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Le complot des ayatollahsexcerpts.numilog.com/books/9782707118172.pdf · suis souvenu d'une réponse de Bani Sadr à un de mes confrères journalistes l'interrogeant sur la politique

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  • cahiers libres

  • Nous remercions Zahra Bani Sadr et Ahmad Salamatian de leur précieuse collaboration.

  • Abol Hassan Bani Sadr

    Le complot des ayatollahs

    Propos recueillis par Jean-Charles Deniau

    ÉDITIONS LA DÉCOUVERTE 1, place Paul-Painlevé

    PARIS V 1989

  • Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d'envoyer vos nom et adresse aux Editions La Découverte, 1, place Paul-Painlevé, 75005 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin trimestriel À La Découverte.

    © Editions La Découverte, Paris, 1989 ISBN 2-7071-1596-7

  • « La liberté des idées est nécessaire à la vérité alors que la terreur tue. »

    Rabindranàth TAGORE.

  • A v a n t - p r o p o s

    Le jour même du cessez-le-feu entre l'Iran et l'Irak, je me suis souvenu d'une réponse de Bani Sadr à un de mes confrères journalistes l'interrogeant sur la politique des ayatollahs : « Je suis un patriote et je ne dirai rien sur la situation intérieure de l'Iran tant que le conflit ne sera pas résolu. » Cette terrible guerre allait prendre fin et aussitôt je téléphonai au président iranien en exil. « Je n'ai qu'une parole, je peux maintenant parler, venez ! » Ainsi, tous les après-midi de septembre et d'octobre 1988, je me suis rendu chez Bani Sadr afin de l'interroger et de l'enregistrer. Très méthodiquement nous abordions chaque jour un thème défini la veille au soir et qu'il préparait le matin avec sa fille.

    Plus de cinquante cassettes d'enregistrement ont été nécessaires à l'élaboration de cet ouvrage dont, d'un commun accord, nous avons délibérément gommé les questions afin d'en rendre la lecture plus agréable et le témoignage plus fort. Pas une seule fois Bani Sadr n'a été exaspéré par ma curiosité ou mes remarques spontanées. Il a toujours répondu à mes questions. J'ai mis par écrit tout ce qu'il m'a dit en triant quelque peu afin de dégager les temps forts de nos conversations. J'espère que ce livre bien singulier dans sa

  • conception et sa réalisation fera réfléchir le lecteur et l'incitera à se documenter avant de juger tel ou tel événement, telle ou telle personnalité.

    Ce livre nous fait franchir la porte de bien des lieux sur lesquels plane un pesant mystère : les maisons de Khomeyni (en Iran, à Neauphle-le-Château ou à Qom), la salle du Conseil des ministres, le staff de l'état-major militaire, etc., et nous montre, au jour le jour, la réalité politique d'une révolution qui a fait couler beaucoup d'encre et encore plus de sang : la révolution iranienne.

    Jean-Charles Deniau

  • 1

    U n r é g i m e q u i se c h e r c h e

    Dès les premiers jours de la révolution, lorsque Khomeyni a mis le pied sur le sol iranien, deux dangers sont simultanément apparus : à l'intérieur du pays, le despotisme et, à l'extérieur, la guerre.

    En ce qui concerne le despotisme, j'avais commencé à l'évoquer bien avant de rentrer en Iran, ici à Paris. Lorsque nous préparions la révolution avec Khomeyni, j'ai rédigé dix- neuf propositions concernant le régime que nous voulions établir. Deux d'entre elles traitaient des mesures à prendre pour éviter une possible dictature religieuse dominée par les mollahs. C'est à partir de ces dix-neuf propositions que l'imam, installé à Neauphle-le-Château, répondait aux journalistes selon un système très au point. Les journalistes rédigeaient au préalable les questions qu'ils voulaient lui poser et une commission dont je faisais partie préparait les réponses que Khomeyni répétait scrupuleusement.

    Pendant des mois, il a reçu des journalistes venant de tous les continents. Pour dissiper les craintes, il affirmait que les mollahs n'interviendraient pas dans les affaires de l'État. Devant le monde entier, il s'y est engagé avec moi.

    A Paris, il ne pensait pas pouvoir renverser le chah. Deux,

  • trois fois par semaine, je le rassurais en lui disant que le chah allait quitter le pouvoir. Il faut l'imaginer comme un chef déraciné, un pape en dehors du Vatican. Il n'était pas sûr de lui, c'est pourquoi il répétait ce qu'on lui disait. Il s'était engagé à respecter l'islam pur, un islam qui enseigne, entre de multiples principes, l'indépendance, la démocratie et la tolérance.

    Les journalistes interrogeaient Khomeyni : « Quel est votre mode de référence ? Quel est votre modèle ? Qu'est-ce qu'un État islamique? » Nous avions beaucoup réfléchi aux réponses. A quelle période de notre histoire nous référer : les califes Abassides ? Les Umayyades ou les quatre premiers califes ? Il fallait élaborer une idéologie qui mérite une révolution car remplacer une dictature par une autre, même aux couleurs de l'islam, ne valait pas la peine, nous en étions tous persuadés.

    On a travaillé très minutieusement et on a préparé des réponses très réfléchies. Nous avons pris pour référence la période du Prophète où les valeurs de base reposent sur l'égalité entre les hommes, ce qui suppose un fonctionnement démocratique et une participation du peuple aux affaires de l'État dans un système républicain.

    Ce sont les principes du Prophète. Dès notre retour en Iran, le premier slogan a été « Créons partout des conseils ».

    Khomeyni a brisé son engagement, il n'y a aucun doute. Il dit aujourd'hui : « A Paris, j'ai trouvé opportun de dire ce que j'ai dit. En Iran, je trouve opportun de le nier, je le nie tout franchement. »

    C'est pourtant avec ce discours de liberté qu'il a fait la révolution.

    A Téhéran, s'est vite dessinée une tendance très forte en faveur de la dictature des mollahs. Tous les facteurs étaient donc réunis pour qu'une guerre intérieure éclate rapidement. Je n'étais pas fataliste et j'imaginais qu'il était possible d'éviter cette dérive.

    Un clivage s'est créé parmi les dirigeants du nouveau régime. D'un côté, ceux qui avaient pour objectif non déclaré de reconstruire le despotisme et ceux dont je faisais partie, qui luttaient contre.

    Pendant longtemps, personne n'a voulu parler de guerre extérieure, surtout pas les mollahs. Quand on évoquait ce

  • danger, ils disaient que nous voulions dévier l'opinion publique. Pour eux, tous les problèmes étaient internes. Quelques mois seulement avant l'attaque irakienne, lorsque j'ai présenté à Khomeyni des informations faisant état de concentrations de troupes, il m'a dit que les militaires exagéraient pour empêcher le contrôle de l'armée par les mollahs.

    Trois tendances se sont donc opposées : la nôtre, qui voyait le danger de guerre comme bien réel ; celle des mollahs, qui le niait totalement ; enfin, celle des gauchistes, pour qui la guerre était une nécessité. La révolution sans la guerre était inimaginable mais ils ne prévoyaient qu'une guerre civile qui permettrait, comme en Russie en 1917, de passer d'une première révolution à la deuxième.

    Il est devenu rapidement évident que le pouvoir islamique ne s'établirait pas aisément. Il fallait d'abord faire oublier au peuple le discours de la révolution qui l'avait mobilisé.

    C'est là que le rôle de Khomeyni devient important. Comment remplacer le discours de Paris par un discours de pouvoir islamique ? Il a cherché un bouc émissaire, un satan, il l 'a trouvé dans les États-Unis. A partir de l'affaire des otages, ce grand Satan permettait de briser toute résistance à la montée de nouveaux pouvoirs.

    Il ne lui a pas été difficile de discréditer les intellectuels, tous plus ou moins liés aux États-Unis, puis il a entamé une guerre d'usure vis-à-vis des cadres et des mollahs. Des hommes de Khomeyni étaient envoyés avec des gourdins pour frapper les mollahs récalcitrants. Il est même arrivé que certains soient conduits à Qom en résidence surveillée. Le terrorisme s'est installé sous toutes ses formes : assassinats, exécutions dans les rues, intimidations. Les groupes d'opposants armés n'étaient plus une mauvaise chose, ils permettaient de justifier le recours à la violence. Nous sommes alors entrés dans l'ère des provocations et c'est comme cela que la dynamique du pouvoir des mollahs s'est mise en route. D'où une contradiction flagrante entre la conscience du peuple enrichie par la révolution et les objectifs rétrogrades des religieux avides de pouvoir absolu.

    Le seul moyen pour repousser ces périls était de lancer une campagne d'explication. J'ai donc organisé des meetings et même des cours à l'Université où j'expliquais à des centaines

  • de participants les principes de liberté, d'indépendance et de démocratie à l'origine de la révolution.

    Nous avons créé des groupes de recherche réunissant au total trois mille universitaires pour étudier les problèmes de la société. Tout ce qui a été réalisé ensuite en Iran dans le secteur économique a été imaginé à ce moment-là, même si nos moyens étaient faibles car nous étions peu nombreux. Nous n'avions pas les cadres nécessaires pour créer une démocratie, c'est ce qui explique en partie la dictature des mollahs. Le peuple nous suivait, mais au niveau des intellectuels, nous étions une toute petite minorité car les intellectuels marxistes partageaient les mêmes tendances totalitaires que les mollahs. Aujourd'hui, certains marxistes sont pour la liberté mais à l'époque, ce n'était pas le cas. En revanche, un certain nombre de royalistes étaient passés le plus simplement du monde d'une dictature à l'autre.

    Des deux côtés, donc, on s'organisait. Dès le deuxième mois de notre arrivée en Iran, j 'ai réuni des intellectuels de gauche et libéraux, pour leur tenir le discours suivant: « Abandonnez ces idées absurdes de deuxième révolution. La lutte ne peut pas avoir pour seul objectif le pouvoir. C'est une idée marxiste rétrograde. La lutte doit avoir pour objectif la liberté. Faisons front commun pour la construire et laissons à la génération suivante le reste. Nous avons fait une révolution, nous allons la mettre en œuvre, laissons aux autres le soin d'aller plus loin. Une seule génération ne peut à elle seule réaliser le paradis. »

    Deux intellectuels seulement ont répondu favorablement : l 'un est maintenant parmi les totalitaires, l'autre est en prison. Tous les autres s'imaginaient que, sans cadres, les mollahs ne pourraient pas gouverner. La thèse du parti Toudeh a induit tout le monde en erreur : elle soutenait que les mollahs s'engageraient dans un processus de développement et donc qu'ils auraient besoin de cadres. Personne n 'a pensé un instant qu'ils se moqueraient totalement du développement, car la finalité de leur existence étant le martyre, ils n'avaient besoin ni de techniciens, ni d'universitaires, ni d'intellectuels. Ils étaient complètement insensibles à la fuite des cerveaux. Khomeyni a dit un jour : « Au diable les intellectuels, on n'a pas besoin de vous, partez. » Partez, on n 'a pas besoin de construire des

  • barrages, des usines, des hôpitaux, des écoles car en fait le but du régime consiste à enseigner aux gens comment mourir. Pour cela, il faut seulement organiser la violence.

    Un islam bien curieux

    Pour comprendre la mentalité des mollahs, il faut savoir que leur enseignement s'inspire de la philosophie grecque d'Aristote et de Platon agrémentée de la scolastique catholique du Moyen Age. C'est la base même de leur enseignement, excepté pour les jeunes mollahs dont les prises de position en ma faveur, à propos de liberté et de progrès, ont souvent effrayé Khomeyni. Ils signaient des pétitions me demandant de les libérer de l'emprise de ces mollahs qui enseignaient l'anti-islam. Ils souhaitaient apprendre le Coran sur d'autres principes avec de nouveaux professeurs. Ils pensaient comme moi que l'islam est un levier pour s'éman- ciper du poids du pouvoir tandis que l'éducation religieuse officielle enseigne surtout la différence entre bon et mauvais pouvoir. Khomeyni, Rafsandjani et les autres sont imprégnés de cette pensée rétrograde fondée entre autres choses sur une prédestination permettant le totalitarisme.

    Le coup de l'ambassade des États-Unis entrait donc tout à fait dans la démarche de Khomeyni qui polarisait ainsi l'hostilité vers l'extérieur. Il a donné une grande ampleur à l'événement au point de le présenter comme une deuxième révolution, plus importante que la première. Comment peut- on imaginer que la prise d'une ambassade soit plus importante qu'une révolution qui a mis en mouvement un peuple entier ! Khomeyni savait qu'en agissant de cette manière il s'ouvrait des perspectives jusque-là inimaginables. L'idée d'État religieux a pu faire son chemin à partir de ce moment. Il a compris aussi qu'il lui était désormais possible de faire taire les gens à sa guise en laissant planer sur eux l'accusation de pro-américanisme. Sa tâche était facilitée par les documents compromettants que renfermaient les bureaux de l'ambassade américaine. Le bruit courait qu'un grand nombre de responsables étaient visés. C'était vrai. Ils ont réuni les documents en plus de soixante volumes, mais par

  • le plus grand des hasards, ils ont oublié d'en publier certains ! Cette ambiance permettait de justifier la violence interne.

    La propagande rabâchait sans cesse que notre société, victime de deux siècles de domination par un Occident pourri qui n 'a su exporter vers elle que des antivaleurs, des débauches, des corruptions sexuelles, ne peut intégrer les valeurs islamiques sans une crise. Pourquoi donc avoir peur d'une crise ? Au contraire, il en faut une non seulement en Iran, mais si c'est possible à l'échelle mondiale.

    Si l'Iran brûle tant pis, en revanche on peut créer les conditions nécessaires pour appliquer l'islam dans toute la région.

    Pour la jeunesse oisive, l'islam de cœur, l'islam spirituel, humaniste devenait l'islam combattant, violent, matérialiste. La révolution qui s'est faite par l'esprit se construit maintenant à l'aide de gourdins et de fusils. Il fallait donc adapter l'idéologie à ce nouveau processus.

    A partir de ce moment-là, le discours est devenu tout à fait ambigu. Les mollahs prétendaient pourtant qu'il s'agissait bien du même islam que celui prêché par Khomeyni à Paris. D'ailleurs, depuis cette époque, il n 'a jamais donné une définition précise de l'islam. Pendant la période prérévolutionnaire de la chute du chah, on sait ce que renferme l'islam de Khomeyni; après, on nage dans des concepts nébuleux à géométrie variable. Le taux d'ambiguïté du discours nous renseigne sur l'état du régime et son évolution. Dans la guerre, par exemple, dès qu'ils ont perdu toute chance de victoire, leur discours est devenu de plus en plus équivoque. On ne sait jamais s'ils penchent vers la paix ou le renforcement de la guerre. C'était la même chose avec l'islam, mais il faut reconnaître que l'idée de crise a permis de tromper une partie de la population. En lisant tous les discours entre la prise de l'ambassade et le début de la guerre Iran-Irak, on s'aperçoit que deux tendances idéologiques s'affrontent : une qui essaie de clarifier le contenu du Coran, l'autre qui essaie de l'assombrir.

    Ces deux tendances idéologiques se sont concrétisées à propos de l'exportation de la révolution. Je conçois l'exportation de la révolution comme un modèle, comme une référence à un islam humaniste que les autres pays musulmans peuvent choisir de prendre en exemple. La

  • tendance des mollahs est à l'opposé de cette conception. L'exportation de la révolution est pour eux un moyen idéal de propager la guerre. Ils ont mieux réussi que moi. La raison en est simple. Il faut remonter dans l'histoire pour comprendre que notre peuple, méprisé, asservi par l'extérieur pendant des siècles a vu enfin arriver le temps de la revanche. Prendre en main sa destinée, assurer le développement matériel et intellectuel de la société nécessite beaucoup de temps et d'incertitudes; en revanche, la force seule est nécessaire pour imposer sa domination sur les autres. Ces slogans de lutte totale et d'exportation de la révolution se sont concrétisés dans le parti de la République islamique, qui est devenu la base de leur régime. Ils ont aussi créé des comités et une flopée d'organismes dits révolutionnaires pour prendre en main les luttes dans les centres urbains. La plupart ont été créés à l'initiative des mollahs sous le gouvernement Bazargan. Celui-ci d'ailleurs refusait catégoriquement l'exportation de la révolution et les changements structurels. Pour le premier chef du gouvernement de la République islamique, nommé par Khomeyni, la révolution, c'était à l'évidence déjà trop.

    Par lutte totale, les mollahs entendaient guerre sainte, djihad. Voilà un autre sujet important de controverse avec les religieux. Ils parlaient de guerre sainte, comme si l'islam permettait de faire la guerre pour libérer les autres. Ils faisaient semblant d'ignorer que, chez les chiites, la guerre est interdite sauf si le douzième imam, celui qui est absent, revient sur terre. En son absence, aucun peuple musulman ne peut lancer une guerre d'agression ; il est seulement permis d'entreprendre des guerres défensives.

    J'ai eu beaucoup de discussions à ce sujet avec les mollahs. Je disais que le Coran interdit d'utiliser la violence pour imposer une idée aux autres : il est explicite à ce sujet. Le Prophète n 'a jamais pris l'initiative d'une seule guerre. Le problème, c'est que toute révolution commence ou se termine par un bain de sang. Il est inimaginable que le Prophète n'ait pas trouvé une solution à ce dilemme. Le Coran enseigne donc comment éviter aux non-croyants de commencer une guerre et si le croyant ne réussit pas à l'empêcher, comment faire pour qu'elle ne dure pas.

    Beaucoup de mollahs ne connaissent pas l'étude du Coran

  • comme « méthode », qui est la traduction littérale du mot. Ils ignorent les recommandations du Prophète car très curieusement l'école théologique n'est pas fondée sur le Coran lui-même, mais sur la tradition et sur ce qui est dit à propos du livre saint.

    Nous avons souvent abordé ce problème de guerre sainte au Conseil de la Révolution avec Khomeyni. Un jour, en riant, je lui ai dit devant son fils : « Vous aimez trop la force ! » Il a répondu : « Bien sûr, elle est nécessaire. Avec votre théorie de non-violence, il est impossible de résoudre les problèmes urgents. » Ces propos tenus en privé ne comptaient pas, ce qui importait, c'était sa justification publique de la violence. Il répétait toujours la même chose : « Ce que dit Bani Sadr est excellent, mais c'est pour le long terme. Pour l'immédiat, on n 'a pas le temps de prêcher la non-violence. »

    Les préceptes du Prophète n'enseignent pas la recherche du sacrifice, de la mort; au contraire, ils apprennent comment éviter la soumission, comment vivre libre, indépendant, respecté. La force est l'arme ultime, une sorte de médicament lorsque autrui cherche à vous imposer sa puissance. Je répétais sans cesse à Khomeyni : « Vous croyez à la force, vous n'êtes donc pas un homme de résistance. Dès que vous possédez la force, vous l'appliquez pour détruire. Mais si l'autre est plus fort que vous, vous vous soumettez. »

    Sur ce plan, nous avons marqué des points car la jeunesse a compris très vite que la théorie de la force allait précipiter le pays dans les ténèbres. S'il n'y avait pas eu la guerre, nous étions totalement gagnants. Même avec Khomeyni, les mollahs n'auraient pas pu imposer leur dictature.

    Ils avaient à leur disposition la radio, les journaux, la prière du vendredi. Nous, nous étions privés de tout cela, nous n'avions qu'un journal, Enghelab Eslami, et nous avons réussi à les balayer au niveau de l'opinion publique. La preuve, c'est qu'ils ont dû faire un coup d'État pour m'éliminer. S'ils avaient été gagnants dans l'opinion, ils n'auraient pas eu besoin de réprimer mes partisans comme ils l'ont fait après mon départ.

    Dès le début des tensions avec notre voisin irakien, le discours sur l'exportation de la révolution s'est modifié pour devenir l'exportation de la crise. Nous ne devions plus nous

  • contenter de changer les autres peuples en faisant participer nos révolutionnaires à leur lutte, nous devions leur imposer notre crise avec ses corollaires, terrorisme, prise d'otages, etc.

    Une société sous tutelle

    Rafsandjani, Behechti, Khomeyni ont alors élaboré deux théories politiques qui annonçaient leur mainmise sur le pouvoir. Au niveau des mollahs d'abord, ils ont préconisé une organisation calquée sur celle de l'Église catholique. Il faut un pape, des cardinaux, des évêques. Il n'y avait pas chez nous de hiérarchie proprement dite.

    Au niveau de l'administration du nouveau régime, leur théorie recommandait de se débarrasser de tout ce qui subsistait de l'époque du chah. Ils proposaient des changements de structures pour empêcher un coup d'État comme celui qui a eu lieu contre Mossadegh. Ils voulaient donc créer des comités de vigilance composés de trois personnes: un gardien de la Révolution, un membre des tribunaux révolutionnaires et un membre des comités révolutionnaires (la police des mollahs). L'objectif était, entre autres choses, de dominer d'abord l'armée puis de la liquider pour la remplacer par les gardiens de la Révolution. Pour présenter leur projet, ils s'appuyaient sur des documents trouvés dans l'ambassade américaine décrivant les moyens de faire échouer la révolution en provoquant une guerre intérieure s'appuyant sur le soulèvement des tribus et de l'armée, sur des émeutes dans les villes, les universités, partout où le terrain s'y prêtait, surtout au Kurdistan.

    J'étais ami avec l'ayatollah Taleghani, premier chef religieux de Téhéran, que je connaissais de longue date puisqu'il avait été emprisonné avec mon père à l'époque de Reza Chah. Nous pouvions nous parler franchement. Nous avons constaté ensemble qu'un mouvement très fort se dessinait en faveur de la dictature et je lui ai proposé de résister avec moi à cette tendance. Nous avons passé deux jours en discussions à Qom chez un ami commun pour évoquer les dangers à venir qu'il percevait autant que moi. Il ne cessait de répéter : « Comment dire à ce peuple que son guide, celui qu'il a réclamé pendant un quart de siècle,

  • possède un double visage : celui qu'il connaît, mais aussi celui d'un dictateur ? » Nous avons convenu qu'il était possible de créer des obstacles à la dictature sans affronter direc- tement Khomeyni. Et pourtant c'est ce même Taleghani qui a proposé la création de l'assemblée des experts, initiative que Khomeyni a tout de suite approuvée et qui a marqué un pas décisif dans la mise en place du pouvoir des mollahs.

    A cette assemblée des experts, qui était en fait une assemblée constituante (74 membres, 1 pour 500 000 habitants), mise en place durant l'été 1979, j'ai été élu à Téhéran en deuxième position, derrière Taleghani, mais bien avant Montazeri.

    Lors des débats de cette assemblée composée en fin de compte presque totalement de religieux, alors qu'à l'origine il devait n'y en avoir qu'une minorité, Taleghani m'a soutenu dans mon opposition, mais sans s'engager directement. Je devais donc agir seul ou presque puisqu'il m'a tout de même apporté son appui sur un article essentiel de la Constitution : la souveraineté du d o c t e Il s'agissait de savoir si le spirituel l'emportait sur le temporel. Il était comme moi farouchement opposé à ce principe. Nous avons donc décidé de résister en publiant des articles pour alerter l'opinion sur cette loi qui conduit tout droit au fascisme religieux et nous avons lancé une polémique publique fondée sur des recherches historiques. Nous avons montré que 90 % des plus grands chefs religieux du chiisme étaient opposés à la souveraineté du docte. Même Khomeyni à Paris était contre. Ceux qui préparaient ces articles étaient pour nous suspects par leurs relations avec l'extérieur car, à l'époque de Mossadegh, ils étaient proches des Anglais et des Américains. Notre hostilité n'était pas seulement théorique.

    Ils sont allés jusqu'à présenter un amendement qui donnait seize pouvoirs au faghih (docteur en théologie qui peut donner des avis sur les lois coraniques), allant de l'espace à la nature en passant par les animaux et les biens. En un mot, le guide de la Révolution avait un pouvoir absolu sur tout ce qui bougeait sur terre. Quelle aberration ! Pourtant ces gens n'étaient pas tous des religieux. A côté de Montazeri,

    * Chef religieux le plus savant, celui qui dispose du savoir le plus étendu en matière de justice, de théologie, etc.

  • il y avait des civils comme Assan Ayyat qui, à l'époque du chah, menait une vie dissolue. Il était proche de l'une des tendances du Front national de Mossadegh, avant de participer au coup d'État monté par la CIA pour le renverser. Cet Assan Ayyat servait aussi de contact entre les Américains et les partisans de Kashani, religieux de l'époque. Notre méfiance était justifiée.

    Nous avons tout fait pour empêcher l'approbation de cet article de loi sur la souveraineté du docte. Une commission de sept membres dont je faisais partie avait été créée pour discuter ce point précis de la future constitution. La question était de savoir ce qui doit prévaloir entre l'intérêt national et la loi. Si l'on admet que la loi islamique passe d'abord, cette souveraineté du docte justifie le pouvoir religieux. Un problème surgit immédiatement dans ce cas. Comment un juriste religieux peut-il comprendre l'intérêt économique, politique, militaire du pays ? Les mollahs ne pouvaient pas répondre à ces questions, ils n'acceptaient donc pas un débat ouvert devant l'opinion publique sur ce thème et se contentaient de soutenir sans explication que l'intérêt national et la loi sont indissociables.

    Nous avons bien manœuvré en créant à l'extérieur de l'Assemblée une atmosphère très hostile au projet pour qu'ils n'osent pas donner tout le pouvoir exécutif à Khomeyni comme faghih. Selon l'article 110 de la Constitution, il est commandant en chef des forces armées mais son pouvoir se borne aux nominations des chefs d'état-major et des chefs des trois forces, terre, air, mer, sur proposition du Conseil de la défense. La réalité du commandement reste dans les mains du président de la République. On peut dire que tous les actes de gouvernement que Khomeyni a accomplis depuis huit ans sont illégaux car, en suivant la loi à la lettre, il n 'a aucun pouvoir exécutif.

    Le parti de la République islamique m'a été hostile à partir de ce moment. Auparavant il n'était pas opposé à ma candidature à la présidence de la République. Il m'encoura- geait même et me soutenait.

    Cette réussite sur la souveraineté du docte a eu son revers : les mollahs ont trouvé leur revanche en dépouillant la fonction présidentielle de tout pouvoir politique réel. Ils savaient que j'avais toutes les chances d'être élu, ils ont donc

  • agi en conséquence. Le président a les honneurs, mais pas le pouvoir. Il peut nommer les ministres, mais leur démission ne dépend pas de lui. Ces luttes se sont déroulées à l'intérieur du régime et personne à l'extérieur n'était au courant.

    Connaissant les pouvoirs restreints du futur président, j'ai hésité à me présenter. Travailler en n'ayant qu'une parcelle de pouvoir ne m'intéressait pas. Mes conseillers m'ont quand même poussé car l'important à ce moment-là était de mettre en avant les principes de la révolution pendant la campagne électorale. C'est ce que j'ai fait dans les meetings, les discours, les journaux. J'ai défendu fermement l'indépen- dance, la démocratie, le progrès et un islam compatible avec ces trois valeurs essentielles de notre révolution. Le résultat a été à la hauteur de mes efforts puisque j'ai été élu avec 76 % des voix. Le peuple s'opposait donc largement à l'État des mollahs.

    Khomeyni a fait contre mauvaise fortune bon cœur et sa méfiance à mon égard n'a fait que croître. Une anecdote révèle bien ses craintes. La cérémonie de mon investiture s'est déroulée à l'hôpital où se trouvait Khomeyni, très malade à ce moment-là. Nous étions dans sa chambre, j 'ai baisé sa main comme un fils car ma sympathie était réelle et profonde, mais cela ne m'a pas empêché de dire que j'étais élu du peuple et que je représentais sa souveraineté. Cette phrase lui a bien sûr déplu puisque, pour lui, seul le docte est souverain. Le soir, lorsque la télévision a retransmis la cérémonie, j'ai constaté que personne ne pouvait entendre mes paroles. J'ai su qu'il avait donné des ordres pour qu'il en soit ainsi. Même malade, près de la mort comme nous le pensions tous, y compris lui-même, il agissait.

    Les mollahs ont compris qu'ils ne pouvaient pas gagner ainsi, d'autant que Khomeyni était malade, alors ils sont allés le voir et celui-ci leur a tout bonnement conseillé de prendre en main le parlement pour me contrer. Opération difficile sans tricher puisque, en m'élisant, le peuple venait de signifier son rejet des mollahs.

    Ils n'ont pas hésité à truquer les élections qui leur ont donné la majorité à l'Assemblée nationale. Une commission de contrôle du scrutin constituée par le Conseil de la Révolution, organisme pourtant dévoué aux mollahs, a constaté de multiples irrégularités. Khomeyni n'en a pas

  • tenu compte et a avalisé le vote. Mon erreur a été de céder sur ce point devant lui. Erreur fatale.

    Le processus de prise du pouvoir a franchi une étape supplémentaire lorsqu'ils ont décidé d'interdire le Front national mossadeghiste et plusieurs journaux. Selon eux, il fallait éliminer ces partis, ces journaux car ils étaient contre- révolutionnaires. Dans leur logique, il fallait aussi affaiblir le président. Pour cela, ils ont adopté une théorie : « Les Iraniens se sont habitués à l'idée du chah, chef politique. Le chah renversé, celui qui symbolise ce chah, c'est Bani Sadr. Il faut donc changer plusieurs fois de président pour banaliser la fonction. »

    Chapour Bakhtiar, dernier chef de gouvernement du chah, alors en exil à Paris, a lancé un slogan : « Bani Sadr est dangereux car c'est un homme capable et, s'il s'installe au pouvoir, toute chance de restauration sera perdue. S'il est chassé, c'est bon pour nous car les mollahs qui sont incultes et incapables de gouverner seront renversés à leur tour. »

    Je pense qu'il exprimait là le vœu des grandes puissances, surtout de la part des États-Unis. A l'époque, l'idée d'une démocratie en Iran, dans une zone pétrolière, ne leur plaisait pas du tout. La preuve, c'est qu'à ce moment-là deux dictatures se sont mises en place dans des pays voisins: Turquie et Pakistan : deux pays alliés du chah et proches des Américains.

    La hantise d'une restauration

    Le risque d'une restauration, d'un retour de l'ancien régime faisait peur à tout le monde. Ghotbzadeh avait acheté pour 200 000 dollars à Paris un document qui décrivait le plan royaliste de reconquête du pouvoir avec l'aide de l'Irak. Il s'est avéré que ce plan acheté à un Sud-Américain avait été élaboré dans un hôtel du boulevard Raspail, entre des généraux israéliens, des Américains et des Iraniens exilés. Il prévoyait de couler le régime par une guerre extérieure. Pour en avoir le cœur net, j'ai demandé à nos forces aériennes de vérifier s'il y avait une concentration de troupes dans les zones indiquées sur le plan. Effectivement, ces troupes existaient. En réalité, elles n'étaient pas royalistes, mais

  • irakiennes. Cette constatation confirmait les renseignements obtenus par les services secrets de l'armée iranienne qui faisaient état d'un plan d'attaque irakien en accord avec les États-Unis. Ce plan signalait aussi une rencontre en Jordanie entre Zbigniew Brzezinski, conseiller de Carter, et Saddam Hussein deux mois avant l'attaque irakienne. Rien d'étonnant à cela, car il n'est pas pensable que l'Irak ait pu attaquer sans avoir le feu vert des Américains et des Soviétiques. Le plan détaillait aussi les préparatifs militaires et les zones de l'attaque, qui allaient devenir le front. Sur la partie occidentale, nous avions quatre divisions blindées, deux non blindées et trois bases aériennes que les organisateurs du plan voulaient neutraliser et affaiblir. Cette opération, dénommée « Nojet », consistait à former dans les divisions blindées des noyaux de sous-officiers et d'officiers qui, le moment venu, rallieraient les agresseurs. Quatre des huit complots que nous avons mis au jour dans l'armée se sont préparés dans ces quatre divisions. Les autres furent organisés dans des divisions de renfort. La connaissance de ce plan a favorisé la désorganisation de l'armée car les mollahs sont intervenus massivement.

    Au moment de l'invasion irakienne, 270 des officiers et sous-officiers des divisions du Khousistan se trouvaient en prison. Ils n'étaient pas tous comploteurs, loin de là — on en a dénombré vingt à trente pas plus —, mais c'était l'occasion d'en finir avec l'armée. A l'époque, les mollahs ne croyaient pas à la guerre. Ils pensaient que personne ne pouvait attaquer l'Iran révolutionnaire en raison de son prestige dans le monde.

    Mais ce n'était pas tout. Pour neutraliser complètement l'armée, le plan prévoyait des soulèvements et une guerre au Kurdistan. Tout dernièrement, le parti de Gassemlou, le PDKI, a publié un document affirmant que c'est l'orga- nisation rivale de la sienne, le Komoleh, procommuniste, qui a pris l'initiative de la guerre au Kurdistan. En réalité, cette guerre était liée à l'attaque irakienne.

    Si cette neutralisation complète de l'armée a échoué, c'est que l'interception de ce plan nous a permis de déjouer très vite ces complots ainsi que la tentative de soulèvement kurde. Les Irakiens imaginaient que nous pouvions utiliser

  • Composition Facompo, Lisieux (Calvados) Achevé d'imprimer en février 1989

    sur les presses de la SEPC, Saint-Amand (Cher) Dépôt légal : février 1989 Numéro d'imprimeur : 186

    Premier tirage : 8000 exemplaires ISBN 2-7071-1596-7

  • L e c o m p l o t d e s a y a t o l l a h s

    C'est parce qu'il s'opposait au despotisme des mollahs que Abol Hassan Bani Sadr, premier président de la République islamique d'Iran, a dû quitter son pays en 1981. Réfugié en France, il milite activement à l'installation d'un régime démocra- tique que Khomeyni avait promis avant de trahir l'esprit de la révolution.

    Rompant un silence imposé par le conflit irano-irakien, ce patriote convaincu ouvre dans ce livre de nombreux dossiers, et multiplie les révélations. Il révèle ainsi pour la première fois le compromis que les imams ont établi en 1980 avec Reagan pour retarder la libération des otages et faciliter son élection. Il démontre à quel point l'administration Reagan n'a cessé de soutenir les ayatollahs, et comment ces derniers n'attaquaient le "grand Satan" que dans les slogans... Il trace un portrait sans complaisance de la plupart des dirigeants, à commencer par le plus charismatique d'entre eux, l'imam Khomeyni, avec lequel il entretient une correspondance depuis 1962.

    Assassinats, provocations, rapts, rackets, trafics et corruptions en tous genres sont le lot quotidien des Iraniens qui, en renver- sant le Chah, aspiraient à un régime démocratique dont l'"islam ne serait qu'une composante", comme l'explique Bani Sadr. Celui-ci désigne ici les responsables de la guerre. Il dénonce la collusion du régime avec les grandes puissances. Il décrit précisé- ment l'éclatement de la société iranienne et propose une nouvelle politique pour son pays.

    Jean-Charles Deniau et Bani Sadr (Photo Gamma).

    Avec la collaboration de Jean-Charles Deniau (journaliste, auteur de Des armes pour l'Iran, Gallimard, 1987), Bani Sadr nous présente un exceptionnel témoignage. Pour une fois, un homme d'Etat commente son expérience et fait part de ses hésitations, ses illusions et aussi de ses espérances.

    En couverture : Photo Jean Gaumy (Magnum). Février 1986 : anniversaire de la révolution islamique.

    Maquette Jean-Pierre Reissner.

    Couverturecahiers libresRemerciementsPage de titreCopyright d'origineÉpigrapheAvant-propos1 - Un régime qui se chercheUn islam bien curieuxUne société sous tutelleLa hantise d’une restauration

    Quatrième de couverture