que

l’esprit avait un désir spécifique qu’il était déterminé à satisfaire: se comprendre soi-même,

Dieu et toutes les choses qui tombent sous son intelligence 27 . Le quatrième était de

conduire son lecteur à prendre conscience de la valeur rationnelle de la connaissance

immanente de Dieu en lui pour l’aider à persévérer dans l’existence. Le cinquième était de

reconnaître que la compréhension rationnelle de ses affects était un agir et un remède

naturel pour le progrès de l’esprit. En effet, « chacun a le pouvoir de se comprendre, soi-

même et ses affects, clairement et distinctement, sinon, du moins en partie, et faire qu’il

soit moins passif dans ses affects28 ». À l’inverse, chacun n’a pas le pouvoir de discerner le

degré de vérité dans les idées, surtout lorsque les idées n’affectent pas son corps. Le

sixième, était qu’il ouvrait la voie à une pédagogie innovante de l’idée de l’éternité où la

difficulté des hommes serait résolue par la découverte que le conatus est le principe du

perfectionnement de l’esprit. Le septième était que l’idée de l’éternité conçue selon la

raison était une notion commune plus facile à saisir qu’une idée vraie quelconque. Elle

pouvait être démontrée selon une méthode rationnelle et être vérifiée dans la vie pratique.

Le huitième était qu’en reconnaissant que l’activité de l’esprit était la compréhension

26 E 5P4. 27 E 4 App. Chap. 4. 28 E 5P4.

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rationnelle, il était facile de voir que la cause de la passivité était les idées inadéquates et

non les pulsions du corps. Comme nous l’avons dit, Spinoza dépassait Descartes et son

Traité des Passions. Le neuvième, était l’autonomie de perfectionnement que pouvait

acquérir l’homme qui sait se guérir tout seul de la passivité de son esprit. Le dixième, qui

résume tous les autres, était que Spinoza pouvait proposer une éthique de la modération des

désirs sur le principe du perfectionnement de la puissance intellectuelle et de

l’augmentation de la force d’âme du citoyen, ce qui par conséquent, était utile à

l’augmentation de la puissance de l’État.

Règlement des paradoxes soulevés par la problématique

Nous pensons que sa conception de l’éducation au perfectionnement de l’esprit dans

l’Éthique, fondée sur l’idée que l’idée de l’éternité corrélée à la jouissance infinie de

l’exister, ou le conatus, est le principe du perfectionnement de la compréhension

intellectuelle; le conatus en tant qu’il explique la cause du désir, augmente le champ de

conscience de l’esprit, et se révèle un remède naturel à la passivité de l’esprit, qui règle tous

les paradoxes soulevés par notre problématique.

En effet, Spinoza a réglé le problème de l’homme ambitieux et influençable en

s’adressant uniquement aux hommes conduits par la raison et en avertissant les autres de

passer leur chemin. Spinoza, comme nous le verrons lorsque nous étudierons son refus

d’une chaire de professeur à l’Université de Heidelberg, a préféré la tranquillité à la gloire.

Il n’aimait pas les polémiques des hommes passionnés. Il n’a pas hésité à interrompre sa

correspondance avec Blyenbergh lorsqu’il a découvert que ce dernier concevait les choses

selon le premier genre de connaissance. Spinoza veut s’adresser à des hommes qui pourront

voir l’utilité de sa science. Il ne veut pas s’adresser aux hommes qui placent l’Écriture au-

dessus de la raison, croient au diable et aux miracles, pensent plus à disputer qu’à

comprendre.

Ensuite, Spinoza règle les limites de la connaissance transmise de l’extérieur en

proposant d’étudier une idée de l’éternité immanente à l’esprit uni au corps humain qui est

l’effort pour persévérer dans l’existence, l’idée de l’éternité du corps vivant. Il traite ainsi

d’une idée de l’éternité qui est à la fois singulière à chaque corps et universelle à l’espèce

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humaine. D’où la définition de ce qu’est une notion commune qui est nécessairement une

idée adéquate à tous les esprits. Il traite de cette idée selon la méthode la plus rationnelle à

l’époque, la méthode de la mathématique, l’ordo geometricus qui consiste à partir de la

cause pour expliquer les effets. En misant sur la perception d’une connaissance intrinsèque

et affective, qui est la puissance intérieure de l’homme, Spinoza a réduit les désavantages

de la connaissance venant de l’extérieur. De plus, cette connaissance intrinsèque est une

notion commune, c’est-à-dire une idée qui ne peut se concevoir adéquatement qu’en

concevant l’idée de son corps dans un ensemble, en se concevant comme une idée parmi

une infinité d’autres.

(…) toutes les fois que de l’intérieur –c’est-à-dire toutes les fois qu’il (l’esprit)

considère plusieurs choses ensemble–, il est déterminé à comprendre leurs

convenances (convenientias), leurs différences, leur oppositions. Toutes les

fois en effet qu’il est disposé de telle ou telle manière, alors il considère les

choses simplement et clairement, comme je le montrerai plus bas29.

Il règle aussi le paradoxe de l’autonomie de la vérité en venant, comme éducateur

externe, favoriser le perfectionnement autonome de l’homme. Ce qu’il fait en le comblant

d’une idée dont il était privé et qui était nécessaire à l’augmentation de son champ de

conscience et en concevant une pédagogie de l’idée de l’éternité selon la raison.

Premièrement, il pallie à la privation de la cause initiale du désir en dévoilant que le

conatus, notre force intrinsèque d’exister, est la cause de notre désir. Spinoza a expliqué

dans l’appendice de la première partie de l’Éthique que cette privation était due la limite

naturelle de la conscience native. Selon lui, l’ignorance native des hommes concernant la

cause initiale du désir a maintenu leur conscience dans une perspective étroite. La

conscience ignorante ne peut concevoir que les causes finales et non la cause initiale. Ce

qui a donné naissance à la doctrine finaliste qui a conduit les hommes à confondre les

causes et à enchaîner la nature à l’envers. D’après Spinoza, il est dans la nature de

l’homme de faire les choses en vue d’une fin, de juger les choses d’après son propre

ingenium, de s’illusionner. Un éducateur extérieur est donc nécessaire pour pallier à cette

ignorance native et lever la limite naturelle de la conscience, c’est-à-dire, pour instruire

29 E 2P29S.

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l’homme de la cause initiale de son désir30. Spinoza nous comble ici de la privation de

l’idée de la cause initiale du désir qui était un obstacle au perfectionnement de la raison

depuis très longtemps. Cet obstacle levé, la vérité pourra se faire connaître plus facilement.

Deuxièmement, sa pédagogie de l’idée de l’éternité accordée à la joie de l’exister

aplanit non seulement la difficulté de concevoir l’idée de l’éternité mais aussi la difficulté

de comprendre par soi-même l’ingrédient actif dans les remèdes naturels aux affects

passifs. Et cela, même après avoir fait l’expérience de la guérison. Spinoza comble cette

limite en écrivant l’Éthique.

Donc, puisque la puissance de l’esprit, ainsi que le j’ai montré plus haut, se

définit par la seule intelligence, les remèdes aux affects, dont tout le monde a

en réalité l’expérience, mais qu’on ne paraît pas, il me semble, observer avec

soin ni voir avec discernement, la seule connaissance de l’esprit nous permettra

de les déterminer, et d’en déduire tout ce qui concerne sa béatitude31.

De plus, comme nous l’avons dit, il résout la difficulté qu’ont les hommes de

concevoir l’idée de l’éternité selon la raison de manière très originale. Au lieu de concevoir

l’idée de l’éternité comme une connaissance, il la conçoit comme étant l’effort d’exister

dont la puissance est variable selon l’état, actif ou passif, de l’esprit.

Enfin, Spinoza règle le paradoxe de la liberté en recadrant la définition de l’homme

libre et de l’esclave. L’homme libre est celui qui est libre d’obéir aux lois de sa propre

nature et aux lois civiles en étant conscient de l’utilité de son obéissance pour lui-même et

de sa force d’âme pour le bien de tous car il n’en est pas empêché par des affects passifs.

Notre hypothèse contredit donc l’hypothèse de Deleuze qui attribuait l’inachèvement

du TRE à la découverte des notions communes. Selon Deleuze, cette découverte entraînait

la modification du stade intermédiaire dans sa théorie de la connaissance. Spinoza ne

voulant pas revenir en arrière, car il avait déjà écrit sa théorie, aurait préféré laisser le Traité

de la Réforme de l’Entendement inachevé et plutôt corriger sa théorie de la connaissance

dans l’Éthique.

30 E 1 Appendice. 31 E 5Préface.

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Selon nous, l’inachèvement du TRE est dû à la découverte d’une idée très

perfectionnée de l’éternité, le conatus, en tant qu’il est l’effort de persévérer de son corps et

le principe du perfectionnement intellectuel de l’être uni à un corps vivant. Le conatus

intelligible était donc un meilleur objet d’éducation pour perfectionner la raison que l’idée

vraie du TRE qui n’avait pas d’objet précis. Du coup, Spinoza vit que son TRE était dépassé

et il l’a laissé inachevé.

Notre thèse entend vérifier notre hypothèse. À la fin nous pourrons répondre à la

question : l’originalité de la conception de l’éducation au perfectionnement de la raison de

Spinoza, et tout ce qui en suit, sa conception de l’objet d’éducation, de l’éducateur, de sa

méthode et sa pédagogie, de l’acte d’éduquer, repose-t-elle bien sur la découverte que son

esprit a opérée à la fin du TRE, c’est-à-dire, sur la découverte de la corrélation entre l’idée

et l’affect en même temps que la reconnaissance que l’action ou le désir suprême de l’esprit

est la connaissance en soi de sa propre essence?

Quelle méthode sera pertinente pour faire cette vérification?

Comme nous voulons connaître à fond la pensée de Spinoza, nous allons utiliser la

méthode historico-critique. Walter Vogels nous dit, dans son article intitulé « Les limites de

la méthode historico-critique », publié dans Laval Théologique et Philosophique en 1980 :

« La méthode historico-critique cherche à reconstruire d’une façon critique le contexte

historique dans lequel les textes bibliques ont pris leur origine. On veut découvrir le sens

d’un texte, le sens que ce texte avait pour la communauté à qui il était destiné. » L’auteur

ajoute que cette méthode fait appel non seulement à l’histoire mais à la géographie,

l’archéologie, la linguistique, la sémantique. Pour notre part, nous l’appliquerons à l’œuvre

de Spinoza et chercherons à acquérir la meilleure compréhension de son vocabulaire en

comprenant les différents contextes où, dans son œuvre, apparaissent les mots relatifs à

l’éducation, au perfectionnement de la raison, à l’entendement, à la conduite de l’homme à

vivre selon la raison, à l’obéissance à la loi et à la liberté.

Nous utiliserons aussi la méthode synthétique en intégrant les travaux des

philosophes/chercheurs et commentateurs de Spinoza dont nous avons cité les noms au

début de cette introduction.

Page 27: L'éducation à la compréhension du désir en soi …...L’éducation à la compréhension du désir en soi selon Spinoza Thèse Denise Gendron Sous la direction de: Syliane Charles,

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Voici notre plan :

Notre chapitre 1 servira à réfuter l’hypothèse de Deleuze concernant l’inachèvement

du TRE et à poser notre propre hypothèse de l’inachèvement du TRE qui est aussi

l’hypothèse de l’origine de l’évolution de la conception de l’éducation chez Spinoza. Nous

dirons que l’idée fondatrice de la conception originale de l’éducation au perfectionnement

de l’esprit dans l’Éthique, a été la découverte d’une idée originale de l’éternité corrélée

avec la jouissance infinie de l’exister (l’idée du corps selon le regard de l’éternité) et

aussitôt le TRE fut dépassé. Nous nous aiderons alors des recherches de Jaquet pour

spécifier l’originalité de l’idée de l’éternité de Spinoza en la comparant à celle du courant

classique, c’est-à-dire, Platon et Aristote ainsi qu’à celles des Chrétiens, de Maïmonide, et

de St-Thomas D’Aquin.

Le chapitre 2 s’intéressera à l’évolution de son objet d’éducation. En effet, selon

notre hypothèse, Spinoza a associé son idée originale de l’éternité au conatus pour régler la

difficulté qu’ont les hommes de concevoir l’éternité. Il l’a ainsi modifié pour l’instituer

comme essence de l’homme et cause du désir. Ce qui va entraîner l’évolution des concepts

relatifs au désir et aux affects, à l’entendement et à la compréhension, à l’activité et à la

passivité. Nous suivrons ces modifications de manière à bien voir comment le conatus s’est

enrichi pour parvenir à signifier l’essence intelligible de l’esprit humain, en même temps

que l’esprit gagnait en puissance d’activité. Nous verrons alors que les modifications du

conatus suivent fidèlement la voie du perfectionnement de l’esprit humain.

Dans le chapitre 3 nous ferons voir les avantages que nous concevons d’une

conception de l’éducation à la nature, à l’essence ou au désir de l’esprit. Nous parlerons de

l’obstacle qu’a constitué l’idée de Locke, qui pensait que l’esprit de l’enfant était une

tabula rasa. Nous nous aiderons des travaux de Rabenort, Misrahi et Ravven pour faire

voir d’autres avantages de donner une éducation à son essence. À la fin, nous ferons la

synthèse des avantages que devrait comprendre une éducation au désir pour être fidèle à la

philosophie de Spinoza.

Dans le chapitre 4 nous préciserons sa conception de l’éducateur et du sujet à

éduquer. Nous tracerons le portrait de l’éducateur conduit par la raison, principalement

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présent dans la quatrième partie de l’Éthique, et le portrait de l’éducateur conduit par la

passion que nous tirerons de sa critique des Prédicants. Nous ferons aussi le portrait du

lecteur à qui il pensait être utile. Nous nous aiderons principalement de Delbos, Misrahi,

Sévérac et Bove.

Dans le chapitre 5, nous approfondirons le sens de l’acte d’éduquer chez Spinoza.

Nous approfondirons son désir de parfaire la raison ou guérir l’entendement. Comme l’acte

de parfaire est de conduire à la connaissance de Dieu et de ses attributs à l’aide des notions

communes, nous retrouverons Deleuze pour discuter avec lui à savoir si l’idée de Dieu est

une notion commune. Nous préciserons ce que veut dire guérir l’entendement. Nous en

profiterons alors pour dégager sa conception de la santé mentale selon Spinoza. Nous

présenterons trois moyens pédagogiques de Spinoza pour aider à guérir l’esprit passif et

nous aider à intégrer certaines notions qui peuvent paraître nouvelles, par exemple, le

monisme. Nous remarquerons que Hansson, Aloni, ont l’utilité de ces remèdes

pédagogiques pour la société.

Le chapitre 6 fera l’analyse des méthodes privilégiées par Spinoza pour exposer ses

idées, par exemple, le récit, la méthode réflexive, la méthode géométrique et la méthode

historico-critique. Nous utiliserons les travaux de Lagrée, Deleuze, Macherey, Misrahi et

Zourabichvili pour mieux comprendre comment la méthode d’exposition de la pensée de

Spinoza participe elle-même au perfectionnement de l’esprit du lecteur.

Dans le chapitre 7, nous relirons le TTP sous l’angle de l’évolution de la façon

d’éduquer l’homme à modérer son désir et à obéir aux lois civiles. Nous montrerons

qu’avant la lettre, l’idée du conatus fut le premier objet d’éducation utilisé pour conduire

l’homme à modérer ses désirs et à obéir aux lois. Nous retracerons l’évolution de cette idée

dans le TTP que nous présenterons dans un tableau dans l’annexe 1. Ce qui nous donnera

l’occasion de voir trois genres d’éducation à la modération du désir et à l’obéissance aux

lois selon deux genres de connaissance. Nous ferons intervenir Deuleuze, Puolitmatka,

Aloni. Nous prendrons le temps de discuter de la persistance de l’imagination dans

l’éducation avec Syliane Malinowski-Charles et Pierre-François Moreau.

Ce sera alors le temps de tirer nos conclusions.

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CHAPITRE 1

L’IDÉE FONDATRICE DE

SA CONCEPTION ORIGINALE DE L’ÉDUCATION

Comme nous supposons que la conception originale de l’éducation au

perfectionnement de la raison dans l’Éthique repose sur la découverte d’une idée originale

et très perfectionnée de l’éternité perçue à la fin du TRE, nous présenterons notre hypothèse

en deux temps.

D’abord, nous réfuterons l’hypothèse de Deleuze concernant l’inachèvement du TRE.

Selon Deleuze, Spinoza avait découvert les notions communes et ne voulait pas retravailler

sa théorie des genres de connaissances parce qu’il l’avait déjà écrite. Nous montrerons que

l’enchaînement des idées de Spinoza ne le conduisait pas, à la fin du TRE, à la découverte

des notions communes.

Ensuite, nous poserons notre propre hypothèse concernant l’inachèvement du TRE.

Selon nous, Spinoza a découvert une idée très perfectionnée de l’éternité à la fin du TRE,

car elle l’a affecté de la jouissance infinie de l’exister. Il a donc découvert le rapport de

concordance entre les idées et les affects. Comme il était affecté par la joie de sa

découverte, il a reconnu que la compréhension était un agir et non un pâtir. Son idée très

perfectionnée de l’éternité confirme, selon nous, la fonction d’auto-perfectionnement qu’il

avait reconnue à l’idée vraie de l’entendement et l’efficacité de la méthode réflexive qu’il a

pratiquée durant la rédaction du TRE. Selon nous, la découverte du rapport de concordance

entre l’idée de l’éternité et la jouissance de l’exister a bouleversé sa conception des idées,

des affects, de l’action, de l’entendement. Elle a eu un effet très puissant sur l’esprit de

Spinoza et nous pensons qu’elle a provoqué trois changements importants chez Spinoza :

l’inachèvement du TRE, une conception nouvelle de l’éducation au perfectionnement de la

raison, que nous pouvons voir dans l’Éthique, et la guérison de la passivité qu’il subissait à

cause de sa crainte d’être désigné comme étant un athée par les Théologiens de son temps.

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En la comparant à celles de Platon et d’Aristote, des Chrétiens et de Maïmonide et

enfin de Saint-Thomas D’Aquin, nous ferons ressortir l’originalité de l’idée de l’éternité de

Spinoza et ses propriétés multiples; par exemple, elle est donnée de naissance, est libre du

générique, de la durée, est applicable au corps et l’esprit vivant, est intelligible par nature à

l’esprit humain puissant et sa compréhension est la béatitude.

1.1 L’hypothèse de Deleuze concernant l’inachèvement du TRE

Plusieurs raisons ont été invoquées par les commentateurs (Alquié, Appuhn, Deleuze)

pour expliquer l’inachèvement du TRE car il était clair que Spinoza tenait, avec la méthode

réflexive ou la méditation de l’idée vraie innée, une façon très acceptable d’exercer l’esprit

à enchaîner les idées selon l’ordre du bon raisonnement. « Spinoza s’arrête avant même

d’avoir achevé l’analyse qu’il a reconnu indispensable et qui n’était que le premier moment

de la recherche entreprise 32 . » Nous rappellerons ici l’hypothèse de Deleuze et la

commenterons. Deleuze nous donnera l’occasion de préciser l’originalité des notions

communes chez Spinoza, sa fonction pédagogique dans l’Éthique, son origine, son rapport

avec l’idée de Dieu.

Deleuze pensait que l’inachèvement du TRE était dû à la découverte des notions

communes, découverte qu’il situait vers les derniers paragraphes. « Nous supposons qu’il

n’eut le pressentiment des notions communes qu’en avançant dans la rédaction du Traité de

la réforme 33 ». Il s’accorde avec Alquié pour reconnaître l’importance des notions

communes dans la philosophie de Spinoza. « L’introduction des notions communes dans

l’Éthique marque un moment décisif dans le spinozisme34». Selon Deleuze, en découvrant

les notions communes, Spinoza a compris que l’esprit humain percevait les propriétés des

choses avant de percevoir les essences. Sa compréhension nouvelle de la façon de connaître

de l’esprit aurait alors placé Spinoza devant la nécessité de corriger sa théorie des modes de

connaissance. « D’où, les choses fixes et éternelles faisant fonction d’universaux ne

trouvaient de place qu’au niveau du mode ou du genre suprême35. » Spinoza ne pouvait

plus réserver la perception des vérités éternelles uniquement pour le mode supérieur car il

32 C. APPUHN, Notice du TRE, GF Flammarion, Paris, 2006, (première édition 1964), p. 171. 33 G. DELEUZE, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, éditions de Minuit, 1968. p. 273. 34 Ibid., p. 272. 35 Ibid.

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découvrait que l’esprit humain n’a pas besoin d’être parvenu à sa pleine puissance pour

appréhender les vérités éternelles. Avant de concevoir les essences, l’esprit peut concevoir

les propriétés éternelles des choses et admettre les lois de la nature; « les notions communes

(qui) nous font connaître l’ordre positif de la nature, l’ordre des rapports constitutifs ou

caractéristiques sous lesquels les corps conviennent et s’opposent36 ». Spinoza se devait

alors de remplacer le mode de connaissance intermédiaire, l’idée de la croyance droite, par

l’idée de la raison définie en tant que nous possédons des idées adéquates communes à tous

les hommes concernant les lois éternelles des parties du corps. Ce qu’il fera dans l’Éthique.

« La raison consiste en ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des

propriétés des choses37. » Ainsi, selon Deleuze, Spinoza a préféré laisser le TRE inachevé

au lieu de revenir sur la théorie de la connaissance déjà écrite et corriger sa théorie des

genres de connaissance dans l’Éthique. « Cette hypothèse explique en partie pourquoi

Spinoza renonce à terminer le Traité de la réforme, précisément quand il arrive à l’exposé

de ce qu’il appelle lui-même une propriété commune38. »

Nous allons maintenant reprendre les termes de l’hypothèse de Deleuze : la

découverte des notions communes est la cause de l’inachèvement du TRE pour la réfuter et

pour approfondir la conception des notions communes que nous inspire Spinoza. Pour ce

faire, nous questionneront la possibilité, pour Spinoza, d’avoir découvert les notions

communes à la fin du TRE.

1.1.1 Réfutation de l’hypothèse de Deleuze

Comment Deleuze peut-il dire que Spinoza a découvert les notions communes à la fin

du TRE alors qu’elles ont été découvertes par Euclide39?

36 Ibid., p. 270. 37 E 2P40S2, « Enfin, de ce que nous avons des notions communes et des idées adéquates des propriétés des

choses (voir le corollaire de la proposition 38, de la proposition 39 avec son corollaire et la proposition 40).

Et cette façon de connaître, je l’appellerai : Raison et connaissance du second genre. » 38G. DELEUZE, Ibid., p. 270. 39 Jean LACROIX, Spinoza et le problème du salut, Paris, PUF, 1970. « L’expression notions communes est

empruntée à Euclide chez qui elle désigne les axiomes ou principes rationnels. Spinoza transpose cette

conception. Ainsi, penser les corps dans ce qu’ils ont de commun ce ne sera pas les penser dans un caractère

général qui en serait abstrait, mais dans un « commun » qui est donné avant eux, qui leur préexiste, qui est

leur essence géométrique. On ne trouve pas les notions communes en considérant les ressemblances ou les

différences entre les corps, mais leur structure, à savoir l’étendue, le mouvement et le repos. Et c’est parce

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Dans sa préface du livre de Spinoza Les Principes de la Philosophie de Descartes40,

Louis Meyer parle des notions communes pour présenter la méthode géométrique

d’exposition des idées utilisée dans ce livre. D’après lui, la supériorité de la démonstration

des vérités par les notions communes était l’opinion unanime de tous ceux qui veulent

s’élever au-dessus du vulgaire. « Et les postulats et les axiomes, c’est-à-dire, les notions

communes de l’esprit, sont des propositions si claires, si évidentes, que tous ceux qui ont

simplement compris correctement les mots ne peuvent que donner leur assentiment41. » Les

notions communes étant une découverte d’Euclide et les philosophes de ce temps-là étant

unanimes à voir son utilité pour démontrer des vérités, en quoi pourraient-elles être dites

une découverte de Spinoza? De même, dans le TTP, parlant du mandat d’enseignement

universel que fut celui du Christ, Spinoza souligne « qu’il ne suffisait pas qu’il eût une âme

aux opinions des Juifs seulement; elle devait l’être aux opinions communes à tout le genre

humain et aux enseignements universels, c’est-à-dire en rapport avec les notions communes

et les idées vraies42. » Dans le Court Traité à ses amis, même s’il n’est pas fait mention des

notions communes aux hommes, il est clair, ne serait-ce que par le titre de chacune des

parties, De Dieu et De l’Homme, que Spinoza traite de notions communes.

Aussi, il s’en faut de beaucoup pour que nous admettions que Spinoza ait découvert

les notions communes à la fin du TRE. Tout au plus, pouvons-nous accorder que Spinoza a

découvert que les idées des affections du corps en acte étaient des notions communes.

Ainsi, dans l’Éthique, nous pouvons accorder que Spinoza expose une définition très

originale des notions communes. « Il s’ensuit qu’il y a certaines idées, ou des notions

communes à tous les hommes; car (selon le lemme 2), tous les corps ont en commun

certaines choses, qui (selon la proposition précédente) doivent être perçues par tous de

façon adéquate, autrement dit, de façon claire et adéquate43. »

Nous pensons que la découverte de Spinoza a été d’appliquer les notions communes

au corps humain et non aux mathématiques comme Euclide. Le corps humain, ses actions et

que le raisonnement les applique à chaque cas qu’elle permet seule de connaître exactement les vraies

ressemblances et différences. » p. 43. 40 Louis MEYER, Préface des Principes de la philosophie de Descartes, dans Œuvres Complètes, traduit par

Roger Caillois, Gallimard, mai 2002, premier dépôt légal, 1955. 41 Ibid., p. 147. 42 TTP, chap. 4, p. 92. 43 E 2 P36C.

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ses affects considérés comme des figures géométriques : lignes, plans, figures,

réhabilitaient l’homme, son corps et son désir dans l’ordre de la nature, lequel est le même

pour tous les corps qui ont des parties semblables. Il a ainsi porté un regard neuf et

dépassionné sur le corps, le désir et les affects, les idées des affections du corps en acte. Ce

qui était nécessaire car le corps était un sujet qui avait subi le mépris des hommes dans le

passé44. En concevant les idées des affections du corps comme des notions communes,

Spinoza nous préparait à concevoir le corps sous le regard de l’éternité, c’est-à-dire, le

corps en tant qu’on peut le concevoir suivant une logique universelle et en accord avec tous

les corps. Ce qui était une nouveauté. « Ajoutez que les principes de la raison sont (suivant

la proposition 38) des notions qui expliquent ce qui est commun à toutes les choses, et qui

(selon la proposition 37) n’explique l’essence d’aucune chose singulière, et qui, par

conséquent doivent être conçues sans aucune relation au temps, mais sous une certaine

espèce d’éternité.45 » Aucun philosophe avant lui n’avait admis que les actions, les appétits

du corps et les idées des affections du corps suivent des lois de la nature immanentes à

l’esprit qui sont communes à tous les corps humains, et que c’est grâce à ces lois que les

hommes peuvent s’accorder, s’entraider, partager entre eux des connaissances utiles au

progrès de tous et de chacun.

Sans doute n’a-t-il pas manqué d’hommes éminents (et nous avouons devoir

beaucoup à leur labeur, à leur ingéniosité) pour écrire sur la droite conduite de

la vie beaucoup de choses excellentes et pour donner aux mortels de sages

conseils : mais la nature des affects, leur force impulsive et, à l’inverse, le

pouvoir modérateur de l’esprit sur eux, personne, à ma connaissance, ne les a

déterminés46.

Cependant, même en supposant que Deleuze a voulu dire que la découverte de

Spinoza a été d’appliquer les notions communes au corps humain, à ses actions et à ses

affects , nous ne pouvons pas accorder à Deleuze que cette découverte ait eu lieu à la fin du

TRE. En effet, nous pensons que cette découverte est le résultat d’un certain enchaînement

d’idées qui n’est pas celui de la fin du TRE.

44 E 3, préface, « Sans doute leur paraîtra-t-il extraordinaire que j’entreprenne de traiter des vices et de la

futilité des hommes selon la méthode géométrique, que je veuille démontrer par un raisonnement rigoureux

(certa) ce qu’il proclame sans cesse contraire (repugnare) à la Raison, cela même qu’ils disent vain, absurde

et horrifique. » 45 E 2 P44D. 46 E 3, préface.

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D’après nous la découverte des notions communes appliquées au corps humain, à ses

actions et à ses affects exigeait, au préalable, que Spinoza ait défini l’essence de l’esprit

comme étant l’idée du corps et démontré que les idées des affections du corps sont en

Dieu47. Or, à la fin du TRE, Spinoza en est à l’étape de la recherche de l’essence de la

pensée dont il ne sait pas encore qu’elle est l’idée du corps selon le regard de l’éternité. Il

cherche la propriété commune aux propriétés de l’entendement qu’il vient d’énumérer et il

ne pense à rien de moins qu’à son corps et aux idées des affections de son corps.

Le but est d’avoir des idées claires et distinctes, c’est-à-dire des idées qui

viennent de la pensée pure et non des mouvements fortuits du corps. Puis pour

ramener toutes ces idées à une seule, nous essayerons de les enchaîner entre

elles et de les ordonner de façon à ce que notre esprit –autant qu’il est possible

–reproduise objectivement l’ordre de la nature dans sa totalité et dans ses

parties48.

Nous réfutons donc l’hypothèse de Deleuze parce que, selon nous, à la fin du TRE

Spinoza enchaînait ses idées d’une autre manière que celle requise à la découverte des

notions communes appliquées au corps. Il pratiquait la méthode réflexive qui consistait en

la méditation de l’idée vraie innée de l’entendement, l’idée antérieure à tous les autres

modes de penser49, c’est-à-dire, une idée si pure que les affects du corps la touchent à

peine. La pratique de cette méthode ne le disposait pas à penser aux notions communes. Il

n’avait pas encore conçu les idées des affections du corps en acte, ni les idées adéquates, ni

et tout ce qu’elles impliquent, c’est-à-dire, l’union du corps et de l’esprit dans la

connaissance et la connaissance immanente de Dieu.

Bref, Spinoza n’a pas pu trouver les notions communes à tous les corps humain à la

fin du TRE car ce n’est pas du tout ce qu’il cherchait.

Conclusion générale

Nous avons cherché à réfuter l’hypothèse de Deleuze pour qui la cause de

l’inachèvement du TRE est la découverte, par Spinoza, des notions communes et son refus

47 E 2P13S. 48TRE, par. 91. 49 TRE, par. 109, « Je ne m’arrête pas aux autres modes de penser : amour, joie, etc. Ils ne concernent pas

notre dessein et on ne peut les concevoir sans percevoir l’entendement. Car si on supprime la perception, on

les supprime par là même. »

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de revenir sur sa théorie de la connaissance déjà écrite. Selon nous, Deleuze a fait au moins

deux erreurs. La première est de ne pas avoir arrimé son hypothèse avec l’enchaînement

des idées à la fin du TRE. La deuxième est de ne pas avoir précisé que la découverte des

notions communes chez Spinoza s’appliquait au corps, à ses actions, à ses affects.

De notre côté nous avons précisé que la découverte de Spinoza a été d’appliquer les

notions communes au corps humain, à ses actions, à ses affects. D’où nous avons rappelé

que Spinoza avait si peu le corps à l’esprit dans les derniers paragraphes du TRE que cette

découverte n’a pas pu avoir lieu à la fin du TRE, l’enchaînement de ses idées ne s’y prêtant

pas. Selon nous, Spinoza était tellement concentré à identifier la propriété commune à

toutes les propriétés de l’entendement qui venait d’énumérer qu’il ne pensait pas du tout à

ce que les corps ont en commun. Il n’avait pas encore conçu les idées des affections du

corps.

Nous affirmons donc que la raison de l’inachèvement du TRE n’a pas été la

découverte des notions communes, ni la décision de ne pas réécrire sa théorie des genres de

connaissance. Et nous allons développer notre propre hypothèse de l’inachèvement du TRE

dans la prochaine sous-partie.

1.2 Notre hypothèse

1.2.1 Retour à la fin du TRE

Nous voulons démontrer qu’à la fin du TRE, l’enchaînement des idées de Spinoza le

conduisait naturellement à concevoir l’idée de l’éternité qui allait servir à la définition de

l’essence de la pensée.

Retournons aux derniers moments du TRE. Spinoza en était à la dernière étape de la

règle qu’il s’était donnée pour trouver la bonne définition de l’essence de la pensée50. Il

avait énuméré huit propriétés de l’entendement que nous rapportons succinctement ici. 1.

La certitude. 2. La production de certaines idées en soi expressives de l’infinité. 3. La

50 TRE, par. 107, « Mais, jusqu’ici, nous ne possédions aucune règle pour découvrir les définitions, et puisque

nous ne pouvons établir ces règles sans connaître la nature, la définition et la puissance de l’entendement, il

faut bien que la définition de l’entendement soit claire en elle-même, ou alors nous n’en pourrons rien

comprendre. »

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production de certaines idées à partir de d’autres exprimant la quantité et la durée. 4. La

formation des idées positives avant la formation des idées négatives. 5. La perception plus

fréquente des choses sous l’aspect de l’éternité ou du nombre infini, que des choses sous

l’aspect de la durée et du nombre défini ou indéfini (auquel cas, l’esprit les imagine51). 6.

La clarté de ses idées attribuable à sa puissance, et à l’inverse, la confusion de ces idées

attribuable à l’impuissance qu’il subit à cause de son union au corps. 7. La puissance de

former, à partir des autres idées, une grande diversité et une multiplicité de formes

géométriques et de formules mathématiques. 8. La propriété de l’idée d’égaler en perfection

la perfection de l’objet qu’elle exprime52.

Le but de l’énumération des propriétés de l’entendement était de trouver leur raison

commune, ou leur dénominateur commun, « un principe dont on déduira les pensées et la

voie qui permettra à l’entendement – dans la mesure de sa capacité – de parvenir à la

connaissance des choses éternelles, c’est-à-dire en tenant compte des forces de

l’entendement53 ». Spinoza s’apprêtait à trouver le principe du perfectionnement de l’esprit

humain et celui-ci se déduisait des propriétés de l’entendement qu’il venait de formuler en

pratiquant la méthode réflexive de l’idée vraie.

Par conséquent (parce qu’elles se caractérisent par un manque de

connaissance), idées fausses et fictions, comme telles, ne peuvent rien nous

apprendre sur l’essence de la pensée. Cette connaissance doit être demandée

aux propriétés positives (de l’entendement), recensées ci-dessus. Ce qui

signifie qu’on doit maintenant établir quelque raison commune dont les

propriétés découlent nécessairement, c’est à dire, telle qu’une fois donnée, ces

propriétés le soient aussi, et une fois supprimée, elles le soient toutes

également54.

C’est là que s’arrête la rédaction du TRE.

51 TRE, par. 108, propriété numéro V, « Il perçoit les choses moins sous l’aspect de la durée que sous une

certaine espèce d’éternité et sous le nombre infini. Ou plutôt, pour la perception des choses, il ne tient compte

ni du nombre ni de la durée. En revanche lorsqu’il imagine ces choses, il les perçoit sous (l’aspect d’) un

nombre, d’une durée, d’une quantité déterminés. » 52 TRE, par. 108. 53 TRE, par. 105. 54 TRE, par. 110.

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1.2.2 La propriété affective de l’idée de l’éternité

Nous supposons qu’après l’écriture de son dernier paragraphe, Spinoza,

réfléchissant à la propriété commune à toutes les propriétés de l’entendement a perçu une

idée de l’éternité qui a affecté son corps de la jouissance infinie de l’exister. Il en a déduit

que pour l’homme, l’idée de l’éternité était nécessairement l’idée du corps selon le regard

de l’éternité, c’est-à-dire, l’idée essentielle qui constitue son esprit. Or, il ne s’attendait

pas à percevoir la propriété affective de l’éternité car cette propriété ne figurait dans

aucune des propriétés de l’entendement qu’il avait énumérées. Il s’attendait à concevoir

l’idée pure de l’être, et voilà que cette idée pure était l’idée du corps selon le regard de

l’idée, une idée qui l’affectait de la jouissance infinie de l’exister en même temps qu’elle

était intelligible, puisqu’elle est la cause du système rationnel. Spinoza venait de trouver

une idée de l’éternité plus perfectionnée que celle qu’il s’attendait à trouver quand il avait

débuté sa recherche d’une définition de l’essence de la pensée.

Il trouva cette idée de l’éternité plus parfaite car elle se faisait connaître par l’idée

d’une affection du corps comme étant une joie, un désir, un effort d’exister. Elle était

l’essence affective et intelligible à la fois. Ce qui la rendait beaucoup plus facile à

percevoir clairement. Il l’identifia au conatus et il comprit qu’il venait de trouver « un

principe dont on déduira les pensées et la voie qui permettra à l’entendement – dans la

mesure de sa capacité – de parvenir à la connaissance des choses éternelles, c’est-à-dire

en tenant compte des forces de l’entendement55 ». Du coup, le TRE devenait désuet. Le

conatus allait être un principe plus utile pour conduire l’homme au mode supérieur de la

connaissance que l’idée vraie innée de l’entendement, sans objet et désincarnée,

significative seulement pour le sage dépassionné.

Dans la prochaine sous-partie, nous allons voir à quel point l’idée de l’éternité de

Spinoza est originale en la comparant aux idées de l’éternité du courant classique que

représentent Platon et Aristote, du courant juif et chrétien que représente Maïmonide, et

de la tradition scolastique que représente Saint-Thomas D’Aquin. Mais avant, nous nous

demanderons : quelles conditions étaient réunies à la fin du TRE pour favoriser

l’émergence de cette idée très perfectionnée de l’éternité chez Spinoza?

55 TRE, par. 105.

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1.2.3 Découverte de cette idée à la fin du TRE

En premier lieu, nous supposons que la supériorité pédagogique de l’idée de l’éternité

de Spinoza par rapport à l’idée vraie innée de l’entendement confirme la fonction d’outil de

perfectionnement ou d’auto-perfectionnement que Spinoza avait accordée à la première

idée de l’entendement dans le TRE, de même que l’efficacité de la méthode réflexive que

Spinoza a pratiquée durant toute la rédaction du TRE.

(…) l’entendement, par sa propre force innée, se forge des outils intellectuels

grâce auxquels il acquiert d’autres forces pour d’autres œuvres intellectuelles,

et grâce à ces œuvres d’autres outils, c’est-à-dire le pouvoir de chercher plus

avant. Ainsi avance-t-il degré par degré jusqu’au faîte de la sagesse. Il est

facile de voir que c’est là le procédé de l’entendement, pourvu que l’on

comprenne ce qu’est la Méthode de la recherche du vrai et ce que sont les seuls

instruments innés dont il a besoin pour en confectionner d’autres qui le

conduisent plus avant56.

Nous pensons qu’à la fin du TRE, Spinoza a pu concevoir cette idée de l’éternité

corrélée avec l’affect de la jouissance infinie de l’exister parce que son esprit avait été

rendu plus actif par la méditation que lui imposait la pratique de la méthode réflexive

nécessaire à la rédaction de son Traité de la Réforme de l’Entendement, d’autant plus que

l’idée vraie elle-même avait une action d’auto-perfectionnement. En effet, il fallut que

son esprit soit très actif pour saisir que l’accord réciproque entre l’idée de l’éternité et la

joie d’exister était son essence, son conatus, le principe du perfectionnement de la raison

dont il allait faire son nouvel objet d’éducation dans l’Éthique.

Ce qui nous amène à situer l’inachèvement du TRE entre 1662 et 1663. En effet,

dans une lettre écrite par Spinoza au printemps 1663 et adressée à Louis Meyer, « la lettre

sur l’infini », nous pouvons lire qu’à cette époque, Spinoza ne conçoit plus de différence

entre l’idée de l’éternité et la jouissance infinie de l’être. « De là découle la différence

entre l’éternité et la durée : par la durée nous ne pouvons expliquer que l’existence des

modes, mais celle de la substance, s’explique par l’éternité, c’est-à-dire, par la jouissance

infinie de l’exister (existendi), ou avec un barbarisme par l’infinie jouissance de l’être

(infinitiam essendi fruitionem)57. » Ce qui veut dire qu’au printemps 1663, Spinoza avait

56 TRE, par. 31 et 32. 57 Lettre XII, Spinoza à Louis Meyer, p. 1096.

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31

déjà compris la corrélation entre l’idée et l’affect avec tout ce qui en suit, c’est-à-dire, la

découverte que l’activité et le désir de l’esprit est la compréhension de son conatus selon

la raison.

Nous pensons que la compréhension de l’idée de l’éternité corrélée à la joie infinie

de l’exister comme étant l’activité ou le désir de l’esprit requiert des conditions propices à

sa perception claire; c’est-à-dire que certaines conditions de l’existence spatio-temporelle

sont nécessaires pour la percevoir clairement et consciemment. Nous pensons qu’à la fin

du TRE ces conditions étaient réunies : 1. Son corps et son esprit avaient atteint une

certaine puissance, c’est-à-dire, étaient parvenu à un certain degré de maturité ou

d’activité. Par exemple, dans l’Éthique, Spinoza ne reconnaît pas à l’enfant, dont le corps

est apte à peu de choses, un esprit qui a la puissance nécessaire pour percevoir clairement

et consciemment cette idée. En 1663, il avait 29 ans. 2. Il avait effectué le passage d’un

état d’impuissance à un état de puissance; c’est-à-dire, il avait été chassé par sa

communauté et il s’était fait de nouveaux amis qui étaient intéressés par ses idées. Il était

passé de Baruch à Benedict. 3. La méthode réflexive avait rendu l’esprit de Spinoza actif,

comme nous l’avons dit. 4. Enfin, il vivait dans un pays où il jouissait d’une relative

liberté de penser. Spinoza était né et avait grandi durant le siècle d’or de la Hollande. Il

avait évolué dans un contexte géographique où les découvertes scientifiques avaient fait

apparaître de nouvelles terres, dans un contexte culturel où la raison était vue comme un

progrès, dans un contexte économique où le commerce effaçait le sectarisme, dans un

contexte politique où les citoyens n’avaient pas trop eu à subir la passivité de l’ordre

commun.

Jaquet a bien remarqué qu’il s’était produit une évolution intellectuelle chez Spinoza

au cours de son œuvre. Elle s’est intéressée au passage d’une conception de la connaissance

où la compréhension et les affects étaient considérés comme un pâtir à une autre, où la

compréhension et certains affects sont devenus un agir. « La connaissance change donc de

statut, car Spinoza cesse de penser l’entendement et ses idées comme passifs58. » Jaquet

cherchait à situer sa rupture avec Descartes dans le contexte de son évolution intellectuelle.

« La question est de savoir quand, comment et pourquoi s’est opérée cette transformation

58 C. JAQUET, op. cit., p. 63.

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de la conception des affects59. » Voici nos suggestions de réponse : Quand? À la fin du

TRE, que nous situons entre l’hiver 1662 et le printemps 1663. Comment? Par la saisie de

la corrélation entre l’idée de l’éternité et la jouissance infinie de l’exister. Pourquoi? Parce

que la compréhension de ce rapport fut si satisfaisante qu’il a dû admettre que la

compréhension était un agir de l’esprit, elle ne pouvait pas être un pâtir.

Mais en quoi est-elle si originale, l’idée de l’éternité de Spinoza? Pour le savoir

nous allons la comparer à celles du courant classique représenté par Platon et Aristote, à

celle de Maïmonide et des Chrétiens et à celle de la tradition scolastique représentée par

St-Thomas D’Aquin.

1.3 L’originalité de l’idée de l’éternité de Spinoza

1.3.1 Comparée à celle de Platon et d’Aristote

L’idée de l’éternité n’est pas, comme les notions communes, une « découverte » de

Spinoza. Le courant classique représenté par Platon, Aristote, les Chrétiens et Maïmonide

la connaissait déjà. « L’idée selon laquelle la connaissance vraie confère l’éternité n’est pas

neuve, puisqu’elle figure aussi bien dans la tradition philosophique grecque que dans la

pensée juive60. » C’est ce que nous rappelle Jaquet dans son livre, Les expressions de la

puissance d’agir chez Spinoza61.

Jaquet nous conduit à déduire que Spinoza, Platon et Aristote ont en commun de

concevoir une idée de l’éternité qui explique la Substance, le souverain bien et la

survivance dans le monde de quelque chose de l’esprit du philosophe après la mort de son

corps. « L’esprit humain ne peut être absolument détruit avec le corps, mais il en subsiste

quelque chose d’éternel62. » Ils ont aussi en commun de penser que la pratique de la

contemplation (méditation ou science intuitive), qui les tient loin des tourments relatifs à

l’amour des choses éphémères, est la voie à suivre, la meilleure chose à faire pour assurer la

survivance de leur esprit et ainsi continuer d’être utile à l’humanité; « la vision intelligible

59 C. JAQUET, L’unité du corps et de l’esprit, Affects, actions et passions chez Spinoza, Paris, PUF, 2004, p.

44. 60 C. JAQUET, Les expressions de la puissance d’agir chez Spinoza, Publications de la Sorbonne, 2005, p.

39. 61 Ibid. 62 E 5P23.

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des idées arrache l’âme au tourbillon mortel du devenir et lui confère l’être immuable grâce

à sa participation au divin 63 ». Ces trois philosophes conçoivent la contemplation

(réflexion) comme étant le meilleur mode de penser à adopter car ils pensent que la

contemplation leur permet de perfectionner la meilleure partie d’eux-mêmes en se

consacrant au meilleur objet d’amour.

Cette suprématie accordée à la vie contemplative est légitime en raison de la

double perfection, du sujet qui exerce la meilleure partie de lui-même, à savoir

l’intellect et l’objet auquel il s’attache, à savoir Dieu, substance première. La

vie selon l’intellect procure le bonheur et constitue le souverain bien car elle

arrache l’homme à son destin mortel en affirmant la prééminence de l’élément

divin en lui64.

C’est bien là la leçon du prologue du TRE qui pourrait se résumer à la phrase

suivante : « Mais l’amour d’une chose éternelle et infinie nourrit l’âme d’une joie sans

mélange et sans tristesse, ce qui est très désirable et mérite qu’on le recherche de toutes ses

forces65. » Ce qui nous conduit à déduire que la pratique de la contemplation a conduit

Spinoza, Platon et Aristote à concevoir une idée de l’éternité corrélée à une joie infinie

qu’ils ont considérée comme étant le souverain bien.

Bref, en comparant l’idée de l’éternité de Spinoza avec celle de Platon et d’Aristote

nous avons bien vu que les trois philosophes concevaient une idée de l’éternité dont la

contemplation leur procurait le souverain bien et la certitude de la survivance de quelque

chose d’éternel de leur pensée après la mort. La différence, comme nous le verrons plus

loin, c’est que Spinoza a conçu la perception de l’idée de l’éternité comme étant de la

nature de l’esprit et de la nécessité de la raison, donc, une idée de la raison dont l’homme

pouvait prendre conscience dès le deuxième genre de connaissance. Aussi, il a pensé

éduquer l’homme conduit par la raison à comprendre l’idée de l’éternité qui constitue son

essence en la démontrant dans un système logique. Il a pensé une éducation pour conduire

plus d’hommes à comprendre activement leur idée de l’éternité selon la raison, à connaître

le souverain bien et non seulement à la contempler passivement l’éternité.

63 C. JAQUET, op.cit. , p. 40 64 Ibid., p. 40. 65 TRE, par. 10.

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1.3.2 Comparée à celle des Chrétiens et de Maïmonide

Maintenant, comparons l’idée de l’éternité de Spinoza avec celle des Chrétiens et de

Maïmonide. Jaquet rapporte que Maïmonide a cherché à accorder son idée de l’éternité à la

spéculation et à la révélation des Chrétiens. Il a donc imaginé l’éternité comme étant la

résurrection du corps, elle-même la récompense qu’un juge accorde aux hommes les plus

méritants après leur mort66. Comme son idée de l’éternité ne suivait pas l’ordre de la nature,

ni, même, n’appartenait au corps vivant, l’esprit humain ne pouvait pas l’intelliger.

L’homme pouvait seulement rester passif et avoir la foi. D’ailleurs, les Chrétiens et

Maïmonide ne reconnaissaient pas à l’esprit le désir de comprendre car pour eux, seul le

corps désirait.

Rappelons tout de suite que pour Spinoza l’idée de l’éternité est le principe de la

raison qui explique les vérités ou les lois éternelles de la nature. Elle se différencie donc de

l’idée de l’éternité des Chrétiens et de Maïmonide qui repose sur un mythe. « Spinoza, à la

différence de Maïmonide (et des Chrétiens), inaugure une voie d’accès à l’éternité

complètement éclairée par la lumière naturelle, sans recourir à aucun mythe, ni à aucune

croyance religieuse, pour illustrer, corroborer sa doctrine, il ne cherche pas à établir une

correspondance entre le contenu de la philo et la foi67. » Spinoza fait seulement appel aux

notions communes, à l’enchaînement rationnel des idées. « L’éternité commune que

Spinoza propose aux hommes de partager n’est cependant pas banale, car elle ne se

présente pas comme le couronnement de vertus théologales, mais théorétiques, puisqu’elle

est le corrélat de la puissance intellectuelle de l’entendement. » Ce qui nous donne

l’occasion de dire que chez Spinoza l’idée de l’éternité n’est pas réservée aux hommes les

plus méritants mais aux esprits les plus actifs, c’est-à-dire, ceux qui peuvent enchaîner leurs

idées selon l’ordre de l’entendement.

Pour Maïmonide comme pour les Chrétiens, l’éternité était réservée à l’homme mort

et ressuscité.

Pour Spinoza, l’idée de l’éternité ne peut pas être perçue si l’homme ne perçoit pas

d’abord l’idée son propre corps vivant sous le regard de l’éternité. « L’originalité de la

66 C. JAQUET, op. cit. , p. 42. 67 Ibid., p. 41.

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perspective spinoziste réside enfin dans le statut accordé au corps dans la conquête du salut.

(…) L’éternité de l’esprit est tributaire de la saisie intuitive de l’idée du corps humain68. »

Il ne réserve pas l’éternité à un homme ressuscité car il conçoit la résurrection comme une

chose purement symbolique69. Elle est donc réservée à l’être uni à un corps vivant et elle

est utile à son perfectionnement et à sa joie. Seulement, pour la percevoir, l’homme doit

renoncer à l’idée que le souverain bien est un bien éphémère. L’esprit doit pouvoir passer

de l’idée de son corps éphémère à l’idée de son corps sous le regard de l’éternité et cela,

sans lâcher la conscience de son corps dans la durée70. « L’esprit continue à être une idée

du corps. Il n’est toutefois plus le corps existant actuellement au sens premier du terme

actuel, c’est-à-dire, en relation avec un certain temps et un certain lieu. Il est l’idée d’un

corps actuel au second sens du terme, car il saisit l’essence du corps telle qu’elle est

contenue en Dieu de manière éternelle et nécessaire71. » L’idée de l’éternité de Spinoza

n’est donc pas une chose occulte, c’est le mode de penser des modes infinis qui explique

l’essence et l’existence de l’homme uni à la nature totale.

L’éternité dont il est question est essentiellement intellectuelle puisqu’elle est

l’apanage de l’entendement saisissant l’essence du corps. L’originalité de la

conception spinoziste de l’éternité de l’esprit résiderait donc bien en définitive

dans son intellectualisme. Si vie il y a, il s’agit d’une « vie de l’esprit laquelle

se définit par l’intelligence »72.

Nous supposons que les Chrétiens et Maïmonide n’ont pas pu résoudre la difficulté

d’unir l’idée de l’éternité à l’idée d’un corps éphémère. Ils concevaient une incompatibilité

entre la nature éphémère du corps et leur idée confuse de l’éternité. Ils ont donc séparé le

corps et l’esprit. Et comme leur idée de l’éternité était trop confuse pour être perçue par la

raison, ils l’ont promise comme une récompense post-mortem pour les plus croyants.

Spinoza n’aurait jamais pu situer l’idée de l’éternité après la mort du corps car pour

lui, l’éternité est la réalité actuelle. « Or, pour Spinoza l’éternité s’éprouve actuellement et

ne saurait succéder à une existence temporelle, faute de quoi, elle se réduirait à la durée73. »

68 Ibid., p.46. 69 Lettre LXXVIII, Spinoza à Oldenburg, p. 1296, « Avec vous, je prends à la lettre le récit de la passion du

Christ, de sa mort et de son ensevelissement, mais dans un sens allégorique celui de sa résurrection. » 70 E 5P29S. 71 C. JAQUET, op. cit., p. 46. 72 Ibid.. 73 Ibid., p. 144.

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Selon lui, le concept d’éternité est détruit aussitôt que l’éternité est relayée dans le futur et

présentée comme une récompense ou un privilège. Elle n’est plus alors que le prix du

fardeau de la moralité, ce qui pervertit l’idée du Salut. Spinoza trouve absurde la promesse

de l’éternité en tant que récompense future à la moralité car pour lui la vertu porte en elle-

même sa propre récompense. De plus, comme l’homme possède, par nature, une idée

adéquate de l’éternité qui constitue l’essence de son esprit, elle n’a pas à être méritée.

Spinoza considère qu’ils ont une idée confuse de l’éternité, ceux qui pensent qu’elle est le

privilège des plus justes qui verront leur corps matériel ressusciter dans le futur.

L’idée de l’éternité de Spinoza est libre du temps et de la mort. Elle est l’essence

active de Dieu qui explique, non seulement l’existence de l’homme, mais sa conservation

dans l’existence. Dans l’Éthique, Spinoza fera de cette idée de l’éternité l’essence de

l’homme, son désir de vivre et de connaître.

Être éternel, c’est subsister par la force de son essence. On comprend alors que

dans l’Éthique, les hommes puissent posséder un entendement éternel, puisque

contrairement aux Pensées Métaphysiques, ils se voient doter d’une force

active, d’une vis qui prend la forme d’un conatus, d’un effort, dans la mesure

où existent des causes extérieures plus ou moins favorables. Ainsi, c’est la

théorie du conatus, absente ici, qui sera la condition de possibilité de l’éternité

de l’entendement et qui permettra à Spinoza de faire l’économie de la théorie

cartésienne de la création continuée74.

Notre comparaison de l’idée de l’éternité de Spinoza avec celle des Chrétiens et de

Maïmonide nous permet donc d’identifier clairement ces éléments de son originalité. 1. Elle

ne repose pas sur un mythe mais sur la raison. 2. Elle n’est pas réservée aux plus méritants

mais aux hommes vivants qui peuvent l’intelliger si leur esprit est actif. 3. Elle est actuelle

et n’a que faire du futur ou d’un corps mort. 4. Elle est la force d’exister : le conatus. 4. Sa

perception claire implique un passage intellectuel entre le deuxième et le troisième genre de

connaissance, lequel implique une modification de l’idée du corps et de l’objet d’amour,

d’éphémère à éternel.

74 Ibid.

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1.3.3 Comparée à celle de St-Thomas D’Aquin

Pour bien comprendre l’originalité de l’idée de l’éternité de Spinoza, il nous faut

absolument la distinguer de celle de la tradition scolastique. Encore une fois, nous nous

référons à Jaquet pour mettre en lumière les différences qu’elle a identifiées entre l’idée de

l’éternité des Scolastiques et celle de Spinoza. Ensuite, nous ferons remarquer les solutions

qu’apporte Spinoza pour faire évoluer certains éléments de la pensée scolastique.

Jaquet nous rappelle que chez les Scolastiques l’éternité est, avec l’aveum et le temps,

une espèce distincte qui appartient au genre appelé la durée.

Dans la tradition scolastique, la durée est un genre, le mode par lequel un être

persévère dans l’existence. Il comprend trois espèces : le temps, l’aveum,

l’éternité. (…). L’éternité est une durée parfaite et achevée, l’aveum, une durée

permanente, soit immuable, soit nécessaire, qui n’implique pas l’existence total

simul. L’existence des trois espèces différentes résulte de la nécessité de

trouver des mesures de durée adaptées aux divers genres d’être. La distinction

entre éternité, éviternité et temporalité s’enracine donc dans la nature des

choses et tire son fondement de leur caractère variable ou immuable75.

Par exemple, St-Thomas distingue l’éternité et la durée selon l’absence ou la présence

de mouvement. D’une part, il accorde à l’éternité l’absence de mouvement, l’immutabilité.

Il fait de l’éternité la mesure de la permanence qu’il réserve à Dieu seulement. D’autre part,

il associe à la durée la présence du mouvement. Il fait du temps la mesure du mouvement.

Le temps devient la propriété des êtres changeants et corruptibles. L’aveum est un espace

entre le temporel et l’éternel. Il concerne les choses qui sont à la fois éternelles et en

mouvement, tels les corps célestes et les anges.

Or, Spinoza innove en établissant une rupture nette entre l’éternité et la durée et en

laissant complètement tomber l’aveum. Il cesse de concevoir la durée comme un générique,

d’associer l’éternité à l’immutabilité et la durée au changement. Il remplace ces propriétés

par la nécessité ou la possibilité. « L’éternité n’est pas considérée comme la conséquence

de la permanence de l’existence, mais de la nécessité76. » La durée devient l’existence

possible. Spinoza introduit la distinction entre l’essence et l’existence. « Spinoza cesse de

lier la durée au changement et en fait un attribut exprimant la distinction entre l’essence et

75 C. JAQUET, op. cit., p. 149. 76 Ibid., p. 156.

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l’existence. Il rompt ainsi avec toute la tradition qui voit dans la durée la marque du devenir

et de la finitude77. » Jaquet nous rappelle que dès les Pensées Métaphysiques, Spinoza

écrivait que la distinction entre l’éternité et la durée résulte « de la division de l’Être en être

dont l’essence enveloppe l’existence nécessaire et en être dont l’essence n’enveloppe

qu’une existence possible78 ».

En libérant l’idée de l’éternité du générique de la durée, ce que les Scolastiques ne

pouvaient pas concevoir, Spinoza a permis à l’esprit humain de concevoir une idée de

l’éternité entièrement libre de la durée, par conséquent d’opérer une distinction nette entre

Dieu et les choses créées, entre l’essence et l’existence, entre le nécessaire et le possible.

Si métaphysiciens et Théologiens s’accordent à reconnaître que Dieu est

éternel, en revanche, ils ignorent la véritable nature de cet attribut et la

confondent généralement avec une durée illimitée dans les deux sens. C’est

contre cette confusion et les difficultés qu’elle engendre que s’élève Spinoza

dans ce chapitre premier où il affirme avec force qu’aucune durée n’appartient

à Dieu. Il s’agit ainsi de déterminer l’essence véritable de l’éternité de Dieu et

de rompre avec toute représentation temporelle de cet attribut. L’éternité n’est

pas réductible à la sempiternité d’une existence qui se prolonge et s’accroît de

jour en jour, mais elle est l’expression de l’identité absolue entre l’existence et

l’essence de Dieu et de leur parfaite coïncidence. L’enjeu qui se profile derrière

ce refus d’imputer à Dieu la durée est essentiel, car il s’agit d’opérer une

distinction radicale entre l’existence de l’essence de Dieu et celles des choses

créées79.

Notre comparaison de l’idée de l’éternité de Spinoza avec celle de St-Thomas

D’Aquin nous permet d’établir que l’originalité de Spinoza a été de concevoir l’idée de

l’éternité hors du générique du temps. Il ainsi conçu la distinction entre l’essence et

l’existence, ce que St-Thomas D’Aquin, qui concevait l’éternité dans le générique de la

durée, ne pouvait pas distinguer.

77 Ibid., p. 142. L’italique est de nous. 78 Ibid., p. 156. 79 Ibid., p. 134.

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Conclusion

L’originalité de l’idée de l’éternité de Spinoza comparée à celles du courant

classique, de Maïmonide, des Chrétiens et de la tradition scolastique, se compose des

innovations suivantes :

1. Son idée explique la Substance, en tant qu’elle est la cause initiale du désir

accordée à la jouissance de l’exister.

2. Elle explique l’existence actuelle de l’homme et sa puissance intellectuelle.

3. Elle est le principe de la raison et du perfectionnement de l’esprit.

4. Sa compréhension n’est pas réservée aux hommes méritants mais aux esprits

actifs.

5. Elle est la puissance de l’esprit de se comprendre soi-même, sa propre essence

selon le deuxième et le troisième genre de connaissance.

6. Sa perception claire implique un esprit libre de la passivité inhérente à la

condition humaine.

7. Elle est un mode de penser entièrement libre du temps qui n’en est pas moins

son allié.

1.4 La conception du temps chez Spinoza

Notre étude sur l’originalité de l’idée de l’éternité de Spinoza ne serait pas complète

si nous ne faisions pas remarquer l’originalité de son idée de la durée. En effet, alors qu’il

conçoit l’éternité comme étant la jouissance infinie de l’exister, Spinoza conçoit le temps

comme étant la jouissance indéfinie de l’exister. « Le temps n’est plus la marque de

l’impuissance mais de la puissance de l’existence qui s’affirme et persévère dans l’être80. »

L’idée de la durée distingue encore une fois Spinoza des scolastiques qui considéraient le

temps comme un fardeau à subir.

Dans l’Éthique, Spinoza souligne l’importance du temps dans l’augmentation de la

puissance du corps et de l’esprit. Il établit un rapport directement proportionnel entre la

puissance du corps et la puissance de la partie éternelle de l’esprit. « Qui a un corps apte au

80 C. JAQUET, op. cit., p. 70.

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plus grand nombre d’actions (nous dirions apte à percevoir et à être affecté d’une grande

diversité d’affections) a un esprit dont la plus grande partie est éternelle81. » Autrement dit,

la partie éternelle de l’esprit n’a pas la puissance de s’exprimer avant que le corps n’ait

atteint une certaine puissance. Ce pourquoi l’enfant est pressé de grandir.

Dans cette vie, nous faisons avant tout effort pour que le corps de l’enfance se

change, autant que sa nature le souffre et s’y prête, en un autre qui soit apte à

un très grand nombre de choses et se rapporte à un esprit qui soit le plus

possible conscient de lui-même, et de Dieu et des choses, et tel que tout ce qui

se rapporte à sa mémoire ou à son imagination ait à peine d’importance au

regard de l’entendement (…)82.

Ensuite, Jaquet nous rappelle que le temps figure parmi les cinq remèdes aux affects

donnés par Spinoza. « La puissance de l’esprit sur les affects consiste dans le temps, grâce

auquel les affections du corps qui se rapportent à des choses que nous comprenons

l’emportent sur celles que nous concevons de manière confuse et mutilée83. » C’est la

durée, la continuation indéfinie des affects rationnels par opposition aux affects

passionnels, qui permet de remédier à l’impuissance. Le temps est un allié à notre effort et

ne le contrarie pas.

Ce temps-remède, ou ce compagnon de l’effort d’exister, était déjà bien présent dans

le prologue du TRE. D’abord, Spinoza nous a fait remarquer que la libération de ses idées

aliénantes s’est fait graduellement, a demandé une pratique régulière de la méditation. « Et

bien qu’au début ces moments fussent rares et très courts, cependant après que le vrai bien

me fut de plus en plus connu, ils devinrent plus fréquents et plus longs; surtout quand je vis

que le gain, le plaisir sensuel ou la gloire ne sont nuisibles que si on les recherche pour eux-

mêmes, et non comme moyen en vue d’une autre fin 84 . » Il recommande aussi à

Bouwmeester la pratique d’une méditation sérieuse et régulière pour obtenir des résultats de

la méthode réflexive. « Il reste toutefois à vous prévenir que, pour toute entreprise de ce

genre, une méditation soutenue et un dessein tenace et bien arrêté sont indispensables; et

pour satisfaire à ces conditions il est nécessaire d’instituer une certaine règle de vie et de se

81 E 5P39. 82 E 5 P39S. 83 C. JAQUET, op. cit., p. 74. 84 TRE, par. 11.

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prescrire un but déterminé. Mais cela suffira pour la présente85. » Nous pouvons donc dire

que pour Spinoza la méditation et le temps sont des alliés dans le perfectionnement de la

raison.

1.5 Guérison de Spinoza lui-même

Notre hypothèse stipulait que la découverte de l’idée de l’éternité corrélée avec

l’infinie jouissance de l’exister de Spinoza avait eu trois effets remarquables sur son travail;

l’inachèvement du TRE, l’évolution de sa conception de l’éducation, la guérison de la

crainte des Théologiens de son temps.

Nous allons donc confirmer sa guérison de la crainte des théologiens de son temps en

nous servant de sa correspondance entre 1661 et 1665 qui nous fait témoins de son passage

de la passivité à l’activité. Nous allons démontrer par l’étude de trois lettres, la première

adressée à Oldenburg (1661), la deuxième, à Louis Meyer (1663) et la troisième à

Blyenbergh (1665), que Spinoza a effectué ce passage avec succès. Regardons cela de plus

près.

Une lettre écrite à Oldenburg en 1661 nous indique que Spinoza subissait à ce

moment-là la passivité qu’engendrait dans son esprit sa crainte d’être désigné comme un

athée par les Théologiens de son temps. Cette crainte se comprend parfaitement chez un

homme qui, en 1656, avait fait l’objet d’un Herem sévère et avait gardé le manteau déchiré

par le couteau d’un extrémiste qui, heureusement, ne l’avait pas blessé86. Or, selon sa

propre philosophie, seule l’idée d’une grande joie aurait pu le guérir de cette crainte87.

Nous supposons que la grande joie qui a annihilé sa crainte est la jouissance infinie de

l’exister corrélée à l’idée de l’éternité qu’il a découverte à la fin du TRE.

À l’automne 1661, Spinoza se confie dans une lettre à Oldenburg. Il craint que les

Théologiens de son temps ne fassent de sa vie un enfer dès qu’ils sauront qu’il conçoit Dieu

85Lettre XXXVII, Spinoza à Jean Bouwmeester, p. 1194. 86 Spinoza, Œuvres complètes, Appendice, La vie de Spinoza par Jean Colerus, « M. Bayle rapporte en outre

qu’il lui arriva un jour d’être attaqué par un Juif au sortir de la comédie, qu’il en reçut un coup de couteau au

visage; quoique la plaie ne fut pas dangereuse, Spinoza voyait pourtant que le dessein de l’autre était de le

tuer. » p. 1310. 87 E 3P37D. « Or (selon la définition de la tristesse), plus grande est la tristesse, plus grande est la quantité de

puissance d’action qu’on doit lui opposer. »

Page 50: L'éducation à la compréhension du désir en soi …...L’éducation à la compréhension du désir en soi selon Spinoza Thèse Denise Gendron Sous la direction de: Syliane Charles,

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et ses propriétés d’une autre manière qu’eux. Comme Spinoza déteste les polémiques, il

demande l’avis d’Oldenburg sur la pertinence de publier ses idées.

Quant à votre nouvelle question sur l’origine des choses et du lien qui les

attache à la cause première, j’ai composé sur ce sujet et sur la purification de

l’entendement, un ouvrage entier; je suis occupé à l’écrire et à le corriger. Mais

j’abandonne parfois cet ouvrage, parce que je n’ai pas pris de décision au sujet

de sa publication. Je crains, en effet, que les Théologiens de notre temps n’en

soient offusqués et qu’ils ne m’attaquent de la façon haineuse dont ils sont

coutumiers, moi qui ai les polémiques en horreur. Je prendrai en considération

vos conseils touchant cette affaire et pour que vous sachiez quelle thèse

contenue dans mon ouvrage peut déplaire aux prédicants, je vous dirai que je

considère comme des créatures beaucoup de propriétés attribuées à Dieu par

eux, en vertu de préjugés, comme des choses créées, et je m’applique à montrer

qu’ils ne les entendent pas bien. En outre, je n’établis pas entre Dieu et la

nature la même séparation que les auteurs, à ma connaissance, ont établie88.

Nous pensons que Spinoza se réfère ici au chapitre VII de la première partie du CT,

« Des attributs qui n’appartiennent pas à Dieu89 ». Il faut dire qu’à son époque un homme

qui s’intéressait à la cause des choses était mal vu des autorités théologiques qui

répandaient alors la rumeur que cet homme était un athée, une réputation qui, à l’époque,

rendait la vie d’un homme très précaire.

(…) celui qui cherche les vrais causes des miracles et s’applique à comprendre

en savant (ut doctus) les choses naturelles, au lieu de s’en étonner comme un

sot est souvent tenu pour hérétique et impie et proclamé tel par ceux que le

vulgaire adore comme les interprètes de la Nature et des Dieux. Car ils savent

que, l’ignorance une fois détruite, s’évanouit cet étonnement, leur unique

moyen d’argumenter et de conserver leur autorité90.

Sa crainte légitime de la réaction violente de la part des Théologiens de son temps, à

l’automne 1661, témoigne selon nous d’une passivité de l’esprit qui va de pair avec la

méconnaissance d’un affect contraire et plus fort pour annihiler cette crainte.

Or, comme nous l’avons déjà dit, au printemps 1663, Spinoza connaît cet affect.

C’est ce que nous pouvons lire dans la lettre communément appelée la lettre sur l’infini.

Spinoza parle à Louis Meyer de notre mode de penser les choses infinies et il établit

naturellement la corrélation entre l’idée de l’éternité et l’infinie jouissance de l’exister.

88 Lettre VI, Spinoza à Oldenburg, p. 1081-1082. 89CT, 1ière partie, chap. 7, p. 37. 90 E 1 Appendice.

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« De là découle la différence entre l’éternité et la durée : par la durée nous ne pouvons

expliquer que les modes, mais celle de la Substance s’explique par l’éternité, c’est-à-dire,

par la jouissance infinie de l’exister ou avec un barbarisme, l’infinie jouissance de l’être

(infinitam essendi fruitionem)91 ». Nous pensons que la jouissance infinie de l’exister a été

un affect assez puissant pour guérir Spinoza de la crainte des théologiens de son temps.

Nous en avons pour preuve une autre lettre de Spinoza, cette fois-ci adressée à

Blyenbergh, où Spinoza exprime sa paix d’esprit. Il est guéri de toute passivité en lien avec

l’expression de sa pensée. Il est affecté, non plus par la crainte, mais par la joie qu’il tire de

la compréhension des choses. « Je me repose sur ce que l’entendement me fait percevoir,

sans craindre de me tromper, ni que l’Écriture puisse lui opposer une contradiction car la

vérité ne peut contredire la vérité (…) et l’exercice de mon pouvoir naturel de comprendre

a fait de moi un homme heureux92». Il n’hésite plus à s’affirmer, à sortir de l’ombre de

Descartes, à le contredire. Il énonce les avantages de sa manière à de penser l’union du

corps et de l’esprit en Dieu.

Maintenant, je m’occuperai de ce qui concerne plus particulièrement mon

opinion personnelle et, en premier lieu, je soulignerai le principal avantage de

celui-ci : à savoir que notre entendement offre à Dieu notre corps et notre

esprit, sans qu’une superstition quelconque vienne fausser l’interprétation de ce

geste. (…). Tant s’en faut donc que mon opinion puisse être nuisible; bien au

contraire, elle donne à ceux qui n’ont pas l’esprit occupé de préjugés ou d’une

superstition puérile, un moyen unique de parvenir au plus haut degré de

béatitude93.

Nous avons déduit que Spinoza s’est guéri de la crainte de la hargne des théologiens

de son temps parce qu’une joie plus grande est venue la remplacer pour le plus grand bien

de son esprit. Selon nous, la guérison de cette crainte ou la joie de sa découverte a renforcé

sa certitude de l’utilité de son travail. Ce qui était absolument nécessaire à l’audace que

demandait la rédaction sereine du Traité Théologico-Politique et sa publication, même

anonyme. Dans ce traité, Spinoza a pris le temps de montrer aux théologiens comment lire

l’Écriture pour enseigner la véritable loi divine et ne pas faire subir à leurs fidèles les

affects passifs (la crainte et les menaces) que les histoires étaient sensées produire à

91 Lettre XII, Spinoza à Louis Meyer, p. 1097. 92 Lettre XXI, Spinoza à Blyenbergh, p. 1146. 93 Ibid., p. 1150.

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l’époque où elles furent adressées à une foule d’hommes ignorants pour les éduquer à obéir

aux lois civiles.

1.6 Une nouvelle conception de l’éducation

Nous pensons qu’au début de la rédaction du TRE, Spinoza considérait, comme

Platon et Aristote, que la méditation de l’idée la plus pure était la meilleure chose à faire

pour un philosophe qui voulait connaître le souverain bien, c’est-à-dire, « la connaissance

de l’union de son esprit avec la nature totale94 ». Ailleurs, dans le TTP, il disait du

souverain bien : « ce bien consiste dans la contemplation seule et dans la pensée pure95». Sa

méthode réflexive et l’incitation à utiliser le mode supérieur de connaissance allaient

d’ailleurs dans le sens de la contemplation. « Seul le quatrième mode comprend l’essence

adéquate de la chose, sans risque d’erreur. Il faudra donc beaucoup s’en servir. Comment

l’employer pour comprendre les choses inconnues de cette connaissance claire et le plus

rapidement possible, nous nous appliquerons à l’expliquer96. » Aussi, nous pensons que la

méthode réflexive du TRE avait pour but d’habituer le lecteur à la méditation de l’idée vraie

donnée dans l’entendement.

Par contre, dans l’Éthique, Spinoza ne tient plus le même discours. Le

perfectionnement intellectuel ne consiste plus à éduquer son lecteur à pratiquer la

contemplation de l’idée pure mais à l’éduquer à pratiquer la compréhension rationnelle de

ses affects passifs. Ce qui pour nous est une modification de sa conception de l’éducation

au perfectionnement de la raison.

Selon notre hypothèse, après le TRE, Spinoza a beaucoup de nouvelles données en

mains. La concordance des idées et des affects l’a conduit à déduire que la compréhension

de ses affects est une action de l’esprit, un remède pour rendre l’esprit à lui-même, à son

activité. Il établit en principe qu’un esprit actif se perfectionne naturellement et peut

parvenir à connaître le souverain bien. Le souverain bien n’est donc plus réservé au sage

contemplatif. Les affects n’ont plus été conçus comme étant seulement passifs mais comme

pouvant être actifs. La joie de comprendre est devenue un affect actif qui fait passer l’esprit

94 TRE, par. 13. 95 TTP, Chap. 4, p. 89. 96 TRE, p. 29.

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à une plus grande perfection. Alors que l’idée vraie de l’entendement avait été conçue

comme un étalon de la vérité et la première idée pour ordonner les bons raisonnements,

l’affect ou l’idée de l’affection du corps en acte a été conçu comme le moyen de connaître

de l’esprit et le baromètre de sa puissance de comprendre. En effet, « il est de la nature de

la Raison de concevoir les choses sous l’espèce de l’éternité (selon le corollaire 2 de la

proposition 44, partie II), et qu’il appartient aussi à la nature de l’esprit de concevoir

l’essence du corps sous l’espèce d’éternité (selon la proposition 23) et qu’à part ces deux

connaissances il n’est rien d’autre qui appartienne à l’essence de l’esprit (selon la

proposition 13, partie II). 97 » Ainsi, dans l’Éthique, le perfectionnement de la raison

consiste à utiliser le plus possible le deuxième genre de connaissance pour que l’esprit de

l’homme conduit par la raison soit actif et puisse rétablir son activité. Ensuite, le

perfectionnement se fera de lui-même.

Spinoza a conçu la compréhension rationnelle de ses affects comme une voie plus

sûre et plus facile pour perfectionner sa raison de façon autonome que la méthode réflexive.

Ainsi, la jouissance de l’idée de l’éternité ne serait pas réservée aux seuls sages, c’est-à-

dire, aux hommes déterminés, par nature, à être de véritables philosophes. La voie du

souverain bien pouvait s’ouvrir à l’homme raisonnable intéressé à garder son esprit actif

par la compréhension de ses affects; « même si la voie est ardue on peut cependant la

trouver »98.

Ainsi, ce n’est pas la conception de l’idée de l’éternité en tant qu’elle est le souverain

bien qui différencie Spinoza, Platon et Aristote. Plutôt, c’est parce que Spinoza conçoit

l’idée de l’éternité comme s’étendant sur deux genres de connaissance, la raison et la

science intuitive, et s’accordant à deux affects actifs, la certitude et la béatitude. Spinoza

conçoit donc une idée de l’éternité en amont de l’idée de l’éternité des philosophes

classiques, une idée de l’éternité que l’homme peut saisir par la compréhension de ses

affects, alors que Platon et d’Aristote la pensaient réservée à la contemplation seule. Aussi,

la conception de Spinoza est plus perfectionnée car elle peut être utile à l’homme

raisonnable qui veut se comprendre dans la vie pratique, ce qui veut dire, être utile à plus

d’hommes.

97 E 5P29D. 98 E5P42S.

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Spinoza a jugé qu’il lui serait bien plus facile de perfectionner la raison de son

lecteur en le conduisant à pratiquer la compréhension du principe intrinsèque de son

activité intellectuello-affective intrinsèque, du conatus pour garder son esprit actif. Il

ouvrait ainsi une voie praticable par plus d’hommes qui désirent connaître le souverain

bien en contribuant à leur perfectionnement en toute autonomie.

Conclusion

Notre hypothèse était qu’à la fin du TRE (que nous avons située entre 1662-1663),

Spinoza avait perçu une idée de l’éternité plus perfectionnée que l’idée vraie innée de

l’entendement du TRE. Elle était plus perfectionnée parce qu’elle était corrélée à la

jouissance infinie de l’exister. Nous avons supposé que la puissance de la propriété

affective de cette idée l’avait conduit à réviser sa conception de la puissance de l’idée et de

l’entendement. La compréhension rationnelle réjouissait trop l’esprit pour être un pâtir. Elle

était donc un agir, et encore plus, un véritable remède pour rétablir l’esprit dans son

activité. Du coup, il n’eut plus de raison de continuer le TRE. En effet, dans le TRE, il avait

ignoré la participation du corps à la connaissance de l’idée vraie de l’entendement. Il

n’avait accordé de propriété affective ni à l’idée vraie ni à l’entendement. Ce qui lui était

inconcevable maintenant qu’il avait été affecté par la jouissance infinie de l’exister.

Nous pensons qu’en concevant l’identité ou la concordance entre l’affect et l’idée

en même temps que la compréhension en soi comme étant l’action et le désir de l’esprit,

Spinoza a eu accès à la compréhension de la façon dont la connaissance touche l’esprit

par les idées des affections du corps, et surtout, il a compris la supériorité de l’affect sur

l’idée pour faire passer l’homme à une plus grande perfection intellectuelle. Il ne pouvait

donc plus ignorer la place du corps dans la compréhension des vérités éternelles.

Comme nous l’avons vu, une idée de l’éternité affectant le corps vivant, et même

étant son effort d’exister et l’objet du désir de l’esprit de se comprendre, se démarquait

absolument de toutes les idées de l’éternité conçues auparavant. L’idée de l’éternité

conçue selon la raison, c’est-à-dire, comme étant le conatus, s’est faite intelligible aux

hommes conduits par la raison de par sa corrélation avec un affect. Elle n’est plus

réservée uniquement aux hommes qui ont un ingenium de philosophe. Spinoza pouvait la

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démontrer comme étant la cause du système rationnel, l’essence de l’homme, son activité

intrinsèque auto-causée intelligible durant sa vie, car elle est très utile pour vivre heureux

et bien agir. De même, son idée du temps est originale car il ne conçoit pas le temps

comme étant la finitude de l’homme mais son allié pour réaliser sa perfection.

Nous démontrerons, au chapitre suivant, que Spinoza règle la difficulté qu’ont les

hommes de concevoir l’idée de l’éternité qui compose leur essence en modifiant, dans

l’Éthique, sa définition du concept de conatus et des concepts qui lui sont reliés :

l’essence, le désir, les affects, la compréhension, l’entendement depuis le Court Traité.

Conçue en tant qu’elle est le conatus, l’idée de l’éternité deviendra dans l’Éthique, l’objet

principal de son éducation au perfectionnement de la raison.

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CHAPITRE 2

L'OBJET D'ÉDUCATION

Le conatus de l'Éthique

Spinoza sait maintenant que l’esprit humain peut avoir la puissance de concevoir une

idée de l’éternité très perfectionnée qui correspond, dans le corps humain, à la jouissance

infinie de l’exister. Il peut déduire beaucoup de choses à partir d’elle, la nature de l’esprit,

sa façon de connaître, sa puissance, la cause de sa passivité, de son activité, la béatitude. Il

juge qu’elle est un objet d’éducation plus utile pour perfectionner l’entendement que l’idée

vraie innée qui n’avait pas pour objet le corps. Il conçoit que les idées des affections de son

corps ou ses affects sont les modes de connaissance de l’esprit conduit par la raison. Il sait

que la compréhension de ses affects rend l’esprit actif ou le guérit de la passivité. Or,

comment Spinoza peut-il communiquer une idée de l’éternité aux hommes alors qu’ils ont

de la difficulté à percevoir le mode infini de la pensée, comme il l’a reconnu dans sa lettre

XII à Louis Meyer 99 , et que l’idée de l’éternité a toujours été présentée comme une

récompense post-mortem aux plus méritants? Il est aussi très conscient de la paresse des

hommes à changer leur façon de penser, même si elle les conduit à l’absurde, ce que nous

pouvons lire dans l’appendice de la première partie de l’Éthique100. Aussi, nous pensons

que Spinoza se trouve devant un double défi : concevoir une idée de l’éternité selon la

raison qui règle la difficulté qu’ont les hommes de comprendre l’idée de l’infini (et ruiner

l’idée de l’éternité selon l’imagination) et démontrer qu’elle est la cause initiale du désir (et

ruiner la doctrine finaliste).

99 Lettre XII, Spinoza à Louis Meyer, « Le problème de l’Infini a toujours semblé le plus difficile qui soit, et

on l’a même cru insoluble (…). » 100 E 1 Appendice, « Ils (les hommes) ont pris pour certain que les jugements des Dieux dépassent de très loin

la portée de l’intelligence humaine; et cette seule raison eût suffit pour que la vérité demeurât à jamais cachée

au genre humain, si la Mathématique, qui s’occupe non des fins, mais seulement des essences et des

propriétés des figures, n’avait montré aux hommes une autre règle de vérité. Outre la Mathématique,

d’ailleurs, d’autres raisons encore (qu’il est superflu d’énumérer ici) ont pu permettre aux hommes

d’apercevoir ces préjugés habituels et de les amener à la vraie connaissance des choses. »

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Dans ce chapitre nous voulons démontrer que Spinoza relève ce double défi en

reconnaissant l’idée originale de l’éternité qu’il a perçue à la fin du TRE comme étant le

conatus qu’il a déjà défini comme étant un propre de Dieu, la Providence, l’effort de

conserver sa vie. Cependant, maintenant qu’il sait que l’esprit peut être actif à son égard, le

sens du conatus va s’enrichir. Il va devenir l’effort de l’esprit uni au corps pour se

concevoir adéquatement, c’est-à-dire, pour comprendre son union à l’ordre éternel et

éphémère de la nature. Ainsi, nous pensons que la solution de Spinoza pour faciliter à

l’homme la perception de l’idée de l’éternité a été de l’identifier au conatus ou à l’effort

essentiel, et de concevoir cette idée de l’éternité appliquée à la fois au corps et à l’esprit

humain.

Aussi nous allons suivre la modification du sens du conatus, qui entraîne la

modification du sens du désir, des affects, de la passivité, de l’activité, de la

compréhension, de l’esprit de l’entendement. Contrairement à l’homme du Court Traité et

du TTP, l’homme de l’Éthique peut comprendre son effort d’exister car il .peut comprendre

ses affects et guérir de la passivité. Sa solution : concevoir une idée de l’éternité active et

affective, dont la puissance varie dans la vie pratique, variation qui se fait connaître par les

affects, lesquels, une fois compris selon la raison, expliquent le rétablissement de l’esprit

dans son activité.

Nous allons commencer par relire le CT, le TTP et le TRE. Nous relèverons les

premières définitions que Spinoza a accordées au conatus, au désir, au sentir, à

l’entendement, à la perception, à la liberté. Nous en profiterons pour annoncer les

modifications à venir dans l’Éthique. Puis, nous allons faire de même pour l’Éthique et

faire remarquer comment Spinoza développe son argumentation concernant le conatus pour

en faire le principe du perfectionnement de la raison.

Il sera alors facile de voir l’utilité pour l’homme de recevoir une éducation à son

conatus, en tant qu’il est le principe de son perfectionnement intellectuel.

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2.1 Définitions dans le Court Traité

Le Court Traité s’adressait à des Collégiants, des protestants libéraux de sectes

hollandaises, dont certains furent ses amis. Spinoza a adapté son langage à son auditoire en

utilisant quelques mots qui appartiennent au vocabulaire chrétien. C’est ainsi que nous

expliquons que Spinoza, qui n’était pas chrétien, ait défini le conatus, qu’il tenait pour le

second propre de Dieu après la nécessité, comme étant la providence particulière et

universelle de Dieu.

Le deuxième attribut que nous appelons un propre est la providence; elle n’est

rien d’autre à notre avis que l’effort que nous trouvons dans la nature totale

ainsi que dans les choses particulières, et qui a pour objet le maintien et la

conservation de leur être propre. Il est en effet évident que rien ne peut, par sa

propre nature, tendre à l’anéantissement de soi-même; au contraire, chaque

chose fait par elle-même un effort pour se maintenir dans le même état et

s’élever dans un état meilleur.

Ainsi d’après notre définition, nous proposons une providence universelle et

une particulière. La providence universelle est celle qui produit et maintien

chaque chose, en tant qu’elle est une partie de la nature totale. La providence

particulière est l’effort que fait chaque chose particulière pour maintenir son

être propre, non pas en tant que partie de la nature, mais comme un tout101.

Notons que, pour Spinoza, les attributs propres « nous font connaître Dieu en lui-

même, non comme agissant en dehors de lui-même102». Dieu, en tant qu’il est la nature

naturante (natura naturans) donne naissance et maintient la vie de la nature naturée (natura

naturata) universelle. Autrement dit, « les créatures qui dépendent immédiatement de Dieu

et sont créés immédiatement par Dieu, nous n’en connaissons que deux : le mouvement

dans la matière et l’entendement dans la chose pensante. Nous disons d’elles qu’elles ont

été créées de toute éternité et resteront immuables dans toute l’éternité103». Spinoza conçoit

les attributs, la Pensée et l’Étendue comme étant des créations de Dieu. Nous voyons là les

prémisses de la définition de l’essence active qui arrivera dans l’Éthique. Ce que Madeleine

Francès avait aussi remarqué : « sous des termes chrétiens de providence ou de

prédestination, le Court Traité entend déjà une conception de l’essence divine104. » Notons

que même si Spinoza place la providence dès le début, elle a peu de place dans le Court

101 CT, 1ière partie, chap. 5, par. 1, p. 34. 102 CT, 1ière partie, chap. 2, par. 26. 103 CT, 1ière partie, chap. 8, p. 40. 104 Madeleine FRANCÈS, Œuvres complètes, Gallimard, préface du Court Traité, p. 7.

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Traité alors que, définie en tant qu’essence, elle sera omniprésente et occupera la place

centrale de l’Éthique.

Dans le Court Traité, Spinoza distingue l’entendement et la compréhension.

En ce qui concerne l’entendement, le Court Traité le définit ainsi :

Il est un fils, un ouvrage ou une créature immédiate de Dieu, créée de toute

éternité et qui demeure immuable dans l’éternité. L’entendement a pour seule

propriété de percevoir clairement et distinctement, en tout temps. Il est à

l’origine d’une jouissance immuable, infinie, autrement dit, absolument

parfaite, qui ne peut s’abstenir de faire ce qu’elle fait. Cela est déjà assez clair

par soi-même et nous le démontrerons encore plus clairement en traitant des

affects de l’âme et c’est pourquoi nous n’en disons pas davantage105.

Ce qui est différent du TRE où l’entendement était une idée vraie innée à qui il

accordait huit propriétés qui, selon notre hypothèse, avaient pour dénominateur commun

l’idée du corps selon le regard de l’éternité, le conatus, sous sa propriété affective.

Nous supposons que Spinoza distingue l’entendement de l’acte de comprendre dans

le Court Traité, car ici, Spinoza tient la compréhension pour un pâtir, ce qu’il n’aurait pas

pu dire du Fils, ou d’une créature immédiate de Dieu qui constitue l’entendement. « Car

nous avons dit que le comprendre est un pur pâtir –c’est-à-dire une perception, dans l’âme,

de l’essence et de l’existence; de sorte que ce n’est pas nous qui affirmons ou nions jamais

rien d’une chose, mais c’est elle-même qui en nous affirme quelque chose d’elle-

même106. » Spinoza ne conçoit pas encore que la compréhension est un acte de l’esprit,

l’activité libre du conatus lorsqu’il peut enchaîner ses idées selon l’ordre de sa nature. Il la

conçoit plutôt comme une simple connaissance perçue. Il ne connaît pas encore la véritable

puissance et liberté de l’esprit qu’il connaîtra dans l’Éthique. Sévérac pense qu’au moment

de la rédaction du Court Traité, « la connaissance, ou la perception d’un objet n’est pas à

comprendre comme un effet de la puissance de penser de l’esprit 107». Nous sommes

d’accord avec Sévérac. Spinoza ne parle pas de la puissance ici. Selon notre hypothèse,

c’est seulement au moment où il est affecté par la joie de saisir la corrélation entre l’idée et

105 CT, 1ière partie, chap. 9, par. 3, p. 41. 106 CT, 2ième partie, chap. 16, par. 5, p. 68. 107 Pascal SÉVÉRAC, Le devenir actif chez Spinoza, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 92.

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l’affect et la reconnaît comme étant l’essence de sa propre pensée qu’il va concevoir le

concept de puissance, d’action, de perfectionnement de l’esprit en soi.

Ensuite, dans la deuxième partie du Court Traité consacrée à la nature de l’homme et

à ses propriétés, Spinoza concevait le désir et les passions de l’homme comme étant des

effets des modes de connaissances dont l’homme est formé, à savoir, l’opinion, la croyance

droite et le savoir. Il pensait aussi que l’homme désirait persévérer dans l’existence à cause

de quelque chose d’extérieur à lui qu’il avait reconnu comme bon. Il situait le désir

uniquement au premier genre de connaissance. Il n’attribue pas encore de désir à l’esprit.

Le désir, qu’il consiste uniquement, comme le veulent certains, dans l’appétit

ou la convoitise d’obtenir ce dont on est privé, soit, comme le veulent d’autres,

qu’il tende à conserver ce dont on jouit déjà, ne peut évidemment jamais se

trouver chez personne, qu’il ne soit venu à elle sous l’apparence du bon. Il est

donc clair que le désir, comme l’amour dont on vient de parler, a pour origine

le premier mode de connaissance, car, si on a entendu dire de quoi que ce soit

que c’est bon, on a l’appétit et la convoitise108.

Ensuite, à l’exemple de la croyance droite qui nous conduit à discerner le bien du

mal, Spinoza va passer au tamis les passions. La première en liste est l’admiration, qu’il

considère comme une imperfection; suit l’amour, dont nous avons intérêt qu’il soit pour un

objet impérissable; la haine, qui a autant d’imperfection que l’amour a de perfection; la joie

et la tristesse d’où suivent le progrès et la régression, l’estime ou le mépris, l’espérance et la

crainte, le remords et le repentir, la moquerie et la raillerie, l’honneur, la honte,

l’impudence, la faveur, la reconnaissance, l’ingratitude et le regret. Il distingue le désir et la

volonté pour montrer que ce sont deux êtres de raisons. Il fait une liste de huit avantages

pour l’homme de savoir que nous suivons les lois éternelles de la nature.

Spinoza oppose l’usage de l’entendement aux passions : « en faisant simplement le

bon usage de notre entendement –et nous le pouvons très facilement, puisque nous

possédons une norme de vérité et de fausseté –nous ne succomberons jamais aux

passions109 ». Or, faire un bon usage de son entendement consistait à connaître les choses

par leurs causes. Comme toutes choses ont Dieu pour cause première110, cela consistait à

108 CT, 2ième partie, chap. 3, par. 9-10, p. 49-50. 109 CT, 2ième partie, chap. 19, par. 2, p. 72. 110 CT, 2ième partie, chap. 5, par. 11, p. 54.

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connaître Dieu comme étant le seul souverain bien et seul vrai bien111. Spinoza accordait

donc à l’entendement la puissance de connaître l’idée de Dieu en soi et de s’en réjouir.

Ici le sentir est défini en rapport avec la conscience d’un changement intrinsèque et

extrinsèque. « Le changement, qui provient en nous de ce que d’autres corps agissent sur le

nôtre, ne peut avoir lieu sans que l’âme, qui change aussi continuellement, en devienne

consciente, et ce changement est proprement ce que nous appelons un sentir112. » Spinoza

concevait une action entre la chose pensante et la chose étendue au moyen des esprits

animaux. Il était encore très près de la pensée de Descartes 113 . Il pensait aussi, à ce

moment-là, que Dieu et l’entendement humain étaient si étroitement unis qu’aucun mode

de penser n’était nécessaire à la perception de l’idée de Dieu. Ce qui veut dire qu’il ne

concevait pas encore la façon dont la connaissance touche l’esprit et encore moins que les

idées des affections du corps en acte étaient les seuls modes de connaissance que peut

percevoir l’esprit humain.

Et nous considérons comme inutile que la connaissance de Dieu exige autre

chose que l’essence de Dieu et l’entendement de l’homme; en effet, ce qui en

nous doit connaître Dieu, c’est l’entendement qui lui est uni si immédiatement,

que sans lui, il ne pourrait ni être ni être conçu; par conséquent, il n’est pas

douteux que rien ne peut être si étroitement uni à l’entendement que Dieu lui-

même114.

Enfin, il définit ainsi la liberté : « l’existence stable qu’obtient notre entendement par

son union immédiate avec Dieu pour produire en lui-même des idées et tirer de lui-même

des effets qui s’accordent avec sa nature, sans que ces effets soient soumis à des causes

extérieures qui les puissent changer où transformer115. » Cette définition est unique au

Court Traité et elle s’accorde avec ce que Spinoza appellera l’activité dans l’Éthique.

Conclusion

Tout cela nous légitime de dire qu’au moment où il rédige le CT, Spinoza conçoit

bien le conatus comme étant l’effort d’exister, mais alors, il le conçoit comme un propre de

111 CT, 2ième partie, chap. 7, par. 3, p. 56. 112 CT, 2ième partie, préface, note de bas de page, par. 13, p. 44. 113 CT, 2ième partie, chap. 19, par. 11. 114 CT, 2ième partie, chap. 24, par. 11, p. 85. 115 CT, 2ième partie, chap. 26, par. 9, p. 89.

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Dieu et pas encore comme le principe du perfectionnement intellectuel de l’esprit humain.

L’effort d’exister tient très peu de place dans le CT. Nous pouvons donc voir que Spinoza

n’avait pas une connaissance aussi parfaite de l’esprit et de son activité que celle qu’il

expose dans l’Éthique. Par conséquent, il avait une connaissance encore confuse des

affects, qu’il tenait tous pour des passions, et de la compréhension, qui était à ses yeux un

pâtir. Nous pouvons déduire qu’il n’avait pas encore saisi que la joie de comprendre était,

pour l’esprit, l’affect qui le conduisait à effectuer le passage à une plus grande perfection.

Et il avait nécessairement une connaissance confuse du désir et des affects car il les pensait

provenir de l’idée extérieure d’une chose jugée bonne. Il n’a pas dit que le conatus était la

cause intrinsèque du désir de l’homme.

Comme Apphun le fait remarquer, Spinoza subit encore l’influence de Descartes au

moment de rédiger le Court Traité. Il fait intervenir les esprits animaux pour expliquer la

communication entre les passions du corps et les idées de l’esprit. Il ne sait pas encore

comment la connaissance touche l’esprit en tant qu’il est l’idée du corps en Dieu. Il n’a pas

encore formulé les idées des affections du corps ni la connaissance immanente. Il résume la

santé de l’esprit à la connaissance de Dieu. Il conçoit la liberté comme un état stable alors

que dans l’Éthique, ce même état sera la force d’âme, laquelle comprend la générosité et la

fermeté.

2.2 Définitions dans le Traité de la Réforme de l’Entendement

Dans le TRE, l’absence du mot « conatus » ne signifie pas que le désir soit absent.

D’abord, dans la première partie du TRE, appelée le prologue, nous avons le récit d’un

homme, qui pourrait être n’importe lequel, selon Pierre-François Moreau. Cet homme

reconnaît la vanité qui résulte de la recherche des biens éphémères. Il est conscient de vivre

un état d’impuissance. Il est affecté par tant d’affects passifs (dégoût de la vanité, urgence

de trouver un remède, affect de mort imminente) qu’il est prêt à renoncer à tout pour

trouver une nouvelle manière de vivre. Il est comme un malade à l’agonie devant

absolument trouver un remède in extremis. Il se met à rechercher de toutes ses forces s’il

peut exister une joie éternelle. Il a de la difficulté à se détacher des biens éphémères. Petit à

petit, sa réflexion l’a détourné des faux biens. Il est affecté d’un sentiment de grande

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consolation. Cet affect le motive à pratiquer une méditation régulière qui le conduit à

identifier le souverain bien comme étant l’union de l’esprit avec la nature totale. Dans la

deuxième partie, que nous nommons l’exposé de la méthode réflexive, nous n’avons plus

affaire à cet homme quelconque que nous pourrions être et qui passe de la tristesse des

biens éphémères à la joie de l’amour intellectuel. Nous sommes en présence d’un

philosophe entièrement engagé dans le discernement de l’idée vraie, dans l’exposé de la

méthode réflexive et plus du tout affecté par la vanité du monde extérieur. Nous sommes

plus près du mathématicien dépassionné qui traite de choses extérieures à lui.

La méthode consiste à comprendre ce qu’est l’idée vraie, en la distinguant des

autres perceptions, en recherchant sa nature de façon à connaître notre

puissance de comprendre, selon cette norme, tout ce qui doit être compris, en

lui donnant comme auxiliaires des règles bien définies et en prenant soin

également à ce que l’esprit ne se fatigue pas à des recherches inutiles116.

Spinoza parle de façon très générale de l’origine de cette idée vraie. « De plus, de ce

que nous venons de dire –que l’idée doit s’accorder en tout point avec son essence formelle

–on tire encore évidemment que, pour que notre esprit représente l’image de la Nature, il

doit produire toutes ses idées à partir de celle qui représente l’origine et la source de la

Nature. Cette même idée sera ainsi la source de toutes les autres117. » Cependant, même si

Spinoza ne parle pas de cette idée en tant qu’elle est une force d’activité, on peut noter qu’il

lui reconnaît nécessairement une propriété active puisqu’il la conçoit comme l’outil

élémentaire, l’étalon pour juger de la qualité des autres idées entre elles, enchaîner ses idées

dans l’ordre de l’entendement, et à partir de laquelle former des idées toujours plus

puissantes à se faire connaître. « Car, comme on peut le conclure de ce qui précède, il doit

avant tout y avoir en nous une idée vraie qui soit comme un instrument inné qui, par sa

compréhension même, nous fasse comprendre en même temps la différence entre une

pareille perception et toutes les autres 118. » Ainsi, nous pouvons reconnaître, dans l’exposé

de l’idée vraie dans le TRE, que Spinoza commence à concevoir l’idée comme une activité,

du moins, une activité d’auto-perfectionnement des idées.

116 TRE, par. 37. 117 TRE, par. 42. 118 TRE, par. 39.

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Le mot « affect » n’apparaît pas dans le TRE. Nous pensons qu’il le remplace par le

mot « sensation », en tant qu’elle correspond à une idée. « Car l’idée en soi n’est rien

qu’une certaine sensation 119 . » Il avait déjà associé la sensation à une impression du

cerveau, à une trace de la mémoire. « Rien d’autre que la sensation des impressions du

cerveau qu’accompagne la pensée de la durée déterminée à cette sensation; ce que montre

la réminiscence120. » Nous pouvons donc souligner que l’identité entre les idées et les

sensations étaient déjà présente dans le TRE, mais qu’alors, nous n’avions pas affaire à des

idées très puissantes car les sensations étaient des traces de l’expérience passée ou de

l’imagination. Spinoza mentionne une fois l’union du corps et de l’esprit. « Voici

maintenant comment on conclut une chose d’une autre : après avoir clairement perçu que

nous sentons tel corps et aucun autre, nous concluons clairement que l’âme est unie au

corps et que cette union est cause d’une pareille sensation. Mais ce qu’est cette sensation,

ce qu’est cette union, nous ne pouvons le comprendre absolument ainsi121. » Ce n’est pas le

moment d’en discuter car il désire penser le moins possible aux sensations du corps. « Le

but est d’avoir des idées claires et distinctes, qui proviennent de la pensée pure et non des

mouvements fortuits du corps 122 . » Il cherche à définir l’essence de la pensée sans

qu’intervienne l’idée d’une chose éphémère. « Cette essence, on la cherchera du côté des

choses fixes et éternelles, dans les lois inscrites en elles –comme dans leur vrai code –lois

qui commandent l’existence et l’ordonnance des choses singulières123. » D’où l’on peut

voir que durant la rédaction du TRE, Spinoza n’avait pas encore perçu clairement que les

idées sont des actions de l’esprit, ni formulé la sensation de l’union du corps et de l’esprit

comme étant l’idée d’une affection du corps en acte, le seul mode par lequel l’esprit peut

connaître les choses, Dieu et soi-même. Bref, nous pensons que dans la deuxième partie du

TRE Spinoza est tellement engagé dans la recherche de la définition de l’essence de la

pensée qu’il a très peu conscience de la sensation de son corps éphémère. Il conçoit un

intellect pur, non un intellect affectif.

119 TRE, par. 78. 120 TRE, par. 83. 121 TRE, par. 2. 122 TRE, par. 91. 123 TRE, par. 101.

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Selon notre hypothèse, Spinoza s’attendait à concevoir une idée pure de l’être. Aussi,

l’affect de la jouissance infinie de l’exister fut d’autant plus puissant qu’il ne s’attendait pas

à ce que son corps soit affecté de l’idée de son esprit. Aucune des propriétés qu’il avait

reconnues à l’entendement ne laissait prévoir que la propriété commune à tous serait la

propriété affective de l’idée du corps selon le regard de l’éternité qu’on peut reconnaître

comme étant l’amour intellectuel de Dieu et le souverain bien des philosophes. Il dut

admettre alors que la compréhension et la joie étaient l’agir de l’esprit humain libre

d’enchaîner ses idées selon l’ordre de l’entendement et de passer à une plus grande

perfection. Nous pensons donc que la perception de la propriété affective de l’idée de

l’éternité est la cause de son originalité.

Après, il a bien vu que son esprit était devenu plus puissant car il avait conçu une idée

de l’éternité beaucoup plus perfectionnée que ses prédécesseurs. Aussitôt, l’idée vraie du

TRE montra ses limites : elle était sans objet, sans affects, compréhensible seulement au

sage qui était déjà complètement dépassionné.

En conclusion, même si le conatus n’est pas nommé dans le TRE, nous l’avons

reconnu dans la détermination de l’auteur du prologue à passer de l’amour d’un bien

éphémère à l’amour d’un bien éternel et dans la fonction d’auto-perfectionnement de l’idée

que Spinoza attribue à l’idée vraie innée de l’entendement.

Ensuite, puisque Spinoza ne concevait pas encore la propriété affective de l’idée vraie

innée (qui était sans objet), il ne concevait pas encore les idées des affections du corps

comme étant les seuls moyens de connaître pour l’esprit, ni même l’union de l’esprit et du

corps dans la connaissance des vérités éternelles, ni que son action ou son désir consistait

en la compréhension rationnelle des choses. Ce qui n’a pas empêché son perfectionnement.

En effet, nous pensons que la méditation de l’idée vraie innée de l’entendement que

Spinoza a pratiquée durant toute durant la rédaction du TRE a perfectionné son esprit de

sorte qu’à la fin du TRE, Spinoza s’est aperçu qu’en fait l’idée vraie innée de l’entendement

était l’idée du corps selon le regard de l’éternité, sa force d’exister égale à sa force de

comprendre, le conatus qui constitue son essence. Nous accordons donc que la découverte

de la propriété affective de l’idée de l’éternité allait considérablement lui faciliter la tâche

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de faire comprendre l’idée de l’éternité aux hommes qui avaient de la difficulté à la

concevoir.

2.3 Définitions dans le Traité Théologico-Politique

Chantal Jaquet nous fait remarquer que dans le TTP, les affects ne sont abordés que

dans l’introduction. Elle souligne que « la raison et les affects restent dans une relation

d’extériorité124 ». Par ailleurs, il est facile de voir que le conatus, en tant que droit de

nature, a été la cause de la formation des peuples, tandis que la nécessité de modérer son

désir joint à la difficulté d’y parvenir a donné naissance à la fonction d’éducateur. Par

conséquent, l’éducation à la modération du désir a été le début du perfectionnement de

l’esprit humain et des institutions que sont la politique et l’éducation.

Dans le TTP, Spinoza utilise un vocabulaire plus près de la politique. Ici il conçoit le

conatus comme étant la souveraine puissance de Dieu, le droit souverain de la Nature,

lequel est la somme de chaque infime partielle de puissance que détient chaque être vivant,

parcelle qui est, au niveau de l’être singulier, son droit d’agir selon sa nature pour conserver

son être. Par conséquent, le conatus peut être compris comme étant la propriété commune à

Dieu et à l’homme, pour expliquer la puissance de l’homme à persévérer dans l’existence et

à agir selon sa nature.

Mais la puissance universelle de la Nature entière n’étant rien en dehors de

tous les individus pris ensemble, il suit de là que chaque individu a un droit

souverain sur tout ce qui est en son pouvoir (…). Et la loi suprême de la Nature

étant que chaque chose s’efforce de persévérer dans son état, autant qu’il est en

elle, et cela sans tenir aucun compte d’aucune chose mais seulement d’elle-

même, il suit que chaque individu a un droit souverain de persévérer dans son

état, c’est-à-dire (comme je l’ai dit) d’exister et de se comporter comme il est

naturellement déterminé à le faire125.

Il n’y a pas de différence, dans le TTP, entre le droit naturel, la convoitise, le désir,

l’appétit, l’impulsion.

124 JAQUET, op.cit., p. 62. 125 TTP, chap. 16, p. 262.

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L’appétit est défini comme étant une « impulsion126 » vers un objet extérieur, une

puissance brute sans rapport avec la raison. « Le Droit Naturel de chaque homme se définit

donc non par la saine Raison, mais par le désir et la puissance127. » Or, ce droit naturel, s’il

autorise chacun à suivre ses pulsions, rend sa vie précaire et solitaire : « en vertu de ses lois

(de l’Appétit), chacun est entraîné en un sens différent128 ». Les hommes ont donc dû

trouver une solution pour éviter que l’exercice de leur droit de nature ne mette leur vie en

danger ou les expose à des conflits interminables. Cette solution fut le pacte social, ce qui

impliquait de constituer une puissance de solidarité, où chacun s’engage à suivre les lois

civiles, c’est-à-dire, à réfréner ses pulsions, à tolérer son prochain, à s’accorder et

s’entraider, bref, à ne pas faire aux autres ce qu’ils ne voulaient pas qu’il leur fût fait. En

échange, l’État leur fournirait la sécurité et une éducation à vivre selon la raison. Ainsi, les

hommes ont reconnu que ce n’était pas bon pour eux que chacun se laisse mener par son

conatus et que tous soient entraînés en différents sens. Ils se sont mis d’accord sur la

nécessité de modérer chacun son conatus, de renoncer à son bien personnel pour augmenter

sa puissance à jouir du bien commun. Ce faisant, la puissance du conatus a été transférée à

l’esprit qui s’est perfectionné au point de pouvoir opérer la relation de la cause aux effets et

réaliser les avantages, pour augmenter sa puissance d’affirmer l’existence de son corps, de

comprendre les choses selon la raison.

En effet, selon Spinoza, ce n’est pas pour constituer une plus grande force brute que

les hommes ont uni leur conatus, mais pour constituer une plus grande force rationnelle.

Aussi, il considère qu’éduquer les citoyens à vivre selon la raison est une obligation d’État :

« la fin de la démocratie (qui) n’est rien d’autre, comme nous l’avons montré, que de

soustraire les hommes à la domination absurde de l’Appétit et de les maintenir, autant qu’il

est possible, dans les limites de la Raison, pour qu’ils vivent dans la concorde ou la paix,

ôté ce fondement, tout l’édifice s’écroule129. » D’où l’on peut voir que Spinoza, comme les

premiers éducateurs, voit la nécessité de modérer le conatus pour le bien de tous les

hommes, et qu’il est affecté du désir d’éduquer les autres hommes à parfaire leur raison.

L’éducateur est autant concerné par la sauvegarde du pacte social ou que le

126 Ibid. 127 Ibid. 128 Ibid., p. 264. 129 TTP, chap. 16, p. 267.

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perfectionnement intellectuel des citoyens. Voilà que la brute ou l’homme tribal devait

accepter de retenir son effort impulsif pour un bien commun. L’homme tribal devait

intégrer que son acte impulsif pouvait être nuisible pour lui et sa famille sur des

générations. Il devait apprendre à se situer dans la durée, à être dans une plus grande

société, à enchaîner les relations de cause à effets. Il était impératif pour lui d’apprendre à

contrôler ses pulsions et à prévoir les conséquences dramatiques qui suivent d’un laisser-

aller. Nous pensons donc que l’homme était placé devant une tâche intellectuelle très

grande, aussi nécessaire que difficile. Ce qui nous conduit à déduire que l’éducation et

l’éducateur ont pour rôle d’accorder ces deux propriétés de la réalité (la nécessité de

modérer la pulsion jointe à la difficulté d’y parvenir) en faisant progresser la

compréhension des choses. Mais comment l’éducateur allait-il pouvoir aider un autre

homme ou une brute à renoncer à son impulsion, à modérer ses appétits, de s’accorder avec

les autres et à participer à la force de l’État en le défendant au prix de sa vie? L’éducation, à

ce moment-là, a consisté à expliquer et à appliquer cette loi naturelle : « à savoir que nul

affect ne peut être contrarié que par un affect plus fort et opposé à l’affect à contrarier, et

que chacun s’abstient de faire du mal de crainte d’un mal plus grand130 ». Cette loi, encore

imparfaitement comprise car elle consistait à obtenir l’homme par la crainte et non par la

joie, est donc devenue le fondement pédagogique de l’État et de toutes les institutions

sociales que sont la théologie, la justice, la politique, le droit et l’éducation.

Par cette loi donc, la Société pourra se rendre ferme (firmari), pourvu qu’elle

revendique pour elle-même le droit que chacun a de se venger et de juger du

bon et du mauvais, et qu’elle ait par conséquent le pouvoir de prescrire une

règle de vie commune (communem vivendi rationem), de faire des lois et de les

affermir, non par la Raison qui ne peut réprimer les affects (selon le scolie de

la proposition 17), mais par des menaces131.

Ainsi, l’obéissance à la modération du désir par la crainte a été le premier objet

(objectif) d’éducation des pasteurs, la première loi enseignée d’un homme à un autre pour

le conduire à organiser sa pensée selon l’ordre de la cause aux effets.

D’ailleurs l’histoire de la Genèse illustre bien la « pédagogie » de la crainte des

conséquences qu’elle a inspirée pour éduquer l’homme à modérer son appétit et à obéir à

130 E 4P37S2. 131 E 4P37S2.

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l’autorité suprême. Spinoza aurait bien voulu réécrire cette histoire, ce qu’il ne peut

s’empêcher de faire dans le TTP132, dans les deux premières lettres qu’il écrit à Blyenberg

et qui traitent du problème du mal133, et dans l’Éthique134. Il tient à dire que ce n’était pas le

désir de manger une pomme qui a été la cause de la chute d’Adam, c’est la faiblesse de son

esprit rempli de superstitions, faiblesse qui aurait pu être la nôtre. Cette faiblesse l’avait

conduit à interpréter une idée confuse comme étant une interdiction de Dieu à satisfaire son

appétit avec la menace de la perte de la jouissance de vivre s’il désobéissait. Selon Spinoza,

Dieu avait simplement voulu avertir Adam qu’il valait mieux être prudent et ne pas manger

les fruits d’un arbre qu’il ne connaissait pas.

En conclusion, dans le TTP, Spinoza conçoit le conatus sous l’angle du droit de

nature de l’homme, le désir impulsif auquel l’homme doit renoncer pour profiter des

avantages du pacte social et accéder au statut de citoyen. En effet, au cours des siècles,

l’homme a fini par se rendre compte que son désir impulsif rendait sa vie précaire. Il a

compris qu’il était dans son intérêt d’y renoncer et de s’accorder avec les autres hommes

pour se donner de meilleures conditions (plus sécuritaires) de persévérer dans l’existence.

Cette nécessité de faire un effort pour modérer son conatus ou son impulsivité a donc joué

un grand rôle dans l’évolution de la civilisation ou dans le perfectionnement de la raison.

Elle a permis le pacte social et a donné naissance à la fonction de l’éducateur. L’éducation

a d’abord consisté à rappeler à l’homme la loi de la nature qui dit qu’il faut s’abstenir de

faire le mal pour ne pas subir un mal plus grand. L’histoire de la Genèse illustre que la

première pédagogie impliquant la nécessité de la modération des désirs a été une pédagogie

de la menace de l’exclusion. Le blâme et l’opprobre attendaient l’homme qui se laissait

aller à satisfaire son appétit ou désobéissait à la loi. Au contraire, les plus grands honneurs

attendaient l’homme obéissant aux lois civiles. Le TTP souligne l’impact créatif du conatus

dans la vie des hommes et dans la formation des peuples, car c’est lui inspira le pacte social

et la fonction d’éducateur pour aider les hommes à renoncer à quelque chose d’eux-mêmes

(leur impulsion brute) et comprendre leur intérêt pour l’augmentation de leur propre

puissance à obéir aux lois et à contribuer au bien commun.

132 TTP, chap. 4, p. 91. 133 Lettre XIX et lettre XXI, Spinoza à Blyenbergh, p. 1121 et p. 1141. 134 E 4P68S.

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2.4 Définitions dans l’Éthique

Dans l’Éthique, Spinoza va modifier son concept de conatus et tous les autres

concepts qui lui sont reliés, principalement, les concepts de l’essence, de désir, de

puissance, de l’esprit, de l’idée, des affects, de l’entendement. Selon nous, c’est à ces

concepts que pense Spinoza lorsqu’il annonce qu’il va maintenant passer à l’explication

des choses qui ont dû suivre nécessairement de l’essence de Dieu, « de celles-là seules

qui peuvent nous conduire, comme par la main, à la connaissance de l’esprit humain et de

sa béatitude suprême135 ».

Tout d’abord, Spinoza nous présente un concept très étoffé de l’essence. Dans la

première partie de l’Éthique, Spinoza reconnaît à Dieu d’être la cause de l’existence des

choses et de leur persévérance dans l’existence. « Il est dit que Dieu est la cause non

seulement de ce que les choses commencent à exister mais encore qu’elles persévèrent dans

l’existence136. » Il lie la puissance de persévérer dans l’être à l’activité de essence en soi;

« la puissance de Dieu, par laquelle lui-même et toutes les choses sont et agissent, est son

essence137. » Ainsi, il reprend l’idée de l’effort pour se conserver qu’il appelait, dans le

Court Traité, la providence universelle et particulière de Dieu, et précise qu’il s’agit de

l’activité de l’essence de Dieu en soi, ce qui témoigne de sa puissance. « La puissance de

Dieu n’est rien en dehors de l’essence active (actuosa) de Dieu138 ». Nous pensons que dans

l’Éthique, Spinoza a préféré parler de « l’essence active (actuosa) de Dieu » pour parler de

sa puissance et réserver « l’effort pour conserver la vie» aux êtres de la nature naturée.

Nous remarquons aussi une grande différence entre le Traité de la Réforme de

l’Entendement et l’Éthique dans la méthode que suit Spinoza pour nous entretenir de notre

idée de référence. Dans le TRE, il se contente d’affirmer : « Nous avons une idée vraie ».

Nous savons que c’est l’idée innée de l’entendement mais aussi, cette idée peut être une

idée quelconque. Dans l’Éthique, Spinoza prend beaucoup plus de précautions avant

d’affirmer que nous avons une essence. Au moins, ici, il a clairement posé sa cause : elle

suit d’une modification de l’essence active de Dieu. « Une fois l’idée donnée, tous les

135 E 2, Préface. 136 E 1P24C. 137 E 1P34D. 138 E 2P3S.

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autres modes (auxquels l’idée est donc antérieure par nature) doivent exister dans le même

individu. Ainsi donc, c’est une idée qui constitue d’abord l’être de l’esprit humain. Mais

non l’idée d’une chose non existante139. » Et surtout, il a accordé l’idée à un objet, avec le

corps tel que nous le sentons. L’idée du corps intègre ainsi absolument l’existence et sa

vitalité. Ici, l’idée vraie est l’idée d’un corps en acte, l’idée active de son existence

singulière unie à la nature totale. « L’effort (conatus) par lequel chaque chose s’efforce de

persévérer dans son être n’est rien en dehors de l’essence donnée (de la nature déterminée)

et actuelle de cette chose140. »

Et c’est là que commence l’apport original de l’Éthique, le conatus est non seulement

une essence active, mais aussi une essence déterminative qui donne à chaque chose sa

nature particulière et sa détermination à accomplir une certaine action d’une certaine

manière. Ceci explique que le conatus de chaque être suive un enchaînement de perception

propre à sa nature et à sa puissance particulière pour se conserver dans l’existence. Ce qui

le rend intelligible aussi. En effet, la variation de puissance que subissent les êtres lors de la

rencontre des conatus donne à l’esprit le moyen de se connaître ainsi que les lois de sa

progression et de son activité. Spinoza conçoit donc le conatus comme étant déterminé à

nous expliquer la nature de notre esprit, les lois de l’augmentation de sa puissance à

affirmer l’existence du corps, et la voie pour satisfaire son désir suprême de se comprendre

soi-même, Dieu et toutes les choses qui tombent sous son intelligence. Ce qui veut dire que

Spinoza conçoit le conatus comme déterminé à être perçu par un esprit actif qui peut le

comprendre. Ce qui est une grande évolution.

D’abord, la puissance de l’idée change complètement. Alors que dans le TRE, l’idée

vraie innée de l’entendement était conçue abstraitement, elle n’avait pas de rapport avec le

corps et les affects, dans l’Éthique, l’idée de l’esprit est l’idée d’une affection du corps en

acte selon le regard de l’éternité, ce qui lui donne sa puissance de comprendre

adéquatement les idées des affections du corps en acte qui sont ses seuls modes de

connaissance.

139 E 2P11D. 140 E 3P7D.

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L’idée des affections du corps en acte est donc une grande innovation de l’Éthique.

Elle exprime la propriété affective et active de l’idée. Ce qui contrastait avec la conception

des idées de Descartes. Pour Descartes une idée était un tableau muet et les esprits animaux

expliquaient les affects. Dans le TRE, le corps et les affects étaient absents de la recherche

de l’idée vraie. Nous savions que notre esprit était uni à la nature totale mais nous ne

savions pas que notre esprit était uni à l’idée de notre corps. Les idées des affections du

corps n’avaient pas été formulées, nous n’avions que des sensations. Nous ne savions pas

que les idées des affections du corps sont une connaissance immanente de Dieu, le seul

mode que l’esprit humain peut percevoir.

Si le Corps, en effet, n’était pas l’objet de l’Esprit humain, les idées des

affections ne seraient pas en Dieu en tant qu’il constitue notre esprit, mais en

tant qu’il constituerait l’esprit d’une autre chose; c’est-à-dire (selon le

corollaire de la proposition 11) que les idées des affections du Corps ne

seraient pas dans notre esprit. Or (selon l’axiome 4) nous avons les idées des

affections du corps141.

Ce qui nous montre tout le chemin que Spinoza a parcouru depuis le Court Traité. À

ce moment-là, il pensait que la connaissance de Dieu était si étroitement liée à

l’entendement qu’elle se faisait connaître à l’homme directement 142 . Dans l’Éthique,

l’homme ne peut connaître Dieu que par la perception des idées des affections du corps en

Dieu.

Il n’y a pas que l’idée qui soit active, l’esprit l’est également. « Par idée, j’entends un

concept de l’esprit que l’esprit forme parce qu’il est une chose pensante. Je dis concept

plutôt que perception, parce que perception semble indiquer que l’Esprit est passif à l’égard

de l’objet, tandis que le concept explique plutôt une action de l’esprit143. » Et ce qui rend

l’esprit actif, c’est justement de pouvoir enchaîner les idées selon l’ordre éternel de sa

nature particulière, de comprendre sa cause.

141 E 2P13D. 142 CT, 2ième partie, chap. 24, par. 11 et 12, p. 85. « Et nous considérons comme inutile que la connaissance

de Dieu exige autre chose que l’essence de Dieu et l’entendement de l’homme; en effet, ce qui en nous doit

connaître Dieu c’est l’entendement qui lui est uni si immédiatement que, sans lui, il ne pourrait ni être ni être

conçu; par conséquent, il n’est pas douteux que rien ne peut être aussi étroitement lié à l’entendement que

Dieu lui-même. » 143E 2 définitions 2.

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65

Or, dans ce contexte où le conatus est la force d’exister intrinsèque de l’homme en

acte, le désir ne peut plus être considéré comme étant seulement un désir du corps, une

convoitise, un vice, un droit de nature impulsif. La conscience de son appétit en soi a donné

naissance à un esprit conscient de lui-même et de son désir de comprendre sa propre

essence, c’est-à-dire, d’accomplir la chose la plus utile pour affirmer la puissance d’exister

de son corps.

Cet effort (conatus), quand il se rapporte à l’esprit seul, est appelé Volonté;

mais quand il se rapporte à la fois à l’esprit et au corps, on le nomme Appétit

(Appetitus). L’appétit n’est rien d’autre que l’essence même de l’homme, et de

la nature de cette essence suivent nécessairement les choses qui servent à sa

conservation et par conséquent, l’homme est déterminé à les faire.

D’ailleurs, entre l’Appétit et le Désir, il n’y a aucune différence, sinon que le

désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu’ils sont conscients de

leur appétit, et c’est pourquoi il peut être ainsi défini : Le Désir est l’appétit

accompagné de (cum) la conscience de lui-même.

Il est donc établi par tout ce qui précède que nous ne faisons effort vers aucune

chose, que nous ne la voulons pas et ne tendons pas vers elle par appétit

(appetere) ou désir, parce que nous jugeons qu’elle est bonne; c’est l’inverse :

nous jugeons qu’une chose est bonne, parce que nous faisons effort vers elle,

que nous la voulons et tendons vers elle par appétit ou désir144.

Soulignons que Spinoza tenait à dire à son lecteur que la cause de la conscience de

son appétit était une quelconque affection de l’essence elle-même. Ce qui n’était pas très

précis mais ne laissait pas la conscience sans cause. Dans la deuxième partie de l’Éthique, il

avait déjà établi que l’esprit était conscient de lui-même et de son effort. Dans la troisième

partie, l’appétit conscient de lui-même est élevé au rang de désir. On peut déduire que la

conscience de son effort est la première puissance intellectuelle de l’esprit, la première

expression du désir de se connaître. La conscience de son effort a fini par produire un esprit

assez puissant pour affirmer l’existence de son corps singulier et réguler sa puissance

chaque fois lorsqu’il la voit diminuée ou augmentée à cause des aléas de la condition

humaine. Ce qu’il accomplit en formant des idées toujours plus perfectionnées pour

augmenter la joie d’exister de son corps. « Lorsque l’esprit se considère lui-même et de sa

puissance d’agir, il se réjouit, et d’autant plus qu’il s’imagine lui-même et sa puissance

144 E 3P9S, l’italique n’est pas de nous.

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d’agir plus distinctement145. » Par contre, sa passion, c’est de concevoir des idées ou des

enchaînements d’idées qui l’empêchent de progresser. En effet, la tristesse réduit sa

puissance à affirmer l’existence de son corps et « dans la mesure où une chose est affectée

de tristesse, elle se détruit146». On comprend donc pourquoi Spinoza veut éviter d’affecter

l’homme de tristesse. Cet affect de tristesse conduit l’homme exactement dans le sens

contraire au perfectionnement de sa raison.

D’où nous pouvons déduire ici que la cause du progrès d’un mode de connaissance à

un autre, de l’imagination à la raison puis à la science intuitive, est la nécessité pour la

santé de l’esprit de concevoir des idées corrélées à des affects actifs; comme par exemple,

la joie éternelle que recherchait l’auteur du prologue du TRE. Ainsi, au début de la vie,

l’esprit faible ou passif d’Adam ou de n’importe quel enfant, va chercher à rétablir ou à

augmenter sa puissance en imaginant présents les corps des personnes aimées ou en se

remémorant des joies passées. Ensuite, l’esprit va devenir plus puissant et augmenter sa

puissance par la joie de la compréhension rationnelle. Enfin, l’homme sage va rétablir sa

puissance par la méditation de la joie éternelle qui l’affecte dès qu’il a conscience de l’idée

adéquate de Dieu qu’enveloppe son essence.

Nous avons déjà dit que Spinoza nous a donné la cause initiale du désir dont nous

étions privés. Ce qui va changer beaucoup de choses. En effet, en identifiant le conatus

comme étant la cause initiale du désir, Spinoza nous comble d’une idée dont nous étions

privés depuis le début de l’humanité pour nous comprendre nous-mêmes et perfectionner

notre raison. Il ouvre la perspective étroite de la conscience qui ne peut, par elle-même,

trouver que la cause initiale du désir est le conatus, sa propre puissance intrinsèque. Il fait

donc là un acte d’éducation très utile pour tout le monde. En effet, avant Spinoza, nous ne

savions pas que l’esprit pouvait être actif à l’égard de l’idée de l’éternité et de son désir

d’exister et de comprendre. Nous nous ne savions pas que la cause initiale du désir était le

conatus, qui à son tour, était le principe du perfectionnement de l’esprit. Ignorance qui,

selon l’appendice de la première partie, avait donné lieu à la doctrine finaliste qui mettait la

nature à l’envers et était à l’origine de tous les préjugés. Spinoza lui-même avait été long à

comprendre que le conatus était la cause initiale du désir. Dans le Court Traité, il écrivait

145 E 3P53. 146 E 3P21S.

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que la cause de l’amour, du désir, de toutes les passions était la connaissance extérieure

d’une chose jugée bonne. À peine affirmait-il que le désir était l’essence de l’homme. Il le

situait au cinquième rang dans son exposé sur les passions de l’homme et il l’associait à la

convoitise aveugle et aux plaisirs éphémères.

Dans l’Éthique, le désir est l’expression d’une activité, d’une vitalité ou d’une

puissance intrinsèque qui peut varier selon l’état, actif ou passif, de l’esprit qui la perçoit.

Le désir peut être aveugle et désorienter l’esprit passif. « J’entends donc sous le nom de

Désir, tous les efforts, impulsions, appétits, volitions (volitiones) de l’homme; ils sont

variables selon l’état (constitutione) variable d’un même homme, et souvent opposés les

uns aux autres, au point que l’homme est entraîné en divers sens et ne sait où se

tourner147. » Ici, le désir est la première chose et c’est à partir de lui que suivent tous les

autres affects. Et même, on pourrait dire que c’est le seul, les autres étant encore lui, en plus

ou en moins. Ainsi, du désir aveugle suivent tous les affects passifs et du désir de la raison,

seulement des affects de joie active et de désir.

Je pense avoir ainsi expliqué et fait connaître par leurs causes premières les

principaux affects et flottements de l’âme qui naissent de la combinaison des

trois affects primitifs : le Désir, la Joie et la Tristesse. Ainsi, nous sommes

agités de bien des façons par les causes extérieures et, pareils aux flots de la

mer agités par des vents contraires, nous flottons, inconscients de notre sort et

de notre destin148.

Dans l’Éthique, le désir est intellectuel et auto-satisfaisant. Le désir de l’esprit est

absolument accordé à sa fin, avec ce que l’esprit lui-même juge le plus utile, le plus moral,

le plus vertueux: comprendre les lois nécessaires à savoir pour augmenter sa puissance de

se comprendre soi-même, Dieu et toutes les choses qui peuvent tomber sous son

intelligence.

Puisque cet effort de l’esprit, par lequel il s’efforce, en tant qu’il raisonne, de

conserver son être, n’est rien d’autre que comprendre (selon la première partie

de cette démonstration), cet effort pour comprendre est donc (selon le

corollaire de la proposition 22) le premier et l’unique fondement de la vertu, et

ce n’est pour aucune autre fin (selon la proposition 25) que nous nous

efforçons de comprendre les choses. Au contraire, l’esprit, en tant qu’il

147 E 3 Définitions des affects, 1, explication. 148 E 3P59S.

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raisonne, ne pourra rien concevoir qui soit bon pour lui, sinon ce qui le conduit

à comprendre (selon la définition 1)149.

Dans l’Éthique, l’acte de comprendre est l’action de l’esprit en soi. Bien sûr, tout ce

que l’esprit comprend selon la raison satisfait son désir d’être affecté par la joie de

comprendre. Or, selon Spinoza, la chose que l’esprit juge le plus utile, c’est justement de

comprendre son désir en comprenant les idées des affections de son corps en acte. Ainsi

l’Éthique répond au désir de l’esprit humain de se comprendre soi-même par la perception

selon la raison des idées des affections de son corps en acte.

Puisqu’il n’y a rien d’où ne suive quelque effet (selon la proposition 36, partie

1), et que tout ce qui suit d’une idée qui est adéquate en nous, nous le

comprenons clairement et distinctement (selon la proposition 40, partie II),

chacun a le pouvoir de se comprendre, soi-même, ses affects clairement et

distinctement, sinon absolument, du moins en partie, et par conséquent de faire

qu’il soit moins passif dans ses affects. C’est donc à cela surtout que nous

devons apporter nos soins, à connaître chaque affect, autant qu’il est possible,

clairement et distinctement, afin qu’ainsi l’esprit soit déterminé par l’affect à

penser ce qu’il perçoit clairement et distinctement et en quoi il trouve pleine

satisfaction; et par conséquent, afin que l’affect soit séparé de la pensée d’une

cause extérieure et associé à des pensées vraies150.

Pour Spinoza, l’établissement du désir et des affects dans un système rationnel était

une chose bonne pour la santé de l’esprit car elle le rétablissait dans son activité. La lecture

de l’Éthique est en soi un remède à la passivité de l’esprit du lecteur si le lecteur peut en

saisir la propriété affective. Ce qui est difficile à cause de la méthode géométrique. « Plus

l’esprit comprend les choses selon le deuxième et le troisième genre de connaissance,

moins il pâtit des affects et plus grande est la partie qui reste saine151. » Il tenait à dire que

c’est l’enchaînement rationnel des idées qui constitue le remède à la passivité de l’esprit,

« remède dont tout le monde a déjà fait l’expérience, mais dont on ne paraît pas, il me

semble observer avec soin ni voir distinctement 152 ». Lui, il pouvait démontrer more

geometrico que l’ingrédient actif dans les remèdes naturels à la passivité était la

compréhension de la cause initiale du désir, ce qui l’affectait de satisfaction.

149 E 4P26D. 150 E 5P4S. 151 E 4P38D 152 E 5 Préface.

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Cette connaissance, en effet, si elle ne supprime pas absolument les affects en

tant qu’ils sont des passions (voir la proposition 3 avec le scolie de la

proposition 4), du moins fait qu’ils constituent la moindre partie de l’esprit

(voir la proposition 14). En outre, elle engendre un amour envers une chose

immuable et éternel (voir la proposition 15) et dont nous sommes réellement

maîtres (voir la proposition 45, partie II) par suite, cet amour ne peut être

souillé d’aucun des vices inhérents à l’amour ordinaire, mais peut toujours

devenir plus grand (selon la proposition 15), occuper la plus grande partie de

l’esprit (selon la proposition 16) et l’affecter amplement153.

À la fin de la quatrième partie de l’Éthique, après nous avoir présenté le modèle de

l’homme libre, nous voyons bien que la liberté de l’homme ne tient pas seulement dans sa

paix ou sa tranquillité intérieure. Comme l’homme conduit par la raison est plus libre en

vivant parmi les autres que tout seul, sa liberté tient, premièrement, dans la force d’âme

qu’il peut opposer à la passivité d’autrui. « Ces observations et d’autres semblables que

nous avons faites sur la vraie liberté des hommes se rapportent à la force d’âme, c’est-à-dire

(selon le scolie de la proposition 59 de la partie III), la générosité et la fermeté154. » Ainsi,

la connaissance de la cause du conatus a-t-elle des avantages certains : elle nous ouvre à la

connaissance de la nature de l’esprit humain uni à son corps et avec la nature totale, ainsi

qu’à la connaissance de la véritable puissance des idées et des affects, de la compréhension,

de son véritable utile propre pour connaître la béatitude.

À la fin de l’Éthique, Spinoza boucle la boucle. Cette impulsion en soi que

l’homme subissait aux premiers âges de l’humanité est devenue la connaissance de Dieu

qu’enveloppe son essence.

D’autre part, puisque l’essence de notre esprit consiste dans la seule

connaissance, dont Dieu est le principe et le fondement (selon la proposition

15, partie I, et le scolie de la proposition 37, partie II) nous voyons

manifestement comment et de quelle manière notre esprit suit, quant à

l’essence et à l’existence, de la nature divine et dépend continûment de Dieu.

(…) Cette démonstration, certes légitime, exempte du risque de tout doute, ne

touche (afficit) pourtant pas notre esprit de la même façon que quand on tire

une conclusion identique de l’essence même d’une chose singulière

quelconque dont nous disons dépendre de Dieu155.

153 E 5P20S. 154 E 4P73S. 155 E 5P36S.

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Le conatus est toujours l’effort éternel de Dieu pour conserver les êtres dans

l’existence, seulement maintenant, l’esprit humain peut être actif à son égard. Cette

connaissance est très utile pour lui. Elle lui révèle la puissance intrinsèque de l idée de

l’éternité qui constitue son essence; ainsi que la véritable puissance de son l’esprit qui est

de comprendre les choses selon le regard de l’éternité.

Spinoza laisse alors le lecteur sur le seuil de la perception intrinsèque de sa propre

idée de l’éternité en soi, de la prise de conscience de son conatus en tant qu’il est sa force

intérieure, son activité auto-causée intelligible, sa partie éternelle qui lui vient de

l’entendement infini marque son inscription dans le système parfaitement rationnel de la

nature. Le lecteur pourra alors vérifier par lui-même si l’idée de l’éternité est bien corrélée

à la joie infinie de l’exister. Si oui le désir de Spinoza sera satisfait car il voulait partager

cette joie avec tous les hommes dont l’esprit est assez puissant pour la percevoir.

Conclusion

Nous pensons avoir démontré que Spinoza a eu besoin de modifier son idée du

conatus, du désir, de la compréhension, parce que dorénavant l’esprit pouvait être actif à

leur égard. Il pouvait augmenter consciemment sa puissance de comprendre les lois de la

nature et de guérir de sa passivité. Le conatus se révélait ainsi un meilleur objet

d’éducation que l’idée vraie de l’entendement pour conduire l’homme à perfectionner sa

puissance de compréhension parce qu’il pouvait instruire l’homme de l’état de sa

puissance et le rendre autonome dans la guérison et le perfectionnement de cette

puissance. Ce qui était une façon plus perfectionnée d’enseigner la morale. Le conatus, en

plus d’être une idée originale de l’éternité pour l’homme vivant, pouvait expliquer la

cause initiale du désir et le réhabiliter complètement dans l’ordre de la nature. La

variation de sa puissance pouvait expliquer l’état de l’esprit qui le perçoit. Spinoza a

alors complètement libéré la puissance d’affective de l’idée de même que la puissance

thérapeutique de la compréhension de l’esprit humain, qui est en soi un agir et un remède

naturel à la passivité qui affecte l’esprit à cause de la condition humaine.

Selon nous, l’identification de l’idée de l’éternité corrélée à la joie au concept du

conatus a été la solution de Spinoza pour contourner la difficulté qu’ont les hommes à

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concevoir l’idée de l’éternité. Selon nous, la modification du conatus de sorte qu’il puisse

servir de principe au perfectionnement de la raison elle a cinq grands mérites : le premier,

celui de réintégrer l’homme et son désir dans l’ordre de la nature; le deuxième,

d’accorder à la nature de l’esprit la puissance de concevoir une idée adéquate de

l’éternité; le troisième, celui d’identifier le désir de l’esprit pour la connaissance de sa

propre essence. Le quatrième, celui d’agrandir le champ de la conscience de l’esprit en

soi concernant l’activité auto-causée pour que l’esprit n’aie plus à la subir mais à l’agir,

en la concevant comme un principe d’auto-éducation ou d’auto-perfectionnement en soi.

Le cinquième, celui d’augmenter le nombre d’idées adéquates et réduire le nombre

d’idées inadéquates dans l’esprit.

Nous allons développer chacun un peu plus.

Le premier : elle réintègre l’homme et son désir dans l’ordre de la nature, le conatus

posé comme étant la cause initiale du désir. Ce qui était absolument nécessaire pour

sortir l’homme de la doctrine finaliste qui met la nature à l’envers et le conduire à adopter

la doctrine de la raison. L’homme avait besoin d’être éduqué de l’extérieur pour prendre

conscience de cette cause initiale, comprendre ses affects, savoir se guérir de la passivité

produite par toutes les superstitions et les préjugés qu’il subit depuis des temps

immémoriaux.

Le deuxième : elle rétablit la puissance d’action de l’esprit humain uni au corps

pour comprendre l’idée de l’éternité qui constitue son essence. L’esprit humain gagne

ainsi la puissance de connaître son conatus, de la cause à ses effets. Ce qui veut dire

connaître la nature de l’esprit, sa façon d’être touché par la connaissance, les causes de la

passivité et de l’activité. Une fois que l’esprit comprend consciemment en quoi consiste

l’action de l’esprit, il peut guérir de sa passion. Aussi, une fois que l’esprit opère

consciemment la corrélation entre les idées avec les affects pour perfectionner l’esprit, il

ne peut plus ignorer la puissance de la propriété affective de l’idée de l’éternité et de la

joie pour passer à une plus grande perfection. Spinoza concevait très bien que l’action des

idées, soit sa pulsion à suivre l’ordre de l’entendement, ne peut s’accomplir que dans un

esprit libre. Sa conception de la puissance d’action de l’idée et de l’esprit vont d’ailleurs

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l’amener à reconnaître la compréhension comme un agir libre et intrinsèque de l’être en

soi. Spinoza a donc accordé beaucoup de puissance à l’entendement humain.

Le troisième, d’avoir identifié le désir de l’esprit pour la compréhension de sa propre

essence, Dieu, les autres et toutes les choses qui tombent sous son intelligence. Ce désir est

aussi sa fin, sa joie, son action, sa vertu. Spinoza a conçu la compréhension du désir en soi

comme étant une satisfaction absolue, la béatitude, une éthique, un remède, une action de

l’esprit. Ainsi, le sujet traité, le conatus satisfaisait absolument le désir suprême de l’esprit

humain.

Le quatrième celui d’agrandir le champ de conscience de l’esprit par la connaissance

de la cause initiale de son désir. Nous pensons que la conscience de soi-même est le

principe éducatif de la raison. Elle est en soi un modèle d’éducateur intime, d’un

accompagnateur, d’un guide sur la voie du perfectionnement intellectuel, tout en assurant à

l’homme son autonomie. De plus, elle conduit l’homme à la connaissance intérieure, c’est-

à-dire, là où il peut former des idées adéquates pour se donner de meilleures conditions de

survie. À la fin de l’Éthique, c’est la conscience de soi qui distingue l’ignorant du sage.

Enfin, le cinquième : Spinoza a relevé le défi pédagogique de ruiner plusieurs idées

inadéquates ou préjugés que véhiculaient les religions et même les philosophes, et ainsi

d’augmenter le nombre de nos idées adéquates. Nous nommerons les principales idées que

Spinoza a modifiées.

D’abord, l’idée inadéquate qui affirmait que l’entendement ne peut pas concevoir une

idée vraie de Dieu, ou que l’homme ne peut pas concevoir l’idée de l’éternité de son vivant;

qu’elle est une récompense post-mortem aux plus méritants. Spinoza allait démontrer que

l’idée de l’éternité est l’effort même pour exister et que c’est par nature et par nécessité que

l’esprit humain peut parvenir à la puissance de la comprendre selon la raison.

Ensuite, l’idée inadéquate de ce qu’est la puissance, que ce soit la puissance de Dieu

que le vulgaire imaginait être celle d’un roi sur ses sujets, la puissance de l’esprit sur le

désir, que Descartes et les Stoïciens imaginaient être comparable à la domination d’un

empire sur un autre, ou la puissance d’une idée que Descartes réduisait à celle d’un tableau

muet. Il lui fallait démontrer que la puissance de Dieu était son existence nécessaire, que la

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puissance d’une idée était proportionnelle à l’activité divine contenue en son objet, que la

puissance de l’esprit était la compréhension rationnelle de ses affects, c’est-à-dire de

l’activité affective auto-causée en soi.

En plus, toutes les idées inadéquates concernant le désir, celle qui accordait le désir

seulement au corps et séparait le corps de l’esprit, excluaient le désir et les affects de

l’ordre de la nature, considéraient les affects comme étant tous des passions. Il devait

rétablir le désir et les affects dans l’ordre de la nature, montrer l’union du corps et de

l’esprit dans la connaissance et affecter son lecteur d’une joie de comprendre qu’il

reconnaîtrait comme un affect actif.

Enfin, il ne serait pas peu fier d’avoir contribué à ruiner la doctrine finaliste et tous

ses préjugés. En donnant à l’homme la cause initiale de son désir et l’explication des

remèdes à la passivité de l’esprit, il donnait à l’homme les moyens de délaisser la doctrine

finaliste, le libre-arbitre, la volonté libre, au profit de la doctrine rationaliste, le

déterminisme, le monisme. Il lui donnait aussi l’occasion de repenser la liberté, l’esclave et

l’obéissance aux lois.

Pour finir nous voulons faire remarquer que l’évolution des concepts de conatus,

d’essence, de désir, d’entendement, de passion et d’action s’accorde entièrement avec la

perfectibilité de l’esprit à comprendre l’activité intrinsèque de la petite partie de

l’entendement infini en soi, autrement dit, à concevoir les choses sous le regard de

l’éternité. Dans le Court Traité et le TTP, Spinoza situe le conatus au début de l’humanité.

Par contre, dans l’Éthique, Spinoza situe le conatus à l’âge de la raison.

Nous pensons que la démonstration du conatus appliqué au corps vivant et à l’esprit

actif a été la solution de Spinoza pour résoudre la difficulté des hommes à concevoir

clairement l’idée de l’éternité ou l’idée de l’infini et ainsi leur permettre de satisfaire le

désir de leur esprit de connaître consciemment leur propre essence.

Selon notre hypothèse, ce serait la perception de l’idée de l’éternité corrélée à la

jouissance infinie de l’exister qui aurait inspiré à Spinoza cette évolution. Spinoza a pensé

une pédagogie de l’idée de l’éternité par la connaissance de sa propriété affective et

intellectuelle. Sa pédagogie faisait la synthèse entre la nécessité pour l’homme de connaître

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son essence en tant qu’elle est le principe de son perfectionnement et la difficulté que cela

représentait pour lui car l’ordre commun l’avait endoctriné avec une idée inadéquate de

l’idée de l’éternité en soi qui s’accordait à l’impuissance de son esprit à la saisir clairement

durant la vie du corps. Cette difficulté ne se présentait pas pour l’idée vraie innée de

l’entendement du TRE car cette dernière pouvait être n’importe laquelle et elle n’était pas

accordée, ni à un objet ni à un affect. Par conséquent, Spinoza a pu élaborer, avec sa

conception modifiée du conatus, un véritable principe du perfectionnement intellectuel,

affectif, éthique de l’esprit humain, qui révélait l’imperfection de l’éducation morale

traditionnelle.

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CHAPITRE 3

AVANTAGES D’UNE ÉDUCATION AU DÉSIR

Dans cette partie nous exposerons les avantages que nous concevons pour

l’éducation contemporaine et pour le citoyen en général d’extraire de la philosophie de

Spinoza une éducation au perfectionnement de la raison absolument en accord avec le but

de l’éducation que l’État a le devoir de donner à ses citoyens pour sauvegarder le pacte

social. Ensuite, nous formulerons quelques hypothèses pour expliquer que la découverte

de Spinoza, que le conatus est le principe du perfectionnement de la raison, n’a pas été

retenue par l’éducation contemporaine. Il sera alors temps de découvrir les avantages pour

l’éducation qu’identifièrent Rabenort, Misrahi et Ravven, qui furent les premiers à

considérer la philosophie de Spinoza sous l’angle de l’éducation au désir. À la fin, nous

ferons la synthèse des différentes conceptions de l’éducation au désir que nous aurons

exposées. Nous dresserons ainsi la liste de tous les avantages que devrait offrir une

éducation au désir fidèle à la philosophie de Spinoza.

3.1 Selon nous

La première utilité, pour nous, est que Spinoza replace l’homme et son désir dans

l’ordre de la nature. Il suffisait pour cela de l’instruire de la cause initiale de son désir et de

l’ingrédient actif qui fait l’efficacité des remèdes à la passivité, la puissance d’agir que

l’esprit peut tirer de la compréhension rationnelle des choses. L’homme connaissant la

cause initiale de son désir, c’en est fait de la doctrine finaliste et de tous ses préjugés qui

sont autant d’obstacles au perfectionnement de l’esprit. Il peut alors adopter la doctrine

rationaliste qui est bien plus utile pour lui car elle reproduit l’ordre de la nature et l’engage

dans son progrès intellectuel. «Nous avons dit auparavant que tout ce que nous faisions

devait servir au progrès et à l’amélioration.156 » L’homme a alors la possibilité d’atteindre

le troisième genre de connaissance, c’est-à-dire, d’« arriver à la perfection intellectuelle

156 CT, partie II, chap. 7.

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dont nous avons parlé, à savoir la connaissance (en soi) de l’union de l’âme avec la nature

totale »157. Or, ce genre de connaissance est la sagesse, le souverain bien intellectuel, la vie

joyeuse de l’homme libre. Elle est certainement très utile.

La deuxième utilité que nous lui reconnaissons est de définir le progrès intellectuel à

partir du moment où l’on réalise que l’amour des choses éphémères est nuisible à l’esprit

compte tenu de la faible proportion d’essence qu’elles contiennent 158 . Spinoza avait

d’ailleurs très bien illustré, dans le prologue du TRE, le progrès d’un homme las de la

vanité des biens éphémères, presqu’à l’article de la mort et cherchant de toute urgence un

remède, qui prend conscience qu’il avait confondu le souverain bien avec les biens

éphémères et que l’amour d’une chose éternelle est une grande consolation. Il avait dû

admettre alors que les valeurs de l’ordre commun, savoir les plaisirs sensuels, les honneurs,

la richesse, l’avaient conduit à la servitude et non à la liberté. « Or, toutes les choses que

recherche le vulgaire, non seulement ne procurent aucun remède pour la conservation de

notre être, mais encore y font obstacle et causent souvent la perte de qui les possède et

toujours celle de ceux qui en sont possédés159 . » L’homme a effectué le nécessaire et

difficile passage de l’amour des choses éphémères à l’amour des choses éternelles, pour

lequel, selon nous, l’homme aurait besoin d’être éduqué. Ce passage est difficile parce qu’il

implique de renoncer aux choses éphémères sans renoncer à la vie, ce que beaucoup

d’hommes ne parviennent pas à faire. Bref, il serait utile selon nous que l’homme sache que

la santé de l’esprit exige de l’homme qu’il nourrisse l’idée d’une joie éternelle accordée

avec l’idée de son essence. Ce que Delbos nous rappelle : « C’est dans la vérité de son être

qu’il (l’esprit) trouve le plus grand intérêt160. »

La troisième utilité concerne l’augmentation de la puissance intellectuelle et de la

force d’âme que l’homme peut tirer de la compréhension de son être intérieur, de la

consultation de sa propre raison. Or, la compréhension du concept du conatus en tant qu’il

est la connaissance immanente en soi d’où suivent les idées des affections du corps nous

habitue à une certaine méditation intérieure qui dispose notre esprit à former des idées

157 TRE, par. 15. 158 CT, partie II, chap. 5, par. 6, « Non seulement elles (les choses périssables) ne contribuent pas au progrès,

mais elles nous sont même nuisibles. » 159 TRE, par. 7. 160 DELBOS, op.cit., p. 106.

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77

adéquates et à opérer de multiples liaisons dans un ensemble. Selon Spinoza, qui connaît sa

propre essence connaît sa puissance de comprendre les choses en soi. « Or, dans la mesure

où l’homme se connaît lui-même par la vraie Raison, il est supposé comprendre

(intelligere) son essence, c’est-à-dire (selon la proposition 7, partie III) sa puissance161. »

Or, un homme qui augmente sa force de comprendre augmente simultanément sa force

d’âme, c’est-à-dire, sa force de tolérer les autres et d’adopter une éthique bonne pour la

prospérité de l’État et pour lui. Dès lors, l’homme apprend à se consulter en lui-même, à se

prémunir d’être asservi par les valeurs du monde extérieur, à jouir de sa vie d’homme libre.

Par conséquent, l’homme qui ignore sa propre essence, ignore sa puissance, s’ignore

lui-même et est le plus susceptible d’être asservi. En effet, il faut savoir que le désir de

l’homme, lorsqu’il est face à lui-même, est bien l’effort de persévérer dans son être et de

comprendre. Cependant, lorsque l’homme est en relation avec les autres, c’est-à-dire en

contexte d’une pluralité de conatus, son premier désir est l’ambition. Alors, un homme

ignorant de sa cause et de sa propre puissance voit son ambition le conduire à l’orgueil. Ce

qui le fait régresser au lieu de le faire progresser. Or, comme l’ambition, la gloire, l’orgueil,

sont des affects passifs qui le conduisent à dégénérer, nous pensons qu’il serait très utile

que l’homme soit éduqué à l’affect de l’ambition car alors il saura la transformer en

humanité.

En effet, il faut savoir que l’ambition, que chacun possède à des degrés divers (c’est

par la gloire que nous sommes menés et nous pourrions à peine tolérer une vie d’opprobre),

est très utile aux hommes. C’est elle qui permet aux hommes de tisser des liens qui peuvent

les unir et les contenir, ou au contraire, les faire fuir et les opposer les uns aux autres, les

asservir. Jusqu’à maintenant l’affect de l’orgueil a été beaucoup utilisé en éducation.

Spinoza nous dit que l’orgueil et l’envie servent d’aiguillons aux parents pour encourager

leurs enfants à obéir et à adopter les lois de la communauté. Les parents imitaient ainsi les

théologiens qui eux aussi brandissaient la crainte de l’humiliation pour les faire obéir. Les

théologiens eux s’adressaient à une foule, c’est-à-dire à un nombre de gens dont la

puissance réunie dépassait largement la leur. Ils concevaient comme moins menaçante pour

eux une foule exhortée à l’humilité et à la crainte de leur puissance.

161 E 4P53D.

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78

La foule a de quoi terrifier à moins qu’elle ne craigne. Aussi n’est-il pas

étonnant que les Prophètes, préoccupés non de l’utilité d’un petit nombre, mais

de l’utilité commune, aient tant recommandé l’humilité, le repentir, le respect.

Et en vérité, ceux qui sont soumis à ces affects peuvent bien mieux que les

autres être amenés à vivre sous la conduite de la Raison, c’est-à-dire à être

libres et à jouir de la vie des bienheureux162.

Bien que les parents fussent dans un autre contexte, ils n’avaient que les théologiens

comme modèles d’autorité pour conduire leurs enfants à obéir aux lois, à s’accorder entre

eux, à contribuer à la puissance du groupe. Les parents éduquaient leurs enfants comme ils

avaient été éduqués, c’est-à-dire, en les affectant de reproches et de tristesse, en les

aiguillant avec la haine et l’envie pour qu’ils adoptent les coutumes de leur milieu et

bénéficient de la puissance du groupe.

Or, selon Spinoza, voilà bien qui va exactement dans le sens contraire où devrait

conduire l’éducation. Les parents ignoraient alors qu’ils diminuaient la puissance

intellectuelle et la puissance d’autonomie de leur enfant au lieu de le préparer à jouir de sa

propre puissance. Ils ne savaient pas que l’aiguillon de l’orgueil ne fait que précipiter

l’homme dans l’asservissement. Nous pensons donc qu’il est très utile pour les parents de

savoir comment les affects universels de l’ambition ou l’orgueil doivent être éduqués pour

conduire un homme à être fier de lui et à vivre en homme libre, et non pour le conduire à ne

jamais connaître la satisfaction intérieure et à vivre en esclave.

Enfin, la plus grande utilité que nous accordons à une éducation à l’essence de l’esprit

est qu’elle s’allie entièrement à l’effort de la nature pour satisfaire le désir suprême de

l’esprit qui est de se concevoir adéquatement, Dieu et toutes les choses. Elle place l’homme

dans la possibilité de connaître la joie, la plus haute satisfaction intérieure, la béatitude, la

connaissance de Dieu qu’enveloppe son essence. Nous pensons utile que l’homme sache

que le désir n’appartient pas qu’au corps et qu’il peut connaître la joie de l’amour

intellectuel. Nous pensons qu’un homme qui connaît la nature de son esprit, le conatus, en

tant qu’il est aussi son principe de son perfectionnement, est déterminé à vivre une aventure

intellectuelle des plus satisfaisantes durant la vie de son corps.

162 E 4P54S.

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79

En résumé, nous pensons qu’une éducation de l’homme à son essence, c’est-à-dire à

la connaissance de sa propre nature, lui apporterait les avantages suivants : la possibilité de

connaître le souverain bien, c’est-à-dire, de jouir d’un bien éternel réellement supérieur aux

biens éphémères; l’habitude de la méditation intérieure ou de se disposer dans les

conditions nécessaires à la formation des idées adéquates, la conscience de posséder une

force intérieure qui l’aide à conserver sa vie et sa liberté; la puissance de discerner son utile

propre et d’être critique face aux valeurs de l’ordre commun; l’augmentation de la force

d’âme et de l’humanisation au lieu de subir la déshumanisation de l’ambition et autres

affects passifs tenaces. Bref, nous pensons qu’il est très utile pour soi-même et pour tous les

hommes de connaître chacun son essence, d’apprendre à maintenir son esprit actif par la

compréhension de son désir et de ses affects et à ne pas être empêché dans son

perfectionnement naturel.

3.2 La privation de l'idée du conatus dans l'éducation

Pourquoi la conception du désir de Spinoza, en tant qu’il est l’essence de l’homme

et que sa compréhension rationnelle rend l’esprit actif, n’a-t-elle pas été enseignée?

Pourquoi les hommes n’ont-ils pas reconnu qu’une éducation de l’homme à son essence

était la voie la plus sûre pour lui enseigner une éthique bonne pour la prospérité des

citoyens et de l’État? La logique expliquée des remèdes naturels à la passivité de l’esprit

peut-elle encore nous laisser indifférents? Pourquoi la connaissance relative à l’essence

de l’homme est-elle restée si longtemps ignorée après avoir été aperçue?

Nous attribuons la première cause au fait que Spinoza était un philosophe avant-

gardiste né à une époque et dans une culture où il n’y avait qu’un petit nombre d’hommes

conduits par la raison. Les idées de l’Éthique étaient trop éloignées de la conception

traditionnelle de la morale, sa forme trop difficile d’accès, et elles causaient l’ire des

théologiens. L’État devait d’abord restreindre le pouvoir des théologiens. Ces derniers

avaient affecté les hommes de crainte avec toutes leurs histoires de diable et d’enfer.

Ensuite, la puissance de l’esprit humain avait été sous-estimée, même par les grands

philosophes que furent Descartes et Bacon. Après sa mort, Spinoza eut la réputation d’être

un athée avant d’avoir la réputation d’être un panthéiste. Le nombre d’hommes conduits par

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la raison devait augmenter considérablement pour que la philosophie de Spinoza commence

à être acceptée. Alors ce n’est que depuis le début du XXe siècle que des chercheurs en

éducation, Rabenort en tête, ont commencé à concevoir l’utilité de la philosophie de

Spinoza pour l’éducation.

Deuxièmement, nous pensons qu’une autre cause de la non-récupération de la

connaissance que nous avons une essence désirante fut la parution en 1693 d’un traité

d’éducation écrit par un philosophe anglais, John Locke : Some Toughts Concerning

Education. Ce traité a connu une grande popularité à l’époque. Il influence encore

l’éducation aujourd’hui. Dans cet écrit, loin de reconnaître à l’homme une essence, Locke

comparait l’enfant à une tabula rasa. Il illustrait avec une image facile que l’esprit n’avait

aucune idée innée, aucun caractère particulier avant son contact avec le monde. Pour

Locke, l’enfant apprenait à connaître le monde en étant mû uniquement par l’expérience et

l’envie.

Avec Rabenort, nous pensons que Spinoza n’aurait pas aimé la comparaison de

l’esprit humain avec une table vide. « A tabula rasa would not have appealed to Spinoza

as an adequate appellation for the mind, for his conception of the nature of mind, as we

shall see, was totally different. He would doubtless have pronounced a tabula rasa as

impossibility163 . » Nous pensons que Spinoza aurait considéré Locke indigne d’être

appelé philosophe. Sa comparaison de l’esprit humain à une tabula rasa privait l’homme

de son bien le plus précieux, de ce qui fait de lui un homme, fait progresser son esprit et

l’unit aux lois de la nature. Spinoza aurait reproché à Locke la même chose qu’à Bacon et

à Descartes, c’est-à-dire, de n’avoir pas compris origine de l’esprit ni des idées et d’avoir

ainsi contribué à maintenir des préjugés qui sont de véritables obstacles à la science.

Locke et Spinoza ne se sont pas connus même si les deux hommes avaient, en plus

de leur année de naissance, plusieurs intérêts en commun (l’entendement, l’éducation, la

meilleure forme de gouvernement). Ce qui n’empêche pas que ces deux hommes

n’étaient pas de même nature. La comparaison de l’esprit à une tablula rasa uniquement

mue par l’expérience et l’envie et qui n’a pas d’autre puissance que de supporter les

choses extérieures qui lui ont échu, montre que Locke concevait l’esprit selon son

163RABENORT, Ibid., p. 9.

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imagination. De son côté Spinoza a conçu l’esprit humain selon la raison, c’est-à-dire,

selon un raisonnement de cause à effet. Pour lui, l’esprit humain est une partie de

l’essence divine, de la puissance de persévérer dans l’existence, une idée de son corps

selon le regard de l’éternité. L’homme est ainsi relié aux lois de la nature nécessaires à

connaître pour assurer sa survie et le plus utile pour lui, c’est de consciemment s’y allier.

On nous accordera donc que l’idée de Spinoza concernant l’esprit humain était beaucoup

plus perfectionnée, pertinente et utile pour l’ensemble de l’espèce que celle de Locke. Ce

qui nous conduit à déduire que les idées les plus perfectionnées peuvent prendre

beaucoup de temps avant d’être reconnues à leur juste valeur. Pendant ce temps-là, des

idées inadéquates, pas du tout utiles, peuvent susciter l’adhésion d’une grande partie de la

population qui voudra les garder même si ces idées conduisent à l’absurde.

3.3 L’éducation au désir selon Rabenort

Heureusement, l’évolution de la connaissance et de la civilisation au cours des

siècles suivants a permis l’augmentation des idées adéquates et du nombre d’hommes

conduits par la raison.

Au début du XXe siècle, aux États-Unis et plus précisément, à l’Université de

Columbia, William Louis Rabenort présente sa thèse de doctorat qui a pour titre Spinoza

as Educator (1911)164 . Il se donne pour tâche de construire la théorie de l’éducation

qu’implique la philosophie de Spinoza. Il explique le retard que nous avons à reconnaître

la découverte de Spinoza par son extrême brillance qui remplacerait la lumière pâlotte de

la révélation si les hommes n’avaient pas tant de difficulté à ouvrir les yeux. « Spinoza

had found the way to God by the light of reason, but its direct rays were too bright for

most men; they had to let the reflected light of revelation guide them165. » Il faut dire que

Spinoza a été étiqueté de panthéiste et cela même s’il avait pris soin de différencier Dieu

et les choses. Rabenort invite les étudiants à dépasser cette étiquette et à considérer la

philosophie de Spinoza comme étant une philosophie de la nature166.

164 W. L. RABENORT, op. cit., p. 17. 165 Rabenort, Ibid. 166 Rabenort, Ibid.

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Selon Rabenort, la découverte que l’homme a une essence est la plus grande

contribution de Spinoza à l’éducation parce qu’elle nous permet de comprendre la nature

de l’homme. Ce qui est très utile pour savoir ce qu’on peut attendre de lui. « The fact that

man’s essence is at once what makes him rational and what makes him put every effort

for physical as well as mental supremacy is the most fundamental principle that Spinoza’s

philosophy has to contribute to education, and to it, as the sequel should show, his other

principles must be related167. » Nous pensons que Rabenort était prêt à remplacer la

conception de l’homme comme étant une tabula rasa par celle de l’homme doté d’une

essence qui convient avec le système rationnel de la nature. Pour lui, examiner l’essence,

c’est prendre en compte la nature ou la capacité de l’objet à parvenir à l’objectif désiré.

Alors seulement, l’éducateur peut découvrir la raison de son échec à obtenir l’effet désiré.

Rabenort ne met pas l’accent sur l’essence en tant qu’elle est le désir mais en tant qu’elle

exprime la nature et la puissance singulière d’un homme relié à l’ordre de la nature.

À la fin de sa thèse, Rabenort pose la possibilité d’utiliser la philosophie de Spinoza

dans l’éducation parce qu’elle satisfait les quatre critères suivants : 1. L’objectif de

l’éducation. En effet, bien que Spinoza ne soit pas un finaliste (téléologiste), il a pour but

d’éduquer l’homme à vivre selon la raison afin qu’il puisse s’accorder avec les autres,

évaluer son utile propre, diriger son ambition à comprendre les vérités éternelles au lieu

de posséder des biens éphémères, réaliser l’entraide pour augmenter le conatus de tous et

cela, dans la compréhension et non dans la domination. 2. La méthode. Pour Rabenort,

l’essentiel de la méthode de Spinoza consiste à augmenter la part d’idées adéquates dans

l’esprit et à répondre aux commandements de la raison : s’aimer soi-même, rechercher

son utile propre, désirer son perfectionnement intellectuel. 3. L’ordre de la matière

enseignée. Pour Spinoza, éduquer consiste à enchainer ses idées selon l’ordre de la raison

de sorte que son lecteur, en l’imitant, s’engage sur la voie de son propre

perfectionnement. « Indeed man cannot attain to a complete realization of his obligations

and privileges in society without excelling in the higher type of thinking. Even experience

and that which it knows must give account to reason 168 . » Il a donc enseigné le

perfectionnement de la raison par la compréhension de sa nature et de son expérience

167W. L. RABENORT, op. cit., p. 17. 168 RABENORT, op. cit. p. 74.

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humaine dans la vie pratique, c’est-à-dire, de son désir et de ses affects. 4. Le problème

de la discipline et du contrôle. Pour Spinoza, l’éducateur n’est pas un législateur. Il

n’impose pas l’obéissance aux lois, mais celle-ci vient d’elle-même lorsque l’homme peut

comprendre le vrai but des lois.

Nous nous accordons entièrement avec Rabenort : la philosophie de Spinoza est

possible en éducation parce qu’elle est une philosophie de la nature. De même nous

pouvons concevoir que les critères de l’éducation sont au sein même de l'activité ou du

conatus. Ils ne sont pas personnels mais sociaux. Ils répondent à la nécessité des essences

pour canaliser leur puissance.

Les critères de l'éducation que pose Rabenort mettent en lumière que la fin de

l'homme est d'être éduqué. C’est la condition pour avoir un esprit libre de la passivité,

savoir s’allier à l’ordre de la nature et se perfectionner pour parvenir à sa plus haute

puissance intellectuelle. Cette fin s’explique d’ailleurs par les limites naturelles de la

conscience humaine au moment de la naissance du corps. Selon nous, Spinoza a pensé

deux méthodes, la méthode ordo geometricus pour démontrer sa conception de la nature

de l’esprit et de la joie à laquelle il peut prétendre; et la méthode de compréhension des

affects pour guérir l’esprit de la passivité, c’est-à-dire, le rendre actif à son propre

perfectionnement en soi.

Rabenort a éclairé également la nature commune de l'essence humaine. Il nous

rappelle que l’acte de penser est un acte social et que la discipline est une nécessité de

l’essence elle-même. Seulement, l’homme doit comprendre le but des lois et y obéir avec

joie plutôt que de les subir. Pour Rabenort, une éducation digne de ce nom conduit à

l’auto-éducation, qui se poursuit au fur et à mesure que l’homme progresse. Nous

pensons donc que le regard de Rabenort sur la philosophie de Spinoza selon l’angle de

l’éducation a fait ressortir la possibilité d’intégrer la philosophie de Spinoza à l’éducation

contemporaine pour mieux connaître la nature de l’esprit humain que l’éducation veut

perfectionner.

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84

3.4 L’éducation au désir selon Misrahi

Alors que pour Rabenort la philosophie de Spinoza est une philosophie de la nature,

pour Misrahi, elle est une philosophie du désir, de la joie et de la recherche du vrai

bien169.

L’essence de l’homme, dit Spinoza, est le Désir. C’est là le socle d’une

philosophie de l’existence : l’homme n’est pas d’abord défini par sa raison

mais par son mouvement d’affirmation et d’accroissement de son existence en

tant qu’elle concerne sa joie ou son malheur. La capacité de connaître n’est

qu’une forme du pouvoir d’exister (ce en quoi elle est la vertu véritable), et ne

vaut d’ailleurs que comme moyen de passer de la confusion à l’adéquation,

c’est-à-dire de la servitude toujours triste à la liberté véritable. Spinoza pense à

une éthique de la liberté par la compréhension de ce qui cause la passivité du

désir qui s’accorde avec la servitude de l’homme170.

Selon Misrahi, le désir se comprend par la joie puisqu’il vise la satisfaction. Misrahi

s’étonne de ce que l’époque contemporaine définisse encore le désir comme un manque ou

un besoin alors que pour lui le désir est inséparable de l’intelligence et de la conscience, de

la relation à l’autre, de la réciprocité et de la communauté. Selon lui, l’éducation devrait

former au bonheur plutôt qu’au travail car la finalité de l’existence, comme de la

connaissance, est la joie. « L’éducation doit déployer en tout premier lieu le sens du

bonheur, c’est-à-dire, une espèce d’attention, de perspicacité, portées à soi et à la vie, et qui

indique que seule la joie importe171. » Pour Misrahi, l’objectif de l’éducation devrait être de

nous apprendre à être heureux et à être vigilant avec nos désirs. « L’existence est justement

si courte (une pensée lucide doit comprendre cela) qu’il est préférable de consacrer toute

notre énergie à la construire et à la déployer plutôt que de se lamenter sur sa fin, et donc

déjà de la terminer172. » Le désir nous conduit à former des idées de bonheur, cependant, il

faut être vigilant. Les désirs que la société nous propose sont aliénants et le désir laissé à

lui-même est irréfléchi, aveugle aux autres et à sa propre vérité. Le désir aveugle est

impatient, il nous trompe et engendre d’autres désirs contradictoires. « On comprend alors

169 R.MISRAHI, Le désir, la réflexion et l’être dans le système de l’Éthique, Réflexions sur une appréhension

existentielle du spinozisme aujourd’hui, in Spinoza au XXe siècle : actes des journées d’études organisées les

14-21 janvier, 11 et 18 mars 1990 à la Sorbonne, 1993, pp. 129-142. 170 R. MISRAHI, op.cit., p. 136. 171 R. MISRAHI, « La responsabilité de l’éducation, former à la joie non au travail », in Le monde de

l’éducation, février 1985, p. 23-25. 172 R. MISRAHI, « Spinoza et le spinozisme », Encyclopedia Universalis, vol. 17, Paris, 1995, p. 94.

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que l’humanité fasse son propre malheur. Elle entre dans des conflits qu’elle pourrait éviter

en creusant la signification de ce qu’elle souhaite vraiment, il n’est donc pas question de

laisser aller le désir à sa spontanéité. » Ainsi, comme les désirs ne sont pas tous bons,

Misrahi propose une éducation qui commence par « procéder à la critique de l’imaginaire,

en montrant d’ailleurs que l’origine même de cet imaginaire (qui est à son tour l’origine de

l’erreur) est le désir lorsqu’il n’est pas critiqué et lorsque naïvement et spontanément, il est

le fait de l’homme qui s’efforce d’imaginer ce qui augmente ou renforce sa puissance

d’agir173. » Il pense qu’une bonne éducation éveille le désir de la connaissance des bons

désirs. « Désirer, cela s’apprend. Et la tâche de l’éducation consiste précisément à détecter

un chemin qui permettrait aux consciences de maîtriser leur désir. Entendons-nous, il ne

s’agit pas de le réprimer pour accéder à je ne sais quelle sagesse ascétique. La maîtrise du

désir consiste plutôt à faire intervenir la réflexion pour l’informer, le rendre conscient de

lui-même et lui éviter les faux-pas 174 . » Nous donnons raison à Misrahi sur la

responsabilité de l’éducation, qui devrait être d’habiliter l’homme à vivre dans la joie, sur la

définition du désir en tant qu’il est, non pas un manque ou un besoin, mais une source de

sens ou d’indications pour conduire l’homme à former l’idée de la joie. Cependant, nous

pensons que la joie elle-même ne peut pas être la finalité de l’éducation.

En effet, Misrahi considère que pour Spinoza la joie est la fin de l’homme. « Ce n’est

pas pour connaître que l’homme désire (comme chez Platon); c’est pour déployer son désir

(c’est-à-dire, son existence affirmative) que l’homme s’efforce d’imaginer et de

connaître175. » Or, nous lisons dans l’Éthique que ce qui est avant tout utile, c’est de

parfaire la raison, d’augmenter la puissance de l’esprit à comprendre. « C’est pourquoi la

fin dernière de l’homme conduit par la raison, c’est-à-dire le suprême désir, qui lui permet

de régler tous les autres, est celui qui le porte à se concevoir de façon adéquate, lui-même et

toutes les choses qui peuvent tomber sous son intelligence176. » Comme tous les désirs ne

sont pas bons, toutes les joies ne sont pas bonnes177. Par exemple, la joie rapportée à un

objet extérieur finit par troubler l’esprit, et la joie rapportée à une seule partie du corps finit

173 R. MISRAHI, « Spinoza et le spinozisme », art. cit, p. 94. 174 R.MISRAHI, « La responsabilité de l’éducation, former à la joie non au travail », art. cit., p. 24. 175 R.MISRAHI, « Spinoza et le spinozisme », art. cit., p. 95. 176 E 4 App. Chap. 4. 177 E 4P43.

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par devenir excessive. « La joie se règle de préférence à une seule partie du corps : c’est

pourquoi les affects de joie (à moins que la raison et la vigilance n’interviennent) sont

excessifs et par conséquent aussi les désirs qui ont pour origine ces affects178 ». Par contre,

nous devons admettre que le désir de la joie est une puissante motivation pour passer de la

passivité à l’activité. « C’est donc le désir de bien vivre et d’être heureux qui motive et qui

cause le désir de transformer la passivité en activité, et la passion en action. La libération

trouve sa motivation, sa source et aussi sa force dans le désir lui-même179. » Malgré cela,

nous lisons que ce n’est pas la joie que Spinoza considère comme étant la première des

choses mais la force d’âme, qu’il divise en générosité et en fermeté180.

Ce qui nous dérange dans la proposition de Misrahi, c’est que la joie est la finalité du

désir. Or, nous pensons que la connaissance de l’origine des choses est si importante dans

la philosophie de Spinoza qu’une éducation à la causalité du désir conviendrait mieux

qu’une éducation à la finalité du désir. Cependant, nous reconnaissons à Misrahi le mérite

de proposer à l’éducation d’intégrer une philosophie de l’existence pour apprendre à

l’homme à être actif à l’égard de son bonheur et à s’y maintenir malgré la mauvaise

fortune. Ce qui ouvre à l’homme la perspective d’apprendre à jouir de sa vie sans la subir.

3.5 L’éducation au désir de Ravven

Bien qu’elle soit de l’autre côté de l’Atlantique, Ravven, dans son article « Spinoza’s

Materialist Ethics : The Education of Desire181», partage quelques idées avec Misrahi.

Selon elle, Spinoza a mis le focus sur la rééducation du désir pour conduire l’homme à la

raison. Pour elle, la raison est la phase ultime du désir. Elle met en lumière que la vie

éthique de Spinoza est le plus haut degré du désir, lequel entraîne son universalité. Son but

est de montrer que le désir est l’autre face de la raison. Selon elle le désir doit être éduqué

avant tout car c’est de sa compréhension que dépend la puissance d’activité de l’esprit

nécessaire à la compréhension des autres choses. « I argue that desire, qua conatus –which

178 E 4 App. Chap. 30. 179 R. MISRAHI, « Déterminisme et liberté dans la philosophie de Spinoza », in Paul Bourgine et al.,

Déterminismes et complexités : du physique à l’Éthique. La Découverte « Recherche », 2008, p. 215-225. 180 E 3P59S. 181 Heidi M. RAVVEN, « Spinoza’s Materialist Ethics: The Education of Desire », International Studies in

Philosophy, vol. 22, no 3, 1990, p. 59-78.

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is the larger context –has priority over knowledge. Yet knowing, as an essential human

activity, is one expression of the conatus. Moreover, knowledge is that expression of the

activity of the conatus that brings the conatus to its full activity and autonomy182. »

La conception de l’éducation au désir que Ravven conçoit est originale parce qu’elle

ne voit pas seulement le désir comme essence mais qu’elle voit l’affect qui suit de

l’ignorance de sa nature. Elle fait remarquer que l’esprit ignorant, dans son effort d’affirmer

la puissance d’exister du corps, produit des idées correspondantes à des joies passives,

lesquelles, au lieu de rendre l’esprit actif, le rendent passif. « Pride is self-preservation gone

awry for it results in extreme ignorance of oneself and extreme weakness of spirit. The proud

person acts least of all from virtue and is most subject to the emotions or passivity183. » Selon

elle, personne n’a plus besoin d’être éduquée que la personne orgueilleuse (ou trop humble)

car c’est la moins autonome de tous. Elle ne possède pas la connaissance interne des

causes, ignore sa puissance et ne peut goûter l’auto-satisfaction de son travail. Elle réagit à

des stimuli externes, qui se substituent à des stimuli innés, rationnels, à l’activité auto-

causée. La personne orgueilleuse est celle qui peut le moins agir par vertu car est la plus

soumise aux affects ou à la passivité du monde extérieur.

Ainsi, Ravven voit une éducation du désir qui aide l’homme à utiliser la puissance de

son auto-préservation en affirmant son existence en relation avec celle des autres. Or, le

premier affect impliqué dans les relations avec les autres est un affect d’ambition, et le

premier désir conscient de faire quelque chose est un désir de gloire. Or, cette

caractéristique de l’essence humaine peut faire de la vie un enfer lorsque s’entrechoquent

les conatus des brutes dans la vie sociale. Par contre, si l’homme est éduqué à la cause

initiale de son désir, il peut transformer son ambition en humanité et son désir de gloire en

contentement de soi, ce qui veut dire être le plus utile à lui-même et aux autres en se

réjouissant de sa vie.

Desire must, therefore, be educated to seek its true self-preservation and

advantage and not merely its seeming or partial advantage. Only desire for

activity or autonomy is desire that can accomplish the striving of the conatus,

since it is the desire of the organism as a whole to preserve itself in dynamic

182 Heidi M. RAVVEN, op. cit,, p. 59. 183 Ibid, p. 62.

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equilibrium. Thus, Spinoza identifies the striving for self-persistence of the

conatus with its striving for self-caused activity. On the one hand, desire

arising from a mere part of the organism can cause diffusion and disintegration

of the whole and thus render it passive in regard to outside forces. On the other,

false desires (as those of the proud person) can render a person passive to the

whims of others and to external circumstances184.

Ravven considère que la simple redéfinition du désir en tant que sa cause est en soi-

même ou intrinsèque à l’être est déjà un grand progrès. Elle pense que cette redéfinition

suffit pour que l’homme redevienne un sujet actif à l’égard des contingences

(apparemment) étrangères et entraîne la redéfinition du rapport avec son semblable. Selon

elle, dans la mesure où le désir est éduqué, une personne commence à regarder les autres

non seulement comme des sources potentielles de certains états émotionnels -objets

d’amour, de haine, de jalousie, etc. –mais aussi comme des sources potentielles de

connaissance et de solidarité. Elle souligne que la satisfaction du désir n’est pas possible si

l’homme se conçoit comme une partie isolée, elle est seulement possible si l’homme se

conçoit dans un ensemble.

Elle ne voit pas de différence entre la raison et le désir de bien-être car le désir

éduqué ne se différencie pas de la raison et il n’a pas besoin d’être contraint ou asservi. Elle

considère que la satisfaction envers ce qui est donné est l’attitude d’une raison

complètement éduquée car en elle tous les désirs sont orientés vers la réalité. C'est le désir

qui se tient dans les limites les plus réalistes possibles. Le désir excessif de l’imaginaire

excluait la nécessité cependant que le désir de la raison accepte la réalité donnée, et de

façon, plus centrale, la liberté et la joie qui en sont les effets. Elle souligne que le but de

l’éducation est atteint lorsque les actes qui suivent du désir d’un homme sont une

expression de joie. À la fin, elle a dénombré sept avantages pour l’éducation contemporaine

à considérer l’Éthique comme une éducation ou une rééducation au désir :

1. A mind-body, thought-desire-emotion continuity without the reduction on

one side to the other; 2. A consequent new defense and modification of the

concept of reason as the well-functioning of the psyche and a life well-lived.

Reason is conceived as a manifestation of basic human purposes rather than

vice versa; 3. A naturalistic and psychologically sophisticated account of ethics

that is neither authoritarian –does not impose an ideal derived from nature but

allows the latter to emerge as the inner (rational) subjectivity of a person –on

the one hand, nor relativistic, on the other; 4. As a result of 3, the truth of

184 Ibid, p. 63.

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Spinoza’s theory is open to empirical verification in the inner life; 5. It

reformulates ethics as essentially a self-relation and self-development that, at

the same time, suggests the purpose and structure of social relations; 6. It

conceives ethical life as creative in regard to basic human desires rather than

restrictive; 7. It sets ethics in the larger context of human biology and

psychology rather than in either the narrow compartmentalized context of social

justice, on the one hand, or of the narrowly intellectualist meta-ethics of rules

and reasoning, on the other185.

Ravven nous convainc entièrement qu’une éducation au désir est possible et

souhaitable pour le bien de tous. Ravven parle d’une éducation au désir mais nous

entendons plutôt une auto-éducation à l’activité auto-causée de l’esprit, ce qui est la même

chose.

Ravven se distingue de Misrahi et de Rabenort en ce qu’elle situe le sujet à éduquer

davantage dans la vie pratique que dans la vie intellectuelle. Elle situe le conatus de

l’homme en rapport avec les autres. C’est là que le désir conscient de lui-même mais

ignorant de la cause initiale de son existence cherche l’ordre de la nature et ne le trouve pas.

L’esprit s’aperçoit qu’il est aveugle. Ravven ouvre la lumière à la nécessité d’éduquer le

désir car le maintien de l’homme dans l’ignorance de la réalité du désir en fait un homme

orgueilleux dont l’esprit est contraint à la passivité, ce qui réduit sa puissance intellectuelle

et la jouissance de sa vie.

La mise en lumière par Ravven de la nécessité d’éduquer l’homme à son désir à cause

des conséquences de l’ignorance sur sa puissance de comprendre et de jouir de son

existence rejoint cependant Sévérac et Bove. Sévérac a bien montré que les affects qui

dérivent de l’admiration, par exemple, l’orgueil, possèdent une réelle puissance pour

contrarier l’activité de l’esprit qui ne pense pas à se protéger de quelque chose qui lui

apporte la joie car il ne discerne pas la joie active et la joie passive. « En ce sens, la

passivité joyeuse, dès lors qu’elle relève d’un affect qui adhère tenacement, peut être tenue

pour le plus grand des obstacles du devenir actif186. » Sévérac, comme nous le verrons dans

notre chapitre sur les méthodes pédagogiques proposées par Spinoza, met en lumière

l’utilité du modèle pour se protéger des affects tenaces qui sont de véritables obstacles à la

compréhension.

185Ibid, p. 72. 186 P. SÉVÉRAC, Le devenir actif du corps affectif, op. cit., p. 333.

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Bove a aussi beaucoup en commun avec Ravven. Il énonce très clairement le

paradoxe de l’amour-propre.

Nul en effet n’est plus prisonnier de l’autre que l’homme de l’amour-propre.

L’amour-propre en effet n’est que le prolongement aliéné de l’imitation

spontanée, et du désir de combler le désir de l’autre. Prolongement aliéné parce

qu’il renverse la logique de l’Humanité et de la Bienveillance en une logique de

l’ambition qui ne vas pas sans contrainte sur soi-même et sans oppression sur

autrui; aliéné encore, par le fait que l’amour-propre affirme d’autant plus fort sa

singularité, qu’il masque l’altérité qui lui est consubstantielle (c’est selon la

structure de la constitution de l’objet extérieur qu’apparaît le « moi » de

l’amour-propre); aliéné dans ses contenus, puisque c’est essentiellement l’envie

(de ce que l’autre possède et de ce qu’il est), qui alimente la dynamique de

l’ambition et de la différence; délirant enfin, lorsque dans l’orgueil, l’amour-

propre vit le fantasme de l’indépendance totale et de la toute-puissance… mais

pour faire de nous des esclaves d’autrui187.

Ainsi nous pouvons dire que Ravven a le mérite de mettre en lumière l’obstacle que

constitue le désir non éduqué lorsque les hommes se constituent en société. D’où la

nécessité d’éduquer l’homme à l’activité auto-causée en soi et aux affects passifs tenaces

d’où résultent la puissance régressive de l’ambition et l’orgueil d’un homme qui s’ignore.

Conclusion

Ce chapitre nous a permis de dégager les avantages que l’éducation ou le citoyen en

général pourrait tirer d’une éducation de l’homme à sa nature, à son essence ou à son désir

(tout cela veut dire la même chose).

En effet, l’homme qui comprend son désir selon la raison augmente sa puissance de

tolérer les autres, de se comprendre lui-même, de jouir de sa liberté tandis que l’homme qui

reste captif de son désir imaginaire voit sa puissance diminuée et se prépare une vie

d’esclave.

Nous pensons que le domaine de l’éducation est de plus en plus prêt à laisser l’idée

inadéquate de l’esprit que nous a léguée Locke et l’idée inadéquate du désir que nous a

léguée la théologie pour la remplacer par l’idée adéquate de l’essence ou du conatus que

nous a léguée Spinoza. Ce qui voudrait dire que le nombre d’hommes conduits par la raison

187 Laurent BOVE, La stratégie du conatus, Paris, Vrin, 2005, p. 92.

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est assez élevé pour que soit satisfait, au niveau d’une nation, le désir suprême de l’esprit de

connaître sa propre essence, de concevoir son désir selon la raison, de considérer ses affects

comme un baromètre de sa puissance. L’éducation morale traditionnelle, avec son lot de

contraintes, a montré ses limites. Nous pouvons lui préférer une éthique du

perfectionnement de l’esprit où l’homme est d’accord avec lui-même et les autres. Nous

sommes maintenant prêts aussi à connaître la puissance de notre affect le plus tenace,

l’ambition, et à la transformer en humanité et en contentement de soi, plutôt que la laisser

dégénérer en intolérance et en orgueil. Selon nous, l’homme et l’État seraient tous les deux

bien plus prospères et en paix si l’éducation reconnaissait que l’homme est doté d’une

essence qu’il peut intelliger pour comprendre les choses selon la raison, maintenir son

esprit actif et se libérer de la conception du désir et du souverain bien selon l’imagination

de nos ancêtres au temps de notre servitude antique. Une éducation au désir selon la raison

serait une hygiène de la santé mentale qui aurait des répercussions sur l’ensemble des

hommes qui pourraient alors diminuer considérablement le nombre d’idées inadéquates que

nous avons reçues de l’ordre commun. L’esprit moins passif des citoyens serait moins

vulnérable à la corruption, ce qui augmenterait la puissance de L’État.

Pour finir nous allons faire la synthèse des avantages à instituer une éducation à la

nature, à l’essence, au désir de l’esprit que nous avons mis en lumière au cours de ce

chapitre. Nous allons faire la liste de ce que devrait comprendre un programme d’éducation

à l’essence de l’esprit qui s’accorderait avec la philosophie de Spinoza.

Ainsi, cette conception de l’éducation à la nature de notre esprit comprendra : 1. La

définition du désir est tant qu’il est notre essence ou notre nature, notre puissance de

persévérer dans l’existence qui nous relie à la nature totale. 2. La démonstration de la

perfectibilité de l’esprit qui comprend l’activité auto-causée en soi selon la raison. 3.

L’accord entre les critères externes de l’éducation et les critères de l’auto-éducation

essentielle: la fin de l’homme à d’être éduqué à la nature de son conatus en rapport avec sa

puissance et celles des autres, ce qui nécessite une méthode, des règles, et l’adoption d’une

discipline qui soit une hygiène de la santé mentale pour parvenir au troisième genre de

connaissance. 4. La critique de l’imaginaire et des joies passives. 5. Une conception de

l’union du corps et de l’esprit avec la nature totale. 6. La valorisation de l’acte de la

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compréhension en tant qu’il est l’activité de l’esprit et le remède à la passivité. 7. Une

conception de la raison en tant qu’expression de l’idée de l’éternité. 8. La proposition d’une

éthique sociale qui, sans être autoritaire et sans imposer un idéal, permet à ce dernier

d'émerger comme étant la liberté de l’homme conduit par la raison et cela, en suivant une

démarche intérieure et autonome. 9. L’invitation à vérifier la théorie de Spinoza à l’aune de

ses propres expériences intérieures dans la vie pratique. 10. L’idée que l’adoption d’une

éthique est un acte créatif plutôt que restrictif, un acte qui intègre la psychologie et la

biologie humaine et dépasse le contexte étroit de la justice sociale selon l’ordre commun.

Maintenant que nous avons porté un regard neuf sur ce que devrait comprendre une

éducation de l’homme à son désir, regardons quelle sorte d’hommes peut endosser et

s’acquitter d’une telle éducation.

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CHAPITRE 4

CONCEPTION DE

L’ÉDUCATEUR ET DU SUJET À ÉDUQUER

Comment se présente l’homme qui veut instruire son semblable à perfectionner sa

raison de sorte qu’il puisse percevoir l’idée de l’éternité corrélée à la jouissance infinie de

l’exister qui constitue son essence? Comment Spinoza conçoit-il l’éducateur? Quelles sont

les qualités d’un homme qui peut conduire son semblable à la connaissance de la nature de

son esprit et de la béatitude à laquelle il peut prétendre? Qui est le lecteur à qui il peut être

utile?

Nous allons maintenant dégager la conception de l’éducateur selon Spinoza, ainsi que

sa conception de son lecteur, de l’homme à qui il pense être utile. Car, de même que

n’importe quel homme ne s’improvise pas éducateur, Spinoza ne s’adresse pas non plus à

n’importe quel lecteur.

Je n’invite donc pas à lire cet ouvrage le vulgaire et ceux qui sont agités par les

mêmes passions que lui; bien plutôt préfèrerais-je de leur part une entière

négligence à une interprétation qui, étant erronée suivant leur coutume

invariable, leur donnerait occasion de faire le mal et sans profit pour eux-

mêmes, de nuire à ceux qui philosopheraient plus librement, n’était qu’ils

croient que la Raison doit être la servante de la Théologie; à ces derniers, en

effet, j’ai la conviction que cet ouvrage sera très utile188.

Nous allons donc voir quel homme conduit par la raison convient à quel autre pour

que la relation soit mutuellement utile.

Voici notre plan. Premièrement, nous dégagerons sa conception de l’éducateur en tant

qu’il est un homme conduit par la raison qui désire éduquer ses semblables. Pour ce faire,

nous nous servirons amplement de l’appendice de la quatrième partie de l’Éthique où

Spinoza réordonne ses idées sur la droite manière de vivre.

188 TTP, Préface, p. 27.

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Deuxièmement, nous dégagerons sa conception de l’éducateur conduit par la passion,

les Prédicants, en nous servant du TTP. Nous saurons alors pourquoi leur enseignement de

la loi divine produisait des affects contraires à ceux professés. Ce qui nous donnera

l’occasion de parler des affects qui ont une grande puissance à être imités, tels l’ambition,

la gloire, l’admiration, l’orgueil, lorsque le désir n’est pas rapporté à sa cause initiale, c’est-

à-dire, lorsque l’homme est ignorant de son essence. Nous examinerons plus attentivement

les effets en éducation de ce que Pascal Sévérac appelle les affects tenaces, ces joies

passives dont personne ne pense à se protéger parce que l’affect de joie est supérieur à

l’affect confus et que nous ignorons que les joies passives troublent et sont nuisibles à la

santé de l’esprit.

Ensuite, nous dégagerons la conception du lecteur à qui Spinoza s’adressait en nous

servant de sa correspondance. Nous rapporterons des exemples d’exigences intellectuelles

qu’il a eues envers certains correspondants. Nous relirons plus particulièrement la lettre

XXI à Blyenbergh, où Spinoza donne les raisons qui le motivent à interrompre sa

correspondance avec lui; la lettre XLIII à Jacob Osten où il juge que Velthuysen incarne

exactement le lecteur qu’il ne voulait pas avoir; la lettre IX à Simon de Vries, où il l’enjoint

de ne pas parler de sa philosophie à Casearius; et enfin la lettre XLVIII à Fabritius, où il

motive son refus d’occuper une chaire de professeur de philosophie à l’Université de

Heidelberg.

À la fin nous aurons dégagé une idée claire de sa conception de l’éducateur au

perfectionnement de la raison, de son contraire, l’éducateur qui ravale les hommes au rang

de brute et enfin, du lecteur à qui il s’adresse, c’est-à-dire celui à qui il est fier d’être utile.

4.1 L’éducateur conduit par la raison

Nous allons examiner la conception de l’éducateur que nous retrouvons dans

l’appendice de la quatrième partie de l’Éthique. Notons ici que le substantif « éducateur »

ne se trouve nulle part dans son œuvre. Dans l’appendice du chapitre 9 de la quatrième

partie de l’Éthique où il exprime son désir d’éduquer, Spinoza emploie le verbe « éduquer »

au participe présent (educandis) et le sujet de l’action est un homme conduit par la raison qui

veut être utile aux autres et montrer sa valeur innée et acquise. Ce qui nous permet de

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déduire que pour Spinoza, un homme conduit par la raison qui veut être utile aux autres et

montrer sa valeur en les aidant à comprendre l’ordre éternel de la nature est un éducateur.

Ainsi, un éducateur tire de la fierté à aider l’homme à qui il s’adresse à enchaîner ses idées

selon l’ordre de l’entendement. Nous pensons que Spinoza est très conscient de parler de

lui-même lorsqu’il rédige ce chapitre 9. Le participe présent devait le ravir car il exprimait

l’acte d’éduquer dans un présent indéfini.

Rien ne peut mieux s’accorder avec la nature d’une chose que les autres

individus de même espèce; et par conséquent (selon le chapitre 7) il n’est rien

de plus utile à l’homme pour conserver son être et jouir d’une vie raisonnable,

que l’homme qui est conduit par la Raison. En outre, puisque entre les choses

singulières nous ne connaissons rien de supérieur à l’homme qui est conduit

par la Raison, chacun ne peut donc mieux montrer sa valeur acquise ou

naturelle (arte et ingenio) qu’en éduquant (educandis) les hommes de sorte

qu’ils vivent enfin sous l’autorité propre de la Raison189.

On peut déduire que Spinoza agit par vertu, ce qui veut dire qu’il a pour priorité son

utile propre. « D’où suit que les hommes qui sont gouvernés par la raison, c’est-à-dire des

hommes qui cherchent sous la conduite de la raison ce qui leur est utile, ne désirent

(appetere) rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent (cupiant) pour les autres hommes et par

conséquent sont justes, de bonne foi (fidos) et honnêtes190. » Ainsi un homme qui agit sans

être conscient de l’utilité de son acte pour lui-même est un esclave. Un esclave subit. Un

esclave ne peut pas être un éducateur, ni un éducateur un esclave. Seul l’homme libre le

peut. Spinoza innove en reconnaissant que l’agir moral satisfait le désir de son utile propre.

La notion d’utilité est une des notions centrales du spinozisme considéré du

point de vue éthique. L’utile définit le « bon » (IV déf 1) et se lie à « la

convenance en nature » (« à l’homme (…) rien de plus utile que l’homme », IV

18 sc), si bien que la recherche de « l’utile propre », suum utile, coïncidant

avec celle de « l’utile commun », commune utile, est paradoxalement le

fondement même de la moralité (IV 18 sc; IV app.Chap. 32) 191.

L’éducateur, selon Spinoza, voue un véritable amour à la raison. Il tire sa joie de

l’augmentation de sa propre puissance de comprendre et d’augmenter le nombre de ses

idées adéquates en éduquant les autres hommes à la nature de leur esprit, de leur essence. Il

aime penser constamment à l’idée la plus parfaite. Il goûte la béatitude en éduquant. D’où

189 E 4, App. Chap. 9. 190 E 4P18S. 191 Charles, RAMOND, Dictionnaire Spinoza, France, Éditions Ellipses, 2007, 187p. Ici, p. 178.

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nous pouvons réfuter Locke sur les motivations de l’esprit humain à connaître le monde. Ce

n’est pas par l’expérience et l’envie qu’est mû Spinoza, c’est par une joie de comprendre

dont il ne se lasse pas.

L’esprit, en tant qu’il fait usage de la raison (ratiocinatur) ne désire rien

d’autre que comprendre, et ne juge qu’autre chose lui soit plus utile que de

comprendre (selon la proposition précédente). Or l’esprit (selon les

propositions 41 et 43, partie II, voir aussi le scolie de la seconde) n’a de

certitude des choses qu’en tant qu’il a des idées adéquates, autrement dit (selon

ce qui, selon le scolie 2 de la proposition 40, partie II, est la même chose) en

tant qu’il fait usage de la raison. Donc nous ne savons avec certitude rien qui

soit bon sinon ce qui conduit réellement à comprendre; et au contraire rien qui

soit mauvais, sinon ce qui peut empêcher que nous comprenions192.

Dans sa lettre XXI à Blyenbergh, Spinoza lui confiait sa joie de pratiquer la

philosophie. « Et l’exercice de mon pouvoir de comprendre, que je n’ai jamais trouvé en

défaut, a fait de moi un homme heureux. J’en jouis en effet et je m’applique à travers la vie,

non dans les tristesses et les lamentations, mais dans la tranquillité joyeuse et la gaité, ainsi

qu’il convient à qui réalise en comprenant quelque progrès intérieur193. » C’est cette joie

qu’il veut partager avec les siens. Selon lui, la joie de la compréhension est le meilleur

affect à imiter. La joie est au début, à la fin, pendant. Voilà qui confirme que Spinoza se

percevait comme un homme joyeux de la joie de comprendre et généreux de la partager

avec les autres hommes comme lui.

L’homme conduit par la raison s’efforcera donc (pour la même raison) de faire

que tous en éprouvent de la joie et (selon la proposition 37, partie III) d’autant

plus qu’il jouira davantage de ce bien.194.

Cet homme conduit par la raison s’est donné des règles de sobriété, une conduite de

vie, un modèle d’action, un modèle de perfection. Dans le TRE nous voyons Spinoza

esquisser ses grandes lignes sous forme de règles.

Avoir un langage au niveau du commun et faire tout ce qui ne nous empêche

pas d’atteindre notre but. Car ainsi nous pouvons y gagner, pourvu que nous

nous mettions, autant qu’il est possible, à sa portée. Ajoutez que de cette

manière nous trouverons des oreilles bienveillantes pour entendre la vérité.

192 E 4P27D. 193 Lettre XXI, Spinoza à Blyenbergh, p. 1146. 194 E 4P18S.

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Jouir des plaisirs dans la seule mesure convenable pour conserver la santé.

Enfin, ne rechercher les biens et plaisirs éphémères que dans la mesure

convenable pour entretenir vie et santé et pour nous conformer aux mœurs de

la société qui ne s’opposent pas à notre but195.

Dans la préface et la quatrième partie de l’Éthique, Spinoza aborde plus précisément

le modèle de l’homme libre. Ce modèle n’est pas un but mais une solution pour se guérir

des affects passifs qui appartiennent à l’esclave. Sévérac nous dit : « Si c’est bien le cas,

alors le concept du modèle de la nature humaine relève de la force d’âme, qui est une forme

d’affectivité pouvant avoir la puissance de s’opposer aux affects qui nous rendent

passifs 196 . » Spinoza ne prêche pas l’ascétisme ni ne rejette les plaisirs sensuels. Il

considère que le corps et l’esprit ont tous les deux besoin de joie et de nourritures variées

pour réaliser leur détermination.

Car, plus le corps est apte à être affecté de diverses façons, et à affecter les

corps extérieurs (externa) d’un plus grand nombre de façons, plus l’esprit est

apte à penser (voir les propositions 38 et 39 de cette quatrième partie). (…).

Car le corps humain est composé d’un très grand nombre de parties de nature

différente, qui ont besoin d’une alimentation continuelle et variée, afin que le

corps tout entier soit également apte à tout ce qui peut suivre de sa nature, et

par conséquent que l’esprit soit lui aussi également apte à concevoir diverses

choses197.

Nous pensons que la conception de l’éducateur chez Spinoza est en droite ligne avec

son idée de l’éducateur du début du pacte social, c’est-à-dire, de l’homme utile aux autres

en les éduquant à modérer leur désir et à augmenter la puissance de chacun à vivre selon la

raison pour augmenter la puissance du groupe. Selon nous, Spinoza s’inscrit dans le

prolongement des premiers éducateurs de la raison. Sauf que sa méthode est plus

perfectionnée. Il prône la compréhension du désir et des affects selon la raison comme

moyen de les modérer, non la domination de l’esprit sur le corps. Il affirme la puissance de

l’homme et trouve immoral de l’humilier. Il met l’homme en garde contre la confusion de

souverain bien ou il critique l’idée inadéquate de la liberté. Il lui propose une voie de

perfectionnement intellectuel.

195 TRE, par. 17. 196 P.SÉVÉRAC, Le devenir actif chez Spinoza, op.cit., p. 318. 197 E 4 App. Chap. 27.

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Celui qui veut gouverner ses affects (autant qu’il peut) et ses appétits selon le

seul l’amour de la liberté s’efforcera, autant qu’il peut, de connaître les vertus

et leurs causes, et de remplir son âme du contentement qui naît de leur

connaissance vraie; et pas du tout de considérer les vices des hommes et de se

réjouir d’une fausse apparence (falsa specie) de liberté. Et qui observera

soigneusement cette règle (ce qui n’est pas difficile) et la mettra en pratique,

est sûr de parvenir rapidement à diriger ses actions sous l’autorité de la

Raison198.

Cet éducateur ne laisse aucun affect passif le ralentir ou le faire dévier de la voie de

la raison. Lui-même ne porte jamais de jugement malveillant sur les autres. Lorsqu’il lui

arrive de trouver des choses absurdes, il se souvient qu’il est dans l’univers comme un ver

sans le sang. Il admet que son regard est limité à une petite partie de la réalité. Il se garde

des affects passifs : la dépréciation de soi, la honte, la tristesse, comme de la maladie.

D’ailleurs, il juge la tristesse contraire à la justice, à l’équité, à l’honnêteté, à la moralité et

à la religion. Lui-même ne hait ni ne méprise personne. Il n’accable pas l’homme de son

impuissance. Il ne se laisse pas duper par l’illusion de la liberté. Il tient la force d’âme, qu’il

divise en générosité et en fermeté, pour la première des choses. Il agit en homme libre. Son

ambition s’est transformée en humanité. Il ne voit pas comme un vice que l’homme soit

mené par la concupiscence, l’envie, le désir de vengeance. Il parle du désir et des affects

comme s’il parlait de figures géométriques ou de phénomènes météorologiques.

Car celui qui désire aider les autres par son conseil ou dans l’action, afin de

jouir ensemble du souverain bien, s’appliquera avant tout à gagner leur amour,

et non à se faire admirer pour qu’une doctrine porte son nom, ni, de façon

générale, à leur offrir aucune cause d’envie. D’autre part, dans les

conversations, il évitera de rappeler les vices des hommes et aura le souci de ne

parler qu’avec ménagement de l’impuissance humaine, mais amplement de la

vertu ou de la puissance de l’homme; il dira par quelle voie elle peut se

parfaire : de façon que les hommes, non par crainte ou par aversion, mais

poussés par le seul affect de joie, s’efforcent, autant qu’ils ont de puissance en

eux, de vivre selon le précepte de la Raison199.

C’est un docteur qui a les qualités du chercheur scientifique. « Il faut toutefois le plus

souvent pour établir une vérité par les seules notions de l’intellect, un long enchaînement de

perceptions et en outre, une extrême prudence, un esprit clairvoyant, et une très grande

198 E 5P10S. 199 E 4 App. Chap. 25.

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possession de soi, toutes des qualités qui se trouvent rarement chez les hommes200. » Il est

justifié d’être appelé un docteur car il veut guérir la passivité de l’esprit, réunir tous les

remèdes naturels pour s’en prémunir.

En résumé, l’éducateur, selon Spinoza, est un homme conduit par la raison qui a

trouvé une joie éternelle dans la compréhension intellectuelle et veut partager cette joie de

la compréhension avec les autres. Il a satisfait le désir suprême de son esprit de comprendre

sa propre essence en éduquant les autres hommes à la véritable puissance et béatitude à

laquelle l’esprit humain peut prétendre. Il conçoit la participation du corps à la

connaissance des vérités éternelles. Il tient la joie de comprendre comme étant un affect

actif parce qu’il préside au passage de l’esprit à une plus grande perfection. Il est en

continuité avec les premiers éducateurs car lui aussi éduque l’homme à modérer son désir, à

perfectionner sa raison, à contribuer à la puissance de l’ensemble. Il est un docteur pouvant

expliquer la rationalité des remèdes naturels pour guérir la passivité de l’esprit de façon

autonome. C’est un homme assez prudent pour éviter les joies passives telles que l’orgueil,

l’admiration, l’imitation, l’ambition, l’espoir.

4.2 L’éducateur conduit par la passion

Spinoza écrit le TTP poussé par son incompréhension des passions que provoquent

les enseignements des Prédicants de son temps, alors qu’ils sont supposés enseigner

l’amour du prochain. « J’ai vu maintes fois avec étonnement des hommes fiers de professer

la foi chrétienne, c’est-à-dire, l’amour, la joie, la paix, la continence et la bonne foi envers

tous, se combattre avec une incroyable ardeur malveillante et se donner des marques de la

haine la plus âpre, si bien qu’à ces affects plus qu’aux précédents leur foi se faisait

connaître 201 . » Il se voit forcé d’admettre qu’il ne suffit pas d’avoir un bon objet

d’éducation, c’est-à-dire, de parler de la charité et de la justice pour donner un

enseignement moral. Comment se fait-il que l’enseignement de ces hommes fiers de

prêcher l’amour de Dieu produise des affects opposés à ceux professés? Voilà qui

demandait réflexion.

200 TTP, chap. 5, p. 109. 201 TTP, préface, p. 22.

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100

« Cherchant donc la cause pour ce mal, je n’ai pas hésité à reconnaître que

l’origine en était que les charges d’administrateur d’une Église tenues pour des

dignités, les fonctions de ministre du culte devenues des prébendes, la religion

a consisté pour le vulgaire à rendre aux pasteurs les plus grands honneurs. Dès

que cet abus a commencé dans l’Église en effet, un appétit sans mesure

d’exercer les fonctions sacerdotales a pénétré dans le cœur des plus méchants,

l’amour de propager la foi en Dieu a fait place à une ambition et à une avidité

sordides, le Temple même a dégénéré en un théâtre où l’on entendit non les

Docteurs mais les Orateurs d’Église dont aucun n’avait le désir d’instruire le

peuple, mais celui de le ravir d’admiration, de reprendre publiquement les

dissidents, de n’enseigner que des choses nouvelles, inaccoutumées, propres à

frapper le vulgaire d’étonnement. De là en vérité ont dû naître de grandes

luttes, de l’envie et une haine que les années écoulées furent impuissantes à

apaiser. Il n’y a donc pas à s’étonner si rien n’est demeuré de la Religion

même, sauf le culte extérieur, plus semblable à une adulation qu’à une

adoration de Dieu par le vulgaire, et si la foi ne consiste plus qu’en crédulité et

préjugés. Et quels préjugés? Des préjugés qui réduisent les hommes

raisonnables à l’état de bêtes brutes, puisqu’ils empêchent tout libre usage du

jugement, toute distinction du vrai et du faux et semblent inventés tout exprès

pour éteindre toute la lumière de l’entendement. La piété, grand Dieu! et la

religion consistent en d’absurdes mystères, et c’est à leur complet mépris de la

raison, à leur dédain, à leur aversion de l’entendement dont ils disent la nature

corrompue, que, par la pire injustice, on reconnaît les détenteurs de la lumière

divine. Certes, s’ils possédaient une étincelle de lumière divine, ils ne seraient

pas si orgueilleux dans leur déraison, mais apprendraient à honorer Dieu de

plus sage façon et, comme aujourd’hui par la haine, l’emporteraient sur les

autres par l’amour; ils ne poursuivraient pas d’une si âpre hostilité ceux qui ne

partagent pas leurs opinions, mais plutôt auraient pitié d’eux –si du moins c’est

pour le salut d’autrui et non pour leur propre fortune qu’ils ont peur. En outre,

s’ils avaient quelque lumière divine, cela se reconnaîtrait à leur doctrine202.

Ainsi, Spinoza identifie la cause première de l’échec de cet enseignement moral qui

l’affecte particulièrement. Il trouve que cet échec n’est pas dû aux hommes eux-mêmes

mais à l’aura de prestige qui entoure la fonction de ministre du culte. Ainsi parée, la

fonction a attiré les hommes les moins aptes à l’exercer. Des hommes orgueilleux qui

aiment stupéfier leur auditoire, ne pensent pas du tout au salut des hommes et méprisent les

Docteurs plein d’humanité car ils savent bien quelque part qu’ils ont usurpé leur fonction.

Cette imposture est à l’origine des guerres intestines, des préjugés, de l’incitation à la haine,

de l’augmentation des affects passifs dans la société.

202 TTP, préface, p. 23.

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101

Spinoza pense que la fonction d’éducateur moral ne convient pas à l’homme

orgueilleux car il tient l’orgueil pour un effet de l’ignorance de posséder une essence. Dans

son ignorance, l’orgueilleux confond le souverain bien éternel avec un bien éphémère

comme les honneurs. Comme il est ignorant de son essence, il est ignorant de sa puissance,

ce qui le rend vulnérable à la servitude. En éduquant, l’orgueilleux dénature l’éducation.

Alors, même s’il enseigne la justice et la charité, son enseignement donne naissance à des

affects complètement opposés.

D’où nous voyons que pour Spinoza, le véritable éducateur ne recherche pas les

honneurs, ce dont témoignent d’ailleurs les derniers mots du Court Traité. « Vous

n’ignorez pas dans quelle époque nous vivons, mais je vous prie instamment d’être très

prudents en communiquant ces choses à d’autres. Je ne veux pas dire que vous devriez les

garder pour vous, mais seulement que, si vous les communiquiez à quelqu’un, vous ne

soyez inspirés par d’autres fins ni d’autres mobiles que le salut de votre prochain203. »

Ce n’est pas un homme orgueilleux, et il serait souhaitable qu’il ait une certaine

connaissance de la stratégie paradoxale de l’amour-propre telle que nous avons commencé

à la voir avec Ravven et Bove. En effet, autant du côté de l’éducateur que de la personne à

qui il s’adresse, l’orgueil est un grand obstacle au perfectionnement de la raison. Nous

verrons alors que rien ne risque davantage de faire dévier l’éducation de son sens profond,

qui est de perfectionner l’entendement, qu’un éducateur qui ignore la dynamique de

l’imitation des affects à laquelle nous convie le conatus humain, dynamique dont l’origine

est justement ce que Bove appelle la stratégie paradoxale de l’amour-propre204.

Spinoza rencontre un des thèmes majeurs des moralistes du XVIIe siècle : celui

de l’amour-propre. Et c’est sur ce constat d’échec de la stratégie de l’amour-

propre (expression de la logique spontanée du conatus en régime

d’hétéronomie qui favorise le déploiement quasi-autonome de la violence) que

s’impose, comme une nécessité vitale, un réajustement de la conduite de la vie

selon une pensée et une stratégie adéquate, c’est-à-dire éthiques. Mais ce qui

était de son temps le sujet principal d’une « satire », voire d’un jeu mondain,

ou le triste préalable d’une théologie édifiante et réconfortante qui engage

l’homme à l’humilité, devient, dans l’œuvre de Spinoza, l’objet d’une véritable

théorie et la propédeutique d’une entreprise dont le projet éthico-politique est

203 Court Traité, 2ième partie, chap. 26, par. 10. 204 Laurent BOVE, « Théorie de l’amour-propre et de l’orgueil », Studia Spinozana 8 (1992), p. 69 à 93.

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de rompre avec l’impuissance à déployer réellement la vie, ses capacités

d’humanité, de connaissance et de liberté205.

Nous pensons que la stratégie de l’amour-propre est très utile à connaître surtout pour

un éducateur. L’homme qui exerce cette fonction doit au moins savoir que les affects ont

plus de force que les idées pour modifier les comportements et que les hommes ont

tendance à imiter les affects et des uns et des autres. Il doit savoir que l’éducation consiste à

imiter les affects des personnes que nous jugeons semblables à nous et à qui nous voulons

plaire.

Regardons avec Bove l’utilité de la dynamique de l’imitation des hommes entre eux.

Bove la juge organisationnelle en deux sens. Premièrement, l’imitation propose un ordre

dans l’enchaînement des idées selon l’imagination et deuxièmement, elle crée l’union,

l’unité ou l’uniformisation des hommes entre eux.

Deuxièmement, la dynamique de l’imitation est génératrice, par l’unité qu’elle

réalise entre les hommes, d’un nouvel individu que Spinoza nomme

« Humanité ». Elle est donc au fondement même de la constitution d’un corps

social (qui précède la formation d’une « société civile », c’est-à-dire, régie par

une organisation politique commune (TP 3/1). C’est alors d’une stratégie du

conatus global de cette communauté humaine en voie de réalisation qu’il faut

parler; conatus avec sa durée propre, ses hausses et ses baisses de puissance,

ses joies et ses peines selon un niveau de constitution qui, comme pour

l’Habitude, n’est pas encore celui, réfléchi, d’un ordre historique du temps,

mais immédiatement senti dans « une continuation indéfinie de l’existence »206.

Imiter les autres serait ainsi la première directive du conatus individuel déterminé par

le conatus global du corps social, que chaque homme, par imitation, contribue à construire.

Par imitation, l’homme apprend à agir de façon à produire la satisfaction des personnes à

qui il veut plaire. Il contribue ainsi à constituer une mémoire collective qui confirme les

bons comportements et les mauvais sous le regard d’autrui. De ses actions, suit la joie de

prendre part, avec notre puissance d’agir au conatus global et d’être aussi la cause de la joie

des gens que nous considérons comme nos semblables. Dans une communauté de sages, le

conatus global étant constitué par des imitations d’affects actifs, le conatus global de cette

communauté est alors en régime d’autonomie ainsi que les individus qui la composent.

205 L. BOVE, op. cit., p. 70. 206 Ibid, p. 71.

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Par contre, dans la condition humaine ordinaire, qui est celle de l’impuissance et de

l’ignorance, la joie de ses actions découle des préjugés propres à une nation. Les hommes

imitent alors des affects passifs. Le conatus global de cette communauté est alors en régime

d’hétéronomie ainsi que les individus qui la composent. « Ce modèle est celui d’une

opinion commune c’est-à-dire des préjugés propres à une nation, à ses mœurs particulières.

C’est donc le vulgaire qui va être imité et à qui nous nous efforçons de plaire (…) et c’est

ce désir que Spinoza nomme Ambition207 .

C’est ici qu’entre en jeu la stratégie paradoxale de l’amour-propre, paradoxale parce

que l’orgueil est la structure naturelle de l’amour-propre. « Chacun fait effort pour que tous

aiment ce qu’il aime208 ». Ainsi dans un premier temps, cette stratégie, perçue comme un

affect d’ambition, va conduire l’homme à plaire aux autres. Seulement, parce que son

ambition va être dirigée par l’idée du souverain bien selon l’ordre commun, elle va se

modifier en envie et en orgueil. Un jour, l’homme se réveille et il prend conscience de la

vanité des biens éphémères. Il a une perception aiguë de l’urgence de trouver un remède

pour échapper à une mort certaine. Il renonce aux biens éphémères et voit, comme dans le

prologue du TRE, la nécessité de privilégier les biens éternels. Alors, dans un deuxième

temps, l’ambition s’est modifiée en humanité, en amour de soi et de Dieu, en force d’âme.

Les Prédicants du temps de Spinoza n’en étaient cependant qu’à la première phase de

la stratégie de l’amour-propre. Ils voulaient soumettre leurs semblables à leurs préjugés

particuliers, à l’amour d’une image vénérée par l’ordre commun au lieu de les conduire à

l’amour du réel en soi. Ce qui, pour Spinoza, n’était pas digne d’un éducateur moral.

Spinoza ne parle pas des éducateurs conduits par la passion comme étant des

éducateurs. Pour Spinoza, un éducateur digne de ce nom n’affecte pas ceux qui l’écoutent

de tristesse ou de crainte. Spinoza exclut la tristesse de l’éducation. Il est très sévère à

l’endroit des hommes qui affectent les autres de tristesse. « Les superstitieux, qui savent

reprocher les vices plutôt qu’enseigner les vertus et qui s’appliquent non à conduire les

hommes par la Raison, mais à les contenir par la crainte pour qu’ils fuient le mal plutôt que

d’aimer les vertus, ne tendent à rien d’autre qu’à rendre les autres plus malheureux qu’eux-

207 Ibid, p. 73. 208 E 3P31C.

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mêmes; aussi n’est-il pas étonnant que le plus souvent ils soient insupportables et odieux

aux hommes209. »

Il faut dire qu’il attribuait le revirement d’Albert Burgh, qui l’avait déjà considéré

comme son maître, à la peur de l’enfer que les prêtres catholiques lui auraient inspirée.

« D’autant plus que je le vois bien et votre lettre le montre assez, que si vous êtes l’esclave

de cette Église, ce n’est pas l’amour de Dieu qui vous y pousse, mais la peur de l’enfer :

c’est la source de toutes les superstitions (…). Laissez donc cette mauvaise superstition,

reconnaissez la raison que Dieu vous a donnée et cultivez-la si vous ne voulez pas compter

parmi les brutes210. »

Par conséquent, Spinoza considérait tous les affects passifs comme des nuisances à

l’éducation. Par exemple, Spinoza ne reconnaissait pas le repentir comme étant une bonne

chose en éducation. Il disait qu’un homme qui se repent est deux fois malheureux.

Cependant, il reconnaissait qu’un homme rouge de honte montre davantage qu’il est prêt à

s’amender qu’un autre qui n’en est pas affecté. Il n’oubliait pas que les affects sont

susceptibles d’être imités. « Dans la mesure où les hommes sont entraînés les uns contre les

autres par l’envie ou par quelque sentiment de haine, ils sont opposés les uns aux autres, et

sont par conséquent d’autant plus à craindre qu’ils ont plus de pouvoir que les autres

individus de la nature211 . » Il était donc très inquiet de l’éducation que donnaient les

Prédicants conduits par la passion. Il était conscient que ceux-ci faisaient régresser les

hommes au rang de brutes.

Spinoza a reproché aux Prédicants d’enseigner de nouvelles doctrines, qu’il disait

destinées à frapper les hommes d’étonnement, à divertir leur pensée. Comme l’a remarqué

Pierre-François Moreau, chez Spinoza, c’est la constance d’une idée qui conduit les

hommes à distinguer la qualité différente entre les idées, à reconnaître la finitude et à

concevoir la nécessité.

Ce qui est important c’est la consistance de l’idée. Ce qui lui donne sa

consistance, c’est la différence avec le reste. La différence se manifeste par le

sentiment de finitude comme condition du sentiment de l’éternité. Dans sa

209 E 4 P63.S. 210 Lettre LXXVI, Spinoza à Albert Burgh, p. 1292. 211 E 4 App. Chap. 10.

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limitation même, la finitude joue un rôle intensément positif : elle dessine les

linéaments du nécessaire et induit à l’assumer comme éternel. Toutes les âmes

sont finies et éternelles, mais toutes n’ont pas le sentiment de la finitude, donc

de l’éternité212.

Pour Spinoza, un véritable éducateur moral, celui qui veut le salut de son prochain,

renvoie son lecteur à l’idée la plus stable en lui, son idée de l’éternité. Il ne passe pas son

temps à l’en distraire avec des histoires qui l’impressionnent et le rendent confus.

Notre examen de la critique de Spinoza concernant les Prédicants nous conduits à

réaliser que les auditeurs d’une doctrine ne retiennent pas les idées enseignées mais imitent

les affects des éducateurs qui les expriment. Ainsi, un éducateur qui affecte les autres

d’affects passifs n’est pas un bon éducateur car ces affects sont des obstacles à la

compréhension des choses.

L’étude de la cause de l’échec de l’enseignement des Prédicants a commencé à nous

faire voir que la fonction de l’éducateur était d’enseigner à l’homme qu’il avait une essence

propre. Par exemple, l’homme qui n’enseigne pas pour le bon motif, c’est-à-dire, celui qui

enseigne pour le prestige et non pour le salut des hommes, peut s’attendre à générer les

affects contraires à ceux qu’ils professent.

Nous en avons assez dit pour l’instant sur la conception de l’éducateur conduit par la

passion. Nous allons maintenant regarder de l’autre côté de Spinoza. Comment Spinoza

conçoit-il l’homme à qui il s’adresse, son lecteur?

4.3 Le lecteur utile

Le lecteur idéal pour Spinoza est un homme avec qui il peut partager son amour de la

vérité, c’est-à-dire un homme qui n’admet « d’autre pierre de touche de la vérité que

l’entendement naturel non la théologie213 ». Car l’amour de la vérité est, selon lui, la plus

grande chose qu’un homme peut partager avec un autre. Spinoza pensait avoir trouvé cet

homme en lisant la première lettre de Blyenbergh. Et comme il s’en réjouissait, il n’hésita

pas à lui accorder généreusement son amitié.

212 Pierre-François MOREAU, L’expérience et l’éternité, op.cit., p. 544. 213 Lettre XXIII, Spinoza à Blyenbergh, p. 1161.

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Entre tous les biens qui ne sont pas de ma propriété exclusive, il n’y a rien que

je place au-dessus des relations amicales avec des hommes aimant de tout cœur

la vérité. En effet, je ne crois pas que dans le monde extérieur à nous-mêmes,

aucun attachement soit aussi sûr que celui nous liant à des semblables de notre

espèce. Quand une affection mutuelle se fonde sur un commun amour de la

vérité, elle ne saurait pas davantage prendre fin, qu’un esprit ne saurait refuser

d’accepter la vérité, une fois conçue. Ce sentiment n’est-il pas d’ailleurs le plus

grand et le plus doux que nous puissions éprouver, dans tous les aspects de

notre vie qui échappent à notre décision? Et la vérité n’est-elle pas seule à

mettre d’accord les humains, dont les dispositions d’esprit et les tempéraments

sont tellement divers? Je ne dirai rien des avantages considérables découlant de

surcroît de cette situation, car vous les connaissez aussi bien que moi. Je n’ai

voulu, dans tout ce qui précède, que vous témoigner à quel point je suis

heureux de toute occasion de vous rendre service214.

Cependant, dès que Spinoza sut que Blyenbergh avait deux règles de vérité: l’Écriture

d’abord, ensuite la raison, il comprit qu’il avait affaire à un homme d’une nature différente

de la sienne. Blyenbergh était un homme plus préoccupé de garder sa foi que de connaître

la vérité. Dès lors, il devint évident qu’il ne pourrait pas partager son amour de la vérité, ni

sa conception de la nature divine ou du perfectionnement de l’entendement. Au lieu de

s’allier à un philosophe qui soit un authentique chercheur de vérité, de trouver une âme-

sœur, le voilà qui correspondait avec un homme pour qui la logique était secondaire. « Je

vois que nous pensons de manière différente, non seulement sur les conséquences éloignées

qui se tirent des premiers principes, mais sur les principes eux-mêmes. Dès lors, je ne crois

plus qu’un échange de lettres puisse servir à nous instruire mutuellement215. » Spinoza

interrompit donc cette relation dans des termes clairs. Spinoza voulait être utile aux autres

mais aussi à lui-même. Comment un homme à l’esprit passif pour qui la priorité n’est pas

d’enchainer ses idées selon l’ordre de la raison lui serait-il utile? Il ne l’aiderait pas à

parfaire l’éducation qu’il voulait donner sur l’idée de l’éternité; « comme il y a de

nombreuses choses, en effet, que nous ne pouvons saisir que par l’entendement, et en

aucune manière par l’imagination, telles la substance, l’éternité, la nécessité… 216 ».

Spinoza était absolument convaincu qu’il n’avait pas de temps à perdre avec les

superstitieux. Malgré cela, il a pris le temps de répondre longuement à Blyenbergh car il ne

voulait pas laisser sans réponse les questions que ce dernier avait soulevées sur le problème

214 Lettre XIX, Spinoza à Blyenbergh, p. 1121. 215 Lettre XXI, Spinoza à Blyenbergh, p. 1145. 216 Lettre XII, Spinoza à Louis Meyer, p. 1099.

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du mal. Cependant, au bout de quatre échanges, Spinoza rompit la relation avec

Blyenbergh, jugeant plus utile de se consacrer à son œuvre que de se river à

l’incompréhension naturelle d’un homme dont l’esprit n’est pas encore parvenu à la

puissance suffisante pour concevoir l’idée de la nécessité217. « Ce sont ces questions qui ne

peuvent être comprises, avant qu’on ait bien saisi ce que je dis de la nécessité218. » Spinoza

jugea donc Blyenbergh inutile à son propre perfectionnement intellectuel.

Ce qui montre qu’il ne suffit pas de se poser des questions fondamentales pour être le

lecteur de Spinoza. Encore faut-il que l’esprit du lecteur ait la puissance nécessaire pour

placer la raison au-dessus de l’Écriture et concevoir la nécessité des lois, c’est-à-dire, pour

avoir complètement dépassé la croyance aux miracles et être parvenu au deuxième genre de

connaissance. D’où l’insistance de Spinoza à s’adresser aux hommes conduits par la raison

dans l’Éthique. C’est la raison et non l’imagination qui rend possible le progrès moral. Ce

que nous rappelle Delbos :

Le progrès de la vie morale a précisément pour effet de laisser tomber, comme

vaines, les relations purement temporelles et contingentes et de nous amener à

la conscience des relations nécessaires et éternelles, comme aussi de réduire

graduellement l’affirmation confuse de ce qui n’est pas Dieu ou n’est pas par

Dieu, et de ne laisser subsister en nous que la claire affirmation de Dieu et de

ce qui est par Dieu. La connaissance de la nécessité éternelle des choses peut se

produire dans cette vie. L’idée de Dieu en nous est une source de joie. Elle se

caractérise à la fois par une suprême indifférence aux passions qui divisent et la

suprême identité de toutes les vertus qui unissent219.

Ensuite, Spinoza s’est aperçu qu’il ne pouvait pas être compris par un certain type

d’homme, par l’homme charnel. Selon lui, ce dernier ne peut être intérieurement affecté par

la joie de la compréhension des vérités éternelles. Ce que lui avait appris le philosophe

Velthuysen, qui malgré sa réputation de philosophe n’avait pas été un lecteur approprié

pour le TTP.

Nous pensons que Spinoza avait dû désirer l’avis d’un philosophe sur le TTP avant de

le publier. Il avait donc demandé à Jacob Osten de servir d’intermédiaire entre lui et

Velthuysen pour avoir des commentaires de ce dernier tout en restant anonyme. En

217 Lettre XXIII, Spinoza à Oldenburg, p. 1161. 218Lettre XXVII, Spinoza à Blyenbergh, p. 1170. 219 V. DELBOS, op. cit., p. 190.

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échange, Spinoza avait promis à Osten de lui faire part de sa réception des commentaires de

Velthuysen220. Or, Spinoza n’avait pas apprécié les commentaires de Velthuysen sur son

TTP. Il avait alors reconnu que ce philosophe représentait exactement le modèle du lecteur

qu’il ne voulait pas. Il avait lui-même fait lire son TTP à l’homme qu’il invitait, dans sa

préface, à passer son chemin.

Je n’invite donc pas à lire cet ouvrage le vulgaire et ceux qui sont agités des

mêmes passions que lui; bien plutôt préfèrerais-je de leur part une entière

négligence à une interprétation qui, étant erronée suivant leur coutume

invariable, leur donnerait l’occasion de faire le mal, et, sans profit pour eux-

mêmes, de nuire à ceux qui philosopheraient plus librement, n’était qu’ils

croient que la Raison doit être la servante de la Théologie; à ces derniers, en

effet, j’ai la conviction que cet ouvrage sera très utile221.

Dans sa lettre à Osten, Spinoza décrit Velthuysen. Il le voit sous un jour nouveau

maintenant qu’il en sait un peu plus sur la façon dont il pense. Il le décrit comme étant un

type d’homme charnel qui ne connaît rien de l’amour intellectuel. Selon lui, cet homme

modère ses désirs à cause de la crainte des sanctions au lieu d’agir avec la joie que

procurent les bonnes actions. Spinoza reproche à Velthuysen de penser comme un esclave.

En vérité, je crois savoir dans quel bourbier cet homme patauge. Il ne trouve

rien dans la vertu et l’entendement qui lui plaise, par soi-même, et il préférerait

vivre selon les impulsions de ses affects s’il n’y avait cet obstacle : il a peur des

sanctions. Il s’abstient des actions mauvaises et observe les commandements

divins contre son gré et d’une âme changeante comme un esclave222.

Ailleurs, dans le TTP, Spinoza fait un portrait plus précis de l’homme charnel. Selon

lui, cet homme a une conception très limitée du souverain bien car il ne peut connaître la

joie autrement que par les choses éphémères qui affectent son corps. Il demeure inconscient

de la connaissance immanente de Dieu et des vérités éternelles qui s’expriment en lui.

L’homme charnel ne peut connaître cette vérité (que Dieu est notre souverain

bien), et elle lui paraît vaine parce qu’il a de Dieu une connaissance trop

insuffisante, et aussi parce qu’il ne trouve dans ce souverain bien rien qu’il

puisse toucher ou manger ou qui affecte la chair, dont il recherche le plus les

220 Lettre XLIII, Spinoza à Jacob Osten, p. 1217, « Vous vous étonnez sans doute que je vous fasse attendre si

longtemps, mais je puis à peine me résoudre à répondre à l’écrit que vous m’avez envoyé. Je n’ai d’autre

raison de le faire que ma promesse. » 221TTP, préface, p. 28. 222 Lettre XLIII, Spinoza à Jacob Osten, p. 1217.

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délices, puisque ce bien consiste dans la contemplation seule et dans la pensée

pure. Mais ceux qui reconnaîtront que rien en eux n’a plus de prix que

l’entendement et une âme saine, jugeront sans doute cette vérité très solide223.

Ainsi, l’homme charnel, même s’il est philosophe, ne peut être un bon lecteur pour

Spinoza. En effet, ce que Spinoza veut partager avec un autre homme, c’est la joie de

connaître le souverain bien intellectuel, l’amour intellectuel de Dieu. L’homme charnel ne

peut concevoir que le souverain bien est intellectuel. Nous avons donc ici un exemple où

Spinoza a dû penser qu’il avait fait le pire alors qu’il croyait faire le meilleur en faisant lire

son TTP par Velthuysen.

Son interlocuteur idéal doit avoir atteint une certaine maturité. Ce qui explique, selon

nous, qu’il ne fut pas attiré par l’enseignement à la jeunesse.

Dans une lettre adressée à Simon de Vries, Spinoza le prie de ne pas parler de sa

philosophie avec Casearius, de qui il se méfiait tout en l’aimant; « personne, en effet, ne me

pèse plus que lui, et il n’est personne pour qui j’aie plus de méfiance. C’est pourquoi je

veux que vous sachiez, ainsi que tous les autres, qu’il ne faut pas lui communiquer mes

idées avant qu’il n’ait acquis plus de maturité. Il est encore trop enfant et trop inconsistant,

plus soucieux du nouveau que du vrai 224». Pour Spinoza, l’inconstance, l’insouciance,

l’attrait pour le nouveau qui disqualifiait Casearius à l’initiation à sa philosophie, étaient, ce

qu’il appelait les défauts de la jeunesse parce que ces défauts guérissent avec l’âge. Spinoza

craignait d’être mal interprété par Casearius car il était conscient que sa pensée exigeait une

très grande application. Mais comme il était aussi généreux que prudent, il eut à cœur de

satisfaire quand même le désir de Casearius pour la connaissance. Il lui dicta la deuxième

partie des Principes de la philosophie de Descartes dont les idées étaient déjà largement

acceptées.

Spinoza ne voulait donc pas d’un lecteur trop jeune car il considérait que le bon

raisonnement nécessite un homme aguerri au discernement.

Or, la raison pour laquelle il est si rare que, dans l’étude de la Nature,

l’investigation soit conduite dans l’ordre convenable, réside d’abord dans les

préjugés dont nous expliquons plus tard les causes dans notre philosophie.

223 TTP, chap.4, p. 89. 224Lettre IX, Spinoza à Simon de Vries, p. 1087.

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Ensuite, qu’il est besoin de beaucoup de précision et de différenciation, comme

nous le verrons, ce qui demande une grande application. Enfin, cela tient aussi

à l’état des affaires humaines qui, comme on l’a déjà montré, est fort instable.

Il y a encore d’autres raisons que nous ne rechercherons pas225.

Ce qui fait que même s’il aima la jeunesse, Spinoza n’était pas du tout attiré par la

jeunesse de son temps, ni par l’enseignement public. Ainsi en témoigne sa réponse à

Fabritius226 où il refuse poliment l’offre que lui faisait l’Électeur Palatin d’occuper une

chaire professorale à l’Université de Heidelberg.

À première vue, il peut sembler surprenant, de la part d’un homme qui vit dans la

précarité financière et désire éduquer (« (…) chacun ne peut donc mieux montrer sa valeur

acquise ou naturelle (arte et ingenio) qu’en éduquant les hommes de sorte qu’ils vivent

enfin sous l’autorité propre de la Raison 227 »), de lire qu’il n’a jamais été tenté par

l’enseignement en public228. L’homme qui voulait « donner ses soins à ce que beaucoup

d’autres comprennent comme moi, de sorte que leur entendement et leurs désirs s’accordent

à mon entendement et mes désirs229 », manquait-il d’ambition devant l’opportunité qui lui

était offerte?

Voici les quatre raisons qu’il donna pour justifier son refus : 1. Il n’a jamais été tenté

par l’enseignement public. 2. Il préfère poursuivre ses travaux philosophiques au lieu de se

consacrer à la jeunesse. 3. Il ignore les limites à donner à sa philosophie. 4. Il est fidèle à

l’amour de sa tranquillité.

Spinoza ne s’identifiait pas à un professeur d’université, et cela pour plusieurs

raisons : 1) Il ne voulait pas enseigner à un groupe car alors il aurait dû adapter son

enseignement au niveau de la majorité. 2) Il ne voulait pas enseigner à la jeunesse car ses

défauts lui étaient pénibles. 3) Il ne désirait pas avoir une notoriété, faire des émules,

appartenir à une institution. Son ambition s’était intériorisée en humanité. 4) Il ne tenait pas

les universités en haute estime, ce qu’il exprime dans le TP. « Les universités, dont la

fondation est supportée pécuniairement par l’administration publique, sont des institutions

225 TRE, par. 45. 226 Lettre XLVII, Fabritius à Spinoza, p. 1227. 227 E 4 App. Chap. 4 228 Lettre XLVIII, Spinoza à Fabritius, p. 1228. 229 TRE, par. 14.

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destinées, non à cultiver, mais à contraindre les esprits 230 . » 5) Spinoza était très

conscient que tôt ou tard, il serait mal interprété. « D’autre part, j’ignore dans quelles

limites ma liberté de philosopher devrait être contenue pour que je ne parusse pas vouloir

troubler la religion établie231. » Il savait très bien qu’il ne dépendait pas de lui, mais de la

manière dont le corps de son auditeur aura été affecté par ses paroles, qu’il soit bien ou mal

interprété. « Contre de tels abus, nul recours n’est possible, en vertu de cette vérité banale

qu’il est impossible de ne rien dire si droitement qu’on ne puisse le détourner de son vrai

sens en l’interprétant mal232. »

Comme il vécut dans une époque où il pouvait écrire et publier sa pensée, il considéra

qu’il pouvait enseigner à un lecteur philosophe inconnu conçu sous le regard de l’éternité.

L’écriture lui offrait le grand avantage de pouvoir retravailler ses idées de façon à les

exprimer le plus précisément possible. Il réduisait ainsi les risques d’une mauvaise

interprétation ou d’une déformation. De plus, l’enseignement par le livre éliminait

complètement les affects passifs qui peuvent se produire entre les hommes pour toutes

sortes de raisons extérieures.

Il ne chercha pas d’autre façon de propager son enseignement. Il a demandé à ce que

ses écrits soient publiés de façon anonyme. Spinoza fut donc très lucide dans sa décision. Il

ne fut pas affecté par l’honneur d’avoir une chaire de professeur, mais par la crainte d’avoir

à subir les (pénibles) défauts de la jeunesse, et la contrariété d’être empêché de consacrer

tout son temps à l’écriture de sa philosophie.

Spinoza était convaincu qu’un homme est d’autant plus utile aux autres qu’il est utile

à lui-même. Il était d’accord pour concevoir qu’éduquer les autres était la chose la plus utile

à faire. Cependant, il ne voulut pas aliéner la paix et la tranquillité de son esprit qui étaient

nécessaires à la formulation écrite de ses idées et à la jouissance de l’amour intellectuel de

Dieu. « Mon seul but est de pouvoir goûter l’union avec Dieu et de produire en moi des

idées vraies et de faire partager ces choses à mon prochain233. » Son prochain, c’est le

230 TP, chap. 8, par. 49. 231 Lettre XLVIII, Spinoza à Fabritius, p. 1228. 232 TTP, chap. 12. p. 218. 233 CT, partie II, chap. 16.

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lecteur philosophe conçu sous le regard de l’éternité, et pas du tout la jeunesse de son

temps.

Heureusement, il jouissait d’une indépendance financière élémentaire pour assurer sa

subsistance. Son ami Simon de Vries l’avait pourvu d’une petite rente qu’il complétait avec

le revenu qu’il tirait de son métier de tailleur de lentilles. Il eut ainsi toute la liberté de

refuser l’offre de l’Électeur Palatin et le salaire qu’il l’accompagnait. Il fut donc en accord

avec sa complexion particulière de philosophe solitaire qui n’a pas besoin d’émules. Il se

consacra à une œuvre intellectuelle et comme nous l’avons lu dans la lettre à Blyenbergh, il

en tira la plus grande joie et la plus grande satisfaction, comme il convient à quiconque

réalise quelques progrès.

En conclusion, le lecteur idéal pour Spinoza est un homme conduit par la raison, un

intellectuel qui peut être affecté par l’amour intellectuel de Dieu, un homme libre et mature

qui voit l’utilité de consulter un autre homme conduit par la raison et de réfléchir à ses

conseils fraternels.

Conclusion

Au terme de ce chapitre, nous estimons avoir fait un portrait assez précis de

l’éducateur conduit par la raison, en lui opposant l’éducateur conduit par la passion et en

traçant aussi le portrait du lecteur à qui Spinoza voulait s’adresser.

Ainsi, l’éducateur tel que Spinoza le conçoit est bien un homme conduit par la raison

qui veut être utile à lui-même et aux autres en faisant des raisonnements rationnels, que les

autres pourront imiter. Cet homme a beaucoup de qualités. C’est un homme joyeux. Il tire

sa joie de la compréhension rationnelle des choses, et de l’amour intellectuel de Dieu. Il

agit de manière à être utile à lui-même en même temps qu’aux autres. Il a conscience de

réaliser quelques progrès en formant des idées adéquates. Il est mû par l’amour de la

liberté. Il comprend l’utilité du corps dans la connaissance des vérités éternelles. Il

s’intéresse à comprendre les vertus et leurs causes. Il porte un regard de docteur sur les

affects. Lui-même ne se laisse pas envahir par les affects passifs. Il ne cherche pas à faire

des émules. Il a une conception positive de l’homme. Il est prudent, clairvoyant, en

possession de soi. Il connaît la stratégie paradoxale de l’amour propre. En lui l’ambition

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s’est modifiée en humanité et en bienveillance. Il est conscient que le progrès ou la

puissance d’un homme, de même que son souverain bien, dépendent de la proportion des

idées adéquates que contient son esprit. Il pense donc pouvoir augmenter le nombre d’idées

adéquates dans le monde, guérir la passivité de l’esprit inhérente à la condition humaine au

moyen du remède qu’il propose, la connaissance rationnelle de ses affects, et induire un

comportement éthique pour vivre en paix dans un État prospère.

Il écrit son œuvre en désirant le salut des hommes et la paix de l’État. Il anticipe la

joie de partager le souverain bien intellectuel avec ses semblables. Il est donc très différent

de l’homme conduit par la passion qui joue le rôle d’un éducateur moral parce qu’il est

attiré par les honneurs qui l’affectent davantage que le salut de ses paroissiens.

Nous pensons qu’il importait peu à Spinoza d’avoir été excommunié par les siens à

cause de ses idées car au moins, cette époque lui permettait de communiquer ses idées dans

une publication. Selon nous, Spinoza comblait sa privation d’un interlocuteur de son calibre

en concevant qu’il s’adressait à un lecteur qui avait une essence comparable à la sienne,

c’est-à-dire, un ingenium de philosophe. Ainsi conçus, l’éducateur et le sujet à éduquer

partagent le même amour de la vérité et leurs esprits se réjouissent de la logique parfaite du

monde. Ils ont tout ce qu’il faut pour s’instruire mutuellement. Ce sont deux êtres humains

autonomes et libres. Ils sont utiles l’un à l’autre et s’affectent de reconnaissance réciproque

en s’affectant de l’amour intellectuel de Dieu et de la joie du perfectionnement de leur

esprit. Ensemble, ils constituent une plus grande force pour parfaire et défendre la raison,

ce qui est bon pour leur utile propre et pour l’utile commun.

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CHAPITRE 5

L’ACTE D’ÉDUQUER

(parfaire la raison, guérir l’entendement)

Maintenant, comment Spinoza conçoit-il l’acte d’éduquer? Lui suffit-il d’écrire sa

philosophie et pour son lecteur de lire? Comment communiquer cette idée originale de

l’éternité qu’il a perçu la fin du TRE alors que les idées de l’éternité du courant classique et

religieux, des chrétiens et des juifs, témoignent de la difficulté profonde qu’ont les hommes

à concevoir clairement l’idée de l’éternité, ou l’idée de l’infinie?

Comme nous l’avons dit, Spinoza était devant un défi de taille. Il concevait l’idée de

l’éternité selon la raison alors qu’elle avait toujours été conçue selon l’imagination.

Comment Spinoza allait-il s’y prendre pour libérer son lecteur des préjugés traditionnels et

le rendre disponible à considérer qu’il possède une idée de l’éternité qui constitue sa propre

essence? Voilà qui commandait une toute nouvelle façon de l’aborder.

D’abord, disons que le verbe « éduquer » figure à deux reprises dans l’appendice de

la quatrième partie de l’Éthique. Il apparaît la première fois dans le chapitre 9, qui est le

point de départ de notre thèse. Là, le verbe est conjugué au participe présent « en

éduquant », un temps du verbe où l’action est toujours au présent; « chacun ne peut donc

mieux montrer sa valeur acquise ou naturelle (arte et ingenio) qu’en éduquant les hommes

de sorte qu’ils vivent enfin sous l’autorité propre de la raison234 ». Il correspond alors à

l’action la plus utile et valorisante à faire pour Spinoza. Ensuite, le verbe « éduquer »

apparaît une deuxième fois au chapitre 20. Il est conjugué à l’infinitif, un temps du verbe

où l’action est laissée à elle-même, sans sujet, sans nombre, sans temps. Spinoza l’inclut au

milieu d’arguments pour justifier que l’union des corps dans le mariage est un acte qui

s’accorde à la raison. « Quant au mariage, il est certain qu’il s’accorde avec la Raison, si le

désir de l’union des corps n’a pas pour origine la seule forme belle, mais aussi l’amour

234 E 4 App. Chap. 9.

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(amore) de mettre au monde des enfants et de les éduquer dans la sagesse (sapienter) et si,

en outre, l’amour de l’un et de l’autre, c’est-à-dire de l’homme et de la femme, a pour cause

non la seule forme belle, mais surtout la liberté de l’âme (amini)235». On remarquera donc

que Spinoza parle d’éduquer les enfants dans la sagesse et non à la sagesse. Ce qui veut dire

qu’il n’attend pas que les parents soient des philosophes mais des adultes conduits par la

raison, c’est-à-dire, qui peuvent s’accorder entre eux.

Ceci dit, comme nous venons de parler de l’homme qui en conduit un autre à vivre

selon la raison, nous allons plutôt nous attarder ici à développer ce que signifie pour

Spinoza « parfaire la raison ». Nous en profiterons pour reprendre notre discussion avec

Deleuze. Cette fois-ci, nous le confronterons à son exclusion de l’idée de Dieu comme étant

une notion commune avec des arguments qui prouvent le contraire. Nous approfondirons ce

que veut dire guérir l’entendement. Il sera alors temps d’identifier trois moyens ou remèdes

pédagogiques que nous propose Spinoza pour nous aider à entrer dans le système de la

totalité, du maintien de l’esprit actif et de puissance du désir de la joie en soi.

5.1 Parfaire la raison

On nous accordera que ce qui importe pour Spinoza, c’est de pouvoir parler de

l’origine, de la cause, c’est-à-dire de communiquer à son lecteur l’idée de Dieu et des

attributs. Or, pour que son lecteur puisse réellement saisir cette idée en soi que l’homme

doit pouvoir la concevoir par son essence. Il lui faut être parvenu au troisième genre de

connaissance, c’est-à-dire, avoir augmenté la puissance de son esprit.

C’est pourquoi, dans la vie, il est avant tout utile de parfaire l’entendement,

autrement dit, la Raison, autant que nous le pouvons, et en cela consiste la

souveraine félicité ou béatitude de l’homme. Car la béatitude n’est rien d’autre

que la satisfaction même de l’âme, qui nait de la connaissance intuitive de Dieu.

Or, parfaire l’entendement n’est également rien d’autre que comprendre Dieu,

et les attributs de Dieu, et les actions qui suivent de la nécessité de sa nature.

C’est pourquoi la fin dernière de l’homme qui est conduit par la Raison, c’est-à-

dire, le suprême désir, qui le porte à régler tous les autres, est celui qui le porte

à se concevoir de façon adéquate, lui-même et toutes les choses qui peuvent

tomber sous son intelligence236.

235 E 4 App. Chap. 20. 236 E 4 App. Chap. 4.

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Or, ce troisième genre de connaissance est le résultat d’une grande pratique de

la raison. Aussi, Spinoza sait très bien que pour arriver à son but, il devra

nécessairement enchaîner l’idée de Dieu selon l’ordre de la raison ou de

l’entendement. Il va parfaire la raison en suivant les lois de la logique pour

expliquer son idée de Dieu.Pour faire accepter aux hommes une croyance ou les

en détourner, s’il s’agit d’une chose qui n’est pas connue par elle-même, on

devra nécessairement partir de certains points accordés et s’appuyer pour

convaincre sur l’expérience ou sur la raison, c’est-à-dire sur les faits que par les

sens, les hommes constatent dans la nature, ou sur les axiomes de l’intellect

connus par eux-mêmes237.

Nous pouvons donc déduire que Spinoza a conçu la satisfaction de son désir de

parfaire la raison en réfléchissant à la meilleure façon de communiquer un changement de

paradigme par rapport à l’idée de Dieu. Il va donc en suivre qu’éduquer l’homme à parfaire

sa raison, c’est le disposer à concevoir Dieu d’une autre façon par la compréhension

rationnelle de l’activité affective et intellectuelle qui existe en soi, c’est-à-dire, de son

conatus.

Premièrement, Spinoza accorde à l’esprit de chaque homme d’être constitué d’une

idée adéquate de Dieu « il appartient à l’esprit d’avoir la connaissance de Dieu 238 ».

Cependant, comme la plupart des hommes ne distinguent pas bien la différence de

puissance entre les idées, ils s’en tiennent à l’idée de Dieu de leur imagination et se

maintiennent dans l’ignorance de leur bien le plus précieux.

Cette erreur (de ne pas distinguer les idées vraies de l’imagination de celles de

l’entendement) provient enfin de l’incompréhension due à l’ignorance des

premiers éléments de toute la nature, d’où suit que l’on procède sans ordre, on

confond la nature avec des axiomes abstraits, quoique vrais, on tombe soi-

même dans la confusion, et on pervertit l’ordre de la nature. Nous, au contraire,

nous devons procéder de la façon la moins abstraite qu’il se peut, commencer

dès que possible par les éléments premiers, c’est-à-dire, la source et l’origine de

la nature et ainsi une telle erreur n’est nullement à craindre239.

Ensuite, il indique à son lecteur la nécessité de l’idée de Dieu dans l’ordre de la

rationalité pour l’esprit lui-même. Spinoza fait de l’idée adéquate de Dieu qui constitue

notre essence, l’idée de la cause du système rationnel. « L’être formel des idées admet pour

237 TTP, chap. 5, p. 109. 238 E 4P36. 239 TRE, par. 75.

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cause Dieu en tant qu’il est l’objet des choses pensantes240. » Spinoza accorde ainsi à l’idée

de Dieu dont nous avons conscience d’être notre puissance de connaître, notre intelligence.

« Notre entendement et notre science dépendent de la connaissance de Dieu, en tirent leur

origine et y trouvent leur achèvement241. » Spinoza va donc éduquer l’homme à une idée

de Dieu entièrement accordée avec la cause de sa puissance de comprendre. Spinoza pense

que c’est ainsi qu’il pourra élever l’intelligence de son lecteur.

Enfin, selon notre hypothèse, du moment où il a conçu l’idée de l’éternité synonyme

de la jouissance infinie de l’exister. Spinoza a voulu l’éduquer de façon qu’il puisse être

lui-aussi affecté par cette jouissance de l’exister. Ce qui demandait que l’homme connaisse

les remèdes à la passivité inhérente à la condition humaine. Ce qui veut dire qu’il ne suffit

pas à Spinoza de présenter une idée de Dieu qui s’inscrive dans le système rationnel, il

fallait aussi faire remarquer à l’homme que son idée de Dieu, était bien la cause de son

activité intrinsèque auto-causée et que la compréhension claire de cette idée rythmait sa vie

intellectuelle et affective. Spinoza avait donc besoin d’expliquer à l’homme le mécanisme

de variation de la variation de la puissance affective de l’esprit pour le conduire à

concevoir une idée de Dieu qui soit l’idée de l’éternité qui explique clairement sa propre

essence. Il élabore une conception de l’éducation au perfectionnement de la compréhension

de l’idée de Dieu et de ses attributs en concevant la compréhension de l’activité auto-causée

en soi est l’activité la plus utile et satisfaisante pour l’esprit uni au corps.

Car, quoique dans la première partie j’aie montré d’un point de vue général

(generaliter) que toutes choses (et donc l’esprit humain aussi) dépendent de

Dieu quant à l’essence et à l’existence, cette démonstration, certes, exempte de

tous doutes, ne touche (afficit) pourtant notre esprit que quand on tire une

conclusion identique de l’essence singulière quelconque que nous disons

dépendre de Dieu242.

Nous disons donc que parfaire la raison consiste pour Spinoza à éduquer son lecteur

à comprendre l’idée adéquate de Dieu qu’il peut comprendre par nature en comprenant

l’activité intellectuelle et affective auto-causée en lui, c’est-à-dire, en enchaînant selon

l’ordre de l’entendement les idées des affections de son corps en acte.

240 E 2P5D. 241TTP, chap. 4, p. 96 242 E 5P39.

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En disant cela nous nous opposons une nouvelle fois à Deleuze pour qui l’idée de

Dieu n’est pas une notion commune. Aussi, nous allons prendre le temps d’argumenter

pourquoi, selon nous, l’idée de Dieu est nécessairement une notion commune.

5.2 L’idée de Dieu est-elle une notion commune?

Pour Deleuze, l’idée de Dieu n’est pas une notion commune.

Tous les corps conviennent en certaines choses : étendue, mouvement, repos.

Les idées d’étendue, de mouvement, de repos sont pour nous des notions

communes très universelles, puisqu’elles s’appliquent à tous les corps

existants. Nous demandons : faut-il considérer l’idée de Dieu elle-même

comme une notion commune, la plus universelle de toutes? Beaucoup de textes

semblent le suggérer. Pourtant il n’en est pas ainsi : notre idée de Dieu est en

relation étroite avec les notions communes mais ce n’est pas une de ces

notions. En un sens, l’idée de Dieu s’oppose aux notions communes, parce que

celles-ci s’appliquent toujours à des choses qui peuvent être imaginées, tandis

que Dieu ne peut pas l’être. Spinoza dit seulement que les notions communes

nous mènent à l’idée de Dieu, qu’elles nous « donnent » la connaissance de

Dieu et que, sans elles, nous n’aurions pas cette connaissance. (…) Les notions

communes expriment Dieu comme la source des rapports constitutifs des

choses243.

De notre côté, nous nous rangeons avec ceux qui pensent que l’idée de Dieu est la

première et la plus universelle de toutes des notions communes.

Nous exposerons ci-dessous deux arguments qui nous conduisent à déduire que, du

point de vue de l’esprit humain, l’idée de Dieu est nécessairement une notion commune.

1. Parce que l’esprit dispose d’un seul mode pour concevoir les modes infinis : l’idée de

l’éternité qui explique l’idée de Dieu. 2. Parce que l’idée de Dieu a été un objet d’éducation

universel dans l’histoire de la formation des peuples.

5.2.1 Un seul mode pour concevoir les modes infinis

La première raison: parce que nous possédons un seul mode de penser pour concevoir

les choses infinies : l’idée de l’éternité (de l’idée du corps) qui explique l’existence de la

Substance et par conséquent l’idée de Dieu, de ses attributs, les vérités éternelles et les

notions communes. Nous pensons donc qu’au niveau de l’esprit, il n’y a pas de différence

243 G. DELEUZE, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, éditions de Minuit, 1968, p. 276.

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entre l’idée de l’éternité et l’idée de Dieu. Et comme Jaquet a déjà reconnu l’idée de

l’éternité comme étant une notion commune, nous revendiquons le même statut pour l’idée

de Dieu. Dans sa lettre appelée la lettre sur l’infini, Spinoza explique à Louis Meyer les

causes de la difficulté, pour l’esprit humain, de concevoir l’infini. Elles se résument toutes

à une seule : l’ignorance que nous possédons deux modes de penser distincts pour

comprendre les choses. Le mode de l’intellection, l’entendement ou la raison, permet à

l’esprit de concevoir l’essence des choses sous le regard de l’éternité, c’est-à-dire,

d’enchaîner et de comprendre les choses d’après leurs propriétés éternelles. Le mode de

l’imagination, qui lui, permet à l’esprit de concevoir l’existence du corps sous le regard de

la durée, autrement dit, d’imaginer présentes les traces que le corps a retenues des autres

modes finis qui l’ont affecté extérieurement selon l’ordre propre à son histoire. Le premier

est le mode de la totalité tandis que le deuxième est singulier.

D’où il apparaît clairement que nous concevons l’existence de la Substance

d’une manière totalement différente que celle des modes (finis). De là découle

la différence entre l’éternité et la durée : par la durée, nous ne pouvons

qu’expliquer l’existence des modes, mais celle de la substance s’explique par

l’éternité, c’est-à-dire par la jouissance infinie de l’exister (exitendi), ou, avec

un barbarisme, par l’infinie jouissance de l’être (infinitam essendi

fruitionem)244.

Spinoza ajoute aux concepts des modes infinis l’idée de l’éternité de l’idée du corps

qui définit l’esprit. Or, il est clair pour lui que les concepts des modes infinis ne peuvent

être perçus autrement que par l’intellection. Ils sont détruits dès qu’ils sont appliqués à

l’imagination ou à une quelconque mesure ou durée.

Comme il y a de nombreuses choses, en effet, que nous ne pouvons saisir que

par l’entendement et en aucune manière par l’imagination, telles la Substance,

l’éternité, etc., on s’applique vraiment à déraisonner par l’imagination si l’on

tente d’expliquer de tels concepts à l’aide de notions comme le temps, la

mesure, etc., qui sont des auxiliaires de l’imagination245.

Nous pensons que sa définition du mode infini où l’idée de l’éternité explique la

Substance qui est unique a été pour Spinoza une manière claire de nous dire que l’idée de

l’éternité explique tous les modes infinis. L’esprit ne fait pas la différence entre la

Substance qu’il explique par l’idée de l’éternité qui est aussi son essence, la propriété de

244 Lettre XII, Spinoza à Louis Meyer, p. 1097. 245 Lettre XII, Spinoza à Louis Meyer, p. 1099.

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Dieu en soi, la connaissance qu’il enveloppe et la nécessité et la conscience de sa joie

d’exister dans un corps éphémère246. Nous pensons que l’idée de l’éternité en soi est l’idée

la plus puissante que l’esprit humain peut percevoir, puisque, nous dit Spinoza, elle

explique la Substance. Nous posons même que l’esprit ne peut absolument pas faire de

différence entre l’idée de Dieu et l’idée de l’éternité qui constitue sa propre essence car

elles coïncident parfaitement. Par conséquent, nous disons à Deleuze que la distinction

entre les modes infinis (Substance, éternité, lois de la nature ou notions communes)

appartient aux limites du langage et que pour l’être formel de l’esprit tout ce qui existe a

pour cause son idée adéquate de Dieu, laquelle s’explique par l’idée de l’éternité qui est

l’essence de Dieu.

L’éternité est l’essence même de Dieu, en tant que celle-ci enveloppe

l’existence nécessaire (selon la définition 8, partie 1). Donc concevoir les

choses sous l’espèce de l’éternité, c’est concevoir les choses en tant qu’elles se

conçoivent par l’essence de Dieu comme des êtres réels (entia realia),

autrement dit en tant que par l’essence de Dieu, elles enveloppent l’existence.

Et par conséquent notre esprit, dans la mesure où il se conçoit lui-même et

conçoit le corps, sous l’espèce de l’éternité, a nécessairement la connaissance

de Dieu et sait, (qu’il est en Dieu et conçu par Dieu) etc.247.

Répétons-le, selon nous, il n’y a, pour l’esprit humain, aucune différence entre l’idée

de l’éternité qui compose son mode infini, l’idée de la Substance et l’idée de Dieu. Or,

comme Jaquet a démontré que l’idée de l’éternité était une notion commune, nous

revendiquons le même statut pour l’idée de Dieu. « L’éternité remplit donc bien les

exigences nécessaires pour faire l’objet d’une notion commune248. » La première exigence

est l’omniprésence. L’idée de l’éternité est la fois dans la partie et dans le tout. La

deuxième, sa non-appartenance à une chose particulière. Elle est une propriété qui peut être

conçue sans Pierre, Paul ou Siméon et s’appliquer également à eux. La troisième, son

adéquation, c’est-à-dire, elle est perceptible seulement par le deuxième ou le troisième

genre de connaissance249. Nous pensons que l’idée de Dieu remplit exactement les mêmes

exigences que l’idée de l’éternité et qu’elle peut être considérée elle-aussi comme une

notion commune.

246 Bien sûr, nous ne pensons pas que du point de vue de la nature totale, Dieu, qui a une infinité d’attributs, se

limite à être une idée de l’éternité constituante de l’esprit humain. 247E 5P30D. 248 C. JAQUET, Les expressions de la puissance d’agir, op. cit., p. 33. 249 Ibid.

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Alors la question qui se pose est celle-ci : si l’idée de l’éternité est l’idée de Dieu et

une notion commune, pourquoi les hommes sont-ils si divisés sur l’idée de Dieu? Selon

nous, la cause est celle-là même que Spinoza attribue à connaissance inégale de Dieu et des

notions communes parmi les hommes. Cette cause, c’est la persistance de l’utilisation du

mode fini qu’est l’imagination. Les hommes peuvent à peine échappés à leur imagination

tant ils sont continuellement affectés par les choses du monde extérieur, Ils sont empêchés

d’utiliser leur mode de la connaissance infinie car ils sont accaparés par la passivité

inhérente aux modes finis, c’est-à-dire, la passivité inhérente à la condition humaine.

Que d’ailleurs, les hommes n’aient pas une connaissance également claire de

Dieu et des notions communes, cela vient de ce qu’ils ne peuvent imaginer

Dieu comme ils le font pour les corps, et de ce qu’ils ont réuni le nom de Dieu

et les images des choses qu’ils ont l’habitude de voir, ce que les hommes

peuvent à peine éviter, parce qu’ils sont continuellement affectés par les corps

extérieurs. Et bien entendu, la plupart des erreurs consiste en cela seul que nous

ne donnons pas correctement leurs noms aux choses250.

Selon nous, Spinoza explique que c’est l’accaparement des choses éphémères, et par

conséquent, l’empêchement de concevoir les choses sous le regard de l’éternité ou selon la

raison, c’est-à-dire comme Dieu lui-même les conçoit, qui contrevient à la compréhension

de la similitude entre l’idée de Dieu et l’idée de l’éternité qui l’explique et est reconnue

comme une notion commune. D’ailleurs, nous pensons que c’est justement l’affirmation

d’un Dieu universel, donc d’un Dieu qui est une notion commune, qui a été le message du

Christ dans la civilisation occidentale. Or, comme ce message a eu une puissance

civilisatrice réelle pour perfectionner la raison des hommes, nous ne comprenons pas du

tout que Deleuze puisse affirmer que l’idée de Dieu n’est pas une notion commune.

De même, si nous corrélons l’idée de Dieu avec son affect correspondant, nous

arrivons au souverain bien. Or, il est très clair pour Spinoza que le souverain bien est une

notion commune, car c’est par nature et par nécessité qu’il l’est.

Je répondrai que ce n’est pas par accident, mais en vertu même de la nature de

la raison que le souverain bien de l’homme est commun à tous, parce que, en

vérité, cela se déduit de l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est définie

par la Raison, et que l’homme ne pourrait ni être, ni être conçu, s’il n’avait le

pouvoir de tirer sa joie du souverain bien. Il appartient en effet à l’essence de

250 E 2P47S.

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122

l’esprit humain (selon la proposition 47, partie II) d’avoir une connaissance

adéquate de l’essence éternelle et infinie de Dieu251.

Deleuze pourrait opposer : si l’idée de Dieu que nous avons est l’idée de notre corps

singulier, comment pourrait-elle être une notion commune? Et même si le souverain bien

est commun à tous, chaque corps ne sera-t-il pas affecté selon sa nature particulière? L’idée

de Dieu n’est-elle pas singulière à un homme qui l’a perçue selon les modes de son corps

particulier?

Selon nous la singularité du corps a très peu d’importance dans la perception de cette

idée, comme toutes les notions communes et cela même si Spinoza pose la perception de

l’idée de son propre corps sous le regard de l’éternité pour concevoir l’idée vraie de

l’éternité252. En effet, cette perception le conduit à savoir qu’il est une idée parmi une

infinité d’idées. Ce qui enlève toute importance à sa singularité. Cependant, nous accordons

que l’homme conserve l’idée de son corps singulier. Ce qui est très utile car ainsi il pourra

alors communiquer aux autres hommes et selon sa complexion singulière, son expérience

de la perception consciente de l’idée de l’éternité qui est une notion commune et qui

explique Dieu. Ainsi il pourra être significatif aux hommes qui se reconnaissent des

ressemblances avec lui. Ce pourquoi Spinoza nous dit dans le TTP, « certes, d’après elle (la

raison) celui qui a l’autorité d’enseigner a aussi celle de choisir la voie qu’il veut253 ».

Aussi, nous ne concevons aucun paradoxe entre la singularité de chaque homme, c’est-à-

dire sa façon particulière d’être affecté par l’idée de Dieu et par le souverain bien, et la

propriété commune ou universelle de cette idée unique, infinie et éternelle.

En conclusion nous pouvons dire que parfaire la raison pour Spinoza, c’est conduire

l’homme à comprendre l’idée de Dieu et de ses attributs, en tant qu’elle est l’idée de

l’éternité qui constitue l’essence de l’esprit en soi. Comme Spinoza écrit à Louis Meyer que

c’est l’idée de l’éternité qui explique la Substance nous nous demandons pourquoi Spinoza

ne met pas davantage l’accent sur l’idée de l’éternité en tant que c’est d’elle que nous

pouvons tirer la connaissance de Dieu qu’enveloppe notre essence. Nous pensons que c’est

parce qu’il vivait à une époque où l’idée de l’éternité était très confuse, comme nous

251 E 4P36S. 252 E5P29, « Tout ce que l’esprit comprend sous l’espèce de l’éternité, il le comprend, non parce qu’il conçoit

l’existence actuelle du corps, mais parce qu’il conçoit l’essence du corps sous l’espèce de l’éternité. » 253 TTP, chap. 11, p. 211.

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l’avons vu, même parmi les théologiens et les philosophes. Cependant, nous pensons que

de nos jours, nous pouvons comprendre que puisque l’idée de l’éternité explique Dieu, plus

l’esprit forme l’idée de l’éternité, plus il devient parfait et s’approche du troisième genre de

connaissance qui lui permettra d’en saisir l’essence en soi. Ce qui satisfera le désir

d’éduquer de Spinoza.

5.2.2 Un objet universel d’éducation

Notre deuxième argument pour affirmer que l’idée de Dieu est une notion commune

vient du fait qu’elle a été un objet d’éducation universel lors de la formation des peuples.

Intuitivement et universellement l’idée de Dieu s’est imposée comme objet d’enseignement

nécessaire pour faire progresser les hommes afin qu’ils s’accordent ensemble, augmentent

leur espérance de vie et ne régressent pas au rang de brutes.

Nous pensons que si l’idée de Dieu n’était pas, comme l’idée de l’éternité, une notion

commune à tous les hommes, elle n’aurait pas pu être l’objet d’éducation universel qu’elle

fut pour contenir les foules et faire respecter le pacte social, c’est-à-dire pour conduire

l’homme à vivre selon la raison. Ce qui était absolument nécessaire pour la conservation de

l’espèce humaine ou de certaines races particulières. L’histoire des peuples témoigne que

l’idée de Dieu a servi d’objet d’éducation pour constituer les tribus en nation et faire obéir

les hommes aux lois civiles. L’idée de Dieu est à l’origine des peuples, de leur morale, du

modèle de l’homme parfait, autant qu’elle est à l’origine de notre essence particulière.

Nous pensons qu’il est absolument nécessaire d’éduquer l’homme à une idée de Dieu

qui soit une notion commune, c’est-à-dire, à l’idée de l’éternité qui est l’essence de la

raison et de la science du bon raisonnement. En effet, nous pensons qu’un enseignement de

Dieu où l’idée de Dieu n’est pas comprise comme la cause initiale de la totalité ni comme

une notion commune a des effets contraires à la raison. Une idée de Dieu qui ne comprend

pas la totalité est une idée de l’imagination qui conduit les hommes à la passion au lieu de

les conduire à la raison, d’où la crainte pour la paix de l’État et la santé mentale des

citoyens. Or, c’est justement pour contrer ces maux que Spinoza est attentif dans le TTP, à

associer l’idée de Dieu, la lumière naturelle, la raison, les notions communes.

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Dans le TTP, Spinoza fait clairement suivre la connaissance de Dieu des notions

communes. « L’amour de Dieu naît de sa connaissance et la connaissance de Dieu doit se

puiser dans les notions communes, certaines et connues par elles-mêmes254. » Il conçoit

l’idée de Dieu comme une leçon inscrite dans l’esprit pour aider l’homme à conserver sa

vie et réaliser sa perfection. « La leçon contenue dans l’idée de Dieu, c’est en effet que

Dieu est notre souverain bien, autrement dit que la connaissance et l’amour de Dieu est la

fin dernière à laquelle doivent tendre toutes nos actions 255 . » Cette leçon contient les

notions communes utiles à savoir pour conserver sa vie, notions valables pour tous les

individus de la même espèce. « Si la Raison lui conseille cette conduite, elle le conseille

donc à tous les hommes256. » Comment Spinoza pourrait-il désirer partager sa joie de

connaître la perfection de l’esprit humain avec les autres hommes si l’idée de Dieu n’était

pas une notion commune? « Et le souverain bien consiste pour lui (le sage en général) à

jouir d’une telle nature avec d’autres individus si possible. Ce qu’est cette nature, nous la

montrerons en son lieu : c’est la connaissance de l’unité de l’esprit avec la nature

totale257 ». Or, dans cette unité de l’esprit avec la nature totale, nous pensons que la

singularité n’est pas une propriété qui vient diviser les hommes mais plutôt les faire

converger dans la connaissance de l’idée de l’éternité que nous avons en commun.

En conclusion, nous avons argumenté que l’idée de Dieu est une notion commune

parce que l’esprit qui perçoit les modes infinis ne séparent pas l’idée de Dieu de l’idée de

l’éternité qui, elle, explique l’idée de la Substance et est déjà considérée comme une notion

commune. Ensuite, nous avons rappelé que c’est par nature et par nécessité que l’esprit

humain peut percevoir l’idée de l’éternité qui est à la fois le principe de la raison et du

souverain bien. Enfin, nous avons argumenté que l’idée de Dieu n’aurait pas pu être un

objet d’éducation universel si puissant pour conduire les hommes à vivre selon la raison si

elle n’avait pas été une idée commune à tous les hommes, comme, par exemple, la

respiration. Nous avons donc bien démontré que parfaire la raison, selon Spinoza, c’est

traiter d’une idée de l’éternité qui conduit l’esprit humain à se référer à son idée intrinsèque

et adéquate de Dieu, son idée de l’éternité qui compose et explique le mode de

254 TTP, p. 89. 255 TTP, 88. 256 E 4P72S. 257 TRE, par. 13.

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connaissance des choses infinis et qu’il perçoit comme étant sa cause, le principe de la

raison et le principe du souverain bien. Nous pensons que pour Spinoza, éduquer dans le

sens de perfectionner la raison signifie de référer l’esprit le plus souvent possible à l’idée de

l’éternité du deuxième genre de connaissance, et cela pour augmenter la puissance de son

esprit à la percevoir selon le troisième genre de connaissance. Spinoza veut éduquer

l’homme a une idée de Dieu qui soit l’idée d’une affection du corps en acte Ce qui

justement nécessite un esprit très puissant pour la percevoir clairement et pour ne pas se

laisser distraire par les aléas des modes finis.

5.3 Guérir l’entendement

Au XVIIe siècle, guérir l’entendement n’impliquait pas qu’il fût malade. « Guérir,

corriger, purifier (l’entendement) sont des expressions baconiennes. Il s’agit de rendre

l’intellect à lui-même. L’erreur ne peut naître de l’essence de l’esprit, mais d’un mélange de

l’esprit et des autres choses258.» Cependant, il impliquait que l’esprit avait besoin d’être

guéri lorsqu’il subissait la passivité car alors, il était empêché d’enchaîner ses idées selon

l’ordre de l’entendement.

L’idée de guérir la passivité de l’esprit comme conception de l’acte d’éduquer est très

présente dans l’œuvre de Spinoza, comme en témoigne l’utilisation fréquente du

vocabulaire apparenté à la guérison: donner ses soins, la santé, les remèdes aux passions.

Mais avant tout, il faut réfléchir sur le moyen de guérir l’entendement et de le

purifier, autant qu’on le peut au début pour qu’il comprenne facilement, sans

erreur et le mieux possible. Par où l’on peut déjà voir que je veux diriger toutes

les sciences vers une seule fin et un seul but, à savoir : arriver à la perfection

humaine suprême dont nous avons parlée259.

Pour Spinoza, il n’existe pas de maux qu’il n’existe de remède. Or, tout le monde a

déjà fait l’expérience des remèdes naturels à la passivité de l’esprit. Cependant, bien peu se

sont préoccupés d’identifier l’ingrédient actif qui causait la guérison de l’esprit. Cependant

Spinoza y est parvenu par la compréhension de la nature de l’esprit.

258 R. MISRAHI, Notes sur la correspondance de Spinoza, La Pléiade, p. 1393. 259 TRE, par. 16

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Donc, puisque la puissance de l’esprit, ainsi que je l’ai montré plus haut, se

définit par sa seule intelligence, les remèdes aux affects, dont tout le monde a

en réalité l’expérience, mais qu’on ne paraît pas, il me semble, observer avec

soin ni voir distinctement, la seule connaissance de l’esprit nous permettra de

les déterminer, et d’en déduire tout ce qui concerne la béatitude260.

Il faut dire aussi que Spinoza était particulièrement fier d’avoir compris les lois de

l’esprit. « Ce qui revient à dire, comme le firent les Anciens, que la vraie science procède

de la cause aux effets. À cela près que jamais, me semble-t-il, ils n’ont conçu, comme nous,

l’âme, agissant selon des lois déterminés et pour ainsi dire comme un automate

spirituel261. » De même, il était conscient d’être un pionnier dans la science des affects,

« mais la nature des affects, leur force impulsive et, à l’inverse, le pouvoir modérateur de

l’esprit sur eux, personne à ma connaissance ne les a déterminés262. » Nous allons donc

donner ici sa conception de la santé de l’esprit et ensuite, nous identifierons les moyens

pédagogiques qu’il nous offre pour faciliter la compréhension de sa philosophie et la

sauvegarde de la santé mentale.

5.3.1 Conception de la santé

C’est dans le Court Traité que nous trouvons le plus d’allusions à la santé. Appuhn

traduit son titre ainsi : « Court Traité de Dieu, de l’Homme et De la santé de son âme », ce

que Caillois traduit par son état bienheureux. L’idée de la santé de l’âme était aussi bien

présente dans la préface de Jarig Jelles. Il nous dit que ce traité a été écrit pour faire taire les

calomniateurs, « pour qu’ils cessent enfin de calomnier ce qu’ils ne connaissent pas

encore : Dieu, soi-même et l’entraide en vue de la santé de l’âme; et guérir ceux qui sont

malades en esprit par l’inspiration de douceur et de patience, selon l’exemple du Seigneur

Christ, notre maître le meilleur263. » Dans le CT, Spinoza attribue la santé à l’observance

des lois de la nature. « De même l’homme, aussi longtemps qu’il est une partie de la

Nature, doit suivre les lois de la Nature, ce qui est le véritable service divin : et aussi

260 E 5 Préface. 261 TRE, par. 85. 262 E 3 Préface. 263 CT, Titre et préface.

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longtemps qu’il agit ainsi, il se maintient en santé264.» Il assimile la santé à l’amour de

Dieu.

Après avoir vu la multiple utilité de la croyance droite, nous nous efforcerons

de remplir la promesse faite antérieurement; à savoir rechercher si, par la

connaissance que nous avons acquise de ce qui est bon et de ce qui est

mauvais, de ce qu’est la Vérité et la Fausseté et de ce qu’est d’une manière

générale l’utilité de tout cela, si par- là dis-je, nous pouvons parvenir à notre

santé, c’est-à-dire à l’amour de Dieu, en quoi consiste comme nous l’avons

observé, notre souveraine félicité; et aussi de quelle façon nous pouvons nous

délivrer des passions que nous avons reconnues mauvaises265.

Plus loin, il prête à l’amour de Dieu une vertu de régénération de la puissance de

l’esprit. « Cela peut d’autant mieux être appelé une Régénération que de cet Amour et de

cette Union seulement peut suivre une stabilité éternelle et inaltérable, ainsi que nous le

montrerons266. » L’esprit est guéri lorsqu’« aucune passion ne pourra provoquer le moindre

trouble267 ». Ainsi la santé de l’esprit c’est la paix, la tranquillité qu’il peut goûter lorsqu’il

n’est pas empêché d’enchaîner ses idées selon l’ordre de l’entendement et non l’agitation

que provoquent les passions.

En conclusion, pour Spinoza, un esprit sain comprend rationnellement les choses et

compte plus d’idées adéquates que d’idées inadéquates. « Aussi, plus l’esprit comprend de

choses par le deuxième et le troisième genre de connaissance, plus grande est la partie qui

reste saine (illaesae), et par conséquent moins il pâtit des affects268. » La bonne santé de

l’esprit c’est donc pouvoir concevoir une idée de la totalité, être actif, tranquille, en accord

avec soi-même et les autres et, par conséquent, un esprit limité à une vision partielle des

choses, agité à cause de ses passions et en opposition avec lui-même et les autres a besoin

d’être guéri.

5.4 Remèdes ou moyens pédagogiques dans l’œuvre de Spinoza

Nous allons maintenant prendre connaissance de trois moyens pédagogiques que

Spinoza met en lumière pour nous aider à augmenter la puissance de notre esprit se

264 CT, partie II, chap. 18, par. 9 265 CT, partie II, chap. 19, par. 1. 266 CT, partie II, chap. 22, par. 7. 267 CT, partie II, chap. 19, chap. 18. 268 E 5P38D.

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comprendre soi-même et à être actif, donc à jouir et à sauvegarder sa santé mentale. Nous

allons parler du remède qu’a constitué pour Spinoza l’idée du ver dans le sang, idée qui est

devenu le système moniste que reprend l’écologiste Hansson. Ensuite, nous allons parler

des remèdes aux affects passifs et enfin, nous insisterons sur la vertu thérapeutique et

pédagogique que constitue le désir de la joie en soi.

5.4.1 Le système moniste

Dans une lettre à Oldenburg 269 , Spinoza reconnaît avoir lui-même souffert d’un

défaut de connaissance du temps où il était encore privé de l’idée que la nature dans sa

totalité est un seul individu270, ce qui était un véritable obstacle à sa compréhension des

choses et générait des affects passifs dans son esprit271. Seulement, ainsi qu’il le dit, dans le

prologue du TRE, il peut désormais concevoir la perfection de la nature humaine comme

étant « la connaissance de l’union de son esprit avec la nature totale272 ». Ensuite, il observa

que cette idée de la totalité avait produit chez lui une augmentation de sa force d’âme, ce

qui l’avait rendu plus tolérant à ce qu’il ne comprenait pas.

En effet, c’est le constat que nous pouvons faire en lisant la lettre XXX, à Oldenburg.

Spinoza écrit qu’il est beaucoup plus tolérant et attentif envers ce qu’il ne comprend pas

chez l’homme depuis qu’il sait que « tout ce qui se fait, se fait selon un ordre éternel et des

lois déterminées de la nature273 ». Autrement dit, Spinoza est plus heureux depuis qu’il peut

se concevoir comme étant une idée parmi une infinité d’autres dans l’entendement infini de

Dieu. L’homme ne le porte plus à rire, ni à pleurer et il ne juge plus vain ou absurde le

comportement de certains êtres. L’idée d’être une parcelle, parmi une infinité d’autres dans

un ensemble infini composé d’une infinité de lois dont il ne peut même pas soupçonner

l’existence, l’engageait plutôt à réfléchir et à mieux observer la nature humaine, bref, le

rendait actif.

Car, j’estime n’avoir pas le droit de me moquer de la nature, et bien moins

encore de m’en plaindre, quand je pense que les hommes, comme les autres

êtres, ne sont qu’une partie de la nature, et que j’ignore comment chacune de

269 Lettre XXX, Spinoza à Oldenburg, p. 1177. 270 E 2P4, « L’idée de Dieu, d’où suit une infinité de choses en une infinité de modes ne peut être qu’unique. » 271Lettre XXX, Spinoza à Oldenburg, p. 1177. 272 TRE, par. 13. 273 TRE, par. 12.

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ces parties s’accorde (conveniat) avec le tout et lui est conforme, comment, par

ailleurs, chaque partie se rattache aux autres274.

Il avouait franchement que ce défaut de connaissance (l’ignorance de faire partie

d’une totalité) l’avait amené jadis à mésestimer certains êtres de la nature. Il reconnaît avoir

eu à l’époque une perception incomplète et mutilée de l’homme, ce qui ne sied pas à un

philosophe. L’idée de la totalité avait eu pour effets d’augmenter sa force d’âme envers ce

qui le désarçonnait et d’approfondir son amour de la philosophie.

Dans l’Éthique, où il est complètement guéri de ce défaut de connaissance, il situe

tout de suite l’homme et l’esprit dans l’entendement infini de Dieu, en tant que Dieu a eu

l’idée de l’homme en même temps qu’une infinité d’autres idées275. De même, cette idée de

notre corps qui constitue l’essence de notre esprit est elle-même composée de très

nombreuses idées des parties composantes276. Il lui est donc très important de situer l’esprit

de l’homme singulier dans une multitude d’idées qui lui donne l’opportunité d’opérer le

plus de liaisons possible de la cause aux effets, de reconstituer l’ordre de la nature. Ce que

Pascal Sévérac tient pour le devenir actif.

C’est que Spinoza, dans l’Éthique, au lieu de nous donner l’exemple du ver dans le

sang qui convient moins à la démonstration géométrique, nous invite quand même à

considérer l’idée de la totalité en nous donnant les conditions de la formation des idées

adéquates. On comprend alors que l’activité de l’esprit dépend de sa puissance à s’accorder

entièrement avec un système de la nature qui soit un ensemble infini, ce qui lui permet

d’opérer plusieurs liaisons différentes.

Je dis expressément que l’esprit n’a ni de lui-même, ni de son propre corps, ni

des corps extérieurs une connaissance adéquate, mais seulement une idée

confuse et mutilée, chaque fois qu’il perçoit les choses à partir de l’ordre

commun de la nature, c’est-à-dire chaque fois qu’il est déterminé

extérieurement, à savoir à partir de la rencontre fortuite des choses à

contempler ceci ou cela, et non chaque fois qu’il est déterminé intérieurement,

à savoir par le fait qu’il contemple plusieurs choses simultanément, à

comprendre leurs propres convenances, différences et oppositions; chaque fois

274 Lettre XXX, Spinoza à Oldenburg, p. 1177. 275 E 2P9, « L’idée d’une chose singulière existant en acte a pour cause Dieu, non en tant qu’il est infini, mais

en tant qu’il est considéré comme affecté d’une autre idée de chose singulière existant en acte, dont Dieu est

aussi la cause en tant qu’il est affecté d’une troisième et ainsi à l’infini. » 276 E 2P15.

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en effet qu’il est disposé intérieurement de telle ou de telle manière, alors il

contemple les choses clairement et distinctement, comme je le montrerai plus

bas.277

Ainsi, selon Spinoza, un esprit qui ne peut pas former l’idée de la totalité ne peut pas

être totalement actif car il subit la tristesse de sa connaissance partielle des choses. Nous

irons jusqu’à dire que l’idée de la totalité est sa condition d’activité. L’esprit doit pouvoir

comprendre ce qui arrive à son corps et les lois nécessaires à sa préservation de l’existence

de son corps pour être actif. D’où la nécessité pour lui de se concevoir selon son échelle

comme étant un participant à un tout. L’homme est comme le ver dans le sang qui peut

seulement comprendre qu’une petite partie de sa réalité tant est grand l’univers qui

l’entoure. Ce qui veut dire qu’il est meilleur pour la santé de l’esprit que l’homme puisse

estimer sa juste place dans la nature et accepter ses limites à comprendre certaines choses

au lieu d’affirmer que l’homme a un comportement absurde. Pour Spinoza, comme nous

avons dit, l’idée de la totalité, plus simplement formulée dans sa lettre à Oldenbergh par

l’exemple du ver dans le sang, est un auxiliaire, un moyen pédagogique, qui aide l’esprit à

rester actif même s’il constate son impuissance à comprendre. L’esprit a besoin de se

penser dans un univers où il est en accord avec l’ordre éternel de la nature pour être actif,

ce qui revient à se penser dans une totalité. Par contre, il ne peut pas être d’accord avec les

lois de la nature si l’homme prend son être pour l’univers, parce qu’alors il s’en tient à une

vision très partielle qui le rend passif.

Je dis que nous sommes actifs lorsque, en nous ou hors de nous, il se produit

quelque chose dont nous sommes cause adéquate, c’est-à-dire (selon la

définition précédente) lorsque de notre nature il suit en nous ou hors de nous

quelque chose que l’on peut comprendre par elle seule. Mais je dis, au

contraire, que nous sommes passifs, lorsqu’il se produit en nous quelque chose

dont nous sommes la cause partielle278.

Spinoza porte à notre attention que l’idée de la totalité donne à l’esprit les moyens

d’opérer toutes les liaisons que l’amplitude de son attribut lui permet. Nous comptons

l’exemple du ver dans le sang comme un moyen pédagogique qu’il recommande à

Oldenburg pour l’aider à penser dans le paradigme ou dans le système de la totalité ou de la

rationalité. Nous retenons aussi l’effet thérapeutique que cette idée a eu sur l’esprit de

277 E 2P29S. 278 E 3Définitons II.

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Spinoza car elle l’a guéri de la passivité que provoquait en lui l’idée de vivre dans un

monde absurde. Qu’est-ce qui a agi? Est-ce l’effort de concevoir une pensée où le penseur

se situe à son échelle dans un univers infiniment plus vaste et complexe qu’il ne peut le

penser? En tous cas, il a été guéri. Au lieu de s’attrister de ses semblables, il a admis ses

limites à comprendre et s’en est remis à Dieu au lieu de pâtir de ne pas tout comprendre.

Est-ce de concevoir une idée adéquate de lui-même à l’échelle du système du monde dans

lequel il évolue qui augmenté sa force d’âme? Comment l’idée du ver dans le sang a-t-elle

agit sur lui pour qu’il trouve ensuite plus facile de supporter, d’une âme égale, les choses

qui lui semblent contraires à la rationalité elle-même et ne soit pas empêché de goûter sa

joie de comprendre et de remplir sa fonction d’éducateur279?

Pour Daniel Hansson l’exemple du ver dans le sang a une richesse pédagogique

indéniable pour éduquer les hommes à penser le développement durable280. Daniel Hansson

est un concepteur de programmes d'études, un soutien à la recherche scientifique et un

chargé de cours dans la conception du système durable et la conception communautaire. Il

travaille au département de planification bio régional à l'Université de l'Idaho. Il anime

également des ateliers de développement organisationnel durable et de transformation de la

communauté. Ses recherches visent à accorder la philosophie de Spinoza aux concepts de

durabilité, de conception de systèmes, de développement et de pédagogie transdisciplinaire.

Daniel intègre également dans ses recherches des sujets tels que l'histoire et la philosophie

de la science, la mondialisation, la convergence des visions du monde, l'éthique et l'action;

la sécurité alimentaire, de l'eau et de la justice; la gestion du carbone, les carburants de

remplacement, les bio pesticides et la gestion des changements climatiques risques et des

catastrophes liées.

Selon lui, le système moniste de Spinoza est une alternative aux réductionnistes. Il

voit l’utilité d’utiliser l’exemple du ver dans le sang donné à Oldenburg pour expliquer aux

279 E 4 App. Chap. 32, « Cependant les choses qui nous arrivent et sont contraires à ce que demande la raison

de notre utilité nous les supporterons d’une âme égale si nous prenons conscience que nous avons rempli

notre fonction (officio), que la puissance que nous avons ne pouvait pas s’étendre assez loin pour les éviter, et

que nous sommes une partie de la nature totale dont nous suivons l’ordre. » 280 DANIEL, HANSSON, “Unpacking Spinoza: Sustainability Education Outside the Cartesian Box”,

Journal of Sustainability Education, vol. 3, March 2012.

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hommes qu’ils ne peuvent avoir qu’une vision partielle de l’homme sur les choses281 s’ils

ne se pensent pas dans une totalité. Il considère cet exemple utile pour concevoir une

éducation supportante, l’écologie ou n’importe quel modèle transdisciplinaire. « I discuss

how Spinoza’s approach to parts and wholes can be applied to a transdisciplinary, systems-

based sustainability education addressing systems of varying size and complexity282. »

Selon lui, le monisme « holds one untapped pedagogic potential283. »

L’idée du ver dans le sang, telle que développée par Spinoza, où le ver est indivisible

du sang et composé de toutes les parties qui s’accordent entre elles par leur puissance

commune, répond, selon lui, au défi de notre monde en transition. « Spinoza’s system

approach to part and wholes resonates strongly with the ideal of sustainability and provides

a foundation for a new, transdiciplinary curriculum designed to address the complexity of a

world in transition284. » Il cite une liste de scientifiques-chercheurs qui sont d’accord avec

l’idée que les individus ne peuvent pas être compris comme des cas isolés.

Hansson fait la promotion d’une pédagogie interdisciplinaire et le système moniste

lui apparaît la meilleure façon d’expliquer aux étudiants pourquoi le support qu’ils donnent

aux autres est utile à eux-mêmes. L’exemple du ver vivant dans le sang offre selon lui le

cadre d’explication qui pourrait être utile à l’éducateur qui veut perfectionner à la fois la

logique et l’éthique sociale. « Thereby Spinoza’s Ethics can be used to explain to students

why sustainability is not only a desirable goal but also an ethical obligation, rooted in the

very structure of the universe and our own core needs as living, breathing, relational

organisms285. »

Hansson met ainsi en lumière le fait que Spinoza nous a donné un exemple très

simple pour donner à comprendre que nous vivons dans un système logique où tout est en

interrelation à partir d’une seule cause : la positivité infinie et ses lois qui s’appliquent à

toutes les parties; et cela même si notre puissance se limite à un point de vue très partiel sur

les choses.

281 Lettre XXXII, Spinoza à Oldenburg, p. 1180, « Mais tous les corps doivent être pensés de la même

manière que nous avons fait pour le sang. » 282 D. HANSSON, Ibid. 283Ibid. 284Ibid. 285Ibid.

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133

L’intention de Hansson est d’offrir une éducation, qu’il appelle « supportante », pour

favoriser l’entraide entre les étudiants. Il est convaincu que le système moniste peut

remplir cette fonction. Rappelons, en effet, que la conception du monisme a eu un puissant

effet sur Spinoza. Spinoza a en effet avoué à Oldenburg qu’au moment où il a compris

l’appartenance de l’homme à un univers infini où toutes les choses sont unies entre elles par

les lois de cet univers, il ne s’est plus attristé de la nature humaine, sachant que ce qu’il

trouve absurde marque sa propre limite, ou son point de vue très restreint, comme un ver

sans le sang qui a un très petit point de vue sur les choses.

Hansson a vu les propriétés pédagogiques imminentes du système moniste pour

développer le travail d’équipe. Pour notre part, nous pensons que le système moniste est

très utile à l’éducation parce qu’il est un exemple facile pour recréer les conditions de

formation des idées adéquates. Il respecte la condition de l’esprit de se considérer dans un

ensemble, c’est-à-dire, de se savoir être une partie d’un tout, une idée parmi une infinité

d’autres, avec qui il peut opérer différentes sortes de liaisons pour former des idées

adéquates du monde éphémères dans lequel évolue le corps, son objet.

Macherey se demande, avec Hegel, s’il est pertinent de parler d’un système moniste

chez Spinoza. Selon lui, le monisme est un terme à éviter puisque le simple rapport à soi

exploite le modèle rationnel de la dualité286. Macherey nous donne l’occasion de préciser

que pour nous, il existe un rapport à soi sans dualité comme il advient quand l’homme

réfléchit, médite, déduit, etc. Surtout, Macherey nous donne l’occasion de souligner que

l’idée de la dualité elle-même est un vestige du premier genre de connaissance. « Il n’y a

jamais aucun dualisme chez Spinoza, c’est l’esprit réfléchi (l’idée de l’idée) qui agit

d’abord et qui déploie tout le processus d’épanouissement et de libération 287 . »Nous

pensons que l’idée du monisme, que Misrahi assimile à l’ontologie immanentiste de

Spinoza, est l’idée la plus importante à communiquer à quelqu’un qui voudrait connaître la

pensée de Spinoza.

Selon nous, le système moniste a l’avantage d’illustrer la façon dont les liaisons

s’opèrent : les liaisons ne se produisent pas de la partie au tout, ni entre les parties. Selon 286P. MACHEREY. Spinoza est-il moniste? in Spinoza : puissance et ontologie, Éditions Kimé, Paris, 1994,

p.39-53. 287 R. MISRAHI, Déterminisme et complexité, art. cit. , p. 223.

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134

Spinoza, toutes les liaisons partent de l’idée de la totalité et y reviennent: « l’explication

spinoziste ne va pas des parties aux parties ni des parties au tout, mais du tout aux parties.

La connaissance la plus élevée, celle que Spinoza appelle du troisième genre, rattache les

êtres singuliers à la totalité288 ». Dans le monisme, le désir de l’esprit ne s’oppose pas au

désir du corps, pas plus que l’idée ne s’oppose à l’idéat, l’unité à l’infinité.

Cet avantage, savoir que les liaisons se produisent du tout aux parties, facilite

l’éducation des hommes à vivre selon la raison. En effet, se penser dans un système de

l’unité ou de la totalité produit, premièrement, une éthique de l’homme (être et exister) qui

lui permet de se comprendre dans un tout où toutes les parties sont reliées avec toutes les

autres parties; deuxièmement, une éthique du désir de comprendre sa propre essence en tant

que la connaissance de sa puissance affective et intellectuelle est comprise dans l’ordre de

sa nature et du perfectionnement intellectuel auquel il est déterminé; troisièmement, une

éthique de la joie de la compréhension de soi (être pour soi) et du citoyen (être pour autrui)

où l’homme peut participer en toute conscience à l’œuvre divine du perfectionnement de la

raison.

5.4.2 Les remèdes aux affects passifs

Dans l’Éthique, Spinoza ne parle pas de guérir l’entendement, non plus des défauts de

connaissance. Il parle de remèdes naturels aux affects dont la compréhension de l’efficacité

nous est donnée par la connaissance de la nature de l’esprit et de la béatitude à laquelle il

peut prétendre.

Donc, puisque la puissance de l’esprit, ainsi que je l’ai montré plus haut, se

définit par sa seule intelligence, les remèdes aux affects, dont tout le monde a

en réalité l’expérience, mais qu’on ne paraît pas, il me semble, observer avec

soin ni voir distinctement, la seule connaissance de l’esprit nous permettra de

les déterminer, et d’en déduire tout ce qui concerne la béatitude289.

Nous voyons alors que toute l’Éthique a été dévolue à la tâche d’expliquer comment

la compréhension rationnelle de ses affects, c’est-à-dire, le détachement de l’imagination à

la cause extérieure, constitue un remède aux affects passifs. Le lecteur peut dorénavant

288J. LACROIX, op.cit., p.19. 289 E 5, préface.

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guérir de ses affects passifs. En effet, dès qu’il comprend ses affects selon la raison, il

rétablit l’activité de son esprit.

La puissance de l’esprit sur les affects consiste donc :

1. Dans la connaissance même des affects (voir le scolie de la proposition

4);

2. Dans le fait que l’esprit sépare les affects de la pensée d’une cause

extérieure que nous imaginons confusément (voir la proposition 2, avec

le même scolie de la proposition 4);

3. Dans le temps qui fait que les affects qui se rapportent aux choses que

nous comprenons, sont supérieures à ceux qui se rapportent aux choses

que nous concevons d’une façon confuse ou mutilée (voir la proposition

7);

4. Dans la multitude des causes qui favorisent les affects qui se rapportent

aux propriétés communes des choses ou à Dieu (voir les propositions 9 et

11);

5. Enfin, dans l’ordre dans lequel l’esprit peut ordonner ses affects et les

enchaîner entre eux (voir le scolie de la proposition 10, et, de plus, les

propositions 12, 13 et 14)290.

Spinoza innove en affirmant que les problèmes de l’esprit se règlent par des idées

adéquates. Il met en lumière la méprise des hommes sur la cause de la passivité. La

passivité n’est pas due au désir du corps, à une cause extérieure, à un objet en particulier.

Elle est due à une idée inadéquate qui l’empêche l’esprit d’enchaîner ses idées selon l’ordre

du bon raisonnement. L’esprit est alors contraint à l’inaction et à subir la confusion. Le

remède consiste donc à comprendre la véritable cause de la passivité, ce qui demande

d’exprimer l’affect passif qui nous empêche d’avancer pour le réordonner de manière à le

rétablir un ordre rationnel. Dès lors, l’activité de l’esprit est rétablie. D’où nous pouvons

voir qu’il n’est aucunement nécessaire d’agir sur le corps pour éduquer un homme à se

garder de la passivité, c’est-à-dire, à adopter une éthique de la droite manière de vivre. Pour

retrouver l’activité de l’esprit, il suffit de remplacer consciemment une idée inadéquate par

une idée adéquate. L’activité de l’esprit reprend automatiquement. « L’éthique ne sera

jamais définie par l’action de l’esprit sur le corps. Mais par celle de l’esprit sur l’esprit291. »

290 E 5P20S. 291 R. MISRAHI, op. cit., p. 135.

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La connaissance de ses affects selon l’ordre de l’entendement devient donc à la fois un

moyen pédagogique et un moyen thérapeutique très puissant pour assurer l’augmentation

de la puissance de la raison et pour guérir la passivité de l’esprit.

Comme le corps d’un homme ne serait pas en santé sans activité physique, Spinoza

considère que son esprit a lui-aussi besoin d’activité pour assurer sa santé, d’une activité

mentale où l’enchaînement des idées selon la raison est le moyen d’augmenter sa puissance.

Or, les affects passifs commandent, pour notre libération, que nous les comprenions selon

la raison. La compréhension de ses affects apparaît comme étant la voie naturelle du

perfectionnement de l’esprit.

C’est à cela surtout que nous devons apporter nos soins, à connaître chaque

affect, clairement et distinctement, afin qu’ainsi l’esprit soit déterminé à penser

ce qu’il perçoit clairement et distinctement et en quoi il trouve pleine

satisfaction; et par conséquent, afin que l’affect même soit séparé de la pensée

d’une cause extérieure et associé à des pensées vraies292.

Spinoza devance la psychanalyse en ce sens qu’il considérait l’expression de la

passion qui affecte l’esprit nécessaire à la guérison de la passivité qu’elle produisait.

« Donc, la nature de chaque passion doit être expliquée de sorte que la nature de l’objet qui

nous affecte doit être exprimée293 .» Cependant, là s’arrête leur ressemblance. Spinoza

concevait la guérison de la passivité par une expression de l’affect qui s’accompagne de

l’activité de l’esprit alors que Freud expliquait la guérison par le recours à des moyens qui

gardaient l’esprit passif par exemple, la mémoire ou l’hypnose et expliquait les choses par

un objet extérieur, la mère. La psychanalyse, tout en ayant l’ambition de guérir le patient, le

maintenait longtemps dans des idées du premier genre de connaissance (ce pourquoi, à avis,

les thérapies sont si longues), ne lui apprenait pas à se détacher des choses éphémères et ne

lui donnait pas la cause initiale et intrinsèque de son désir.

Spinoza ne s’intéresse pas du tout aux souvenirs qui ont persisté dans la mémoire,

aux traces imprimées dans le corps qui suivent des enchaînements d’idées selon un ordre

aléatoire, aux affects du passer. Il n’en a que pour la compréhension des affects qui

292 E 5P4S. 293 E 3P56D.

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produisent présentement de la passivité parce qu’il tient la compréhension comme étant la

véritable puissance de l’esprit humain.

5.4.3 Le désir de la joie éternelle

L’idée du remède est présente dans l’introduction du TRE. L’auteur trouvait alors le

remède in extremis : « Je me voyais en effet dans un péril extrême, et contraint de toutes

mes forces de chercher un remède, même incertain. De même qu’un malade mortellement

atteint et qui sent venir une mort certaine s’il n’applique un remède, est contraint de le

rechercher de toutes ses forces, si incertain soit-il, car il place tout son espoir en lui294. »

Nous pensons qu’à l’égal du corps qui a besoin de respirer l’air et de boire de l’eau pour

survivre, l’esprit a besoin de former des idées qui s’accordent avec quelques choses de la

jouissance infinie de l’exister. Ce que Spinoza a trouvé quand il réfléchit à fond, c’est-à-

dire, quand il a considéré son conatus ou sa force d’exister comme étant l’idée de l’éternité

à la source de toutes ses actions 295 ». Sa réflexion eut sur lui l’effet d’une grande

consolation. « Mais je ne voyais qu’une chose : tant que mon esprit était préoccupé de ces

pensées, il se détournait des faux biens, et pensait sérieusement à son nouveau projet. Ce

qui fut une grande consolation. Car je voyais que ces maux ne sont pas de telle nature qu’ils

ne dussent céder à aucun remède296. » Misrahi pense que le désir d’une joie éternelle est au

début de la guérison. « Toutes ces passions sont des actes de tristesse en ce sens qu’elles

expriment une réduction, une diminution de la puissance de vivre (vim existendi) et c’est le

désir de la joie, de la joie active et véritable qui sera le moteur de la libération297. » Lacroix

emprunte le même vocabulaire. « C’est l’amour de la béatitude qui a été le moteur de

l’itinéraire de Spinoza. Par-là se manifeste l’importance et la spécificité du désir298. » Ces

commentateurs pointent le désir de la joie éternelle comme étant un moyen particulièrement

efficace pour faire progresser l’esprit humain d’un état passif à un état actif. Il faut dire que

la joie a beaucoup de puissance sur l’esprit, pour le guérir et pour le faire passer à une plus

294 TRE, par. 7. 295 J. LACROIX, op.cit., p. 81. 296 TRE, par. 11. 297 R. MISRAHI, « 12. Déterminisme et liberté dans la philosophie de Spinoza », in Paul Bourgine et al.,

Déterminismes et complexités & nbsp :du physique à l’éthique. Distribution électronique Cairm.info pour La

Découverte « Recherches » 2008, p. 215-225, p. 222. 298 J. LACROIX, op.cit., p. 13.

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grande perfection. Et bien sûr, c’est la joie éternelle qui est la plus puissante pour l’esprit

car la joie éphémère le trouble, le déstabilise et le rend passif.

En conclusion, Spinoza nous propose des moyens pédagogiques qui sont aussi des

remèdes pour favoriser la compréhension de sa philosophie et maintenir son esprit actif.

Premièrement, pour guérir la passivité que génère la pensée que le monde est absurde, il est

nécessaire de se penser à son échelle dans un univers infini. Il donne à Oldenburg

l’exemple du ver dans le sang dont les commentateurs feront le système moniste qu’ils

comprendront comme le système de la totalité. Deuxièmement pour guérir de la passivité

de l’esprit causée par les affects passifs inhérents aux aléas de la condition humaine, il

suffit d’appliquer les cinq remèdes aux affects donnés dans la cinquième partie de l’Éthique

est dont l’essentiel est de comprendre ses affects selon la raison. Enfin pour guérir de la

déception des biens éphémères ou de la vanité du monde, rien de tel que de rechercher de

toutes ses forces l’idée d’une joie sans mélange, d’une joie éternel. D’ailleurs, comme nous

l’avons dit, la joie est un affect qui a une réelle puissance pédagogique dans le progrès de

l’esprit.

Conclusion

Aussi, l’acte d’éduquer, en tant que Spinoza le définit comme étant parfaire la raison

et guérir la passivité de l’esprit est l’acte de conduire un homme à la connaissance vraie de

son idée adéquate de Dieu en disposant son esprit de sorte qu’il puisse se concevoir dans un

ensemble, être libre de la passivité qu’induit la condition humaine et rechercher de toutes

ses forces une joie éternelle. Ce qui est exactement ce que fait l’auteur du prologue du

TRE.

Éduquer, quelle que soit la locution employée, est l’acte de partage d’une joie avec un

autre être humain qui peut lui-aussi concevoir le système moniste, l’activité libre de l’esprit

qu’est la compréhension en soi, et en quoi consiste la véritable puissance de l’esprit humain

qui peut concevoir de plus en plus clairement l’idée de Dieu qui compose sa propre

essence.

Nous avons tenu à souligner que l’idée de Dieu à laquelle nous instruit Spinoza est

nécessairement une notion commune. Ce qui nous a conduits à une discussion avec

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Deleuze qui, de son côté, ne comprend pas l’idée de Dieu comme étant une notion

commune. De notre côté, nous avons revendiqué le statut de notion communes pour l’idée

de Dieu en arguant une équivalence parfaite pour l’esprit entre l’idée de Dieu et l’idée de

l’éternité qui l’explique, le fait que l’esprit humain ne dispose que d’un seul mode de

penser les choses infinis et enfin l’universalité de l’idée de Dieu comme objet universel

d’éducation au moment de la formation des peuples.

L’évolution dans la manière d’éduquer qui s’est produite du TRE à l’Éthique nous a

permis de déduire que Spinoza a jugé que la meilleure façon de parfaire la raison était de

conduire l’homme à guérir lui-même la passivité des affects. Éduquer un homme consiste

donc à l’aider à comprendre ses affects selon la raison. C’est la façon automatique pour

maintenir son esprit actif de sorte qu’il puisse se perfectionner selon sa détermination,

c’est-à-dire, percevoir clairement l’idée de l’éternité qui constitue sa propre essence. Il nous

donne des moyens ou des remèdes pédagogiques pour favoriser la progression de sa

puissance intellectuelle, entre autres, comme il l’explique à Oldenburg, concevoir toutes les

choses selon l’exemple du ver dans le sang, puis, comme dans l’Éthique, en appliquant les

cinq remèdes aux affects passifs et enfin comme dans le TRE, en recherchant intensément

une joie éternelle pour se guérir de la misère des biens éphémères.

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140

CHAPITRE 6

MÉTHODES D'EXPOSITION DE SA PENSÉE

Nous examinerons les différentes méthodes d’exposition de ses idées privilégiées par

Spinoza au cours de son œuvre : le récit et la méthode réflexive dans le TRE, la méthode

géométrique ou déductive dans l’Éthique, la méthode historico-critique dans le TTP.

Nous pensons que Spinoza était devant le défi suivant : comment présenter une idée

de l’éternité selon le deuxième genre de connaissance alors que lui-même l’a perçue selon

le troisième et qu’elle a toujours été considérée selon le premier? Il ne veut pas présenter

cette idée en faisant appel à l’imagination de son lecteur mais en faisant appel à son amour

de la science. « Qu’il me soit permis de vous demander si vous avez achevez cet ouvrage si

important où vous traiter de l’origine des choses, de leur dépendance à la cause première, et

aussi sur la purification de l’entendement299 ». Spinoza a donc besoin d’une méthode pour

mener son projet à bien.

Il veut opter pour une méthode simple mais assez rigoureuse pour lui permettre de

découvrir des vérités qu’il ne connaît pas encore concernant cette idée de l’éternité.

« L’emploi d’une méthode sûre ne rend pas seulement la science plus rigoureuse mais elle

rend aussi son application immédiatement plus féconde300». C’est donc en méditant de plus

en plus son objet que Spinoza finit par trouver la manière d’en parler pour que cette idée

affecte autant son lecteur de joie qu’elle l’affecta lui. Lagrée fait remarquer que «la

méthode chez Spinoza n’est pas quelque chose d’extérieur à son objet ; elle est immanente,

étant l’idée de l’idée, et consiste à connaître le mieux possible la nature et la puissance de

l’entendement301». Nous sommes d’accord avec Lagrée. Nous pensons que l’intention de

Spinoza est d’exposer un système de penser qui puisse, à lui-seul, ruiner la doctrine

finaliste qui met la nature à l’envers, la source de tous les préjugés; et corriger les erreurs de

299Lettre XI, Oldenburg à Spinoza, p. 1095. 300Ibid. 301 J. LAGRÉE, Régler sa vie more geometrico : Spinoza, Colloque « La rationalité pratique dans la

philosophie morale du XVIIe siècle », Neuchâtel, 23-24 octobre 2009, www. cerphi.net. p. 1-12, p. 2.

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de Descartes et de Bacon qui ne s’étant pas assez enquis de la cause initiale des idées,

avaient totalement ignoré la puissance de l’esprit uni au corps et la puissance des idées.

Nous allons maintenant étudier les méthodes que Spinoza a utilisé pour exposer ses

idées: dans le TRE, la méthode du récit et la méthode réflexive qui constitue une méditation

ayant pour but de discerner l’idée vraie innée ; dans le TTP, la méthode historico-critique ;

et dans l’Éthique, la méthode géométrique ou déductive, méthode que nous retrouvons

d’une façon ou d’une autre dans sa correspondance. Nous présenterons brièvement ces

méthodes dans une vue d’ensemble, nous identifierons les principes et le but communs

ainsi que ce qui fait la particularité de chacune.

6.1 Vue d’ensemble des méthodes de Spinoza

Spinoza change sa méthode d’exposition des idées à chaque fois qu’il entreprend un

nouvel écrit. Nous allons traiter ici des quatre méthodes qu’il utilise pour faire connaître sa

pensée: le témoignage ou récit de vie, ainsi que les méthodes réflexive, géométrique et

historico-critique.

Il nous a paru important d’inclure la méthode du témoignage ou du récit utilisée dans

l’introduction du TRE car on y retrouve les principes et les idées communes aux trois

autres.

La méthode du témoignage ou du récit lui sert en effet à démontrer, par le récit d’une

crise dans la vie d’un homme, qui pourrait être n’importe lequel, qu’il est meilleur pour la

santé de l’homme de renoncer à l’idée du souverain bien éphémère car le souverain bien

éternel est supérieur. Le témoignage permet donc à Spinoza de parler d’une expérience de

la vie humaine que pratiquement tous les hommes font, d’où nous pouvons voir facilement

qu’il traite de notions communes à tous les hommes.

Dans sa correspondance et le TRE, Spinoza recommande la méthode réflexive pour

parfaire l’entendement. On peut penser que la méthode réflexive de recherche de la vérité

est une proposition de Spinoza pour remplacer la méthode cartésienne qui commençait avec

le doute. Ce qui selon lui, n’était pas logique. En effet, l’ordre d’enchaînement des idées

qu’il conçoit est très clair. D’une idée vraie suit une idée vraie, d’une idée inadéquate suit

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une idée inadéquate, par conséquent d’un doute suit un doute. Spinoza ne pouvait donc pas

admettre la méthode de recherche de la vérité léguer par Descartes et voulait en proposer

une meilleure.

Dans l’Éthique, la méthode géométrique sert à expliquer, dans un langage

complètement rationnel et dépassionné, l’existence de la Substance, de la nature de l’esprit

humain, du désir et des affects. Spinoza pouvait ainsi convier son lecteur à de multiples

opérations cognitives : l’observation, la déduction, la conclusion, la considération de la

proportionnalité, de l’augmentation et de la réduction de la puissance, la correspondance

entre l’idée et l’affect, c’est-à-dire, entre les deux attributs.

Dans le TTP, la méthode historico-critique sert à rechercher l’enseignement le plus

stable, donc le plus vrai, de l’Écriture. Il s’agit de retrouver le sens originel de l’Écriture,

l’enseignement éthique de l’amour et de la charité. Spinoza se plonge alors dans un

véritable travail d’archéologue de la pensée. Il étudie l’Histoire et les langues et compare

entre eux les différents textes de l’Écriture en tenant compte du contexte historique, dont il

fait la critique. Il ré-enseigne donc à sa façon, c’est-à-dire selon la raison, la loi divine à

l’origine du pacte social.

6.2 Principes et idées communes à ses méthodes

Nous allons commencer notre investigation en examinant l’exposé de la méthode

réflexive, aussi appelée la méthode de l’idée vraie et méthode de la recherche de la vérité

dans le TRE. Nous allons commencer par cet exposé car il nous donne la méthode de

méditation de Spinoza, laquelle il devait pratiquer souvent. Pour Spinoza, l’entendement,

est déterminé à commencer son activité d’enchaînement des idées seulement s’il perçoit

une idée vraie et si possible l’idée de l’Être le plus parfait. Ainsi, on peut dire que tous ses

raisonnements ont pour principe le suivant : « le principe qui doit diriger toutes nos pensées

ne peut être autre chose que la connaissance qui constitue la forme de la vérité, ainsi que la

connaissance de l’entendement, de ses propriétés, de ses forces302». La méthode est donc

une méditation en soi-même où l’esprit peut commencer à être actif à l’égard de ses idées, à

les regarder, les étudier, à les agir au lieu de les subir.

302 TRE, par. 105.

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143

Le but (scopus) est d’avoir des idées claires et distinctes, c’est-à-dire des idées

qui proviennent de la pure pensée et non des mouvements fortuits du corps.

Puis, pour ramener toutes les idées à une seule, nous essaierons de les

enchaîner entre elles et de les ordonner de façon que notre esprit — autant qu’il

est possible — reproduise objectivement la structure réelle de la nature dans sa

totalité et dans ses parties303 .

Nous disons que la méthode réflexive est une méditation dirigée. Le but n’est pas tant

de « faire connaître quelque chose, mais de nous faire comprendre notre puissance de

connaître. Il s’agit donc de prendre conscience de cette puissance : conscience réflexive, ou

idée de l’idée 304 ». Selon Misrahi, la méthode réflexive de Spinoza est, à la fois, le

fondement autonome de la connaissance vraie, le but de la sagesse, une condition et un

moyen de libération de l’agitation des affects passifs. « La doctrine spinoziste de la vérité

est donc une doctrine de la certitude réflexive305. » Spinoza conçoit le bon raisonnement

comme étant l’activité interne de l’esprit commençant à chaque fois qu’il fait l’expérience

de percevoir l’idée qui a le plus de réalité en lui, celle qui se corrèle avec son affect ou sa

norme de certitude intrinsèque. Cette méthode de connaissance de soi en soi est donc un

moyen de connaître notre nature, ce qui est le premier pas.

Maintenant, pour choisir parmi ces modes de perception résumons brièvement

les moyens qui nous sont nécessaires pour atteindre notre but. Les voici : 1).

Connaître exactement notre nature que nous voulons rendre parfaite, et aussi

connaître la nature des choses autant qu’il est nécessaire. 2). Afin de pouvoir

ainsi classer correctement les différences, les ressemblances et les oppositions

des choses. 3) Afin de concevoir correctement ce qu’elles peuvent admettre ou

non 4). Afin de comparer ces résultats avec la nature et avec la puissance de

l’homme. Ce par quoi on verra aisément la plus haute perfection auquel

l’homme peut atteindre306.

Spinoza situe l’entendement dans une activité intrinsèque où se produisent des

liaisons qui ont différents effets sur lui, qui le font progresser lorsque l’esprit peut accroitre

sa puissance de former des idées vraies, comprendre sa propre activité, suivre l’ordre de sa

nature, être la cause de son agir.

303TRE, par. 92. 304 G. DELEUZE. Spinoza Philosophie Pratique, Éditions de minuit, Paris, 1981, p. 115. 305 R. MISRAHI. Spinoza et le spinozisme, op.cit., p. 94. 306 TRE, par. 25.

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Pour Spinoza, sa méthode, qui implique nécessairement une observation critique de

l’activité auto-causée dans son esprit, doit suivre l’ordre rationnel, c’est-à-dire, toujours

partir de l’idée à la source de la nature.

Or, pour respecter l’ordre, pour que toutes nos perceptions soient ordonnées et

unifiées, il nous faut chercher aussitôt que possible –c’est la raison qui l’exige–

s’il existe un être et quel il est, un Être qui soit cause de toutes nos idées. Alors,

l’esprit pourra, comme nous avons dit, reproduire parfaitement la nature, car il

en possédera objectivement l’essence, l’ordre, l’unité307.

Les méthodes de Spinoza ont en commun de conduire la pensée à l’idée le plus en

amont dans la pensée, l’idée de l’attribut308 en soi pour mieux comprendre le mode309 qui

est son effet. « La méthode spinoziste est génétique ou généalogiste310.» Selon lui c’est la

raison elle-même qui exige que tous nos raisonnements reproduisent l’ordre de la nature et

l’être formel des idées ne reconnaît que Dieu pour cause. Ce qu’avait ignoré Descartes.

Il s’ensuit que la méthode qui veut qu’on cherche le signe de la vérité

postérieurement à l’acquisition des idées n’est pas la vraie; la vraie méthode,

au contraire, est la voie par laquelle la vérité elle-même ou les essences

objectives des choses ou les idées (tout cela signifie la même chose) sont

recherchées dans l’ordre qui convient** 311 . En revanche la méthode doit

nécessairement traiter du raisonnement et de la compréhension; c’est-à-dire

que la méthode n’est pas le raisonnement même en vue de la compréhension

des causes et encore bien moins la compréhension des causes ; elle consiste à

comprendre ce qu’est l’idée vraie, en la distinguant des autres perceptions, en

recherchant sa nature de façon à contraindre notre puissance de compréhension

et à contraindre notre esprit à comprendre, selon cette norme, tout ce qui doit

être compris, en lui donnant comme auxiliaires des règles biens définies et en

prenant soin également que l’esprit ne se fatigue pas à des recherches

inutiles312.

Si Spinoza tient autant à cette idée, ce n’est pas seulement parce qu’elle est à l’origine

de la nature, mais parce qu’elle est la nature de l’esprit humain lui-même. Ainsi au lieu de

307 TRE, par. 99. 308 E 1 Définitions IV « Par attribut, j’entends ce que l’entendement perçoit de la substance comme

constituant son essence. » et VI « (…) dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. » 309 E 1 Définitions V, « Par mode, j’entends les affections de la substance, autrement dit ce qui est en autre

chose par quoi il est aussi conçu. » 310 J. LACROIX, op.cit., p. 43. 311 TRE, par. 36, « En quoi consiste cette recherche dans l’âme, je l’explique dans ma Philosophie.», Note de

bas de page de Spinoza. 312 TRE, par. 36.

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145

laisser l’idée vraie sans objet, Spinoza aurait très bien pu dire que nous possédons une idée

vraie de la nature de notre esprit qui est son principe de perfectionnement.

Ensuite, plus l’esprit connaît de choses, mieux il comprend et ses forces et

l’ordre de la Nature. Or, il peut se diriger lui-même et se proposer des règles,

d’autant mieux qu’il comprend mieux ses forces; et il se peut garder d’autant

mieux des choses inutiles qu’il comprend mieux l’ordre de la nature; en quoi

consiste toute la méthode nous l’avons dit.313

C’est vraiment à un travail intime sur lui-même qu’est convié le lecteur de Spinoza. Il

ne peut suivre Spinoza qu’en entrant en lui-même et cherchant sérieusement sa propre idée

vraie innée. Il imite Spinoza dans sa recherche de l’idée vraie.

Commençons donc par la première partie qui, nous l’avons dit, consiste à

distinguer et séparer l’idée vraie des autres perceptions, à empêcher l’esprit de

confondre les idées fausses, douteuses ou les fictions, avec les vraies, ce que

j’ai l’intention d’expliquer longuement ici pour retenir les lecteurs dans la

pensée d’une chose très nécessaire, et aussi parce que nombreux sont ceux qui

doutent des idées vraies parce qu’ils n’ont jamais fait la différence entre une

perception vraie et toutes les autres314.

Dans le TRE, la méthode réflexive recherchait l’idée la plus stable de notre être.

« Cette essence, on la cherchera du côté des choses fixes et éternelles, dans les lois inscrites

en elles –comme dans leurs vrais codes –lois qui commandent l’existence et l’ordonnance

des choses singulières315. » Cependant, dans l’Éthique, comme nous l’avons dit, Spinoza

fait nécessairement évoluer l’objet de sa recherche. La méditation devient plus active, elle

devient compréhension des affects passifs. Le but sera désormais de guérir la passivité de

l’esprit et de rendre l’esprit à son activité.

On comprend alors que les méthodes de Spinoza résolvent le paradoxe d’une

éducation à la liberté intérieure par un éducateur extérieur car sa conception du

perfectionnement consiste à habituer son lecteur à une méditation intérieure qui est une

étude de son activité auto-causée ou de sa nature intrinsèque.

313 TRE, par. 40. 314 TRE, par. 50. 315 TRE, par. 101.

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6.3 La méthode réflexive dans sa correspondance

Spinoza considérait sa méthode réflexive comme très efficace pour perfectionner

l’entendement et il en avait parlé à ses amis. Par exemple, il la conseille en 1666, dans sa

lettre XXXVII, au très savant et très compétent Jean Bouwmeester, qui lui avait demandé :

« Y a-t-il ou peut-il y avoir une méthode qui nous permette d’avancer en toute sécurité dans

la réflexion sur les problèmes les plus difficiles, ou bien, comme nos corps, nos esprits

sont-ils soumis au hasard, et nos pensées sont-elles régies par la fortune plus que l’art? 316»

Spinoza montre « qu’il doit nécessairement y avoir une méthode par laquelle nous pouvons

diriger et enchaîner nos perceptions claires et distinctes et que l’entendement n’est pas,

comme le corps, soumis au hasard317».

Spinoza lui explique la méthode de l’idée claire et la logique de ses enchaînements.

Cette logique pose la vérité éternelle suivante : d’une perception claire suit une perception

claire, et ainsi à l’infini. Les perceptions claires et distinctes, seules ou simultanées, sont

causées et deviennent les causes, absolument parlant, d’une autre perception claire et

distincte. Si nous voulons penser clairement, il est impératif de commencer notre réflexion

par une perception claire et distincte.

Et même que toutes les perceptions claires et distinctes que nous formons ne

peuvent naître que d’autres perceptions distinctes, qui sont en nous et

n’admettent aucune cause extérieure. Il suit de là que les perceptions claires et

distinctes que nous formons dépendent de notre seule nature et de ses lois

déterminées (certes) et permanentes, c’est-à-dire de notre puissance

absolument nôtre : elles ne dépendent pas du tout du hasard318.

Remarquons ici que les perceptions claires ne sont pas dues aux idées elles-mêmes,

mais dépendent de la nature et de la puissance de l’entendement. Ce ne sont donc pas les

idées qui sont responsables de la confusion mais l’ignorance de l’esprit concernant sa

propre nature l’affaiblit.

De là, il ressort donc avec clarté quelle doit être la vraie méthode et en quoi

elle consiste essentiellement : dans la seule connaissance des lois de

l’entendement pur, de sa nature et de ses lois. Pour l’acquérir, il est, avant tout

nécessaire de distinguer entre l’imagination et l’entendement, c’est-à-dire les

316 Lettre XXXVII, Spinoza à Bouwmeester, p. 1194. 317Ibid. 318Ibid., p. 1194.

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idées vraies et les autres : idées fictives, fausses, douteuses, et toutes celles qui

dépendent de la seule mémoire319.

Spinoza enjoint Bouwmeester à s’engager fermement dans la méthode s’il veut en

cueillir les fruits. « Il reste toutefois à vous prévenir que, pour toute entreprise en ce genre,

une méditation soutenue et un dessein tenace et bien arrêté sont indispensables; et pour

satisfaire à ces conditions il est nécessaire d’instituer une certaine règle de vie et de se

prescrire un but déterminé. Mais cela suffira pour la présente320. » La méthode de Spinoza

est donc une méthode pour apprendre à penser.

Spinoza avait aussi expliqué cette méthode à Tschirnhaus (1675), qui s’en disait très

satisfait. « Quand j’étais auprès de vous, vous m’avez indiqué la méthode que vous suivez

dans la recherche de la vérité. Je constate que cette méthode est excellente et pourtant bien

facile, dans la mesure où je l’ai comprise, et je puis affirmer que par elle j’ai fait de grands

progrès en mathématiques 321 .» C’est donc une méthode qui augmente réellement la

puissance de l’esprit à bien raisonner et peut s’avérer très pratique pour faire avancer la

science.

Appuhn, citant Meinsma, fait le lien entre la rédaction de la méthode réflexive et

l’époque où Spinoza assistait van den Enden dans sa tâche de professeur.

D’après Meinsma (…) l’idée d’écrire un opuscule sur la réforme de

l’entendement a pu venir à Spinoza, tandis qu’il assistait son maître van den

Enden dans sa tâche de professeur. (…). Il a sa place nécessaire dans les

travaux de pédagogie; si ce n’est, d’ailleurs pas, encore qu’il y soit fait mention

de la pédagogie, l’écrit d’un pédagogue cherchant le moyen d’enseigner le vrai

et d’ouvrir l’esprit d’un élève; c’est celui d’un philosophe méditant

profondément sur la nature du vrai et la méthode à suivre pour ne s’en point

écarter dans ses propres recherches. L’événement qui a compté dans sa vie et

qu’il peut être utile de rappeler à propos de la Réforme de l’Entendement, c’est

la lecture de Descartes et sans doute aussi de Bacon qui paraît visé dans

plusieurs passages322.

Selon Ramond et Deleuze, ce qui fait l’efficacité de la méthode, c’est l’affect de

certitude qui se corrèle à l’idée vraie « parce que la certitude provient de la perception

319Ibid., p. 1195. 320Ibid. 321 Lettre LIX, Tschirnhaus à Spinoza, p. 1255. 322SPINOZA, Traité de la réforme de l’entendement, présentation, traduction et notes par Charles Appuhn,

Paris, Garnier Flammarion, 1994, notes de bas de page no3, p. 168.

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directe du rapport entre l’idée vraie et son idéat. (…) La méthode est ainsi le savoir

(réflexif, secondaire) de ce qui produit la certitude (directement) dans l’idée vraie323».

L’esprit a absolument besoin de reconnaître le lien réel entre l’idée qu’il perçoit et son

idéat. Cette reconnaissance lui donne sa certitude, sinon elle est troublée. Ce que nous

avons vu dans le prologue du TRE. L’esprit était troublé parce qu’il ne pouvait pas établir le

rapport entre l’idée du souverain bien de l’ordre commun et l’idée du souverain bien selon

sa nature intellectuelle. Seul l’esprit qui a fait l’expérience fréquente de la certitude peut

avoir l’agilité de saisir, ainsi que l’illustre l’application de la règle de trois, le rapport de

proportionnalité qui produit l’idée accordée avec l’affect de la plus grande certitude.

Nous pensons donc, avec Meinsma, que la méthode réflexive mérite d’être considérée

dans les recherches en pédagogie et qu’elle fut très utile à Tschirnhaus parce qu’elle

respecte l’écologie de l’esprit.

Cependant, Spinoza a laissé le TRE inachevé, comme nous l’avons dit, la perception

simultanée de l’idée de l’éternité et de la joie l’avait conduit à découvrir que l’essence de la

pensée, du point de vue de l’esprit humain n’était pas conçue comme étant l’idée de l’Être

le plus parfait, mais plus précisément comme étant l’idée du corps en acte sous le regard de

l’éternité. Alors, là, il va ajouter le concept de l’esprit pour inclure le corps, le désir et les

affects dans l’acte de connaissance. Il va lui falloir démontrer l’union du corps et de l’esprit

en Dieu, la concordance des idées et des affects, expliquer davantage l’activité de l’esprit,

ce qui la cause et l’empêche. Ce qui va changer dans l’Éthique, c’est que l’esprit ne sera

pas dirigé vers la perception d’une idée vraie désincarnée, mais vers la connaissance des

raisonnements conduisant à l’auto guérison de sa passivité.

6.4 La méthode géométrique de l’Éthique

Spinoza utilise la méthode géométrique dans la rédaction de l’Éthique pour trois

raisons. Premièrement, parce que la mathématique, comme sa philosophie, ne s’occupe pas

des fins pour déduire l’idée vraie, mais des essences et des propriétés de figures, ce dont

justement il veut parler.

323 C. RAMOND, op. cit., p. 121.

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Il veut toujours montrer que le système de la Nature ne suit pas d’autre règle de vérité

que celle de la logique, laquelle consiste à reconnaître que l’idée de Dieu est la cause

ontologique de toutes les idées324. La méthode géométrique permet d’ouvrir l’esprit à l’idée

d’un infini, d’une unité aussi parfaite que celle d’un cercle, que celle d’une totalité

soutenant une infinité de parties. Avant la mathématique, l’astronomie avait beaucoup aidé

la puissance de l’esprit à se concevoir comme une partie d’un univers infini, conception qui

s’accorde avec l’entendement. « Voilà ce que conçoit l’entendement quand il s’établit au

centre du système pour en saisir la raison et l’unité : vues du centre, les limites dans

lesquelles sont renfermées les êtres particuliers ne sont plus que des lignes de démarcation

idéales puisque chaque être se complète exactement par l’ensemble des autres êtres325.»

La logique mathématique lui permet de donner des exemples incontestables de ce

qu’est une idée vraie. Ce qui est très utile.

Si vous me demandez comment je peux savoir cela, je dirai que c’est de la

même manière que vous savez que les trois angles d’un triangle sont égaux à

deux droits : et personne ne dira que cela ne suffit pas, s’il a un cerveau sain, et

s’il ne rêve d’esprits impurs nous inspirant des idées fausses semblables à des

idées vraies : le vrai en effet, est la marque du vrai et du faux326.

Troisièmement, la mathématique et la géométrie sont des pratiques de la raison. Dans

l’Éthique, la méthode géométrique ne fait pas l’objet d’un enseignement comme la méthode

réflexive dans le TRE, mais la démarche et le vocabulaire qu’elle implique sont très

efficaces pour traiter du désir et des passions de manière tout à fait dépassionnée. « Je

traiterai de la nature et de la force impulsive des affects et de la puissance de l’esprit sur

eux selon la même méthode qui m’a précédemment servi en traitant de Dieu et de l’esprit,

et je considérerai les actions et les appétits humains de même que s’il était question de

lignes, de plans ou de corps327.» Lagrée fait remarquer qu’on a beaucoup parlé du paradoxe

à traiter des affects comme des objets géométriques, cependant, qu’il faut surtout insister

selon elle,

324 E IP36A. 325 V. DELBOS, op. cit., p. 57. 326 Lettre LXXVI, Spinoza à Albert Burgh, p. 1290. 327 E 3préface.

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sur le refus principiel d’une réponse passionnelle au constat de l’impuissance et

de l’inconstance humaine (ne pas pleurer, railler, mépriser mais comprendre),

sur l’affirmation maintes fois répétée de l’unité de la nature et de l’unité de la

méthode ainsi que sur le plaisir et la fécondité du travail intellectuel qui

recherche les causes, les propriétés, les lois de mouvement et les effets

immédiats et induits des passions tristes328.

Zourabichvili, de son côté, met en lumière que la méthode géométrique, qui inaugure

une nouvelle manière de parler des affects, inaugure aussi une nouvelle manière de les

penser. « Il est rare qu’un philosophe associe aussi étroitement une nouvelle manière de

penser à une nouvelle manière de parler. » Selon lui, le langage de la méthode géométrique

permet de considérer les affects en dehors du langage passionnel du premier genre de

connaissance.

Le point d’impact (de la pensée de Spinoza) est le suivant : la lutte contre les

passions tristes doit être menée dans le langage même, défini au niveau du

premier genre de connaissance comme chaîne relevant de l’imagination. La

langue n’est pas seulement le véhicule de nos pathologies, elle en est le

dépositaire, et mieux encore peut-être : le produit329.

Tout le monde accordera en effet que les mots sont eux-mêmes chargés d’affects dont

la mémoire est imprimée dans le corps. Les mots chargés d’affects passifs s’enchaînent à

des idées confuses, lesquelles rendent immédiatement l’esprit passif. Avec la méthode

géométrique, Spinoza met à la disposition de son lecteur un vocabulaire où les mots,

comme les phrases, n’ont pas de charge affective, ce qui réduit considérablement le risque

de conduire à des affects passifs.

L’ordre géométrique tel que Spinoza le conçoit et le met en œuvre est donc tout

sauf un artifice formel de présentation qui viendrait se greffer sur un contenu

doctrinal déjà élaboré pour lui-même (…). Ce qui ne l’empêche pas de

fonctionner rigoureusement comme une forme d’organisation du discours,

puisque son objectif principal est de manifester, en la rendant visible, la

syntaxe rigoureuse, complexe à laquelle le réel obéit de lui-même dans sa

constitution effective330.

328J. LAGRÉE, op.cit., p. 2. 329 F. ZOURABICHVILI, La langue de l’entendement infini (Deca de Cerisy « Spinoza aujourd’hui », juillet

2002) Wikipédia, p. 9, 330 P. MACHEREY, Introduction à l’Éthique de Spinoza, La première partie, la nature des choses, Paris, PUF,

1998, p. 19.

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Spinoza nous place d’un point de vue où tout ce qui nous arrive « peut être raconté

selon une autre logique de formation des phrases, selon une syntaxe conforme à la logique

de l’entendement infini, qui décentre notre pensée en la forçant à se ressaisir comme simple

partie d’un univers pensant, partie qui, bien souvent, n’est que la cause partielle de ses

propres idées331». La méthode géométrique de l’Éthique nous convie à penser le réel, la

logique, la nature, Dieu et la condition humaine d’une manière bien différente que celle qui

était proposé aux hommes du temps de notre servitude antique.

6.5 La méthode historico-critique dans le TTP

La méthode historico-critique est née du désir de Spinoza de remédier aux affects

passifs que produisait l’enseignement de la religion par des Prédicants, entre autres :

l’intolérance et la haine des uns envers les autres et le mépris de la raison. Le nœud du

problème qu’identifie Spinoza serait plutôt, selon Sylvain Zac, « que leur façon de lire

l’Écriture est mauvaise et pernicieuse. D’où la nécessité d’une nouvelle méthode pour

interpréter les livres saints332 ». Mais outre le danger pour la paix sociale que représentaient

des éducateurs conduits par la passion, Spinoza ne pouvait pas supporter que la théologie

dénigre la raison, « cette véritable charte divine », et menace la philosophie. Sa solution

sera de démontrer, en passant l’Écriture au tamis de la méthode historico-critique,

que « l’Écriture recommande absolument la lumière naturelle et la loi divine naturelle333 ».

La méthode historico-critique que Spinoza invente est basée sur la connaissance de tous les

éléments qui participent à la rédaction d’un texte : la langue et ses ambiguïtés dans le texte,

l’histoire de l’auteur, les circonstances de la rédaction de son livre, le caractère particulier

des personnes à qui le livre s’adresse, l’époque de publication334. Cette méthode a été utile

pour interpréter l’Écriture mais aussi son utilisation s’est étendue à toutes sortes d’œuvres

littéraires. Sa valeur a été reconnue par la culture en général. La littérature l’a adoptée et

elle est universellement employée pour toutes les études de textes. « The method is applied

to the Bible, but may be adapted mutatus mutandis, to any literary work »335.

331 ZOURABICHVILI, op.cit., p. 9. 332 Sylvain, ZAC, Principe de l’interprétation de l’Écriture, op. cit., p. 10. 333 TTP, chap. 4, p. 97. 334Ibid. 335 W. L. RABENORT, op. cit., p. 76.

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Cette méthode a le mérite de disposer l’esprit à être actif à l’égard du texte. Celui-ci

est replacé dans le contexte de l’histoire politique et épistémologique où il a été écrit, ce qui

est nécessaire pour comprendre ce que les auteurs ont réellement voulu dire. Spinoza a

reconnu que même les mots ont une histoire et que leur signification évolue selon les

époques. La particularité de cette méthode est de comprendre le sens du texte d’après la

connaissance que nous avons de son histoire. On peut dire que la méthode historico-critique

fait participer la lumière naturelle à la lecture de l’Écriture. « La nature et la vertu de cette

lumière consistent en ce qu’elle déduit et conclut par voie de légitime conséquence les

choses obscures de celles qui sont connues ou de celles qui sont données comme connues;

notre méthode n’exige rien d’autre336. » Et comme le chercheur enchaîne ses idées selon

l’ordre de l’entendement, il s’épargne de se laisser affecter par les mots et les histoires qui

avaient pour but d’impressionner les Hébreux du temps de Moïse. Cette méthode permet

donc de se libérer de la passivité attachée aux histoires de l’Écriture et de ne garder que le

message essentiel.

De même, que, dans l’étude des choses naturelles, il faut s’attacher avant tout à

la découverte des choses les plus universelles et qui sont communes à la nature

entière (…); de même dans l’histoire de l’Écriture nous chercherons tout

d’abord ce qui est le plus universel, ce qui est la base et le fondement de toute

l’Écriture, ce qui enfin est recommandé par tous les Prophètes comme une

doctrine éternelle et de la plus haute utilité pour tous les hommes.337

Nous n’en dirons donc pas plus sur la méthode historico-critique sinon que nous la

concevons comme une adaptation de la méthode réflexive exposée dans le TRE. La

méthode réflexive s’applique à trouver l’idée essentielle de l’entendement, alors que la

méthode historico-critique fait de même à l’égard de l’Écriture. Dans les deux méthodes, il

s’agit de discerner l’idée vraie des idées fausses, fictives ou douteuses, de diriger l’esprit

vers une idée corrélée avec l’affect de la plus grande certitude.

Conclusion

On peut dire que la méthode réflexive ou la méditation de l’idée vraie innée à

l’entendement est la mère des deux autres méthodes, géométrique et historico-critique,

qu’utilise Spinoza pour exposer ses idées. On peut dire que ses méthodes sont toutes

336 TTP, chap. 7, p. 153. 337 TTP, chap. 7, p. 143.

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génétiques au sens où elles engagent l’esprit dans un retour l’idée à l’origine de sa propre

essence : l’idée vraie innée de l’entendement, la cause initiale, la loi divine, l’origine du

pacte social, la jouissance infinie de l’exister ou la béatitude. Elles ont toutes le même objet

de recherche : l’idée de la source de leur nature, le même but perfectionner la raison selon

les mêmes conditions, en disposant l’esprit de l’intérieur de manière à ce qu’il opère

plusieurs liaisons et puisse discerner avec certitude l’idée de sa propre essence. Elles

exercent toutes l’esprit de son lecteur aux opérations cognitives suivantes :

1. La réflexion ou la méditation en soi de l’idée à la source de la nature, de l’idée

de l’entendement en tant qu’elle est un instrument d’auto perfectionnement des idées ayant

pour but de produire des œuvres de plus en plus puissantes.

2. La recherche historico-critique de l’idée à la source de l’Écriture, en tant qu’elle

est conçue comme un instrument ayant pour but d’augmenter la cohésion sociale et la

puissance de l’État.

3. L’ordonnance des idées à partir cette idée, en tant qu’elle est l’essence,

l’origine, la cause, l’idée la plus constante en soi, afin de bien mener le raisonnement.

4. Le discernement entre les idées de l’imagination et celles de l’intellection par

rapport aux effets, passif ou actif, que produisent ces idées sur l’esprit, surtout lorsqu’il est

affecté par les affects tenaces que sont les joies passives.

5. L’utilisation d’un langage dépassionné pour éviter de troubler l’esprit.

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CHAPITRE 7

L’ÉVOLUTION DE L’ÉDUCATION AU DÉSIR DANS LE TTP

Nous voulons maintenant inviter le lecteur à considérer le TTP sous l’angle de

l’évolution de l’éducation au désir dans la civilisation occidentale. En effet, Spinoza situe le

début de l’éducation au moment où les hommes ont voulu se constituer en nation. De ce

désir a naturellement suivi la nécessité d’une éducation des hommes à la raison.

L’éducation des Hébreux a commencé avec l’exhortation des pasteurs aux membres du

groupe afin qu’ils apprennent à modérer leurs désirs et à obéir aux lois du groupe en leur

faisant craindre les pires catastrophes s’ils n’obéissaient pas. Or, la méthode a évolué

lorsque Jésus est arrivé avec l’idée que l’homme possédait la loi divine écrite dans le cœur

et encore lorsque Spinoza a précisé que la loi divine était la lumière de la raison. Aussi, le

TTP ou la méthode historico-critique appliquée à l’Écriture nous donne l’occasion de suivre

l’évolution d’une éducation au désir qui s’accorde parfaitement avec la théorie des genres

de connaissance de Spinoza. Nous voyons alors que le perfectionnement de l’esprit humain

suit le même itinéraire qu’il s’agisse d’un État ou d’un homme singulier; la perfection d’un

État serait le deuxième genre de connaissance et la perfection d’un homme singulier, le

troisième.

Nous allons montrer que le perfectionnement de l’esprit s’est accompagné d’un

perfectionnement dans la façon d’éduquer l’homme à modérer ses désirs et à obéir à la loi

divine. Moïse a enseigné ses lois de manière à obtenir l’obéissance extérieure des Hébreux.

Jésus a enseigné sa loi de manière à obéir l’obéissance intérieure du pécheur et Spinoza a

enseigné la loi de manière à augmenter l’activité de l’esprit et à produire une obéissance de

l’homme libre. Spinoza témoigne donc une grande évolution dans la conception de

l’obéissance aux lois par rapport à l’éducation morale traditionnelle, car sa conception de

l’obéissance sollicite l’activité de l’esprit et l’augmentation de sa puissance, ce que les

autres ne faisaient pas.

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Nous allons donc nous servir de la critique historique de l’Écriture, à laquelle procède

Spinoza dans le TTP, pour suivre l’évolution de la conception de l’éducation au désir dans

les doctrines représentées par Moïse, Jésus et Spinoza, c’est-à-dire qui s’étend sur une

période d’environ trois millénaires. Nous considérons l’idée du désir dans l’histoire de la

Genèse, le désir chez le Christ, de consentir intérieurement à la loi divine intrinsèque de la

justice et de la charité même si on ne comprenait pas. D’où l’on voit que la conception du

désir chrétien était moins perfectionné que le désir spinoziste qui lui est le désir de

comprendre sa propre essence, son conatus, l’idée de l’éternité en soi. Selon nous, le

perfectionnement de l’idée du désir a été causé par un l’augmentation de l’activité de

l’esprit humain au cours des siècles. Ce qui fait que chez Spinoza, l’esprit humain était

assez perfectionné pour pouvoir comprendre le désir ou le conatus selon la raison. Avant,

l’esprit humain était passif et il subissait son désir. D’où l’on pourra voir ici que le conatus

a gagné en intelligibilité parce que l’esprit est devenu plus puissant à enchaîner ses idées

selon l’ordre de l’entendement.

Voici comment nous allons procéder. D’abord, nous rappellerons, le plus

succinctement possible, le contexte de l’écriture du TTP ainsi que la loi de la modification

des affects qui a rendu possible le pacte social et est à la base de toutes les institutions, dont

l’éducation. Ensuite, nous dégagerons du TTP les conceptions de l’éducation civile et

morale que nous ont léguées Moïse et les Prophètes, Jésus et les Apôtres. Enfin, nous nous

servirons du TTP et de l’Éthique pour dégager l’originalité de l’éducation à l’obéissance de

Spinoza.

Chacune de ces conceptions de l’éducation morale et éthique sera étudiée en rapport

avec le mandat de l’éducateur, le contexte de son enseignement et l’auditoire à qui il

s’adressait. Nous les distinguerons par rapport à leur conception de Dieu, du désir, de la loi,

de l’obéissance. Nous remarquerons qu’avant Spinoza, l’éducation morale se faisait selon

l’imagination. Nous nous interrogerons s’il y a une continuité de l’imagination dans les

autres modes de la connaissance et si l’imagination est pertinente dans une éducation au

perfectionnement de la raison. Nous inviterons Pierre-François Moreau et Syliane Charles à

nous conduire plus loin dans notre réflexion. Ensuite nous parlerons de l’enseignement

moral de Spinoza qui consiste à favoriser l’activité de l’esprit et à avoir en vue l’homme

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libre qui obéit avec joie. Le lecteur trouvera, en annexe, un tableau-synthèse sur l’évolution

de l’éducation morale qui compare les principaux concepts relatifs à l’éducation utilisés par

Moïse, Jésus et Spinoza.

7.1 Contexte de l’écriture du TTP

Le TTP constitue une étude historico-critique de l’enseignement religieux des juifs et

des chrétiens, distants de plus de deux millénaires et consignés dans l’Écriture. Spinoza

entreprend cette étude pour les raisons qu’il a données à Oldenburg : défendre sa réputation

et la raison, par conséquent, défendre sa vie, la philosophie et la paix de l’État. Son moyen :

proposer une autre façon de lire et d’enseigner l’Écriture, une façon qui n’engage pas les

passions et fait ressortir l’essence du texte biblique. Il faut dire que Spinoza est scandalisé

par la façon d’enseigner des Théologiens et des Prédicants, qui, tous heureux d’enseigner la

loi divine, méprisent la raison et exacerbent les passions qui divisent les hommes. Spinoza

pense à une façon de lire l’Écriture qui pourrait épargner aux fidèles d’être affectés par les

histoires destinées, à l’époque, à frapper d’étonnement une foule d’ignorants tout en leur

enseignant l’essentiel : la loi de justice et de charité. Ce pourquoi il invente la méthode

historico-critique. Cette méthode consiste à examiner en profondeur ce que l’auteur a

vraiment voulu dire en resituant l’histoire du texte et de son auteur à l’époque de la

rédaction, avec le sens des mots d’alors et en expliquant les transformations, les

incohérences, les constances dans les propos ou les diverses traductions.

Telles étaient donc les pensées qui occupaient mon esprit : non seulement je

voyais la lumière naturelle bafouée mais beaucoup la condamnant comme une

source d’impiété; des inventions humaines, devenues des enseignements

divins; la crédulité prise pour la foi; les controverses des philosophes soulevant

dans l’Église et l’État les passions les plus vives, engendrant la discorde et les

haines cruelles et par suite des séditions parmi les hommes; sans parler de

beaucoup d’autres maux trop longs à énumérer. J’ai résolu sérieusement en

conséquence de tout reprendre à nouveau, sans prévention, et en toute liberté

d’esprit, l’examen de l’Écriture et de n’en rien affirmer, de ne rien admettre

comme faisant partie de sa doctrine qui ne fût enseigné par elle avec une

parfaite clarté338.

338 TTP, préface, p. 24.

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Pour Spinoza, il était normal que chaque éducateur enseigne à sa façon. « Certes,

d’après la raison celui qui a l’autorité d’enseigner peut choisir la voie qu’il veut339.» Il

pouvait aussi concevoir l’utilité de l’enseignement selon l’imagination pour les esprits

faibles, même s’il reprochait au premier genre de connaissance d’être l’unique cause de la

fausseté340 et la source de tous les maux: les guerres, les séditions etc. Cependant, il ne

pouvait absolument pas tolérer que les Prédicants bafouent la raison qui était pour lui la

« véritable charte divine341 ». Il voulut rappeler la Théologie à l’ordre de deux façons,

premièrement, en faisant ressortir, par sa méthode historico-critique, que l’essentiel de

l’enseignement de l’Écriture était de conduire les hommes à obéir à la loi de la justice et de

la charité; et deuxièmement, en opérant une distinction claire entre la Théologie et la

Philosophie de façon à reconnaître à toutes les deux le droit d’exister. En effet, Spinoza

considérait que l’une comme l’autre étaient utiles à différentes gens, l’une s’adressant au

vulgaire et l’éduquant à l’obéissance aux lois par la crainte et les menaces; et l’autre

s’adressant à l’homme conduit par la raison et l’éduquant à l’obéissance par la

compréhension de sa véritable puissance et de sa véritable liberté.

7.2 La loi de la modification des affects, principe de l’éducation

Aussi, comment convaincre l’homme de son intérêt pour lui-même à adhérer au pacte

social, c’est-à-dire à vivre selon la raison, à modérer son désir, à suivre les lois? Suffit-il

de promettre au citoyen qu’en tel cas, il pourra satisfaire le désir d’augmenter sa puissance

sans avoir à craindre son prochain, plutôt en bénéficiant de la force du groupe? Mais

encore, comment convaincre le citoyen de renoncer à son droit de nature, apprenne à

modérer l’impulsivité de ses désirs et obéisse de plein gré aux lois civiles.

Selon Spinoza, ce qui a rendu l’éducation possible, c’est une loi de la nature que nous

appellerons ici la loi de la modification des affects, « à savoir que nul affect ne peut être

contrarié que par un affect plus fort et opposé à l’affect à contrarier, et que chacun

s’abstient de faire le mal de crainte de subir lui-même un mal plus grand342 ». Nous pensons

que cette loi est le principe de l’obéissance à toutes les lois, qu’elle a rendu possible

339 TTP, chap. 11, p. 211. 340E2P41. 341 TTP, chap. 12, p. 217. 342 E 4P37S.

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l’éducation morale et que c’est sur elle que reposent toutes les institutions de la Nation.

Autant dire qu’elle est le principe de l’éducation extérieure et de l’auto-éducation en soi.

Ensuite, nous montrerons que même si cette loi ou ce principe reste immuable, la

façon d’éduquer l’homme à obéir aux lois, change, selon le genre de connaissance utilisée

par l’homme qui éduque et par l’homme qui obéit. Ainsi, une première conception de

l’éducation morale selon ce principe, conçu confusément, fut la loi du talion, œil pour œil,

dent pour dent. Cette éducation ne conduisait pas l’homme à la raison ni ne l’aidait à

persévérer dans l’existence. Elle le conduisait à concevoir l’obéissance comme étant un

fardeau ou la contrainte de l’esclave. Ensuite, l’éducation morale était une éducation où

l’esprit obéissait de l’intérieur mais avec un esprit passif. Enfin, l’Éthique de Spinoza

s’opposait à la passivité de l’esprit même dans l’obéissance et enseignait une obéissance

qui s’accordait avec un esprit actif.

Mais reportons-nous maintenant dans l’histoire des Hébreux que revisite le TTP343.

Spinoza nous rappelle que les rois avaient remarqué que les Théologiens maintenaient la

cohésion de leur groupe et obtenaient l’obéissance des hommes en les affectant de la crainte

des sanctions et de l’espoir des récompenses et en les exhortant à l’humilité et au

repentir344. Selon Spinoza, le régime monarchique a imité la façon de faire de la théologie

pour asseoir son autorité. Le roi a misé sur l’affect passif de la crainte, de la louange, du

blâme, du mérite, de la faute, de la justice et de l’injustice pour encourager l’obéissance aux

lois civiles et décourager la désobéissance.

Cependant, cette façon de gouverner par la crainte ne pouvait durer infiniment. La

crainte rendait les esprits passifs, les citoyens obéissaient aux lois seulement en façade et le

régime devenait de plus en plus corrompu, la vie, de plus en plus précaire. Quand le Christ

arriva, il a voulu absolument modifier l’affect de crainte associé à l’obéissance à la loi de

Dieu. Il a parlé obéir à la loi divine avec la foi d’un fils qui sait que son père l’aime et veut

343 TTP, préface, p. 21, « Même si le grand secret du régime monarchique et son intérêt majeur est de tromper

les hommes et de colorer du nom de religion la crainte qui doit les maîtriser, afin qu’ils combattent pour leur

servitude, comme s’il s’agissait de leur salut, et croient non pas honteux, mais honorable au plus haut point de

répandre leur sang et leur vie pour satisfaire la vanité d’un seul homme, on ne peut par contre, rien concevoir

ni tenter de plus fâcheux dans une libre république, puisqu’il est entièrement contraire à la liberté commune

que le libre jugement soit asservi aux préjugés ou subisse aucune contrainte. » 344 E 4P54S.

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son bien. L’apport du Christ a donc été d’intérioriser la loi divine de la justice et la de

charité de sorte que l’homme puisse obéir intérieurement à la loi et non pas seulement

extérieurement. Ce qui changeait complètement le rapport à Dieu et à la loi divine et

accordait une puissance à la vie intérieure qui devenait une ressource divine dans un

contexte politique difficile à supporter. Ainsi, même si le Christ a voulu apporter une

bonne nouvelle, le contexte dans lequel son message a pris naissance est plus associé à la

tristesse de la croix qu’à la joie de la résurrection.

De son côté, Spinoza va parfaire la puissance de l’intériorité que Jésus avait révélée.

Spinoza voit la consultation intérieure comme étant une condition de l’esprit pour former

des idées adéquates. Comme il présente le désir selon la raison, il va miser entièrement sur

les affects actifs pour augmenter la force d’âme de ses semblables et le désir d’agir dans la

joie en obéissant aux lois de sa nature. Ce qui est, selon lui, la vraie morale. Sachant que

les affects passifs diminuent la puissance de l’esprit, même le repentir et le regret, Spinoza

ne leur a accordé aucune place dans sa conception de l’éducation à la modération du désir

et à l’obéissance aux lois. Il mise sur la joie de l’esprit humain de comprendre ses propres

affects pour maintenir l’esprit actif et le conduire à une plus grande perfection.

Aussi, notre étude pose que les trois conceptions de l’éducation que nous allons voir

repose sur une interprétation de la loi de la modification des affects qui s’accorde avec le

genre de connaissance que l’éducateur a utilisé. Moïse, qui était un législateur, a élaboré

une conception de l’éducation morale en brandissant la crainte des sanctions, Jésus, qui

était fils de charpentier, a élaboré une conception de l’éducation à l’obéissance comme celle

d’un fils envers un père aimant et enfin Spinoza, qui était un tailleur de lentille et un

philosophe, a élaboré une conception de l’éducation à l’obéissance comme celle d’un

homme libre qui voit clairement l’utilité des lois pour jouir de sa liberté.

7.3 L’enseignement législatif de Moïse et des Prophètes

Spinoza fait observer qu’on ne peut pas dire que Moïse ait eu le mandat d’enseigner

l’idée de Dieu. Le mandat qu’il a reçu du Pharaon a été de constituer un peuple avec

plusieurs hordes d’esclaves pour en faire une Nation. Son souci principal était d’être assez

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convainquant pour les conduire à tous adhérer aux mêmes lois civiles de sorte qu’ils

forment un peuple et que chacun bénéficie de la force de leur cohésion.

Moïse était un législateur. Il s’adapta à l’ingenium des esclaves, en majorité des

Hébreux, qu’il devait conduire, Or, « les Hébreux avaient vu tant de choses pour étonner

comme il n’en est arrivé à aucune nation345 ». « Ils ne s’intéressaient pas aux causes des

choses, rapportaient tout à Dieu, par religion, par piété ou comme on dit vulgairement par

dévotion346 ». Ils pensaient que Dieu dirigeait la nature à leur profit347. Ils préféraient les

histoires de miracles et « se laisser instruire par l’expérience plutôt que de tirer toutes leurs

perceptions d’un petit nombre d’axiomes et de les enchaîner les unes aux autres348». Moïse

a donc utilisé l’idée de Dieu déjà présente chez les esclaves, une idée qui imaginait que

Dieu avait la puissance d’un roi sévère qu’il fallait craindre.

Selon le TTP, Moïse était un grand conteur d’histoires et il a intégré le Dieu

imaginaire des esclaves dans des histoires. Les histoires étaient reconnues comme un bon

moyen pour faire retenir à des esprits faibles l’existence des lois et les conséquences de ne

pas les suivre. L’Écriture témoigne que les récits de Moïse avaient une force narrative, ou

affective, si grande sur l’homme de la foule qu’il se laissait prendre par l’histoire sans voir

la leçon d’obéissance qu’elle contenait. Aussi, les histoires étaient répétées par des pasteurs

et des ministres du culte. Ils avaient pour tâche d’aider chacun, selon sa complexion, à

comprendre qu’il valait mieux pour lui obéir aux lois de l’ordre commun.

Le vulgaire donc est tenu de connaître seulement les histoires qui peuvent le

mieux émouvoir les âmes et les disposer à l’obéissance et à la

dévotion. Toutefois, le vulgaire est peu capable lui-même de porter un

jugement sur ces matières, d’autant qu’il se plait aux récits à l’issue singulière

et inattendue des événements plus qu’à la doctrine même enseignée par ces

histoires; il a pour cette cause besoin, en plus des histoires, des Pasteurs et des

345 TTP, chap. 3. « (…) les Hébreux avaient vu tant de choses faites pour étonner comme il n’en est arrivé à

aucune nation; ce que nous prétendons c’est que Moïse a voulu par un langage de cette sorte et usant surtout

de telles raisons (la seule élection des Hébreux), instruire les Hébreux au culte de Dieu et les y mieux attacher

par un moyen en rapport avec leur enfance d’esprit. » p. 70. 346 TTP, chap. 1, « Il faut ici observer que les Juifs ne font jamais mention des causes moyennes, c’est-à-dire

particulières, et n’en ont point souci mais recourent toujours à Dieu par religion, piété ou, comme on dit

vulgairement, dévotion. » p. 33. 347 TTP, chap. 6, « (…), ces Juifs racontaient leur miracles et s’efforçaient de montrer en outre par-là que

toute la Nature était dirigé à leur seul profit par le Dieu qu’ils adoraient. » p. 118. 348 TTP, chap. 5, p. 110.

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Ministres de l’Église qui lui donnent un enseignement en rapport avec la

faiblesse de sa complexion spirituelle349.

Selon Spinoza, Moïse enseigna, « non en philosophe et de façon que devenus

entièrement libres, ils fussent par là même contraints de bien vivre, mais en législateur et de

façon qu’ils y fussent contraints par le commandement de la loi350». Spinoza critique Moïse

d’avoir assimilé complètement la loi civile et la loi divine et aussi d’avoir donné tant de

lois, de rites et de cérémonies aux Hébreux qu’ils passaient leur temps à obéir aux lois

écrites. Spinoza déplore que les Hébreux n’aient eu ni le temps ni la nécessité de se servir

de leur raison pour conserver leur vie. Il critique que Moïse ait enseigné aux Hébreux,

qu’ils étaient le peuple élu. « Il n’a pas perçu par contre et aucune révélation ne lui a fait

connaître que cette façon fut la meilleure, il n’a pas su davantage que, par l’obéissance

commune du peuple réuni dans telle région, le but que visaient les Israélites seraient

nécessairement atteint351. » Ce qui prouve bien selon lui, que Moïse n’a pas perçu l’idée de

Dieu et l’obéissance à la loi divine comme des vérités éternelles. Enfin, il considère que le

point faible dans la constitution de l’État Hébreux a été l’élection des Lévites au ministère

sacerdotal. Il avait alors changé l’entente prise préalablement avec les chefs des tribus de

composer ce ministère avec un membre de chaque tribu. De là, Spinoza suppose que la

colère de Moïse, attribuée à l’adoration d’un veau d’or par les Hébreux, a produit des lois

qui n’étaient pas destinées « comme c’est la règle, à procurer l’honneur, le salut, la sécurité

de tout le peuple; mais à satisfaire son désir de vengeance et à punir le peuple; si bien que

ces lois ne semblaient plus être des lois, c’est-à-dire, le salut du peuple, mais bien plutôt des

peines et des supplices352». Aussi, les lois furent remises en question et en même temps

l’unité de la nation. Il conclut. « Moïse a éduqué son peuple comme des parents éduquent

des enfants entièrement dépourvus de raison. C’est pourquoi, il est certain qu’ils ont ignoré

l’excellence de la vertu et la vraie béatitude353. » Spinoza pense donc qu’une éducation

selon le premier genre ne peut pas conduire l’homme à la joie éternelle ni une nation à la

prospérité.

349 TTP, chap. 5, p. 110. 350 TTP, chap. 2, p. 61. 351 TTP, chap. 4, p. 92. 352 TTP, chap. 17, p. 296. 353 TTP, chap. 2, p. 61.

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Ensuite, les Prophètes se sont succédé. Ils étaient tous des hommes tenus en haute

estime à cause de leur piété et leur constance d’âme354. Eux-aussi ils ont enseigné comme

des législateurs ou comme des conducteurs de chevaux. «Ils se sont ainsi efforcés de

contenir le vulgaire dans la mesure où il est possible de le faire, comme on contient un

cheval à l’aide d’un frein355. » Spinoza ne pense pas que leur enseignement ait été utile au

peuple : « il s’en faut de beaucoup qu’on doive tirer d’eux (les Prophètes) la connaissance

des choses naturelles et spirituelles356». En effet, selon lui, la liberté qu’ils se donnèrent en

situant la religion au-dessus de la paix de l’État a été la cause de beaucoup de fanatisme

religieux, de séditions et de grandes guerres civiles357.

De notre côté, nous pensons que la chute de l’État Hébreux est due à une éducation

qui contenait l’interdiction d’utiliser la raison. En effet, cette loi allait à l’encontre de la loi

de la nature qui a déterminé l’homme au perfectionnement de la puissance de son esprit.

Comme Moïse avait donné une loi contre-nature, l’État ne pouvait pas survivre. Il aurait

mieux réussi s’il leur avait permis de se servir plus souvent de la raison car alors, son

éducation aurait été cohérente avec le progrès naturel de l’esprit humain, qui va d’un esprit

passif à un esprit actif. Nous pensons que la pérennité d’un État est en rapport avec le

nombre d’hommes conduits par la raison et que les idées confuses minent autant la

puissance d’un individu que d’une nation.

Nous pensons donc que l’éducation selon le premier genre de connaissance, si elle est

utile au temps de l’enfance, elle ne convient plus lorsque le corps a atteint sa maturité.

Selon nous, il s’installe alors un déséquilibre qui provoque l’affaiblissement de la puissance

de l’esprit uni au corps. L’imagination en vient ainsi à porter atteinte à la santé mentale et à

rendre l’homme vulnérable à la servitude. Alors si toute une nation est éduquée à s’en tenir

au premier genre de connaissance, il ne faut pas se surprendre qu’à la longue, elle perd sa

puissance et se corrompe. À ce moment-là, soit qu’elle périsse, soit qu’elle guérisse. Nous

pensons que la puissance d’une Nation est directement proportionnelle à la puissance

354 TTP, chap. 2, p. 51. 355 TTP, chap. 4, p. 86. 356 TTP, chap. 2, p. 63. 357 TTP, chap. 18, « (…) la liberté (des Prophètes) est plus dommageable que profitable à la religion; pour ne

rien dire des grandes guerres civiles qui naquirent des droits excessifs revendiqués par les Prophètes. » p. 305-

306.

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intellectuelle de ses citoyens, c’est-à-dire, au nombre d’hommes conduits par la raison qui

la composent. Nous sommes donc convaincus qu’un État qui veut survivre doit absolument

promouvoir une éducation morale ou une éthique selon la raison.

7.3.1 La conception du désir dans la Genèse

Moïse a éduqué les Hébreux à craindre les conséquences redoutables auxquelles un

homme s’exposait s’il se laissait aller à suivre son désir récit de la chute en leur racontant le

récit de la Genèse. Adam avait satisfait son désir de goûter une pomme, suite à la tentation

du diable, et avait déclenché une si grande colère divine qu’il fut banni, ainsi que ses

descendants, de la vie heureuse et le rachat allait coûter cher en sacrifices. La cause du désir

et de la désobéissance était extérieure à Adam : c’était Êve ou le serpent. Même si Dieu

avait soufflé sur la motte de terre pour faire l’homme, on ne peut pas déduire que Moïse

reconnaissait une essence divine à l’homme. Surtout, il proposait l’idée d’un Dieu qui avait

des caprices de prince, piquait des colères et exigeait des sacrifices.

Disons ici que Spinoza aurait voulu réécrire l’histoire d’Adam dans la Genèse en

interprétant chacun des éléments selon la raison. Dans le TTP, il s’emploie à montrer que

même dans le cas d’Adam, la loi divine n’était pas une interdiction mais un conseil pour la

survie d’Adam. Selon lui, l’intervention de Dieu avait pour but, non de lui défendre de

manger une pomme, auquel cas Adam n’aurait absolument pas pu la manger, mais plutôt de

l’instruire que ce fruit pouvait être mauvais pour sa santé. « La loi divine donne aux

hommes la véritable béatitude et leur enseigne la vraie vie358. » Spinoza explique que c’est

la faiblesse d’Adam, dont l’esprit était pétri de superstitions, qui lui fit interpréter sa

perception comme une interdiction divine de satisfaire son désir. S’il avait eu l’esprit plus

puissant, il aurait interprété l’intervention de Dieu comme un conseil l’enjoignant à la

prudence avant de manger le fruit des arbres qu’il ne connaissait pas.

D’un autre côté, Moïse savait que son enseignement selon le premier genre de

connaissance, n’était qu’une étape. Nécessairement un jour viendrait où plus d’hommes

connaîtraient le désir selon la raison et alors toutes les superstitions s’évanouiraient comme

la nuit au matin. Il annonça un sauveur qui, selon l’Écriture, a été Jésus.

358 TTP, chap. 5, p. 101.

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Une éducation idée inadéquate du désir, de l’homme et de Dieu qui entraîne une

éducation morale s’exerçant pas la crainte et les autres affects passifs, la tristesse, de haine,

d’humiliation finit par amoindrir la force d’âme nécessaire à la prospérité de la nation. Une

éducation morale selon la raison n’était cependant pas possible pour le groupe que Moïse

conduisait. Leur esprit avait été trop affaibli par de longues années d’esclavage et ils

n’étaient pas du tout près à se gouverner et à penser par eux-mêmes. Une conception de

l’éducation morale selon le premier genre de connaissance, tel que défini par Spinoza, était

la seule possible pour être obéi par une foule d’esclaves.

7.3.2 L’éducation selon le premier genre de connaissance

On peut dire que la façon d’enseigner de Moïse et des Prophètes illustre parfaitement

le premier mode de connaissance, tel que décrit dans l’Éthique, c’est-à-dire, la

connaissance qui convient à des esprits encore faibles qui ne peuvent percevoir rien d’autre

que la connaissance extérieure et de rappeler la manière dont elle a affecté leur corps.

De tout ce qui a été dit ci-dessus il ressort clairement que nous percevons

beaucoup de choses et que nous formons des notions universelles :

À partir des choses singulières qui nous sont représentées par les sens d’une

façon incomplète (mutilate), confuse, et sans ordre pour l’entendement (voir le

corollaire de la proposition 29); c’est pourquoi j’ai pris l’habitude d’appeler de

telles perceptions : connaissance par expérience vague.

À partir des signes ; par exemple : entendant ou lisant certains mots, nous nous

souvenons de choses et en formons certaines idées semblables à celles par

lesquelles nous imaginons les choses (voir le scolie de la proposition 18). Ces

deux premières façons de considérer les choses, je les appellerai par la suite :

connaissance du premier genre, opinion, ou Imagination359.

C’est le stade de l’imagination et de la mémoire où la connaissance est la plus

imparfaite et l’esprit le plus passif. « These images are not organised by reason as a

reflection on the nature of their object; they are rather controlled by the peculiarities of the

individual body that is subjectively experiencing them 360 . » Le premier genre de

connaissance ne conduit pas l’esprit à opérer la relation causale, on pourrait même dire

qu’il laisse la conscience ignorante du réel. L’esprit faible peut connaître et reconnaître les

359E 2P40S2. 360Tapio PUOLIMATKA, “Spinoza’s Theory of Teaching and Indoctrination”, Educational Philosophy and

Theory, Vol.33, Nos 3&4, 2001, p. 399.

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choses seulement s’il en forme des images et les associe à des idées des affections du corps

qui ont laissé leurs traces. Il n’a pas la puissance de suivre l’ordre universel de la nature.

Ces idées fictives ne le font pas progresser, elles ne font que renforcer les croyances reçues.

« Plus loin, quand nous parlerons de la fiction relative aux essences, il apparaîtra clairement

que jamais une fiction ne produit ni n’offre à l’esprit rien de nouveau; mais rappelle

constamment à la mémoire ce qui est dans le cerveau ou dans l’imagination, et que l’esprit

s’applique confusément tout à la fois361. » Selon nous, le premier genre de connaissance

n’est bon que pour le temps de l’enfance car l’esprit, comme le corps, a besoin de temps

pour devenir plus fort. Deleuze fait remarquer : « l’imagination d’un objet contient donc

avec le temps le principe de son affaiblissement362 ». Cependant, ce n’est pas l’imagination

qui faiblit, c’est la puissance d’activité de l’esprit, son conatus, qui est réduit à l’inaction,

ce qui rend l’esprit encore plus captif de son imagination. Cette puissance faiblit aussi

lorsque l’homme pense à des choses éphémères. Or, comme les Hébreux avaient tellement

de lois à observer, ils pensaient à des choses éphémères toute la journée et avaient des

rituels pour tous les actes qu’ils avaient à commettre, Ils n’avaient donc aucun temps à

consacrer à la réflexion, qui d’ailleurs, leur était interdite.

Deleuze a fait le rapprochement entre les genres de connaissance et les manières de

vivre. Justement, le premier genre s’accorderait avec la manière de vivre des hommes dans

l’état de nature, l’état civil ou l’état de religion. Il correspond à l’enfance, au temps de notre

vie où « nous ne connaissons de la nature que son ordre commun, c’est-à-dire l’effet des

rencontres entre les parties suivant des déterminations purement extrinsèques 363 ». Le

premier genre de connaissance conduit plutôt à un endoctrinement pour les esprits trop

faibles qu’à une éducation. « According to McLaughlin (1984 p. 78) indoctrination

involves an attempt to restrict the student’s final ability to act autonomously. Genuine

teaching promotes the autonomy of the student, while indoctrination is a way of controlling

the student and making her dependent on the teacher364. » L’enseignement de Moïse n’avait

pas pour but de conduire les Hébreux à l’autonomie, seulement à l’obéissance aux lois

civiles de leur État.

361 TRE, par. 57. Notes de bas de page de Spinoza. 362 G. DELEUZE, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1968, p. 274. 363 Tapio PUOLIMATKA, op. cit., p. 268. 364Ibid., p. 397.

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Les Hébreux avaient tout de même progressé un peu avec Moïse. Ils étaient moins

des esclaves qu’au temps où ils vivaient en Égypte parce que maintenant ils obéissaient aux

lois civiles de leur propre nation, ce qui sollicitait un peu plus la participation de leur âme.

Il y eut une avancée par rapport aux concepts suivants : 1) La loi passa de la loi d’une

nation étrangère à la loi de leur propre nation. 2) Dieu, de multiple, devint unique. 3) Leur

âme, complètement inutile à elle-même au temps de l’esclavage, devint utile au bien

commun de leur État.

Cependant, les esprits, constamment occupés, par l’imagination et la mémoire, à

enchaîner des idées inadéquates, à obéir aux lois en étant affecté de crainte et de tristesse,

se troublaient et s’affaiblissaient. Deux millénaires et demi plus tard, le contexte socio-

politique était chargé de bouleversements. Tout se mettait en place pour l’arrivée du

Christianisme, ou de la religion universelle, qui fera de l’obéissance à Dieu un droit privé et

de la loi un devoir de justice et de charité.

7.4 L’enseignement moral de Jésus et des apôtres

Le but de Jésus n’avait rien à voir avec la constitution d’une nation car la religion

chrétienne n’a pas pris naissance dans les mêmes conditions que la religion juive365.

Jésus eut pour mandat d’enseigner à tout le genre humain. Spinoza pense qu’il avait

une âme adaptée, non seulement aux Juifs, mais aux opinions communes et aux

enseignements universels. Le Christ avait une âme assez puissante pour concevoir les

notions communes et les idées vraies366. Il a eu le mandat d’enseigner que la seule loi

divine que l’homme est tenu d’observer est la loi de justice et de charité inscrite dans son

cœur. « Le Christ (…) n’instituait pas des lois à la manière d’un législateur, mais donnait

des enseignements comme un docteur; car il n’a pas voulu corriger les actions extérieures,

mais les dispositions internes de l’âme367. » Avec lui, l’éducation à la loi divine se modifia.

365TTP, chap. 19, « La religion chrétienne n’a pas été primitivement enseignée par des rois, mais par des

particuliers qui, contre la volonté du gouvernement dont ils étaient les sujets, s’accoutumèrent longtemps à se

réunir en Églises privées, à instituer et administrer les offices sacrés, à ordonner et décréter toutes choses sans

tenir compte de l’État. (…) Chez les Hébreux, il en était tout autrement : leur Église commença d’être en

même temps que leur État. » p. 322. 366 TTP, chap. 4, p. 92. 367 TTP, chap. 7, p. 144.

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167

Il donna plutôt un enseignement moral, comme les philosophes. Il voulait convaincre

l’homme à avoir la foi en ses paroles et à obéir à la loi du cœur en y consentant de toute

leur âme et leur corps.

Le Christ s’est adressé à de petits groupes de gens qui voulaient s’affranchir de la

contrainte de la loi dévote et extérieure. Les enseignements moraux qu’il a donnés l’ont été

sous la forme de paraboles, de conseils, de discussions, d’admonitions fraternelles. La

parabole lui permettait de se faire comprendre, à la fois par l’homme savant et le vulgaire;

(…) enseignant les choses révélées d’une façon encore obscure et souvent par

des paraboles, surtout quand il parlait à des hommes à qui il n’avait pas été

donné de connaître le royaume des cieux (voir Math., chap. 13, v.10 etc.). Et

sans doute pour ceux à qui il avait été donné de connaître les mystères, il

enseigna ces mêmes choses non comme des lois mais comme des vérités

éternelles368.

Jésus ne renforça pas l’utilisation de la mémoire et de l’imagination. Il vécut à un

moment où les bouleversements politiques étaient si grands que les gens appréhendaient la

fin du monde. Jésus a pensé la fin du monde si proche qu’il valait mieux sauver les

hommes en les exhortant à la foi en ses paroles qu’en faisant des démonstrations à

l’intention des docteurs.

Selon Spinoza, l’obéissance à la loi de Dieu par la foi pouvait, tout au plus, aider les

hommes à tolérer l’impuissance, à s’y résigner par amour de Dieu. Il n’y avait pas d’autre

moyen d’être libre durant l’époque d’anarchie qui était la leur. Jésus leur donna l’espoir

d’une récompense après la mort et annonça un monde meilleur où l’utilisation de la raison

serait accrue. Spinoza considère la récompense spirituelle (le royaume éternel des cieux)

que le Christ promettait aux croyants, plus parfaite qu’un avantage matériel éphémère,

comme dans le judaïsme.

On peut dire que le Christ a enseigné des notions communes très puissantes : Dieu

aime également tous les hommes, la loi divine est inscrite dans le cœur, il faut obéir à Dieu

avec le consentement intérieur de l’âme pour être sauvé. En effet, outre que son discours

comprenait les propriétés de la raison et ouvrait la voie au deuxième genre de connaissance,

on peut dire qu’en parlant de la loi divine inscrite dans le cœur, il a parlé, à sa manière de

368 TTP, chap. 4, p. 93.

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168

l’idée du conatus, moins en tant qu’elle est une force de désir mais la loi divine d’amour et

de charité qui témoigne de son appartenance à Dieu. Nous pensons que la loi divine

intériorisée est l’embryon de l’idée de l’essence, de la connaissance immanente que

Spinoza affirmera. Cette idée, a donc été très puissante pour libérer l’homme de la loi

mosaïque et changer la conception de l’obéissance de manière à y faire participer l’âme.

Cependant, comme c’était une idée encore confuse, elle était accordée avec des affects

passifs. Le Christ pouvait se contenter d’une obéissance passive si elle était accomplie avec

le consentement de l’âme. Ce qui a pu mener à des abus.

Cependant, les Apôtres ont surtout enseigné la doctrine chrétienne selon le premier

genre de connaissance.

Les Apôtres avaient reçu de l’âme même du Christ la mission d’enseigner369. Ils

firent de lui le parfait modèle à imiter pour être sauvé. Ils enseignèrent que le Salut est

possible en aimant, de tout son cœur et son corps, le Dieu qu’on imagine. Il enseignait

d’avoir un amour désintéressé, sans rien attendre de retour, c’est-à-dire, comme ils vivaient

leur amour pour le Christ. Les Apôtres faisaient, autant que possible, appel au

raisonnement. Ils discutaient. Cependant, comme ils voulaient être compris par le plus de

gens possible, ils adaptèrent leur enseignement à la complexion des gens à qui ils voulaient

livrer le message du Christ. C’est pourquoi on y retrouve beaucoup d’idées inadéquates du

premier genre de connaissance, entre autres, les superstitions concernant l’enfer, les

miracles, la résurrection des corps.

Par rapport à celle de Moïse, la conception de l’éducation morale à l’obéissance de

Jésus était beaucoup plus perfectionnée parce que le Christ a enseigné d’obéir avec le

consentement intérieur de l’âme. Il perfectionna les concepts suivants :

1) La loi divine et son obéissance passèrent d’extérieure à intérieure, d’un décret à

une inscription dans le cœur, d’un acte public à un acte privé; 2) Dieu passa d’un amour

exclusif des Hébreux et d’une fonction de législateur connaissable à l’aide d’intermédiaires,

369 TTP, chap. 1, « Je ne crois donc pas qu’aucun se soit élevé au-dessus des autres à une telle perfection si ce

n’est le Christ à qui les décisions de Dieu qui conduisent les hommes au salut ont été révélées, sans parole ni

vision, immédiatement; de sorte que Dieu s’est manifesté aux apôtres par l’âme du Christ, comme autrefois à

Moïse par le moyen d’une voix aérienne. », p. 37.

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à un amour inclusif de toute l’humanité et à une fonction de père connaissable par

l’imitation de sa charité;3) l’homme passa de tribal à universel; 4) l’âme passa d’un statut

passionnel utile pour le bien de l’État mais inutile à elle-même à un statut où elle pouvait

être un peu plus utile à elle-même, étant donné la nécessité de son consentement, même

passif, pour parvenir au salut; 5) la récompense et la punition passèrent, de matérielles et

éphémères à spirituelles et éternelles.

Cependant, avec le temps et toutes les idées de l’imagination qui s’y sont rajoutées, la

doctrine du Christ avait elle-aussi fini par se corrompre. Les Prédicants se servaient des

Évangiles pour enseigner l’amour du prochain et ils provoquaient les maux sociaux que

Spinoza a dénoncés dans le TTP.

7.5 Discussion sur l’imagination

7.5.1 Incompatibilité de l’imagination et de la connaissance adéquate

Ici, nous allons prendre le temps d’approfondir la place que nous accordons à

l’imagination dans le progrès de la connaissance. En effet, au moins deux commentateurs

de Spinoza, à savoir, Pierre-François Moreau et Syliane Charles, nous invitent à préciser

notre conception de l’imagination et de son utilité dans l’éducation.

Ainsi, Pierre-François Moreau affirme: « Les trois genres de connaissance travaillent

tous les trois directement sur le donné imaginatif mais de façon différente : répétitive,

associative, comparative 370 . » Un peu plus loin il ajoute : « Les trois modes de la

connaissance s’appuient sur l’imagination mais y opèrent avec un mode de production

différente. La connaissance proprement dite consiste dans la transformation de ce donné,

par les processus de connexion qui relèvent d’au moins deux ordres différents371.» Les deux

ordres que sont les enchaînements d’idées selon l’ordre de la nature ou des affects du corps.

L’idée de la persistance de l’imagination dans la raison trouve un écho chez Syliane

Charles : « La sensation est intégrée à l’imagination, mais cette dernière ne s’y réduit pas

puisque l’idée de la chose peut être produite par l’âme en l’absence de celle-ci. Or, cette

370 P.-F. MOREAU, L’expérience et l’éternité, Paris, PUF, 1994. p. 254 371Ibid, p. 255

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170

imagination ne disparaît pas, même dans les types supérieurs de connaissance372. » Plus

loin, elle explique : « La connaissance adéquate des deuxième et troisième genres

n’anéantit pas le donné de la connaissance par imagination pour y apporter quelque chose

d’entièrement neuf venant le remplacer : au contraire, l’âme garde sa connaissance

imaginative à travers toutes ses manières de connaître373. »

Notre contribution sera de démontrer qu’il existe une séparation entre l’imagination et

la raison et qu’une des tâches de Spinoza est de nous conduire à faire cette distinction.

Selon nous l’imagination est séparable de la raison, cependant que la raison est inséparable

de la science intuitive; et cela, même si la raison comprend les vérités universelles des

choses et la science intuitive, la vérité des essences singulières en soi. Ce qui nous portera

à déduire que la raison est le mode du perfectionnement et la science intuitive, le mode de

la perfection. Dès lors, il faudra admettre que les modes plus perfectionnés de la

connaissance ne s’appuient pas sur l’imagination, mais sur la proportion d’essence

contenue dans l’idée du corps qui constitue leur esprit. Nous pensons d’ailleurs que les

crises, d’adolescence et les crises sociales, expriment la nécessaire séparation qui doit se

faire avec une manière de penser devenue désuète, « autant que la nature s’y prête et le

souffre » pour que l’homme puisse poursuivre son perfectionnement naturel et réaliser sa

nature.

Nous démontrerons que nous nous distancions de nos deux commentateurs qui

déduisent la persistance de l’imagination dans tous les modes de connaissance parce que 1)

nous réservons l’imagination au fait d’imaginer des choses comme présentes, et non à la

perception du corps; 2) nous comprenons autrement l’exemple de la persistance de l’idée

erronée de la distance du soleil; 3) enfin, nous pensons que les crises et les ruptures

témoignent de la nécessaire séparation qui doit s’effectuer entre le temps de l’imagination

et de la raison.

372Syliane MALINOWSKI-CHARLES, Affects et conscience chez Spinoza, op.cit., p. 150 373Ibid, p. 151.

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171

7.5.2 Définition de l’imagination

Nous pensons que les commentateurs de Spinoza conçoivent une union entre les

modes de connaissance parce qu’ils adoptent, pour définition de l’imagination, la définition

suivante. « Lorsque l’esprit humain considère les corps extérieurs par les idées des

affections du corps, nous disons alors qu’il imagine (voir le scolie de la proposition 17)

(…)374. » Et comme l’esprit ne connaît les corps que par les idées des affects du corps, ils

pensent que la perception du corps « comme nous le sentons » appartient toujours au

premier genre de connaissance. De notre côté nous concevons que l’imagination est plus

précisément « ces affections du corps humain dont les idées nous représentent les corps

extérieures comme présents, nous les appellerons images des choses, quoiqu’elles ne

reproduisent pas les figures des choses. Et lorsque l’esprit considère les corps sous ce

rapport, nous dirons qu’il imagine 375 . » Nous allons donc démontrer ici que l’esprit

n’imagine pas du seul fait qu’il perçoit le monde extérieur et son propre corps par les idées

des affections de son corps et le nomme, bien que nous concevons que les mots

appartiennent à l’imagination; et prouver que l’imagination ne persiste pas dans les autres

modes de connaissance. Nous pensons même qu’il est de la nature de l’imagination de se

séparer des autres modes de connaissances.

Nous pensons que la définition de Spinoza associant l’acte de percevoir des corps

extérieurs à l’acte d’imaginer, ne s’applique pas à la perception de l’activité immédiate du

corps, à la perception du corps dans l’ici et à l’accord juste de l’idée et de l’affect. D’après

nous, nous ne pouvons pas dire que l’esprit imagine seulement parce qu’il perçoit les idées

du corps en acte. Car alors, nous serions constamment en train d’imaginer, et, compte tenu

des affects passifs de l’imagination, nous nous rendrions passifs ou malades en nous

percevant vivant, ce qui est contraire à la raison. « Nous savons en effet que ces opérations,

d’où naissent les images, se produisent selon d’autres lois, entièrement différentes des lois

de l’entendement et que l’âme, en ce qui concerne l’imagination, est dans la condition d’un

patient376. » Or, l’âme est active lorsqu’elle se perçoit selon l’ordre de la nature et identifie

clairement les affects du corps dont elle est l’idée.

374 E 2P26D. 375E 2P17. 376 TRE, par. 46.

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En effet, malgré les nuances de ces définitions sur l’imagination, Spinoza est formel,

lorsque l’esprit imagine, il est dans un état de passivité. « D’ailleurs, qu’on entende par

imagination tout ce qu’on voudra pourvu que cela soit différent de l’entendement et que

l’âme y soit passive. Peu importe en effet ce qu’on entend par là, pourvu qu’on sache que

l’imagination est quelque chose de vague, que l’âme y ait passive et aussi comment s’en

affranchir à l’aide de l’entendement377. »Or, nous ne sommes pas passifs du simple fait que

nous percevions notre corps vivant. Aussi nous distinguons l’imagination, qui enchaîne les

idées selon l’ordre des affects du corps, de l’acte de percevoir les affects du corps dans

l’immédiat, qui se fait selon l’ordre de la nature.

Nous voulons aussi montrer que Spinoza voit lui-même une séparation nette entre le

premier mode de connaissance et le troisième. Par exemple, il exclut la simultanéité de

l’idée de Dieu perçue selon le troisième genre et l’idée du Dieu imaginaire de l’enfance.

« Car de ce troisième genre de connaissance naît une joie qu’accompagne comme cause

l’idée de Dieu, c'est-à-dire l’amour de Dieu, non en tant que nous l’imaginons comme

présent378, mais en tant que nous concevons que Dieu est éternel, et c’est là ce que j’appelle

l’amour intellectuel de Dieu379. » Spinoza n’admet pas la cohabitation de l’entendement et

de l’imagination. « Notre entendement offre à Dieu notre corps et notre esprit, sans qu’une

superstition quelconque vienne fausser l’interprétation de ce geste380. »

7.5.3 L’exemple de la persistance de l’idée erronée de la distance du soleil

L’exemple de la persistance de l’idée erronée de la distance du soleil que donne

Syliane Charles pour poser la persistance de l’imagination ne nous convainc pas. Cet

exemple l’a conduit à déduire « qu’un genre de connaissance n’est pas détruit par un genre

supérieur et que la perception à laquelle correspondait notre idée inadéquate est toujours là

(..)381. Pour elle, la perception du corps appartient nécessairement à l’imagination. « Or,

notre perception ou notre imagination changent-elles lorsque l’idée supplémentaire nous est

donnée? Aucunement, puisqu’elle est, en elle-même, vraie et qu’elle ne fait qu’exprimer la

377 TRE, par. 84. 378 C’est nous qui soulignons. 379 E 5P32C. 380 Lettre XXI, Spinoza à Blyenbergh, p. 1150. 381Ibid, p. 155.

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manière dont notre corps est réellement affecté par le soleil 382 ». Elle retient que

l’imagination de la distance du soleil est vraie du point de vue de la manière dont nous

sommes affectés, ce que dit Spinoza lui-même. Cependant, nous pensons que Spinoza ne

voulait pas dire que l’imagination persiste même si nous connaissons la vérité, plutôt que

l’imagination persiste quand l’idée de vérité (la vraie distance du soleil) n’affecte pas assez

notre esprit pour en tenir compte.

Nous pensons en effet que si nous prenions un exemple qui nous touche davantage, il

serait facile de voir que l’imagination cesse aussitôt que l’esprit forme une idée adéquate de

la chose. Nous allons donner un exemple où l’esprit peut passer d’une perception passive à

une perception passive en un rien de temps et se détacher complètement et pour toujours de

l’imagination précédente.

Prenons l’exemple d’un enfant qui interprète comme étant un fantôme l’ombre d’un

arbre agité par le vent recouvre une partie du chemin qu’il emprunte, un soir de clair de

lune, en rentrant chez lui. Aussitôt, il est affecté de crainte et est empêché d’avancer. Mais

aussitôt que son aîné lui fait remarquer le rapport entre la forme animée de l’ombre sur le

chemin et l’arbre dont le vent agite les feuilles, il est rassuré, rient de son erreur

d’interprétation et est affecté de soulagement. L’idée vraie de son frère a produit un affect

de sécurité qui a ruiné définitivement l’affect de la peur qui fut remplacé par un affect de

joie. Même s’il regarde à nouveau la forme sur le chemin, le fantôme imaginé à

complètement disparu et il ne reviendra jamais plus.

Ainsi, nous concevons que dans le deuxième cas l’imagination n’a pas persisté car la

connaissance vraie a touché davantage le corps, étant produite par un affect plus fort et

contraire (l’assurance du grand frère est contraire l’affect de la crainte). D’où nous pensons

que l’imagination persiste seulement si l’affect qui y est relié n’a pas été remplacé par un

affect plus fort et contraire. Ainsi, l’imagination de la distance du soleil ne nous affecte pas

d’une passivité suffisamment grande pour que cela change quelque chose de tenir compte

de l’idée vraie. L’esprit ne la compte pas au rang des connaissances utiles à la réalisation de

sa détermination. Cependant, cet exemple pourrait-il s’appliquer à l’imagination de l’idée

de Dieu. A-t-il suffi au Christ d’enseigner l’idée d’un Dieu, père idéal, pour chasser

382Ibid.

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174

l’imagination d’un Dieu juge? Ici, nous pouvons dire que l’imagination a subsisté. Nous

l’expliquons ainsi, une idée de Dieu selon l’imagination s’est ajouté à une autre idée de

Dieu selon l’imagination, et l’homme s’est retrouvé avec une idée flottante de Dieu, ni tout

à fait un juge, ni tout à fait un père, tout en restant lui-même encore coupable et esclave de

ses passions. Il faudra attendre Spinoza pour que libérer Dieu de l’idée anthropomorphique

que les hommes lui avaient donnée.

7.5.4 La crise, un effet de la séparation nécessaire entre le premier et le deuxième

genre

Une autre raison pour laquelle nous concevons une séparation entre l’imagination et

la raison tient à l’existence de la crise dans l’expérience humaine. Nous pensons que les

crises expriment la nécessité pour l’esprit d’opérer la séparation entre le premier et le

deuxième genre de connaissance. Par exemple, la crise d’adolescence où la crise de l’auteur

du prologue du TRE, au niveau de l’homme singulier et les séditions, les guerres, les

révolutions, au niveau de la société.

Dans cette vie donc, nous faisons avant tout effort pour que le corps de

l’enfance se change, autant que sa nature le souffre et s’y prête, en un autre qui

soit apte à un très grand nombre de choses et se rapporte à un esprit qui soit le

plus conscient de lui-même, et de Dieu, et des choses, et tel que tout ce qui se

rapporte à sa mémoire ou à son imagination ait à peine d’importance au regard

de l’entendement comme je l’ai dit au scolie de la proposition précédente383.

Spinoza annonce une diminution de la puissance de l’imagination à mesure que

l’esprit prend de la maturité. « Passons maintenant aux fictions ayant trait aux essences

seules ou jointes à quelque actualité ou existence. Il faut à ce sujet considérer surtout que,

moins l’esprit connaît et plus il perçoit, plus il est capable de fiction; et plus il a de

connaissances claires, plus ce pouvoir diminue384. » On peut dire que l’homme renonce

nécessairement à son imagination comme il a renoncé à son droit de nature pour se donner

de meilleures conditions de santé.

D’ailleurs, « l’une des constantes les plus massives du système spinoziste (du

paragraphe 84 de la TRE au scolie de l’Éthique II, prop. 17 en passant par la lettre XXXVII

383 E 5P39S. 384 TRE, par. 37.

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à Bouwmeester) est bien, « de séparer et non de subordonner l’intellection et

l’imagination 385 ». Ce qui, selon Puolimatka, réalise l’objectif d’autonomie de

l’éducation contemporaine. « Spinoza makes a sharp contrast between imagination and

reason. Education involves the effort to raise the student from the dominion of imagination

to that of reason386. »

Aussi, nous sommes en désaccord avec les commentateurs concernant l’idée de la

persistance de l’imagination dans les autres modes de connaissance pour toutes les raisons

suivantes : la limite dans lequel nous tenons le premier genre de connaissance, considérant

que la perception du corps n’est pas un acte de l’imagination; l’efficacité que nous

accordons à la connaissance vraie d’une chose pour ruiner l’imagination; l’existence des

crises, personnelles ou sociales, que nous attribuons à la nécessité pour l’esprit de séparer

les idées du premier et le deuxième genre de connaissance; et enfin l’effort de Spinoza lui-

même qui nous éduque à les séparer.

Mais allons encore un peu plus loin et demandons-nous si les idées de l’imagination

peuvent réaliser le but de l’éducation.

7.5.5 L’imagination est-elle réellement utile à l’éducation?

L’imagination étant le mode de la production des idées inadéquates et éphémères

corrélées avec des affects passifs, on peut se demander si ce mode est utile à l’éducation.

Disons d’abord que Spinoza accordait une utilité au premier genre de connaissance.

Dans le TRE, il reconnaît que la plupart de nos connaissances nous viennent d’expériences

vagues concernant presque tout ce qui se fait pour l’usage de la vie387. Spinoza nous dit

même que l’imagination permet aux enfants de garder leur équilibre durant cette période de

leur vie où ils sont complètement dépendants388. C’est le premier mode de connaissance

dont l’homme a conscience et le seul mode qui convient aux esprits faibles, c’est-à-dire,

385P. ZAOUI, «Un autre Salut pour le corps », Revue l’Astérion, no 3, Spinoza et le corps, septembre 2005, p.

90. 386 T.PUOLITMATKA, op. cit, p. 400. 387 TRE, par. 20. 388 E 3 P32S, « (…) car nous savons par expérience que les enfants, parce que leur corps est pour ainsi dire

toujours en équilibre, rient ou pleurent en voyant simplement les autres rire ou pleurer; d’ailleurs tout ce

qu’ils voient faire aux autres, ils désirent l’imiter. »

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qu’il est le plus facile à comprendre malgré ses effets à long terme. Syliane Charles fait

remarquer que même si elle est faible, l’imagination n’en exprime pas moins une activité

réelle : « Pour Spinoza, l’imagination est certes le mode de connaissance le plus passif,

mais dans la réception même d’idées du corps, cette connaissance exprime une véritable

puissance et possède une part réelle d’activité389. » Ainsi, « toute formation d’idée, même

d’idée inadéquate, exprime une certaine activité390 ». Cependant le terme activité convient-

il lorsque cette dernière est passive? Il reste que cette activité n’est pas rien du tout, elle est

à la base du perfectionnement.

Pour notre part, nous pensons que l’imagination, comme genre de connaissance est

utile à l’homme au temps de l’enfance ou au début de l’adolescence lorsque l’esprit est

encore trop faible pour opérer le rapport de cause à effets. Sinon, au temps de la vie adulte,

nous pensons que l’imagination est utile seulement si nous la prenons comme objet d’étude,

c’est-à-dire, si nous la comprenons selon l’enchaînement de la cause et de ses effets. « Car

si l’esprit, en imaginant présentes des choses qui n’existent pas, savait en même temps que

ces choses n’existent pas réellement, il regarderait cette puissance d’imaginer comme une

vertu de sa nature, et non comme un vice; surtout si cette faculté d’imaginer dépendait de sa

nature seule, c’est-à-dire (selon la définition 7, partie 1) si la faculté d’imaginer de l’esprit

était libre391 . » Donc, nous reconnaissons que l’imagination est un genre de connaissance

qui est une solution transitoire. Il convient à l’esprit encore faible pour l’aider à combler sa

perte de puissance d’affirmer l’existence du corps. Ou encore, et c’est là un cas où Spinoza

nous démontre que l’imagination peut être utile et aider l’action de l’esprit, lorsqu’il utilise

l’image du ver dans le sang pour se rappeler sa place dans l’univers et sa limite à

comprendre les choses qu’il aurait tendance à juger absurdes. Cependant, lorsque

l’imagination n’est que subie, nous pensons que la faible activité de l’esprit qu’elle entraîne

va l’aliéner à long terme et le faire régresser au rang de brutes.

Aussi, lorsque nous avons dit que les Hébreux avaient progressé par rapport à l’état

d’esclavage dans lequel ils étaient lorsqu’ils quittèrent l’Égypte, nous n’attribuons pas cette

progression à leur éducation morale mais plutôt à la joie d’obéir aux lois de leur propre

389 S. MALINOWSKI-CHARLES, op.cit., p. 148. 390Ibid, p. 152. 391E 2P17S.

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État, de se savoir utiles au bien commun, même s’ils n’étaient pas utiles directement à eux-

mêmes, et bien sûr, à la joie d’appartenir à un État et de célébrer les fêtes. Nous nous

rangeons du côté de Spinoza qui ne reconnaît aucune puissance à l’imagination pour faire

progresser l’esprit:« (…) la Prophétie n’a jamais accru la science des Prophètes, mais les a

laissés dans leurs opinions préconçues392 ». Dans l’Éthique, Spinoza est très clair là-

dessus, le désir de perfectionner son esprit ne peut pas naître du premier genre de

connaissance, mais bien du deuxième 393 . Or, les Hébreux, comme nous l’avons dit,

connaissaient la joie d’être utiles au bien commun et d’avoir des fêtes. Cette joie, fut, à

notre avis, beaucoup plus efficace que toutes les idées de leur imagination pour commencer

à les libérer de la servitude. Ceci dit, Spinoza reconnaissait une certaine puissance à

l’Écriture. Seulement, il était d’avis qu’il fallait faire le tri dans toutes ces histoires et ne

garder que celles qui enseignent clairement la loi essentielle de justice et de charité.

Spinoza était conscient du fanatisme issu du mauvais enseignement de la religion. Il pensait

qu’il fallait être prudent dans le choix des textes et donner des modèles d’hommes utiles à

la nation, en tant qu’ils ont contribué à son unité et non à la division. Pour notre part, nous

retenons que malgré l’éducation aliénante qu’ils subissaient, ces hommes endoctrinés pour

être des esclaves ont quand même réussi à se perfectionner quelque peu en étant affecté par

la joie d’avoir leur propre État et de se savoir utiles au bien commun. Autrement, l’idée de

Dieu selon le premier genre de connaissance troublait leur esprit. Cependant, les esprits

faibles ne peuvent en concevoir un autre. Ils restent captifs d’un Dieu qu’ils ne peuvent pas

comprendre.

Cette discussion nous a donc permis de faire voir que nous concevons une coupure

nette entre l’imagination et la raison. Et nous pensons que cette coupure nécessaire se

révèle dans les crises qui accompagnent les changements de puissance de l’esprit. Nous

avons vu les limites d’une conception de l’éducation morale selon l’imagination.

Cependant, nous lui accordons une pertinence provisoire pour éduquer les esprits faibles et

nous pensons que l’imagination peut aider la raison lorsqu’elle exprime une idée vraie.

Nous pensons à l’exemple du ver dans le sang qui sert à illustrer le système moniste,

392 TTP, chap. 2, p. 54. 393E 4P28.

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exemple qu’Hanson considère être un puissant moyen pédagogique. Autrement, le premier

genre de connaissance ne favorise pas le perfectionnement naturel de l’esprit humain.

7.6 L’enseignement philosophico-éthique de Spinoza

Spinoza n’est pas dans un scénario de fin du monde comme Jésus. Il vit en paix dans

la Hollande du XVIIe siècle où il existe une liberté d’expression plus grande qu’ailleurs. Il

peut bénéficier du progrès social et technologique de son époque, par exemple,

l’imprimerie. La possibilité de publier lui donne la liberté de rédiger son œuvre en toute

quiétude et de réserver son enseignement exclusivement aux hommes conduits par la

raison. Son siècle est préoccupé de trouver un remède aux passions des hommes. Il écrit le

TTP parce qu’il est conscient que la façon d’enseigner des Prédicants attise la haine et la

violence entre les citoyens, ce qui, à long terme, est mauvais pour la paix de l’État. Il veut

montrer qu’il est possible d’enseigner l’Écriture selon la raison, c’est-à-dire, en s’appuyant

sur message essentiel, qui est la pratique de la justice et de la charité.

Laissons-les donc à leur délire (les théologiens) et prenons le temps de tirer des

paroles échangées avec eux quelques vérités utiles à notre but. À savoir :

l’esprit, s’il s’applique à la fiction d’une chose fausse par sa nature même, pour

l’examiner et la comprendre, et déduire à partir d’elle ce qui peut l’être dans un

ordre convenable, en dénonce aisément la fausseté. Et si l’objet de la fiction est

vrai par sa nature, et que l’esprit s’y applique pour le comprendre et commence

à en tirer des déductions selon un ordre convenable, alors il avancera avec

bonheur sans être interrompu; de même nous venons de le voir, de la fiction

fausse dont il est question ici l’entendement montre l’absurdité qu’elle contient

et les conséquences absurdes qui s’en déduisent394.

Spinoza voyait l’utilité pour l’homme et l’État d’une éducation philosophique à l’idée

de Dieu car il avait observé que les hommes défendent leurs idées avec le même genre de

connaissance qu’ils les ont acquises. « Tels sont les hommes en effet : tout ce qu’ils

conçoivent par l’entendement pur, ils le défendent à l’aide du seul entendement et de la

Raison; les croyances irrationnelles que leur imposent les affections de l’âme, ils les

défendent avec passion395. » En offrant un enseignement philosophique de l’idée de Dieu il

394TRE, par. 66. 395TTP, chap. 7, « Tels sont les hommes en effet, tout ce qu’ils conçoivent par l’entendement pur, ils le

défendent à l’aide du seul entendement et de la Raison; les croyances irrationnelles que leur imposent les

affections de l’âme, ils les défendent avec leurs passions. », p. 138.

Page 187: L'éducation à la compréhension du désir en soi …...L’éducation à la compréhension du désir en soi selon Spinoza Thèse Denise Gendron Sous la direction de: Syliane Charles,

179

évitait tous les maux qui suivent de l’idée inadéquate ou imaginaire de Dieu. Si plus tard,

cet enseignement a besoin d’être défendu, il le sera par des démonstrations qui ne mettront

pas en péril la paix ou la vie de quiconque, plutôt, ces démonstrations rendront les hommes

plus intelligents.

Chez le sage, la source de la moralité est la « religion philosophique » qui

l’amène à prendre conscience que Dieu, principe suprême de l’existence des

choses et de leur intelligibilité, est l’être souverainement utile, le bien

souverain de l’esprit. Cette connaissance, source d’une amitié parfaitement

désintéressée, enveloppe ceux qui y accèdent d’une atmosphère d’humanité et

de bienveillance396.

Aussi, en affirmant que la raison est supérieure à l’Écriture pour savoir comment bien

agir, Spinoza répondait à un besoin de son époque. Beaucoup de penseurs chrétiens se

demandaient alors s’ils devaient suivre l’Écriture ou la raison. Dans le TTP, la raison est la

connaissance divine, la lumière naturelle, notre bien le plus précieux parce qu’elle nous

permet d’enchainement nos idées selon l’ordre de notre nature ou essence et de discerner

notre utile propre. Elle conduit beaucoup plus sûrement l’homme à réaliser la

détermination de sa nature que les écrits noircis de l’Écriture que la malice humaine a pu

falsifier.

La naturelle n’en a pas moins le droit, tout autant qu’une autre, quelle qu’elle

soit, à s’appeler divine, puisque c’est la nature de Dieu en tant que nous y

participons, et les décrets divins qui nous la dictent en quelque sorte. (…) Elle

peut s’expliquer par les lois de la nature considérées en elle-même; mais à

l’égard de la certitude qu’enveloppe la connaissance naturelle et de la source

d’où elle découle (qui est Dieu), elle ne le cède aucunement à la prophétique397.

Pour Spinoza, l’enseignement à l’idée vraie de Dieu est en cohérence avec

l’enseignement de la nature et des sciences, et aussi avec la nature de l’esprit. À la

différence de Moïse et du Christ, Spinoza peut concevoir que l’esprit humain peut

comprendre clairement la connaissance de Dieu qu’enveloppe son essence. Il conçoit donc

l’homme pouvant être autonome dans son progrès à la connaissance de Dieu « Notre âme,

par cela seul qu’elle contient objectivement la nature de Dieu, a le pouvoir de former

certaines notions expliquant la nature des choses et enseignant l’usage de la vie. Et nous

connaissons, à la vérité, que Dieu peut se communiquer aux hommes immédiatement, il

396 S.ZAC, op .cit., p.106. 397 TTP, chap. 1, p. 32.

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communique son essence à notre âme398. » Ainsi, notre esprit, du seul fait qu’il possède

l’idée de l’éternité qui est le principe de la raison, augmente sa connaissance de Dieu à

chaque fois qu’il comprend. « Plus nous connaissons des choses dans la nature, plus grande

est la perfection que nous acquérons, plus parfaitement nous connaissons Dieu399 ». Aussi,

quand les lois sont comprises selon la raison, leur logique est appréciée et l’homme est fier

de les suivre.

Lorsque, au contraire on comprend cette loi (de justice et de charité) comme

une vérité éternelle, c’est-à-dire comme une loi nécessaire, découlant de la

nature de Dieu, principe de l’existence et de l’intelligibilité des choses et que

l’on sait pourquoi elle est la source de notre salut, l’obéissance fait place à

l’amour intellectuel de Dieu, vraie vertu, manifestation de l’autonomie de notre

intelligence400.

Alors que pour le Christ, la loi divine est écrite dans le cœur et ne sollicite pas

l’activité de l’esprit; pour Spinoza, la loi divine est écrite dans la pensée et elle sollicite un

esprit actif pour être ainsi perçue.

C’est moins la Raison en effet que les textes mêmes des Prophètes et des

Apôtres qui le proclament : la parole éternelle de Dieu, son pacte et la vraie

Religion sont divinement écrits dans le cœur de l’homme, c’est-à-dire dans la

pensée humaine; c’est là la véritable chartre de Dieu qu’il a scellée de son

sceau, c’est-à-dire de son idée comme une image de la divinité401.

Pour Spinoza, la loi divine n’a rien de prescriptif, tout d’instructif ou d’éducatif. C’est

une leçon privée pour nous aider à comprendre ce qui est utile pour persévérer dans

l’existence selon la détermination de notre nature. Spinoza a pris soin de faire remarquer

que c’est par métaphore que le mot loi se voit appliqué aux choses naturelles, car

communément on entend par loi un commandement; pas un conseil ou une instruction pour

augmenter sa puissance. Spinoza accuse le langage courant d’avoir produit beaucoup de

confusion chez le vulgaire. Ce dernier pense que ceux qui suivent la loi sont des esclaves et

ceux qui ne la suivent pas, des hommes libres. Ce qui est le contraire pour Spinoza.

Toute la loi divine se résume dans cet unique précepte : aimer Dieu comme le

souverain bien. (...)La leçon contenue dans l’idée de Dieu (c’est nous qui

398 TTP, chap. 1, p. 32. 399Ibid. 400 S. ZAC, Spinoza et l’interprétation de l’Écriture, p.107. 401TTP, chap. 12, p. 217.

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soulignons), c’est en effet que Dieu est notre souverain bien, autrement dit que

la connaissance et l’amour de Dieu est la fin dernière à laquelle doit tendre

toute les actions402.

Spinoza fait donc de la loi divine, non le décret d’un législateur ou la volonté d’un

père, mais une connaissance immanente de Dieu qui nous relie à la cause des choses, donc

aux lois éternelle de la nature et nous donne l’ordre du bon raisonnement.

Vu sous cet angle Spinoza considère le rapport de l’homme à l’idée de Dieu comme

la consultation de l’homme raisonnable avec sa raison, le Christ, comme le dialogue d’un

fils avec son père, et Moïse, comme la comparution d’un coupable devant un juge.

Dans son œuvre, Spinoza présente une conception nouvelle de l’idée de Dieu car elle

n’a aucun rapport avec l’imagination. Pour lui, Dieu est d’abord une idée, l’idée la plus

puissante, celle qui constitue à la fois l’essence de l’esprit, sa puissance et une connaissance

immanente intelligible par nature403. Pour lui, l’activité ou la passivité de l’esprit, c’est

lorsque l’esprit peut, ou non, enchaîner ses idées en commençant par l’idée de Dieu conçue

comme étant la cause de la rationalité elle-même.

Ainsi, Spinoza conçoit une idée de Dieu qui s’accorde avec un esprit actif qui peut

augmenter sa puissance de la comprendre clairement et satisfaire ainsi son désir suprême de

concevoir adéquatement sa propre essence. Par conséquent, un tel esprit est très fier d’obéir

aux lois de sa nature et il obéit en homme libre sachant qu’il accomplit ainsi la chose la plus

utile pour lui-même.

Sa conception de Dieu pouvait permettre à Spinoza de conduire l’homme du

deuxième au troisième genre de connaissance. Le Christ avait ouvert la voie du deuxième

genre de connaissance en enseignant les notions communes que sont l’universalité de

l’amour de Dieu et l’intériorité de la parole divine. Lui, Spinoza, pouvait enseigner à

l’homme comment augmenter la puissance d’activité de son esprit et guérir la passivité

inhérente à la condition humaine qui conduit à la servitude. Il changea la morale pour une

Éthique dont le point de départ et la méthode « s’appuieraient précisément sur un

402TTP, chap.4, p. 88. 403 E 2 Définitions 3, « Par idée, j’entends un concept de l’esprit que l’esprit forme parce qu’il est une chose

pensante. » Explication, « Je dis concept plutôt que perception, parce que le mot perception semble indiquer

que l’esprit est passif à l’égard de l’objet, tandis que le concept exprime plutôt l’action de l’esprit. »

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entendement purifié, c'est-à-dire sur une raison critiquée et épurée de ses fantasmes

imaginaires404». On peut dire que si la morale du Christ est le pardon celle de Spinoza est la

compréhension rationnelle.

Spinoza’s theory of rationality contains many questionable assumptions. It

assumes that nature has a rational essence and that this essence can be grasped

by human raison. Since I am not concerned with Spinoza’s ontology and

epistemology as such, but with his theory of education, I will not go into a

detailed criticism of his conception of rationality. The crucial issue here is to

note that his primary aim is to educate the rationality of each individual to its

full potential405.

Spinoza éduque selon le deuxième genre de connaissance, parce que le troisième

genre est tout à fait autonome. Deleuze reconnaît un rôle de pivot à la connaissance du

troisième genre dans l’Éthique. « Tout tourne autour d’elle, tout change avec elle. Spinoza

annonce que, « outre » le second genre de connaissance, un troisième est donné. Bien plus,

il présente le second genre de connaissance comme la cause motrice du troisième406». C’est

que le troisième genre est le mode du salut et de la béatitude. « Spinoza’s ultimate

educational aim is to bring people to the third kind of knowledge, since this will result in

virtue and happiness407. » En effet, pour Spinoza, le perfectionnement de l’esprit humain

n’advient qu’avec la joie de connaître et d’agir. « Spinoza’s ethics is eudemonistic, aiming

at self-affirmation, full humanity and wellbeing 408 ». La joie est pour lui l’affect

pédagogique qui nous fait passer à une plus grande perfection.

Spinoza perfectionne l’idée chrétienne d’amour de soi en la complétant, dans

l’Éthique, de la nécessité de rechercher son utile propre, ce qu’il considère être la vraie

vertu, et de désirer son propre perfectionnement intellectuel.

Car, plus grande est la joie dont nous sommes affectés, plus grande est la

perfection à laquelle nous nous élevons, et par conséquent plus nous

participons de la nature divine; jamais la joie que règle la vraie norme (ratio)

de notre utilité ne peut être mauvaise. Qui est au contraire conduit par la crainte

et fait le bien pour éviter le mal n’est pas conduit par la raison409.

404 R. MISRAHI, « Spinoza et le spinozisme », Encyclopaedia Universalis, vol.17. p. 93. 405 T. PUOLITMATKA, op. cit., p. 399. 406 G. DELEUZE, Spinoza et le problème de l’expression, p. 278. 407Ibid, p. 403. 408 N. ALONI, op. cit., p. 531. 409 E 4 App. Chap. 31.

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Aussi, sa conception de Dieu en tant qu’il est la cause de la raison elle-même, de la

loi divine, en tant qu’elle suit une logique, de la morale en tant qu’elle consiste à

comprendre ses affects et d’une pédagogie de la joie de comprendre pour passer à une plus

grande perfection le conduit à une conception si originale de l’obéissance qu’elle ne se

distingue pas de sa conception de la liberté. Ce qui nous allons approfondir maintenant.

7.6.1 Conception originale de l’obéissance

Avec la conception d’une loi divine qui est une leçon intrinsèque de Dieu dans l’âme

pour nous aider à mieux agir, comprendre et aimer Dieu comme le souverain bien, que veut

dire obéir pour l’esprit? Spinoza nous présente une conception de l’éducation à l’obéissance

aux lois qui est en même temps une éducation à la conscience de sa véritable liberté.

Spinoza admettait que la théologie enseigne que l’obéissance est la seule voie de salut

pour contenir le vulgus410 . Cependant, selon lui, jamais l’obéissance par la crainte ou

l’humiliation ne conduit un homme à son perfectionnement ou à son salut. Seule

l’obéissance accomplie dans la joie l’y conduit.

Sa conception de l’obéissance n’a rien en commun avec celle de la théologie. Spinoza

admet que Jésus ne pouvait pas demander plus qu’un consentement passif à la loi divine de

justice et de charité aux hommes à qui il éduquait. D’abord, justement à cause de son

mandat qui était d’enseigner à la multitude, le vulgus et ensuite, à cause du climat de

bouleversements socio-politiques dans lequel il se trouvait. Lui, Spinoza, dix-sept siècles

plus tard, profitait du progrès qui lui permettait de s’adresser exclusivement à un homme

conduit par la raison pour démontrer que seule l’obéissance d’un esprit actif conduit

l’homme à son perfectionnement ou salut.

Ajoutez que, nous avons montré, les lois de Dieu nous semblent des règles

imposées et des institutions aussi longtemps que nous en ignorons les causes ;

quand cette cause est connue, elles cessent aussitôt d’être des règles imposées

et nous les embrassons comme des vérités éternelles, non plus comme des

commandements, c’est-à-dire que l’obéissance aussitôt fait place à l’amour,

410 TTP, chap. 15, p.258, « Puisque en effet, nous ne pouvons par la Lumière Naturelle percevoir que la

simple obéissance est une voie de salut, mais que seule la révélation enseigne que cela est par une grâce

singulière de Dieu que la Raison ne peut expliquer, on voit par là que l’Écriture a apporté aux hommes une

très grande consolation. Car tous peuvent obéir et seule une partie comparativement très petite du genre

humain atteint l’état de vertu sous la conduite de la raison; si donc nous n’avions pas le témoignage de

l’Écriture, nous douterions du salut de presque tous. »

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lequel naît de la connaissance vraie aussi nécessairement que la lumière naît du

soleil. Sous la conduite de la raison, nous pouvons aimer Dieu, mais non lui

obéir puisque nous ne pouvons par la Raison ni accepter comme divines, aussi

longtemps que nous en ignorons la cause, les règles posées par Dieu, ni

concevoir Dieu comme un prince établissant des lois411.

Pour Spinoza, l’homme conduit par la raison n’obéit pas, il consent activement et

avec joie à faire ce qu’il sait utile pour son bien et pour le bien commun. Par conséquent,

éduquer un homme à l’obéissance consiste à augmenter la puissance de son esprit de sorte

qu’il puisse déduire son intérêt à obéir et non à diminuer son intelligence avec des

reproches qui rendent son esprit passif. L’éducation à obéissance devrait donc être une

éducation qui augmente l’activité de l’esprit. Selon lui, l’homme désobéissant a un esprit

faible et ce n’est pas en l’affaiblissant encore plus qu’il obéira. En effet, « [l’établissement

des lois] dépend en premier lieu de la puissance de l’âme humaine et que cette âme, en tant

qu’on la considère comme capable de vérité et d’erreur dans ses perceptions, peut-être

conçue très clairement sans ces lois bien qu’elle ne puisse l’être au sens que nous venons de

définir412 ». Éduquer un homme à l’obéissance, c’est l’éduquer à discerner son utile propre,

c’est donc l’éduquer à sa liberté.

D’ailleurs, Spinoza précise que « ce n’est pas l’obéissance qui fait l’esclave (le fils ou

le sujet), c’est la raison déterminante de l’action qui le fait413 ». Si donc nous voulons

éduquer les hommes à la liberté, il faut les conduire à former une idée claire de l’utilité,

pour eux-mêmes, des actions qu’ils posent. Spinoza considère que de penser à son utile

propre est une vertu de la raison414. Plus l’homme est utile à lui-même et plus il est utile

aux autres. Et bien entendu, selon Spinoza, l’esprit ne juge rien de plus utile que ce qui le

conduit à comprendre et à agir en accord avec lui-même et les autres.

Nous reconnaissons donc une grande différence entre un esclave, un fils et un

sujet, qui se définissent ainsi : est esclave qui est tenu d’obéir à des

commandements n’ayant égard qu’à l’utilité du maître commandant; fils, qui

fait ce qui lui est utile par le commandement de ses parents; sujet enfin, qui fait

411 TTP, notes marginales de Spinoza no XXXIV, p. 350. 412 TTP, chap. 4, p. 86. 413 TTP, chap. 16, p. 267. 414 E 4P20, « Plus l’on s’efforce et l’on a besoin de chercher ce qui nous est utile,-c’est-à-dire de conserver

son être, -plus on est doué de vertu; au contraire, plus on néglige ce qui est utile, -c’est-à-dire de conserver

son être, -plus on est impuissant. »

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par le gouvernement du souverain ce qui est utile aux biens communs et par

conséquent, aussi à lui-même415.

En redéfinissant l’obéissance par rapport à l’utilité qu’un homme y trouve pour lui-

même, Spinoza renversait les conceptions de l’homme libre et de l’esclave répandues chez

le vulgaire416. On peut déduire que Spinoza vient à un moment dans l’histoire universelle

où il est possible de libérer complètement l’homme de l’esclavage intérieur des passions,

c’est-à-dire de le conduire à vivre selon la raison. Ce perfectionnement dans la liberté a été

conditionnel à l’obéissance de l’homme. Il a commencé avec Moïse par l’obéissance

extérieure aux lois civiles en considérant l’utilité de son action pour bien commun, ensuite,

il s’est poursuivi avec Jésus qui a enseigné l’obéissance à la loi de justice et de charité

écrite dans le cœur, c’est-à-dire, qui a fait de l’obéissance un acte privé, puis, il se continue

avec Spinoza qui a conçu l’obéissance comme un consentement actif à la nécessité.

On pense en effet que l’esclave est celui qui agit par commandement et

l’homme libre, celui qui agit selon son bon plaisir. Cela cependant n’est pas

absolument vrai, car en réalité, être captif de son plaisir et incapable de ne rien

voir ou faire qui nous soit vraiment utile, c’est le pire esclavage, et la liberté

n’est qu’à celui qui sous son entier commandement vit sous la seule conduite

de la raison417.

Spinoza, comme nous l’avons dit, bouleversait les conceptions de l’esclave et de

l’homme libre répandues chez le vulgaire418. Pour le vulgaire, l’homme libre était celui qui

agissait à sa guise et l’esclave, celui qui avait l’obligation de suivre les lois. Pour Spinoza,

ce n’est pas du tout cela. L’homme libre est celui qui obéit aux lois avec joie; alors que

l’esclave est empêché de le faire. Les définitions de la liberté et de l’esclavage du TTP,

correspondent aux définitions de l’activité et de la passivité de l’esprit419 exposées dans la

troisième partie de l’Éthique. Ainsi, l’homme qui comprend les lois de l’activité et de la

passivité de l’esprit selon la raison détient une connaissance très utile pour vivre en homme

libre et s’affranchir de l’esclavage des passions.

415 TTP, chap. 16, p. 268. 416 TTP, chap. 16, p. 267. 417Ibid. 418Ibid. 419 E 3Définitions, II, « Je dis que nous sommes actifs lorsque, en nous et hors de nous, il se produit quelque

chose dont nous sommes la cause adéquate, c’est-à-dire (selon la définition précédente) lorsque de notre

nature il suit de nous ou hors de nous quelque chose que l’on peut comprendre clairement et distinctement par

elle seule. Mais je dis, au contraire, que nous sommes passifs, lorsqu’il se produit en nous quelque chose dont

nous ne sommes que la cause partielle. »

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Il bouleversait aussi les concepts de récompense et de punition car selon lui, les

récompenses et les punitions sont intrinsèques et intellectuelles. « La plus grande

récompense de la loi divine consiste à connaître cette loi même, c’est-à-dire Dieu et à

l’aimer en être vraiment libre, d’une âme pure et constante, tandis que le châtiment est la

privation de ces biens et la servitude de la chair, c’est-à-dire une âme inconstante et

flottante420». En cela, il rejoint Salomon, qui « enseignait expressément que l’entendement

donne à l’homme la béatitude et la félicité ainsi que la vraie tranquillité de l’âme421. » Pour

Spinoza, les récompenses et les honneurs extrinsèques troublent l’esprit et l’asservissent.

Ainsi, la conception de l’éducation de Spinoza ne vise pas directement l’obéissance

aux lois mais la joie de comprendre et de discerner son utile propre. Alors, naturellement,

l’homme obéira en étant d’accord avec lui-même et avec les autres.

Conclusion

Nous avons démonté que les trois conceptions différentes de l’éducation à

l’obéissance à la loi divine par la modération du désir présentes dans le TTP, se superposent

parfaitement aux trois modes de connaissance qui forment la théorie de la connaissance ou

du perfectionnement de l’esprit chez Spinoza. Ces trois conceptions ont été nécessaires car

chacune s’adressait à des individus qui avaient une puissance intellectuelle différente.

Cependant, nous devons admettre que seuls le Christ et Spinoza offrent une véritable

éducation morale car nous entendons par éducation morale une éducation qui dispose

l’homme à s’intérioriser et à prendre conscience de l’activité intrinsèque auto-causée, d’une

idée de Dieu en lui et d’une loi intérieure à sa pensée.

Spinoza reconnaissait la nécessité de l’enseignement selon le premier genre de

connaissance pour les esprits faibles, qui sont légions. Il disait qu’il rêve les yeux ouverts,

celui qui pense que la plupart des hommes vivront un jour selon la raison. Cependant,

l’enseignement au désir selon le premier genre a beaucoup de défauts, dont les principaux

sont de maintenir l’esprit passif et d’ignorer sa détermination naturelle au progrès. La

morale traditionnelle n’obéit donc pas aux commandements de la raison posés par Spinoza.

Spinoza lui-même recommandait de faire un tri dans les histoires de l’Écriture et de ne

420 TTP, chap. 4, p. 90. 421 TTP, chap. 4, p. 95.

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retenir que celles qui peuvent aider la puissance de l’homme et non la diminuer. Ce qui

veut dire qu’on pourrait garder toutes les histoires qui affectent l’homme de joie et mettre

de côté toutes celles qui l’affectent de crainte ou de tristesse. De même, il faudrait garder

toutes les histoires qui proposent le modèle d’un homme qui agit en sachant qu’il est aussi

utile à lui-même qu’aux autres.

La conception de l’éducation à l’obéissance aux lois de Spinoza nous apparaît plus

perfectionnée que les autres parce qu’elle conduit l’homme à se savoir cause de soi en

obéissant. Son enseignement visait l’autonomie de l’homme ou l’action de l’esprit. Spinoza

n’avait pas directement pour but, comme Moïse ou Jésus, de rendre les hommes obéissants.

Il voulait plutôt les rendre savants et libres, aptes à contribuer à leur propre

perfectionnement intellectuel et à la paix de l’État, en contribuant à l’œuvre divine.

La façon d’enseigner de Spinoza perfectionna donc plusieurs concepts relatifs à

l’éducation. 1) L’idée de Dieu passa d’une idée de l’autorité paternelle à une idée de

l’éternité corrélée à la jouissance infinie de l’existence. 2) Sa loi ne fut plus inscrite dans le

cœur mais dans la pensée. 3) L’esprit ne fut plus conçu comme étant une partie isolée des

lois de la nature et passif mais une partie de l’entendement divin en lien avec tous les autres

et pouvant être actif. 4) La raison devint la connaissance immanente de Dieu en l’homme et

la connaissance de Dieu passa d’extérieure, d’hétéronome et imaginative à intérieur,

autonome et logique. 5) L’obéissance passa d’intrinsèquement passive à intrinsèquement

active. Obéir fut conçu comme un étant acte spirituel et rechercher son utile propre fut

conçu comme étant une vertu et l’accord avec soi-même, une condition de salut. 6) La joie

de comprendre devint l’affect préalable au passage de l’esprit vers une plus grande

perfection. 7) Enfin, la liberté passa du libre-arbitre à l’accord avec la libre-nécessité et

l’augmentation de sa force d’âme s’accorda avec l’augmentation de sa puissance

intellectuelle. Aussi, nous pensons que la façon d’enseigner de Spinoza a résolu tous les

paradoxes que posait l’éducation à la liberté d’un homme par un autre homme.

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CONCLUSION GÉNÉRALE

Au terme de cet exercice, où en sommes-nous par rapport à l’objectif que nous

poursuivions : dégager la conception de l’éducation de Spinoza de façon à être doublement

utile, utile à l’avancement de l’histoire de la philosophie et utile à la recherche scientifique

en éducation contemporaine?

Par rapport à l’avancement de l’histoire de la philosophie, quelle est notre

contribution? D’abord, nous avons cherché à réfuter l’hypothèse de Deleuze concernant

l’inachèvement du TRE en présentant une hypothèse qui intégrait la recherche de Spinoza à

ce moment-là. Nous avons ainsi démontré que l’inachèvement du TRE s’explique par

l’originalité de l’idée de l’éternité que conçoit Spinoza lorsqu’il recherche la propriété

commune à toutes les propriétés de l’entendement qu’il a énumérées. Il s’aperçoit alors que

l’idée de l’éternité a la propriété d’affecter le corps en acte, qu’elle est indissociable de la

jouissance infinie de l’exister. Il en déduit alors qu’il n’y a pas de différence entre les idées

et les affects. L’idée d’une affection du corps ou l’affect est le mode par lequel la

connaissance touche l’esprit et son action est justement de les comprendre et de les

enchaîner dans l’ordre de l’entendement. En concevant l’idée de l’éternité comme étant

affective, Spinoza a fait le lien avec la force d’exister du conatus et il a saisi les bonnes

conditions de sa compréhension, de son activité libre. Notre hypothèse de l’inachèvement

du TRE est, à notre avis, plus perfectionnée car, en plus d’être plus logique, elle explique

aussi l’idée fondatrice de la conception originale de l’éducation au perfectionnement de la

raison dans l’Éthique, et la cause de sa guérison de la crainte des théologiens de son temps.

Elle nous permet même de donner une date assez précise de l’inachèvement du TRE, entre

l’hiver 1662 et avril 1663. En effet, nous l’avons située, à l’aide de sa correspondance,

c’est-à-dire, entre son inconfort envers le TRE qu’il exprime à Oldenburg et la lettre dite

« lettre sur l’infini » à Louis Meyer où sa définition des modes infinis témoigne que son

esprit a opéré la corrélation entre l’idée de l’éternité et la jouissance infinie de l’exister.

Nous avons donc pu mettre en lumière le changement intellectuel survenu chez Spinoza qui

a alors entrepris de modifier sa façon de concevoir le perfectionnement de la raison : non

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par la contemplation de l’idée vraie mais par la compréhension de l’activité auto-causée en

soi. Par conséquent, plusieurs autres concepts, par exemple, l’essence, le conatus, le désir,

la puissance de la compréhension, la force des affects, se sont modifiés eux aussi. Aussi,

notre contribution à l’histoire de la philosophie a été de préciser que Spinoza a entrepris

l’Éthique en méditant l’idée que l’esprit humain possède une essence éternelle, jouissive de

l’existence et tournée vers le désir de se comprendre elle-même en toute conscience et

d’avoir une idée vraie de sa cause.

Nous avons ainsi été conduite à mettre en valeur une idée très originale de l’éternité,

une idée de l’éternité qui affecte le corps en acte et instruit l’esprit de l’état de sa puissance

affective, actuelle, en même temps qu’il l’instruit de sa cause et de sa nature singulière.

Nous avons montré comment cette idée originale de l’éternité est venue modifier son objet

d’éducation, qui ne pouvait plus être son idée vraie désincarnée, et colorer sa conception de

l’éducateur, de l’acte d’éduquer, des méthodes à suivre pour exposer ses idées. Spinoza a

dû repenser l’éducation car il était très conscient de la difficulté des hommes à concevoir le

mode infini. L’idée de l’éternité de Spinoza perfectionnait l’idée de la totalité infinie pour

laquelle Bruno avait connu le bûcher sans avoir peur de la mort. Spinoza l’a simplifiée à

l’extrême avec l’exemple du ver dans le sang. Il a ainsi illustré le système moniste que nous

avons considéré avec Hansson comme étant un moyen ou un remède pédagogique très

puissant pour nous aider à changer de paradigme, c’est-à-dire, à ruiner la doctrine finaliste

et tous ses préjugés.

De même, Spinoza nous a conduit à admettre la puissance de compréhension de

l’esprit humain, une puissance qui n’est pas qu’intellectuelle mais aussi thérapeutique ou

régénératrice. Nous comprenons mieux que la raison est le bien le plus précieux et que la

philosophie est un médicament nécessaire pour l’espèce humaine aux prises avec sa

condition.

Comme nous avons déduit que l’idée de l’éternité de Spinoza était la connaissance la

plus infinie que l’esprit humain pouvait percevoir, Spinoza nous disant bien que l’idée de

l’éternité explique la Substance, nous avons supposé une équivalence parfaite pour l’esprit

humain entre l’idée de l’éternité et l’idée de Dieu. Ce qui nous a conduit à défendre, à

l’encontre de Deleuze, l’idée de Dieu comme étant une notion commune. Ce pourquoi nous

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190

avons développé deux arguments : le premier, nous disposons d’un seul mode pour penser

les choses infinies, et le deuxième, si l’idée de Dieu n’avait pas été une notion commune,

elle n’aurait pas pu être l’objet d’éducation universelle qu’elle fut pour les hommes au

moment de la formation des peuples.

Une autre contribution que nous apportons à la philosophie est de remettre à l’avant-

plan un philosophe qui a voulu offrir une alternative à la fragilisation politique que causait

un enseignement de Dieu selon l’imagination. Spinoza a conçu, avec l’Éthique, une

éducation à la compréhension de son essence désirante qui renouvelle complètement le

discours sur l’idée de Dieu et sur la morale. Sa philosophie sollicite le raisonnement de son

lecteur. Spinoza était préoccupé des conséquences pour la paix de l’État, d’un

enseignement de la religion qui soit aliénant pour les citoyens. Il a donc pensé instruire

l’homme à une idée de Dieu qui soit la moins abstraite possible, le rende autonome et le

conduise à s’accorder avec les autres pour son bien et le bien commun. Aussi, comme l’État

a pour devoir d’éduquer les hommes à progresser dans la raison, il serait souhaitable que

l’État veille à avoir des institutions qui puissent éduquer l’homme à une idée de Dieu qui

augmente l’activité de l’esprit au lieu de la diminuer, qui perfectionne sa raison au lieu de

l’abrutir. Aussi, il est important que cette connaissance soit enseignée par des hommes qui

ont conscience que la raison même de l’éducation est la sauvegarde du pacte social. Nous

pensons que ce n’est pas pour rien que Spinoza s’adresse à des philosophes. Selon lui, les

philosophes doivent être ouverts à la puissance affective de l’idée de l’éternité car c’est sur

elle que s’appuie la science. Le philosophe ne peut pas ignorer la puissance des idées et de

l’esprit humain ainsi que la puissance de la joie intrinsèque de la compréhension des

choses, contrairement à l’homme charnel. Selon nous, le philosophe peut contribuer à

rendre l’esprit des autres hommes plus puissant, en reconnaissant que la science elle-même

dépend de l’idée de l’éternité. Ce qui change complètement le regard que l’on peut porter

sur elle. Notre contribution à la philosophie sera donc de la concevoir de plus en plus

présente dans l’espace public, dans sa contribution à la sauvegarde de la santé de l’esprit

humain et du pacte social.

Quelle est notre contribution à l’avancement de la recherche en éducation

contemporaine? Nous répondrons en reprenant quelques éléments de notre problématique.

Page 199: L'éducation à la compréhension du désir en soi …...L’éducation à la compréhension du désir en soi selon Spinoza Thèse Denise Gendron Sous la direction de: Syliane Charles,

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Comment Spinoza peut-il désirer éduquer un autre homme à jouir de sa propre liberté

compte tenu de la nature ambitieuse, crédule et influençable de l’homme et de la propriété

immanente de la connaissance vraie?

Nous avons démontré que Spinoza a résolu tous les paradoxes soulevés par notre

problématique en concevant une éducation au perfectionnement de la raison qui respecte

deux grands critères.

Premièrement, en s’adressant uniquement à un autre homme conduit par la raison.

Ainsi, ni l’éducateur ni le sujet à éduquer ne cessent jamais d’être des hommes libres l’un

par rapport à l’autre. Deuxièmement, en traitant dans l’Éthique, d’un objet d’éducation qui

soit l’objet même du désir de l’esprit et le remède à sa passivité : la compréhension de sa

propre essence, de son désir, de ses affects. C’est-à-dire, en privilégiant, pour son lecteur, la

compréhension de son essence désirante à la contemplation de l’idée vraie innée de

l’entendement. Notre contribution a été de retracer l’évolution de la conception du conatus

de Spinoza, du Court Traité à l’Éthique, pour bien montrer comment il avait situé la force

de comprendre dans la force d’exister. Ensuite, nous avons approfondi, avec Rabenort,

Misrahi, Ravven, comment une éducation à son essence désirante pouvait être possible dans

le contexte de la vie pratique. Nous avons mis en lumière l’utilité d’une éducation à la

compréhension du désir et ses avantages pour l’homme contemporain. Dont le plus grand

avantage, selon Rabenort, est de permettre à l’éducateur de connaître la nature de l’homme

qui veut être éduqué.

Selon nous la reconnaissance du désir suprême de l’esprit humain de se concevoir

adéquatement pourrait conduire les chercheurs en éducation à remettre en question la

pertinence de la pyramide des besoins de Maslow. En effet, alors que Maslow place le

savoir-être au troisième rang des besoins fondamentaux, après les besoins matériels et le

savoir-faire, Spinoza place le savoir-être au fondement des savoirs. Pour Spinoza, c’est la

connaissance de l’essence de son être qui doit être le premier objet d’éducation car cette

connaissance est la première dans l’ordre de l’entendement. Spinoza renverse la pyramide

de Maslow et la tabula rasa de Locke. De plus, il a illustré les désavantages pour l’homme

de rester ignorant de son essence, en identifiant la différence entre le sage et l’ignorant.

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Spinoza offre bien un objet d’éducation très original mais il offre aussi un modèle

d’éducateur qui est un homme libre, conscient d’être utile à lui-même en même temps

qu’aux autres. Il est un modèle d’éducateur, de philosophe, de conseiller, de docteur et de

défenseur du pacte social.

Nous pensons avoir été utile aux éducateurs en démontrant, avec l’exemple des

Prédicants, que dans l’éducation adressée à un groupe, ce n’est pas tant l’objet d’éducation

que les hommes retiendront que les affects de l’éducateur qu’ils imiteront. D’où

l’importance pour les éducateurs d’être animés d’affects actifs, de voir dans l’éducation la

tâche la plus utile et valorisante à faire pour eux. Pour Spinoza, un homme qui communique

des affects passifs, autrement dit, sa passivité d’esclave, n’est pas digne d’être appelé un

éducateur. Spinoza était très sévère à l’endroit des superstitieux qui accablaient les hommes

en les affectant de crainte et de tristesse. De même, Spinoza avait des exigences claires

pour son lecteur et il était très conscient qu’il ne pouvait être compris par tout le monde.

Spinoza nous a légué une théorie de la connaissance forte, utile et encourageante pour

l’éducation au sens de Rabenort, c’est-à-dire, pour une éducation qui va dans le sens du

progrès humain. De plus, il a démontré la supériorité des affects par rapport aux idées pour

induire un changement de comportement chez la personne à éduquer. En fait, nous avons

vu que pour l’esprit, la connaissance est nécessairement affective, ou elle n’est pas. C’est

d’ailleurs pourquoi Spinoza a changé d’objet d’éducation du TRE à l’Éthique.

Nous pensons aussi que l’éducation vue comme un moyen de guérir l’entendement de

la passivité inhérente à la condition humaine peut être très utile à toutes les professions

concernées par la santé mentale et la pédagogie. Les quelques remèdes pédagogiques que

nous avons nommés, l’idée du ver dans le sang, les remèdes aux affects passifs, la

puissance du désir de la joie sont des auxiliaires pour faire comprendre la pensée de

Spinoza et éduquer l’homme à garder son esprit actif malgré les aléas de la condition

humaine.

La conception de l’éducation de Spinoza ou l’Éthique a donc le mérite d’être utile à la

fois au progrès éthique, affectif et intellectuel de l’homme parce que, comme Rabenort l’a

fait remarquer, elle s’accorde avec la nature de l’homme et accorde l’homme, corps et

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esprit, aux lois de la nature. Spinoza nous offre une conception positive de l’homme et de

sa véritable puissance, non une puissance de domination, comme celle d’un roi sur ses

sujets, mais une puissance de compréhension, comme celle d’une idée avec son objet, d’un

éducateur à son élève. La propriété affective du corps n’est jamais condamnée chez

Spinoza, au contraire, plus le corps est affectif, plus l’esprit peut comprendre. Voilà

pourquoi il peut changer la morale pour une éthique de la liberté.

Selon nous, une conception de l’éducation au perfectionnement de la raison qui a

égard à la nature ou à l’essence désirante de l’homme, à la complexité qu’engendre la

rencontre des conatus, à l’augmentation de la force d’âme et de sa puissance de

comprendre, intéressera de plus en plus les chercheurs en éducation. L’homme a besoin

d’être éduqué de l’extérieur pour comprendre la cause initiale du désir et connaître la

satisfaction la plus haute. Aussi, nous pensons que le désir d’éduquer de Spinoza a été

satisfait. Il a instruit l’homme de la nécessité de connaître sa propre essence pour connaître

sa puissance de réguler la force de ses affects, maintenir son esprit actif, augmenter sa force

d’âme, progresser naturellement vers le troisième genre de connaissance, goûter la plus

grande satisfaction et la véritable liberté.

Puisque Spinoza pensait que dans l’avenir, sa philosophie pourrait inspirer une

science de l’éducation des enfants, nous avons commencé à dégager sa conception de

l’enfant et de l’éducation parentale, que nous avons placée en annexe. Nous avons le projet

de poursuivre nos recherches sur Spinoza et éventuellement de concevoir une éducation de

l’enfant accordée à sa philosophie.

Notre thèse nous a donc permis de vérifier notre hypothèse. Spinoza a su élaborer une

conception de l’éducation au perfectionnement de la raison qui est aussi une éducation à la

véritable liberté de l’esprit. Il lui a suffi de reconnaître que l’esprit humain était une

essence éternelle, affective et désirante de se comprendre consciemment en soi parce que

c’est ainsi qu’il est en action, qu’il augmente sa puissance, sa joie, sa clarté ou sa santé.

Nous voyons mieux maintenant comment un homme peut en éduquer un autre sans jamais

que ni l’un ni l’autre ne cesse d’être libre.

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194

ANNEXE 1

Évolution des concepts relatifs à l’éducation dans le TTP

Époques

2000 AV-JC Début de notre ère XVIIe siècle

Éducateurs Moïse Jésus Spinoza

Tempérament Législateur Docteur Docteur, Philosophe

Source de la

révélation

Ordre donné par une voix

venant de l’extérieur

Vérité éternelle transmise

d’âme à âme

Vérité éternelle déduite

de la perception de

l’activité de l’idée

(le conatus)

selon la raison

Mandat Constituer une nation

Enseigner une religion

universelle de justice

et de charité à toute

l’humanité

Perfectionner la raison

But secondaire Obéissance du peuple aux

lois civiles

Obéissance aux lois avec

le consentement de l’âme

passive

Obéissance

aux lois avec le

consentement de l’âme

active

Objet Passage du droit de nature

au droit du citoyen

Passage de la loi civile

extérieure à la loi divine

intérieure

Passage de la loi divine

intérieure à la raison

Forme Théologico-politique Théologico-morale Philosophico-éthique

Style Décrets Conseils et paraboles

Démonstrations selon

l’ordre géométrique,

conseils

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Auditoire visé Foule des

Hébreux

Petits groupes de toutes

les nations

▪ Homme conduit

par la raison, le lecteur

philosophe

Genre d’obéissance

attendue de

l’éducation

▪ D’esclave

▪ Extérieurement dévote

▪ De Fils

▪ Intérieurement passive

▪ De sujet

▪ Intérieurement active

Genre de

connaissance utilisé 1er genre 1er et 2e genres 2e genre

Relation de Dieu à

l’homme

Maître/

Esclave Père/Fils Cause/Effet

Moyen

d’enseignement Le décret

La foi et

l’imitation du Christ

La compréhension

rationnelle de l’idée de

son conatus

Conception des

récompenses et

punitions divines

▪ Matérielles

▪ Gloire ou ruine

de l’État

▪ Spirituelles et éternelles

▪ Paradis ou enfer

▪ Santé ou maux

psychologiques

▪ La paix ou l’agitation

de l’esprit

Conception de la

liberté Défier les lois Le libre-arbitre La libre-nécessité

Forme de

gouvernement Théocratie Anarchie Démocratie

Inconvénients

en général

▪ Idées confuses sur l’homme, le désir et Dieu

▪ Affects passifs (passions), abus, corruption de la santé

mentale et de la paix de l’État

▪ Régression intellectuelle au rang de brutes

Aucun inconvénient,

puisque la raison

conduit au progrès

éthique

Avantages

▪ Obéissance dévote aux lois civiles

▪ Obligation de la charité envers les autres

▪ Salut des ignorants

▪ Obéissance active

aux lois

▪ Avancement des arts

et des sciences

▪ Salut des sages

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ANNEXE 2

Conception des enfants de Spinoza

Il faut dire que nous sommes justifiés de penser que Spinoza avait réfléchi à une

conception de l’éducation des enfants. En effet, dans le TRE, Spinoza avait déjà dit qu’il

anticipait une société future où la morale sociale sera assez avancée pour instituer une

Science de l’Éducation des enfants qui convergera, ainsi que toutes les autres sciences, vers

la perfection humaine dont nous avons parlé, c’est à dire la connaissance, selon le troisième

genre de connaissance, de l’union de l’esprit avec la nature totale.

Telle est donc la fin vers laquelle je tends : acquérir cette nature supérieure et

faire de mon mieux pour que d’autres l’acquièrent avec moi; cela fait partie de

mon bonheur de donner mes soins à ce que d’autres comprennent comme moi,

de sorte que leur entendement et leurs désirs s’accordent à mon entendement et

à mes désirs. Pour y arriver, il est nécessaire de comprendre assez la Nature

pour acquérir une telle nature humaine, puis de former une société capable de

permettre au plus grand nombre d’arriver aussi facilement à ce but. Ensuite, il

faut s’appliquer à la Philosophie Morale et à la Science de l’Éducation des

enfants (Doctrinæ de puerorum Educatione); et puisque la santé n’est pas un

pauvre moyen dans la poursuite de cette fin, il faudra élaborer une Médecine

harmonieuse; et puisque beaucoup de choses difficiles sont facilitées par l’art,

et qu’on peut ainsi gagner beaucoup de temps et d’avantages dans la vie, il ne

faut aucunement mépriser la Mécanique422.

Nous supposons donc que même si Spinoza ne voulait s’adresser qu’à des hommes

conduits par la raison, il envisageait qu’un jour sa philosophie pourrait être adapté à

l’éducation des enfants. Aussi, nous avons pensé opportun de rechercher l’idée que Spinoza

se faisait des enfants et de l’éducation que donnaient les parents hollandais, éducation que

le voyageur considérait comme un échec.

1.1 L’enfance au temps de Spinoza

Jusqu’à présent, la figure de l’enfant a peu intéressé les commentateurs de Spinoza.

Le seul ouvrage qui se démarque radicalement à cet égard, et qui a justement contribué à

ouvrir un champ d’intérêt nouveau pour cette question, est Le conservatisme paradoxal de

422TRE, par. 14-15.

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Spinoza, Enfance et Royauté 423 ,où François Zourabichvili démontre, pour ceux qui

soutiendraient que Spinoza conçoit l’enfance comme un temps d’impuissance, que sa

pensée porte, au contraire, les traces d’une attitude culturelle nouvelle envers le nourrisson,

attitude qui résulte de l’attention que les principales sciences de l’époque (la philosophie, la

théologie, la médecine et le droit) commencent à porter à l’enfant424.

En effet, alors que jusqu’ici, la seule préoccupation au sujet des enfants avait été de

savoir si l’enfant était légitime ou illégitime, compte tenu des droits de succession, voilà

que dans la Hollande du XVIIe siècle,

(…) on cherche à définir un statut de l’enfant comme tel, notamment face aux

cas d’infanticide et d’abandon (« exposition »). Cependant, le fait majeur est

l’apparition de la contestation de l’autorité parentale. La Hollande semble

dépasser sur ce point tous ses voisins européens : l’indiscipline et l’indocilité

des enfants, la tolérance inédite des parents, enfin la fréquence et l’ampleur des

conflits avec les adolescents, semblent avoir frappé tous les voyageurs.

Spinoza, nous le verrons, se fait l’écho de ces drames, qui le navrent sans

doute, mais l’incitent à une réflexion sur l’échec de l’éducation plutôt qu’à une

condamnation des enfants425.

Hobbes, de son côté, avait noté que l’enfant, avant l’âge de raison, ne peut

comprendre ni les lois ni les conséquences de leur désobéissance, aussi ne peut-il pas être

dit juste ou injuste. Hobbes avait ainsi délivré l’enfant du fardeau du citoyen, lui

reconnaissant l’impossibilité de l’assumer avant un certain âge. Toutefois, il en avait fait un

serviteur sur qui sa mère avait le droit de vie ou de mort. Comme un esclave, l’enfant devait

obéir pour survivre. « Aussi l’autorité paternelle ne se distingue guère du despotisme, ce

qui justifiera – nous y reviendrons –une mise au point aussi nette et concise dans le Traité

Politique426. » Spinoza distingue nettement, quant à lui, l’enfant de l’esclave, comme nous

le montrerons ci-dessous.

423 FRANÇOIS ZOURABICHVILI. Le conservatisme paradoxal de Spinoza, Enfance et Royauté, PUF,

Pratiques Théoriques, Paris, 2002. 424Ibid., p.109. 425Ibid., p.106. 426Ibid., p.106.

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2.2 L’enfance selon Spinoza

Spinoza se trouve donc en un moment et un lieu dans l’histoire de l’humanité où

l’enfance devient l’objet d’un intérêt croissant pour la science et où l’éducation parentale

des Hollandais est perçue comme un échec aux yeux des voyageurs. Lui-même avait avoué

ne pas trop savoir quoi penser des enfants qu’il associa, dans sa réponse à l’objection

soulevée par la question de l’âne de Buridan, aux suicidaires, aux esprits simples, aux fous,

bref, à ceux qui, tout en ayant une forme humaine, ne sont pas conduits par la raison et ne

font que subir les conditions extérieures 427 . L’enfant est passif, dépendant, à peine

conscient de sa propre vie. Ni son corps, ni son esprit n’a encore atteint la force nécessaire

à son autonomie. Cependant, l’éducation consiste justement à donner les moyens

d’effectuer le passage de la passivité et de l’inconscience de l’enfant à l’activité et à la

conscience de l’adulte.

Et de fait, celui qui, comme le tout petit enfant ou le jeune garçon, a un corps

apte à très peu de choses et tout à fait dépendant des causes extérieures, a un

esprit qui, considéré en lui seul, n’est presque en rien conscient de lui-même, ni

de Dieu ni des choses. Au contraire, celui qui a un corps apte à un très grand

nombre de choses a un esprit qui, considéré en lui seul, est très conscient de

lui-même, de Dieu, et des choses428.

L’enfance se présente alors comme une période où le corps et l’esprit sont en dessous

de leur puissance, mais en passe de l’acquérir. Dès que le corps sera apte à faire plus de

choses, l’esprit sera apte à opérer plus de liaisons entre les concepts et à former des idées

plus claires. Selon Zourabichvili, cette comparaison entre l’enfance et la vie adulte,

(…) tend à faire de l’enfance et même de la petite enfance la condition

commune des hommes, et le point de vue d’où il faut repartir pour tenir enfin

un vrai discours éthique : un discours qui ne pose pas à la vertu déçue, qui

n’ironise ni ne gémisse sur l’infantilisme des adultes, qui ne voie pas non plus

dans l’enfance une limite ontologique indépassable (être les enfants de Dieu).

Car ramener l’homme à la petite enfance, ce n’est pas le maudire, mais le

rappeler aux soins élémentaires qu’il doit à son corps et à son esprit –par où le

texte, réciproquement, porte les traces d’une attitude culturelle nouvelle envers

le nourrisson429.

427 E 2P49S. 428 E 5P39S. 429 F. ZOURABICHVILI, op. cit., p.120.

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199

C’est parce que nous savons que nous avons tous été des enfants que nous n’avons

pas pitié d’eux430. Nous considérons nécessaire et naturel l’état de passivité qui marque le

début de la vie. Par contre, un adulte vivant dans un pareil état de dépendance et

d’inconscience nous ferait pitié. Spinoza donne en exemple le poète espagnol devenu

amnésique, qu’il qualifie de nourrisson adulte. Il le considère comme un homme déjà mort

parce qu’il n’a plus l’idée de ce qu’il fut dans le passé. Il ne reconnaît plus les œuvres qu’il

a produites. D’où il apparaît que Spinoza considère l’oubli de ses expériences passés

comme étant la mort, autant que le changement d’un corps en cadavre431.

Or, l’état de l’enfant est tout autre. Pour l’enfant il est normal d’oublier beaucoup de

chose. Il perçoit les choses selon le premier genre de connaissance c’est le seul qui convient

à la puissance de son esprit432. À la différence de l’amnésique dont l’esprit passif marque

une régression, l’esprit passif de l’enfant est en progression. Contrairement à l’adulte, il

augmente sa puissance en se servant de l’imagination, c’est-à-dire, en associant les idées

des affections de son corps à des images d’autres corps. « Lorsque l’esprit considère les

choses de l’extérieur par les idées des affections de son corps, nous disons qu’il

imagine433. » Même si les idées de l’imagination qu’il forme ne lui expliquent pas la nature

de son propre corps, les associations d’images qu’il fait lui permettent d’opérer des

enchaînements de perceptions et d’affects qui deviendront la matière de sa mémoire et

formeront son histoire particulière.

Spinoza prend bien soin, lorsqu’il nous parle de l’enfance, de ne pas nous parler de

nos souvenirs. Selon Zourabichvili, Spinoza préfère se référer à l’expérience de la vie

extérieure au lieu de la rappeler à la mémoire, étant donné que cette dernière appartient au

corps qui est maintenant différent et que l’enfance est essentiellement l’expérience du

monde extérieur sur un corps humain en croissance.

430 E 5P6S, « De même encore nous voyons que personne n’a pitié du petit enfant parce qu’il ne sait pas

parler, marcher, raisonner, et qu’il vit tant d’années sans avoir conscience de lui-même. Mais si la plupart

naissaient adultes, et un ou deux, petits enfants, alors on aurait pitié des enfants, parce qu’on considérait alors

l’enfance non comme une chose naturelle et nécessaire, mais comme un vice ou une faute de la Nature. » 431 E 4P39S, « Je ne vois rien qui me force à admettre que le corps ne meurt qu’au cas où il se change en

cadavre; à la vérité, l’expérience semble même suggérer autre chose. Car parfois un homme subit de tels

changements, que j’hésiterais beaucoup à dire qu’il est le même. » 432TRE, par.20. « Je connais seulement par ouï-dire le jour de ma naissance, que j’ai eu tels parents et d’autres

choses semblables dont je n’ai jamais douté. » 433 E P26D.

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Par exemple, lorsqu’il traite de la formation de la mémoire, Spinoza nous parle de

l’expérience d’un enfant quelconque : « Supposons donc qu’un enfant ait vu hier une

première fois Pierre avec le matin, Paul avec midi, Siméon avec le soir, et qu’aujourd’hui,

il voie de nouveau Pierre le matin434.» Et encore, lorsqu’il explique la croyance dans le

libre-arbitre, il parle du désir causé chez l’enfant par la présentation d’objets nouveaux.

« Supposons un enfant qui, pour la première fois, vient à percevoir une chose : je lui

présente, par exemple, une sonnette qui produit à son oreille un son agréable et il acquiert

ainsi le désir de cet objet435.» Il fait dépendre le désir des affects que produisent sur lui le

monde extérieur et non de son libre-arbitre.

L’enfant n’est pas condamné à demeurer un esprit passif et à subir le monde

extérieur. Il se perfectionne au fur et à mesure qu’il grandit et fait l’expérience qu’il produit

des affects chez les autres et qu’eux en produisent sur lui. Il illustre la nature de l’homme

encore relativement libre de la complexité de sa culture et sa façon d’acquérir la

connaissance et les valeurs de sa collectivité. Poser sur l’enfant le regard de la raison nous

éclaire sur la nature de l’homme ou les traits spécifiques à l’espèce humaine : une tendance

naturelle à imiter les affects des autres, à avoir pitié des malheureux, à envier les heureux, à

se considérer particulier. Notre propre nature nous conduit donc à connaître une grande

variété d’affects, passifs et actifs, par l’imitation et l’imagination et tous les enfants font

l’expérience de la miséricorde, de l’envie, de l’ambition, dans leur relation avec les autres.

Nous voyons ainsi que, la plupart du temps, les hommes sont, par nature,

disposés à avoir pitié de ceux qui sont malheureux, et à envier ceux qui sont

heureux, et (selon la proposition précédente) à faire preuve envers ces derniers

d’une haine d’autant plus grande qu’ils aiment davantage la chose qu’ils

imaginent être en la possession d’un autre. Nous voyons, en outre, que la même

propriété de la nature humaine qui les fait miséricordieux les rend aussi

envieux et ambitieux. Enfin, si nous voulons interroger l’expérience elle-

même, nous aurons la preuve qu’elle nous enseigne (docere) tout cela, surtout

si nous considérons notre première enfance. Car nous savons par expérience

que les enfants, parce que leur corps est continuellement pour ainsi dire en

équilibre, rient ou pleurent en voyant simplement les autres rire ou pleurer;

d’ailleurs, tout ce qu’ils voient faire aux autres, ils désirent aussitôt l’imiter, et

enfin ils désirent tout ce qu’ils croient procurer du plaisir aux autres. En effet,

les images des choses, comme nous l’avons dit, sont les affections mêmes du

434 E 2P44S. 435 CT, partie II, chap. 17, par.4.

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corps humain, autrement dit les façons dont le corps humain est affecté par les

causes extérieures et disposé à faire ceci ou cela436.

Pour Spinoza, l’enfant n’a en propre que ses sentiments de faim et de soif. Les autres

idées des affections, il les tient de son contact avec les autres. Il est affecté également par le

corps des autres et par le sien. Il adopte ou imite naturellement les poses ou les

comportements. Il emprunte aussi les idées des autres concernant ses propres affections. Il

apprend ce qui est préférable pour conserver sa vie, qu’il appartient à son milieu, que son

corps est distinct des autres corps437, qu’il a ses propres idées qui ne sont pas les idées des

autres, ce qui ne l’empêche pas d’être affecté à la fois par la constitution de l’idée de son

propre corps et par la constitution des idées des autres corps qui l’affectent 438 .

Heureusement, l’équilibre propre à l’enfant lui permet de passer ses années de passivité

sans trop de dommage, alors qu’elles auraient rendu l’adulte suicidaire.

Quoi qu’il en soi, l’ « équilibre » invoqué signifie clairement que l’affectivité

infantile est encore dépourvue d’habitus, si bien que l’esprit oscille entre

tristesse et joie sans jamais se reconnaître véritablement dans l’une ou dans

l’autre. Il n’y a pas de mélancolie infantile, et c’est là le motif d’une différence

insigne de l’impuissance, entre l’enfant en devenir et le suicidaire qui n’en finit

pas de sombrer. De même l’enfant n’a pas de désir obsessionnel (…)439.

L’équilibre du corps s’accorderait donc, selon Zourabichvili, à l’absence de désir

obsessionnel. L’esprit enfantin aurait ainsi la souplesse d’aller d’un pôle affectif à un autre

sans s’y fixer. Cependant cet équilibre éphémère, que personne ne voudrait garder durant

toute son existence, est rompu à l’adolescence. Dès que le corps et l’esprit ont acquis assez

de puissance, l’esprit ne fait plus dépendre sa joie d’un corps imaginaire. Il est déterminé à

dépendre de lui-même, à être le plus possible cause de soi pour mieux agir selon sa nature.

Le passage de l’adolescence à la vie adulte a quelque ressemblance avec le passage de l’état

de nature à l’état civil. Dans les deux cas il y a nécessité de faire la transition du premier au

deuxième genre de connaissance pour augmenter sa puissance de persévérer dans

l’existence.

436 E 3P32S. 437 E 2P19, « L’esprit humain ne connaît le corps humain lui-même et ne sait qu’il existe que par les idées des

affections dont le corps est affecté. » 438 E 2P17C. 439 F. ZOURABICHVILI, op.cit., p. 156.

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202

Dans cette vie donc, nous faisons avant tout effort pour que le corps de l’enfant

se change, autant que la nature le souffre et s’y prête, en un autre qui soit apte à

un très grand nombre de choses et se rapporte à un esprit qui soit le plus

possible conscient de lui-même, et de Dieu, et des choses, et tel que tout ce qui

se rapporte à sa mémoire ou à son imagination ait à peine d’importance au

regard de l’entendement, comme je l’ai déjà dit au scolie de la proposition

précédente440.

Aussi, personne ne prend l’enfant en pitié parce que tous les défauts de l’enfance –

dépendance, imitation des affects des autres, attrait de la nouveauté au détriment du vrai –

guérissent avec la maturité. Au fur et à mesure que l’esprit et le corps deviennent plus

puissant, l’esprit peut percevoir des idées plus claires, comprendre la nécessité, adopter les

idées de la raison. Ce à quoi s’attendait Spinoza par rapport à Casearius, ce jeune homme à

qui il donna quelques leçons de philosophie.

Vous n’avez pas de raison d’envier Casearius : personne en effet ne me pèse

plus que lui, et il n’est personne pour qui j’ai plus de méfiance. C’est pourquoi

je veux que vous sachiez, ainsi que tous les autres, qu’il ne faut pas lui

communiquer mes idées avant qu’il n’ait acquis plus de maturité. Il est encore

trop enfant, trop inconsistant, plus soucieux du nouveau que du vrai. Mais

j’espère qu’il se guérira d’ici peu de ses défauts de jeunesse, et autant que j’en

puis juger par ce que je sais de lui, je suis certain qu’il le fera. C’est pourquoi

son caractère m’engage à l’aimer441.

On peut penser que Spinoza se méfiait de Casearius parce qu’à son époque, il était

dangereux pour sa vie de ne pas penser comme la coutume. Ayant déjà été l’objet d’un

herem par les siens, Spinoza était prudent dans ses propos.

On peut aussi penser que la doctrine de Spinoza a besoin d’un esprit mature ou actif

pour être comprise et encore plus pour adapter sa philosophie de manière à adapter ses

principes pour les mettre à la portée de l’esprit de l’enfant. Elle a besoin d’un homme qui

peut voir l’utilité, pour lui-même, de connaître les lois de l’activité de l’esprit pour proposer

une hygiène de la santé mentale ou une voie autonome pour le progrès intellectuel.

440 E 5P39S. 441 Lettre IX, Spinoza à Simon de Vries, p. 1087.

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203

2.3 L’éducation des parents hollandais selon Spinoza

Comment Spinoza concevait-il l’éducation que les parents hollandais donnaient à

leurs enfants?

Selon lui, l’éducation traditionnelle consistait à affecter le corps et l’esprit de l’enfant

au moyen des mêmes enchaînements d’affects associés aux mêmes idées ou préjugés que

les membres du groupe d’appartenance se transmettaient d’une génération à l’autre.

Mais, il faut en outre noter ici qu’il n’y a rien d’étonnant à ce que tous les

actes, en général, qu’on a coutume d’appeler vicieux soient suivis de Tristesse,

et ceux qu’on dit corrects, de Joie. Car, que cela dépend au plus haut point de

l’éducation (Nam hoc ab educatione), nous le comprenons aisément à partir de

ce qu’on a dit plus haut. Ce sont les parents, en réprouvant ceux-là, en en

faisant souvent reproche à leurs enfants, et au contraire en conseillant ceux-ci,

en en faisant l’éloge, qui ont fait qu’à ceux-là se sont trouvés joints des

mouvements de Tristesse, et de Joie à ceux-ci. Ce que confirme également

l’expérience même. Car la coutume et la Religion n’est pas la même pour tous;

bien au contraire, ce qui chez les uns est sacré, est profane chez d’autres, et ce

qui chez les uns est honnête, est déshonnête chez les autres. Donc, selon que

l’éducation que chacun a reçu, il se repend d’un acte ou s’en glorifie442.

Le but de cette éducation, plutôt dire cet endoctrinement, car il consistait à affecter

des actions de joie ou de tristesse sans jamais expliquer les raisons, était de transmettre les

valeurs, les coutumes religieuses et les préjugés d’un groupe donné, de sorte que tous

obéissent aux mêmes lois et défendent la même identité. Par conséquent, l’homme devait se

repentir de toutes les idées ou de toutes les singularités qui n’étaient pas conformes aux

traditions. Les parents éduquaient leur enfant de manière à en faire un membre du groupe

conforme aux autres. Ils exacerbaient la tendance naturelle de l’être humain à imiter les

autres, à désirer ce que les autres désirent, à haïr ceux qu’ils envient. « Il appert que les

hommes sont, de nature, enclins à la Haine et à l’Envie, à quoi s’ajoute l’éducation

(educatio) même. Car les parents, d’ordinaire, incitent les enfants à la vertu par le seul

aiguillon de l’Honneur et de l’Envie443. » D’où l’on peut voir ici que les parents éduquaient

les enfants sans savoir quels affects étaient utiles ou portaient atteinte à la santé de l’esprit.

Ils imitaient les théologiens qui éduquaient les hommes à l’obéissance en les affectant de la

crainte du pire et de la promesse du meilleur. Ils ne savaient pas que l’éducation pouvait

442 E 3 Déf. XXVII, explication. 443 E3 P55S.

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consister à expliquer aux enfants les raisons de leurs actions selon l’ordre de la raison. Eux-

mêmes n’avaient pas l’habitude d’enchaîner des idées selon la raison.

Pour Spinoza, l’action d’éduquer l’enfant ou l’homme, en affectant son esprit de

tristesse ou d’autres affects passifs, contrarie la puissance de son esprit. « Le repentir n’est

pas une vertu, autrement dit, ne naît pas de la raison ; mais celui qui se repent est deux fois

malheureux et impuissant444. » La tristesse sous toutes ses formes rend l’esprit passif.« Or,

par tristesse, nous entendons ce qui diminue ou contrarie la puissance de penser de l’esprit

(selon la proposition 11 et son scolie); et par conséquent, dans la mesure où l’esprit est

attristé, sa puissance de comprendre (intellige di), c’est-à-dire d’agir (selon la proposition

1) est diminuée et contrariée445. » Il juge l’utilisation des affects passifs non seulement

mauvaise pour l’homme qui la subit mais aussi pour l’ordre social qu’ils corrompent. Tous

les affects de tristesse s’opposent, selon lui, à la justice, à l’équité, à l’honnêteté, à la

moralité et à la religion446. « L’envie est la haine elle-même (voir le scolie de la proposition

24), autrement dit (selon le scolie de la proposition 13) une tristesse, c'est-à-dire encore

(selon le scolie de la proposition 11) une affection qui contrarie la puissance de l’homme

ou son effort447. » L’éducation traditionnelle éveillait la crainte et réduisait la puissance de

l’esprit humain au point qu’on peut y reconnaître les principes de l’éducation des esclaves

que Moïse a ramenés d’Égypte.

Spinoza admet toutefois que certains affects passifs peuvent être utiles là où les

hommes n’entendent rien à la raison, entre autres, l’humilité et le repentir, et aussi l’espoir

et la crainte. « Comme les hommes vivent rarement d’après le commandement de la raison,

ces deux affects, l’humilité et le repentir, et aussi l’espoir et la crainte, procurent plus

d’avantages que d’inconvénients; et par conséquent, puisqu’il faut commettre la faute,

444 E 4P54. 445 E 3, Définitions des sentiments par.3. 446 E 4 App.Chap.24. « Les autres sentiments de tristesse envers les hommes s’opposent directement à la

justice, à l’équité, à l’honnêteté, à la moralité et à la religion. Et bien que l’indignation prenne l’apparence de

l’équité, on vit cependant sans loi là d’où il est permis à chacun de juger des actes d’autrui et de venger son

droit ou celui d’autrui. » 447 E 3P55C.

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mieux vaut le faire dans ce sens448. » Ils sont utiles parce que les hommes tiennent à leur

orgueil.

L’orgueil, que chacun possède à des degrés divers (c’est par la gloire que nous

sommes menés et nous pourrions à peine tolérer une vie d’opprobre), permet aux hommes

de tisser des liens qui peuvent les unir et les contenir, ou au contraire, les faire fuir et les

opposer les uns aux autres. L’utilisation des affects en rapport avec l’orgueil était, pour les

parents, la façon d’éduquer leurs enfants à obéir et à adopter les lois de la communauté. Les

parents imitaient ainsi les théologiens qui brandissaient la crainte de l’humiliation pour les

faire obéir aux lois civiles. Les théologiens eux s’adressaient à une foule, c’est-à-dire à un

nombre de gens dont la puissance réunie dépassait largement la leur. La crainte qu’ils

inspiraient diminuait la puissance de leurs auditeurs et cela les sécurisait.

La foule a de quoi terrifier à moins qu’elle ne craigne. Aussi n’est-il pas

étonnant que les Prophètes, préoccupés non de l’utilité d’un petit nombre, mais

de l’utilité commune, aient tant recommandé l’humilité, le repentir, le respect.

Et en vérité, ceux qui sont soumis à ces affects peuvent bien mieux que les

autres être amenés à vivre sous la conduite de la Raison, c’est-à-dire à être

libres et à jouir de la vie des bienheureux449.

Les théologiens étaient dans des contextes où la priorité était l’unité du groupe,

l’accord des hommes entre eux. Ils n’avaient pas pour mandat d’aider les hommes à

comprendre leur désir en soi, plutôt, ils devaient les convaincre de le retenir. Bien que les

parents fussent dans un autre contexte, ils n’avaient pas eu d’autres modèles d’autorité que

les théologiens.

Voilà donc où en était l’éducation au temps de Spinoza. Les parents éduquaient leurs

enfants comme ils avaient été éduqués, c’est-à-dire, en affectant leur enfant de reproches et

de tristesse, en les aiguillant avec la haine et l’envie pour qu’ils adoptent les coutumes de

leur milieu et bénéficient de la puissance du groupe.

On peut alors comprendre que Spinoza ait désiré une éducation qui prépare les

enfants à leur liberté future au lieu de les charger d’idées inadéquates inutiles dont ils

448 E 4P54S. 449 E 4P54S.

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devront plus tard faire d’étranges efforts pour se débarrasser avant de pouvoir reprendre

leur perfectionnement naturel.

La société future qu’il anticipa dans le TRE450 présentait la Science de l’Éducation

des enfants parmi un ensemble de sciences toutes convergentes vers le même but: « arriver

à la perfection intellectuelle dont nous avons parlé, à savoir la connaissance de l’union de

l’âme avec la nature entière perçue selon le troisième genre de connaissance »451. Alors,

bien évidemment, pour que la société en vienne à un tel état de perfection, il faudrait un

grand nombre parents qui aient le désir de faire des enfants et de les éduquer dans la

sagesse452, c’est-à-dire, de sorte qu’ils deviennent des hommes conduits par la raison utile à

lui-même et aux autres? Ils imaginaient des parents qui auraient lu et réfléchi l’Éthique. Ce

pourquoi il l’avait écrit d’ailleurs. Il donnait les conditions requises à la formation des idées

adéquates, faisait remarquer l’utilité de la joie comme étant l’affect pédagogique, posait la

supériorité des biens intrinsèques par rapport aux biens extrinsèques, identifiait que la

véritable puissance de l’homme était sa compréhension rationnelle et que la liberté

consistait à suivre sa nature sans en être empêché. Il imaginait les parents du futur

conscients que le perfectionnement intellectuel, affectif et éthique de leur enfant les

affecterait d’une joie qui les fera passer eux-mêmes à une plus grande perfection. Nous

pensons donc que Spinoza n’a pas écrit l’Éthique pour les seuls hommes conduits par la

raison qui étaient des célibataires. Il écrivait aussi pour les hommes appelés à être parents et

à exercer une fonction d’éducateur. En effet, l’Éthique démontre qu’un homme éduqué,

c’est-à-dire, un homme qui n’ignore pas qu’il possède une essence connaît sa puissance et

par conséquent, il peut maintenir son esprit actif, se guérir des aléas de la condition

humaine, jouir de sa liberté, se perfectionner naturellement et éventuellement, satisfaire le

désir suprême de son esprit : la connaissance de sa propre essence ou la connaissance vraie

de Dieu qu’il enveloppe. N’est-ce pas ce modèle d’éducateur que pourraient suivre les

parents qui veulent éduquer leurs enfants dans la sagesse?

450 TRE, par. 15. 451 TRE, par. 15. 452 E 4App. Chap. 20

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