Le Brise-Glace N°4 - Été 1990

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(Journal prenant la suite de La Banquise publiée entre 1983 et 1986)Sommaire:- Éditorial- Il va falloir deviner la suite- Une mafia ouvrière- Le sionisme, avorton du mouvement ouvrier (fin)- Correspondance: Malheur aux peuples qui ont besoin de héros! / LBG à F.G.- Traces- Nous n’allons pas nous agenouiller devant ces chiens ! (tract)- Pas de larmes pour la Chine- INSEE pas tout (tract)- Ou va se loger l’infamie ?- Délogés, délogeurs ensemble : la manif de la honte (tract)

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    T 1990 NUMRO 4

    es vnements immenses et confus en train de se drouler l'Est, une leon au moins peut-tre dgage, et qui s'imposera mme aux plus aveugles : pour fabriquer des marchandises, rien ne vaut le capita-lisme de march. La forme sociale la mieux adapte la production marchande sur la base du travail salari est indubita-

    blement celle qui triomphe aujourd'hui comme modle universel de socit moderne : libralisme conomique bien tempr par les interventions tatiques, sur fond de dmocratie politique. Pour ceux qui voient dans la rali-sation plantaire de ce modle le summum de ce qui est socialement dsirable, il s'agit seulement de soutenir les forces qui paraissent le mieux mme de l'imposer, quitte dfendre des pouvoirs rien moins que dmocra-tiques au motif qu'ils visent crer les bases de la dmo-cratie. Ainsi Gorbatchev, au nom de l'universalit du modle dmocratique-libral, est-ille premier despote de l'histoire de la Russie avoir pu rprimer dans le sang le soulvement d'un peuple assujetti

  • Approfondir notre critique : s'il y a un autre point que la crise de l'Est illustre de manire cla-tante, c'est bien la justesse de la critique du dmo-cratisme, telle qu'elle a t dveloppe, entre autre dans cette revue. Dans les grves de Pologne comme dans les soulvements nationalistes de la Baltique la Transcaucasie, le thme de l'auto-orga-nisation trouve ses limites : s'il sont parfois mani-puls, on peut parier que bien des pogroms ont t spontans et auto-organiss par la partie prolta-rienne de cette socit. Lorsqu'une petite ville des environs de Leipzig, soumise depuis des dizaines d'annes aux fumes empoisonnantes d'une usine vote son propre dmnagement, nous regrettons qu'il ne se soit pas trouv des extrmistes rebelles la loi dmocratique pour aller plutt dtruire la dite usine.

    Plus que jamais, la critique de ce monde passe non pas tant par la critique des procdures de dci-sion collective que par la critique des richesses qu'il produit et de la manire dont elles sont produites. A l'Est comme ailleurs, nous ne pouvons nous recon-natre que dans des activits qui posent indissocia-blement le refus de l'existant et la recherche, la pro-duction embryonnaire d'autres rapports sociaux, librs des logiques salariales et marchandes. Pour comprendre comment de telles pratiques mancipa-trices pourraient natre, il faut d'abord saisir la ra-lit, par del les crans mdiatiques et idologiques. En particulier deux vastes domaines demandent tre fouills :celui de l'effondrement du capitalisme d'Etat et des conditions socio-conomiques de l'ins-tauration du modle occidental, avec des chances de russite variables suivant les pays d'une pan, celui des nationalits d'autre part.

    Ces questions ont commenc tre dveloppes, sans qu'il y soit rpondu, dans le texte ci-aprs, rdig pour une premire runion, ayant rassem-bl, outre nous-mmes, divers individus dont les participants du comit "Pk!ns de tous les pays unissons-nous".

    Les rponses ventuelles que nous y apporterons seront exprimes ailleurs, les rdacteurs du Brise-glace ayant dcid, d'un commun accord, de mettre fin la parution de la revue au prsent numro et, ce, pour deux ordres de raisons.

    En premier lieu, nous avons la conviction que l'effort d'approfondissement ncessaire ne se fera qu' travers un maximum de rencontres, un lar-gissement des discussions qui ne s'arrtera que l o commenceraient les affrontements inutiles entre partenaires trop diffrents.

    Nos revues disparaissent en laissant quelques

    armes nouvelles dans l'arsenal commun de la cri-tique sociale. Des articles comme "Pour un monde sans morale" (La Banquise nl), "Pour un monde sans innocents" (La Banquise n 4) ont opr une perce sur un terrain - celui des murs et de la vie quotidienne - o l'on pitinait entre la no-morale quotidienniste situ et l'agnosticisme de ceux qui prtendent que, sorti de la pure critique du sala-riat, on tombe dans l'ordure programmatiste. Notre critique de la dmocratie relle et du dmocratisme, telle qu'exprime tout au long des deux revues, et systmatise dans le n 2-3 du Brise-glace, demeure essentielle, dpassant le dogmatisme des archo-bor-diguistes et l'anglisme des panisans de la "vraie" dmocratie. C'est d'ailleurs un signe de la faiblesse de la rflexion rvolutionnaire en France, que l'article "Le point d'implosion de l'idologie dmo-cratiste" ait suscit si peu de ractions.

    Nos analyses de situations particulires, de la Pologne (La Banquise, n 1) la Palestine (Le Brise-glace n 1), en rompant avec tout triomphalisme terme dmoralisateur, peuvent encore aider parler de l'avenir. Cependant, le refus des dclarations creuses ("ce monde est gros d'une rvolution"), la volont de cerner les limites des mouvements sociaux, si sympathiques soient-ils, ne doivent pas nous faire verser dans un ngativisme strile : ne voyant plus nulle pan aucun germe de rvolution, ni dans l'histoire ni dans le prsent, nous nous ver-rions condamns au rle drisoire de ricaneurs. La Guerre d'Espagne n'a pas t que la lutte entre deux formes capitalistes ; Mai 68 n'a pas t que la mise en selle du no-rformisme ; les rcents mouve-ments sociaux ne relvent pas uniquement du no-corporatisme ; et il y a gros parier qu' l'Est, les rves consommatoires et identitaires n'absorbent pas la totalit des aspirations qui s'expriment et des pra-tiques qui se balbutient. Pour rompre avec la tenta-tion ngativiste, il nous faut prendre le temps et le risque de nous ouvrir d'autres rflexions, d'autres rencontres.

    En second lieu, l'association d'individus qui a produit Le Brise-glace, elle-mme dernier reste d'une association qui avait produit La Banquise, a fini d'puiser ses capacits productives : les individus qui la composent auront plus de chances de mesurer et de dvelopper leurs richesses critiques person-nelles dans d'autres rencontres. Il n'y a plus de continuit organique Le Brise-glace. Il y aura certai-nement une continuit de rflexion et d'intervention sur les axes mis en avant par cette revue et celle qui l'avait prcde. L'aventure continue.

    La dbcle ne fait que commencer ...

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  • IL V A FALLOIR DEVINER LA SUITE

    J amais dans l'histoire humaine tant de gens n'avaient confondu le got de la libert avec celui d'une boisson gazeuse. La frnsie consommatoire des Allemands de l'Est n'est pas un phno-mne superficiel, mais l'expression d'une des composantes essentielle du vaste mou-vement de dmocratisation qui balaie l'empire sovitique et touche de nom-breuses autres rgions du monde, des Phi-lippines l'Algrie en passant par la Jorda-nie. Partout le rejet de la pnurie est associ la revendication de la rforme politique : rejet du systme de parti unique, lections, libert de la presse ...

    Face au triomphe indissociable des valeurs du capitalisme de march et de l'idologie dmocratique, ceux qui se revendiquent de la critique radicale de l'ordre existant doivent retrouver et renfor-cer les fondements de leurs positions s'ils ne veulent pas s'enfoncer dans le dlire des sectes ou la neurasthnie du cimetire des ides mortes. Nous devons la fois valuer, autant que faire se peut, la situation et ses diffrents dveloppements possibles, et porter la critique l o ce monde est fort : la dmocratie, rapport social le mieux adapt l'conomie capitaliste.

    Evaluation

    Quelques pistes : L'ordre social l'Est, et singulirement

    en URSS, n'a jamais repos sur la terreur pure. Il y avait d'un ct, effectivement, l'oppression policire et de l'autre, une espce d'accord tacite entre l'Etat et de larges couches de la population, en particu-lier, la classe ouvrire, au terme duquel le premier s'arrogeait tous les pouvoirs poli-tiques et en change d'une quantit trs minimale de travail garantissait aux gens une prise en charge de leurs besoins : la pnurie endmique mais pas de chmage, des soins mdicaux de trs basse qualit mais gratuits, etc. C'est ce contrat social qut arnve expiration.

    En Chine, la stabilit du rgime, et sa

    capacit craser le soulvement dmocra-tique du printemps a repos sur la passivit des campagnes, et leur adhsion relative obtenue la fois par un certain nombre de concessions la proprit prive et par l'achat tatique des rcoltes. Le mouvement dmocratique tait dans une large mesure un soulvement d'apprentis mandarins, de futurs technocrates opposs pendant long-temps la prsence des ouvriers dans leurs manifestations. Il a fallu que ces derniers s'y introduisent de force quand le prin-temps des tudiants est devenu une crise gnrale de la socit urbaine. Dans cette crise s'exprimaient des tendances contra-dictoires provisoirement unifies, mais qui n'auraient pas manqu d'clater en cas de victoire politique du mouvement : d'un ct, des tudiants, tourns vers la desse yankee de la libert, de l'autre, des ouvriers porteurs du vieux projet galitariste, par-fois marqu par une certaine mythification du maosme, et attaqu par la modernisa-tion dont les tudiants sont les reprsen-tants (entre les deux, mille nuances).

    L'introduction des critres de producti-vit occidentale l'Est s'accompagne d'une attaque contre le mode de vie communau-taire et contre la rsistance au travail mani-feste par l'ouvrier moyen. Des grves de Vorkuta aux ouvriers turco-bulgares qui retournent en Bulgarie aprs avoir tt de la libert turque, en passant par les rti-cences des patrons franais investir chez ces feignants d'ouvriers polonais, la diffi-cult de l'entreprise consistant mettre au travailla classe ouvrire de l'Est n'a pas fini de s'approfondir. C'est l'une des donnes dcisives du gouffre devant lequel se trou-vent aujourd'hui les matres de l'Ouest.

    Le fantasme de l'aventure d'un norme march, avec une classe ouvrire travaillant pour des salaires sud-corens, sera-t-il autre chose qu'un fantasme? L'effondrement du mur signifie-t-il un second souffle, une re de dynamisme, la conqute du Far East pour l'Occident? Ou au contraire, aprs avoir fait la preuve de ses limites dans l'intgration des populations moyen-orien-

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  • tales (rsistance islamique) et africaines (clochardisation d'un continent), le Capital va-t-il devoir affronter la dmultiplication des difficults d'intgration de populations aux bouillonnements ingrables? Le mou-vement l'Est est-il irrversible? Une autre des difficults essentielles auxquelles il s'affronte est la question des nationalits. Jusqu'o la classe dirigeante de l'Est peut-elle flirter avec son suicide? Jusqu'o l'imprialisme russe peut-il accepter d'tre remis en cause? Ce qui frappe, pour l'heure, c'est l'assez extraordinaire absence de violence ( 1 'exception notable de la Chine) de ce processus, qui semble s'ins-crire dans un mouvement gnral de pacifi-cation du monde.

    Cette paix est-elle la tendance du sicle venir - utopie d'un supermarch plan-taire o la seule violence consiste passer la caisse- ou y a-t-il encore place pour un retournement brutal (par exemple : embal-lement de la machine, explosion des natio-nalits, retour en force des conservateurs en URSS, norme rpression qui mnerait au seuil d'une guerre mondiale)?

    Apparemment, nul, chez les matres ou ailleurs, n'est capable de rpondre ces questions de manire convaincante. En ce qui nous concerne, ce n'est pas une raison pour ne pas essayer de les claircir.

    Critique

    Qu'avons-nous dire aux proltaires, la jeunesse critique et tous ceux qui sont prts mourir pour la dmocratie? Que la dmocratie, ici, n'est pas assez dmocra-tique? Ou bien que c'est cette ide mme d'une forme de prise de dcisions comme suprme aboutissement du dsir de libert qui est remettre en cause? En fait, qu'avons-nous reprocher ce monde, vers lequel, en croire les mdias, des millions de personnes se jettent aujourd'hui avec avidit? Existe-t-il dans la lutte de ces mil-lions de gens de l'Est quelque chose qui nous est commun, le rejet, mme confus, des deux modes de vie?

    L'extraordinaire capacit dissolvante des rapports sociaux capitalistes modernes (par la tl, le rve consommatoire) aux dpens des autres formes de vie s'est affirme une fois de plus. Elle n'a pu le faire que parce que les valeurs fondatrices du capitalisme (apologie de la concurrence, de l'individu, de l'entreprise) ont pu s'imposer travers la restructuration en Occident mme.

    Plus que jamais, c'est de notre capacit critiquer ces valeurs, et les pratiques qu'elles recouvrent, que dpend la possibilit de saisir ce qui se passe, et de donner un contenu au mot rvolution pour le sicle qui vient.

    Serge Q.

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  • UNE MAFIA.OUVRIERE Discussion entre le Brise-glace et Alberto Franceschini, auteur de Mara, Renato e io,

    storia dei fondatori delle BR ( .. Mara, Renato et moi, histoire des fondateurs des Brigades rouges", ouvrage ce jour non traduit en franais).

    LBG : Pourquoi avoir crit une histoire person-nelle et factuelle plutt qu'une histoire plus gnrale des Brigades Rouges?

    Alberto Franceschini : De toute faon, cela aurait t mon histoire, une reconstitution extrmement subjective. Et puis, je ne me sentais pas le droit, d'crire sur un phnomne aussi complexe. Vouloir, moi, crire l'histoire des BR, cela aurait t arro-gant.

    LBG : Tu l'aurais fait avec d'autres?

    AF : C'est une question dont avons discut ds 80-81 Palmi : nous avions envisag d'crire une histoire collective de notre organisation. Nous tions encore tous ensemble, ceux des BR : Renato, etc ... Nous avons tent de tracer diffrents cannevas mais cela a aussitt dclench de grandes controverses entre nous. Nous nous sommes rendu compte que, suivant les gnrations, il y avait eu diffrentes Brigades Rouges. Pour le mme pisode, l'enlvement de Sossi par exemple, il y avait des interprtations fort diver-gentes. Nous qui l'avions ralis, nous le concevions d'une faon ; ceux qui taient venus aprs, l'avaient vcu d'une manire diffrente ... Nous n'aurions jamais pu crire l'histoire des BR. Il aurait fallu en crire trois ou quatre. L'histoire des BR ne pourra tre crite que par quelqu'un qui n'en aura pas fait partie, quelqu'un qui aura vcu le phnomne de prs mais qui n'y aura pas t impliqu directement et qui aura ainsi un minimum d'objectivit.

    Deuximement, a ne m'intressait pas, personnel-lement, d'crire une histoire des Brigades Rouges. Je sortais de toutes ces annes de politique et je manifes-tais une sorte de rejet de la'politique. Par ailleurs, je n'avais pas envie de donner une image politique des Brigades Rouges. Tout le monde avait dj donn cette image : je ne sais combien de journalistes et d'historiens avaient dj crit leur histoire des BR. Moi, je voulais avant tout viter de me placer sur le mme plan qu'eux. Je voulais replonger dans mes sou-venirs, retrouver les rapports entre certains individus qui ont t l'origine de notre histoire. Le titre que j'avais d'abord prvu tait : "Mes Brigades Rouges". C'est l'diteur qui a exig le titre actuel, bas sur une expression qui apparat de faon rcurrente dans le bouquin. Ce livre m'a servi rgler mes comptes avec le pass : avec moi-mme et avec quelques personnes

    qui ont jou un rle important dans ma vie. Le choix que nous avons fait tait un choix trs

    radical, qui mettait notre vie en jeu. Nous n'aurions pas pu le faire avec des gens qui nous auraient t antipathiques. Il y avait des questions d'affectivit. Tu ne risques pas ta vie avec des gens qui ne te plai-sent pas. Il y avait des rapports d'amour et d'amiti trs profonds avec lesquels je devais rgler des comptes, parce que cette amiti tait morte. D'ailleurs le livre s'achve sur une amiti qui prend fin en mme temps qu'une hitoire politique. Renato, je l'ai rencontr la Pirelli dans des condi-tions particulires ... Si je l'avais connu dans un bal, nous n'aurions pas t amis.

    Pour crire une histoire politique d'une organisa-tion, il faut recueillir des documents, comme l'ont fait Belles tri et d'autres. Moi, je ne cite pas de docu-ments des BR mais je crois qu'il y a quand mme beaucoup de leons tirer de mon rcit - sur la politique, la socit, les rapports entre personnes, avec les ouvriers- qui brosse un tableau plus vri-dique de la ralit. J'ai cherch dcrire le parcours qui m'a conduit envisager la lutte arme, la prati-quer et montrer comment je m'en suis sorti.

    J'ai crit ce livre d'un trait, en deux mois. Je me suis arrt l'anne 83 parce qu'aprs c'tait trop actuel, cela m'appartenait encore. Avant 83, par contre, bien que cela soit relativement rcent, c'tait dj un sicle. Ecrire ce livre a t comme conduire mes propres funrailles, ensevelir mon cadavre, cette partie de moi qui est morte en 1983. La priode suivante, celle de la dissociation, m'appartient encore beaucoup, je continue la vivre de manire complexe ...

    LBG : Si l'on s'en tient textuellement ton livre, on a l'impression que tu ne t'es mis rflchir qu'au moment de la dissociation. Or j'imagine que tu avais aussi rflchi avant ...

    AF : Bien sr. J'ai connu une grande priode de rflexion personnelle la fin des annes soixante -cela apparat un peu dans le livre - parce que j'ai d dcider de changer de vie.

    LBG : Ces rflexions n'apparaissent pas beau-coup dans ton livre. Pourquoi ?

    AF : Parce que c'est trop loign dans le temps et

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  • cela aurait t trop long crire. Quand tu te lances dans la lutte arme, c'est comme quand tu tires un cheveau de laine : c'est une vie que tu choisis. A la fin, quand je me suis dissoci, j'ai nouveau chang de vie. Cela a donc t un moment de crise : de mort et de renaissance.

    LBG : Quand tu es pass la lutte arme, tu pen-sais que la rvolution tait possible en Italie ?

    AF :J'en tais persuad. Je pensais que notre action allait vraiment dclencher un processus de rvolu-tion sociale. C'tait une ide la Che Guevarra, la thorie des focos. Milan tait notre sierra, notre jungle. C'est d'ailleurs ce que nous disions. A ce point de vue, nous tions trs religieux. Nous croyions la vertu l'exemple ... "En Italie, il existe depuis longtemps des conditions rvolutionnaires ainsi qu'une classe rvolutionnaire. Mais les diri-geants sont des tratres. Le parti communiste est un parti tratre, un parti de pompiers" ,voil le schma qui tait rpandu alors.

    LBG : Les bons dirigeants, c'taient vous ?

    AF :Oui. Mais il fallait le dmontrer aux masses, par nos sacrifices personnels. Nous tions les bons diri-geants parce que nous tions prts sacrifier nos vies, la diffrence des dirigeants du PC qui, en allant au parlement, se construisaient une vie bourgeoise. Nous avions repris la thorie du "maillon le plus faible". De par la position de l'Italie, une rvolution dans ce pays devait dclencher la rvolution dans toute l'Europe. Nous tions d'ailleurs en contact avec des camarades franais et allemands : en France avec la Gauche pro-ltarienne, la Nouvelle rsistance populaire et Vive la rvolution. Nous avons eu des rapports troits avec eux jusqu'en 1972, jusqu' l'enlvement de Nogrette. Cet enlvement avait t coordonn avec celui de Macchiari, dirigeant d'une entreprise d'Etat italienne. C'taient deux projets dont nous nous tions tenu informs mutuellement. Nous en avons discut sans qu'ils nous donnent le nom de leur cible. Il y avait donc des rapports avec des Franais et des Allemands sur les possibilits d'intervention lies aux usines. Nous avons ensuite fait le bilan de l'opration Nogrette et nous avons accus les camarades franais de populisme. Si je me rappelle bien, ils avaient en effet runi une assemble populaire qui devait dcider s'il fallait le librer. Et, videmment, l'assemble a dcid la libration. Nous avons pens que c'tait une erreur "populiste". Nous estimions, nous, que le pro-cessus rvolutionnaire serait beaucoup plus long {avant que les assembles de masse aient voix au cha-pitre (LBG)}. Nous tions beaucoup plus lninistes : nous misions d'abord sur la fonction de l'avant-garde. Ces camarades avaient eu l'illusion qu'avec une seule

    action on devenait un mouvement de masse. Nous, nous pensions qu'il faudrait trois cents ans pour parve-nir la conclusion d'un processus rvolutionnaire en Italie et en Europe ... ce qui est peut-tre encore vrai !

    LBG : Ce qui frappe, dans ton livre, c'est qu'il n'y a pas de sparation trs nette entre la socit italienne et les BR, en particulier entre le parti et les BR, entre le mouvement et les BR. De l'extrieur, on voyait les BR comme une organi-sation trs secrte, trs coupe du reste de la socit. Toi, ce que tu dcris, ce n'est pas cela.

    AF :J'ai crit ce livre pour dtruire, pour remettre en question, du moins, cette image des BR btie par les journaux. Je te parle de la premire poque, jusqu'en 74-75, jusqu'en 78 mme. Les gens de l'Autonomie, Negri, Scalzone et les autres, nous connaissaient tous. Ils nous rencontraient dans la rue, nous frquentions les mmes endroits. Nous tions des clandestins, mais des clandestins qui vivaient au milieu des gens, comme je le raconte dans mon livre. Il aurait t trs facile de nous arrter, si le pouvoir l'avait voulu.

    Dans le livre, je raconte la scission qui s'est opre entre nous et ceux qui concevaient la rvolution, la lutte arme comme une activit ultra-clandestine, au point qu'ils ont disparu du mouvement. Notre nais-sance date de la rupture avec eux. Pour nous, la ques-tion fondamentale tait que la lutte arme ait lieu l'intrieur du mouvement. Pour nous elle tait "le point le plus haut" du mouvement, mais elle restait en son sein. Mme si nous prenions des risques per-sonnels et savions trs bien que nous pouvions nous retrouver en taule d'un moment l'autre, nous disions : "Si je fais un travail politique de masse l'intrieur du mouvement, il y aura cent personnes pour prendre ma place ; si je rn' enferme dans un appartement faire le terroriste, je reste l'abri." L'autre jour, un journaliste grec m'a interview au sujet d'un mouvement qui existe en Grce depuis quinze ans sans que personne ne se fasse arrter. C'est un groupe trs ferm, form de trs peu de membres, qui continue lancer des actions armes. On n'arrive pas les capturer parce qu'ils ne s'ouvrent pas. Eux, ce sont de vritables terroristes. Nous, nous avons toujours fait un choix qui n'tait pas celui du terro-risme. Pour nous, le travail de masse tait fondamen-tal, il fallait vivre au milieu des gens.

    LBG : Scalzone et Negri, par exemple, ne savaient donc pas forcment que vous tiez des briga-distes, mais ils connaissaient vos positions ?

    AF : Exactement. Ce sont des choses qui sont apparues au cours du procs. Fioroni tait un grand ami de Negri. Repenti, c'est lui qui l'a fait inculper. Eh bien, pendant le procs, Fioroni a racont la dernire ren-

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  • contre que nous avons eue avec Negri et lui en juillet 197 4. Renato et moi, nous tions dj recherchs depuis des annes et c'est deux mois aprs que nous avons t arrts. Nous avions des rapports permanents avec Negri, Oreste [Scalzone} et tous les camarades du mouvement. Il y avait un dbat politique continuel entre nous sur ce que nous dcidions de faire.( ... )

    Mon livre est l'histoire des BR jusqu'en 74. Ensuite, c'est l'histoire de quelques individus empri-sonns qui essayent d'imaginer ce que sont les BR dehors. Au dbut, nous tions vraiment trs peu -dix, quinze personnes - et nous faisions peu prs tout. De mon temps, il y avait seulement deux colonnes, Milan et Turin. A cela s'ajoutaient, en Vntie- Padoue et Mestre- quelques cama-rades avec qui nous tions en rapport. A Gnes, nous connaissions trs peu de monde. A Rome, l'organisa-tion n'a commenc exister qu'en 1977. Ainsi, jusqu'en 74, nous n'tions que dix-huit vingt mili-tants clandestins. Et nous estimions que pour un clandestin il y avait dix non-clandestins. Pour vingt clandestins, il y avait donc deux cents membres d'organisations lgales mais qui taient trs lis l'organisation clandestine. Il y avait enfin les sympa-thisants sur qui nous pouvions compter qui taient environ un millier.

    La grande expansion de l'organisation date de l'enlvement de Moro. A partir de cette date, les clandestins sont passs une cinquantaine, les cama-rades lgaux mille et les sympathisants dix mille probablement. L'affaire Moro a t le dclic d'un grand bond en avant. Elle a mis en crise tous les groupes comme Potere Operaio, du fait, entre autre, de la brutalit de la rpression. Toute une srie de camarades qui gravitaient autour de ces groupes se sont alors rallis nous. Entre 1978 et 80, on peut estimer qu'il existait dix mille sympathisants des Bri-gades Rouges, avec qui les clandestins taient en rap-port et qui les aidaient. A partir de 1980, il y a eu une nouvelle crise et tout s'est effondr. Les raisons en sont multiples. Ce qu'il y a eu de plus spectaculaire a t le phnomne des repentis : les "infmes", comme nous disions.

    LBG : Il y a un mystre dans ce phnomne ... Comment l'expliques-tu?

    AF :Jusqu'en 1980, il y a eu trois cents camarades emprisonns. Sur ce nombre, il n'y en a pas eu un seul qui ait collabor avec la justice. Tous ceux qui taient arrts dclaraient : "Je suis un prisonnier de guerre", donnaient leur nom, leur prnom, et leur rapport avec la justice s'arrtait l. A partir de 1980 a commenc un phnomne exactement oppos, qui, pour nous, a t terrible. I:>es centaines et des centaines de cama-rades ont t arrts ... en un an il y en a eu 1 500. Or, sur ces 1 500, il y en a eu 1 200 1300 qui ont trahi,

    qui ont collabor avec la justice, avec les carabiniers, et qui en ont fait arrter d'autres. a a t le phno-mne le plus vident. Nous nous sommes alors pos la question du pourquoi de cette crise.

    Au dbut, nous l'avons interprte comme un fait purement physiologique : tout corps qui prend de l'expansion intgre des corps trangers ... Et nous nous sommes tenu le discours marxiste-lniniste classique sur la petite bourgeoisie infiltre, parce que la plupart des repentis, qui taient jeunes, taient des tudiants. A vrai dire, dans la gnration qui a eu vingt ans dans les annes 80, tout le monde tait tudiant parce que le taux de scolarisation avait augment.

    Puis nous avons compris que notre raisonnement tait faux et qu'il y avait eu une crise de fond. C'tait la crise de notre projet. Et les divisions ont commenc entre nous. Moi, j'ai commenc me dire que c'tait fini, que nous avions tout rat et qu'il fallait trouver un moyen de rentrer dans la lgalit. J'ai tenu le dis-cours de la "solution politique" : Dposons les armes et essayons de sauver ce qui peut l'tre. Les autres camarades ont ni la crise, disant qu'il s'agissait d'un phnomne passager. Et comme nous thorisions qu'il faudrait au moins trois sicles pour que la rvolution aboutisse, ils ont dit que la crise pourrait durer dix ou vingt ans mais que mme si nous n'tions plus que cinq, nous serions cinq camarades "brandir bien haut le drapeau de la lutte arme".

    Il y en a d'ailleurs encore certains, une trentaine, qui pensent a, qui tiennent le discours du tmoi-gnage. Peut-tre ont-ils raison, d'ailleurs. Qui sait ? Ils disent: Notre problme, c'est de ne pas dsarmer, de ne pas changer. C'est l'irrductibilisme outrance. Ma thse c'tait : si nous avons t battus ce n'est pas tant cause des arrestations, de l'efficacit accrue de la police, des repentis ... C'est parce qu'il y avait une crise de fond chez nous, qui tait le reflet de la crise de fond de la socit italienne. Il y avait chan-gement d'poque: on passait de la socit agro-indus-trielle des annes 60-70 la socit qu'on a appele post-moderne, la socit du tertiaire, l'amricaine, la new-yorkaise, presque. Cela a compltement trans-form le sujet social et les comportements ; cela a aussi transform les catgories mentales avec lesquelles les gens ont pens le changement. La culture rvolution-naire que nous avions utilise jusque l, le marxisme, etc., n'taient plus valables, plus utili-sables.

    Nous avons travers une crise profonde qui tait celle de toute la gauche. Le PC a vcu la sienne, son chelle, mais n'tant pas extrmiste ... Les extrmistes vivent les choses beaucoup plus vite. Mais au fond, nous avons vcu la mme crise que le PC italien ou que le PCF. Jusqu'au bout, nous sommes rests les fils du parti. Quand je parle de "partisans" dans mon livre, je veux faire comprendre combien nous tions lis l'histoire du mouvement ouvrier italien.

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  • Selon mon analyse, la socit italienne tait en train de changer radicalement. Et nous qui tions les enfants d'un type de socit en train de dispa-ratre, nous tions aussi destins disparatre. Cela ne voulait pas dire qu'on en avait fini avec la volont de changement, que nous tions dsormais dans le meilleur des mondes possibles. Cela voulait dire que nous n'tions plus les acteurs du change-ment, que d'autres devaient probablement prendre notre place. Quoi qu'il en soit, nous aussi devions changer de mentalit, et il nous fallait du temps. C'est ce que je pense encore et, de ce point de vue, je crois avoir eu raison.

    Le changement je l'ai ressenti ds ma sortie de pri-son. La socit nouvelle est trs malheureuse. Elle est polarise entre une grande richesse d'un ct et une grande pauvret de l'autre. Surtout elle est pola-rise du point de vue du pouvoir ; il y a trs peu de gens qui comptent vraiment, la plupart comptent pour du beurre. Ceux qu'on appelait "la classe moyenne" n'ont plus aucun pouvoir. Le secteur ter-tiaire n'a aucun accs au pouvoir. Il y a mon avis une question qu'il faut aborder ici c'est celle du droit du citoyen. La citoyennet est une question de pou-voir. Il faut dfendre l'ide d'une redistribution du pouvoir dans la socit italienne. Mais d'une faon diffrente et avec un discours diffrent du ntre.

    LBL : Le phnomne des repentis a t trs impressionnant de deux faons. Cela a t un mouvement de masse et il a donn lieu un

    dferlemt(~t de parole: quand un repenti com-mence parler, il ne s'arrte plus ...

    AF : Oui, oui. C'est comme s'ils libraient leur conscience. a ressemble une psychanalyse ! J'en ai connu des repentis, et j'ai cherch communiquer avec eux pour comprendre. Je n'ai pas russi leur parler mais j'ai eu un change de lettres avec certains d'entre eux qui avaient t de grands amis moi. L'un d'eux c'tait Fenci. Professeur l'universit de Gnes, il a crit une histoire du terrorisme. Je le connaissais depuis toujours. J'ai donc voulu com-prendre ce qui s'tait pass un certain moment, comment ce type qui avait t mon ami avait pu me faire prendre des annes de taule. Il a menti pour sauver des gens qui lui taient chers. Pour sauver des gens de sa famille, il a mis en danger des gens de la mienne, en sachant que ce qu'il disait tait faux. D'autres anciens amis, repentis, m'ont fait inculper plusieurs fois. Ma premire raction a t : "Si je les retrouve, je les tue." Puis je me suis dit que je devais essayer de comprendre.

    J'ai d'abord compris qu' un certain moment, aprs 7 8 - l'enlvement de Moro - le terrorisme

    des Brigades Rouges est devenu une mode dans la jeunesse. Negri soutient leur sujet la thorie des besoins : les gens s'engagent en vertu du principe de plaisir et ds qu'il n'y a plus de plaisir, il n'ont plus de principes et ils virent de bord.

    Nous, la premire gnration, nous avions une thorie exactement oppose celle des besoins ; c'tait la thorie du sacrifice. Pour moi, me lancer dans la lutte arme, c'tait la dernire chose au monde que j'avais envie de faire. Exercer la violence, c'est un sacrifice. Dans le livre, je raconte mon pre-mier braquage, le drame psychologique que j'ai vcu ce moment-l. J'tais trs lgaliste, prisonnier de certains schmas. En parlant avec des jeunes, je me suis rendu compte que, pour eux, pratiquer la lutte arme tait un besoin, comme d'aller au cinma. Ils avaient besoin d'exercer la violence. C'tait une approche compltement diffrente. C'est tragique mais, pour eux, tuer quelqu'un c'tait faire comme au cinma. Beaucoup me parlaient du film de Sam Pec-kinpah La Horde sauvage. Ce film les a beaucoup influencs. Entrer dans les BR, c'tait pouvoir faire comme dans le film. C'tait donc vraiment le besoin d'exercer la violence, de tuer.

    )'ai connu des gens qui tuaient sans bien se rendre compte de ce qu'ils faisaient. Et une fois en prison, ils se dissociaient, ils se repentaient, le plus tranquille-ment du monde. C'tait presque naturel pour eux. Comme si tout leur tait d, avec un certain cynisme, avec arrogance mme. Ce qu'ils ~imaient c'tait faire talage de leur force. A partir du moment o l'Etat leur montrait, en les arrtant, qu'il tait le "plus fort, ils passaient du ct de l'Etat. Ils n'avaient souvent aucun mal s'identifier aux carabiniers.

    Je ne voudrais pas jouer au vieux ractionnaire reaganien mais seulement comparer mon attitude avec la leur. Par exemple, je me souviens d'une de mes lectures de l'poque de la dissociation. Je m'tais mis lire des livres sur les Indiens et ce qui m'avait frapp c'est qu'ils soumettaient les adoles-cents des preuves trs dures comme de les aban-donner trois jours dans la prairie. J'ai lu d'autres livres d'anthropologie comme ceux de Lvi-Strauss ; dans toutes les tribus primitives, il y avait cet usage de l'initiation : on ne devenait homme qu' travers une preuve rigoureuse. Or, mon avis, la gnra-tion de ceux qui pouvaient tre nos enfants n'a pas subi d'preuve rigoureuse.

    Je me suis rendu compte en crivant que je tirais sur le fil qui nous liait, nous les gens de ma gnration, qui tait celui du dfi : nous soumettre continuellement une preuve, nous dpasser nous-mmes ... Pour les jeunes des annes 70, l'cole n'exis-tait plus, dtruite par le mouvement de 68. Il y avait la thorie du "6 politique" (la moyenne automatique

    (*) Franceschini est en semi-libert : il couche en prison et ne peut s'loiugner de son lieu de travail.

    8 LE BRISE-GLACE ETE 1990

  • assurant le succs l'examen). Tu n'avais plus te confronter un matre, quelqu'un qui te cassait les couilles. Les parents laissaient faire ce qu'ils voulaient leurs enfants. C'est donc une gnration qui n'a pas trouv quelqu'un qui s'opposer durement.

    ]'ai repens a en lisant Mauro Rostagno, un camarade de 68, sociologue Trente, qui a t assas-sin il y a peu de temps par la mafia parce qu'il s'occupait des drogus et l'avait dnonce. Je le connaissais bien. Au dbut des annes 70, il est entr dans une secte mystique indienne. Ce qui m'a frapp c'est la phrase de son matre qu'il m'a cite : "L'important n'est pas d'avoir un matre pour apprendre de lui mais pour s'opposer lui. Le matre doit tre l'ennemi, celui que l'on doit dfier." La gnration qui a suivi la ntre n'a pas eu de matre, elle n'a eu que de mauvais matres, tout a t trs facile. Mme sur le plan pnal. Ils ont fait trois ou quatre ans de prison et tous, mme ceux qui ne s'taient pas repentis, ils sont sortis. En 1982, de nouvelles rgles de la dtention prventive sont entres en vigueur, et ils ont t relchs parce qu'ils avaient atteint la dure maximale de la dtention prventive. Beaucoup de ces jeunes qui ont t condamns trente ans ou perptuit sont dehors. Non pas parce qu'ils se sont repentis - c'est certes le cas pour beaucoup - mais parce que les rgles juridiques ont chang. En ralit, donc, ils n'ont pas souffert. J'en ai revu pas mal, par la suite. Ce sont des abouliques, des types qui ne savent pas quoi faire de leur peau. Ils ne trouvent pas de mtier ...

    LBG : Ce qui est assez fascinant, dans cette his-toire, c'est que dans une large mesure, la lutte arme, et les Brigades Rouges en particulier, ont t battues par les repentis, et le phno-mne des repentis est d en grande partie au rle des mdias. En effet, un moment, s'est forme une image du brigadiste, des jeunes se sont identifis cette image, et c'est a qui a tu les BR.

    AF : Oui, c'est a. Il y a quatre ans, nous avons orga-nis un sminaire Rebibbia {la prison moderne de Rome] avec des journalistes, sur ce rapport entre mass-media et terrorisme. L'ide que nous avons dis-cute avec eux, c'est celle des deux phases de notre histoire. Il y eu une premire phase qui va jusqu' la squestration de Moro, dans laquelle, pour les mdias, nous n'tions jamais des communistes rvo-lutionnaires mais des bandits, des fascistes. Nous tions prsents exactement comme le contraire de ce que nous tions. Par contre, aprs 78, les mdias nous ont prsents comme des communistes, nous ont reconnu une identit politique, mais dsormais c'est eux qui l'ont construite.

    Avant 78, quand ils disaient que nous tions des fas-

    cistes, les gens n'y croyaient pas parce que ce que nous faisions tait trop diffrent de ce que faisaient les fas-cistes. Ils donnaient donc de nous une image qui tait inefficace. En 78, il y a eu un grand dbat au sujet d'une interview donne par Mac Luhan au Corriere della Sera, je crois, qui avait dclar, pendant la squestra-tion de Moro, que pour combattre les BR il fallait "dbrancher le micro", c'est--dire ne plus en parler dans les journaux, faire le silence total : puisque les terroristes ne vivaient que par la propagande, il fallait que tls et journaux n'en parlent plus, alors les terro-ristes disparatraient. Cette thse avait t baptise "noyer le bb dans le lait de sa mre".

    Mac Luhan, qui n'tait pas stupide, avait sans doute dit cela par provocation, pour lancer le dbat. Or le choix qui a t fait, trs intelligemment, a t d'en parler, mais d'une certaine faon. On a choisi d'utiliser l'image du terroriste, d'en construire une image particulire. En n'en parlant pas, on aurait laiss libre un espace que nous aurions pu occuper. Par contre, en en parlant, les mdias ont occup tout l'espace. Cela a t un choix d'imprialisme culturel dans le vrai sens du terme. Les journalistes ont alors rivalis pour dire : "non, ce sont des communistes." Alors qu'avant ils disaient que nous tions des fas-cistes. Bientt il n'y a plus eu que l'Unit, l'organe du PC, pour continuer dire que nous tions des fascistes. Et tous les autres de s'crier : "Non, non, ce sont des communistes, ce sont vos enfants."

    Il y avait bien sr des spculations politiques der-rire tout cela mais c'est vrai que nous tions les enfants du PC. Ils ont donc commenc nous recon-natre une identit politique mais ils ont construit dessus l'image qui les arrangeait. Alors, que s'est-il pass? Le chapitre sur Moro, qu'ils ont intitul "Dsaronner l'empereur", je l'avais appel : "Les chefs historiques", parce que selon moi, partir de l'enlvement de Moro, nous avons accept de deve-nir des personnages mdiatiques, nous avons accept de jouer un rle, celui des "chefs historiques".

    C'tait un rle facile jouer parce qu'il tait assez proche de la ralit. Quand ils nous disaient : "Vous tes des communistes, vous tes des rvolu-tionnaires", nous pouvions jouer le rle du com-muniste rvolutionnaire. Ils fournissaient le scna-rio. Et nous nous sommes mis jouer ce rle dans les mdias, dans les tribunaux, devenir des espces de symboles, des drapeaux qu'on brandis-sait. C'est tragique mais c'tait dans la logique mme du systme, c'tait ce que le systme atten-dait de nous et c'est exactement ce que nous avons fait. Aussi bien nous qui tions en taule que ceux qui taient dehors. Tout le monde est entr dans le rle. Les actions nous les faisions en pensant ce que diraient les journaux. Notre vrai interlocuteur, c'tait le journal. Nous faisions vraiment du terro-risme mdiatis.

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  • L6G : C'tait vrai ds le dbut. Vous avez dit, aprs l'enlvement de Sossi: "nous avons russi percer le mur de la presse".

    AF : Nous avons toujours eu ce problme : "abattre le mur de l'information". Et quand on y parvient, on est captur par l'information. On devient des personnages qui rcitent leur rle. Et les jeunes, qui voient cette image, ont envie d'y ressembler. C'est le mme phnomne qu'avec un groupe de rock, sauf que l, c'est tragique, car il s'agit de vie et de mort.

    Nous avons termin le sminaire en disant : "le pire terrorisme, c'est celui qui a surgi aprs Moro, celui des assassinats, celui des repentis". Et nous avons dit aux journalistes, scandaliss : "Tous ceux-l, ce sont les terroristes que vous avez voulus. Ce ne sont pas nos enfants, ce sont les vtres. Dbrouillez-vous avec eux ! "

    LBG: Avec ces actions d'avant-garde, vous pou-viez prvoir que vous deviendriez des symboles, non?

    AF : Je connaissais des situationnistes, qi avaient particip au mouvement de 68, dont Cesarano, qui s'est suicid par la suite. Nous avons parl longue-ment avec lui quand nous avons lanc nos premires actions. Nous avions avec lui des relations de discus-sion. Aprs son suicide, on a trouv chez lui nos pre-miers documents. Il a crit un livre, Apocalypse ou rvolution, que j'ai lu plus tard en prison, en 74, dans lequel il nous critiquait dj en disant que nous tions le spectacle ultime des mdias. n avait parfai-tement raison, si l'on en juge par la faon dont a s'est termin. Je me suis toujours rappel ses rflexions ...

    Nous sommes donc devenus, jusqu'au fond de nous-mmes, des personnages mdiatiques. Nous avons t utiliss jusqu'au bout. Je ne sais pas si parmi nous il y a eu des infiltrs, des gens de la police qui nous ont utiliss mais une chose est cer-taine, nous avons t utiliss travers les journaux. A partir de 7 8, nous sommes devenus une des variables du systme, du systme d'information, et donc du systme politique.

    LBG : D'un ct vous tiez des symboles, de l'autre des monstres.

    AF : Oui, jamais des tres humains. Des idoles, des diables, des saints ... C'est pour cela que, dans le livre, j'ai cherch faire ressortir notre dimension humaine, celle de jeunes gens normaux, parce que pour les gens nous n'tions plus que des diables ou des saints.

    Ce que nous n'avons pas compris, ce que nous n'avons pas prvu c'est que dans la socit de

    consommation, la marchandise fondamentale c'est l'information. Et, le terrorisme, de ce point de vue-l, est un des plus grands producteurs d'infor-mation, de marchandise. Nous tions donc des fac-teurs de marchandisation. Si nous n'avions pas t l, le systme aurait d nous inventer. Au point que maintenant que nous n'y sommes plus, il faut qu'il nous invente encore ... Tu connais cette his-toire du directeur de Rebibbia qui a demand un ami de la police de faire semblant de le flinguer, pour dissimuler un trafic aux Affaires trangres dans lequel il tait mouill. Il a fait signer l'atten-tat "BR" ...

    Pendant des annes, quand nous tions actifs, les journaux italiens paraissaient avec de gros titres. Il serait intressant de faire une tude de la vie poli-tique italienne partir de la moiti des annes 70 jusqu' la fin des annes 80 et de montrer que tout tournait autour du terrorisme : tous les grands choix politiques ... Les gouvernements tombaient, les alliances taient passes en fonction du terrorisme. Depuis deux ou trois ans, on assiste une crise de l'information, les journalistes ne savent plus de quoi parler. Mais jusque l, les journalistes qui voulaient russir, qui avaient accs au pouvoir, qui taient informs c'taient ceux qui tenaient la chronique judiciaire, qui parlaient du terrorisme. Le gratin du journalisme c'tait eux. Maintenant, ils s'occupent tos de la chronique politique. Pendant quinze ans nous avons ainsi t le centre autour duquel tournait la politique. Mais pas dans le sens o c'tait nous qui dterminions la politique car c'taient eux qui nous dterminaient.

    LBG : Il semble que vous ayez contribu la transformation de la socit italienne. Le plus curieux dans cette histoire de la nouvelle gn-ration c'est que vous avez fonctionn comme un leurre. Vous avez attir vers vous tout ce qui pouvait taire grincer la machine au moment du changement de socit. Et vous avez aussi servi d'exemple ...

    AF : Nous avons t une sorte de catalyseur, un enzyme, l'acclrateur de processus sociaux profonds. En dix ans, grce nous, cinquante annes de socit italienne se sont consumes. la socit est dsormais compltement diffrente, dans les mentalits, dans les comportements ainsi que dans la production.

    LBG: Finalement, on peut imaginer que dans cinq ans tous les partisans de la lutte arme seront dehors. Si l'on compare avec ce qu'ont subi les communistes massacrs par Staline, les communards ou les rvolutionnaires de la Guerre d'Espagne, on peut dire que vous vous en tes bien sortis.

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  • AF : Oui. Il y a un autre aspect intressant, cela a peut-tre t une espce de rvolution, " l'ita-lienne". Cela parat cynique mais, au fond, il n'y a pas eu beaucoup de morts. Les attentats-massacres, les bombes dans les trains, c'tait autre chose, cela n'avait rien voir avec la lutte arme. Mais le nombre des personnes tues dans le cadre de la lutte arme proprement dite, en comptant nos victimes et les leurs, s'lve peut-tre une centaine.

    LBG : Le terrorisme a fait beaucoup moins de morts que les accidents de la route.

    AF : Assurment. Nous, c'tait une lutte trs symbo-lique, une espce de rite, une corrida, avec des mou-vements, comme aux checs. Ce n'tait pas tant une guerre civile relle qu'une guerre pense, parle, dite, prsente par les journaux, parlant l'imaginaire ...

    LBG: Autolimite?

    AF : Oui. D'un ct comme de l'autre. A partir de 1920, anne de la cration du parti communiste ita-lien, nous avons eu une culture proltarienne qui tait celle de la guerre civile, avec l'ide que, tt ou tard, il faudrait tirer sur le patron. Et c'est ce qui s'est pass pendant la lutte antifasciste, pendant la rsistance puis dans toutes les luttes des annes 50. La culture populaire italienne tait imprgne de cette ide de guerre civile. Et nous, en pratique, nous avons rcit, jou ce rle pour le peuple. Comme si nous en donnions la reprsentation sur une scne de thtre, sur la grande scne de la socit. Non pas un spectacle pour initis mais un spectacle pour tous ... Chacun a pu s'identifier ...

    Je crois que sur le plan psychologique il y a eu des millions de proltaires qui se sont identifis nos actes. Ils les ont vcus en spectateurs, comme une espce de dfoulement, une catharsis ... Cela a t une tragdie grecque dans laquelle nous avons accept d'tre les acteurs. Nous, les acteurs de la rvolution et, de l'autre ct, les acteurs de la contre-rvolution. Et en face, il y avait la grande masse des spectateurs, comme pour un match de foutebol. .. Nous avons ainsi jou cette tragdie jusqu' la scne finale. Et maintenant que tout est termin, personne ne parle plus de guerre civile. On a brl cinquante annes de notre culture sur une priode de dix ans. Nous, nous avons doncrcit notre rle, et de manire trs auto-contrle, comme tu dis, puisque la guerre civile tait reprJente et non livre.

    LBG : Il semble que les socits dmocratiques modernes imposent toutes une pacification des rapports sociaux ; les affrontements sont plus symboliss que vcus directement ...

    AF :Oui. Nous allons vers un grand jeu dans legue~ chacun devra jouer son rle, selon les rgles ...

    LBG : Tout l'heure, tu parlais de ce que nous, nous appelons la fin du vieux mouvement ouvrier. C'est sans doute la mutation essentielle que vous avez vcue. En France, quand on cri-tique les BR, on a tendance dire : "les BR ont dtruit le mouvement rvolutionnaire par leurs pratiques staliniennes". Nous - et quelques autres -nous rpondons que si les BR ont exist c'est parce que le mouvement social les a laiss exister, parce qu'il n'a pas t capable d'imposer sa propre violence. J'aimerais avoir ton point de vue sur vos rapports avec la classe ouvrire ... Dans ton livre, par exemple, tu parles de ce cortge qui dfilait dans une usine et qui s'est immobilis alors qu'il tait parti pour s'en prendre un des dirigeants ... et tu racontes qu'ensuite vous avez brivement enlev ce type. Est-ce que tu sais comment les ouvriers ont ragi votre action?

    AF : En effet, ce ne sont pas les Brigades Rouges qui ont provoqu la fin du mouvement ouvrier, c'est plu-tt la fin du mouvement ouvrier qui a concid avec la fin des BR. Nous n'avQll.S j~s t un mouvement de masse, mais nous avons t quelque chose, mme si c'tait petit, de trs profond dans la conscience ouvrire. En Italie, on peut dater l'exprience histo-rique de la fin du mouvement ouvrier: les annes 80. Dans le livre, je la fais remonter au moment o Agnelli a commenc la grande restructuration de Fiat et licenci 20 000 ouvriers. Il n'y a eu aucune raction significative de la part des ouvriers. Le patron a gagn sur toute la ligne. C'est cela qui a signifi que pour nous aussi tout tait fini. Je me souviens des inter-views faites par le journaliste Giorgio Bocca devant les grilles de Fiat. Les ouvriers lui disaient : "Ah, s'il y avait encore les BR, a ne finirait pas comme a ... " Alors qu'il venait d'y avoir le fameux dfil de 40 000 cadres pour soutenir Agnelli!

    Le grand malheur c'est que les ouvriers ont eu vis--vis de nous un rapport de dlgation. A l'intrieur de Fiat, beaucoup d'ouvriers savaient trs bien qui taient les camarades de l'usine qui appartenaient aux Brigades Rouges. Et ils se gardaient bien de les dnoncer. C'est un fait qui a t confirm par Juliano Ferrara, qui tait alors responsable du PC pour les usines de Milan. Au lieu de dnoncer les camarades, ils leur disaient : "Tu sais que tel chef a fait telle salo-perie." Et ils savaient trs bien que, de fil en aiguille, le renseignement parviendrait qui de droit et que le chef serait flingu. L'attitude des ouvriers a toujours t de nous dlguer la violence. Ils nous avaient comme saints protecteurs. C'taient, si tu veux., des

    LE BRISE-GLACE TE 1990 11

  • opportunistes. Ils ne faisaient rien, ils ne risquaient rien, ils se contentaient de lancer des accusations et, pour eux, a suffisait.

    C'est vrai que pendant dix ans les usines ont t ingouvernables. Agnelli dit vrai sur ce chapitre. Chez Fiat, les chefs taient terroriss. Les ouvriers faisaient ce qu'ils voulaient, ils travaillaient trs peu ... Les camarades m'ont racont que de 72 79 on faisait tout sauf travailler. Et cela, entre autres, parce que nous tirions sur les chefs. Nous tions une espce de mafia ouvrire.

    Mais je ne crois pas que nous ayons entran la fin du mouvement ouvrier; c'est le contraire. Nous avons t, notre petite chelle, un lment qui a servi le mouvement ouvrier. Pas le parti et les syndicats mais les luttes. Nous avons beaucoup aid les luttes. Mais nous avons fait aussi une srie d'erreurs terribles ...

    Comme on le lit dans les articles de Bocca dont j'ai parl plus haut, quand les Brigades Rouges eurent disparues, les ouvriers n'ont pas dit : "C'est nous de tirer sur les chefs", mais "Ah, si les Brigades Rouges taient l ... "Ils ont prolong ce rapport de dlgation vis--vis d'un groupe fantomatique, d'une institution qui aurait d les dfendre.

    Puis il y a eu la grave erreur politique qu'a t la gestion de l'enlvement de Moro. S'il avait t gr autrement, nous aurions sans doute vit le pourrisse-ment. Je connais des camarades qui taient parmi les principaux responsables de la squestration et, sous certains aspects, je connais aussi leurs limites poli-tiques. Les erreurs sont venues de l. La squestration de Moro a eu cette ambivalence terrible : d'un ct, elle a t gre de faon stupide et obtuse et, de l'autre, par ses consquences, elle semble avoir t gre en coulisses par une intelligence monstrueuse. Ce qui apparat c'est beaucoup de stupidit manipule en sous-main par une norme intelligence. Si la contre-rvolution avait voulu dtruire le mouvement, elle aurait invent quelque chose de ce genre. Mais les camarades qui taient impliqus dans l'affaire, je ne crois pas que c'taient des contre-rvolutionnaires. Il y a eu un jeu trs complexe dans lequel des camarades ont cru agir pour leur compte. Mais cause d'une srie d'vnements tranges, l'affaire a, en ralit, t gre par d'autres, qui n'taient pas des camarades ...

    La chose la plus incroyable a t que des camarades squestrent Moro pour faire le procs de la dmocra-tie-chrtienne, ce qui est une interprtation trs l-mentaire, alors qu'en ralit, le vrai sens de l'enlve-ment a t de porter un coup au compromis historique. a t cela le vrai sens politique. Si tu relis les tracts des camarades de l'extrieur, tu vois qu'ils ne se sont rendu compte de rien. On pouvait tre d'accord ou non, mais c'tait cela le rsultat de l'opration. Nous, en prison, un moment, nous l'avons bien compris. Si tu relis les communiqus que nous avons lus devant les tribunaux, tu verras que nous disions ceci : "Cama-

    rades, il ne s'agit pas de faire le procs de la dmocra-tie chrtienne. Cette action est objectivement dirige contre le compromis historique. Il faut donc bien corn-. prendre comment utiliser cette carte." Mais il semble qu'ils n'ont rien compris. Or comme, en tuant Moro, il s'agissait bel et bien de mettre fin au compromis histo-rique, si c'tait rellement cela qu'ils cherchaient, il fallait grer cette squestration pour obtenir certaines choses. Au lieu de cela, on a dtruit un projet sans rien obtenir en change.

    LBG : On a dit que les BR avaient t manipu-les par les ennemis du compromis historique au sein de la bourgeoisie ...

    AF : En y rflchissant, c'est objectivement ce qui s'est pass. Le choix de tuer Moro tait le pire pos-sible. Mais un certain moment, il a t impossible de ne pas le faire. Nous nous sommes retrouvs dans une voie sans issue. Comme si l'on avait agi sur nous, directement ou par l'intermdiaire des mdias. a pourrait tre une manipulation pure-ment extrieure ... Pas le fait d'espions ...

    LBG : On peut penser, par exemple, que la police avait repr l'endroit o tait squestr Moro et qu'elle a laiss faire ...

    AF : Cela semble certain. S'ils l'avaient voulu, ils auraient pu arrter l'opration. Mais ils ont prfr laisser aller et agir sur la suite des vnements. C'est ce qui s'est produit chaque fois mais on ne peut jamais le dmontrer ... Nous avons toujours eu la sen-sation qu'ils nous arrtaient quand a les arrangeait, qu'ils auraient toujours pu nous arrter plus tt. Pour-quoi ne nous arrtaient-ils pas, l ? Nous n'arrivions jamais comprendre. Cette question est revenue plusieurs reprises sur le tapis au procs de l'affaire Moro ... Les carabiniers qui taient interrogs se justi-fiaient en disant : "Nous laissions se drouler le fil pour pouvoir attraper d'autres gens." C'est trs diffi-cile de dmontrer le contraire sur le plan judiciaire.

    LBG : Au procs Moro, beaucoup de gens ont dit qu'il y avait des choses bizarres dans cette affaire.

    AF : Il y a eu beaucoup de choses ambigus. Un snateur du PC, Flamini, a crit un livre qui a fait beaucoup de bruit, parce qu'il reconstruit tout un tas de choses ... D'une manire gnrale, les repr-sentants de l'Etat se justifient principalement en invoquant son inefficacit. Ils disent : "A l'poque de la squestration de Moro-, nous avons commis beaucoup d'erreurs." Et ils culpabilisent le PC et la gauche en s'appuyant sur l'ide que le dveloppe-ment de la dmocratie avait abouti au dmantle-

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  • ment des services secrets. a, c'est la thse officielle. Mais je souponne leur inefficacit d'avoir t dli-bre. C'tait en fait une grande efficacit. Il y avait beaucoup d'intelligence derrire cette pseudo-ineffi-cacit. Les policiers et les carabiniers ont fait des erreurs incroyables... On n'arrive pas croire que des gens soient aussi stupides ...

    LBG : Il arrive que les gens soient trs stu-pides ...

    AF : Mais le soupon nat du fait qu' d'autres moments, les mmes se sont montrs trs intelli-gents. L'affaire Moro est trs complique ... On ne russira jamais en dmler l'cheveau, retrouver le fil conducteur. Selon moi - il s'agit l d'une hypothse que je formule partir de mon analyse politique - il s'est agi d'une grosse affaire laquelle ont t mls l'Est et l'Ouest, les services secrets occidentaux et orientaux. Au moment de l'enlvement, le compromis historique ne plaisait ni Kissinger, ni Brejnev. Il y a donc eu un jeu dans lequel les uns ont laiss faire, les autres fait sem-blant de ne pas voir, d'autres encore ont favoris l'excution. ( ... )

    LBG : Pourquoi le compromis historique n'aurait-il pas plu Brejnev ?

    AF : Parce que c'tait du Gorbatchev avant l'heure ! C'tait une troisime voie qui, du point de vue de l'Union sovitique, menaait l'quilibre de Yalta, mettait en cause la fonction de l'Europe. Tout le dis-cours du PCI avait t de faire de l'Europe une troi-sime force, un contre-poids face aux deux blocs de l'Est et de l'Ouest. Et surtout, le discours du PCI entrant dans les instances dirigeantes de la dmocra-tie, c'tait extrmement dstabilisant pour les pays de l'Est, c'tait inacceptable par le systme sovi-tique du temps de Brejnev. Regarde la crise que provoque Gorbatchev ...

    Je suis convaincu qu'une squestration comme celle de Moro tait impossible raliser et mener son terme sans l'accord des Russes. Ils auraient certainement pu arrter l'opration. Je ne crois pas qu'une affaire aussi complexe puisse aboutir sans au moins le laisser-faire des services secrets. C'est mon opinion. C'est aussi la thse de Galli, un poli-tologue italien, que j'ai lue avec beaucoup d'atten-tion ...

    LBG: Tu as connu ceux qui ont particip direc-tement l'enlvement de Moro?

    AF : Certains sont des amis d'enfance.

    LBG : Qu'est-ce qu'ils disent?

    AF : Il y a encore un mystre. Je les connais trs bien, ce sont des amis moi ... Nous sommes ns dans la mme ville, dans le mme quartier. A mon avis, ils ne disent pas tout. Je n'ai pas compris pour-quoi ils ne veulent pas parler. Ils sont en prison mais ils sortent travailler comme moi. Flamini raconte qu'il a su de quelqu'un qui est en prison que le ge-lier de Moro, le fameux gelier, n'a jamais t arrt. Il y a des choses qui ne sont pas dites et l'on pour-rait penser que c'est pour viter de faire arrter quelqu'un ... Il y a des points non rsolus. Et moi, videmment, je ne peux pas demander un cama-rade de me donner le nom du gelier.

    LBG: Mais les gens qui ont particip l'enlve-ment de Moro savent comment a s'est pass pratiquement. Ils doivent pouvoir dire s'il y avait une possibilit de manipulation de la part des services secrets.

    AF : A mon avis, il y a eu deux personnes dcisives : Mario Moretti et Valerio Morucci. Ce sont les per-sonnages cls. Or ils parlent, ils ne parlent pas, on ne comprend pas trs bien. Ce sont les deux per-sonnes qui pourraient vraiment lucider la question. Morucci s'est dissoci et il a fait une reconstruction de la squestration, alors qu'il y a particip directe-ment, qu'il a tir sur l'escorte.( ... ) Morucci fait une reconstruction peu crdible, d'aprs mon exprience personnelle des squestrations. On ne comprend pas trop. Peut-tre ne dit-il pas tout pour couvrir des camarades ... Toujours est-il qu'il y a des choses vrai-ment tranges, il donne des versions diffrentes ...

    En faisant de la politique fiction, on pourrait chafauder l'hypothse suivante : nous sommes en Italie avec les BR, l'autonomie, les groupes de Negri, de Scalzone, des collectifs et des groupes lgaux. Qu'est-ce que nous faisons l-dedans? Des camarades de notre organisation font aussi partie de collectifs. Mais les membres de tel collectif ignorent que l'un d'entre eux appartient aux BR. Ce cama-rade informe les BR de tout ce qui s'y passe dans le collectif et, pratiquement, nous cherchons infl-chir la politique du collectif. Ainsi, beaucoup de collectifs sont en fait dirigs de l'extrieur par les BR sans le savoir. La personne qui fait ce travail dans le collectif est un camarade, un communiste, et il est convaincu qu'il fait cela pour la rvolution. Si les BR ont des dirigeants en accord avec les services secrets, lui, le pauvre, n'est pas concern.

    Imagine maintenant qu'il y ait eu quelqu'un au-dessus de nous, comme les BR au-dessus de ces col-lectifs autonomes, quelqu'un qui est convaincu de faire partie d'un groupe plus rvolutionnaire que les BR. Et, si c'est le cas, imagine que c'est un cama-rade qui est en train de payer, qui commence avoir des doutes ... Il est convaincu d'avoir un rle rvolu-

    LE BRISE-GLACE T 1990 13

  • tionnaire mais il se dit que quelque chose n'a pas bien march ... C'est comme un jeu de poupes russes.

    Ainsi, selon moi, il peut y avoir eu quelqu'un parmi nous, un camarade, un rvolutionnaire de bonne foi qui en fait tait un infiltr. Non pas un membre des services secrets mais un sous-marin d'une autre organisation qui elle-mme tait lie directement aux services secrets - une organisation qui prtendait tre rvolutionnaire mais qui, en ra-lit, tait une organisation des services secrets. a c'est le cadre abstrait.

    Or, pour moi, c'est la seule possibilit. Ou alors,

    nous avons t stupides, nous nous sommes fait avoir, et c'est tout. Le jeu peut s'tre jou sur deux tables : la premire, que je viens de dcrire, et la seconde que j'illustre souvent par une image. Les paysans de ma rgion, des rives du P, ont un sys-tme de digues et d'cluses qui commande des dizaines de petits canaux. En ouvrant et fermant des cluses, tu peux conduire l'eau o tu veux. Ainsi, il se peut trs bien que sous l'effet de toutes sortes de pressions extrieures, des journaux, des milieux politiques, nous ayons t comme cette rivire dont on conduit l'eau l o on veut. Cette mthode a srement t utilise.

    14 LE BRISE-GLACE ETE 1990

  • LE SIONISME~ AVORTON DU MOUVEMENT OUVRIER (FIN)

    L ES bases d'une conomie nationale juive en Palestine ont t cres sous la direction des partis sionistes socialistes, sur les principes de l'idologie capitaliste d'Etat. L'dification ne procda pas en effet d'investissements privs obissant aux lois du march mais fut l'uvre de la histadrout, le syndicat ouvrier juif fond en 1920, qui reste aujourd'hui le principal employeur d'Isral.

    La histadrout cra et organisa une industrie juive, fonde sur le monopole du "travail juif', o elle imposa les niveaux de salaire des ouvriers qualifis europens auxquels les proltaires juifs d'Europe orientale, artisans eux-mmes qualifis, pouvaient prtendre. Cette indus-trie juive, qui refusait d'employer la force de travail non qualifie et bon march des ouvriers palestiniens, se dveloppa donc dans des conditions de non-rentabilit totalement contraires aux lois du march, impensables si le sionisme avait t un simple colonialisme bourgeois.

    Ayant impos le monopole du "travail juif', la hista-drout imposa galement le monopole du "commerce juif', organisant ainsi la population juive en une coopra-tive de consommation. L'hgmonie de l'idologie socia-liste et ouvrire au sein du sionisme permit par cons-quent de crer les bases agricole et industrielle d'une nation, en faisant fi des lois de la concurrence capitaliste.

    Cela ne signifie pas, bien sr, que le sionisme socia-liste ait t d'aucune faon anticapitaliste. Produit de la dfaite de la rvolution proltarienne en Europe, le sio-nisme socialiste a t dans l'histoire la premire formula-tion doctrinale de la thorie du socialisme dans un seul pays. Stalinisme avant la lettre, il fournit l'exemple d'un mouvement socialiste proltarien qui, s'tant fig, s'intgra sa manire (antibourgeoise, anticoncurren-tielle) dans la logique mondiale du capital.

    Contrairement au stalinisme, le sionisme socialiste ne pouvait imposer un "pur" capitalisme d'Etat la socit de Palestine. Il devait en effet quasiment "ache-ter" sa base nationale avant de la transformer et, pour ce faire, avait besoin des capitaux de la bourgeoisie juive occidentale (laquelle avait intrt ce que l'opration russisse afin de dsamorcer la question, explosive, des juifs d'Europe orientale). Pour y parvenir, le sionisme socialiste devait viter tout prix de les effaroucher, de la mme manire que l'Etat d'Isral ne peut se per-mettre aujourd'hui d'effaroucher les Etats-Unis, ayant besoin de dollars pour maintenir son conomie flot. Il devait donc laisser une place la bourgeoisie concurren-tielle au sein de la socit qu'il tait en train de construire. La base sociale de cette bourgeoisie fut four-nie par les bourgeois et petits bourgeois qui se rfugi-rent en Palestine dans les annes trente pour chapper aux perscutions antismites en Europe. On assista ainsi la formation d'un secteur priv parallle au secteur d'"conomie ouvrire" gr par la histadrout.

    La direction politique du sionisme resta toutefois prin-cipalement entre les mains des socialistes jusqu' l'ind-pendance, le socialisme tant seul capable de donner force au projet de cration d'un Etat par la classe ouvrire juive.

    La racine historique du sionisme socialiste rside, en fin de compte, dans ce mouvement social alin qui

    permit- par la cration d'une nation -d'offrir des proltaires exclus une intgration en tant qu'ouvriers dans la socit capitaliste.

    En ce sens, et contrairement ce que les nafs conti-nuent de penser, le sionisme n'avait nullement pour but de sauvegarder la communaut juive telle qu'elle avait survcu en Europe orientale et dans le monde musul-man jusqu'au dbut de ce sicle, en tant que vritable communaut d'tres humains -limite, aline certes, mais fonde sur des relations authentiquement commu-nautaires entre les individus qui la composaient. Le sio-nisme ne fut en somme que le prolongement nationa-liste de l'mancipation civique obtenue au XIX< sicle.

    La civilisation du capital destructure inluctable-ment les communauts humaines pr-capitalistes en imposant partout le modle de l'individu atomis -fondement de la dmocratie - qui n'a d'existence sociale que par la mdiation abstraite, unifiante de l'argent, du travail et de l'Etat.

    L'mancipation civique des juifs octroye par la Rvolution franaise, l'extermination des juifs au moyen du travail forc organise par le nazisme ou l'intgration des juifs au travail ralise par le sionisme se prsentent, de par leur objectif avou, comme des politiques radicalement opposes. Au fond, toutes les trois visaient raliser, chacune leur manire, le mme programme capitaliste : dtruire en l'radiquant la dernire communaut humaine prcapitaliste d'Europe.

    La nation, au sens moderne, n'est pas une commu-naut mais se fonde au contraire sur la mort de toute communaut. Fonde sur des considrations ethniques, gographiques ou historiques, la nation est essentielle-ment un Etat-nation qui attribue de l'extrieur des individus atomiss une "identiti nationale" abstraite qui les spare du reste de l'humanit et les oppose aux autres nations dans la concurrence du march mondial. L'identit nationale qui runit en apparence les indivi-dus passe en ralit largement au-dessus de leur tte et de leur vie immdiate puisqu'elle repose en fait sur leur atomisation et la concurrence qu'elle leur impose. Elle ne constitue donc qu'un lien formel, abstrait qui doit tre impos par un pouvoir extrieur - l'Etat.

    L'identit vcue au sein d'une communaut humaine pr-capitaliste est au contraire immdiate et concrte. Les individus qui la composent s'affirment d'emble par cette identit qui jaillit spontanment de rapports d'entraide et de solidarit immdiats et spontans qui, eux-mmes font la vie de ces individus. Cette identit spare certes, par elle-mme, les membres de la com-munaut des autres humains, mais cette sparation est, pourrait-on dire, naturelle ; les autres sont seulement ceux avec qui on ne met pas sa vie en commun depuis toujours, et contre qui il faut, le cas chant, dfendre la communaut s'ils en deviennent les adversaires. Mais dans la vie immdiate de la communaut, ils sont tout simplement ignors ; la sparation d'avec eux ne repose pas sur un lien d'hostilit -la concurrence- comme dans le cas de l'identit nationale.

    Dans la civilisation du capital, l'identit est avant tout ngative : elle se dfinit par l'exclusion de ce qui n'est pas

    LE BRISE-GLACE T 1990 15

  • elle. Dans les faits, cette exclusion vise ceux qui l'Etat-nation ne reconnat pas le droit de possder ou seulement de revendiquer lgitimement la garantie d'une intgration au processus de reproduction nationale. Les nationaux disposent toujours de plus de droits formels et de moyens concrets que les trangers pour dfendre leur place dans ce processus de reproduction. Ils sont certes eux-mmes des individus atomiss se livrant entre eux une concur-rence impitoyable sur le march national mais, en tant que nationaux, ils sont mieux arms pour le faire.

    C'est pourquoi, gnralement, lors de la naissance his-torique d'une nation, toutes les classes sociales qui vont la constituer (y compris la classe ouvrire "nationale") exal-tent avec chaleur leur identit nationale car ils esprent y trouver la garantie formelle de leur reproduction sociale. Le proltariat est la classe qui porte en elle la potentialit d'un mouvement social rvolutionnaire international parce que durant les crises mondiales il peut tre frapp d'exclusion dans toutes les nations. Son identit nationale ne lui offre donc aucune vritable garantie de reproduc-tion. Cependant, tant que le travail reste le moment essentiel du processus de reproduction - situation qui a t ce jour le substitut de toutes les rvolutions - il existe toujours la possibilit pour les proltaires de conqurir la garantie de leur intgration en recomposant leur nation autour du travail, de leur travail.

    C'est ainsi que l' enfermement des proltaires dans leurs nations respectives s'est maintenu avec tant de force dans les mouvements proltariens du pass malgr la tendance la formation d'un proltariat international lors des crises du capital. C'est pourquoi aussi lors de ces crises des mou-vements nationalistes actifs ont tendance renatre pour refouler le spectre d'un proltariat international et pour reporter le risque d'exclusion caus par la crise sur les pro-ltaires trangers et les nations trangres.

    Le sionisme, a donc surgi lui-mme, on l'a vu, comme un mouvement de proltaires visant garantir leur reproduction sociale par la constitution d'une nation juive fonde sur le travail. Ce faisant, et dans la plus pure logique nationaliste, ces proltaires ne pou-vaient que reporter sur d'autres- en l'espce, le peuple palestinien - l'exclusion sociale dont ils avaient t victimes en Europe orientale. L'identit nationale qu'instaurait le sionisme ne pouvait fonctionner que comme machine d'exclusion.

    Dans leur communaut traditionnelle, les juifs taient juifs par eux-mmes, spontanment, naturellement. Dans l'univers du sionisme c'est au contraire l'Etat juif qui, par dessus la tte des individus atomiss, dfinit "qui est juif', c'est--dire surtout "qui n'est pas juif', qui est exclu du privilge juif, de la garantie nationale juive d'tre intgr au processus de production.

    Rien voir toutefois avec la garantie communautaire d'entraide qui unissait les juifs au sein de la communaut traditionnelle. Le sionisme n'est pas en effet la continua-tion de la communaut mais sa liquidation historique.

    Autrefois, la communaut traditionnelle, commu-naut d-territorialise, vivait son unit par del les frontires gographiques. Les communauts juives d'Europe restaient en liaison permanente, avec un senti-ment d'appartenance fraternelle. Lorsque, par exemple, un juif du Maroc rendait visite ses frres de Pologne, il tait assur d'une hospitalit entire, gratuite.

    Contrairement aux apparences idologiques, le sio-nisme n'est pas fond sur un tel principe communau-taire. La finalit historique du sionisme socialiste a t l'intgration d'une fraction du proltariat mondial la civilisation du capital, laquelle est l'oppos de toute

    communaut humaine. Historiquement, il n'a offert cette garantie d'intgration qu' une catgorie de pro-ltaires - les juifs d'Europe orientale. Il a vis lui garantir, par l'dification d'une nation en Palestine, un niveau de salaire europen. Grce au bouclier protec-teur de la nation, il a offert ceux qui avaient immi-gr en Palestine, une position fortifie au sein de la concurrence mondiale.

    Telle a t, nous l'avons vu, la finalit de la politique du "travail juif' mise en oeuvre par le sionisme socialiste. Cette politique a entran le renversement du sionisme colonial et l'exclusion des Palestiniens hors de l'conomie (pr-) nationale juive, prlude l'expulsion de leur terre.

    Les proltaires juifs ont ainsi t placs l'abri de la concurrence de cette force de travail non qualifie et bas prix ( prix "colonial"). Ce quoi on ne se serait tou-tefois pas attendu, priori, est que cette politique du "travail juif', antipalestinienne devint aussi antispha-rade, frappant d'une manire, en apparence paradoxale, les juifs orientaux et montrant bien ainsi, comme nous allons le voir, que l'dification de la nation juive tait la ngation de toute communaut juive relle.

    * Trs tt, l'entreprise sioniste avait suscit un large cho dans les communauts juives spharades, trs tra-ditionnelles, du Ymen et, dans une moindre mesure, d'Mrique du Nord. Dans ces communauts encore trs vivaces au dbut du sicle (parce que le capital colonial n'avait pas encore eu le temps de substituer sa "civilisa-tion" la socit pr-capitaliste), le gros de la popula-tion vivait trs pauvrement du petit colportage, du petit artisanat ou d'une agriculture traditionnelle. La pntration du capital et la gnralisation de l'conomie montaire avaient toutefois commenc mettre ces acti-virs en crise, menaant les fondements de la reproduc-tion des communauts. Les juifs, comme les popula-tions arabes qui les environnaient, allaient tre contraints par le systme d'exploitation colonial de vendre leur force de travail, de se proltariser. La com-munaut, forme de vie communautaire prcapitaliste, tait historiquement menace de dstructuration.

    En 1880, la menace se fit plus prcise pour les juifs ymnites quand l'empire Ottoman dcida d'occuper militairement le Ymen. Ecras par la dette financire qui l'assujettissait aux puissances coloniales euro-pennes, l'empire en faisait en effet supporter tout le poids par les populations qu'il dominait, notamment par les moins protgs comme les communauts juives. Il ouvrait par ailleurs tout grand ses territoires aux investissements destructurants du capital europen. Ce fut donc un tournant inquitant de leur histoire que les juifs du Ymen reurent l'cho de l'entreprise sio-niste de reconstruction d'une nation juive en Palestine.

    La communaut juive du Ymen, comme toutes les communauts spharades traditionnelles, ancrait sa cohsion dans une foi religieuse ardente qui tait cen-tre sur l'esprance messianique en un retour de la dia-spora en terre d'Isral. Aussi la nouvelle de l'entreprise palestinienne ne pouvait-elle que susciter une intense motion dans la communaut et tre interprte comme l'avnement des temps messianiques.

    Elle fut donc la premire communaut spharade se mobiliser massivement en faveur du sionisme. Entre 1881 et 1918, ce furent 40 000 juifs ymnites qui mi-grrent en Palestine et, pour les premiers milliers, avec une spontanit totale, avant mme la cration d'une section ymnite de l'Organisation sioniste mondiale.

    16 LE BRISE-GLACE ETE 1990

  • Cette adhsion massive s'expliquait par l'espoir de sauvegarder la communaut menace en la transplan-tant en Palestine. Il est vident que cet espoir tait tota-lement dnu de fondement puisque le sionisme, loin d garantir la sauvegarde de la communaut, tait l'agent de sa dissolution dans la civilisation du capital.

    Ds qu'ils se furent empars de la direction politique de l'Organisation sioniste mondiale, en 1904, les partis sionistes socialistes encouragrent l'immigration des juifs ymnites. A cette date, les immigrants d'Europe orien-tale n'taient pas encore assez nombreux en Palestine pour bouleverser la structure coloniale de l'conomie juive. Ils ne constituaient pas une base de proltaires suf-fisamment forte pour imposer la politique du travail juif. Les planteurs juifs (les Boazim) continurent donc rechercher un profit maximum immdiat en employant des fellahs palestiniens au lieu de rpondre aux impratifs long terme de l'dification d'une nation juive.

    Pour prserver les chances futures de cette difica-tion, les sionistes socialistes comprirent l'intrt de faire venir en Palestine une main-d'uvre juive qui satisfasse les intrts immdiats des colons, tout en permettant un dbut d'application du principe du travail juif et de l'exclusion du peuple palestinien. Or, les immigrs du Ymen offraient un "profil" quasi identique celui des paysans palestiniens : celui d'une force de travail non qualifie, originaire d'aires sociales "arrires", coloni-ses et laquelle on pouvait imposer des salaires mis-rables. Ils prsentaient donc le double avantage d'tre juifs et exploitables la coloniale ... comme des Arabes!

    En outre, il tait plus ais, au nom de l'union des juifs et de l'dification d'une nation juive, d'imposer ce type d'exploitation des hommes remplis d'illusions et d'esprance messianique qu' des paysans palestiniens rcemment spolis de leurs terres. Les juifs ymnites qui taient venus en Palestine pour sauvegarder leur communaut se retrouvrent ainsi crass sous une exploitation brutale et mprisante, organise par d'autres juifs, venus d'Europe orientale, qu'ils avaient pris pour leurs frres. Leur dsenchantement provoqua le retour de nombre d'entre eux au Ymen avant 1914. L'un d'eux' 1' dcrivit la cruelle ralit anticommunau-taire de l'entreprise sioniste :

    "Si, ici, au Ymen, c'est l'exil, alors, en Eretz Isral, c'est l'exil intrieur. Si, ici, c'est l'exil au sein des nations, alors, l-bas, c'est l'exil en Isral."

    Le sionisme fut non seulement la prolongation de l'exil des juifs, il en fut aussi la radicalisation. Dans l'"exil au sein des nations", en effet, la communaut pou-vait malgr tout se maintenir et s'affirmer comme telle (du moins pour un juif ymnite traditionnel en 1914). Dans la Palestine sioniste, au contraire, le juif exploite frocement le juif : c'est bien l'exil intrieur. Le sionisme, produit du capitalisme, ralise la fin de la communaut.

    L'aspect anticommunautaire et antispharade du sio-nisme "rel" s'accentua quand les proltaires juifs venus d'Europe orientale commencrent constituer une masse importante en Palestine, surtout partir de 191 O. (A la veille de la guerre de 1914, ils taient une trentaine de mille sur un total de 100 000 personnes environ). Le Mouvement sioniste socialiste possdait dsormais la base ncessaire pour dtruire la structure coloniale du Yichouv en cartant impitoyablement tout ceux qui concurrenaient le travail juif "ashknaze" : Arabes ou juifs orientaux.

    En 1910, les juifs ymnites sont brutalement expul-ss de la rgion du lac de Tibriade par les "pionniers" ashknaze. En 1912, la direction sioniste-socialiste

    dcide de stopper totalement l'immigration du Ymen qui connaissait un dveloppement continu : "Schmuel Yavnili, le dlgu sioniste charg d'organiser l'immi-gration du Ymen reut un tlgramme des dirigeants sionistes locaux de Palestine lui enjoignant de faire ces-ser l'immigration. La raison de ce changement d'attitude de la part des dirigeants sionistes provenait de l'hostilit des pionniers sionistes l'gard de l' immigraption du Ymen, qui craignaient que leur arrive sur le march du travail ne provoque la baisse du salaire juif2l."

    Jusqu' l'indpendance de l'Etat d'Isral en 1948, les juifs ymnites furent systmatiquement exclus par la histadrout, le syndicat des travailleurs "juifs", du dve-loppement de l'conomie sioniste et confins dans un statut de sous-proltariat, mpris par le reste du Yichouv. Les masses spharades du reste de l'Orient, qui prsentaient le mme profil que les juifs ymnites, furent pareillement exclues de l'dification nationale. Ainsi, en 1926, un dirigeant sioniste de France en tour-ne de propagande au Maroc dclara :

    "Soyez tranquilles, juifs du Maroc, on ne vous demande pas d'aller en Palestine : la grande qestion du sio-nisme n'est pas de peupler la Palestine, mais de soutenir et de maintenir les juifs qui y sont dj et ceux, infini-ment plus nombreux qui, depuis tant d'annes en Europe orientale, dsirent s'y rendre13)."

    On ne peut tre plus clair. Avec une navet confon-dante, l'orateur rvle l'objectif vritable du sionisme socialiste : imposer l'exclusivit du "privilge" national aux seuls proltaires ashknazes. Tout comme la poli-tique du travail juif a prpar l'expulsion des Arabes palestiniens de leur terre, elle a produit la marginalisa-rion des spharades dans la socit isralienne. Cette expulsion et cette marginalisation sont les deux facettes d'une mme politique d'exclusion et de destructuration des communauts traditionnelles.

    Aprs l'indpendance, le jeune Etat d'Isral a certes largement ouvert ses portes aux vagues d'immigration spharades d'Afrique et d'Asie au cours des annes cin-quante et soixante. Il ne pouvait d'ailleurs en aller autrement. La communaut proltarise d'Europe cen-trale ayant t extermine par les Nazis, Isral ne pou-vait esprer dvelopper autrement sa population ( pour rsister, entre autres, l'hostilit du monde arabe). La politique de priorit au travail juif ashknaze, mene par le Yichouv sioniste socialiste avant 1948, avait toutefois suffisamment prpar le cadre social dans lequel se ferait leur implantation en Isral.

    Cette politique a contribu ce que les statuts domi-nants de la socit isralienne soient rservs aux ashk-nazes et leur descendants : la bourgeoisie, l'aristocratie ouvrire et leurs lites politiques seront presqu'exclusi-vement ashknazes : la main-d'uvre sur laquelle repose l'essentiel de l'exploitation capitaliste, sera spharade.

    Le sionisme a ainsi accouch d'une division ethnique qui a dfinitivement sonn le glas du mythe d'une socit galitaire qui animait les premiers pionniers.

    Dans les annes cinquante, les autres communauts spharades d'Asie et d'Mrique du Nord ( l'exception de l'Algrie) se retrouvrent dans une situation historique analogue celle de la communaut ymnite du dbut du sicle. La dcolonisation, qui ouvrait ces rgions une pntration plus profonde du mode de production capitaliste, sapait le mode de vie traditionnel de ces communauts. Leur imaginaire religieux les encouragea alors reconnatre dans la naissance d'Isral le rendez-vous messianique attendu, l'vnement miraculeux qui allait permettre de sauvegarder en Isral leur mode de

    LE BRISE-GLACE T 1990 17

  • vie menac. Ils commettaient la mme erreur tragique que leurs frres ymnites cinquante ans plus tt !

    Avec les "Vagues d'immigration spharades des annes 1950-60, le sionisme aoorda sa dernire phase historique en tant que mouvement social de masse. C'est en effet par m'zab, par mellah, par villages entiers, qu'un million de personnes vinrent s'intaller en Isral. Ce raz de mare spharade n'alla pas sans susciter une certaine crainte, parfois mme la panique au sein de la socit ashknaze contrainte de l'absorber. Dbarquant Hafa, les spha-rades avaient en effet conserv des murs et une sensibi-lit communautaires, une culture tribale et patriarcale. Ce n'taient point encore des individus atomiss, asepti-ss. Or cette vitalit communautaire tait fondamentale-ment incompatible avec les principes de la civilisation du capital dont le sionisme et la socit isralienne s'taient faits les hrauts. Les spharades n'avaient pas encore int-rioris l'ordre de l'Etat et du travail salari, la loi impi-toyable et fratricide de la concurrence. Leur irruption en masse dans la jeune socit isralienne encore fragile ris-quait de provoquer une collision entre deux univers, met-tant en danger l'ordre social capitaliste.

    C'est pourquoi l'establishment sioniste s'employa d'entre de jeu broyer systmatiquement leur cohsion communautaire. Il s'attacha d'abord rabaisser les spha-rades, faire en sone qu'ils aient honte de leur culture communautaire, qu'ils rasent les murs de la socit isra-lienne, qu'ils se sentent marginaux et n'osent plus mettre leurs valeurs en avant. On vit alors surgir des profondeurs de la socit ashknaze un mouvement discriminatoire fait d'un mpris, d'un vritable racisme qui laisse son-geur quand on sait qu'il provenait d'anciennes victimes du nazisme. Qu'on en juge par cet article publi en 1949 dans un grand quotidien isralien sous ce titre vocateur, "La vrit sur le matriel humain" :

    "Une srieuse et menaante question est pose par l'immi-gration d'Afrique du Nord. C'est l'immigration d'une race que nous n'avons pas encore connue dans ce pays. ( ... )C'est l un peuple dont le primitivisme atteint le plus haut som-met. ( ... )Rien n'est en sret en face de cet lment asocial, et aucune serrure ne peut lui rsister (. .. ) Mais au-del de tout cela, il y a un facteur de base non moins srieux, savoir le manque de toutes les conditions pralables pour l'ajustement la vie du pays, et tout d'abord, une paresse chronique, une haine du travail. Tous, presque sans excep-tion, manque de la moindre aptitude et sont bien sr sans le sou.( ... ) Et tous veulent s'installer 'en ville'. Que faire d'eux, par consquent, et comment les absorber? Certainement, tous les juifs ont le droit d'immigrer, pas moins que d'autres, mais si cela ne se fait pas en fonction de nos capaci-ts d'absorbtion, c'est eux qui nous absorberont." Le sionisme exprimait ici comme dans un lapsus sa

    vrit non dite: le sionisme c'est la mort de la com-munaut juive. Aussi tait-il naturel qu dans les moments d'oubli remontt la surface une pense typi-quement raciste l'encontre de ce qui survivait de cette communaut chez les spharades.

    Outre l'angoisse qu'il traduit, l'article exprimait les questions stratgiques qui se posaient la socit ashk-naze. La rponse qu'on leur trouva fut le plan d'intgra-tion des spharades. Jusqu' l'aube des annes s_oixante-dix, l'Etat organisa l'intgration en interdisant pratiquement aux spharades l'accs aux grandes villes. Ces derniers furent dirigs d'office dans les zones arides de dveloppement de Galile et du Nguev. Aux agri-culteurs, l'Etat attribua des parcelles individuelles dont ils devinrent propritaires afin de briser la cohsion

    communautaire des familles tribales. Pendant les annes cinquante et soixante, leur atomi-

    sation et leur marginalisation furent ralises par une politique de logements prcaires et un chmage end-mique, avec son cortge de misre, de concurrence fra-tricide, de prostitution et de dsesprance. Cette poli-tique mene par un Etat "ashknaze" suscita priodiquement des mouvements de rvolte spharades, dont le dernier, caractristique, fut le mouvement des "Panthres noires" en 1973.

    Aujourd'hui, les spharades constituent la grande masse du proltariat isralien, occupant l'essentiel des emplois non qualifis dans l'industrie et le tertiaire. Pour se "venger" du tort infme de la proltarisation que leur a fait subir le sionisme socialiste, les spha-rades votent pour le parti de la droite isralienne, le Likoud, plutt que pour les partis "ouvriers"- vote de ressentiment mais vote born (comme tout vote) puisqu'il ne veut pas voir que le Likoud est un des par-tis de l'establishment ashknaze.

    L'cart entre le revenu moyen des ashknazes et des spharades continuer se creuser, quoique dans des pro-portions moindres que par le pass. Pour tenter de main-tenir la cohsion dela nation juive, le capital isralien pr-fre en effet dsormais faire peser la surexploitation salarie non plus sur les spharades mais sur les 100 000 ouvriers arabes palestiniens de Cisjordanie et de Gaza qui, quotidiennement, traversent la frontire pour venir tra-vailler en Isral dans des conditions de grande prcarit. (C'est entre autres pour conserver le bnfice social de cette surexploitation que l'Etat d'Isral entend maintenir l'occupation militaire de la Cisjordanie et de Gaza.)

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    Notre analyse de l'histoire du sionisme tmoigne tra-giquement du fait qu'il ne peut y avoir d'mancipation humaine dans les conditions inhumaines de la civilisa-tion capitaliste. L'mancipation sioniste des juifs a abouti, d'une pan, la destruction de tout ce qui faisait leur richesse humaine : leur communaut. Elle n'a conduit, d'autre pan, qu'au transfert de l'exclusion structurelle de la communaut proltarise d'Europe orientale sur le peuple palestinien et, notamment, sur la communaut qui s'est forge dans les multiples camps de rfugis dissmins autour d'Isral.

    Dans cette communaut, les Palestiniens sont des sans-rserves privs de toute possibilit de s'intgrer au systme de production des socits environnantes, comme l'taient leurs frres juifs d'Europe orientale au dbut de ce sicle. Aussi cette communaut est-elle un vivier de proltaires internationaux au Proche Orient et dans le monde arabe. Les Palestiniens vont en effet cher-cher dans l'migration la possibilit de vendre leur force de travail. Ils se retrouvent ainsi employs en nombre comme ouvriers dans les pays producteurs de ptrole.

    La communaut palestinienne, ralit internationale, peut donc constituer un vecteur important d'une rvo-lution internationale au Moyen Orient tout comme les proltaires juifs avaient vhicul la figure du proltariat international en Europe.

    On a dj vu durant les annes 70 comment la pres-sion sociale subversive de centaines de milliers de sans-rserves palestiniens avait provoqu la dsintgration de l'Etat libanais, rendant ncessaire du point de vue capita-liste les interventions militaires coordonnes des grandes puissances, d'Isral et de la Syrie pour rtablir l'ordre.

    Les Etats arabes entretiennent l'O.L.P. pour qu'elle leur serve tant bien que mal d'cran protecteur, en

    18 LE BRISE-GLACE ETE 1990

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