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DANNY BOISVERT LE CONCEPT HUSSERLIEN DE a MONDE VÉCU INTERSUBJECTIF » DANS LA THÉORIE DES SYSTÈMES DE NLKLAS LUEUWWW ET DAIS LA THÉoRIE DE L'AGIR CO~~CATIONXEL DE ~ G E N HABERMAS Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'université Laval pour l'obtention du grade de maitre ès arts (M.A.) Département de socioiogie FACULTÉ DES SCENCES SOCiALES UNIVERSITE LAVAL O Danny Boisvert, 2000

LE CONCEPT HUSSERLIEN DE MONDE VÉCU INTERSUBJECTIF DANS LA ... · La théorie des systèmes ..... -20 2.1 .2 . La théorie de la communication ... je parle bien sûr de la tradition

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DANNY BOISVERT

LE CONCEPT HUSSERLIEN DE a MONDE VÉCU INTERSUBJECTIF »

DANS LA THÉORIE DES SYSTÈMES DE NLKLAS LUEUWWW

ET DAIS LA THÉoRIE DE L'AGIR C O ~ ~ C A T I O N X E L

DE ~ G E N HABERMAS

Mémoire

présenté

à la Faculté des études supérieures

de l'université Laval

pour l'obtention

du grade de maitre ès arts (M.A.)

Département de socioiogie

FACULTÉ DES SCENCES SOCiALES

UNIVERSITE LAVAL

O Danny Boisvert, 2000

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L'auteur conserve la propriété du droit d'auteur qui protège cette thèse. Ni la thèse ni des extraits substantiels de celle-ci ne doivent être imprimés ou autrement reproduits sans son autorisation.

Ce mémoire porte sur le concept de N monde vécu intersubjectif » du philosophe

phénoménologue Edmund Husserl et su. les réappropriations de ce concept par le sociologue

Niklas Luhmann dans le caâre de sa théorie des systèmes, et par le sociolojgue et philosophe

Jürgen Habermas dans le cadre de sa théorie de l'agir communicatiomel. L'objectif est de

montrer tes divergences entre la réappropriation du concept par Luhmann et celle que réalise

Habermas, en insistant sur les caractères perspectiviste, technique et descriptif de la théorie

des systèmes, ainsi que sur les caractères humaniste, critique, normatif, dialectique et pratique

de la théorie de l'agir comrnunicationnel. Trois chapitres constituent ce mémoire : le premier

porte sur le concept husserlien de a monde vécu intersubjectif », le second sur la théorie des

systémes de Nililas Luhmann et sur la théorie de l'agir comrnunicationnel de Jürgen

Habermas, et le dernier chapitre est une présentation des récents développements de la

polémique entre Luhmann et Habermas concernant le monde vécu.

AVANT-PROPOS

J'aimerais tout d'abord remercier mon directeur de recherche, M Olivier Clain, pour

ses encouragements, sa disponibilité et ses commentaires enrichissants et comtnictifs.

J 'aimerais également o f i r des remerciements aux personnels enseignant et administratif du

département de sociologie de l'université Laval pour la qualité de l'enseignement et la

disponibilité envers la communauté étudiante. Merci a mes patrons pour leur tolérance envers

mes périodes de lectures au travail, sans celle-ci le temps m'aurait sûrement manqué. Milles

mercis à mes proches pour leurs encouragements, leur aide à la correction, et surtout pour leur

patience envers mes sautes d'humeur occasionnelles succédant mes nombreuses heures de

travail et d'étude. Je vous en suis reconnaissant! Et finalement, je m'en voudrais d'omettre de

remercier les professeurs Luc Langlois et Marie-Andrée Ricard, de la Faculté de Philosophie

de l'Université Laval, pour la qualité de leurs enseignements des pensées de Kant, Gadamer et

Habermas (M. Langlois) ainsi que de Hegel, Husserl et des philosophes critiques de l'École de

Francfort (Mme Ricard).

4

TABLE DES MATIÈREs

. AVANT-PROPOS ................................................................................................................. -3

TABLE DES MATIÈRES ..................................................................................................... -4

INTRODUCTION : Une théorie de la société ....................................................................... -6

CHAPITRE 1 L'TNTERsUBJECTMTÉ DU MONDE-DE-LA-VIE DANS LA PHÉNoMÉNoLoGIE D'EDMUND HCTSSEXL

1.1 Le monde-de-la-vie et les sciences objectives ........................................................... 1

2.2 L'intersubjectivité transcendantale du monde-de-la-vie ................................................ -12

CHAPITRE Il ANALYSES IDIOSYNCRATIQUES DE LA THÉORIE DES SYSTÈMES DE NMLAS LUHMANN ET DE LA THÉORIE DE L'AGIR COMMUNICATIONNEL DE ~ G E N HABERMAS

2.1 La théorie des systèmes sociaux de Niklas Luhmann ............................... ...... ............ 19 2.1 . 1 . La théorie des systèmes ................................................................................. -20 2.1 .2 . La théorie de la communication .................................................................... 2 7 2.1.3. La dimension temporelle du système comme introduction à la théorie de

l'évolution .................... .., ......................................................................... -32 2.1.4. La théorie de l'évolution ............................................................................. - 3 5

2.2. La théorie de l'agir communicationne1 de Jürgen Habernas ...................................... -37 2 .2.1. Le concept de rationalité .................... ... ................................................... -38 2.2.2. La théorie wéberieme du processus de rationalisation socioîulturelle de

...................................................................................................... l'occident -39 2.2.3. Le concept d'agir communicationne1 ........................................................... -41 2.2.4. Le concept de monde vécu ............................................................................ -44 2.2.5. La disjonction entre système et monde vécu .................................................. 47 2.2.6. Le concept de société à deux niveaux ........................................................... -49

CHAPITRE III LES &CENTS DÉVELOPPEMENTS DE LA POLÉMIQUE ENTRE LUHMANN ET HABERMAS CONCERNANT LE MONDE &CU

3.1. Les trois modèles : Husserl et l'intersubjectivité du monde-de-la-vie, Luhmann et le systéme comme perspective auto-référentielle dans et sur le monde vécu (la société), Habermas et l'agir comrnunicatio~el comme notion complémentaire au concept de monde vécu .................................................................................................................... 54

3.2 L u ~ I ~ ~ M versus Habermas ............................................................................................. 60

BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................... 83

6

INTRODUCTION

Une théorie de la société.

L'avantage que possède le sociologue sur toutes autres disciplines scientifiques (sauf

peut-être la psychologie) est la constante présence de son objet d'étude en lui et autour de lui.

C'est I'implication du chercheur dans son propre objet d'étude qui caractérise la sociologie,

comme toutes les sciences humaines d'ailleurs, de là l'importance et la pertinence de cette

discipline scientifique : les théories qu'elle produit ont des conséquences directes sur la vie

sociale du chercheur lui-même, la sociologie est une discipline scientifique pratique qui ne

peut séparer le sujet-chercheur de son objet puisqu' il s'y dilue. Les traditions compréhensive

et critique en sociologie ont toujours su tenir compte de cette implication du sociologue dans

son objet d'étude. Par contre, une école théorique en sociologie, depuis les écrits de Comte et

Durkheim, a préféré approcher la société et l'expérience d'autrui comme les sciences exactes

approchent leur objet, c'est-à-dire en insistarit sur la stricte séparation entre le sujet-chercheur

et son objet, faisant de la société et de l'expérience d'autrui des objets d'étude observables

comme de l'extérieur, desquels le sociologue peut s'abstraire, je parle bien sûr de la tradition

fonctionnaliste.

C'est dans le cadre de cette opposition épistémologique que s'inscrit ce mémoire. Deux

approches théoriques de la société seront étudiées : une approche davantage fonctionnaliste et

descriptive et une approche davantage critique et pratique. 11 y sera donc question de la

relation de la théorie sociologique à ses objets d'étude que sont la société et les interactions

entre individus, une relation qui sera saisie dans son actualité, une relation entre deux

approches théoriques en sociologie et entre celles-ci et les sociétés contemporaines. Les

représentants contemporains les plus pertinents de ces deux courants de pensée sociolo~que

sont Niklas Luhmann et Jiirgen Habermas, le premier proposant une refonte

phénoménologique du stnicturo-fonctionnalisme de Talcott Parsons, et le second étant le

dernier représentant de l'École de Francfort. C'est en fait leur intérêt envers les processus de

différenciation et de rationalisation des sociétés modernes qui fait toute la pertinence de leurs

pensées pour la sociologie et pour la théorie de la société contemporaine. C'est la description

qu'on nomme souvent posr-moderniste de la société occidentale contemporaine qui se trouve

impliquée au sein des approches théoriques de Luhmann et Habermas, et les exemples

empiriques sont nombreux : fragmentation identi taire, polythéisme et généralisation des

valeurs culturelles orientant l'action, solidification de la culture de masse, retour ai? localisme,

traitement technocratique des pathologies sociales, technicisation de la science au service

d'une économie capitaliste, scientificisation de la politique, désillusion face aux idéaux de la

modernité et de la société bourgeoise, pour ne nommer que ces phénomènes. Bien sûr, le

discours pst-moderniste sur les sociétés fortement industrialisées laisse peut-être trop souvent

peu de place aux nuances et à l'optimisme. Une description générale plus juste et plus

nuancée des sociétés modernes doit laisser davantage de place aux potentiels de

communication et d'entente entre les acteun politiques, groupes identitaires et formations

sociales de toutes sortes, politiques, économiques ou communautaires, ainsi qu'aux

alternatives d'actions qu'offre à ces groupes sociaux divers une société fortement différenciée.

Ce furent deux ouvrages collectifs sur le néo-fonctiomalisme qui m'ont permis d'arrêter

mon choix sur un thème de recherche dans le cadre de mes études a la maîtrise. Ces deux

ouvrages collectifs, intitulés ~eofunctionalism' et Neofunctionalist sociology2, présentent des

textes de sociologues faisant reposer leurs recherches principalement sur l'héritage de la

théorie du système d'action de Talcott Parsons et sur les contributions du néo-mamisme

critique. L'accent est mis davantage sur les conflits sociaux et politiques, les désordres et

déséquilibres au sein des systèmes sociaux des sociétés contemporaines. Les traditions

structura-fonctionnaliste et critique sont jumelées pour un travail en collaboration. Le système

n'est plus conçu comme étant clos, relativement en équilibre et atemporel, mais bien comme

étant traversé de changements stnicturaux, d'une dimension historique, et comme étant ouvert

à un environnement contingent et codictuel dans lequel il doit se reproduire et dans lequel de

multiples intérêts d'acteurs sociaux sont en jeu.

' ALEXANDER, J e f n y C. (éditeur), Neofunctiondimi, Beveriy HiLls, Sage, 1985,240p. COLOMY, Paul (éditeur), Neofunctionalin socioloq, Broolôield, E. Elgar, 1990. 396 p.

C'est dans le cadre des lectures de ces deux ouvrages que j'ai découvert les écrits de

Jürgen Habermas et de Niklas Luhrnann. L'éthique communicationnelle et la théorie critique

de Jiirgen Habermas ainsi que la théorie phénoméno1ogique des systèmes sociaux de Niklas

Luhmann sont des contributions théoriques majeures à cette école néo-fonctiomaliste. Ce

sont les deux sociologues qui attirèrent le plus mon attention. L'aspect critique de la théorie

de l'agir comrnunicatio~el de Habermas, jumelé au potentiel descriptif énorme de la théorie

des systèmes de Luhmann, font de ces approches les deux courants de pensée théorique les

plus aptes à la compréhension critique des sociétés modernes complexes. C'est une approche

phénoménologique que ces deux auteurs partagent et qui fait, à mon avis, toute la pertinence

de leurs pensées. En effet, Luhmanrt et Habermas capitalisent sur la contribution de la

phénoménologie d'Edmund Husserl à la philosophie moderne. Ils insistent sur l'importance

de partir des perspectives des acteurs sociaux eux-mêmes et de leurs propres vécus pour mieux

comprendre la complexité des sociétés contemporaines et les problèmes multiples qui les

traversent. La compréhension monolithique et déterministe des sociétés modernes complexes,

ce1 le que proposait le fonctionnalisme parsonien ou la tradition hégéliano-marxiste, n'est pl us

en mesure de s'adapter a son objet d'étude. Luhmam et Habermas proposent une théorie de la

société qui est non déterministe et non apologétique, c'est-à-dire que, contrairement à Hegel et

a Marx, par exemple, la société n'est pas envisagée dans le cadre d'un processus historique et

irréversible de développement vers l'Esprit Absolu ou vers la société sans classe, comme

l'autodétermination d'un macro-sujet social, mais plutôt dans sa contingence, par le biais d u

processus de différenciation sociale et culturelie qui l'anime, à travers le sporadisme des

procès d'intercompréhension et d'entente langagières entre les acteurs sociaux (Habermas) et

1 'auto-référence des systèmes sociaux (Luhmann).

C'est le concept de monde vécu (lifeworld) que partagent Luhmann et Habermas et qu'ils

empruntent au philosophe et phénoménologue Edrnund Husserl. Le monde vécu, c'est le

monde tel que vécu par des consciences, des consciences individuelles et des consciences

collectives, disons des intersubjectivités, situées ici et là dans l'espace et dans le temps, mais

en interrelations constantes les unes avec les autres. C7est l'ensemble des certitudes que

possèdent des individus et des collectivités sur le monde dans lequel ils vivent et sur lequel ils

ont des points de vue spatio-temporels, des perspectives socio-culturelles et historiques

toujours particulières, potentiellement conciliables selon Husserl et Habermas, et toujours

asymétriques et auto-référentielles selon Luhmann. C'est ici que les réappropriations du

concept husserlien de monde vécu intersubjectif par Luhmann et par Habermas divergent, et

c'est précisément sur ces divergences que portera mon mémoire. Je montrerai les différences

entre l'approche perspectiviste et relativiste (auto-ré férentielle) de Niklas Luhmann et sa

théorie des systèmes, et I'approche dialectique et humaniste de la théorie de l'agir

cornmunicationnel de Jiirgen Habermas, les différences entre ces deux approches du monde

vécu intersubjectif tel que d'abord théorisé par Edmund Husserl, ainsi que leurs conséquences

pour la compréhension des sociétés contemporaines. Tout au long du mémoire, nous verrons

que Luhmann et Habermas souhaitent, de façons très différentes par contre, combler les

lacunes laissées par Husserl concernant la génération de l'intersubjectivité dans la

communication.

Voici donc les étapes que je suivrai dans la présentation de ce mémoire. Trois

chapitres le composent : le premier porte sur une présentation du concept de monde vécu

intersubjectif )) dans la phénoménologie d'Edmund Husserl; le second comprend une analyse

de chacune des deux théories qui nous intéressent dans ce mémoire, soit la théorie des

systèmes de Niklas Luhrnann et la théorie de l'agir communicationne1 de Jûrgen Habermas; et

le troisième chapitre porte sur les divergences entre les réappropriations luhmanienne et

habernasienne du concept husserlien de « monde vécu intersubjectif », sur les récents

développements de la polémique entre Luhmann et Habermas concernant leurs approches du

monde vécu intersubjectif. Le deuxième chapitre, celui portant sur les particularités de

chacune des deux théories à l'étude, est sousdivisé : dans la section portant sur la théorie des

systèmes de Luhmann, il est question des théories de la communication, de la temporalité et de

l'évoiution accompagnant la théorie des systèmes; et dans la section portant sur la théorie de

l'agir communicationnel, il y est question du concept de rationalité communicatiomelle, du

processus de rationalisation socio-culturelle de l'occident, des concepts d'« agir

communicatio~el» et de (( monde vécu » en tant que notions complémentaires, de la

disjonction entre système et monde vécu, et du concept de société à deux niveaux. Pour la

réalisation de ce mémoire, je me suis basé principalement sur les owrages suivants :

d'Edmund Husserl, les ouvrages La crise des sciences euro&nnes et la ~hénoménolome

transcendantale3 et Méditations cartésiennes"; de Niklas Luhmann, les ouvrages

differentiation o f societvs, Essavs on self-reference6 et Social svstems7; et de Jürgen

Habermas, les ouvrages La technique et la science comme idéoloeie8, The ~hilosoohical

discourse of modenùtv9 et Théorie de l'agir communication ne^'^.

WSSERL, Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendamale, Paris, GalJimard, 1976, 589 p. ' HUSSERL, Edmund, Méditations cartesle , . nnes. Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1996, 25 1 p.

LLWirJN, Niklas, The differentiation of society, New York Columbia University Press, 1982.482 p. 6 LLWANN, Niklas, Essavs on self-reference, New York, Columbia University Press, 1990, 245 p. ' LUHMANN, Nikias, Social svstems, Stanford Standford University Press, 1995, 627 p.

HABERMAS, Jürgen, La technique et la science comme idéolome, Fnncfort, Gallimard, 1968.2 1 1 p. HABERMAS, Jürgen, The philosophical discourse of modernity, Cambridge, LWT Press. 1987.

'O HABERMAS, Jürgm Théorie de l'a& communicationnel. Tome I a II, Paris. Fayard, 1987.

CHAPITRE I

L'INTERsuBsEcTIVITÉ DU MONDE-DE-LA-VIE DANS

LA PHÉNoMÉNOLOGIE D'EDMLND HUSSERL

1.1 Le mondede-la-vie et les sciences obiectives

Pour prendre connaissance de ce que Husserl entend par l'expression mondede-la-

vie D, il faut se référer aux chapitres qui lui sont consacrés dans les ouvrages L a crise des

sciences eurooéemes et la phénoménoloeie transcendantale" et Méditations cartésiennes".

Dans la Krisis, Husserl met le monde-de-lu-vie donné d'avance, le monde des expériences

subjectives-relutives, en contraste avec le monde objectif-scientifique et idéalisé. L'objectif

général de Husserl est de rappeler l'origine pré-scientifique des comaissances des sciences Y

objectives et positivistes, rappeler aux savants qu'elles ne sont que des formations de sens

subjectives et intersubjectives résultant d'une substruction par une praxis théorético-logique.

Cette dernière n'est qu'une pratique parmi d'autres, n'est qu'un projet parmi d'autres, tous

inscrits dans le monde des vécus de conscience, le monde des évidences intuitives et

subjectives-relatives. En fait, la pratique théorético-logique des savants des sciences

positivistes est une activité réflexive, au même titre que l'évaluation réalisée par l'individu sur

ses actions, ses valeurs, ses buts, ses expériences vécues subjectives passées et actuelles, ses

plans d'actions, au même titre que les évaluations ou discussions critiques qu'on réalise

collectivement, dans un cadre formel ou dans la vie quotidienne, et qui concernent des vécus

collectifs.

Le mondede-la-vie d'un sujet est composé d'horizons temporels (rétentionnels et

protentionnels) et synthétiques de vécus de conscience intentionnels, formant comme des

champs perceptifs (l'horizon de significations propre à la conscience) et chosiques (l'horizon

spatial de la chose) d'objets thématiques temporels avec leurs actualités et leurs potentialités,

1 i Op. cit.

12 Op. cit.

des objets thématiques vécus dans le flux de la conscience et pouvant être sélectionnés en

fonction de nos différents intérêts pratiques, et qui peuvent aussi être réfléchis et devenir des

objets thématiques-objectgs sélectionnés en fonction d'intérêts théorétiques (ou pratiques).

Les substructions logiques et inintuitives (inintuitives parce que réflexives) que produit la

praxis théorético-objective des savants (c'est-à-dire les connaissances scientifiques qu'ils

construisent) sont de ceux-là, mais étant réalisées par des hommes et des femmes dans

l'attirude naturelle du monde-de-ia-vie donné d 'mnce, ces substructions sont elles aussi des

vécus intuitifs de conscience, des objets thématiques actuels avec leurs horizons de

potentialités et de temporalité (leurs vécus passés et leurs protentions dans la conscience), des

vécus subjectifs-relatifs inscrits dans une praxis réflexive et logico-théoréticwbjective et

pouvant être réfléchis eux aussi. C'est par une attitude réflexive sur les différents modes de

donnée subjectifs-relatifS-intuitifs (actualité, potentialité, remémoration, rétention, protention,

réflexivité, évaluation, affection, affirmation, négation, souhait, imagination, pratique, etc.),

sur ce que Husserl appelle la vie profonde, par une mise-entre-parenthèses du monde et des

choses natureiles, &nt maintenant envisagés comme phénomènes pour une conscience,

qu'une thématisation des vécus de conscience et du monde-de-la-vie lui-même est possible (du

monde tel qu'il se donne dans des vécus de conscience et dans le temps).

1.2 L'intersubiectivité transcendantale du monde-de-la-vie

On peut donc présenter le mondede-la-vie comme étant le monde pré-théorique et pré-

donné dans I'inruzrion, le monde des vécus de conscience, un monde d'objets qui se donnent

en tant que choses mêmes dans le flux de la conscience. Ce monde vécu est donné d'avance

parce que chaque vécu de conscience actuel s'inscrit toujours dans un flux temporel dans

lequel se trouvent d'autres vécus de conscience et auxquels le vécu actuel se rattache

inévitablement,

Mais cette insistance sur la corrscience-de-q uelque-chose dans la phénoménologie de

Husserl n'est pas non plus l'apologie du solipsisme (solipsisme duquel Descartes n'a pu

prendre distance, selon Husserl). f i est évident que le monde est pour moi. Mais c'est à

travers l'expérience de C'autre que la constitution d'un monde objectif et pour tous est

possible, un monde d'objets vécus par la conscience certes, mais aussi un monde d'objets

réellement ià pour moi et pour L'autre aussi, même si pour moi et pour autrui ils sont

intuitionnés dans des vécus de conscience différents. Je ne suis pas le seul moi a avoir cette

conscience du monde. Égo et alter égo font I'expérience du monde objectif et l'expérience

l'un de l'autre faisant I'expérience du monde objectif :

La réduction transcendantale me lie au courant de mes états de conscience et aux unités constituées par leurs actualités et leurs potentialités, Dès lors il va

de soi, semble-t-il que de telles unités soient insbarables de mon égo et, par 1% appartiennent à son être concret lui-même.

Mais au'en est4 alors d'autres ~EOS? US ne sont pourtant pas de simols représentations et des oblets rmrésentés en moi, des unités snthétiaues d'un processus de vérification se déroulant en moi », mais justement des autres ». »')

II se constitue donc, en plus de la conscience des choses du rnonde-de-la-vie, une

expérience de l'autre, vécu effectivement comme un alter égo avec ses propres consciences-

de~tioses, et non seulement comme un simple objet de mon propre vécu de conscience. Cette

expérience de l'autre se réalise en plusieurs couches ou plusieurs degrés, elle est précédée de

couches d'expériences vécues subjectives-relatives, de couches d'expériences d'autrui comme

objet pour une conscience puis comme sujet du monde, des strates qui la constituent comme

elle-même précède et permet la constitution synthétique et concordante du monde objectif en

tant que Nature intersubjective co-validée:

K Ce qui se constitue en ~remier lieu sous forme de communauté et sert de fondement à toutes les autres communautés intersubiectives est t'être commun de la K Nature », comprenant celui du a coms D et du K moi ~svcho-ghvsiaue H de I'autre. accouple avec mon DroDre moi ~wcho-physiaue. » '"

« Le moblème se présente donc, d'abord, comme un problème spécial, posé au sujet a de l'existence d'autrui mur moi B, par conséquent comme problème d'une théorie tmscertdantale de l 'expérience de l'autre, comme celui de 1' « Einfihlun~ ») /l'empathie). Mais la portée d'une pareille théorie se révèle bien plutôt comme étant beaucoup plus grande qu'il ne paraît à première vue : elle donne en m2me temm les assises d 'une théorie transcendantale du monde obieczif (...) il appartient au sens du terme « nature », en tant que mure obiectîve, d'exister DOW chacun de nous.. . » 15

- - -

13 Op. ch., HUSSERL, 1996, p. 149. '' Ibid., p l 9 6 l5 ibid.. p. 152.

La constitution d'une nanire objective, de I'wité synthétique de sens « monde

objectif », nécessite donc ma propre expérience des objets du monde dans ma conscience,

l'expérience de la présence d'autres égos (des alter égos) dans mon horizon de perception

ayant eux aussi conscience du monde, et finalement l'expérience des vécus de conscience

d'autrui par empathie (einfiihlung). Cette expérience empothique n'est pas aussi originaire et

première que mes vécus de conscience propres, elle se fait par analogie avec ces derniers, mais

elle constitue la condition pour la possibilité de recouvrements de mes horizons d'objets

thématiques vécus avec ceux des autres.

Cette expérience de l'autre, constitutive d'une nature intersubjective et objective, se

réalise à travers différentes étapes ou différents degrés de vécus de conscience. L'égo réalise

d'abord une distinction entre son monde prirnordiai, ou sa sphère d 'uppartenunce, et le

domaine de ce qui lui est étrmger, son extranéité. Ces mondes primordiaux propres à chaque

conscience du monde objectif sont des perspectives sur celui-ci, des aperceptsom du monde

d'ici et de là, comme hic et comme illic, des aperceptions ou des présentations originaires des

objets à l'intérieur de ma sphère primordiale (ou sphère d'appartenance) et des

upprésenrutions (aperception pur unalogie) du monde tel que je le suppose perçu de là-bas, la

oh est situé l'autre. Cette apprésentation des vécus de conscience d'autrui, dans son hic a lui,

se réalise dans le cadre d'une intentionnatiré médiate, c'est-àdire qu'elle se fait d'abord par

ma perception de son corps physique dans mon champ perceptif, c'est le premier degré de

l'expérience de I'autre, celui de la saisie de l'autre comme chose corporelle. Ensuite, par

analogie ussimila~ice avec mon propre corps (par un transfert de sens), j'ai conscience de ce

corps (qui est là et non pas ici) comme d'un corps vivanf charnel et kinesthésique (un corps-

orgonisrne), un corps qui est plus qu'un simple objet dans ma sphère d'appartenance, mais qui

e n aussi conscience d'un monde primordial étranger au mien, qui constitue sa propre sphère

d'appartenance, c'est le second degré. Je fais aussi I'aperception de ce corps-organisme dans

son comportement d'homme psycho-physique, d'homme pratique (incluant le langage). Ii

s'agit alors d'un troisième degré de l'apprésentation de l'autre. C'est à ce degré que se

complète l'empathie envers le vécu de conscience d'autrui.

En prenant conscience de ce corps-organisme et de son comportement dans mon

champ de perception originaire et primordial, par accouplement ou association accouplanfe,

par des séries d' upprésentut ions synt hét iq uerneni concordantes, des uniiés de ressemblcrnce ou

des synthèses associatives et apprésentdves sont créées et permettent ainsi l'empathie envers

les vécus de conscience de l'autre dans sa sphère primordiale, mais ce vécu de conscience de

l'autre ne m'est pas donné originairement dans l'intuition, il m'est plutôt apprésenté par

analogie avec mon propre corps, avec mes vécus de conscience primordiaux. C'est par ce

processus d'empathie, par associations accouplantes et par validation par correction

récrproque entre les sujets, qu'est possible la constitution d'une nature objective commune à

plusieurs sujets et la constitution d'mités intersubjectntes, d'identités (par analogie) entre les

systèmes de phénomènes de sujets différents, la constitution d'une communauté des monades

qui se considèrent comme hommes et femmes parmi d'autres hommes et femmes, comme

sujets égologiques dans une intersubjectivité. Au degré supérieur, une intersubjectivité

transcendantale dans laquelle l'expérience de l'autre devient primordiale et originaire est

créée:

(< En ~artant & moi. monade -kmitive dans l'ordre dc La constitution, j'mive aux monadés mi sont M autres » wur moi, ou au?< autres en qualités de suiers ~sycho-phvsi~ues. Ceci implique que j'arrive am «autres » non Das comme s 'ouuosanr ii moi Dar leur corps. et se rapportanr, -@cc à I'accoupkmcnt associatif et parce qu'ils ne peuvent m'éue dormés que dans une certaine «orientation )), a mon être psycbph>-sique (...) Bien au coatraire. le sens d'une cornmunarre des hommes, le sens du terme (< homme », qui, en tant qu'individu &jà, est essentiellement membre d'une société. (...) imdiaue une exirrence r é c i ~ r w u e de 1 WI sur 1 'aum. Cela enmûne une assimilation objectivûnte qui place mon être et celui de tous les autres sur le même dan. Moi et chaque autre nous sommes donc hommes entre autres hommes. Si ie m'introduis en aumii ~ a r la d e , et si jc pénètre plus avant dûns les horizons de ce aui lui ap~artient. je me h ~ e bient6t au fait suivant : de même aue son oreanisme corporel se trouve dans - mon c- de perceotioa, de même le mien se muve dans son chamo ji lui et, généralement rn'ap~fëhende tout ausi unmidiatement comme « autre )) bour lui aue moi ie I'aoprehende comme (( autre n mur moi. Jc vois égatcment que h multi~licité des autres s'morihcnde rtici~rwuemcnt comrnc (( autres w ; ensuite, que j e awréhender chacun des u autres non seulement comme « autre » mais cornmc se n ~ p a t m t à tous ceux aui sont (( autres >) p u r lui et doncl en même temps, immédiatement ii moi-même. Il est également clair que les hommes ne peuvent être m~rihendés que wmrne trouvant (en réalité ou en ouissance) d'autres hommes autour d'eux LU rwhme infinie et ilümifte elle-même chient alors une nature qui embrassc une mdtiplicitk d'hommes (...) comme suiets d'une intercommunion p s i b l e (...) une communauté illimitée de m o d e s aue nous desirnions var te terme d'imembiectivité aanscendantaie. >,l6

Dans ce passage de la cinquième méditation, Husserl présente ce qu'il entend par

l'intersubjectivité transcendantale. Nous verrons dans les sections 2 et 3 du travail que c'est

sur ce transcendantalisme du a monde vécu intersubjectif » que Habermas adresse sa critique

l6 Ibid., p.709-2 10.

et appuie sa révision langagière du concept husserlien de monde vécu ou mondede-la-vie ».

Pour l'instant, insistons sur ce que Husserl appelle des unités iniersubjectives. Chaque

conscience égologique fait l'expérience de son propre monde primordial, celui de ses propres

vécus de conscience, de ses expériences subjectives-relatives à elle, des vécus de conscience

du monde dans lequel se trouvent d'autres consciences égologiques synthétisant elles aussi le

flux temporel de leurs expériences subjectives-relativesy d'autres coasciences égologiques

avec lesquelles celui qui les trouve dans son champ de perception ou en mémoire peut entrer

en synthèse associative (par empathie). Dès lors, chacune de ces consciences égologiques

peuvent devenir éléments (vécus de conscience) du monde primordial d'autres consciences-

du-monde égologiques, par intention ou intuition médiate. Ainsi se forment des nom, des

unités intersubjectives de monades (de consciences égologiques) pour lesquelles le monde se

donne dans des vécus de conscience partagés, formant système unifié. C'est &LIS le cadre de

ces communautés égologiques, constituant par synthèses apprésentatives (par empathie envers

le vécu de conscience de l'autre) la N Nature intersubjective », que les individus agissent

téléologiquement sur le monde. Même quand I'égo synthétise ses vécus de conscience d'une I

chose quelconque sans la CO-présence d'une autre conscience égologique, il ne peut éviter de

se référer a des expériences antérieures (données d'avance) intersubjectives de cette chose et

l'identifiant comme étant cette chose et non pas une autre.

Il se forme donc des unités intersubjectives de consciences égologiques du monde vécu

dans lesquelles ce demier prend pour chacune un sens particulier, selon le temps et le ici et

là D, comme il prend un sens particulier pour chaque conscience égologique, malgré la

possibilité de la synthèse empathique. Husserl nomme également ces unités intersubjectives

des mondes pratiques ou des mondes réléologiques, car les individus ne font pas que pâtir et

prendre conscience du monde, mais agissent aussi sur lui, toujours en le présupposant

intersubjectivement, car il est le monde vécu donné d 'avunce pour tous dans des consciences.

C'est ici aue l'axe central de ce mémoire commence à prendre forme : Husserl demande s'il

est possible que ces unités ùitersubje~tives~ contrairement aux consciences égologiques qui

font preuve d'empathie les unes envers les expériences subjectives-relatives des autres et

communiquent leurs vécus de consciences, soient complètement closes sur elles mêmes et ne

communiquent pas entre elles. U semble clair selon Husserl qu'il est touiours auestion du

même monde mur tous, malné la multi~licité des persmtives :

« Puis-je m 'imaniner -..) que olusieurs multiolicirés de moriades c e s t e n t siparées les unes des autres. c'est-adire WLS commu~ri~er entre elles. et que. par conséquent. chacune d'entre elles constitue un m d ~ r w r e ? PuiHe m'imaginer au'il Y aurait ainsi deux mondes sé~arés a l'infini. avec c h a e-es et ckrrr e s e s - t e m m infinis?

De toute a idence ceci n'est oas quelque chose de concevable, mais un pur non-sens. Certes, chacun de ces groupes de monades, en qualité d'unité intersubjective et pouvant se passer de tout commerce ucmel avec les autres, a, a priori, wn monde a lui, qui peut avoir, pour chacun, un diffkent. Mais ces deux mondes ne sont alors aue des mbiunces de ces unités intersub-iectives et que les aspects d'un monde obiectif unique qui leur est commtr. Car les deux unités intersubjectives ne sont pas suspendues en l'air; en tant qu'imaginées par moi eiles sont nécessairement en relation avec moi (...) qui joue, par rapport a elfes, le rôle de \a monade constituante- Eues appartiennent donc, en vérité, à une communauté univemlle uniaue qui m'engobe moi-même et auï embrasse toutes Ies monades et tous les aroupes de monades dont on pourrait imaginer la coexistence. Il Ire p t d m , en réalité, y avoir QU 'UIW

sede comrmrmre de rnollLiLtYs, celle de tares les monades coexistames; par conséquent, u,> sur1 mondu obiecrif. un setrl et mique temps obiectif, un seul espace o b i s tif. trne seule Nature (...). )> "

Husserl affirme l'unicité du temps et de l'espace objectifs, disons du monde objectif,

de la nature constituée dans des vécus de conscience intersubjectivement partagés, et il affirme

également la multiplicité des unités intersubjectives qu'il conçoit comme des ambiances ou

des aspects de ce monde objectif unique. En effet, on ne peut nier le fait que ces multiples

unités intersubjectives, formant chacune un monde téléologique et pratique relativement fermé

sur soi, sont présentes ici et là et historiquement dans un seul et unique monde objectif,

qu'elles constituent par une co-validation entre des consciences égologiques. Mais tout en

étant ensemble une seule communauté de consciences égologiques constituant un seul monde

objectif, les multiples perspectives sur celuici sont irréductibles les unes aux autres. Chacune

possède son propre horizon temporel de significations. C'est dans le cadre de cette relation et

de cette distinction entre l'unité intersubiective ~articuliere et la totalité de la communauté des

monades aue s'inscrit le débat théorique entre Niklas Luhmann et Jiirgen Habermas. Si on

a~pliaue le conceut husserlien de monde vécu in~ersubiectzf aux sociétés contemporaines

pluralistes- muvons-nous parler de la wssibilité d' une unité intersubiective uniaue et

universelle, d'une communauté universelle des monades et des unités intermonadiaues. ou

devrions-nous nous concentrer uniauement sur les différences mésentes entre des -perswctives

(les unités intersubiectives) ~u t -ê t r e irréconciliables sur le monde? Luhrnann insiste sur le

17 Ibid.. p.225.

caractère auto-référentiel de l'unité intersubjective, décrite alors comme un systeme de

signification clos et auto-reproducteur (autopiétique), préservant sa différence face à un

environnement composé d'autres systèmes considéré comme étant la dimension sociale du

monde. Ll substitue la relation entre un système (une unité intersubjective) et son

environnement systémique duquel il fait partie et duquel il se différencie, à la relation de la

conscience au monde des choses dans lequel cette dernière s'inscrit comme sujet constituant et

synthétisant et comme objet perçu. Pour Luhmann, l'unité intersubjective, ou dans ses termes

a le système auto-référentiel n, prend la place du sujet égologique. Habermas, quant à lui, met

l'emphase sur la constitution langagière de l'intersubjectivité du monde vécu, disons sur la co-

validation langagière et critique du monde vécu, ainsi que sur la coordination intersubjective

de plans d'actions sur la base de cette intercompréhension. Il oriente ses écrits sur la

possibilité inhérente au langage d'établir des consensus sans domination idéologique sur ce

qu'il appelle le monde objectif, le monde social et le monde subjectif à partir des composantes

du monde vécu, soit la d u r e , la société et la personnalité (les schémas d'interpréfation

culturels, les appartenances sociales et réglementations institutionnelles et les structures de la

personnalite3, et sur des plans d'actions orientés vers les situations actuelles de celui-ci, des

consensus motivés par l'idéal d'une entente et d'une émancipation universelles. Habermas, lui

aussi, tient compte de la multiplicité des horizons de sens et de la sporadicité des ententes

langagières sur les mondes objectif, social et subjectif, mais sa théorie de l'agir

communicationnel vise le consensus comme élargissement et recoupement de ces horizons

particuliers. Nous venons, tout au long du mémoire et particulièrement dans le troisième

chapitre, que Luhmann présente une théorie perswctiviste, techniciue et descrimive

(phénoménologique) sur le monde vécu intersubjectif, un monde vécu qui ne peut plus être

envisagé intersubjectivement dans sa totalité, selon lui, alors que Habermas présente sur celui-

ci une théorie dialectique, critiaue, normative. humaniste et pratisue, sur un monde vécu dont

les perspectives sur lui se recoupent dans un consensus élargi et idéalement universel.

CHAPITRE II

ANALYSES iD[OSYNCRATIQUES DE LA THÉoRE DES SYSTÈMES DE

NMLAS LUHMANN ET DE LA THÉORIE DE L'AGIR COMMUNICATIONNEL

DE JÜlXGEN HABERMAS

Avant de procéder à la présentation des récents développements de la polémique entre

Luhmann et Habermas sur le monde vécu intersubjectif, il me semble essentiel d'analyser

d'abord chaque théorie indépendamment l'une de l'autre, de saisir chacune dans sa singularité,

afin d'offrir une bonne base théorique à la présentation du débat. Je débute par la théorie des

systèmes de Niklas Luhrnann pour faire suivre ensuite celle sur l'agir communicationnel.

L'oeuvre de Habermas étant de nature critique, il me semble donc préférable de la présenter

après la théorie de Luhmann, comme une réaction critique à celle-ci, entre autres.

2.1 La théorie des svstèrnes sociaux de Niklas Luhmann

L'oeuvre de Niklas Luhmann est une réappropriation de la théorie générale des systèmes

de Ludwig Von Bertalanffjr, de la théorie du système d'action de Talcotî Parsons, de

l'évolutionnisme de Herbert Spencer, de l'héritage de la sociologie et de l'anthropologie

fonctionnalistes (É. Durkheim, R-K Merton, B.K. Malinowski, A.R. Radcliffe-Brown), de

1 ' idéalisme al lemancl (Fichte et Hegel principalement), de la métaphysique et de la philosophie

du langage de Ludwig Wittgenstein, et surtout, de la phénoménologie d'Edmund Husserl et du

perspectivisme de Friedrich Nietzsche. Une multitude de concepts constituent la théorie des

systèmes de Luhmann. L'important ici n'est pas d'en faire une présentation exhaustive ni de

définir chacun précisément, mais bien d'identifier ceux qui me semblent essentiels et de les

définir progressivement tout au long du texte. De plus, les expressions en itaiique représentent

des concepts importants ou des idées générales imporîantes provenant directement de la

théorie de Luhrnann, comme ce sera le cas dans la section portant sur la théorie de Habermas.

2.1.1. La théorie des systèmes.

La théorie des systèmes de Luhmam est accompagnée d'une théorie de la

communication et d'me théorie de l'évolution. Ce sont les trois étapes que je suivrai dans ce

chapitre : le système et son environnement, les processus de commwiication qui s'y déroulent

et la dimension femporelle et é d u t i v e du système. Évidemment, c'est par le concept de

système que doit commencer cette analyse. Comme i'a fait avant lui Ludwig Von Bertala*,

Luhmann s'éloigne de la conception classique et univediste du système, celle de la théorie

aristotélicienne et du fonctionoahne primitif, comme il s'éloigne a w i du système hégélien.

Plutôt que d'orienter sa théorie vers la différence entre un tout et ses parties, entre la société

globale et ses composantes dont elle excède leur somme, il insiste sur la drfférence entre des

systèmes sociam autopoiéttques et un environnemenr, sur I'uniré de cette d~fférence et sur

l'absence d'une instance supra-systémique ou d'un système englobant. Selon Luhmann,

l'ancien paradigme du système comme whole made ota of parts était compatible avec les

sociétés segmentarisées et stratifiées, très monolithiques, mais il ne peut plus s'appliquer aux

sociétés modernes éclatées dû à l'extrême complexité et au processus de différenciation

avancé de ces dernières. L'instance supra-systémique ne peut être identifiée ni dans la

politique, ni dans la culture, la religion, le mythe ou l'économie, car en fait, cette instance

n'existe pas, les sociétés modernes sont a-cencriques et hétérarchiques. Le sociologue qui

travaille sur les sociétés contemporaines se penche sur un environnement contingent de

nombreux systèmes qui combinent ouverture sur cet enviromement plus complexe qu 'eza et

fermeture auto-ré;férenriel (l'unité de la différence). C'est le caractère auto-réferentiel et

réflexif de ces systèmes qui permet de se passer de l'unité créée par l'instance supra-

systémique de l'ancien paradigme, appliquée par le mythe dans les sociétés archaïques et à

travers un apex zu-istocratique dans les sociétés traditionnelles. Les systèmes sociaux., peu

importe leur complexité et leur durée dans le temps, que ce soit la politique, l'économie, les

systèmes légal ou religieux, les organisations et les groupes sociaux de toutes sortes, les

interactions spontanées et quotidiennes, assurent leur identité et leur auto-reproduction (leur

autopoïésis) en présemant leur différence par rapport à un environnement complexe,

contingent et en constant changement avec lequel ils sont en relation, et en assurant ew-

mêmes la reproduction de leurs éléments, les actions sociales, conceptualisées par la théorie

de la communication. Dans son ouvrage Essavs on self-reference, Luhmann emprunte a

Humberto Maturana sa définition d'un système autopiétique, qui va comme suit :

« ... autopoietic systems « are systerns that are defined as unities as networks of productions of cornwnents that recursivelv. throuah their interactions. aenerate and realize the network that ~roduces them and constituîe, in the space in which they ezrist, the bounàaries of the network as components that participate in the reaîization of the network. ». » 1 8

Les systèmes sociaux de Luhmann sont auto-référentiels, comme cette définition

l'affirme, tout en se référant à l'environnement social dont ils dépendent et avec lequel ils

entrent en contact par le biais de leurs 1çontières. Luhmann parle ici d'uccompunying self-

reference. Ii n'y a pas de pure auto-référence de la part du système car celui-ci serait

tautologique et incapable de s'adapter à son environnement, il y a une auteréférence qui

accompagne une référence à l'environnement. Les systèmes de Lubmann, c e u dans lesquels

nous vivons, sont des open-ended system, ils sont des ilôts de probabilité d'actions et de

stabilité dans un environnement complexe, instable et improbable, des ordres dans le

désordre. L'ensemble des différences d'un système par rapport aux multiples régions de son

environnement constitue son (ou ses) unitéfsj de fa différence et sa disfunce face à

l'environnement, face à la société considérée comme monde vécu, comme world-socieiy.

En fait, les parties composunt le mur, telles que décrites par la conception classique du

système, prennent pour Luhmann la forme de sous-systèmes autonomes d&érenciés et

fonctionnels inscrits dans un système plus large, lui-même le sous-système autonome et

fonctionnel d'un système plus large et ainsi de suite jusqu'au niveau le plus englobant, celui

du système sociétuf, de I'encompassing system, du monde vécu (Irfeworld), un unirus multiplex

qui est certes un système englobant et universel comme celui de l'ancien paradigme, mais un

système dans lequel règnent la pure contingence et le relativisme, il est un environnemenr

interne de systèmes auto-référentiels formant eux aussi des environnements internes, telle une

poupée russe. Chaque sous-système tient compte du système dans lequel il se trouve, il

reproduit la différence entre ce système plus large et son environnement, mais la reproduit

toujours selon sa propre perspective, selon sa propre différence par rapport à l'environnement

'' Op. cit., LUHMANN, 1990, p.3

immédiat (le système l'incluant et les (sous-) systèmes a sa périphérie) et l'environnement

global (ou par rapport à des systèmes qui s'y trouvent). Cette perspective paniculière du sous-

système lui est donnée par sa fonction dans le système plus large, une fonction qu'il fait sienne

réflexivement, envers laquelle les actions qui se déroulent dans le système sont orientées et qui

est l'objet de I'auto-référence du système, sa fermeture essentielle à son auto-reproduction par

la communication, une fermeture qui permet l'autonomie du système. Chaque sous-système

remplit une fonction pour un système plus large, mais le plus englobant des systèmes, la

société ou le système sociétal, unit tous ces sous-systèmes et ne les inclut en lui que par leurs

différences (l'unité de la différence). U n'est que l'ensemble contingent des possibilités

d'actions sociales qu'ofaeat les systèmes sociaux, il est moins que la somme de ses parties.

C'est au niveau le plus abstrait, celui de la société, que se confondent système et

environnement, parce que tout en étant un environnement interne, la société reproduit ses

propres éléments, les communications, comme un système. Elle contient toutes les uctions

sociules possibles, eile est l'horizon de significafions le plus lointain, atteignable dans sa

totalité seulement dans une relative mesure pour l'être humain (human being) en interaction (il

en sera question dans le troisième chapitre). Chaque sous-système inscrit dans cet

environnement social global (la société, le monde vécu) est autonome et auto-référentiel tout

en étant dépendant de son environnement immédiat, c'est-à-dire le système dans lequel il est

inclus, et, dans une relative mesure, de l'environnement plus large pour s'auto-reproduire,

c'est-à-dire les principaux systèmes fonctionnels de la société tels l'économie, la politique, le

système légal, le système éducationnel, les systèmes religieux, scientifique, culturel. En

insistant sur la différence (fonctionnelle) entre chaque système social et l'environnement,

Luhmann évite d'orienter sa théorie vers une dimension particulière de la vie sociale et d'en

faire l'essence de la société, le plus que Ia somme des parties. Contrairement à Marx, qui

emprunte une perspective économique et matérialiste, Hobbes, Locke et Rousseau qui donnent

une orientation politique a leurs écrits sur la société, Mead et Goffman qui se penchent sur les

interactions entre individus, la sociologie d'Alfred Schütz d'influence phénoménologique et

culturaliste, Luhmam propose une théorie aux prétentions universelles orientée vers des

systèmes auto-référentiels tant micro-sociologiques que macro-sociologiques, une théorie du

relativisme, un constnictivisme social.

On remarque l'aspect hiérarchique que revêt le systéme sociétal, une hiérarchie non

pas de commande, ni cybernétique comme dans le système d'action de Parsons, mais une

hiérarchie de généralité (d'abstraction), de compktiré et de durée, c'est une profondeur

phénoménologique. En fait, ce qui est important ici, c'est le concept de différenciation. Les

principaux systèmes fonctionnels de la société, telle qu'on la connaît depuis ies débuts de la

modernité, sont différenciés tels qu'ils ne semblent pas faire partie du même système global de

la société. C'est parce qu'ils sont les sous-systèmes fonctionnels du système sociétal,

l'encompassing vtem, qui voit devant lui des problèmes de natures différentes :

l'exploitation des ressources (l'économie), les décisions collectives (la politique), la

découverte de La vérité (la science), la production de règles aprioriques d'actions (la justice), la

compréhension de l'inexplicable (la religion), dont les résolutions ne peuvent être assurées que

par des sous-systèmes différenciés quant à leur fonction. Mais les sous-systèmes qui se

différencient à l'intérieur de ces principaux sous-systèmes fonctionnels de la société le font

hiérarchiquement de telle sorte qu'ils sont toujours des sous-systémes inclus dans un système

plus large.

... hierarchy. This does not mean official channels or 3 chah of command fiom top down. Instead, in this context hierarchy means only that subsystems can differentiate into fiirther subsystem and that a transitive relation of containment within containment emerges.-. n 19

Luhmann divise cet environnement de systemes en trois niveaux d'abstractions, de

complexité, ou trois types de système : les systèmes interactionnels, les systèmes

organisationnels et le système sociétuI. Ces trois types de systèmes font partie de la hiérarchie

de différenciation et chacun constitue, ou peut constituer, une hiérarchie a son tour. Les

systèmes interactiomels sont les plus nombreux, les plus éphémères et les moins complexes.

Ils apparaissent et disparaissent au gré de nos rencontres quotidiennes, à chaque fois qu'un

système psychique agit en présence d'autres systèmes psychiques. C'est aussi à ce niveau que

la différence en complexité entre le système et l'environnement est la plus grande, le système

interactionnel est si simple et peu étendu, et si court en durée, qu'il ne peut se fondre (par

interpénétration) qu'a une infime partie de l'environnement. En fait, les reiations entre un

système interactionnel, dans lequel les individus évoluent par leur présence, et le système

19 Op. cit., L m , 1995, p. 19.

sociétal, qui comprend toutes les actions possibles, ne sont que partielles et éphémères, la

société étant trop complexe en infonnatioas et en quantité d'actions possibles pour

correspondre point-par-point avec un système interaaionnel (même si le système

interactionnel schématise ou codifie ce qui le distingue de la totalité du monde, nous en

reparlerons plus loin). Les interactions ne sont que de c o u . épisodes de la société qui se

succèdent dans le temps (nous parlerons plus loin de la dimension temporelle des systèmes).

C'est progressivement, à travers le processus de diflérenciation socio-durelle que

connaissent les sociétés modernes depuis trois à quatre siècles, que se différencient te second

et le troisième type de système, ceux du niveau organisatio~el et du niveau swiétal. Dans les

systèmes de type organisationnel, ce sont des conditions particulières de membership qui

déterminent la possibilité pour un individu d'y phciper, non pas la seule présence dans une

interaction, des conditions prenant la forme de règles de comportement spécrfques qui ne

nécessitent pas une correspondance avec les motivations de l'individu. Une distinction se

développe progressivement entre des interactions quotidiennes, non incluses dans le cadre

d'une organisation de l'activité sociale selon des règles de comportement spécifiques, et des

inreractions orgonisotionneIIes et fonctionnelles, soumises (dans une plus ou moins grande

dépendance) aux règles d'actions des sous-syslèmes fonctionnels de h société, tels

l'économie, la politique, la science, et aux règles d'actions des organisations, c'est-à-dire tes

sous-systèmes (eux aussi fonctionnels) de ces sous-systèmes fonctionnels de la société. Et

comme pour l'interaction, L'organisation ne peut correspondre point-par-point avec

l'environnement, elle ne peut saisir et réduire toute sa complexité, par manque de temps.

Même si les interactions internes et les actions orientées vers l'environnement y sont régies

par des règles spécifiques (concrétisées dans des rôles et des programmes d'actions), même si

les performances de Leurs membres au sein d'autres systèmes (la famille, les amis, d'autres

organisations) sont neutralisées et rendues non significatives par l'organisation renforçant

ainsi les structures du système, l'environnement immédiat de celle-ci et l'environnement

s'étendant jusqu'au niveau sociétal restent quand même insaisissables en entier d'une façon

précise.

Luhrnann insiste sur le rôle rempli par l'apparition de \'écriture et des premières

techniques d'impression dans ce processus de différenciation des systèmes organisationnels et

sociétal du niveau des interactions. Les systèmes interactionnels et organisationnels étaient

confondus dans les sociétés holistes et orcha$ues, structurées par le mythe. Ces deux types

de systèmes étaient aussi confondus avec le système sociétal : la société était l'unique

organisation dans laquelle se déroulaient toutes les interactions des participants. Lonqu'un

individu agissait en présence d'autres individus, il le faisait toujours en étant soumis à des

règles et des normes précises d'actions structurées par l'idéologie du mythe et s'étendant à la

société dans son ensemble. Les sociétés modernes complexes, quant à elles, ne permettent

plus aux individus qui en font partie d'agir envers et en tenant compte de la société globale,

ces actions sociales sont réalisées dans un environnement contingent difficilement saisissable

en totalité, composé d'organisations sociales inscrites au sein des principaux systèmes

fonctionnels différenciés de la société tels l'économie, la politique, le droit, la science, la

religion, la culture, des systèmes o h t aux organisations qui en font partie des perspectives

particulières sur la société et sur leurs environnemenrs. L'ensemble des actions et activités

sociales ne peut plus être orienté par une organisation unique et le processus avancé de

différenciation socio-culturelle que nous connaissons aujourd'hui ne permet plus à l'individu

en interaction de saisir la société en entier, mème lorsque cette interaction s'inscrit dans une

organisation de l'activité : la société échappe à elle-même, elle est moins que la somme de ses

parties. C'est pour cette raison que Luhmann doute de la possibilité de régler par la discussion

orientée vers le consensus les problèmes concernant les principaux systèmes fonctionnels de la

société. Par contre, cette différenciation ne signifie pas une totale indépendance entre les trois

niveaux de systèmes : presque toute interaction s'inscrit dans une organisation de l'activité

sociale ou trouve dans son environnement sémantique une ou des organisations (sauf peut-être

des systèmes interactionnels quotidiens comme ceux unissant des voisins se croisant sur la rue

ou des amis en discussion); toute interaction est incluse dans la société car elle se fait par la

communication, l'élément des systèmes sociaux des trois types; toute organisation de

I'activité sociale est dépendante des systèmes interactionnels qui existent en elle et autour

d'elle et des systèmes plus larges jusqu'au système sociétal dans lesquels elle per$orme ou

remplit sa fonction auto-référentielle, comme des organisations en sa périphérie ou dans son

environnement global; et quant à elle, la société, ou tout simplement la communication, ne

pounait se reproduire sans une différenciation de ses sous-systèmes fonctionnels principaux

en sous-systèmes plus spécifiques quant a leur fonction et en organisations des interactions et

de l'activité sociale. Dépendance et indépendance sont combinées, référence à

l'environnement et au système lui-même.

Les systèmes interactionnels, organisationnels et le système sociétal sont tous les trois

des systèmes sociaux dont les éléments sont des événements, plus précisément des

communicutions de significafions (meaning) réduites en acriom sociales par le système pour

faciliter son auto-référence et sa référence à I'enviroanement et aux communications qui s'y

déroulent. Ces communications internes et externes au système sont réduites en complexité et

envisagées comme actions par le biais des processus d'autwbservorion du système et

d70hservation de l'enviro~ement par le système, ou elles sont envisagées comme telles,

comme des communications, par des processus d'auîo-description et de descriprion de

l'environnement. Ce dernier processus, celui de la description des communications dans

l'environnement, est toujours relativement approximatif vu la grande complexité de

I'enviromement et des nombreuses communications qui s'y déroulent et qui peuvent s'y

dérouler. C'est pour réduire cette complexité de I'enviro~ement, réduire les communications

qui s'y produisent en actions signijkatiives pour lui, que le système réalise des processus

d'observation de I'enviromement, une description étant trop complexe à réaliser. Des actions

communicatives se déroulent dans l'environnement, elles sont observées par le système, mais

lorsque Luhrnann parle de l'acfion, il se réfere a w sélections d'informations (nécessiîant

l'observation et l'auto-observation) par le système lors d'une communication de celui-ci dans

son environnement (ou lors d'une communication dans le système Iui-même, entre ses sous-

systèmes ou dans un de ceux-ci), et il parle d'expérience pour désigner l'observation, l'auto-

observation, la description et l'auto-description des actions communicatives des systèmes (et il

parle de réflerivité ou d'observation de second ordre (second-order observafion) pour

si-pifier les (auto-)observations d'(auto-)obsewation).

Les systèmes sociaux (dont les éléments sont des communications de sens ou de

signification, des événements) sont un type particulier de système, ils entrent en relation avec

un environnement composé d'autres systèmes : il s'agit des systèmes psychiques, c'est-à-dire

les individus avec leurs personnalités propres et possédant eux aussi leurs éléments sous

formes de significations, mais se produisant dans la conscience et non comme communication;

des systèmes organiques, c'est-à-dire le support biologique des individus, et finalement des

systèmes machines, construits par l'être humain pour contrôler et transformer les

environnements organique et physique. Ce vers quoi je veux en venir, c'en que les systèmes

sociaux, tels que les décrit Luhmann, excluent les individus, ceux-ci ne font pas partie de la

société, mais plutôt de son environnement, en tant qw systèmes psychiques et non sociaux.

C'est par la communication que les systèmes psychiques ont contact avec l'environnement

social :

i c We are dealina witb social. not ~svchic systems. W e assume that social svstems are not cornoosecl of ~ s ~ c h i c mstems (...). Therefore, psvchic mstems belonq to the environnient of social svstems. Of course, they are a part of the environment that is especially relevant for the formation of social systems (...). Such environmental relevance for the construction of social systems constrains wtiat is possiile, but it does not prevent social systems f?om fo-g themselves autonomously and on the basis of ttieir own elemental operations These o d o n s are communications - not psychic process per se, and also not the process of consciousness. » 20

2.1.2. La théorie de la communication.

C'est par le biais de sa théorie de la communication que Luhmiznn explique

l'interpénétration entre les systèmes psychiques et Les systèmes sociaux ainsi que la formation

et l'auto-reproduction des systèmes sociaux. Cette interpénétration entre des systèmes

psychiques (inrerhuman inrerpenetration), celle entre un système psychique et un ou des

systèmes sociaux, et l'interpénétration entre des systèmes sociaux (social interpenetration),

Luhmann l'explique longuemem dans un chapitre de Social svstems, mais on peut se l'imager

(concrètement, là ou elle s'effectue) comme étant celle entre un individu et un horizon de

si-gnifications, c'est le moment où deux systèmes (psychiques ou sociaux) rendent l e m

propres différences accessibles à une interprétation par L'autre. La communication se réalise

lorsqu'un individu (un système psychique), inscrit dans un horizon de signrfications

(l'environnement qu'est pour un système psychique un ou des systèmes de communication

quelconques, dans la société), fait uw sélection d'infonnution ou de signification qu'il

exprime à alter par le langage (le langage ordinaire ou un langage spécialisé : l'argent, le

pouvoir, l'amour, la vérzte3 et qui s'inscrit dans le cadre d'une interaction ou s'effectue par le

biais d'un moyen de communication de masse ou de communication à distance (médis

électroniques de communication, écriture, supports audio-visuels, etc.). Cette sélection permet

alors une réduction de la complexité de f'environnernenr. Il s'agit de la formation d'un

nouveau système, qui peut durer le temps de la cornrnwùcation et s'éteindre avec elle, ou

perdurer par la redondance créée par l'information communiquée tonqu'alter décide de

continuer la communication avec égo ou ceux-ci avec d'autres ùidividus (ensemble, au même

moment, ou séparément et à des moments différents). Lorsqu'aiter rejette la communication

d'égo, le nouveau système s'éteint, la communication s'arrête et pouna recommencer plus tard

ou ne jamais recommencer. Toute communication d'information choisie parmi un horizon de

significations (un enviromement social quelconque) porte en elle sa propre possibilité de

négation, alter peut rejeter l'uiformation transmise et empêcher sa redondance dans le temps.

Cette négation n'empêche quand même pas que la communication soit réussie : égo exprime

une ou des informations sélectionnées panni un horizon de significations (I'enviromement

interne ou externe), des iofomations qui doivent être comprises par alter. Alter peut la nier et

peut décider d'arrêter cette communication. Par contre, si alter accepte I'ulfomation

transmise, une mémoire de cette information se développe et permet la reproduction de cette

communication, de cette sélection d'information, elle permet le développement d'une

structure d'attente de communication formée (éventuellement) par des valeurs, des

programmes d'actions et des rôles qui progressivement s'élèvent si la communication perdure,

se restructurent ou disparaissent progressivement si la communication redondante est rejetée

par un ou des individus. Mais ces structures se solidifient dans le temps, résistant ainsi plus

facilement au rejet de communication. Par exemple, la structure d'attente d'une organisation

comme une entreprise économique, un parti politique ou un organisme d'entraide, une

structure solidifiant n'importe quel système, ne s'écroulera pas si un individu refiise de faire

affaire avec l'entreprise ou de voter pour le parti en question. Par contre, une organisation de

l'activité sociale ne verra pas le jour si ceux qui l'entreprennent ne s'entendent pas sur les

communications d'informations et de significations qui s'y déroulent et sur les valeurs, les

programmes d'actions et les rôles qui devront les structurer. Les structures d'attente assurent

les relais entre des communications, elles sont des thémes de communication (inscrits dans des

organisations particulières ou se présentant tout simplement comme thémes culturels) qui

tendent P se répéter dans le temps et dans l'espace, elles assurent la stabilité d'un système de

communication et de signification dans un environnement social insrable et contingent qui

regroupe l'ensemble des significations et des communications possibles, elles assurent la

reproduction de ses éléments (les communications) qui se dissolvent et disparaissent au fil du

temps (toute communication ne dure pas éternellement), la transformation de l'improbabilité

en probubilité. S'effectue ainsi la constante reproduction autopoïétique de l'ordre des

systèmes a partir du désordre de l'environnement.

Qu'alter accepte ou rejette la communication, il suffit qu'une information soit

communiquée par égo et comprise par alter pour qu'il y ait communication. La certitude que

la communication est réussie n'est pas incarnée dans le consensus sur celle-ci, contrairement à

ce qu'affirme Habermas, mais tout simplement dans les effets de Ia communication (la

réduction ou l'augmentation de la complexité par la sélection d'informations) dans le système

qui l'inclut et dans I'enviromement En fait, toute communication est l'unité de trois

sélections : la sélection d'une information par égo (l'émetteur), la sélection d'une expression

par égo et la sélection par alter entre l'acceptation ou le rejet de l'information communiquée.

Luhmann nomme ces trois sélections ~nformution, utferance et expecfufion of success. La

première sélection est celle de la simple information tirée d'un horizon de sigaifications

possibles, la seconde est celle de la manière dont l'information est exprimée, une manière

perçue et distinguée par alter en tant qu'action communicative et expressive dans un contexte

systémique dans lequel égo se trouve, et la troisième est celle entre l'acceptation ou le rejet par

alter selon les structures d'attente dans lesquelles se trouvent les systèmes psychiques qui

communiquent. La communication est donc empreinte d'une double contingence (Luhmann

se réfère ici à Talcott Parsons), celle de la sélection de l'information et de l'expression par égo

et celle de la sélection entre l'acceptation ou le rejet par alter. Égo et alter possèdent chacun

leurs propres mémoires des communications auxquelles ils ont participé, des systèmes de

communication dont ils furent des environnements en tant que systèmes psychiques, et chacun

tient compte de cette mémoire et de ses attentes et de celles qu'il peut prévoir chez l'autre,

Husserl parlerait des vécus de conscience rétentionnels et protensiomels des sujets. Nous

verrons plus loin qu'Austin et Habermas parlent de locution, d'ilioçution et de perlocution, au

lieu de l' information, de l'expression et de l'attente de succès.

Un des concepts centraux dans la théorie de la communication et dans la théorie des

systèmes de Lubmann est le concept de code (bimry schematism). Tout système de

communication, qu'il ne soit qu'une simple interaction quotidienne ou un système de

communication structuré et assurant sa reproduction dans le temps, voit les communications

qui se déroulent en lui déterminées par un code binaire particulier qui fournit à chacune sa

propre version négative, sa duplicorion en une version positive ei une version négative : dans

un système interactiomel, ce code prend la forme d'une possibilité qu'offre le langage de

répondre oui ou non ê une communication émise par égo, accepter ou rejeter la

communication; dans un système de communication structuré et qui assure son auto-

reproduction, ce code se différencie et prend la forme d'un code binaire qui détermine et

oriente les communications non plus seulement selon la simple possibilité d'accepter ou de

rejeter la communication, mais selon une préférence pour ta valeur positive du code propre au

qs tème. Il devient une distinction directrice. Par exemple, toute organisation inscrite dans le

système de l'économie voit ses communications orientées par le code avoir ' ne pas avoir ;

dans le système politique, c'est le code pouvoir supérieur !'pouvoir infkieur et dans les hautes

sphères du pouvoir, le code gouvernement ;' opposition; dans le système scientifique, c'est le

code binaire vrui .,'falcr; dans le système judiciaire, le code tégaf ;' illégal. Dans les systèmes

de communication inscrits au sein des principaux systèmes fonctionnels de la société tels que

l'économie, la politique, la justice, la science, la religion, des médiums de communications

symboliquement généralisés (l'argent, le pouvoir, la vérité, l'amour, des médiums semblables

à ceux conceptualisés par Parsons) remplacent le langage et sa capacité de négation (oui / non)

dans l'application des codes prélinguistiques aux communications et favorisent la valeur

positive du code (avoir, pouvoir supérieur, vérité, légalité...). Ce n'est qu'avec l'apparition des

médius de drffiion, c'est-à-dire l'écriture et les medias de communications électroniques, que

ces m é d i u m de cornmunicaîions symboliquemeni généralisés peuvent se développer, se

différencier (eux et les systèmes dont ils font partie) et assurer l'auto-reproduction des

éléments des systèmes, la continuité des communications, en favorisant la valeur positive du

code. En fait, chaque système de communications oriente celles-ci selon son propre code, par

le biais de médiums qu'il choisit (le langage, les médiums généralisés), comme chaque

système reproduit sa différence par rapport à l'environnement. Le code n'est en fait que ce

qui différencie le système de l'environnement, un code appliqué aux communications, dont les

références sont internes et externes (référence au système et référence à l'environnement), par

le biais des valeun, des pro-grammes d'actions et des rôles qui structurent le système. C'est en 2 L ce sens que Luhrnann, dans son dernier ouvrage intitulé Obsewations on modernitv , parle

d'une application « orthogonale » du code. La valeur positive et la valeur négative du code,

qui ensemble consituent la différence du système, peuvent être appliquées à l'auto-référence

du système ou à la référence Q l'environnement. Il faut donc éviter de confondre l'auto-

référence du système avec la valeur positive du code et la référence à l'environnement avec la

valeur négative du code. Par exemple, le système légal ne doit pas être identifié à ce qui est

codé légai et l'environnement du système à ce qui est codé illégal. Le système légal concerne

la légalité (et sa version négative, l'illégalité) et le code ldgal / illégal peut être appliqué au

système lui-même, -c'est-à-dire que les lois sont positives, elles sont susceptibles d'être

révisées, et il peut s'appliquer à l'environnement, à ce qui ne concerne pas la légalité

proprement di te, c'est-à-dire les autres domaines de 1 'activité sociale. L'ensemble du code

constitue la différence du système par rapport a son environnement et sert de médium aux

références internes et externes lors des communications :

« The code values serve as both universal and specific binasy scheines that help identify a functions systern but are also applicable to the self-referential as well as the extra-referentiai, the systw as well as its envûorunent nn

Comme tout système, les codes sont auto-référentiels et autopoïétiques, ils assurent la

reproduction des communications dans le temps en orientant les sélections d'informations

selon la différence entre le système et l'environnement De la même manière que les systèmes

organisationnels se différencient progressivement des systèmes interactionnels dans le passage

des sociétés archaïques aux sociétés traditionnelles et aux sociétés modernes complexes, les

codes prélinguistiques orientant les communications se différencient de la possibilité de

négation inhérente au langage quotidien (sans pour autant la rejeter) pour se généraliser dans

*' LLrHMANN, Niktas, Qbwrvations on modernity, Stanford, Stanford üniversity Press, 1998. 147 p. '' %id-, p- 1 1.

la communication, acquérir une autonomie temporelle par rapport aux interactions

quotidiennes et assurer l'auto-reproduction des éléments du système en accordant une

préférence à Ia valeur positive du code.

2.1.3. La dimension temporelle du système comme introduction à la théorie de

I'évolution.

Nous avons vu, dans la section précédente, que les éléments des systémes sont des

communications d'informations sélectionnées panni un horizon de sens ou de significations.

Ce que Luhrnann appelle memjng, le sens, possède trois dimensions indépendantes et

également en relations: la dimension factuelle, la dimension sociale et la dimension

temporelle. La dimension factuelle du sens ou de la signification concerne les objets de la

conscience d'un système psychique etiou les thèmes d'un système de communication (d'un

système social), ces demiers pouvant être des choses ou des personnes. Ces objets et ces

thèmes possèdent chacun un horizon interne aux possibilités infinies, c'est-à-dire leur

signification pour le système, et un horizon externe lui aussi infini, c'est-à-dire leur

signification en tant qu'objets ou thèmes dans I'enviromement Luhmann s'inspire ici de la

théorisation du champ perceptif et du champ chosique réalisée par Hwerl. La dimension

sociale de la signification, quant à elle, représente la différence de perspective sur la factualité

du sens entre égo et alter, et comme la dimension factuelle de la signification, sa dimension

sociale est constituée d'un double horizon infini, celui d'ego et celui d'alter, inscrit chacun

dans un système social (ou dans plus qu'un a la fois; ou inscrit dans le ou les mêmes systèmes,

aussitôt qu'ils communiquent par exemple):

a The social dimension is endowed with an independence vis-a-vis any f a d articdation of meanhg that reaches through to everythuig. It emerges from the fact that donnside the ego-bersllective one or manv aiter-mrmectives corne into consideration. A social reference can then be required of every meaning. This means that one can ask of every meaning whether another experïences it in exactly the same way I do.

Comme la dimension sociale pour la dimension factuelle, la dimension temporelle du

sens recoupe les deux premières. Nous avons vu que tout système de communication effectue

des réductions de ses éléments et de certains de ceux de l'environnement (les

communications) en actions par des processus d'auto-observation et d'observation. C'est en

réduisant les communications en actions (une réduction de la propre complexité du système et

de celle de I'environnement) que les premiéres peuvent être identifiées comme événements

dans le temps par le système (en fait, par les systèmes psychiques qui communiquent et qui

constituent son environnement). Toute communication ou toute action est une sékction

d'information parmi un horizon de significations qui se veut en même temps un horizon

temporel. Luhmann se réfere ici à l'analyse phénoménologique de la conscience du temps

chez Husserl. Chaque action se dérouiunt au préseni possède son propre horizon de

sigrzgnrfrcatiom passé (par rétention du passé dirait Husserl), dont les sélections qui en ont été

tirées la detenninent, et son propre h o r i m de signifcafions mur, parmi lequel d'autres

sélections seront effectuées suite à cette action au présent; chaque moment présent sur l'axe

temporel d'un système possède son propre passé qui le détemine et son propre futur qui

s'ouvre devant lui. Ici encore, on retrouve le double horizon de la signification, cette fois

entre le passé et le fuhir, un double horizon au centre duquel le moment présent constitue

l'irréversibilité du temps, même si la réversibilité de ce dernier est possible au sein d'un

système structuré.

Luhmann parle du present 3 pasr, du presenr 's future et du present S presenr. Ainsi

chaque système social peut récupérer une action passée saisie comme un présent passé @ast

present) et identifier les autres possibilités de sélections inscrites dans l'horizon de

significations qui auraient pu être actualisées à ce moment tenant compte des sélections

passées et des possibilités de sélections futures de ce présent passe, comme il peut identifier

les autres possibilités de sélections adjacentes à une sélection qui est effectuée au moment

présent (presenf presenr) et qui fera désormais partie du passé, comme il peut aussi prévoir

l'horizon de significations ou de possibilités de sélection dans lequel est inscrit un présent

futur W u r e presenr) souhaité pour ainsi planifier une action dans le présent présent. Ce

présent présent est alors identifie comme un présent passé du présent fkur que l'on veut

atieindre par planification. C'est par le concept de modaliré temporelle réflexive que Luhmann

décrit cette capacité des systèmes de sélectionner une ou des sélections passées ou une ou des

sélections futures éventuelles dans l'horizon temporel pour motiver et orienter une sélection

dans le moment présent. Les événements passés d'un système social peuvent être

resélectionnés par celui-ci comme ils peuvent être mis de côté comme éléments d'un horizon

de significations qui sont sans Unportance (non significatif) pour le moment présent (Luhmann

parle alors d'une neutralisation de l'histoire, surtout dans le système économique), de la même

manière que des événements ftturs peuvent être présélectionnés comme événements souhaités

vers lesquels les actions et communications présentes sont orientées. En fait, tout est question

de sélection auto-référentielle actuelle du système, combinée à et en fonction de l'observation

des événements passés et des possibilités d'actions futures du système et de l'environnement

complexe (l'environnement immédiat, l'environnement interne, l'environnement giobal ou

sociétal et ses régions). Chaque système social possède sa propre temporalité, il expérimente

son environnement et agit dans son environnement à son propre rythme, il prend son temps (et

on peut avancer que cette temporalité propre à chaque système est une caractéristique des

sociétés modernes différenciées, comparativement aux sociétés archaïques et traditionnelles

dans lesquelles le temps semble plus homogène). Le temps n'est plus saisie comme une suite

linéaire d'événements se déterminant les uns après les autres depuis une genèse fondatrice

mythique ou selon une tradition particulière. La différenciation progressive des sociétés

amène, depuis les 17"- et 1gièmc siècles, une différenciation et une complexification de la

dimension temporelle des systèmes sociaux que Luhmann propose de saisir

phénoménologiquemen; et non plus comme un mouvement dialectique en éclosion (Hegel et

M m ) , ni d'une perspective nihiliste ou pessimiste, comme celle de Nietzsche ou de Weber,

envisageant le temps comme le mouvement d'un appauvrissement et d'un nivellement des

valeurs ou d'un désenchantement du monde. Une conception universaliste du temps serait

anachronique dans les sociétés modernes et fortement différenciées. Luhmann s'oppose

d' ai ileurs aux théories déterministes de 1' histoire partagées par les penseurs d'allégeance

hégélienne et manriste en distinguant une orientarion technologique d'une orientation

utopique vers le futur, celle-ci orientant les actions présentes vers un present 's future unique,

utopique et inatteignable (la société socialiste et ensuite communiste, ou tout autre projet de

société utopique), qui s'éloigne au fur et à mesure que nos actions sélectives présentes nous en

rapprochent, et la première orientant les actions présentes en fontion de programmes d'action

plan$és vers unfulure present anticipé et sélectionné parmi un horizon de possibilités fritures.

Le funir vers lequel est tournée cette orientation technologique est un open future, un fiitur

comprenant une pluralité contingente de possibilités et non pas une nécessité unique et

prédéterminée historiquement Une mu1 titude de systern-histories sélectives, auto-

référentielles et contingentes (de muitiples petites histoires di sait Michel Maf5esol i lors d' une

conférence sur la pst-modernité) ont lieu simultanément d m ce que Luhrnann appelle le

world-time qui représente la temporalité du système sociétal (le monde). Comme les

différents systèmes peuvent observer les actions qui se déroulent dans les systèmes

environnants et entrer en relation avec eux en tenant compte de la temporalité de chacun et de

celle qui leur est propre, les systèmes sociaux peuvent aussi accompagner 1 ' auto-observatioa

de leur temporalité avec une observation de la temporalité du monde social dans son entier,

une temporalité sociérale dont l'histoire purement contingente est envisagée par Luhmann

corne étant le processus d'évolution auquel sont soumis l'ensemble des systèmes sociaux

dans leurs structures et dans leur différenciation.

2.1 -4. La théorie de l'évolution.

L'évolution sociétale n'est pas envisagée par Luhmann comme un procès téléologique,

elle ne peut être planifiée comme un système social peut le faire concernant ses actions

communicatives éventuelles. Elle est la résultante contingente de l'évolution de chaque

système social contenu dans la société, des évolutions piimculières qui, elles, peuvent être

planifiées vu le caractère auteréférentiel et réflexif des (sous-) systèmes sociaux. Luhmann

reprend les concepts darwiniens de variaiion, de sélection et de s~ubilisation pour décrire

comment l'évolution des systèmes sociaw se réalise. Ces trois concepts représentent en fait

les trois mécanismes de i'évolution des êtres vivants transposés aux systèmes sociaux : le

mécanisme de variation est la capacité de négation inhérente au langage; le mécanisme de

sélection est possible @ce à l'auto-référence des systèmes sociaw et à l'horizon de

significations qu'est l'enviro~ement social et o h t des informations et significations

alternatives à celle rejetée par le mdcanisme de variation; finalement le mécanisme de

stabilisation est la capacité de former système par l'auto-reproduction des communications

sélectionnées. Ces trois mécanismes représentent en fait les conditions de possibilité internes

de l'évolution d'un système social. C'est l'augmentation de la population mondiale (du

nombre de systèmes psychiques), des communications qui se déroulent dans la société et par

conséquent de la complexité de l'environnement social, qui rend nécessaire l'évolution des

systèmes sociaux et surtout la transformation du type de diffirenciarion sociale. Luhmann

identifie trois types de différenciation des systèmes sociaux : la segmentation, la stratijkation

et la drfférencîut ion foncîionnelle, la première correspondant aux sociétés arc haiques, la

seconde aux sociétés aristocratiques composées de classes sociales distinctes et la dernière

correspondant aux sociétés modernes complexes. La différenciation segmentaire signifie que

les sous-systèmes qui se différencient sont égaux, ils prennent la forme de systèmes sociaux

axés sur la descendance et l'appartenance à des tribus, ils sont des systèmes sociaux parallèles

les uns par rapport aux autres, non hiérarchiques entre eux et orientant leurs communications

vers la reproduction de l'instance supra-systémique (l'apex du système social global, c'est-à-

dire le mythe). La différenciation stratifiée, quant à elle, crée des sous-systèmes inégaux les

uns par rapport aux autres, c'est-à-dire que les chances d'acceptation des communications

provenant du bas de la hiérarchie sociale vers les hautes sphères aristocratiques sont très

faibles, mais chaque sous-système repose sur l'égalité des chances de réussite des

communications internes au sous-système; à l'intérieur d'un sous-système particulier dans la

hiérarchie sociale, les individus ont tous les mêmes chances de voir leurs couununications

acceptées par le destinataire. Comme les systèmes différenciés par segmentation, les systemes

sociaux stratifiés orientent leurs communications vers la reproduction de l'apex du système

social global (l'aristocratie, la royauté, la tradition). Cette transformation du type de

différenciation est atmbuable à I'augmentation de la taille de la société et par conséquent à la

nécessité de réduire la complexité des communications en différenciant des sous-systèmes

n'ayant pas les mêmes c h e s de réussite des communications. Le ~ p e de différenciation

sociale orienté vers une fonction, le type propre aux sociétés modernes, crée des sous-sysièmes

fonctionnels auionornes ouverts à n'importe quel individu, donc qui sont égaux, mais orientés

vers une fonction spécifique qui leur donne une perspective particulière sur l'environnement

social et crée donc une certaine inégalité entre les sous-systèmes. Chaque sous-système est

auteréférentiel et ne dépend que de lui-même pour se reproduire, du moins tant que les autres

sous-systèmes fonctionnels remplissent leurs fonctions adéquatement; il est auto-référentiel,

tout en se référant à l'environnement, mais en ne voyant pas en cetui-ci une instance supra-

systémique à reproduire.

Pour conclure, rappelons que l'idée intégrative derrière les théories des systèmes, de la

communication et de l'évolution présentées par Luhmann est que l'objet d'étude du

sociologue s'incarne dans des comrnuriications entre des individus, des communications qui

prennent la forme de systèmes plus ou moins stnicturés et, surtout, autonomes par rapport aux

individus communiquants; des systèmes s'auto-reproduisant selon des codes (des

schématismes) déterminants les actes langagiers des individus. C'est en opposition à cette

caractéristique essentielle de la perspective théorique de Luhrnann sur la réalité sociale, c'est-

à-dire l'auto-référence du système, aussi en opposition à toute forme de théorisation de

l'expérience sociale qui s'éloigne du monde vécu total et partagé des individus qui

communiquent que Habermas propose son concept de rationaliré communicationneiZe.

2.2. La théorie de l'agir communicatio~el de Jiireen Habermas

C'est au sein de la tradition théorique de l'École de Francfort que s'inscrit l'oeuvre de

Jiirgen Habermas. Sa théorie de l'agir communicatio~el se veut, en fait, un renouvellement

de la Théorie critique proposée p Max Horkheimer et Thedor Adorno, à laquelle Habermas

veut fournir une base normative dont il remarque l'absence dans les écrits des deux

sociologues. Selon Habermas, le dépassement de la théorie traditionnelle (la ~lzéoria de

l'ontologie grecque) par la Théorie critique de Horkheimer et Adorno, ou le dépassement de la

rationalité objectiviste et instrumentale (une irrationalité selon ces dernien), qui domine au

sein des sociétés modernes et qui sépare le sujet de l'objet, par une rationdité dialectique et

critique qui réunit le sujet et l'objet et replace la relation sujet / objet dans la réalité sociale et

historique de laquelle elle provient, est incomplet et reste imprégné d'idéalisme (malgré cette

volonté de replacer la théorie et la Raison sur leur substrat concret et historique) s'il n'est pas

accompagné d'une conceptuaiisation de I'infersubjectivité langagière qui constitue cette

réalité socio-historique (le monde vécu) et qui permet cette relation critique et normative entre

le sujet et l 'objet. C'est le concept de rationalité cornntunicationnelîe que Habermas propose

pour compléter le dépassement de cette relation objectiviste et iostnimemale qui unit les sujets

individuels et sociaux des sociétés modernes a u objets physiques et sociaux, un dépassement

vers la compréhension de la relation qui unit, selon Habermas, une réalité divisée en un monde

objectif; un monde social et un monde subjectif, avec des sujets sociaux qui interagissent et qui

tentent de s'entendre et de faire consensus sur les définitions qu'ils veulent se donner des

objets composant ces trois mondes. Je reparlerai plus loin de ces trois mondes et des objets

qu'ils contiennent. Sachons tout de suite que Habermas insiste sur la présence d'un monde

social et d'un monde intérieur ou subjectif, deux mondes qui accompagnent toujours le monde

objectif des états de choses eristants lorsqu'on entre en relation cognitive avec lui. Le

concept de rationalité comrnunicatzonnelle est un concept englobant l'agir téléologique

orienté vers le monde objectif; l'agir régulé par des nonnes orienté vers le monde social ou

nomurif et l'agir dramaturgique orienté vers le monde subjectif: Nous verrons également

que, pour Habermas, les mondes social et subjectif sont impliqués dans ce qu'il appelle la

reproduction symbolique du monde vécu, alors que le monde objecîif constitue le substrat

marériel du monde vécu. Mais avant de présenter le point de vue de Habermas sur le concept

de monde vécu, il est essentiel de prendre connaissance du rnodéle de rationalité de l'agir qu'il

propose.

2.2.1. Le concept de rationalité.

C'est dans un de ses premiers ouvrages, Connaissance et Lntérêt?, que Habermas entend

présenter l'incomplétude de la tentative des instigateurs de la Théorie critique de dépasser la

rationalité objectiviste et instrumentale de l'action, une rationalité typique aux sociétés

modernes. Cette volonté de formuler une critique complète de la rationalité instrumentale, une

critique reposant sur l'intercornpréhension et l'entente langagières entre des individus en

inleractions, reste tout aussi manifeste et devient centrale dans son ouvrage Théorie de l'agir

communicatio~el. Dans cet ouvrage, Habermas propose de refomuler le concept de

rationalité' qu'il présente comme le thème central de la philosophie. C'est une rationalité qui

prend une distance critique des concepts de Sujet transcendantal et d'Absolu soutenus par la

tradition idéaliste de Kant et de Hegel, qui remet en question le concept de rationalité à la base

de la philosophie du Sujet, celle de l'idéalisme allemand et des traditions cartésienne et

husserlienne; qui souhaite aussi prendre distance face à toute philosophie ontologique, c'est

cette rationalité plus modeste, plus concrète, anthropocentrique, que Habermas tente de

définir. C'est en tant que théorie pst-métaphysique et aussi pst-hégélienne, ainsi qu'en tant

que radicalisation du tournant linguistique de la philosophie contemporaine, qu'il faut

'' HABERMAS, Jürgen , Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, 1979,386 p.

comprendre le nouveau concept de rationalité que propose l'auteur. Même si Hegel

envisageait un Absolu post-métaphysique et historique, il était toujours question dans sa

doctrine d'un Esjxit Absolu vers lequel le processus dialectique de l'histoire nous dirige

inévitablement Définir la Raison, c'est avant tout comprendre l'activité langagière qui

distingue l'homme de toute autre forme de vie et par laquelle celui-ci coordonne et oriente ses

actions avec celles de ses semblables en vue d'une « Bonne vie », une activité langagière par

laquelle des sujets sociaux argumentent et tentent de créer et surtout de maintenir des

consensus éphémères et faillibles sur des orientations d'actions, ceci sans domination. Pour

Habermas, philosophie et sciences sociales ainsi que théorie de la rationalité et théorie de la

société doivent être réunies pour définir un concept de Raison qui saisit celle-ci concrètement

dans ses manifestations langagières, dans la réalité sociale et normative dans laquelle elle

performe, qui exclut toute définition idéaliste ou métaphysique de la Raison.

2.2.2. La théorie wéberieme du processus de rationalisation socio-çulturelle de

1 'Occident.

Toujours dans son ouvrage Théorie de I'aeir communicationnel, Habermas accompagne

cette réinterprétation langagière du concept de rationalité par une critique de la théorie de

l'action de Max Weber et de la théorie du système d'action de Talcott Parsons. C'est sa

voIonté de réunir philosophie et sciences sociales par une théorie de la rationalité

communicatio~elle qui pousse Habermas a réinterpréter les classiques de la sociologie,

comme il le fait du discours philosophique moderne. Au lieu de présenter l'action sociale par

laquelle se manifeste la Raison, comme le fait Weber, par le biais des motivations et des

orientations d'action d'un sujet individuel, comme la manifestation d'une rationalité par

rupport à. une fin et orientée par des valeurs, qui tient compte certes des valeurs collectives

dans l'orientation de l'action individuelle, mais qui donne priorité a la Zweckrationali~ùt et qui

par conséquent reste prisonnière d'une rationalité téléologique et instrumentale, Habermas

souligne 1' importance de se pencher sur les procès d 'in tercompréhension langagière et

d 'enfenre communicafionnelle. Selon Habermas, Weber voit juste dans sa compréhension et

sa présentation du processus de rationalisation socio-culturelle de l'occident, un processus qui

ouvre le chemin a une domination de la rationalité instrumentale et à un désenchantement du

monde. Mais, comme Horkheimer et Adorno et leur Théorie critique et dialectique de la

relation sujet / objet, comme Marx et Lukacs et leur concept déterministe de révolution

prolétarienne, une théorisation des actes langagiers d'individus qui souhaitent coordonner

leurs plans d'actions et qui se réfêrent à un monde vécu commun manque à la pensée de

Weber : langage, consensus et monde vécu sont à la base des concepts d'agir

communicatio~el et de rationalité communicatio~elle, et ils sont absents de la théorie

monologique et mentaliste du processus de rationalisation soçio-culturelle occidentale

présentée par Weber. La principale erreur de Weber, aux yeux de Habermas, est d'avoir fait

de la rationalité pur rapport à unefin le point d'aboutissement du processus de rationalisation

socio-culture! le de 1' Occident, d'avoir adopté une peapec tive pessimiste face à ce processus

en le présentant unilatéralement et sans nuance comme le désenchantement du monde

provoquant perte de sens et de liberté et en n'ayant pas tenu compte de la libération du

potentiel de rationalité contenu dans le langage, une libération rendue possible par ce passage

des images métaphysico-religieuses du monrio, propres aux sociétés pré-modernes, à des

structures de conscience modernes, C'est par ce processus de rationalisation, cette mise en

Langage du consensus normatif assuré par le sacré, ou comme dirait Durkheim ce passage

d'une solidarité mécanique à une solidarité organique, qu'éclatent ces images métaphysico-

religieuses monolithiques en sphères de valeurs culturelles différenciées et rendues accessibles

pour une critique langagière de la part des sujets en interactions. Ce sont les sphères de

valeurs du vrai, du bien et du beau, présentées par Habermas comme étant les sphères de

valeurs cognitives-imtmmentales, morales-prut iq ues et esthétiques-expressives. Weber a

souligné cette différenciation, en la présentant comme l'apparition d'un polythéisme des

valeun, mais il a ignoré les potentiels de critique normative (de la sphère de valeurs morales-

pratiques) et d'autocritique subjective (de la sphère de valeun esthétiques-expressives)

libérés par cet éclatement des images métaphysico-religieuses des sociétés traditionneiles et

mythiques, et il a fait de la rationalité cognitive-instrumentale et de l'action rationnelle par

rapport à une fin le modèle de rationalité hégémonique, incarné dans l'entreprise capitaliste et

dans l'État bureaucratique moderne et provoquant perte de sens et de liberté.

2.2.3. Le concept d'agir communicationnei.

C'est ce pessimisme de Weber que Habermas veut dépasser en proposant un modèle de

rationalité ou d'agir rationnel qui replace celui-ci dans son contexte interactio~el et langagier,

dans lequel l'agir est soumis à la critique, qui tient compte aussi des sphères de valeun

morales-pratiques (le monde social) et esthétiques-expressives (le monde subjectif), sous-

estimées par Weber. À l'orientation unilatérale des théories de l'action et de la rationalisation

socio-culturelle de Weber vers la rationalité instrumentale et monologique, Habermas propose

un modèle communicationnel, ou consensuel, d'action et de rationalité :

« Si nous panons de liapolication non-comunicat io~efle d'un savoir pro-positionne1 dans des actions diriaées vers un objectif (...), nous sommes spontanément portés à privilégier le concept de ia rationaliré cqnitnte-instn~rner~tafr qui a fortement marqué, a travers l'empirisme, l'autocomprehension du Moderne. Ce concept compone les connotations d'une a f f i t i o n de soi qui serait couronnée de succés. Ce qui rend possible une telle auto-affiniiation, c'est l'autitude à disposer en connaissance de cause d'un environnement contingent, ainsi que l'adaptation inteiiigeme 8 cet environnement. En revanche, si nous partons de l'apulication communicationnelle d'un savoir propositionnel dans des actes de langage nous decidons spontanement en faveur d'un concept plus large de rationalité (...). Ce concept de rationalite comminticatiomelfe comporte des connotations qui renvoient finalement à l'expérience centrale de m e force sans violence du discours armimentatif. aui w m e t de réaliser l'entente et de susciter le consensus. C'est dans le discours argumentatif que des participants différents surmontent la subiectivité initiale de leur conceptions, et s'assurent à la fois de l'unité du monde obiectif et de l'intersubjectivité de leur contexte de k i e grâce à la communauté de convictions rationneilemem motivées. n2'

On constate dans cet extrait que Habermas donne priorité au consensus argumenté sur

l'unité du monde objectif telle que vécue par des sujets qui réussissent a dépasser la relativité

de leurs perspectives particulières. La distinction conceptuelle ainsi que la prise en

considération des relations effectives et concrètes entre, d'une part, la rationdité instrumentale

d'un sujet agissant dans un environnement contingent objectif et social, et d'autre part, la

rationalité comrnunicatio~elle de sujets coordonnant leurs actions par l'échange d'arguments

en vue d'un consensus, cette distinction et cette prise en considération sont centraies dans la

théorie de l'agir comrnunicatio~el de Habermas. D'une manière semblable à la différence

entre un système et son environnement sur laquelle repose toute la théorie de Luhrnann,

Habermas tient compte de la relation d'un sujet à un environnement duquel il préserve son

indépendance et son pouvoir d'action, mais il est clair que sa théorie de l'agir

" Op. cit., HABERMAS, 1987, L p.27.

communicationnel a comme telos la réalisation du consensus entre des sujets en interaction.

Cet autre passage tiré du premier tome de La théorie de l'agir communicatio~el montre bien

cette distinction conceptuelle importante et constitutive de la perspective et de l'orientation

théorique de Habermas:

N Plus grande (...) est la mesure de raiiondité instrumentale incorporée dans l'action, et plus grande est pour les sujets qui agissent en vue d'ua objectif I'indéoendance à l'éeard des limitations au'immse - a leur auto-affirmation l'environnement continaent. Plus grande est la mesure de rationalité communicaîionnelle et plus large est, à l'intérieur d'une communauté de communication, la marge de jeu qui permet la coordination non-violente des actions et la conciliation des conflits par un consensus (...). N 26

La conciliation consensuelle des conflits actuels et potentiels entre des acteurs en

communauté de communication (l'unité intersubjective selon Husserl, ou le système selon

Luhmann), des conflits concemant la coordination de leurs plans d'action dans un monde

objectif contingent reconnu intersubjectivement, voilà l'intérêt émancipateur que sert l'agir

cornmunicatiomel comme dépassement d'une rationalité unilatéralement instrumentale et

sewant un intérêt technique et stratégique. C'est sur ce concept d'agir communicationnel que

nous allons maintenant nous pencher, ceci pour mieux comprendre le processus langagier par

lequel les sujets d'interactions établissent des consensus.

Les sources théoriques auxquelles se réfere Habermas pour élaborer son modèle de

rationalité communicationnelle sont nombreuses : il se référe à la théorie de la communication

de G. H Mead pour présenter l'ontogenèse du consensus sur le symbole linguistique et la

norme, base de la communication et de l'agir communicatio~el; il effectue aussi un détour

par la théorie de la solidarité sociale de Durkheim pour montrer cette fois la phylogenèse de

l'agir cornmunicatio~el, qui permet le passage d'une conscience collective mécanique et

sacrée a une conscience collective profane différenciée et rendue accessible à la critique

langagière, à un agir cornmunicatio~el; et il fait égaiement référence à la pragmatique

formelle de L. J. Wittgenstein et à la théorie des speech acts ou actes langagiers de J. L.

Austin pour sa théorisation du contexte langagier et argumentatif dans lequel Habermas

réinsère le concept de rationalité.

26 Ibid., p.3 1

Le modèle d'agir rationnel que présente Habermas inclut et réunit un agir téléologique (ou

cognitif-instrumental) orienté vers un monde object&fdont les objets sont des états de choses

exzsfunts, un agir régulé pur des normes (ou moral-pratique) orienté vers un monde social

dont les objets sont non pas des états de choses existants, mais des normes; et un agir

drumaturgique (ou esthétique-expressif) orienté vers un monde subjectf composé

d'expériences vécues subjectives (Habermas se réfêre ici i Husserl et à Wittgenstein),

auxquelles l'individu en action a un accès privilégié, et orienté vers un public composé des

autres participants de l'interaction et face auquel l'agir dramaturgique se présente comme une

performance. L'agir régulé par des normes est toujours aussi un agir orienté vers le monde

objectif, et l'agir dramaturgique est toujours aussi un agir téléologique et normatif, toute

performance d'un individu en interaction s'inscrivant toujours dans et étant toujours orienté

vers un monde objectif d'états de choses existants et un monde ou un contexte normatif. Ces

trois types d'agir rationnel s'inscrivent toujours dans un contexqe interactionnel (la base du

contexte social dans lequel Habermas veut replacer le concept de rationalité), un contexte qui

permet une critique langagière et argumentative des prétentions à lu validité qui

accompagnent l'action langagière et qui sont défendues pu des arguments par le sujet qui agit.

Dans le cas de l'agir téléologique à la base de toute action sociale, les participants a

l'interaction soumettent a la critique Ies opinions et les intentions de l'individu en action selon

des critères de vérité et d'eficaciré. Le sujet qui agit alors et dont I'action est soumise a la

critique est le sujet épistémique. L'agir téléologique est un acte locutoire, par lequel le sujet

dit quelque chose sur des états de choses objectifs (Habermas se base ici sur la théorie des

speech acts de J. L. Austin). Lorsque l'on met l'accent sur le contexte normatif dans lequel

s'inscrit l'action, les participants a l'interaction soumettent à la critique argumentative la

justesse normative des maximes et devoirs auxquels se rapporte le sujet en action et soumettent

aussi a la critique, si nécessaire, la Iégirimiré de la norme elle-même qui oriente l'action de

l'individu. Celui-ci est alors nommé le sujet prarique de l'action. L'agir régulé par des

normes, selon Austin et Habermas, est un acte illocutoire, par lequel L'individu agissant, en

plus de dire quelque chose sur le monde objectif' fait quelque chose dans un contexte

normatif. Finalement, les participants à l'interaction soumettront aussi à la critique la véracité

et l'authenticité des souhairs et des sentiments qui constituent le monde subjectif ou

intérieur de l'individu en action et auxquels il se réfère en tant que sujet pathique. L'agir

dramaturgique est un acte perlomfoire, par lequel le sujet en action vise à produire un effet

chez ses auditeurs, il veut les convaincre de la validité objective, normative et subjective de

son action langagière.

Le modèle wéberien de la Zwecbaaonalitat, & l'action ratioonelle par rapport à une fin

comme unique résultat du processus de rationalisation occidentale, se voit dépassé par un

modèle de rationalité qui laisse place a la critique d'actions aux prétentions de rationalité,

d'actions non pas seulement téléologiques et instnunentales, mais d'actions qui tiennent

compte du contexte nomtif dans lequel elles s'inscrivent inévitablement et des expériences

vécues du sujet qui agit et auxquelles le sujet se réfêre avant d'agir, une critique avec une

visée consensuelle et qui a pour but la détermination de situations d'actions. L'aeir d'un

individu, lors d'une interaction, est communicationnel lomue les ->articimnts à cette

interaction s'entendent sur la validité de l'acte dans son orientation vers les trois mondes :

obiectif. social et subiectif En faif l'agir cornmunicatio~e1 est un agir orienté vers une fui a

sa base, sauf qu'il s'inscrit dans un contexte d'interactions dans lequel des actions finalisées

sont coordonnées par I'intercompréhension et l'entente langagières : l'aspect téléologique et

l'aspect communicatio~el de l'action, ou comme Habermas les nommait dans ses premiers

ouvrages, le rrmail et I'interacrion, ne doivent pas être envisagés l'un sans l'autre.

2.2.4. Le concept de monde vécu

Cette critique de l'action d'un sujet par les participants de l'interaction sociale dans

laquelle cette action s'inscrit, ce contexte de communication dans lequel on tente de faire

consensus sur la vérité, l'efficacité, la justesse normative, la véracité et l'authenticité des

prétentions à la validité d'un sujet en action, il reste incomplet sans la compréhension du

concept de monde vécu, que Habermas emprunte à la tradition phénoménologique de Husserl

et à la sociologie de A. Schütz et T. Luckmann. Nous verrons plus loin que ce concept de

monde vécu, Habermas l'oppose au concept de système partagé par Parsons et Luhrnann. Le

monde vécu, tel qu'envisagé par Habermas se basant sur Husserl, est l'ensemble des horizons

de significaiionî auxquels se réfërent les individus lors d'interactions, un ensemble qui ne

forme qu'un horizon dans lequel le sujet se déplace. Il est une réserve commune de savoir

pré-langagier, pré-réflexif et pré-théorique, non critiqué et non problématique, latent et

opaque, une réserve d'arrière-plan de certitudes et de convictions réappropriables, modifiables

et critiquables uniquement par le biais du langage et dans le cadre de siruorions d'action

quotidiennes dans lesquelles des acteurs tentent de s'entendre sur les éléments des mondes

objectif, social et subjectif pour coordonner leurs plans d'actions. Chaque situation d'action

représente un découpage dans la symbolique du monde vécu, ceci dépendant du rhème abordé

lors de l'interaction et dépendant des éléments des trois mondes. Ce découpage thématique du

monde vécu se rétrécira, s'élargira ou se déplacera en fonction de la direction thématique que

va prendre l'interaction, et le monde vécu changera dans certaines parties de ses structures en

fonction des remises en question que peut nécessiter le contact du monde vécu des acteurs

avec la réalité concrète des trois mondes- C'est lors de situations interactiomelles

quotidiennes dans lesquelles des acteurs veulent coordonner des plans d'actions vers des

objectifs individuels ou collectifs que leur monde vécu partagé est reproduit ou est modifié par

une critique langagière. Chaque individu est situé dans un espace social et historique et traîne

avec lui le monde vécu qu'il partage avec d'autres, ses contemporains ou les participants de

ses interactions passées, et qu'il se réapproprie dans une proportion relative lors de situations

d'actions. Le monde vécu est donc historique, et pour cette raison Habermas insiae sur

l'importance de l'apport théorique de l'herméneutique philosophique de Gadarner pour

supporter sa théorie de l'agir communicationnel et du monde vécu, comme il insiste sur les

écrits de Mead, Austin et Wittgenstein pour comprendre le monde vécu dans sa synchronie, à

travers 1 ' intercompréhension langagière et 1' interaction.

Comme je L'ai mentionné, Habermas se base sur la phénoménologie de Husserl et sur la

sociologe de Schütz et Luclunann pour montrer la pertinence du concept de monde vécu dans

sa théorie de l'agir cornmunicatio~el. Mais, comme il l'a fait avec la Théorie critique de

Horkheimer et Adorno, avec la théorie de la rationalisation socioculturelle de Weber, comme

il l'a fait aussi, nous le verrons, avec la théorie panonieme du système de l'action, Habermas

emploie une approche dialectique, il souhaite dépasser et combler les insuffisances de la

phénoménologie husserlieme, de la sociologie phénoménologique de Schütz et Luckrnann et

de la théorie des systèmes de Luhmann en proposant son concept d'agir communicationnel

dans le cadre d'interactions pour ainsi solutionner le problème de l'intersubjectivité du monde

vécu (un problème, selon Habernias, non résolu par Husserl et son concept de monde vécu

transcendantal) et en insistant sur la présence des trois composantes du monde vécu, soit la

culture, la société et la personnalité pour dépasser la notion de monde vécu de Schütz et

Luckmann qu'il juge culturaliste (comme il juge les théories durkheüniemes et panooiennes

trop orientées vers la composante société et l'interactionnisme symbolique de Mead

unilatéralement orienté vers la composante personnalire').

Un long chapitre est consacré à cette révision du concept de monde vécu par laquelle

Habermas souligne l'importance de ramener le monde vécu de son transcendantalisme

husserlien vers sa réappropriation quotidienne, profane et langagière par les individus en

interaction, ainsi que l'inévitable présence comme composantes du monde vécu, en plus de la

fonction sémantique d'intercornpréhemion par transmission du savoir culturel, des fonctions

de coordination de l'action par l'intégration sociale et de socialisation par la formation

d'identités personnelles. Ces trois composantes du monde vécu, soit la culture, la société et la

personnalité, aussi importantes les unes que les autres, peuvent être comprises comme ses trois

dimensions : la dimension sémantique des traditions culturelles, la dimension de I 'espace

social incluant des groupes socialement intégrés et la dimension historique assurant la

succession des générations. Ces trois composantes du monde vécu se manifestent

concrètement par la présence de schémas cl'interprétotion de situations d'actions (la culture),

d'appartenances sociales et de réglementations im~itutionnelles (la société) et de structures de

la personnalité. On constate que les composantes société et personnalité, tout en faisant partie

du monde vécu, constituent les moades social et subjectif des situations d'actions dans

lesquelles agissent et performent les acteurs, elles ont un double statut : celui de composantes

du monde vécu et celui d'éléments social ou subjectif des situations concrètes d'interactions.

Les schémas d'interprétations offerts par la culture sont réappropriables lors de situations

d'actions (comme la société et la personnalité sont des ressources accessibles), mais ne

constituent pas des éléments concrets immédiatement présents dans ces situations d'actions.

Cette possibilité de réappropriation et de critique langagière des composantes du monde vécu

lors de situations interactio~elles permet à Habermas de qualifier le monde vécu comme étant

quasi-transcendantal. Quant à lui, le monde objectif représente le substrat matériel du munde

vécu, face auquel l'agir prend une forme téléologique et finalisée. C'est dans le monde

objectif qu'au fil du processus de rationalisation socio-culturelle, du processus de

rationalisation du monde vécu, se forment des systèmes d'action autonomes, ceux de

l'économie capitaliste et de l'État moderne bureaucratique et technocratique, en processus de

disjonction avec le monde vécu, selon Habermas.

2.2.5. La disjonction entre système et monde vécu.

Cette possibilité qu'ont les acteurs sociaux de critiquer et de modifier le savoir pré-réflexif

du monde vécu collectif et historique dans le cadre de siniabons interactionnelles, elle est

libérée par le processus de raiionalisatxon du monde vécu (d'abord saisi d'un point de vue

pessimiste par Weber et d'un point de vue utopique et déterministe par M m - et ces dew

auteurs n'employant pas l'expression monde vécu) faisant passer des images mémphysko-

religieuses, propres aux sociétés archaïques et traditiomelles et dans lesquelles le monde vécu

est reproduit intégralement par le langage à travers le mythe et la transmission des traditions

(sans être critiqué), aux structures de consciences modernes dans lesquelles la différenciation

des sphères de valeurs cognitives-instrumentales, morales-pratiques et esthétiques-expressives,

des mondes objectif, social (société) et subjectif (personnalité), permettent cette

réappropriation critique du monde vécu. Ce processus de rationalisation du monde vécu se

fait au niveau de ses trois composantes, c'est-adire celui de sa reproduction symbolique

(culture, société et personnalité), comme au niveau de son substrat matériel (le mogde objectif

des situations d'actions). Schémas d'interprétations culturelles, appartenances, identités et

nones sociales, structures de la personnalité ainsi que les activités économiques et politiques,

disons la culture, la société, la personnalité et le substrat matériel économique et politique du

monde vécu, se différencient progressivement dans le passage des sociétés mythiques et

traditionnelles aux sociétés modernes. C'est ce que Habermas appelle la disjonc~ion entre

système et monde vécu, entre l'activité finalisée et instrumentale rendue autonome et étant

nécessaire a l'auto-reproduction de l'Homme, et les fonctions d'intercompréhension, de

coordination de l'action et de socialisation remplies par les composantes du monde vécu a

travers le consensus langagier. La reproduction du monde vécu se réalise à deux niveaux : il y

a reproduction symbolique par l'intercompréhension langagière et il y a reproduction

matérielle par l'activité rationnelle orientée par une fin. Cette dernière doit combler les

exigences de survie que rencontrent les individus et les collectivités, par le biais de l'économie

et de l'organisation politique. Dans le cadre du processus de rationalisation du monde vécu,

cette reproduction matérielle passe progressivement et relativement d'une économie de

subsistance (sociétés archaïques et mythiques de chasseurs et cueilleurs, sociétés

traditionnelles et agricoles) à une économie de plus en plus différenciée des schémas

d'interprétations culturelles, des identités sociales et individuelles, axée sur le travail salarié

séparé de la vie domestique, sur la production de masse et sur l'accumulation du capital. Elle

passe également d'une organisation politique basée sur la parenté et la descendance a une

organisation politique étatique et autonome par rapport au monde vécu, reposant sur l'autorité

de fonction. Plus le processus de rationalisation du monde vécu progresse, plus sa

reproduction matérielle se complexifie et nécessite du même coup l'instauration de médiums

répIateurs comme l'argent et le pouvoir pour remplacer le langage qui ne suffit plus a la

coordination des actions. Bien sûr, le langage reste le support de la communication, mais il se

soumet progressivement aux médiums que sont l'argent et le pouvoir. Habermas ne s'insurge

pas contre ce processus de rationalisation du monde vécu, car celui-ci permet la différenciation

des trois composantes du monde vécu et les rend ainsi disponibles et accessibles à une

évaluation et une reproduction critiques par le langage, par les arguments et la volonté des

acteurs sociaux. 11 ne s'insurge pas non plus contre le processus de disjonction progressive

entre système et monde vécu qui accompagne le processus de rationalisation, cette disjonction

étant nécessaire pour mieux gérer la complexité croissante de la reproduction matérielle des

sociétés modernes naissantes et des sociétés contemporaines. Ce contre quoi Habermas dresse

et oppose ses concepts de rationalité et d'agir communicationnels, c'est ce qu'il appelle la

colonisution du monde vécu par les impératifs fonctionnels du système, la soumission de

1 ' intégraiion socide comme type d' intégration de la société tenant compte des orientut ions

d'action coordonnées par le langage, à I'intégrution systémique qui ne tient compte que des

e@s des actions dans un système autonomisé par rapport au monde vécu; ce qu'il décrit

comme les paradoxes d'un processus de rationalisation du monde vécu qui, tout en permettant

la mise en langage du monde vécu des acteurs sociaux et son accessibilité pour la critique par

la différenciation de ses composantes, provoque aussi le rejet du monde vécu en marge du

système, sa colonisation par des impératifs fonctionnels qui transforment culture, société et

personnalité en des réalités objectivées et instrumentalisées, manipulables par les sciences

empirico-analytiques et de plus en plus soustraites aux sciences historico-herméneutiques et

paréologiques (des sciences praxéologiques remplacées par le concept d'agir

communicationnel dans la théorie de l'agir communicationnel).

2.2.6. Le concept de société à deux niveawc

Les impératifs fonctionnels et systémiques des sociétés modernes ainsi que les

composantes du monde vécu assurant les fonctions d'intercompréhension, d'intégration

sociale et de socialisation doivent être inclus dans un même concept de société pour ainsi

éviter de saisir et de présenter unilatéralement les sociétés modernes comme une réalité sociale

complètement soumise aux systèmes formés par les effets des actions qui s'y déroulent, ou

comme une réalité sociale qui ne dépend que de la volonté et des motivations d'acteurs

sociaux inscrits dans un monde vécu, négligeant ainsi les systèmes autonomes indépendants

du monde vécu et rendus nécessaires dans les sociétés modernes complexes. C'est un concept

de société ù deux niveau que Habermas propose, incluant système et monde vécu ainsi

qu' une théorisation du processus de disjonction progressive et nécessaire entre ceux-ci, le

processus qui anime le passage des sociétés mythiques et tribales, d'abord égalitaires et

ensuite hiérarchisées, aux sociétks t i ad i t i o~dks de haut niveau culturel et stratifiées en

classes politiques, sujettes d'un État souverain, jusqu'aux sociétés modernes constituées de

classes économiques et soumises à un État technocratique. Dans les sociétés mythiques, les

trois types de prétentions a la validité (se rapportant aux mondes objectif, social et subjectif,

aux agirs téléologique, normatif et drarnaturgique), de même que les trois composantes du

monde vécu (culture, société et personnalité), forment un tout monolithique préservé par le

mythe constamment réactualisé et reproduit par une pratique rituelle et par des interactions

quotidiennes elles aussi fortement ritualisées. Le monde vécu n'est pas disponible pour une

critique langagière. Quant à elle, l'intégration des effets des actions (l'intégration systémique)

se veut transparente et latente, elle est parasitaire à l'intégration sociale en ce sens qu'elle ne

repousse pas le monde vécu à sa marge: elle est soumise a la reproduction rituelle d'un monde

vécu monolithique. Les débuts du processus de détachement entre système et monde vécu

(entre intégration systémique et intégration sociale) et de différenciation des composantes du

monde vécu (de mise en langage du sacré dirait Durkheim) s'effectuent dans le passage des

sociétés tribales hiérarchisées par le prestige accordé aux différentes descendances vers les

sociétés dont l'organisation politique n'est plus celle du système de parenté, mais celle d'un

État souverain différencié des structures généalogiques et auquel des classes politiques

stratifiées sont reliées inégalement selon leur po woir d'action politico-économique. C'est

durant cette période que des systèmes d'action autonomes et fonctionnellement spécifiés

commencent à se former et à se différencier du monde vécu des groupes et acteurs sociaux, du

système de parenté comme intégration systémique latente et transparente dans l'intégration

sociale, d'abord une différenciation du système politique par la formation d' un État souverain,

et progressivement celle d'un système économique capitaliste sous forme de marché

stabilisateur des rapports de classes. Les médiums de régulation du système que sont l'argent

et le pouvoir sont suffsamment différenciés, développés et étendus dans les sociétés de classes

économiques, modernes et complexes, pour pouvoir compenser la lourdeur inhérente a

I'intercompréhension langagière dans les relations politiques et économiques entre acteurs

sociaux (groupes ou individus). Parallèlement a ce processus de différenciation et

d'autonomisation par rapport au monde vécu de l'organisation politique étatique et du marché

économique capitaliste, les composantes du monde vécu et les sphères de valeurs (cognitives-

instrumentales, morales-pratiques et esthétiques-expressives) se différencient elles aussi les

unes par rapport aux autres et permettent La réappropriation langagière et critique du monde

vécu et l'apparition de / m e s généralisdes de comrnunicution qui se cristallisent autour des

sphères de valeurs diffërenciées et reposant sur des savoirs soit cognitifs-instmentaux (les

savoirs scientifique et technique), soit moraux-pratiques (les savoirs juridique, éthique,

religieux) ou soit esthétiques-expressifs (les arts), des formes généralisées de la

communication qui deviendront plus faciles d'accès par le développement d' un espace public

élargi grâce aux technologies de communicution que sont l'écriture, la presse, les médias

électroniques. On constate donc, comme Habermas, que dans ce long passage des sociétés

mythiques et tribales aux sociétés modernes, complexes, stratifiées économiquement et dont

les acteurs sociaux sont sujets, ou plutôt clients d'un État de plus en plus technocratique, dans

le long processus de modernisation des sociétés occidentales, des paradoxes s'installent entre,

d'un part, les impératifs systémiques et fonctionnels, ceux des systèmes autonomes de

l%conomie capitaliste et de l'État administratif et technocratique avec leurs médiums de

régulation respectifs (l'argent et le pouvoir), nécessaires à la reproduction matérielle du monde

vécu, et d'autre part, les fonctions d'ïntercompréhension, d'intégration sociale et de

socialisation assurées par les trois composantes différenciées du monde vécu et accessibles à

une réappropriation et a une reproduction langagières et critiques dans le cadre de formes

généralisées de la communication et d'espaces publics. En d'autres termes, une technocratie

et ses impératifs fonctionnels colonisent une démocratie d'acteurs sociaux souhaitant

s'entendre pour coordomer leurs actions, une colonisation systémique qui envahit

progressivement le monde vécu en imposant ses médiums que sont l'argent et le pouvoir aux

communications langagières, en substituant progressivement et dans une certaine mesure ses

codes pré-langagiers et pré-critiques, les prétentions nominales de ces médiums, aux

prétentions à la validité critiquables de celui qui s'exprime par le langage. Au lieu de se

compléter sous l'instance d'un droit et d'une morde établis communicationnellement, système

et monde vécu sont en lutte dans nos sociétés contemporaines.

Cette nécessité d'un concept de société à deux niveaux, Habermas n'est pas le seul a en

avoir senti l'urgence au sein de la théorie sociologique. C'est un concept semblable que

propose Tdcott Parsons dans sa théorie du système d'action. Parsons tentera de conserver

l'héritage néo-kantien de la théorie weberienne en incluant dans sa théorie les orientations

d'actions selon des valeurs, en faisant dépendre l'action sociale du sujet, certes, des impératifs

fonctionnels du système politique (le système des buts que se fixe la personnalité) et du

système de la communauté sociétale (la société) dans leur relation au monde ambiant (par le

biais du système économique), mais aussi des modèles culturels; en faisant dépendre, dans sa

hiérarchie de contrôle comme rkappropriation de l'idée wéberienne d'effectuation des valeurs,

les systèmes économique (le monde ambiant), politique (la personnalité) et de la communauté

sociétale (la société) de la culture, plus rie he en quantité d' informations susceptibles d'orienter

l'action. Dans le première version de sa théorie, la composante culturelle du monde vécu ne

prend pas encore la forme d'un système autonome au même titre que le monde ambiant

comme système économique, la personnalité comme système politique et la société comme

système de la communauté sociétale. Parsons tient toujours compte du monde vécu qu'il

identifie à la culture et ses modèles d'interprétations, même s'il systématise les composantes

société et personnalité; système et monde vécu ne sont pas assimilés totalement l'un a l'autre,

comme le souhaite Habermas. Mais la version finale de sa théorie du système d'action fait du

monde vécu un système autonome, le système culturel, aux côtés des systèmes sociétal,

politique et économique; il réduit l'importance de sa hiérarchie de contrôle et fait de la culture

(ce qui restait du monde vécu encore non systématisé dans sa théorie) un système comme les

autres. Selon Habermas, la théorie du système d'action sociale de Talcott Parsons ne permet

pas, elle non plus, de se distancer de la relation monologique et prélangagière d'un sujet en

action avec l'objet de son action. Parsons aura compris I'irnportance de systématiser la théorie

wébenenne de l'action pour ahsi la rendre plus apte à saisir les contextes autonomes et

systémiques typiques des sociétés modernes, il aura compris l'importance de faire appel à une

théorie des systemes (comme Luhmann après lui) pour saisir la complexité des sociétés

modernes et des systèmes d'actions autonomes qui s'y développent, mais une compréhension

de la société par une théorie systémique ne peut être étendue, selon Habernas, à celle de la

culture et de la personnalité du sujet qui agit. La composante société du monde vécu peut être

systématisée, la nécessité des systèmes sociaux autonomes dans les sociétés modernes

complexes l'obligeant, mais la culture, la société et la personnalité forment, selon Habermas,

les trois composantes inséparables du monde vécu auxquelles les acteurs sociaux se réfërent

comme à une totalité lorsqu'ils interagissent, trois composantes qui sont réappropriées par les

sujets à travers le langage lors d'interactions. Effectivement, la complexité des sociétés

modernes nécessite l'autonomisation de médiums de communication, tels l'argent et le

pouvoir, la systématisation d'interactions de certains types, tels l'économie, la politique, la

science, mais le processus de socialisation à la base de la formation de la personnalité de

l'individu et la présence de modèles et de valeurs culturelles desquels dépendent les normes

sociales et les identités sociales orientant l'action ne peuvent s'autonomiser en systèmes

autonomes sans créer des pothofogies socinles et restent dépendants du langage et de la

volonté des acteurs sociaux.

LES RÉCENTS DÉVELOPPEMEMS DE LA POLEMIQUE ENTRE LUHMAMJ ET HABERMAS CONCERNANT LE M O m E VÉCU

Ces présentations idiosyncratiques de la théorie des systèmes et de la théorie de l'agir

comrnunicatio~el étant réalisées, voici maintenant une présentation des récents

développements du débat entre Luhmann et Habermas sur le monde vécu intersubjectif. Mon

objectif est d'identifier dans leurs traits les plus généraux les divergences entre les pensées des

deux sociologues sur l'intersubjectivité du monde vécu, sans aucune intention d'exhaustivité

de ma part. Il s'agit davantage d'une étude exploratoire que d'une analyse détaillée.

Je débute cette troisième section avec la présentation de trois modèles commentés

imageant les structures et la conception du monde vécu telles qu'envisagées par Husserl,

Luhmann et Habermas, question & se rappeler les grandes lignes de ce qui a été vu jusqu'à

présent. Dans les deux derniers modèles, les éléments de celui imageant le monde-de-la-vie

intersubjectif husserlien seront présents, ceci pour montrer comment Luhrnann et Habermas se

réapproprient chacun la pensée de Husserl. Sur la base de ces trois modèles, la présentation de

la polémique entre Luhmann et sa théorie des systèmes et Habermas et sa théorie de l'agir

communicationnel suivra

3.1. Les trois modèIes : Husserl et l'intersubiectivité du mondede-la-vie, Luhmann et le

svstème comme uersmtive auto-référentielle dans et sur le monde vécu (la société),

Habermas et I'aair communicatio~el comme notion com~lémentaire au conceDt de

monde vécu

L'intersubiectivité du monde-de-la-vie selon Husserl.

Unités inanubiectivu dans la communauté universelle d u monades

empathie c e validante

Monde obiectif daas Exdrience d'autrui 1

ou nature interstmbicctive comme corn wcho-Pbvsiaue @onde vécu ou moadc-dc-la-vie) et comme ce a d m'est étranger

Perception et synthèse et synthese

de c o n ~ ~ k n c e primordiales temmnls de I ' k o

Quatre éléments principaux sont présents dans ce modèle du mondede-ta-vie

husserlien : le vécu de conscience temporel (le temps : souvenirs, rétentions et protentions des

vécus) comme intuition originaire et primordiale dans lequel est constituée l'expérience du

monde des choses et des autres, l'expérience d'autrui comme corps psycho-physique et

comme conscience étrangère, l'unité intersubjective au sein d'une communauté universelle

rendues possibles par l'empauiie (intersubiectivité), et la constitution intersubjective

synthétique et co-validante du monde objectif compris comme nature intersubjective (le

monde-de-la-vie, le monde vécu). Voyons maintenant comment Luhmann et Habermas se

réapproprient ce modèle husserlien :

Luhmann et la théorie des mstemes comme ~erswctives auto-référentielles

dans et sur le monde vécu (la société) (également dans et sur 19environnementS.

Environ- acmcn t (meuningt. incluant sys. soc.

et psy.)

\ 1 Dimension htuelfe du sens] mon& objectif +,

&-&-Go-n- --de- a:-= I;~---~-~-~~&- ; -* 4 \

enieniPo- fzng ST ---- --+

\ 1 1) Coanunication, interpénétration, auto-référence,

L ' :aut+oiéris. dfiércnce. '\

f '.. 4 V m e n s i o n factuelle du sens1 mon^ o t ~ u f 4.

* = La différence de perspective entre les systèmes, et qui peut toujours persister dans 1' intersubjectivité d'un systéme.

* * = Communication (interpénétration) entre les systèmes orgaaisatiomels et entre les systèmes interactionnels; auto-réfhce, autopoïèse et différenciation de chaque système organisationnel et de chaque système interactionne1 lors de la communication; auto-référence, autopoTese et différenciation du système organisationnel et du système interactionne1 lors de la communication.

Dans ce premier modèle, celui imageant la conception du monde vécu intersubjectif

par L~hmann, on remarque la présence des trois types de systèmes sociaux, c'est-à-dire les

systèmes interactionnels, organisationnels et socidal, nous remarquons aussi les systèmes

psychiques qui en sont différenciés, ainsi que I'enviromement qui inclut les systèmes sociaux

et les systèmes psychiques. Cet environnement, dont les éléments sont des significations

comme vécus de conscience (les systèmes psychiques) et des significations communiquées

(les systèmes sociaux), inclut des systèmes sociaux qui assurent leur auto-reproduction et leur

différence lors de la communication d'informations sélectionnées et signifiantes.

Ces communications sont représentées par les Bèches pointillées. Elles sont pointillées

pour représenter l'auto-référence (accompagnant la référence a l'environnement) et l'auto-

reproduction qui se produisent lors de la communication et la double contingence des

possibilités de communication, les aspects auto-référentiel, autopiétique et contingent de la

communication. C'est la fermeture du système accompagnant son ouverture communicative à

I'environnement immédiat ou à l'environnement sociétal complexe et contingent. Certaines

flèches sont à double sens, d'autres sont à sens unique. Les premières, celles rejoignant et

représentant la communication entre les systèmes psychiques et les systèmes interactionnels,

celles rejoignant les systèmes psychiques et les systèmes organisatioanels et celles rejoignant

les systèmes interactionnels et les systèmes organisationnels, sont à double sens parce que les

systèmes psychiques, interactionnels et organisationnels peuvent réaliser des interpénétrations

avec d'autres systèmes psychiques, interactionnels ou organisationnels, c'est-à-dire

communiquer entre eux et donc agir sur l'environnement, l'observer (les actions qu'il inclut)

et le décrire (décrire les communications qui s'y déroulent, ceci dans une relative mesure), et

par le fait même s'auto-reproduire et préserver leurs différences par l'auto-référence &ns la

communication. De plus, les types de systèmes sociaux peuvent s'auto-obsewer, s'auto-

décrire et agir sur leur propre complexité (ce que signifient les plus petites flèches

accompagnées d'astérisques, en plus de signifier les communications entre systèmes de même

type). La double flèche pointillée représente la dépendance des systèmes interactionnels à la

présence de systèmes psychiques pour prendre forme. Quant aux flèches pointillées à sens

unique rejoignant les systèmes psychiques, les systèmes interactionnels et les systèmes

organisationnels au système sociétal, elles représentent la référence a l'environnement sociétal

(au monde vécu) qui peut accompagner l'auto-référence du système lors de la communication

(en plus de la possibilité de référence à l'environnement immédiat), et elles représentent aussi

l'impossibilité pour le système sociéîal de communiquer dans son environnement car il est la

communication, il est l'ensemble des possibilités de communication, il n'a donc aucun

système extérieur a lui avec lequel il pourrait communiquer par des significations. Les

relations qu'il entretient avec les systèmes organiques et la nature en général se font par la

perception réalisée par le système psychique, non pas par la communication de signification.

Le système sociétal est auto-référentiel et autopoïétique puisqu'il assure la reproduction des

communications qu'il inclut, mais il est davantage un environnement interne contingent de

systèmes sociaux qu'un système reproduisant une fonction et un code particuliers, ce qu'il

reproduit est la communication tout court. Le système sociétal, ou la société dans sa totalité,

est conçu par Luhmann comme étant le monde vécu (lijëworld) qu'on ne peut observer et

décrire que d'une perspective systémique particulière et auteréférentielle. Quant à eux, les

quatre groupes de flèches pleines représentent les trois dimensions de sens propres à chaque

système : les dimensions factuelle, sociale et temporelle. J'accompagne chaque type de

système social et les systèmes psychiques d'une tri-dimensionnalité du sens particulière parce

que les systemes psychiques, interactionnets, organisationnels et sociétal constituent des types

de système auto-référentiels et relativement fermés possédant leurs propres dimensions du

sens aux complexités différentes. Chaque dimension est séparée des deux autres par un trait

pointillé et rejointe aux autres par des flèches pointillées pour signifier l'indépendance de

chaque dimension par rapport aux deux autres, une indépendance de cbaque dimension

accompagnée par leurs interrelations.

Les quatre éléments du modèle représentant le monde vécu intersubjectif théorisé par

Husserl sont présents dans le modèle de la théorie de Luhmann : l'intersubjectivité correspond

aux trois types de systèmes sociaux (la dimension sociale du sens des systèmes sociaux et des

systèmes psychiques représentent alon la différence de perspective qui peut toujours persister

même lors de la formation d'un systéme social), les vécus de conscience correspondent aux

systemes psychiques, le monde objectif a la dimension factuelle du sens et le temps à la

dimension temporelie du sens. Nous verrons plus loin comment Luhmann conçoit

l'intersubjectivité du monde vécu, une conception que nous comparerons à celle de Habermas.

Compasantes symboliques du monde vécu 1

5 8

Habermas et le monde vécu comme notion com~lémentaire à celle de

Vécus de conscience Intersubjectkité

n n

Situations d'actions

au Renvois

A

(Substrat maririel commuaicationnel c0mmunic;itionnel du monde \ i cy

q s . Çconomique et politique!

Dans ce modèle, on retrouve les trois composantes du monde vécu telles que décrites

par Habermas, c'est-à-dire la culture comme ensemble des schémas d'interprétations du

monde, la société comme ensemble des appartenances sociates et des réglementations

institutionnelles, et les structures de la personnalité rendues possibles par le processus

historique et générationnel de socialisation. Nous retrouvons aussi dans ce modèle les trois

mondes auxquels les sujets qui agissent et coordonnent par le langage leurs plans d'actions se

réfèrent lors de situations concrètes d'actions, c'est-à-dire le monde objectif des états de

choses existants sur lequel l'individu a des opinions et des intentions, le monde social des

normes à partir desquelles le sujet se donne des maximes et des devoirs, et le monde subjectif

des expériences vécues, c'est-àdire les souhaits et les sentiments, auquel l'individu a un accès

privilégié. Insistons tout de suite sur les flèches pleines rejoignant les trois mondes les uns

aux autres. Elles représentent le consensus que recherchent des sujets en interactions tentant

de coordonner leurs plans d'actions dans le monde par la critique des trois prétentions à la

validité (vérité a efficacité, justesse normative et légitimité de la norme, véracité et

authenticité) élevées dans des actes de langages (speech acts) par chacun des sujets de

l'interaction. Il s'agit de l'agir communicatio~el permettant d'atteindre Le consensus, sans

violence et sans contrainte, sur les éléments des trois mondes présents dans la situation

d'action, avec l'intention de coordonner des plans d'action. Neuf flèches rejoignent les trois

mondes de la situation d'action aux trois composantes du monde vécu, deux sont doubles,

quatre sont simples et trois sont pointillées. Les neuf représentent les renvois au monde vécu

des sujets en interaction par ceux-ci lorsqu'un ou des éléments d'un des mondes de la situation

d'action est ou sont concerné(s) et discuté(s). Les deux premières, les flêches doubles,

représentent le doubie statut des composantes personnalité et société du monde vécu des

acteurs, un statut de composante du monde vécu et un statut de monde d'une situation

d'action Un renvoi direct est possible du monde social vers la composante société et du

monde subjectif vers la composante personnalité. Les quatre flèches simples représentent la

possibilité de renvoi à partir du monde subjectif des souhaits et sentiments d'un sujet en

situation d'action vers la composante société incluant les appartenances sociales et les

réglementations institutionnelles, la possibilité de renvoi à partir du monde social des normes

de la situation d'action vers les structures de la personnalité socialiske, et les possibilités de

renvois à partir du monde objectif des états de choses existants de la situation d'action vers les

appartenances sociales et réglementations institutionnelles de la composante société du monde

vécu et vers sa composante personnulité. Les trois dernières flèches, celles pointillées,

reprtisentent les schémas d'interprétations du monde qu'offre la composante culture lors de

situations d'actions. Elles sont pointillées pour signifier que ces schémas ne sont pas présents

concrètement dans les situations d'action dans lesquelles les acteurs se trouvent, on y a accès à

travers leur incarnation dans les normes concrètes d'actions du monde social (doubles flèches

pointillées) et par le biais des composantes société et personnalité du monde vécu.

Finalement, les quatre éléments du modèle imageant l'intersubjectivité du monde vécu selon

Husserl sont présents dans le modèle sur la théorie de Habermas : le vécu de conscience est

conçu par Habermas comme étant les souhaits et sentiments du monde subjectif ainsi que les

structures de la personnalité comme composante du monde vécu du sujet (on pourrait y inclure

les opinions, les intentions, les maximes et les devoirs), l'intersubjectivité est présente en tant

que monde social des normes en situation d'action, en tant qu'appartenances sociales et

réglementations institutionnelles de la composante société du monde vécu, on la retrouve au

sein des schémas culturels d'interprétations constituant la composante d u r e du monde vécu,

et finalement, elle est présente dans l'agir communicationne1 par lequel les sujets en situations

d'interaction coordonnent leurs actions et valident les prétentions élevées par chacun dans le

langage concernant les éléments des trois mondes concrets, tout ceci par l'échange

d'arguments rationnels et sans violence et domination idéologique.

3 -2 Luhmann versus Habermas

Cette présentation des trois modèles étant réalisée, je vais en comparer les éléments, en

insistant sur les divergences entre le modèle luhmannien et le modèle habernassien,

principalement en ce qui concerne la réappropriation et la dépassement du transcendantalisme

de Husserl. Cette courte présentation des divergences entre les modèles sera l'occasion

d'introduire la polémique entre Luhmann et Habermas dans leun derniers ouvrages.

J'aimerais avant cela rappeler les grandes divergences entre Luhmam et Habermas en ce qui

concerne leurs positions théoriques sur l'intersubjectivité du monde vécu, signalées à la fin de

la section sur Husserl. J'y mentionnais que Luhmann adopte une position théorique

perswctiviste, technique et descripive (phénoménologique), alors que Habermas conçoit le

monde vécu intersubjectif d'un point de vue dialectique, critiaue, normatif, humaniste et

pratique. Ces qualificatifs seront explicités dans le cadre de cette comparaison des trois

modèles et de la présentation de la polémique entre les deux sociologues.

D'un premier coup d'oeil sur les trois modèles, on remarque les aspects arborescent et

différencié que revêt le modèle du monde vécu selon le systémisme de Luhmann, alors que

les modèles sur le monde vécu chez Husserl et chez Habermas sont beaucoup plus intégrés.

Alors que, dans le modèle sur le monde vécu selon Luhmam, chaque type de système,

incluant le système psychique, ainsi que chaque dimension du sens, sont différenciés et auto-

référentiels dans un environnement contingent (dont le monde vécu comme environnement le

plus englobant), chaque système étant une perspective particulière sur ce dernier, chez

Husserl l'intersubjectivité du monde vécu est intégrée aux synthèses effectuées dans des

vécus de conscience et a l'expérience que fait ego d'autrui, et elle est actualisée et intégrée

dans les trois mondes des situations de coordination d'action par le langage et l'agir

cornmunicationne1 dans le modèle habermassien. De plus, chez Luhmann, les vécus de

conscience du système psychique ne font pas partie de ce que Husserl nomme les unités

intersubjectives, Ies systèmes de communication des trois types selon Luhmann. Chez

Habermas, ces vécus de conscience sont intégrés a Ia situation d'action par le biais du monde

subjectif des expériences vécues, et sont intégrés au monde vécu dans les structures de la

personnalité.

On constate donc que Luhmann insiste sur ta formation de systèmes de

communication autonomes et différenciés qui peuvent subsister a l'absence ou aux allers et

venues des systèmes psychiques (même si les systèmes interactionnels nécessitent la présence

d'interlocuteurs, ils existent toujours comme interactions passées réactualisabies lorsque

ceux-ci quittent l'échange communicatif). En fait, chaque système est une chose qui existe

comme étant extérieure aux individus, même si ceux-ci y participent. Selon Luhrnann, le

transcendantalisme de Husserl, comme celui de Kant, absulutise le pouvoir de synthèse du

sujet et ignore l'auto-référence et l'autonomie des systèmes de communication (leur fonction

particulière, auto-référentielle et auto-reproductrice dans et par la communication).

Également, selon Luhmann, les théories dialectiques de Hegel et de Habermas, le premier

insistant sur l'identité comme négation de la négation et le second sur l'application langagère

de ce principe dialectique et médiateur dans le monde vécu des sujets en action, nient et

dépassent sans précaution le pouvoir autopolétique de la différence :

« A senous discussion of the relationship of fùnctionalistic systems theory to the tradition of transcendantal theorv and dialectics could begin here. The point of departure for al1 these theoritical variants lies in the theorem of accomuanvin~ self-reference (. ..). ïhus the issue revolves around diffkrenr accounts of simultaneous reference to self and to something else. One ends UD with transcendentalism when this problem is imerpreted as the - distinctiveness of consciousness and therefore ( 1 ) consciousness is declared to be the « subiect B. One ends UQ wïth dialectics when ~ v e n the qnchronization of referring to self and to somethins other. one focuses on the underlyin~ unitv (thus, finally, on the identitv of the identity and difference and not on the difference between them) (...). We consider transcendent91 theoy to be a false absolutizin~ of merelv one svstem reference (but at the same time a good mode1 for theories of self-reference) and dialectics too r i sh in as su min^ an identity (...). Theses distancin s fiom the most important theories that are available in this domain of problems lead to functionalistic svstems theory. It maintains that self-referentia! svstems acquire information with the helv of the difference between referrinc to self and to somethin~ other (in short, with the help of accornpanying self-reference), and that information makes ~ossible their self-production ». ''

27 Op. cit., LiJHMMW, 1995, p.447-44%.

Habermas aussi veut dépasser le transcendanalisme husserlien. Par contre, au lieu

d'insister sur l'auto-référence et la différence de systèmes fonctionnels, il fait prendre aux

renvois de la conscience perceptive vers son monde vécu donné d'avance un tournant

langagier, pragmatique et culturel, langage et monde vécu sont indissociables:

Si nous abandonnons maintenam les orinci~es de la ~hi loso~hie de la conscience, avec IesqueIs Husserl traite . . la problématique du monde vécu, nous pouvons penser le monde vécu comme remiserne a travers un ensembIe de modèles d'intmrétation. transmis Dar la D. li n'est plus besoin dès lors d'ex~liciter le ~ro-s d'un contexte de renvois, reliant entre eux les éléments d'une situation et reliant la situation au monde vécu, dans le cadre d'une ~henoménolome et d'une psychoIoaie de la wrcegtion. On peut, bien au contraire, voir dans les contextes de renvois les connexions de si-anification qui existent entre une énonciation communicationnelle dom*. le contexte immédiat et l'horizon de simification au'elle connote. Les contares de renvois remontent aux relations. soumises ù des règles ~7ammaticaks. entre éléments d'une réserve de savoir or~anisée le lmaugg» 28

Les grandes lignes des dépassements du transcendantalisme, de la philosophie de la

conscience de Husserl étant présentées, passons a la comparaison des divergences concernant

les théorisations du monde vécu intersubjectif par Luhmann et par Habermas. Nous disions

que Luhrnann adopte une amxoche uerspectiviste du monde v&u intersubiectif et que

Habermas inscrit ce dernier au sein d'un processus dialectique et langagier oriente vers la

totalité. Selon Luhmann, comme nous I'avons déjà mentionné, chaque système social assure

sa différenciation d'un environnement social contingent dans lequel il est inscrit, un

environnement social immédiat, c'est-à-dire les systèmes à sa périphérie et les systèmes plus

larges qui i'incluent, et un environnement global, considéré comme étant le monde vécu, le

world-sociery. Le monde vécu peut être saisi dans sa totalité, mais d'une perspective

particulière auto-référentielle et irréductible a une autre, selon un code ou un schématisme

différencié. décentré et auto-re~roducteur :

(c The relationshi~ between rneanin~ and worid can also be describec! with the concept of kentering. As me an in^ the world is accessible evepwhere : in every situation, in any detail, at each point on the sa le tiom concrete to abstran From any starting point one c m proceed to al1 other possibilities in the world; this is what it means to say that the world is indicated in al1 meaninq. To that state of affairs corresponds an a-centric world conceDt.

At the same tirne, the world is more than the mere sum comprehending ail possibilities, al1 meaningfil refetences. It is not just the sum, but the wiity of these possibilities. Above dl, this means that the world horizon for evep difference marantees its

'' Op. tif., HABERMAS, 1987, II. p. 137.

own un* as difference. It süblates the differences in dl -m~ect ives fiom individual svstems, in that for evew svstem the wortd is the unitv of its own difference between svstem and environment. Thus in each w i f i c performance the wodd ftnctions as the 'lifeworld'. It is simultaneously the momentary absence of doubt, the existence of preconception, the unprobletnatic background of assumption, and the supporting meta-cenainty that the worid somehow p e r d s every dissohtion and every imroduction of distinctions to converge ».29

« . . .schematisms (le code binaire) (. ..) produce their materials themselves. ïhey postuIates that tiom their svecific angle of vision everythinrr takes on one or the other value. Therefore they require fiinction systems that are cIosed specifically with respect to them. function svstems that scan the entire world for information according to theu ourn schematisrn and that can afYord indifference to ail 0th- schematisrns ».30

Comme chaque système possède un schématisme (un code sémantique) particulier

différencié des schématismes des autres systèmes de communication présents dans son

environnement, le sens (meaning), qui constitue les éléments de l'environnement incluant Ies

systèmes psychiques et les systèmes sociaux, se divise en trois dimensions en relations, mais

pouvant aussi, comme les schématismes des systèmes, manifester une indifférence l'une

envers l'autre. Nous l'avons vu Ion de la présentation du modèle de l'intersubjectivité du

monde vécu dans la théorie systémique de Luhmann, les trois dimensions du sens sont

relativement autonomes, comme le montraient les lignes pointillées les séparant. Cette

caractéristique de la sémantique des systèmes de communication dans les sociétés

contemporaines complexes a des conséquences majeures et constitutives pour

l'intersubjectivité du monde vécu, du moins telle qu'envisagée par Luhmann. De son côté,

Habermas distingue, au niveau théorique, ce qu'il nomme le monde objectif des états de

choses existants dans la situation d'action, le monde social des normes correspondant à la

composante société du monde vécu qui assure l'intégration (la dimension de l'espace social),

et le monde subjectif des expériences vécues subjectives correspondant à la composante

personnalité du monde vécu qui assure la socialisation (la dimension du temps historiq~e)~'.

Il les distingue au niveau théorique, mais dans la situation concrète d'action et d'interaction,

Ies trois mondes (le monde objectif, le monde social correspondant à la dimension de I'espace

social du monde vécu et le monde subjectif correspondant a la dimension du temps historique

du monde vécu) sont toujours visés en bloc par l'agir communicationnel, toujours en vue

" Op. cit., LUHMANN, 1995, p.70. 30 Ibid., p.441. 3' La dimension temporelle chez Luhmann et la dimension du temps historique chez Habermas : chez Luhmann, le temps est envisagé a partir du présent (present 's pst , present's present et present's future; past present, present

d'une critique langagière des prétentions à la validité d'un locuteur. Voilà une divergence

centraie entre les théories de Luhmann et de Habermas : l'autonomie de chaque dimension du

sens dans la théorie des systèmes et la fusion des trois mondes de la situation d'action chez

Habermas. En fait, c'est la différenciation et la relative indépendance de la dimension sociale

du sens par rapport aux dimensions factuelle et temporelle, dans la théorie de Luhmann, qui

distinguent celle-ci de l'importance accordée par Habermas à la rationalité

communicationnelle du consensus sur les éléments des trois mondes de la situation d'action.

Selon Habermas, le consensus doit s'établir sur les trois mondes à la fois, c'est-à-dire sur le

monde objectif, sur le monde social et la dimension de l'espace social qui y correspond dans

le monde vécu, et sur le monde subjectif et la dimension historique et socialisatrice

correspondante dans le monde vécu. Selon Luhmann, 1a difierence entre le consensus et le

désaccord n'est relative qu'a la dimension sociale du sens, et le fait que cette dernière est

constituée d'un double horizon, celui d'égo et celui d'alter, comme la dimension factuelle est

constituée d'un horizon interne et d'un horizon externe et la dimension temporelle d'un

horizon passé et d'un horizon fiitur, ce fait interdît d'orienter idéaiement la théorisation du

monde vécu intersubjectif vers le consensus et la raison communicationnelle (ici, Luhmann

diverge de Habermas) et empêche de faire reposer l'intersubjectivité du monde vécu sur les

prestations synthétisantes d'une conscience égologique transcendantale, donc unique et

universelle, cette intersubjectivité étant plutôt en réalité fragmentée, intérieurement

di Eérenciée (cette fois, Luhrnann diverge de Husserl) :

« Both the self-referwtial constitution of society as the social system par excellence and the self-referential constituUon of meaning verifj. that rneanina dimensions searate and k o m e relativel~ independent via an ernpirical historical proceçs. In particular, increased differentiation means that negitions in one dimension do n a necessarilv imvly neaations in the others. This increasinglv blocks consensuai oblimtions vis-à-vis maners of facts (...).

Then meaning dimensions mediate one another with greater dificulty, and it becomes necessary to think com~lexity onlv in the conte- of beinp either factual. temuoral. or social c o m ~ l e x i ~ , with the consequences that strategies for reduction are correspondingly diversified.

(...) In the d lace of comuact assumutions that bind in al1 dimensions at once. a combinatory consciousness, which perhaps can best be characterized as an omion-load seems to be recauired : if someone establishes something in a factual resoect (e.g., invests), then this has not iust anv conseauences in temporal and social reswcts.

(...) in view of the option-loads (...), there no longer exists a general formula for what is good and right, because their starting points vary fiom dimension to dimension and

- - -

presern et future prewt); cher Habermas, le temps est envisagé dans sa continuité historique (la socialisation, l'histoire effective de l'action chez Gadamer).

consequences for the societal system9s stnicturd decisions spi11 over into the meaninPfiiIness of experience and action in different ways. ï h e mstem Lacks reason D. 32

« The consensus/dissent difference therebv becorne at once more and less important - more important, because it done articulates the social dimension in an informationally signifiant way, and less important, because it rnerelv articulates the social dimension ».33

La différence consensus / désaccord articule seulement la dimension sociale du sens, et

cette dernière, parce qu'elle est un double horizon, un horizon aux perspectives doubles, peut

tout aussi bien empêcher le consensus et la fusion totale des perspectives qu'elle peut

permettre I'interpénétration des systèmes, l'accompagnement de la perspective d'égo par la

perspective d'alter. L'intersubjectivité du sens n'est jamais garantie audela du système. Le

transcendantalisme du sujet monadique, chez Husserl, est remplacé par des perspectives

empiriques particulières :

« ... the social dimension is (...) constituted by a twofold horiton ; it is relevant to the extent that in experience and action it becornes apparent that the intemretive mrs~ectives a svstem relates to itself are not shared by othen. Here as weli, the horizonality of ego and alter means that further exploration will have no end. Because a twofold horizon is constitutive of the indmendence of a meanina dimension what is social cannot be traced back to the conscious performances of a monadic subiect. This has been the downfall of al1 atternDts ro establish a theory of the subjective constitution of N intersubiectivity » (...). Ifwhat is social in meaning themes is emerienced as reference to I_possiblv distinct) intemretive ~ers~ectives, then this exuerience can n o longer be attribut& to a subject. ' (...) the difference is constitutive as a twofold horizon for what, as meaning, is left open )P."

Chez Habermas, par contre, l'échange argumentatif et le consensus sur la validité des

intentions et opinions d'un locuteur envers le monde objectif, des maximes et devoirs de ce

dernier envers le monde social et nonnatif, et sur la véracité et l'authenticité de ses souhaits et

sentiments comme éléments de son monde subjectif, sont des tâches à accomplir

simultanément:

« Seul le modèle cornmunic~onnel d'action présuppose le tangage comme médium d'intercompréhension non tronqué, oii locuteur et auditeur, partant de l'horizon de leur monde vécu interprété. se taDwrtent a auelaue chose à la fois dans le moade obiectif. social et su~ect i f . afin de ne~ocier des définitions communes de situations D . ~ '

32 ibid., p.91-92. 33 Ibid., p.89. 34 ibid.. p.81. 35 Op. cit., HABERMAS, 1987,L p.111.

Nous disions que Luhmann refuse d'asseoir sa théorie systérniste sur la constitution

monadique du monde vécu intersubjectif. Selon lui, la dimension sociale du sens, qui s'étend

évidemment dans chaque système de communication, est un double horizon, celui d'égo et

celui d'alter, il faut donc L'étudier et la comprendre selon une approche théorique qui

permettra de saisir la multiplicité des perspectives sur le monde vécu, irréconciliables au sein

d'une subjectivité transcendantale constitutive. Luhmann refuse également de parler

d'intersubjectivité du monde vécu puisque celle-ci présuppose les performances

synthétisantes d'un sujet absolu unique présent en chaque sujet ou perspective empirique et

rendant alors possible une intersubjectivité universelle. Il préfêre concevoir les interrelations

entre perspectives (entre les systèmes psychiques, entre les systèmes sociaux) comme étant

des interpénétrations doublement continsentes par lesquelles les systèmes communiquent

entre eux (les systèmes psychiques ou sociaw), se rendent disponibles réciproquement leurs

schématismes binaires respectifs (leurs perspectives particulières sur le monde) tout en les

préservant et les reproduisant comme différences face à l'enviro~ement, et pouvant aussi

permettre la formation, la structuration d'un nouveau système (la fusion des horizons), sans

que cet événement soit nécessaire :

M The conceDt of interpenetration m e r s the question of how double contin~ency can be possible. It avoids reference to the nature of human beings, recourse to the (supposedly foundational) sub-iectivity of conscioumess. or fomuiating the rob lem as a intersu biectivitv » (which presupposes subjects). The question is rather : What must be given in reality so that esuerïence of double contingencv and with it a construction o f sociaI svsterns can emerge with sufficient fieouencv and density? The answer is intemetrat ion ». 36

Si, dans cette dernière citation, Luhrnann rejette l'intersubjectivité du monde vécu

rendue possible par les prestations d'une conscience transcendantale présente en chaque

conscience empirique, et s'en remet plutôt a l'interpénéîration contingente entre deux

perspectives, entre deux systèmes, Habermas ne semble pas comprendre la théorie des

systèmes sociaux comme la conçoit son auteur et accuse tout de même le systémisme de

Luhrnann de rester prisonnier de la philosophie de la conscience, celle partant de Descartes,

Kant, Fichte et Schelling, passant par Hegel jusqu'a Husserl. Selon Habermas, Luhmam

remplace la relation de la conscience au monde des choses par celle entre chaque système et

I'environnement, des relations système / environnement aussi nombreuses que le nombre de

36 Op. ci t.. Ll3HMA%X, 1 995, p. 2 1 6.

système existant à un certain moment. La reproduction de la philosophie orientée vers la

conscience monologique faisant l'expérience du monde et agissant téléologiquement dans

celui-ci, la reproduction de cette philosophie non dialogique en une théorie du système auto-

référentiel ne permet p, selon Habermas, d'expliquer et de permettre la constitution

langagière validée d'un monde vécu intersubjectif partagé par des sujets agissants certes

différents, mais dont les horizons doivent en venir a fusionner suite à un processus dialectique

concrétisé dans l'échange langagier, dans la discussion critique orientée vers l'objectif d'une

entente la plus large possible, idéalement universelle. Le concept d'interpénétration, qui

selon Luhmann explique comment deux systèmes s'ofient mutuellement leurs schématismes

du monde vécu et de l'environnement pour une interprétation dans le schématisme de l'autre,

ne permet seulement, selon Habermas, qu'une relation externe et contingente entre deux

systèmes (psychiques ou sociaux) se considérant comme environnement I'un pour I'autre et

qui n'en Mement pas à partager véritablement un monde vécu commun et identique dont la

reproduction culturelie, l'intégration sociale et la socialisation de ses membres seraient

rendues possibles, validées et régulées par leur soumission à une critique argumentative

assurant l'émancipation face a toute forme de domination idéologique. Selon Habermas,

Luhmann réduit le langage à une simple manifestation extérieure d'un schématisme assurant

l'identité fermée sur soi d'un système, un langage ayant perdu sa principale fonction, celle

d'établir des consensus et des identités de perspectives entre des sujets en action dans le

monde, et ne servant plus qu'à l'auto-reproduction du système :

a Sans ml doute, les modèles, utilisés en psychologie et en sociologie, de l'acteur solitaire, stimulé par excitation ou agissant conformément a un plan dans une situation donnée, gagne en profondeur à être rattachés aux analyses phénoménolooiques du monde vécu et de Ia situation d'action. C'est k le point de départ, à son tour, pour une théorie des svsternes informée var la vhenoménologie. Du reste, on peut voir là avec quelle agilité la théorie des svstèmes reorend l'héfitme de la ~ h i i o s o ~ h i e de fa conscience. Si l'on interprète la situation du sujet agissant comme I'environnement du système de la personnalité, on peut inténrer - sans rupture les résultats de l'analvse phénoménolouiaue du monde vécu dans une théorie des svstemes. du tvpe de celle de Luhmann. Cela offie même l'avantage qu'on peut laisser de côté le ~roblèrne sur l e ~ u e l Husserl avait échoué dans ses M.&~Q~OILS cartesiemres; ie parle de la neneration monadolo~ique de I'uitersubiectivité du monde vécu. Ce problème n'émerge plus du tout dès lors que les relations sujet-obiet sont remplacées Dar les relations entre le système et l'environnement. Dans cette représentation, les svstèmes de la personnalité forment I'un Dour l'autre un environnement. exactement comme à un autre niveau les svstemes de la ~ersonnalite et de la société. Le ~robleme de I'intersubiectivité disvarait alors. comme donc la auestion de savoir comment des ~ i e t s différents peuvent Dartaper le même monde vécu; elle disuarait au

roblème de I'intepbétration, et notamment de fa question : comment des genres déterminés de systèmes peuvent-ils former des environnements accordés les uns aux autres et a certaines conditions contingents les uns mur les autres P. 37

Habermas reproche à Luhrnaiui d'orienter unilatéralement sa théorie perspectiviste de

l'intersubjectivité du monde vécu vers la contingence des interpénétrations entre systèmes qui

ne sont que des convergences partielles ou des mises en parallèle de perspectives sans

connexions internes validées par les sujets capables de parler et d'argumenter. Les structures

de monde vécu intersubjectif, soit la culture, la société et la personnalité, se fractionnent et

isolent les individus et les groupes identitaires. L'agir instrumental devient le modèle pour

des systèmes psychiques et sociaux s'influençant l'un et l'autre, créant des interrelations

purement extérieures :

a .4n intersubiectivitv of rnutual understandino amono agents that is achieved via exoressions with identical meanings and criticizable validitv daims would be too strona a tie between osvchic and social svstems as well as between different ~sychic svstems. Svstems can onlv contin~emlv influence one another fiom outside; their interaction lacks anv in t end regdation. This is why Luhmann has first of al1 to-cut lan~uarre and communicative action dowri to so small a size that the interna1 intermeshine of cultural reproduction social intwration, and socialization disab- fiom view ».38

(< Niklas Luhcnann simply presupposes that the structures of intersubiectivitv have collaosed and îhat individuals have becorne disengaeed fiom their lifeworlds - that personal and social systems fonn environments for each oiher »."

Cet éclatement des structures d u monde vécu, considéré par Luhmann comme n'étant

que la conséquence contemporaine d'un long processus de complexification et de

différenciation de la société en plusieurs systèmes et sous-sy sternes fonctionnels, est envisagé

par Habermas comme étant la colonisation du monde vécu des sujets par les impératifs du

système, une colonisation rendue possible paradoxalement par un processus de rationalisation

et de mise en langage du monde vécu qui hit d'abord la manifestation structurelle de

l'émancipation par les Lumières, mais qui permit progressivement (comme un effet

secondaire) l'autonomisation de systèmes et de médiums auto-régulateurs (des médiwns

comme l'argent et le pouvoir) repoussant a leurs marges un monde vécu traversé par leurs

38 Op. cit-, M E R M A S , 1987, p.379.

3 Q Ibid., p.353.

impératifs et leurs mécanismes. Les dimensions de l'espace social et du temps historique se

fiactioment, l'histoire effective de l'action, dirait Gadamer, se laisse traverser par des

discontinuités. Habermas reproche à Luhmann d'ignorer les conséquences pathologiques de

cette disjonction excessive, mais a I'origine nécessaire, entre système et monde vécu, de cette

objectivation de la société en réalité organisationnelle qui, aux yeux de Luhmann, se présente

comme la différenciation fonctionnelle de la société devenue un monde vécu complexe,

contingent et a-centrique schématisé par des systèmes auto-référentiels accordant autant

d'importance, sinon plus, à leur environnement immédiat qu'au monde vécu, qu'à la société.

Comme le modèle sur l'intersubjectivité du monde vécu telle que perçue par Luhmann le

rappelait, les systèmes interactionnels, organisationnels et sociétal se sont différenciés l'un de

l'autre, au point de faire du world-society, du l$world, un environnement sociétal complexe

et contingent schématisé ou codifié par des systèmes (un environnement sociétal étant moins

que la somme de ses parties). Selon Habermas, telle que comprise par le fonctionnalisme

systémique, la société ne devient qu'une trame de fond pour les perspectives

organisationnelles, devenues quasiment les seules médiatrices entre les sujets en interaction et

le monde vécu de plus en plus éclaté. Pour Luhmann, critique Habermas, il n'y a pas de

disjonction excessive et colonisatrice entre système et monde vécu, puisque pour lui le

système et le monde vécu sont la même chose, le monde vécu est un environnement complexe

et global de systèmes :

« N. Luhmann distingue trois niveaux d'intégration ou plans de différenciation : le plan des interactiow simples entre acteurs présents; celui des or~anisations qui se constituent prâce aux affiliations disponibles; et, finalement, celui de la société en général, qui comprend * toutes les interactions qu'il est possible d'atteindre dans les espaces sociaux et les temps historiques, c'est-a-dire les interactions potentiellement accessibles. Des interactions simples, une organisation devenue autonome, connectée gâte à des médiums, et la société constituent une hiérarchie de svstemes d'actions enchevêtrés, qui se déploie progressivement au cours de l'histoire - hiérarchie qui prend la place du « système d'action général » de Parsons. Tl est intéressant aue Luhmann réagisse ainsi au phénomène de disÏonction entre svstème et monde vécu en menant le ooint de vue du monde véni lui-même; les connexions du système, condensées, dans les sociétés modernes, en réalité orrzanisationnelle, apparaissent comme un décou~aae obiectivé de la société, assimilée a la nature emerieute, et qui s'insinue entre chaaue situation d'action et l'horizon de leur monde vécu. Luhmann h-y-gostasie ainsi en « société » le monde vécu reléaué derrière des sous-systèmes r lés oar des médiums; ce monde vécu n e se rattache ~ l u s immédiatement à des situations d'actions, iI ne forme plus que l'arrière-dan mur des svst&mes d'actions orgmisés ».a

- - -

JO Op. cit., HABERMAS, 1 98 7, II, p. 1 69.

« ... for Luhmann the lifeworld now has aireadv lost dl simifiance in the functiondv différentiated societies of the modem world. What disa~~ears fiom both perspectives is the mutual intemenetration and owosition of system and Iifw-orld impefarives. wbich explains the double-fiont character of societal kodeira&n

Pour contrer cet a-centrisrne du monde vécu, que Habermas se doit bien de constater

lui aussi, ce dernier propose la projection d'un centre (un u point zero D) autour duquel les

horizons des différentes perspectives sur le monde vécu pourraient fusionner, disons la

projection d'un centre autour duquel des sujets avec leur propre monde vécu culture!, social et

personnel pourraient s'entendre dans des discussions sans violence et sans domination

idéologique sur des défuutions de situations et sur la coordination de plans d'actions, ceci pr

la critique des prétentions à ta vdidité élevées par chaque locuteur et sous l'instance d'une

éthique communicatio~elle, celle de l'agir conununicatio~el. Contre le multi-

perspectivisme des systèmes et sous-systèmes sociaux et des systèmes psychiques sur lequel

Luhmann assoit son fonctionnalisme, Habermas dresse son modèle critique de l'agir

comrnunicationnel à I'oeuvre à l'intérieur de sphères publiques ouvertes à la discussion et

orientées vers I'idéal du plus large consensus possible. L'idée de a fusion des horizons )) à

travers le langage est empruntée à Gadmer. Par contre, comme je l'ai déjà mentionné,

Habermas est conscient du sporadisme et de la fiaplité de cette projection poly-centrique de

la totalité du monde vécu par des acteurs sociaux aux intérêts et aux vécus socio-culturels

différents :

« The u n i e of modem societig always presents itself differently from the perspectives of their differem subsystems. (...) there can no longer be any central ~ e r s ~ e c t i v e of a self-consciousness proper to a social svstem as a whole. But if modem societies have no possibility whatsoever of shaping a rational identity, then we are without anv point of reference for a critiaue of rnodernity ne4'

The Iegacy of Husserlian apriorism may mean a burden for various versions of social phenomenology; but the communications-theoretic conceDt of the lifeworld has been Freed from the mortaaaes of transcendental ~ h i l o s o ~ h y . If one is to take the basic fact of liltmn'sric socialization into accounf one will be hard put to do without this notion. Partici~ants in interaction canot cany out sueech acts that are effective for coordination unless thev i m ~ u t e to evervone involved an intersubiectivelv shared lifeworld that is anded toward the situation of a a n d . For those acting in the first person singular or plural with an orientation to mutual understanding, each iifeworld constitutes a totality of meaning relations and referemial connections with a zero point in the coordinate system sbaped by historiçal the, social space, and semantic field. Moreover, the different lifeworlds that collide

" Op. cit., HABERMAS, 1987, p-355. '' Ibid., p374.

with one another do not stand next 20 each other without anv mutual understandina. As totaiities they follow the bu11 of their claims to universaliry and work out their differences until their horizons of undentandina « tiise » with one another. as Gadamer ~uts it. Consequently, even modern, largely decentered societies maintain in their everyday communicative action vimal cerner of self-understandino. fiom which even fûnctionallv specified svstems of action rernain within intuitive reach (...). ïhis cerner is, of course, a projection, but it is an effective one. The polycernric proiections of the tatalitv - which anticipate. outdo, and incornrate one another - aenerate comwtian centers. Even collective identities dance back and forth in the flux of interpretations, and are actually more suiteci to the image of a h i l e network than to that of a stable center of self-reflection

Nous disions que la théorie des systèmes adopte une approche penpectiviste du monde

vécu, et qu'on peut qualifier l'approche de Habermas comme étant dialectique et critique,

c'est-à-dire orientée vers le dépassement de la finitude des horizons mie-culturels et

historiques propres à chaque sujet, propres à chaque acteur social, vers l'idéal d'un horizon

universel dont l'intercomp6hewion et l'intégration sociale de ses membres et la continuité

historique ne seraient pas biaisées idéologiquement, et dont les connexions systémiques aux

domaines d'actions autonomes économiques et politiques ne créeraient pas de pathologies

sociales, assurant ainsi l'équilibre entre l'intégration systémique et l'intégration sociale de la

société. Le pers~ectivisme du svstémisme de Luhmann va de bair avec ce au'on murrait

a~ueler son caractère techniciue et descriptif. et ce ~ers~ectivisrne techniciste Deut aussi .

s'inscrire dans une opmsition théorique avec l'humanisme et l'orientation normative et

pratique de la wnsée de Habermas. La compréhension des sociétés modernes dans leur

totalité et par le biais des possibilités de consensus qu'offre le centrisme des sphères

publiques et de l'éthique communicationnelle, c'est la compréhension des sociétés modernes

partagées par une humanité unique capable de prendre distance fafe à la multiplicité et a la

finitude de ses perspectives sur un monde vécu unique, une humanité capable de se donner

des nonnes d'actions universelles. On retrouve ici des idées proches de celles de Husserl et

de l'universalité de son transcendantalisme. Par contre, selon Habermas, en rejetant les

systèmes psychiques hors des systèmes sociaux, faisant d'eux ainsi des environnements l'un

pour l'autre, et en orientant sa théorie sur l'auto-référence des systèmes, Luhmann neutraiise

les structures du monde vécu et

personnahté, société et culture

l'observation et la description

" ibid., p.359.

le déshumanise,

au profit d'une

des actions et

il fait éclater les connexions internes entre

technicisation du monde vécu permettant

des expériences des systèmes dans leur

environnement, indépendamment de la validation langagière et aïtique de ces dernières par

l'agir communicationnel. Cette technicisation du monde vécu, qui abstrait les systèmes de ce

dernier, s'oppose à une autocompréhension de soi élargie a l'intérieur même de la pratique

communicationnelle dans le monde vécu. La techné et la phronesis aristotéliciennes, sur

lesquelles Gadamer insiste dans son herméneutique philosophique, sont reproduites dans cette

opposition entre Luhmann et Habermas. Habermas nous dit:

a ... a a concern for humanie D that aIso cannot manaae without this concretism of the whole and his Dam; 1 am talking about the a concern » Co conceptuafize modem society in such a way that possibility of distantiatin~ itself fiom itself as a whole and of working out its perceptions of crisis within the hîgher-level commuiucation process of the public sohere is not already negaxiveiy prejudiced by the choice of basic concepts. Naturally, the construct of a public s ~ h e r e that could fiilfil1 this fbnction has no olace once communicative action and the intersubiectivelv shared lifeworld slip between svstem tvWs that, as in the case of the psychic and the social sytems, constitutes environments for one another and have o n l ~ extemal relationshi~s to one another ».&

a Avec les nouvelles oraanisations, des points de vue systémiques prennent forme : i partir d'eux, le monde vécu est pcrcu à distance, comme élément d'un monde ambiant quelconque du système. Les organisations acquiérent une autonomie en opérant une délimitation contre les structures du monde vécu. délimitation qui neutralise ces derniéres, les organisations deviennent ainsi mcn'fferenles Dar définition envers la cuiture. la société et la personnalité. Luhmann décrit ces effets comme une cc déshumanisation de la société B. La réalité sociale semble globalement se réduire a une réalité orgênisarionnelle obiectivée, débarrassée d'obliaations normatives. En fait, (c déshumanisation n sismifie seulement la dissociation rendue ~ossible m2ce aux médiums régulateurs. entre domaines de l'action formellement organisés et monde vécu, elle ne signifie pas seulement une déuersonnaiisation, au sens d'une séparation entre systèmes d'actions organisés et m a u r e s de la personnalité; bien au contraire, on peut montrer une neutralisation analope dans les deux autres cornposames du monde vécu n.4J

(( Luhmann parle (...) d'une technicisafion du monde vécu : il veut signifier par-la (( qu'on évacue les processus d'expérience et d'action producteurs de sens, hors de la reprise, de la formulation et de l'explication communicationnelle de tous les traits de sens impliqués dans le contexte du monde vécu de I'actïon orientée vers I'intercomprehension.. . w ». 46

L'anti-humanisme de Luhmann s'objecte contre cette tendance constante de la

tradition humaniste a faire de l'individu un élément constitutif et dépendant de la société.

Selon Luhmann, le degré élevé de différenciation des sociétés modernes ne permet plus de

subsumer le sujet dans l'ordre social normatif:

- - - - --

a ibid., p.378. "' Op. cit., HABERMAS, 1987, 4 p.338-339. 56 ibid., p.289.

« The theme of hurnan beings and their relationship to social order has a long tradition (...). This tradition continues to live on in « humanistic » concepts of n o m and values. Because we want to dissociate ourseIves fiom this, we must determine exactly where we break away 6om it. if a tradition incapable of continuing - and we believe this happens wherever there is a radical change in social struçture - one must dari@ difference to End possibilities of translation.

ï h e point of difference is t b t for the humanistic tradition human beinrrs stand within the sociai order and not outside it. The human beinsj cowrts as a permanent Dart of the socid order. as an element of society itself. Hunan beings were called « individuais N because they were the ultimate, indivisible elements of society. It was impossible to conceive the sou1 and the body separate and then to dismantle them tùrther. Such a dissolution would have destroyed what the human being was in and for Society. Accordingly, the human b e i n ~ not onlv was view as dependent on social order (which no one will dispute), but was also integreted as bound to a conduct of life within socierv. The form of human existence wuld be realized onlv within socicty. (...) Human perfection was tmis designeci for social rdization.. D."

Considérer le sujet comme étant extérieur a la société, comme étant un système

psychique dans l'environnement des systèmes sociau.., c'est ne reconnaître de commun aux

deux types de systèmes que leur caractère auto-référentiel, c'est également faire de la

communication une option, une sélection d'information et d'expression (un acte locutoire et

un acte illocutoire dirait Habermas) dans un horizon de significations (dans un

environnement) toujours en vue d'une auto-reproduction. La possibilité d'une entente

langagière entre sujets, constitutive d'un « vivre ensemble », est remplacée par Luhmann par

un enviromement contingent de systèmes psychiques et sociaux auto-référentiels, un monde

vécu dans lequel règne l'auto-référence de systèmes de sens interprétant le monde selon un

schématisme propre à chaque système. Selon Lulunann, parler d'une subjectivité

transcendantale constituant le sens d'un monde vécu intersubjectif n'est pas approprié. Même

que Luhrnann propose de rejeter la « terminologie du sujet » et de parler plutôt de systèmes de

sens auto-référentiels. Selon lui, désigner un système psychique ou un système social par

l'expression « sujet » ou « intersubjectivité », parler d'une « subjectivité transcendantale 1)

constituant le monde vécu et ses objets, ce n'est en fait que parler chaque fois des sélections

d'informations et des interpénétrations (dans la cornunication) réalisées par des systèmes

psychiques ou sociaux au cours d'une durée de vie

référentielles (d' interprétations) de l'environnement,

le temps, s'accumulant et finissant par se sédimenter

nomme « sujet » (ou « intersubjectivité », « unité

et sur le base de schématisations auto-

des interpénétrations se succédant dans

en structures relativement stables qu'on

intersubjective »). Selon Husserl, la

47 Op. cit., LUHMANN, 1995, p.210-21 1 .

conscience phénoménologique est le sujet du monde vécu, mais chez Luhmann, cette

conscience égologique et synthetisante perd sa substantialité et sa primordial ité fondationnelle

et les systèmes de communication, tout autant que les systèmes psychiques, sont considérés

comme schématisations auto-référentielles d'un monde lui aussi auto-référentiel (l'isomorphie

entre Ie langage et le monde, chez le premier Wittgenstein):

-..the insisht that psychic systems are also self-referentid systems is maintained (...). if one accepts txs, then gne has dreadv re-iected the ?remises that consciousness is the subiect of the world. The duplication of empirical / transcendeml Gcts of consciousness becornes superfluous. If one wishes to main a subject » terminoiogy, one can still say : consciousness is the subiect of the world alonpide which there are other kinds of subiects, above al1 social systcms. Or that psycbic and social -stems are the subiects of the world. Or that meaninfil self-reference is the subiect of the wodd. Or thsrt the worid is a condate of meanina. in every case, such assertions burst open the clear Cartesian difference between subject and object. It is superfiuous to try to understand the concept of the subject 6om the viewpoint of this difference (. . .). The seIf-referentid-subjed and the self-referentiai-obiect are conceived isomophicall~ (...). And isn't the concept of self-reference. then. al1 that is needed? »".

<< ...! he subiect is sub-iect » (...) onlv for the bioara~tücailv uniaue constellation of desigations and realizations that bina- schematisms have held own. It owes its possibility to this featwe, not to itself. If one accepts thiq one can see that subîectivity is nothin~ more than the formulation for a result of inteqenetration. Uni-eness and fbndamentalitv are not figures for grounding a history, but rather its end uroducts. emissions and cristaIlkations of interpenetration that are then to be r e i n t r o d d into interpenetration B.''^

Bien sûr, Habermas s'insurge contre cette insistance de Luhmann sur l'auto-référence

et l'auto-reproduction de systèmes de sens et y voit une réappropriation de la philosophie du

sujet monologique ne tenant pas compte du caractère langagier, orienté vers l'entente, d'un

monde vécu intenubjectif partagé en totalité par des sujets parlant et agissant. Même si

Luhmann dit rejeter la a terminologie du sujet », Habermas identifie chez lui une emphase sur

la relation du sujet au monde, du système à l'environnement, qui isole le sujet de

l'intersubjectivité langagière et commwiicationnelle, c'est-a-dire consensuelle, orientée

idéalement vers l'entente universelle, cette deraiére étant l'aiguillon de la raison immanente à

chaque acte de discours. Nous en avons déjà parlé longuement. Il y voit également, et c'est

là-dessus que j'aimemis maintenant insister, l'accompagnement d'une philosophie du sujet

par un perspectivisme radical se basant sur la critique nietzchéenne de la Raison. Tout au

long du mémoire, nous avons insisté sur le perspectivisme de la théorie des systèmes de

- - - -- -

J8 iüid., p.438-439. J9 Ibid., p.234.

Luhrnann, et selon Habermas, ce perspectivisme est e m p m é à la philosophie de la vie de

Nietzsche. À la rationalité comunicationnelle inscrite au coeur des actes de discours de

sujets souhaitant s'entendre sur la coordination de plans d'actions dans un monde vécu

commun, Luhrnann substitue la schématisation auto-référentielle et auto-reproductrice du

monde par des systèmes fonctionnels et reprend ainsi à son compte les idées de Nietzsche sur

le perspectivisme radical et fictiomelle d'une conscience qu'on nomme ainsi qu'en tant que

volonté de puissance devant communiquer pour s'auto-reproduire :

« On the one han4 Luhano's version of systems firnctiodism takes up the heritane of the ~hi foso~hv of the suùiect; it replaces the ~e~relating subject with a self-relating system- On the otber hand, it radicaiizes Nietzsche's critiaue of reason bv withdrawina anv kind of daim to reason alonp. with the relationshi~ to the totalitv of the lifeworld n5'.

« The fiction-cfeatinn ~roductivitv of a life-enhancine; self-maintenance bv subiects, for which the difference between tmth and ilIusion has Ion his meaning, reconc-tudized as the seIfimainteaance of a svstern that makes use of a meanin~i a self-maintenance that masters the com~lexitv of the environment and increase its own complexity »."

« The difference fiom the environment maintaineci by the system itself is treated as ultixnate. Reason as specified in relation to being, thou t, or proposition & revlaced bv the selfahaucine self-maintenance of the wstem ».5 p

Lorsque Luhrnann nous dit que les systèmes sociaux s'auto-reproduisent dans la

comm unicahon, ce sont aussi les systèmes psychiques qui s'y reproduisent inévitablement.

La schématisation du moade vécu (et de ses systèmes) par la conscience présentée par

Luhmam comme système psychique, et la nécessité de communiquer, manifestée par la

formation de systèmes sociaux autopoietiques sans rationalité communicatio~elle interne

nécessaire, ceci pour assurer la continuité du système psychique (et, par conséquent, des

systèmes de communication auxquels il participe), voila ce qui chez Nietzsche est interprété

comme étant la production de fictions régulatrices du monde des phénomènes par une

conscience qui ne se cristallise en conscience que par l'accumulation des communications

nécessaires à la survie et auxquelles elle participe, par une conscience qui est en fait, à sa

- - .- - - -- -

50 Op. cif ., HABERMAS, 1987. p.353-354. '' ibid., p421. '' Ibid.. p.372.

source, une force vitale infiniment personnelle et unilatéralement perspectiviste, précédant ce

qu'on nomme la conscience, qui est sans rationalité interne, qui interprète authentiquement la

multiplicité des phénomènes du monde, ce mat!lstrom de sensations dans lequel un ordre

fictionne1 est créé. Voici, pour terminer, quelques extraits des ouvrages de Nietzsche intitulés

Le gai savoir et La volonté de ~uissance, des extraits dans lesquels des convergences entre les

pensées de Nietzsche et de Luhmann peuvent être identifiées:

« Le problème de la conscience (ou plus exactement : du fiiit de devenir conscient) ne se p h t e à nous que lorsque . a m cornmenpus A comprendre en qucllc mesure mus pounions nous passer de la conscience (...). A quoi bon la conscience si, pour tout ce qui est essentiel, elIe est supaflue? Si I'oa veut bien éwuîer ma répmse a cette question et les bypothéses, pcut4h-e e?~~cssivcs sur iesqdies clle repose, je dirais que f i m i - la fi ënc en r a D m avec la /aculte de communication d'un homme (..-), et cmc faculk eue-&me fonction de la necessirP de communitper (...). Si cette observation est juste. je peux aller plus loin ct supposer que k conscience ne s èsr dYveIo~-pie aue sous Iu pression du besoin de communiauer, que, de prime aborh & ne fût nécessaire et utile m e dans les razmorts d'homme à homme (...) el. qu'elle ne s'est dévcloobçe m'en fonction de son derué d'utilitk. La conscience n'est en somme qu'un réseau de communic3uon d'homme à homme, ce n'cst que comme telle qu'elle a été forcée de se &veIopper (...). (...) I'hommc. comme tout être vivant, pense sans cesse mais ne le sait pas: la pensée qui devient consciente n'en est que la plus petne partie (...) c'est cette cessée consciente seulement aui s 'efeme en paroles. c 'est-à-àire en simes de communicarion. w auoi l'oritziac même de L3 conscience x révèle En un mot. le développement du langage et le développement de la conscience (non & la raison mais seulement de la nison qui devient consciente d'elle-même) se donnent la main (...) Mon idée esS on le voit, que conscience ne fait vas mmrcmcnt ~artie de I'&tcnce individuclle de Iriomrne. mais ~Iutôt de ce aui a ~ o d e n t chez lui 6 la nature de !a communauté (...); que, par conséquent. la conscience n'est diveloo&g d'une facon subule cnie bar nmm à son utilité wur la communauté (...). Tous nos adcs sont au fond incomparablement personnels. uniaues. immensément personnels. il n'v a a cela aucun doute; mais dés que nous les ~anscrivons dans la conscience. ils ne le uaraissent plus ... Voilà Ic véritable phénoménalisme. le véritabk m a i ~ ~ s m e tel aue ie I'mtends (...) n.s3

K il n'y a ni « esprit n. ni raison ni pensée, ni conscience. ni âme. ni voionté- ni vérité : ce ne sont là que des fictions inutilisables. ll ne s'ai& pas de a sujet et d'objet D, mais d'une certaine &e animale qui ne prospére que sous l'empire d'une justesse relative de ses ercqtions, et avant tout avec la réatrlaton de celles-ci (en sone qu'elle est a même de

LpitaIiser des expériences) ... nP4 Non point comaitre, mais schématiser, imposer au chaos assez de régularité et de

formes pour satisfaire notre besoin oratiaue Le m o d e imapjmire du suiet. de la substance. de la « raison », etc.. est nécessaire -

il y a en nous une puissance ordonnatrice, simplificatrice qui falsifie et sépare anificiellement. (( Vénté D c'est la volorné de se rendre maître de la multi~licite des sensations - s d e r les phénomènes sur des catelgorïes déterminées ».%

La communication est nécessaire : pour aue la communication soit possible. il faut sue quelque chose soit tke. sim~lifié. précisable (...) M."

Parménide a dit : <c L'esprit ne peut pas concevoir le néant. » - Nous nous trouvons à l'autre extrémité et nous disons : Ce qui eut être concu est nécessairement une fiction. D »."

53 NIETZSCHE, Friedrich, * savoir, Paris, Librairie Généraie Française, 1993, p. 364-365-366-367. '.' NiETZSCW Friedrich, %Ionte de Paris, Triden& 1989, p.214.

Ibid., p.216- ' 6 Ibid., p.217. 57 Tbid., p2 18- 58 ibid., p.219.

a (...) la nécessité d'apprêter, a notre usage, un rnonde où rtorre existence serait rendue possible : nous créons ainsi un monde qui est détermiaable, simplifié, compréhensible pour nous »."

a (...) on a compris que le « sujet n n'est Das auetque chose aui aHtt mais seulement une fiction (.. .) ».60

G Fiction d'un m& qui corresponde a nos désirs (...). a Volonté du vrai D, sur ce degré c'est essentieilemem t'art de l'intmrétation (...). La même espke d'hommes, d'un degré plus pmme encore, n'étant plus en possession & la force d'interpréter. de créer des fictions, constitue le nihiliste x6'

CONCLUSION

Si on replace le perspectivisme techniciste de la théorie des systèmes de Luhmann et

l'humanisme dialectique, normatif et critique de la théorie de l'agir communicationnel de

Habermas en relation avec la phénoménologie husserbeme du monde vécu intersubjectif,

quelles conclusions pouvons-nous maintenant tirer concernant tes réappropriations des idées

de Husserl par les deux sociologues a l'étude? Les unités intersubjectives identifiées par

Husserl constituent-elles des perspectives irréconciliables telles des fictions auto-

référentielles, ou peuvent-elles fusionner par un processus dialectique et langagier tout en

préservant leurs particularités, celles-ci n'étant alors que des moments d'un consensus élargi?

Il est maintenant clair que la théorie des systèmes de Niklas Luhmann s'inspire

grandement de la phénoménologie husserlienne. Le système, inscrit dans un environnement

qu'il codifie, ayant ses propres actions et expériences passées et des capacités planificatrices,

étant capable d'interpénétration avec les systèmes environnants dans un environnement dans

lequel il est saisi lui aussi comme système environnant par d'autres systèmes, ce système tient

la place de la conscience égologique et temporelle dont les prestations synthétisarites

constituent le rnonde dans lequel il se trouve et dans lequel il rencontre d'autres consciences,

elles aussi constituant le monde et envers lesquelles l'empathie est possible. Par contre, la

communauté universelle des monades envisagée par Husserl, le monde-de-la-vie unique dans

lequel les unités intersubjectives et leurs mondes téléologiques et pratiques ne sont que des

59 ibid., p.221. 60 ibid., p.222. '' ibid., p.228.

ambiances, cette communauté universelle des monades, selon Luhmann, n'est pas

récondiable avec elle-même et inclut en elle des unités intersubjectives ou des systèmes dont

les perspectives sont auto-référentielles, différentes et fictionnelles. Il n'y a pas de raison

universelle inhérente à ces perspectives systémiques sur le monde vécu, sur la sociéte. De

plus, Luhmann nous rappelle que l'expérience empathique des vécus de conscience de l'autre

(de sa perspective sur le monde) repose toujours sur une perspective ou un schématisme

préalable du système psychique ou du système social qui fat cette expérience et qui interprète

toujours la perspective d'autnll selon son propre code, selon sa propre différence, et qu'en fait

cette unité intersubjective n'est pas symétrique. Husserl disait que cette aspétricité peut être

éliminée par correction réciproque entre les consciences en expérience l'une de l'autre.

Gadamer dirait ici que les préjugés de l'interprète lui provenant de sa situation herméneutique

sont mis a l'épreuve, et corrigés si nécessaire, avec ceux provenant de l'horizon de l'altérité

rencontrée. Mais Luhmann, contrairement à Husserl et Gadamer (et Hegel), contrairement

aussi a Habermas qui insiste sur la visée vers le consensus entre les perspectives historiques et

socio-culîurelles particulières, refuse de parler de la possibilité d'un dépassement dialectique

de la perspective systémique vers une conscience du mon.& universelle, de la possibilité

d'une empathie symétrique, donc d'une intercompréhension et d'une identité totales.

Luhmann rejoint Gadamer (cette fois), Nietzsche et Heidegger en rappelant que chaque

conscience du monde est incrustrée dans une perspective différenciée (fictionnelle), disons

avec Gadarner : « dans une situation herméneutique », ou avec Heidegger: «dans la

factudité ».

Habermas, quant à lui, oriente sa théorie vers la projection d'un idéal d'unité des

différents mondes vécus des multiples acteurs sociaux, la projection d'un centre situationnel

considéré comme point de départ d'une possibilité d'entente sur un monde vécu intersubjectif

commun, d'une fusion des horizons dans une méta-perspective consensuelle dans le cadre

d'une éthique communicationnelie et normative fortement influencée par le déoatologisme de

Kant et par la dialectique positive de Hegel. L'impératif catégorique kantien proposant d'agir

envers autrui comme si la maxime orientant mes actions devait être érigée en loi morale

universelle pourrait être traduit en termes habermassiens de cette façon : (< agis comme si à

chaque fois les prétentions a la validité que tu élèves dans ton acte de langage (ou ton action

tout court) devaient toujours être soumis par tes interlocuteurs à la discussion critique visant

le consensus ». Et même si Habermas qualifie sa théorie comme étant pst-hégélienne, c'est-

à-dire sans prétention au Savoir absolu, et dans son cas ayant pris le tournant linguistique, son

concept d'agir comrnunicatio~el s'inscrit tout de même directement dans le courant de la

pensée dialectique positive de Platon, de Hegel et de Gadamer (ce dernier se séparant lui aussi

du concept hégélien d'Absolu », malgré son insistance sur l'entente, la réconciliation, le

dépassement dialectique). On peut donc affirmer que Habermas, tout en insistant sur l'agir

téléologique de sujets individuels ou collectifs utilisant les moyens les plus efficaces pour

atteindre des objectifsi. souligne la nécessité de mettre en pratique une éthique

communicationnelle par laquelle les sujets pourront s'entendre sur la coordination non

violente de leurs plans d'actions en établissant des définitions consensuelles des situations

d'actions dans lesquelles ils se trouvent et en puisant dans les ressources d'un monde vdcu

partagé et non biaisé idéologiquement. On pourrait dire de l'approche théorique du monde

vécu intersubjectif par Habermas qu'elle est une A@Iürung ou une émancipation

communicatio~eile. La rationalité et la visée d'intercompréhension inhérentes à chaque acte

de discours sont le fondement sur lequel construire une co-habitation pacifique et une

collaboration intersubjective universelle dans un monde défki en commun. La possibilité

d'une communauté des monades universelle dont les perspectives fusionneraient, dont les

ambiances particulières ne seraient que les couches antérieures de la constitution d'un monde

vécu commun, cette possibilité est l'aiguillon motivant la mise en pratique et l'établissement

de sphères publiques ouvertes a la discussion et à l'entente.

11 semble bien que l'intérêt du chercheur, de l'interprète des sciences sociales, y est

pour beaucoup si l'on souhaite répondre a la question posée, celle de savoir si le

perspectivisme radical règne dans le monde vécu ou si plutôt l'anticipation de la totalité

ouvrant la voie à l'agir communicationne1 et au consensus sans limite est raisonnable. Celui

qui s'intéresse davantage aux conflits sociaux, aux motivations et intérêts des opposants, aus

processus de diflérenciation et d'interpénétration entre des systèmes sociaux de taille et de

pouvoir d'action différents, favorisera probablement l'approche descriptive,

phénoménologique et écocenirique (ou biocentrïque) de la théone des systèmes de Niklas

Luhmann, lui permettant d'axer ses recherches sur l'auto-référence et le schématisme des

systèmes. II nous dira probablement que des pmpectives irréconciliables animeront toujours

la dynamique des sociétés et que celle-ci permet leur développement incessant et le

déroulement de l'histoire et de l'évolution. Par contre, celui qui désire accompagner son

intérêt descriptif envers les sociétés contemporaines de considérations émancipatrices,

critiques et pratiques, orientées vers le «mieux vivre » des hommes et des femmes et vers

l'entente et la coliaboration pacifiques entre ceux-ci, s'adonnera mieux avec la théorie

humaniste (anthropocentrique) de l'agir communicatiomel de Habermas et nous dira

probablement que t'idéal d'une communauté universelle cornmuaicationnelle et pacifiée est

souhaitable et réalisable-

Dans le cadre de ce mémoire théorique sur le concept de « monde vécu intersubjectif »

dans la théorie des systèmes de Niklas Luhmam et dans la théorie de l'agir cornmunicationnel

de Jürgen Habermas, mon objectif était de présenter les divergences d'approche du concept

husserlien par les deux sociologues, et lem conséquences pour une compréhension des

sociétés contemporaines.

Pour ce faire, j'ai présenté d'abord ce que Edmund Husserl entend par « monde vécu

intersubjectif » dans le cadre de sa philosophie phénoménologique. Nous avons vu ce que

signifie Ie retour vers les vécus de conscience temporels des sujets et vers les formations

d'unités intersubjectives rendues possibles par l'expérience empathique, des vécus de

consciences intersubjectivement partagés et constituant le sens qu'a pour les sujets un monde

objectif commun, mais toujours perçu à partir de perspectives spatio-temporelles particulières

potentiellement conciliables entre elles à l'intérieur d'une communauté universelle des

monades. Nous avons souligné l'importance centrale des relations entre, d'une put, les unités

intersubjectives particulières, considérées comme ambiances d'un monde vécu commun, et

d'autre part, la communauté universelle des monades vers laquelle les unités intersubjectives

tendent comme vers une perspective unique partagée universellement, vers laquelle les unités

intersubjectives dépassent les particularismes de leun perspectives, I'importance de ces

relations « unités intersubjectives / communauté universelle », considérées comme

constitutions intersubjectives du monde vécu, dans la polémique entre les approches

~uhmanieme et habermassienne de ce dernier.

Nous avons ensuite présenté la théorie des systèmes et la théorie de l'agir

communicationnel individuellement, question de se donner une base sur laquelle poser la

présentation des divergences entre les deux théones dans leun réappropriations du concept de

monde vécu intersubjectif ». Dans cette présentation des divergences entre Luhmann et

Habermas, nous avons souligné les aspects perspectiviste, techniciste et descriptif de la

théorie de Luhmann et son orientation vers la différence et l'auto-référence, ainsi que les

aspects humaniste, dialectique, critique, normatif et pratique de la théorie de Habermas et son

orientation vers l'identité et la k i o n des perspectives et le consensus, une présentation des

divergences facilitée par la comparaison entre les trois modèles imageant le monde vécu

intersubjectif tel qu'envisagé dans la phénoménologie de Husserl, dans la théorie systémique

de Niklas Luhmann et dans la théorie de l'agir cornmunicationnel de Jürgen Habermas.

Une étude plus approfondie du thème de ce mémoire nous aurait permis d'analyser la

contribution de Ia sociologie phénoménologique d7Alfied Schütz aux théories des systèmes et

de l'agir comrnunicatiomel. Schütz s'est penché longuement sur la question du monde vécu

et de son intersubjectivité, une intersubjectivité sur laquelle Husserl n'a pas suffisamment

insisté selon lui, une problématique que Husserl aurait laissée ouverte et non résolue. J'ai

signalé à quelques reprises I'importance des travaux de Ham-Georg Gadamer dans mon texte.

L'herméneutique philosophique de Gadamer aurait pu constituer une ressource théorique

considérable et pertinente pour le développement de ce mémoire, Gadamer s'étant intéressé à

1' historicité de 1' horizon de significations d' une situation herméneutique particulière et

relative, à son inscription dans une histoire effective de l'action. Des convergences sont

identifiables entre, d'une part, l'auto-référence du système dans la théorie de Luhmann et les

préjugés qui constituent la situation herméneutique relative de tout interprète, et d'autre part,

l'insistance de Gadarner sur l'entente langagière comme fusion des horizons et l'orientation

consensuelle de l'agir cornmunicationnel présentée par Habermas. Les contributions des

dialectiques hégélienne et fichtéeme à ces interrelations entre Luhmana, Habermas et

Gadamer auraient été également très pertinente. Nous aurions pu également évaluer les

relations théoriques de la didectique négative de T h d o r Adorno et son insistance sur la

double médiation et l'asymétrie inevitabIe entre le sujet et son objet, ainsi que sur la

communication du différent, les relations de cette dialectique négative avec l'insistance de

Habermas sur le consensus et l'identité des perspectives, ainsi que les relations entre cette

dialectique négative et le concept d'auto-référence chez Luhmaful. Nous aurions pu nous

pencher aussi sur les liens théoriques entre, d'une part, le solipsisme du premier Wittgenstein

et le concept d'auto-référence dans la théorie de Luhrnann, et d'autre part, entre la critique du

solipsisme par le second Wittgenstein et la théorie de I'agir communicationnelle de

Habermas. Il aurait été aussi intéressant d'identifier les divergences entre la critique de

l'idéologie chez Habexmas et celle que propose Luhmann envers l'auto-référence productrice

de justifications idéologiques, une auto-référence soit tautologique, lorqu'elle se décrit par la

formule « le système est ce qu'il est N (A=& idéologie conservatrice), ou une auto-référerxe

paradode, lorsqu'elle se décrit par la formule (< le système est ce qu'il n'est pas » (A= non

A, idéologie révolutionnaire, progressiste, axée vers le changement). Une étude des

conséquences éthiques et politiques des deux approches théoriques du monde vécu

intersubjectif que nous avons étudiées serait aussi très pertinente. Ces pistes de recherches

éventuelles seront peut-être les thèmes d'études ultérieures.

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