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Le contrôle de constitutionnalité des décisions de justice : une nouvelle étape après la QPC? sous la direction de Marthe Fatin-Rouge Stefanini et Caterina Severino 2

Le contrôle de constitutionnalité des décisions de … · de droit constitutionnel Chapitre 1. ... s’interroge fort justement Marthe Fatin-Rouge Stefanini dans ses propos introductifs2

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  • Le contrle de constitutionnalit des dcisions de justice : une nouvelle tape aprs la QPC?sous la direction de Marthe Fatin-Rouge Stefanini et Caterina Severino

    2

  • ISBN : 979-10-97578-01-5

    UMR Droits International, Compar et Europen (DICE)Espace Ren Cassin3, avenue Robert Schuman13628 Aix-en-Provence

    [email protected]

    Rfrences lectroniques :

    Fatin-Rouge SteFanini Marthe, SeveRino Caterina (dir.), Le contrle de constitutionnalit des dcisions de justice : Une nouvelle tape aprs la QPC ?, Confluence des droits [en ligne]. Aix-en-Provence : Droits International, Compar et europen, 2017. Disponible sur Internet : http://dice.univ-amu.fr/fr/dice/dice/publications/confluence-droits. ISBN : 979-10-97578-01-5

    Dans la mme collection

    Maljean-DuboiS Sandrine (dir.), Circulations de normes et rseaux dacteurs dans la gouvernance internationale de lenvironnement, Confluence des droits [en ligne]. Aix-en-Provence : Droits International, Compar et europen, 2017. ISBN : 979-10-97578-00-8http://dice.univ-amu.fr/fr/dice/dice/publications/confluence-droits

    mailto:dice-editions%40univ-amu.fr?subject=mailto:/fr/dice/dice/publications/confluence-droits?subject=mailto:/fr/dice/dice/publications/confluence-droits?subject=

  • Le contrle de constitutionnalit des dcisions de justice :

    une nouvelle tape aprs la QPC ?

    Actes du colloque des 23 et 24 juin 2016

    sous la responsabilit scientifique de Marthe Fatin-Rouge Stefanini Directrice de recherches au CNRS

    UMR 7318, DICE ILF-GERJC

    et Caterina Severino

    Matre de confrences HDR lUniversit de Toulon UMR 7318, DICE CDPC-JCE

    Avant propos Sandrine Maljean-Dubois

    Directrice de recherches au CNRS, Directrice de lUMR-DICE, Aix Marseille Univ, Universit de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, CERIC

    Colloque intervenant dans le cadre de la Chaire Louis Favoreu - Fondation AMU et ayant obtenu le soutien de la Communaut du Pays dAix

    et de lAssociation franaise de droit constitutionnel

  • Sommaire

    Avant-propos ...........................................................................................................................................................................11Sandrine Maljean-Dubois, Directrice de recherches au CNRS, Directrice de lUMR-DICE, Aix Marseille Univ, Universit de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, CERIC, Aix-en-Provence, France

    Propos introductifs Lide dun contrle de constitutionnalit des dcisions de justice: intrts et questionnements .................................................................................13Marthe Fatin-Rouge Stefanini, Directrice de recherches au CNRS, Directrice-adjointe de lUMR DICE, Aix Marseille Univ, Universit de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, ILF-GERJC, Aix-en-Provence, France

    Partie I. Le contrle de constitutionnalit des dcisions de justice par les Cours suprmesPrsidence de Monsieur Guy Canivet, Ancien Membre du Conseil constitutionnel, Ancien Premier Prsident de la Cour de cassation

    Chapitre 1. Un contrle traditionnel pour les cours suprmes en France

    Le contrle par la cour de cassation et le Conseil dtat: perspectives historiques ................27Jean-Louis Mestre, Professeur mrite de lUniversit dAix-Marseille

    Le contrle par le Conseil dtat aujourdhui ....................................................................................................51Laurent Domingo, Matre des requtes au Conseil dtat; Didier Ribes, Matre des requtes au Conseil dtat

    La place de la Constitution dans le contrle de la Cour de cassation (en dehors de la QPC).......59Valentine Buck, Magistrate au TGI de Versailles; Olivier Desaulnay, Professeur lUniversit de la Runion

    Dbats, sous la prsidence de Monsieur Guy Canivet ...................................................................................83

    Chapitre 2. Un contrle naturel dans les systmes diffus

    Lunit juridictionnelle et ses consquences sur les modalits du contrle de constitutionnalit au Qubec et au Canada ..................................................................................................89Patrick Taillon, Professeur la Facult de droit de lUniversit Laval, membre du Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversit et la dmocratie (CRIDAQ); AmlieBinette, candidate au doctorat la Facult de droit de lUniversit Laval, membre du Centre de recherche interdisciplinaire sur la diversit et la dmocratie (CRIDAQ)

  • 6 Le contrle de constitutionnalit des dcisions de justice : une nouvelle tape aprs la QPC ?

    Le contrle de constitutionnalit des dcisions de justice en Suisse ou lexercice dun contrle concret des normes .......................................................................................................................... 107Michel Hottelier, Professeur la Facult de droit de lUniversit de Genve

    Dbats, sous la prsidence de Monsieur Guy Canivet ................................................................................ 129

    Partie II. Le contrle des dcisions de justice par les Cours constitutionnellesPrsidence de Madame le Professeur Anne Levade, Prsidente de lAssociation franaise de droit constitutionnel

    Chapitre 1. Le contrle des dcisions de justice exerc dans le cadre des recours directs

    Le recours individuel dirig contre une dcision de justice pour violation dun droit fondamental dans la Rpublique fdrale dAllemagne ....................................................................................141Michel Fromont, Ancien professeur des Universits allemandes, professeur mrite lUniversit Paris I Panthon Sorbonne

    Le recours damparo contre les dcisions juridictionnelles Le cas de lEspagne .................. 161Hubert Alcaraz, Matre de confrences HDR, Aix Marseille Univ, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, IE2IA, Pau, France

    Le contrle de constitutionnalit des dcisions de justice en Autriche ........................................ 177Marie-Caroline Arreto, ATER lUniversit Paris 1 Panthon-Sorbonne

    Dbats, sous la prsidence de Madame Anne Levade .................................................................................. 197

    Chapitre 2. Le contrle des dcisions de justice exerc dans le cadre des questions prjudicielles

    Le contrle des dcisions de justice par la Cour constitutionnelle belge ................................. 205Marc Verdussen, Professeur lUniversit de Louvain (UCL), Centre de recherche sur ltat et la Constitution (JUR I-CRECO)

    Contrle de constitutionnalit, interprtation conforme et dcisions de justice en Italie : vers une nouvelle configuration des rapports entre la Cour constitutionnelle et les juges ordinaires .....................................................................................................................................................................................................215Jean-Jacques Pardini, Professeur, Directeur-adjoint du CDPC Jean-Claude Escarras, Aix Marseille Univ, Universit de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, CDPC Jean-Claude Escarras, Toulon, France

    Le contrle des dcisions de justice par le Conseil constitutionnel franais exerc dans le cadre des questions prioritaires de constitutionnalit ............................................................ 233Bertrand Mathieu, Professeur lcole de droit de la Sorbonne Universit Paris 1

  • 7Le contrle de constitutionnalit des dcisions de justice : une nouvelle tape aprs la QPC ?

    Chapitre 3. Lexemple dun systme mixte : le cas du Portugal

    Le contrle de constitutionnalit des dcisions de justice au Portugal ......................................... 245Vasco Pereira da Silva, Professeur (Professor catedrtico) de la Facult de droit de lUniversit de Lisbonne et Professeur invit de lcole de Lisbonne de la Facult de droit de lUniversit catholique portugaise, Directeur de recherche au CIDP Centro de Investigao de Direito Pblico ; Rui Tavares Lanceiro, Matre de confrences (Professor Auxiliar) de la Facult de droit de lUniversit de Lisbonne, Consultant auprs du Tribunal constitutionnel, Directeur de recherche au CIDP Centro de Investigao de Direito Pblico

    Dbats, sous la prsidence de Madame Anne Levade .................................................................................. 259

    Partie III. Coexistence des voies de recours et articulation des contrles Prsidence de Madame Nicole Belloubet, Membre du Conseil constitutionnel

    Chapitre 1. Le contrle par les juridictions suprmes de leur propre jurisprudence

    Le cas de la France Table ronde ............................................................................................................................. 267Le contrle par les juridictions suprmes de leur propre jurisprudence Lexception jurisprudentielle en QPC .............................................................................................................................................. 275Mathieu Disant, Professeur lUniversit Lyon Saint-tienne, Jean Monnet, Directeur duCERCRID (UMR CNRS 5137)

    Le contrle par les Cours suprmes de leur propre jurisprudence Approche critique ....... 287Caterina Severino, Matre de confrences HDR, Aix Marseille Univ, Universit de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, CDPC Jean-Claude Escarras, Toulon, France

    Questions adresses aux juges .................................................................................................................................. 295Jacques Arrighi de Casanova, Prsident de section au Conseil dtat ; Daniel Ludet, Conseiller la Chambre sociale de la Cour de cassation ; Olivier Talabardon, Conseiller rfrendaire la chambre criminelle de la Cour de cassation

    Modle concentr et ancrage de la Constitution dans lvolution du contrle incident en Italie: contribution ltude des remdes contre le refus de soulever la question prjudicielle de constitutionnalit ......................................................................................................................... 309Paolo Passaglia, Professeur lUniversit de Pise, Coordonnateur scientifique pour le droit compar du Service des tudes de la Cour constitutionnelle de la Rpublique italienne

    Dbats, sous la prsidence de Madame Nicole Belloubet ....................................................................... 357

    Chapitre 2. Coexistence entre recours direct et question prjudicielle

    La juridiction constitutionnelle en Espagne: un systme intgral de justice constitutionnelle? ..................................................................................................................................... 363Itziar Gmez Fernndez, Rfrendaire au Tribunal Constitutionnel Espagnol, Maitre deConfrences en Droit Constitutionnel lUniversit Carlos III de Madrid

  • 8 Le contrle de constitutionnalit des dcisions de justice : une nouvelle tape aprs la QPC ?

    La coexistence de la question prjudicielle et du recours direct en Allemagne ....................... 381Thomas Hochmann, Professeur de droit public lUniversit de Reims Champagne-Ardenne

    Chapitre 3. Contrle de constitutionnalit et contrle de conventionnalit des dcisions de justice

    Contrle de constitutionnalit et contrle de conventionnalit des dcisions de justice Quelles distinctions dans les contrles exercs? ..................................................................................... 397Patrick Gaa, Professeur, Aix Marseille Univ, Universit de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, ILF-GERJC, Aix-en-Provence, France

    Contrle de constitutionnalit et contrle de conventionnalit des dcisions de justice Quelles fonctions diffrentes? .............................................................................................................................. 425Emmanuel Piwnica, Avocat au Conseil dtat et la Cour de cassation

    Dbats, sous la prsidence de Madame Nicole Belloubet ....................................................................... 441

    Partie IV. Les conditions dune rforme en France, au regard des expriences trangresTable ronde, sous la prsidence dAndr Roux, Professeur lUniversit dAix-Marseille..................................................................................................................................................................... 445Discussions ............................................................................................................................................................................ 448Olivier Le Bot, Professeur lUniversit dAix-Marseille, Aix-Marseille Univ, Universit de Toulon, Univ. Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, ILF, Aix-en-Provence, France; Michel Fromont, Professeur mrite lUniversit Paris 1 Panthon-Sorbonne ; Marc Verdussen, Professeur lUniversit de Louvain (UCL), Centre de recherche sur ltat et la Constitution (JUR I-CRECO); Julien Bonnet, Professeur lUniversit de Montpellier, CERCOP; Laurence Gay, Charge de recherches CNRS, UMR 7318, DICE, Aix-Marseille Univ, Universit de Toulon, Univ. Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, ILF-GERJC, Aix-en-Provence, France; Yasmine Sylvestre, Docteur en droit public lUniversit des Antilles et de la Guyane, Membre associ de LC2S; Paolo Passaglia, Professeur lUniversit de Pise; coordonnateur scientifique pour le droit compar du Service des tudes de la Cour constitutionnelle de la Rpublique italienne; Alexandre Viala, Professeur lUniversit de Montpellier, Directeur du CERCOP ; Ariane Vidal Naquet, Professeur, Aix Marseille Univ, Universit de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, ILF-GERJC, Aix-en-Provence, France; Xavier Magnon, Professeur lUniversit de Toulouse

    Propos conclusifs ............................................................................................................................................................... 487Marthe Fatin-Rouge Stefanini et Caterina Severino

    Table des matires....................................................................................................................................................... 489

  • la mmoire de nos deux matres Louis Favoreu et Alessandro Pizzorusso,

    leur vision scientifique et leur grande humanit nous accompagnent toujours

  • 11

    Avant-propos

    Sandrine Maljean-Dubois1

    Lintroduction de la question prioritaire de constitutionnalit dans le systme juridique franais

    a reprsent une petite rvolution pour le contrle de constitutionnalit et un indiscutable progrs

    de ltat de droit. Alors que ce mcanisme est dsormais install dans notre paysage juridique, il est

    opportun de continuer rflchir aux voies et moyens damlioration de notre contrle de consti-

    tutionnalit. Ctait la motivation de Marthe Fatin-Rouge Stefanini et Caterina Severino lorsquelles

    ont lanc la recherche collective dont cet ouvrage est le fruit. Partant du constat que labsence de

    contrle de constitutionnalit des dcisions de justice constitue peut-tre lun des angles mortsdu

    contrle de constitutionnalit, nest-ce pas ce qui manquerait notre systme de justice constitu-

    tionnelle pour le parfaire et se rapprocher dun systme intgral de contrle de constitutionnalit?

    sinterroge fort justement Marthe Fatin-Rouge Stefanini dans ses propos introductifs2. Le contrle de

    constitutionnalit des dcisions de justice pourrait-il contribuer largir laccs au Conseil consti-

    tutionnel, et plus largement offrir une meilleure protection des droits et liberts des justiciables?

    Quelles en seraient les modalits pratiques? Quels en seraient les avantages? Quels en seraient

    les risques? Pour rpondre ces diffrentes questions sur un objet de recherche encore fort peu

    dfrich, Marthe Fatin-Rouge Stefanini et Caterina Severino ont su runir les meilleurs spcialistes,

    acadmiques et praticiens, franais et trangers. Lobjectif tait dclairer le sujet dans toute son

    paisseur historique, en sinscrivant aussi largement dans la prospective.

    Il nest, dans ses conditions, pas tonnant que le contrle de constitutionnalit des dcisions

    de justice ait donn lieu des dbats aussi passionns que passionnants lors du colloque organis

    Aix-en-Provence les 23 et 24 juin 2016, colloque dont le lecteur trouvera ci-aprs les actes. Nul doute

    que cet ouvrage fera date dans la rflexion sur cette possible nouvelle tape de notre contrle de

    constitutionnalit. Nous sommes heureux et honors de laccueillir dans la toute nouvelle collection

    de lUMR Droits International, Compar, Europen (UMR DICE 7318, CNRS, Aix-Marseille Universit,

    Universit de Toulon, Universit de Pau et des pays de lAdour). Confluence des droits est en effet

    une collection douvrages entirement numriques et en libre accs, qui est destine publier des

    1 Directrice de recherche au CNRS, Directrice de lUMR DICE (Aix-Marseille Universit, Universit de Toulon, Universit de Pau & des Pays de lAdour, CNRS, DICE, CERIC, Aix-en-Provence, France)2 Voir infra, cet auteur, Propos introductifs. Lide dun contrle de constitutionnalit des dcisions de justice, intrts et questionnements, p.13.

  • 12 Sandrine MALJEAN-DUBOIS

    monographies, thses, actes de colloques et ouvrages collectifs, en franais et en anglais, produits

    au sein et en dehors de DICE. Confluence des droitssintresse des thmatiques montantes ou

    dactualit tels que les nouvelles formes de rgulation, les nouvelles formes de dmocratie ou

    dexpression dmocratique, les changements induits et les nouvelles configurations juridiques et

    institutionnelles en rsultant.La collection accueille lesrecherches conduites la croise des ordres

    juridiques, aussi bien quau carrefour de disciplines diffrentes, juridiques et extra-juridiques. Cest

    dire que cet ouvrage y trouve toute sa place. Il fait suite la parution de Circulations de normes et rseaux dacteurs dans la gouvernance internationale de lenvironnement et prcde celle de La dmocratie connecte: ambition, enjeux, ralits?, ainsi que de La fabrication du droit de lUE dans le contexte du mieuxlgifrer. Autant douvrages au cur de dbats dune grande actualit dans notre socit, que DICE a pleine vocation nourrir.

  • 13

    Propos introductifs Lide dun contrle de constitutionnalit des dcisions

    de justice: intrts et questionnements

    Marthe Fatin-Rouge Stefanini1

    Pourquoi organiser un colloque en 2016, sur le contrle de constitutionnalit des dcisions

    de justice? Pourquoi vouloir se projeter au-del de la rforme introduite par la rvision constitu-

    tionnelle du 23 juillet 2008 qui a t souligne comme un progrs pour ltat de droit franais, en

    particulier pour assurer le respect de la norme fondamentale: la Constitution? Lintroduction de

    la QPC en France prsente, en effet, de nombreux intrts qui ont pu conduire certains auteurs

    parler de rvolution: tout dabord, elle permet progressivement de dmarginaliser la Constitution

    comme norme juridique de contrle; ensuite, elle rapproche celle-ci des justiciables et, comme a pu

    le souligner Ariane Vidal-Naquet lors dune journe dtude rcente2, la QPC a permis de dmo-

    cratiser laccs au Conseil constitutionnel; enfin, et surtout, la QPC permet de remettre en cause

    la constitutionnalit dune loi entre en vigueur dont la non-conformit la Constitution peut se

    rvler bien des annes aprs son adoption, notamment lors de ses applications concrtes.

    Au regard de cette volution, on pourrait considrer que les avances notables en matire de

    contrle de constitutionnalit constituent un progrs considrable et quil nest pas ncessaire de

    songer une nouvelle rforme, dautant que la mise en place de la QPC est encore trs rcente.

    Cest ce qui a dailleurs t peu prs constat dans le rapport prsent par Jean-Jacques Urvoas en

    2013 sur le bilan de trois ans dapplication de la QPC3. lissue de celui-ci, et mme sil soulve un

    certain nombre de critiques quil qualifie toutefois dhtrognes, M. Urvoas souligneque:

    la procdure fonctionne de manire correcte et nappelle pas de rforme de grande ampleur4

    Si ce nest, peut-tre, souligne-t-il encore, quil faudrait renforcer la juridictionnalisation du Conseil

    constitutionnel cest--dire donner celui-ci les vritables moyens de cette rforme5.

    1 Directrice de recherches au CNRS, Directrice-adjointe de lUMR DICE, Aix Marseille Univ, Universit de Toulon, Univ Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, ILF-GERJC, Aix-en-Provence, France.2 Journe dtude du 20 juin 2016 organise par N. Colodrovschi-Danelciuc sur volutions et limites du contrle de constitutionnalit. Regards croiss entre les expriences franaises et Est europennes, Aix-en-Provence.3 Assemble nationale, Rapport dinformation, n 842, 27 mars 2013, 157 p.4 Prcit, Ibidem, p.605 Prcit, Ibidem, p.65.

  • 14 Marthe FATIN-ROUGE STEFANINI

    Cependant, le chercheur a pour habitude de sinterroger constamment et peut-tre pour dfaut

    dtre perptuellement insatisfait. Or, la question prioritaire de constitutionnalit telle quelle a t

    conue en 2010, et telle quelle fonctionne depuis, est le rsultat dun consensus, de compromis

    au sein des institutions ; sil lon sest entendu sur une modernisation, il ntait pas question de

    bouleversement ou de renversement des quilibres institutionnels, notamment entre les juridictions.

    Dun point de vue politique, on peut se satisfaire de ce systme et commander la patience. Dun point

    de vue scientifique, il est naturel de chercher lamliorer, den identifier les failles, les faiblesses,

    tout en soulignant galement les avantages, les forces, les progrs du systme tel quil fonctionne. Il

    est lgitime pour les chercheurs dessayer de voir plus loin, dimaginer des rformes possibles et de

    confronter ces rflexions, qui pourraient, dun premier abord, paratre saugrenues, dautres points

    de vue: ceux dautres chercheurs, ceux de chercheurs trangers qui ont dj peut-tre lexprience

    dun contrle de constitutionnalit des dcisions de justice, ceux des praticiens galement, de

    magistrats, de conseillers des juridictions administratives ou judiciaires, de conseillers ou danciens

    conseillers de la juridiction constitutionnelle. LUniversit, le CNRS, offrent la libert de rflchir et

    les participants ce colloque ont t invits durant ces deux jours saisir cette libert.

    Voir plus loin que ce qui existe actuellement en France, conduit notamment constater quelques

    failles ou angles morts du contrle de constitutionnalit dans notre pays. Labsence de contrle de

    constitutionnalit des dcisions de justice nest-elle pas lun de ces angles morts? Nest-ce pas ce

    qui manquerait notre systme de justice constitutionnelle pour le parfaire et se rapprocher dun

    systme intgral de contrle de constitutionnalit?

    En outre, aprs six ans dapplication de la QPC, lobjectif affich par la rforme telle que pense

    en 2008 a-t-il bien t atteint? Si lun des intrts de la QPC tait de lutter contre la concurrence des

    normes internationales en matire de protection des droits fondamentaux, et en loccurrence celle

    de la Convention europenne des droits de lHomme par rapport la Constitution, lobjectif premier

    de la rforme tait douvrir une nouvelle voie de recours aux justiciables pour assurer la protec-

    tion de leurs droits fondamentaux. Leur permettre daccder au juge constitutionnel, gardien de la

    Constitution et des droits fondamentaux quelle recle. Cependant, aprs six ans de QPC, force est de

    constater que si laccs au prtoire sest dmocratis, il nest pas pour autant devenu populaire.

    Quelles en sont les raisons? Par souci de ne pas engorger le Conseil constitutionnel, tout dabord,

    le filtrage peut paratre svre et, surtout, lapprciation du caractre srieux de la question pose

    nest pas toujours trs comprhensible, en termes de transparence de la motivation, par les justi-

    ciables. Ensuite, malgr le succs de la QPC devant le Conseil constitutionnel et le taux de russite

    important6 la QPC semble dlaisse par le justiciable lambda, le citoyen ordinaire, au profit dasso-ciations, de grandes entreprises, de syndicats, de groupes de pression, dindividus connus et souvent

    fortuns. Dailleurs, ce sont les avocats au Conseil qui dtiennent, de fait et au fil du temps, quasiment

    lexclusivit de laccs au prtoire du Conseil constitutionnel.

    6 Sans compter les dcisions de conformit sous rserve, 23,3 % des QPC qui sont parvenues au Conseil constitutionnel (soit 135 sur les 580QPC renvoyes au 20 juin 2016) ont donn lieu des dclarations de non-conformit totale ou partielle.

  • 15Propos introductifs

    La QPC semble donc peu peu utilise principalement par ceux qui en ont les moyens, ceux qui

    sont en mesure de la faire prosprer, au dtriment de ceux qui y voient peut-tre une perte de temps

    et dargent.

    Toutefois, la QPC, telle quelle a t conue, avait-elle vraiment pour objectif dtre populaire

    au sens de proche du peuple, proche du citoyen dans sa vie ordinaire? Aprs tout, si la mise en cause

    de la loi sest banalise, son abrogation ne semble pas avoir vocation devenir une opration banale

    dans le systme franais.

    Quoi quil en soit, si lon rflchit en termes daccs largi des citoyens au Conseil constitu-

    tionnel, le contrle de constitutionnalit des dcisions de justice pourrait constituer une solution.

    Toutefois, son tour, cette proposition donne lieu une srie de questionsintrinsquement lies:

    quentend-on par dcision de justice? Pourquoi ce contrle? Par qui serait-il exerc? Comment

    serait-il exerc? Quels seraient les risques dun tel contrle?

    Tout dabord, quentend-on par dcision de justice?

    Dans le Vocabulaire juridique de Cornu, la dcision de justice est dfinie comme un terme juridique englobant tout jugement quel que soit son auteur (arbitre, tribunal de premire instance,

    Cour dappel, Cour de cassation), son objet (contentieuse ou gracieuse). Dans un sens encore plus

    large, cela englobe mme les dcisions dordre administratif (et non juridictionnel) manant dun

    juge: les mesures dadministration de la justice. La question se pose alors de savoir sil est pertinent,

    pour notre rflexion, de retenir un sens si large. Quen est-il dailleurs ltrangerdans les systmes

    qui ont opt pour le contrle de constitutionnalit des dcisions de justice?

    Ensuite, pourquoi ce contrle?

    Un tel contrle nexiste-t-il pas dj dans le jeu normal de lappel et de la cassation? Un tribunal

    qui naurait pas t impartial, qui naurait pas respect les droits de la dfense, ou encore un tribunal

    qui ne respecterait pas lautorit de chose juge attache une dcision du Conseil constitutionnel,

    qui nappliquerait pas une rserve dinterprtation ou qui interprterait la norme applicable de faon

    inconstitutionnelle, pourrait tre sanctionn par la juridiction suprieure par la voie de lappel ou de

    la cassation. Finalement, il ny aurait plus que les dcisions des juridictions suprmes qui pourraient

    tre concernes par cette rforme, car elles sont insusceptibles de recours en ltat actuel du droit.

    La question de limportance quantitative de ce type de recours mrite galement dtre pose.

    Sur ce point, les expriences trangres sont susceptibles de fournir des lments dapprciation

    importants puisquelles peuvent nous clairer sur les rapports existants entre le recours direct contre

    les dcisions de justice et les recours par voie incidente. En Allemagne et en Espagne, par exemple,

    recours direct et question de constitutionnalit coexistent. Cependant, le recours direct est quantita-

    tivement beaucoup plus important et concerne majoritairement les dcisions de justice, justement.

    En ce sens, on peut se demander si lexistence de la QPC en France ne conduit pas exclure la mise

    en place dun recours direct contre les dcisions de justice. Ds lors, quelles sont dans les autres pays

  • 16 Marthe FATIN-ROUGE STEFANINI

    et quelles pourraient tre en France, les conditions de recevabilit? Que pensent les comparatistes

    de cette coexistence entre les deux types de procdure?

    Une autre question invitable concerne le juge susceptible dexercer ce contrle : par qui

    concrtement ce contrle serait-il exerc?

    On pense bien videmment au Conseil constitutionnel, mais dans cette hypothse, ne devien-

    drait-il pas inluctablede le rformer? Son rle et sa place au sein des institutions ne changeraient-ils

    pas de manire rvolutionnaire?

    Comment, exercer ce contrle? Par quelle procdure?

    Sur ce point, plusieurs rponses peuvent tre imagines: un recours direct, si lon ne veut pas

    trop bouleverser le systme existant; la mise en place dun systme clairement diffus, si le boulever-

    sement est act; ou mme une voie intermdiaire qui pourrait sinspirer, par exemple, du systme

    portugais.

    Quel serait, enfin, lobjet du contrle?

    La dcision de justice serait lobjet du contrle, certes, mais lintrieur de celle-ci que viserait

    ce contrle, prcisment? La motivation ou la dcision (le dispositif) en lui-mme? Lapprciation

    en droit peut-tre plus que lapprciation des faits? Peut-on parler dune apprciation de la norme

    juridictionnelle? Et quels seraient, au final, les effetsde la dcision rendue: un effet sur le procs

    ou un effet au-del du procs?

    Toutes ces questions et bien dautres ont t abordes tout au long de ce colloque travers

    diverses interventions qui ont permis de nourrir notre rflexion.

    Il nous a sembl opportun de nous interroger tout dabord sur ce qui a pu exister et sur ce qui

    existe lheure actuelle, concernant le contrle des dcisions de justice, la fois travers les juridic-

    tions franaises et trangres, dans le cadre dun contrle diffus dune part (I), et concentr dautre

    part (II). Ces diverses expriences ont permis dapporter des indications essentielles sur les ralits

    dun tel contrle.

    La troisime partie du colloque est consacre lanalyse de la coexistence des divers types de

    contrle prsents actuellement en France et ltranger, afin de dceler les carences, les limites ou

    les mcanismes vertueux qui rendraient une telle rforme ncessaire ou pas (III).

    Enfin, au regard de tous ces lments, et pour aller plus loin, une table ronde a t organise

    propos de lintrt et des conditions dune rforme en France pour introduire ce type de contrle de

    constitutionnalit (IV).

    Pour terminer, Caterina Severino et moi-mme souhaitons ddier ce colloque deux grands

    matres du droit constitutionnel: Louis Favoreu, dont la chaire dans le cadre de laquelle ce colloque a t

  • 17Propos introductifs

    organis porte le nom, et Alessandro Pizzorusso, galement grand professeur de droit constitutionnel

    et grand comparatiste italien. Tous deux nous ont savamment conduites nous intresser la justice

    constitutionnelle et nous tenions leur rendre hommage. En 2001, Louis Favoreu stait clairement

    prononc contre lintroduction dun recours direct en France qui permettrait aux justiciables de

    contester directement une loi devant le Conseil constitutionnel7. Il soulignait la mconnaissance,

    souvent source de confusions, des recours directs trangers lesquels concernent principalement

    des actes juridictionnels. Nul doute quAlessandro Pizzorusso et lui-mme, en fins comparatistes,

    auraient apprci de dbattre avec passion du thme propos dans le cadre de ce colloque.

    7 L. Favoreu, Sur lintroduction hypothtique du recours individuel direct devant le Conseil constitutionnel , Cahiers du Conseil constitutionnel, n 10, 2001, accessible en ligne sur le site du Conseil constitutionnel.

  • Partie I

    Le contrle de constitutionnalit des dcisions de justice par les Cours suprmes

  • 21

    Mme avant linstauration de la QPC, la Constitution ntait pas trangre aux Cours suprmes

    de lordre administratif et de lordre judiciaire en France. Comme le rappelle Jean-Louis Mestre, il

    sen est fallu de peu quun systme diffus de contrle de constitutionnalit des lois stablisse. Et

    mme lorsque quil fut acquis que les juridictions administratives et judiciaires ne pouvaient pas

    carter une loi contraire la Constitution, la Constitution est reste une norme de rfrence, non

    seulement pour le contrle de dispositions ayant un rang infra-lgislatif, mais aussi lorsquil sagis-

    sait, dans le cadre de la cassation, de vrifier que les juridictions infrieures avaient bien interprt

    le texte constitutionnel. La norme constitutionnelle est une norme qui, plus globalement, fait partie

    du contrle de lgalit. De ce fait, le contrle de la constitutionnalit des dcisions de justice, exerc

    dans le cadre de lappel ou de la cassation, est apparu comme traditionnel, encore quen pratique la

    norme constitutionnelle soit rarement sollicite.

    De mme, dans des systmes diffus de justice constitutionnelle, tels que le systme des tats-Unis,

    celui du Canada ou encore celui de la Suisse, les juridictions suprieures contrlent naturellement

    la bonne interprtation du droit par les juridictions infrieures et, lors de cette vrification, la norme

    constitutionnelle apparat comme une norme de rfrence parmi dautres.

    Dans les deux cas, le contrle de constitutionnalit opr sur les dcisions de justice, et leur

    correcte interprtation ou application du droit, nest pas remarquable en ce sens quil se fond

    dans une opration plus vaste dont lobjectif nest pas seulement le respect de la Constitution, mais,

    plus globalement, le respect et la bonne interprtation de la rgle de droit.

    MFRS et CS

  • 23

    Prsidence de Monsieur Guy Canivet, Ancien Membre du Conseil constitutionnel, Ancien Premier Prsident de la Cour de cassation

    Guy Canivet remercie Madame Fatin-Rouge Stefanini et Madame Severino de leur invitation. Il

    ajoute que sa prsence aux cts de Madame Nicole Belloubet, tmoigne de la volont dassocier le

    pass et le prsent du Conseil constitutionnel la rflexion propose sur la question prioritaire de

    constitutionnalit.

    Sur le fond du dbat, M. Canivet remarque que dans les reprsentations mdiatiques dont il est

    lobjet, le Conseil constitutionnel reflte essentiellement deux images contrastes : lune du pass

    de linstitution et de ses acquis, lautre de son devenir, double vision qui est sous-jacente dans diff-

    rentes communications et qui est parfaitement expose par lintroduction de Madame Fatin-Rouge

    Stefanini. Plus que toute autre institution le Conseil constitutionnel est encore en devenir.

    Il ajoute que lorsquil sest agi dintroduire en France un contrle de constitutionnalit de la

    loi promulgue, la principale question rsoudre tait linsertion du juge ordinaire, judiciaire

    ou administratif, dans lorganisation du recours. Pour des raisons politiques que Madame Fatin-

    Rouge Stefanini a clairement analyses, la Constitution puis la loi organique ont vit de remettre

    en cause lautonomie de ces deux ordres juridictionnels. Le choix a donc t un mcanisme de

    renvoi au Conseil constitutionnel, linitiative de leurs juridictions suprieures respectives, sans

    la moindre articulation organique entre, le Conseil constitutionnel dune part, et le Conseil dtat

    et la Cour de cassation de lautre. Les consquences qui en rsultent quant aux relations originales

    et compliques quentretiennent ces trois juridictions sont intressantes examiner. Cest lun des

    objectifs de ce colloque.

    Guy Canivet rappelle que selon le programme tabli, la problmatique du contrle de

    constitutionnalit sera aborde deux points de vue, lun dit traditionnel, comme cest le cas

    en France, lautre dit, naturel, en vigueur dans les systmes diffus. Le premier aspect sera trait

    successivement par MM. Jean-Louis Mestre, Didier Ribes et Laurent Domingo.

    Jean-Louis Mestre est Professeur de lUniversit dAix-Marseille. Ses crits inspirent beaucoup

    le Conseil constitutionnel dont il situe le rle dans une perspective historique.

  • Chapitre 1

    Un contrle traditionnel pour les cours suprmes en France

  • 27

    Le contrle par la Cour de cassation et le Conseil dtat: perspectives historiques

    Jean-Louis Mestre1

    Ce contrle a t opr ds lorigine, ce qui justifie quil ait t qualifi par les deux respon-

    sables scientifiques du colloque de contrle traditionnel. Ds le 1eroctobre 1791, le Tribunal de

    cassation a annul deux dcisions de justice quil a juges contraires des dispositions de la loi

    constitutionnelle de ltat que lAssemble Nationale Constituante venait dadopter le 3septembre

    et Louis XVI daccepter le 14.

    Demble, donc, le Tribunal de cassation, qui comprenait plusieurs anciens membres de cette

    Assemble, a considr que le contrle du respect de la lgalit par les juges, contrle qui lui avait

    t dvolu par la loi des 27novembre 1erdcembre 1790 et par les articles19, 20 et27 du chapitre

    de la Constitution consacr au pouvoir judiciaire le cinquime du titreIII incluait le contrle du

    respect des dispositions de la Constitution, la fidlit desquels juges lAssemble avait remis le

    dpt de son uvre fondamentale et qui juraient prcisment, lorsquils entraient en fonction,

    de maintenir de tout leur pouvoir la Constitution du Royaume2.

    Les deux jugements du 1eroctobre 1791 ont t rendus dans des conditions diffrentes, quil

    convient de relever. Dans la premire affaire, le Tribunal a t saisi par des justiciables mcontents

    dun arrt rendu par la cour des aides de Paris, juridiction traditionnellement comptente en matire

    de fiscalit indirecte. La cour des aides avait refus de connatre dun appel quils avaient interjet

    devant elle et ordonn que les parties se retirent par-devant le roi pour leur tre fait droit. Le

    pourvoi fit valoir que la cour avait ouvertement viol larticle 1er du chapitreV (du titreIII) de la

    loi constitutionnelle de ltat, qui porte que le pouvoir judiciaire ne pourra, en aucun cas, tre exerc

    par le corps lgislatif ni par le roi. Le moyen est admis par le Tribunal de cassation, qui annule

    larrt de la ci-devant cour des aides de Paris et ensemble tout ce qui sen est ensuivi3.

    1 Professeur mrite de lUniversit dAix-Marseille.2 J.-L. Halprin, La Constitution de 1791 applique par les Tribunaux, 1791. La premire Constitution franaise (dir. J. Bart, J.-J. Clre, C. Courvoisier, M. Verpeaux), Paris, Economica, 1993, p.369-381; J.-L. Mestre, propos de lapplication de la constitution de 1791 par le Tribunal de cassation, tudes sur lancienne France offertes en hommage Michel Antoine, Paris, Champion, 2003, p.243-252. Le serment des juges tait impos par larticle 3 du titre VII de la loi des 16-24 aot 1790.3 Archives Nationales (A.N.), AD/V/4/8.

  • 28 Jean-Louis MESTRE

    De la seconde affaire, le Tribunal de cassation a t saisi sur dnonciation du ministre de la

    Justice. En vertu de larticle 27 du chapitre de la Constitution consacr au pouvoir judiciaire, ce

    ministre pouvait demander au Tribunal de cassation, par lintermdiaire du commissaire du roi prs

    celui-ci, dannuler les actes par lesquels les juges auraient excd les bornes de leurs pouvoirs.

    En la circonstance, le tribunal du district de Semur-en-Auxois avait rendu un jugement ordonnant

    que le commissaire du roi prs lui-mme sabstienne de paratre aux audiences pendant un mois

    et soit remplac par un juge! Au nom du ministre, ce jugement est dnonc comme abusif et, sans

    prcision, comme une violation vidente de la loi. Ce Tribunal de cassation lannule comme

    contraire larticle 2 du chapitreV (du titreIII) de la loi constitutionnelle de ltat, qui porte que la

    suspension ne pourra avoir lieu que pour une accusation admise4.

    Lapplication de cet article nallait cependant pas de soi, car cette disposition ne mentionnait que

    les juges lus par le peuple. Or, les commissaires du roi taient des agents du pouvoir excutif, selon

    larticle 1 du titreVIII de la loi des 16-24 aot 1790. Ils taient nomms vie par le roi, et non lus

    temps par les citoyens actifs. Cest vraisemblablement ce problme qui a d conduire la runion des

    deux sections du Tribunal en audience gnrale. Linterprtation extensive de la disposition constitu-

    tionnelle a t sans doute adopte pour viter que des juges ne puissent paralyser laction du ministre

    public, alors que commenaient fonctionner les nouvelles institutions judiciaires. Mais cela confir-

    mait que linterprtation de la Constitution pouvait poser un problme comme celle des lois, laquelle

    devait aboutir in fine ladoption dun dcret dclaratoire de la loi par le Corps lgislatif.

    partir du 24novembre 1791, le Tribunal de cassation emploie lexpression Acte constitu-

    tionnel la place de celle de Loi constitutionnelle. Peut-tre parce que ses membres lestimaient

    plus solennelle, plus valorisante.

    Est-ce quon trouve lpoque la formule contrle de constitutionnalit? Pas ma connais-

    sance. Mais ladjectif inconstitutionnel et ladverbe inconstitutionnellement existaient dj5. Ils

    avaient mme t souvent utiliss avant que les tats Gnraux ne srigent en Assemble Nationale

    Constituante. On les rencontre dans des rquisitoires des commissaires du roi, rquisitoires repro-

    duits dans les jugements du Tribunal de cassation. Le premier exemple date du 9dcembre 1791: Le

    ministre de la Justice a fait passer toutes les pices au commissaire du roi, qui aprs un mr examen,

    a trouv que la conduite du tribunal de Bergerac tait inconstitutionnelle, et que ses jugements et ses

    dlibrations doivent tre dfrs au Tribunal de cassation6.

    Le plus dvelopp de ces rquisitoires mane dun futur ministre de la Justice, Abrial, dans une

    affaire juge le 3mai1792, qui posait le problme du pouvoir des juges vis--vis dactes adminis-

    tratifs attaqus pour violation de la Constitution: Quand bien mme larrt de la municipalit

    de Sgur du 19janvier 1792 et celui du 26 eussent t inconstitutionnels, il suffisait quils fussent

    4 AN, AD/V/4/9.5 A. Vergne, La notion de constitution daprs les Cours et Assembles la fin de lAncien Rgime (1750-1789), Paris, De Boccard, 2006, p.12-13, 427-434.6 A.N., AD/V/4/22.

  • 29Le contrle par la cour de cassation et le Conseil dtat : perspectives historiques

    mans des officiers municipaux, comme municipaux, pour que la connaissance et la rformation

    nen appartinssent quaux corps administratifs. En lespce, le tribunal du district dUzerches avait

    cass comme inconstitutionnel le premier de ces arrts. Le rquisitoire dAbrial a t suivi par

    les deux sections runies du Tribunal de cassation: il a annul les dcisions du tribunal dUzerches,

    comme contraires larticle 3 du chapitreV du titreIII de lActe constitutionnel, qui dfendait aux

    tribunaux dentreprendre sur les fonctions administratives. Le jugement du Tribunal de cassation

    va dans le sens de la dcision du Conseil constitutionnel du 23janvier 19877. Il correspondait la

    position de la Constituante, qui avait confi aux autorits administratives dpartementales, le 12aot

    1790, le soin dannuler les actes inconstitutionnels des corps municipaux. Chef de ladminis-

    tration gnrale du Royaume, Louis XVI a annul, aprs dlibration du Conseil dtat cr par la

    loi des 27avril 25mai 1791 et compos des ministres, des actes dadministrations dpartementales

    contraires la Constitution ainsi qu des lois8.

    On voit bien que lopration intellectuelle consistant dterminer si une dcision judiciaire

    ou administrative tait ou non contraire la Constitution apparaissait comme ncessaire au bon

    fonctionnement de ltat. Thouret, qui avait jou un rle si important la Constituante lorsquelle

    avait adopt la loi des 16-24 aot 1790 sur lorganisation judiciaire, a mme crit, dans un rapport

    quil a rdig au sein du Tribunal de cassation dont il tait devenu membre, que ctait pour

    veiller au maintien dune des plus importantes parties de la Constitution la distinction faite

    entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir excutif que la suprme rvision de tous les actes des

    tribunaux avait t dlgue ce tribunal suprme 9. Celui-ci sestimait donc pleinement dans son

    rle quand il examinait si les dcisions de justice qui lui taient soumises taient ou non contraires

    la Constitution, luvre rgnratrice de la France, dont le succs apparaissait incertain dans

    des conditions socio-politiques trs tendues.

    Son examen des inconstitutionnalits contenues dans les jugements, le Tribunal de cassation

    a continu de lexercer aprs labolition de la royaut et ltablissement de la Rpublique par la

    Convention. Ses membres, attachs luvre de la Constituante au sein de laquelle plusieurs, dont

    Thouret devenu son prsident, avaient sig, devaient craindre les risques de labandon de dispo-

    sitions qui leur paraissaient indispensables pour assurer la sparation du pouvoir judiciaire davec

    les pouvoirs lgislatif et excutif, et pour maintenir des garanties procdurales en matire pnale.

    Simplement, aprs lexcution de Louis XVI, lexpression Acte constitutionnel est presque toujours

    remplace par celle de loi du 14septembre 1791. Le Tribunal de cassation prsentait ainsi habi-

    lement les dispositions de la ci-devant loi constitutionnelle quil voulait sauver de la caducit,

    comme de simples dispositions lgislatives restes en vigueur.

    7 J.-L. Mestre, Le Tribunal de cassation et linconstitutionnalit des actes administratifs, RFDA 2011, p.117-123 et 842.8 S. Sgala, Le Conseil dtat de 1791 et lannulation dactes administratifs pour illgalit et inconstitutionnalit, RRJ, 1993, p.551-564; Lactivit des autorits administratives dpartementales des Bouches-du-Rhne de 1790 1792, PUAM, 1997, p.82-95 (pour des exemples dannulations de dlibrations municipales inconstitutionnelles par les autorits administratives dpartementales, p.131, 161, 299).9 Ce rapport est insr dans un jugement du 22 mars 1792, qui casse un jugement du tribunal du district dHennebon comme contraire larticle 18 du titre V de la loi des 16-24 aot 1790 et larticle 3 du chapitre V du titre III de lacte constitutionnel, pour tre intervenu sur des objets dadministration (A.N., AD/V/4/55).

  • 30 Jean-Louis MESTRE

    La Constitution de lan III (1795), celle du Directoire, a confi nouveau au Tribunal de cassation

    la fonction dannuler les jugements entachs dune violation des formes procdurales, dune contra-

    vention expresse la loi ou dun excs de pouvoir 10.

    Il a continu dinvalider les jugements violant la Constitution. Plus de 120 dcisions de cassation

    sont reproduites au Journal du Palais. Ce chiffre trs lev sexplique par le grand nombre et la minutie des dispositions du titreVIII de cette nouvelle Constitution, consacr au Pouvoir judiciaire.

    Aprs la tragique priode de la Terreur, les Thermidoriens avaient insr dans le nouveau texte

    constitutionnel des dispositions trs prcises afin de protger les personnes suspectes de crimes ou

    de dlits. Le Tribunal de cassation veilla leur respect, comme celui des dispositions lgislatives

    subsquentes11. Il a sanctionn aussi des jugements pour violation de la Dclaration des droits et des

    devoirs de lhomme et du citoyen qui prcdait la Constitution elle-mme12.

    La Constitution de lan III a t vite remplace par celle du 22 frimaire anVIII (13dcembre 1799),

    celle du Consulat. Modifie par des Snatus-Consultes, elle devient celle de lEmpire. Le Tribunal

    de cassation profite des changements terminologiques: il est rig en Cour de cassation en 1804.

    Celle-ci maintient la position adopte en 1791: elle applique les nouveaux textes constitutionnels,

    qui sont cependant beaucoup moins dvelopps en matire judiciaire.

    Cest lpoque napolonienne que sont rorganises les juridictions civiles et pnales, quont

    t crs le Conseil dtat (par la Constitution de lan VIII) et les conseils de prfecture. Cest dans ce

    nouveau cadre institutionnel, qui va persister, quil convient danalyser les modalits des contrles

    de constitutionnalit des dcisions de justice quont oprs la Cour de cassation et le Conseil dtat.

    La Cour de cassation est amene procder un tel contrle loccasion daffaires pnales ou

    civiles, lorsquelle connat de certaines dcisions des juges de paix, de certains jugements de tribunaux

    correctionnels, darrts de Cours dappel, de Cours criminelles spciales, de Cours dassises ou de

    jugements de Conseils de guerre. Elle peut-tre conduite procder un tel contrle lgard de

    nimporte quelle dcision elle dnonce par le ministre public dans lintrt de la loi, notamment

    comme entache dun excs de pouvoir. Le Conseil dtat, de son ct, peut annuler pour incons-

    titutionnalit des arrts contentieux dun conseil de prfecture et des dcisions rendues par des

    juridictions judiciaires en cas de conflit dattribution, et ce, jusquaux deux crations successives du

    Tribunal des conflits 13.

    La diversit des affaires loccasion desquelles a t formul le grief dinconstitutionnalit,

    conduit analyser plusieurs situations.

    10 Articles 255, 262 et 263.11 C. Saphore, La Constitution dans la jurisprudence criminelle de la Cour de cassation (1791-1810), Politeia, n5, 2004, p.199-229.12 J. Ferrand, Aux confins du politique et du juridique ou du bon usage des Dclarations de droits par les corps administratifs et judiciaires de la Rvolution, www.cliothemis.com.13 J.-L. M., Les contrles de constitutionnalit exercs par les juridictions franaises entre 1791 et 1914, Confrences Vincent Wright (Comit dhistoire du Conseil dtat et de la juridiction administrative), vol.2, Paris, La Documentation franaise, 2015, p.87-102.

  • 31Le contrle par la cour de cassation et le Conseil dtat : perspectives historiques

    I. La premire est la plus nette: la Cour de cassation ou le Conseil dtat contrle si la dcision

    de justice conteste a viol directement une disposition de la Constitution en vigueur applicable en

    lespce. Cet examen conduit soit valider la dcision conteste, soit lannuler. Je ne retiens ici que

    cette seconde possibilit. Lannulation peut provenir de deux causes.

    En premier lieu, lauteur de la dcision conteste a donn au litige une solution purement et sim-

    plement oppose la disposition constitutionnelle applicable la solution de lespce. Par exemple,

    en 1813, un conseil de prfecture ordonne la restitution son ancienne propritaire dun bien qui

    avait t vendu, comme bien national, un adjudicataire. La dcision est annule par le Conseil

    dtat parce que les actes constitutionnels garantissent linviolabilit des adjudications (de biens

    nationaux) rgulirement consommes14.

    Dans dautres cas, les plus nombreux, la dcision est annule parce quelle est considre comme

    ayant mal appliqu la disposition constitutionnelle invoque par lune des parties ou par le ministre

    public. Je prends lexemple de larticle 75 de la Constitution de lan VIII qui a tabli la garantie des

    fonctionnaires, quon qualifiait alors de garantie constitutionnelle: Les agents du gouverne-

    ment, autres que les ministres, ne peuvent tre poursuivis pour des faits relatifs leurs fonctions

    quen vertu dune dcision du Conseil dtat : en ce cas, la poursuite a lieu devant les tribunaux

    ordinaires. Certaines dcisions sont casses parce quelles ont fait bnficier de cet article75 des

    personnes auxquelles elles nauraient pas d reconnatre la qualit dagent du gouvernement ou,

    linverse, parce quelles nont pas fait profiter de cet article de vritables agents du gouvernement.

    Ou bien, parce quelles ont mal apprci si les faits pour lesquels lagent du gouvernement tait

    mis en cause se rattachait ou non lexercice de ses fonctions. Dans tous ces cas, est sanctionne la

    violation de larticle 75, que les juges ont mal appliqu. Ils en ont fait une fausse application, mais

    cette expression est moins frquente que le mot violation15.

    On peut citer aussi, pour donner un autre exemple, un arrt de la chambre criminelle de la

    Cour de cassation en date du 18janvier 1827. Cet arrt a cass, pour violation de larticle 64 de

    la Charte constitutionnelle de 1814, un arrt de la Cour dassises de la Seine-et-Oise qui avait

    ordonn le huis clos sans dclarer que la publicit de ces dbats serait dangereuse pour lordre et

    les murs16.

    II. La seconde situation na pas t aussi fconde en annulation que la premire. Cest celle du

    contrle ou de labsence de contrle, par le juge infrieur, de la constitutionnalit initiale dun texte

    antrieur la Constitution en vigueur.

    14 18 janvier 1813, Bruyninckx, Roche et Lebon, VI, p.403. Il sagit des Constitutions lan VIII (article 94) et de lan III (article 374).15 J.-L. M., Les juridictions judiciaires franaises et la garantie des fonctionnaires, RRJ, 1990, p.77-92; La garanties des fonctionnaires, Libert, libraux et Constitutions (dir. J.-P. Clment, L. Jaume, M. Verpeaux), Paris, Economica, et Aix, PUAM, 1997, p.77-96. Sur la problmatique de la violation de la Constitution: L. Fontaine, La violation de la Constitution: autopsie dun crime qui na jamais t commis, RDP, 2014, p.1617-1638.16 D. 1827.1.374. Larticle 64 disposait: Les dbats seront publics en matire criminelle, moins que cette publicit ne soit dangereuse pour lordre et les murs; et, dans ce cas, le tribunal le dclare par un jugement.

  • 32 Jean-Louis MESTRE

    Le problme sest dabord pos propos de dcrets quavait pris Napolon sans respecter la

    Constitution de lan VIII, en empitant sur le domaine du lgislateur, notamment en crant des

    infractions pnales. Deux cas se sont prsents.

    Dans le premier cas, le dcret imprial na pas t appliqu par les juges infrieurs, qui lont

    estim entach dune inconstitutionnalit ab initio. Mais la Cour de cassation considre que si le dcret a t appliqu ds son origine comme une loi, sans opposition des pouvoirs qui avaient le

    droit de juger sil renfermait une usurpation de lautorit lgislative, cest--dire sans annulation

    par le Snat conservateur de la Constitution de lan VIII, les juges ne doivent pas prendre en compte

    linconstitutionnalit initiale dudit dcret17.

    Dans le second cas, le dcret imprial a t appliqu, les juges nayant pas retenu le grief din-

    constitutionnalit ab initio. Mais cest alors cette application que dnonce le pourvoi en cassation. Le demandeur avance comme moyen la violation de larticle 25 de la Constitution de lan VIII,

    qui ne permettait de promulguer les lois nouvelles quaprs la communication du projet gouverne-

    mental au Tribunat et son adoption par le Corps lgislatif. La Cour de cassation rpond que le dcret

    imprial contest a t publi et excut comme loi de ltat18.

    Cette jurisprudence, qui donnait force de loi des dcrets impriaux que lon appelait couram-

    ment dcrets impriaux inconstitutionnels, visait, selon des magistrats de la Cour de cassation

    elle-mme, prserver la stabilit intrieure de ltat, qui risquait dtre affecte par le vide juridique

    quentranerait la sanction de linconstitutionnalit initiale de nombreux dcrets impriaux. Elle

    prtait le flanc aux critiques, notamment celles de Dupin an, devenu procureur gnral prs la

    Cour de cassation aprs la Rvolution de 1830. Ces critiques restrent cependant vaines19.

    Largument tir de linaction de lorgane charg de veiller au respect de la Constitution ntait

    videmment pas transposable lorsqutait mise en cause, aprs la Rvolution de 1830 et lentre

    en vigueur de la nouvelle Charte constitutionnelle, la constitutionnalit initiale dune ordonnance

    royale manant de Louis XVIII ou de Charles X. Dans un arrt du 8janvier 1834, la Cour de Nmes,

    chambres runies, affirme quune ordonnance du 27 fvrier 1822 a t rendue hors des limites

    du pouvoir excutif fixes par la Charte de 1814. Elle le fait aprs avoir solennellement dclar

    que toutes les fois que lapplication dune ordonnance royale est demande aux tribunaux, il est

    de leur devoir dexaminer sa constitutionnalit; que ce devoir ne cesse pas pour eux, parce quils

    auraient dj ordonn lexcution dun pareil acte en dautres circonstances o sa lgalit naurait

    17 Ch. crim., 27 mai 1819, S. 1819.1.347 (Voir C. Durand, Les dcrets-lois napoloniens devant la jurisprudence de la Restauration, tudes offertes Jean Macqueron, Aix, PUAM, 1970, p.269-277).18 Ch. Crim., 1er septembre 1831, S. 1831.1.353. En labsence dune publication au Bulletin des lois et dcrets, le dcret ne se voyait pas reconnatre force lgislative (Cass. crim., 13 juillet 1855, D.1855.1.360).19 J.-L. M., La Cour de cassation et le contrle de la constitutionnalit. Donnes historiques, La Cour de cassation et la Constitution de la Rpublique, Aix, PUAM, 1995, p. 40-43. Un arrt des chambres runies du 13 mars 1832 admit toutefois lexamen de la validit des dcrets pris par limpratrice Marie-Louise pendant sa rgence. Il dnia toute valeur celui qui avait apport un ajout au Code de commerce, ce qui excdait videmment les bornes du pouvoir excutif (S. 1832.1.293). Voir aussi G. Bigot, Lautorit judiciaire et le contentieux de ladministration. Vicissitudes dune ambition. 1800-1872, Paris, LGDI, 1999, p.209-216. Le Conseil dtat admit aussi lassimilation des dcrets impriaux inconstitutionnels des lois (par exemple, 6 mai 1858, Giral, R., p.354).

  • 33Le contrle par la cour de cassation et le Conseil dtat : perspectives historiques

    pas t mise en question20. Saisie dun pourvoi, la Cour de cassation, chambres runies galement,

    affirme au contraire que cette ordonnance a t constitutionnellement rendue21. Mais elle laisse

    entendre que, dans le cas contraire, elle naurait pas t applicable. Le 28mai 1842, la chambre cri-

    minelle rejette le pourvoi introduit lencontre dun arrt de la Cour de Caen, qui avait jug quune

    ordonnance du 14aot 1816 tait impuissante par elle-mme pour crer des peines22. Un an plus

    tard, elle confirme cette position: Les ordonnances royales nont pu, depuis la promulgation de la

    Charte (de 1814) ni rien ajouter aux lois pnales, ni rien en retrancher23.

    Le contrle de la constitutionnalit ab initio de dispositions rglementaires antconstitution-nelles fut tendu des ordonnances royales dautres textes manant de titulaires du pouvoir rgle-

    mentaire, notamment aux arrts des gouverneurs de colonies. Lexemple le plus remarquable en est

    fourni par le contentieux relatif des droits sur les tabacs imports la Runion. Trois arrts des

    17 juillet, 13 et 28 dcembre 1850 ont t pris sur la base dun dcret du gouvernement provisoire

    de la Rpublique datant du 27 avril 1848, qui avait attribu diverses comptences au gouverneur de

    lle. Un ngociant, Lacaussade, refusa de payer les sommes qui lui taient demandes en excipant

    de lillgalit et de linconstitutionnalit de ces arrts. Il fit valoir que ceux-ci avaient tabli des

    droits de douane, mme si lexpression octroi de mer avait t employe, alors que le dcret de

    1848 navait pas transfr au gouverneur le pouvoir de crer des taxes douanires, pouvoir quavait

    rserv au lgislateur mtropolitain larticle 2 de la loi du 24 avril 1833 sur lorganisation des colonies,

    loi parfois considre comme ayant dot les colonies dune constitution. Aprs maintes pripties, la

    chambre civile de la Cour de cassation jugea, le 11 mars 1885, que larrt du 13 dcembre 1850 tait

    entache dillgalit et dinconstitutionnalit et cassa larrt faisant lobjet du pourvoi au chef

    qui a dclar lgal et constitutionnel larrt susnonc24.

    Le Conseil dtat, qui avait reconnu, dans laffaire Lacaussade, la comptence de la juridiction judiciaire pour apprcier la validit des arrts de 1850, sagissant de contributions indirectes25, a

    examin parfois, lui aussi, la question de la constitutionnalit ab initio dune disposition antcon-stitutionnelle. Il le fit le 2 dcembre 1853 propos de la loi du 17 juillet 1819 sur les servitudes mili-

    taires: il vrifia quelle avait t vote par les chambres lgislatives, promulgue et publie suivant

    les formes constitutionnelles, celles de la Restauration26. Il le fit le 5 juin 1874, en vrifiant que le

    20 S. 1834.2.153.21 8 avril 1837, S. 1837.1.281 et chambre civile, 13 mai 1840. S. 1840.1.536.22 S. 1842.1.855.23 24 mai 1843, S. 1843.1.860. De faon gnrale, sur la question: J.-L. M., Les juridictions judiciaires et linconstitutionnalit des ordonnances royales de la Restauration au Second Empire, RFDC, 1993, p.451-461; Linconstitutionnalit des actes rglementaires de 1841 1851, Administration et droit (dir. F. Burdeau), Paris, LGDJ, 1996, p.123-133; La Cour de cassation, op.cit., p.44-47; G. Bigot, op.cit., p.176-190, 202-209. Il tait toutefois admis quune ordonnance puisse modifier ou abroger une disposition considre, de par son contenu, comme rglementaire, alors mme quelle figurait dans un texte formellement lgislatif ou dans un dcret imprial auquel on reconnaissait force de loi (J.-L. M., De lancien sur larticle 37, alina 2, de la Constitution, RFDA, 2001, p.301-318; Encore de lancien sur larticle 37, alina 2, de la Constitution de 1958, Droit, politique et littrature. Mlanges en lhonneur du Professeur Yves Guchet, Bruxelles, Bruylant, 2008, p.123-135.24 S. 1885.1.425; D. 1885.1.105. Le procureur gnral Baudouin et le conseiller Ruben de Couder, qui annota cet arrt de la chambre civile la fois au Sirey et au Recueil priodique des Pandectes Franaises (1886.5), dont il tait le fondateur, ont pris position, linverse, en faveur de la constitutionnalit de larrt incrimin. De faon gnrale, Jrmy Boutier a soutenu une thse rvlatrice sur La question de lassimilation politico-juridique de lle de la Runion la Mtropole (1815-1906), Aix-Marseille, 2015.25 C.E., 4 septembre 1856, La Caussade (sic), R. 1856, p.562; D.1857.3.30.26 Veuve Massois, R.1853, p.1012; D. 1854.5.568 (o larrt est dat par inadvertance du 2 dcembre 1854).

  • 34 Jean-Louis MESTRE

    dcret du 8 aot 1870, qui avait dclar le dpartement du Rhne en tat de sige, avait t, par

    application de la Constitution du 14 janvier 1852, communiqu le 9 aot au Snat27.

    III. Les textes antrieurs la Constitution en vigueur lors du litige, y compris les dcrets de

    NapolonIer considrs comme ayant valeur lgislative et les lois elles-mmes, ntaient toutefois

    applicables qu condition de navoir pas t abrogs par les textes constitutionnels postrieurs. Le

    Conseil dtat, ds sa premire sance, a fait valoir que le principe ternel quune loi nouvelle

    fait cesser toute loi prcdente ou toute disposition de loi prcdente contraire son texte tait

    applicable, plus forte raison, la Constitution, qui est la loi fondamentale de ltat28.

    Labrogation des dispositions lgislatives contraires la nouvelle Constitution dcoule ensuite

    directement des dispositions de celle-ci, de larticle 68 de la Charte constitutionnelle de 1814, des

    articles 59 et 70 de celle de 1830, de larticle 112 de la Constitution de 1848 et de larticle 56 de celle de

    1852, puisque ces textes ne maintiennent en vigueur que les dispositions lgislatives non contraires

    aux nouvelles dispositions constitutionnelles. Les trois derniers articles qui viennent dtre cits

    abrogent de la mme faon les mesures rglementaires opposes au nouveau texte constitutionnel29.

    De la sorte, appliquer un texte abrog par la Constitution revient commettre une inconstitutionnalit.

    Deux cas peuvent se prsenter. Le premier, cest celui de labrogation dite ncessaire, la dis-

    position antconstitutionnelle tant videmment contraire au texte exprimant la volont du nouveau

    constituant. Un arrt de la chambre criminelle du 15 avril 1819 en fournit un exemple typique. Un

    faux-monnayeur a t condamn la confiscation gnrale de ses biens sur la base de larticle 132 du

    Code pnal de 1810. Or, larticle 66 de la Charte de 1814 dispose que la peine de la confiscation des

    biens est abolie et ne pourra tre rtablie. Cette disposition abrogeant ncessairement larticle

    132 du Code pnal, larrt de la Cour dassises est cass pour violation de cet article 6630.

    Labrogation peut, dans un second cas, ne pas rsulter aussi videmment du nouveau texte

    constitutionnel. Les juges sont alors conduits se livrer une analyse comparative approfondie

    entre la disposition lgislative ou rglementaire antrieure la Constitution et le texte de celle-ci.

    Il est donc arriv que des juges du premier ou du second degr procdent une telle analyse et en

    concluent ou non labrogation de la disposition antconstitutionnelle. Saisie de pourvois qui repro-

    chaient un jugement dun tribunal de police ou un arrt davoir viol la Constitution en ayant

    mal rsolu la question de labrogation implicite qui se posait en lespce, la Cour de cassation sest

    prononce diverses reprises. Il lui est arriv de faire valoir, pour rejeter un pourvoi, que les lois

    27 Chron, R.1874, p.515. Larticle 12 de la Constitution de 1852 accordait au prsident de la Rpublique le droit de dclarer ltat de sige, sauf en rfrer au Snat dans le plus bref dlai.28 Cet avis du Conseil dtat, du 4 nivse an VIII (25 dcembre 1799), a fait lobjet dun excellent commentaire sign P. de la Gironde (Bernard Pacteau) au Dalloz de 1999 (Que la nouvelle constitution a fait prir les lois anciennes inconciliables avec elle, Jurisprudence, p.705-710).29 Les articles 112 et 56 des Constitutions de 1848 et 1852 font mention des rglements existants, larticle 70 de la Charte de 1830 des ordonnances. Mais, mme sous la Restauration, il a t admis que labrogation par la nouvelle Charte constitutionnelle devait sappliquer aux actes rglementaires comme aux dispositions lgislatives, ce qui tait logique.30 S. 1820.1.1. J. Trmeau a crit que le juge se livre alors un contrle de flagrance (La caducit des lois incompatibles avec la Constitution, AIJC, vol. VI, 1990, p.250).

  • 35Le contrle par la cour de cassation et le Conseil dtat : perspectives historiques

    invoques par les demandeurs en cassation taient non seulement virtuellement abroges, par

    cela seul quelles sont inconciliables avec les articles 9 et 10 de la Charte (de 1814), mais quelles se

    trouvent de plus rvoques par larticle 68, qui ne maintient que les lois existantes qui ne sont pas

    contraires la Charte31. Dans lensemble, toutefois, il faut reconnatre que la Cour de cassation sest

    montre beaucoup plus rserve que certaines juridictions infrieures envers labrogation implicite

    de dispositions lgislatives par les Chartes ou les Constitutions. Elle redoutait les effets potentiels de

    la disparition de nombreuses mesures lgislatives protectrices de lordre public ou de lordre social32.

    En ce qui concerne les dcrets impriaux, la Cour de cassation a t moins stricte. Certes, elle

    a refus de considrer comme abrogs nombre dentre eux, parfois mme en dpit des arguments

    avancs par un avocat gnral tel quHello33. Mais elle sest prononce en faveur de labrogation dans

    des affaires qui ont eu un grand retentissement, commencer par laffaire Geoffroy dans les premires annes de la Monarchie de Juillet. Condamn mort pour rebellion main arme et incitation la

    guerre civile, Geoffroy a contest la comptence du conseil de guerre qui la jug, en excipant de sa

    qualit de civil. Son avocat, Odilon Barrot, soutient que larticle 103 du dcret du 24dcembre 1811,

    sur lequel reposait la comptence du conseil de guerre, a t abrog par les articles 53 et 54 de la

    Charte, qui disposaient que nul ne pourra tre distrait de ses juges naturels et qui proscrivaient

    les tribunaux extraordinaires. La chambre criminelle lui donne raison, larticle 103 tant incon-

    ciliable avec le texte comme avec lesprit des articles 53, 54, 56 et 69 de la Charte de 183034. Autre

    arrt remarqu sous la Monarchie de Juillet, celui rendu en faveur du lieutenant Marin: il affirme

    que le dcret du 1er mai 1812 a t abrog par les articles de la Charte de 1830 qui tablissent les

    garanties constitutionnelles en ce qui touche la justice criminelle35.

    31 Cass. civ., 26 dcembre 1825. S. 1826.1.270.32 J.-L. M., La Cour de cassation, op.cit., p.48-55; G. Bigot, op.cit., p.217-222. Plus gnralement, S. Ferrari, De lart du trompe-lil: labrogation implicite de la loi par la Constitution au service dun continuum constitutionnel, RFDC, n83, 2010, p.497-521.33 Par exemple, Cass. crim., 23 juin 1838, S.1838.1.502, note Devilleneuve, favorable aux conclusions non suivies dHello. Celui-ci deviendra ensuite conseiller cette Cour, membre de lAcadmie des sciences morales et politiques, et dput. Il publia un important ouvrage de droit constitutionnel, dinspiration librale. Il y dnona les dcrets usurpateurs de Napolon, tout en assurant que la Cour de cassation avait fait, en assimilant ces dcrets inconstitutionnels des lois, une chose utile dans lintrt de la socit (Du rgime constitutionnel dans ses rapports avec ltat actuel de la science sociale et politique, 3e dition, Bruxelles, Meline, 1849, p.288-293). Sur la primaut de la Constitution, il relve que linstinct national fait merveille la diffrence de la Charte la loi; il y voit une sorte de loi magistrale, la loi par excellence, la loi fondamentale, la loi des lois. Ces appellations sont entres dans son langage (p.242). Il a fait lobjet dune notice, rdige par C. Chne, dans le Dictionnaire historique des juristes franais (XIIe XXe sicle), dir. P. Arabeyre, J.-L. Halprin, J. Krynen, 2e d., Paris, PUF, 2015, p.524-525.34 Cass. crim., 29 juin 1832, S. 1832.1.428 ; D. 1832.1.273. Larticle 56 de la Charte de 1830 prvoyait le maintien des jurys ; larticle 69 indiquait quil serait pourvu par une loi lapplication du jury aux dlits de presse et aux dlits politiques. Dans les jours suivants, la chambre criminelle a rendu des arrts identiques, dont certains furent publis au Moniteur Universel, le prdcesseur du Journal Officiel, qui avait dj publi in extenso la plaidoirie dOdilon Barrot. linverse, la Cour de Poitiers considra quil ne lui revenait pas de se prononcer sur la validit dune mesure ordonne par le gnral Drouet dErlon durant ltat de sige: Dcider que cet ordre a t donn sans droit, quil repose sur des lois abolies par la Charte, quil est par consquent inconstitutionnel, cest juger comme pouvoir judiciaire suprieur un acte administratif, cest lannuler, cest empiter sur les droits de ladministration (Lessentiel de larrt, dat du 16 aot 1833, est reproduit au Sirey (1834.2.245) et au Dalloz (1834.2.17). Il se trouve aux Archives dpartementales de la Vienne, dans le registre 2U1897, non pagin, la date du 23 aot 1833). Mais cet arrt isol, qui infirmait deux jugements du tribunal de Fontenay-le-Comte en ne distinguant pas entre linapplication dun acte administratif pour inconstitutionnalit et son annulation, refltait une opposition de nature politique entre magistrats lgitimistes vendens et membres orlanistes de la Cour de Poitiers (J.-L. M., Une suite judiciaire dun conflit politique: laffaire Drouet dErlon (1832-1836), Mlanges en lhonneur du professeur Michel Ganzin, Paris, La Mmoire du Droit, 2016, p.813-838). La distinction entre inapplication et annulation fut ensuite bien expose par le doyen de la Facult de droit de Poitiers, Foucart, lorsquil rpondit par la ngative la question: Une ordonnance inconstitutionnelle est-elle obligatoire pour les tribunaux? (lments de droit public et administratif, 2e d., Paris, Videcoq, 1839, t. I, p.80, 93-95). Elle fut bien marque par Hello (op.cit., p.290-292). Sur Foucart, M. Touzeil-Divina, lments dhistoire de lenseignement du droit public : la contribution du doyen Foucart (1799-1860), Paris, LGDJ, 2007 ; La doctrine publiciste. 1800-1880, Paris, La Mmoire du Droit, 2009, passim. 35 S. 1847.1.465.

  • 36 Jean-Louis MESTRE

    Sous la Seconde Rpublique, la chambre des requtes affirme quune dlgation, contenue dans

    un dcret imprial du 22 mars 1813, en vertu de laquelle un arrt ministriel tait autoris

    changer la pnalit et lordre des juridictions, na pu survivre ltablissement du rgime constitu-

    tionnel, qui a consacr la sparation entre le pouvoir excutif et le pouvoir lgislatif, cest--dire

    loctroi de la Charte de 1814, qui a mis fin lusage abusif du pouvoir rglementaire par Napolon

    Ier36.

    IV. En pure logique, la substitution dune Constitution une autre aurait d entraner labrogation

    de lensemble des dispositions du ci-devant texte constitutionnel. Mais, comme lavait fait le

    Tribunal de cassation aprs le 10 aot 1792, la Cour de cassation et le Conseil dtat ont considr

    que certaines de ces dispositions pouvaient survivre en tant que dispositions lgislatives. Tel fut

    notamment le cas de larticle 75 de la Constitution de lan VIII sur lequel reposait la garantie des

    fonctionnaires. En 1821, en 1824, lors des premires dcisions favorables au maintien de cette garantie,

    la Cour de cassation a adapt la rdaction de ses arrts: elle a invoqu larticle 75 de la loi du

    22 frimaire an VIII37. Mais il lui est arriv ensuite, au moins sous le Second Empire, dinvoquer

    larticle 75 de lActe constitutionnel du 22 frimaire an VIII et de rejeter un pourvoi contre un arrt

    ayant fait une juste application de la disposition constitutionnelle prrappele38. Elle donnait

    alors limpression de procder un contrle de la constitutionnalit de larrt soumis son examen.

    On peut faire une observation semblable propos de larrt prcit du 11 mars 1885 sur loctroi

    de mer la Runion. La chambre civile reproche larrt attaqu davoir viol larticle 2, paragraphe

    5, de la loi du 24 avril 1833, qui rservait au pouvoir lgislatif mtropolitain le rgime des douanes

    dans les colonies, en nayant pas dduit de cet article que larrt gubernatorial du 13 dcembre

    1850 tait entach dillgalit et dinconstitutionnalit39. Ce faisant, la chambre civile donnait le

    sentiment de procder un double contrle, celui de constitutionnalit sajoutant celui de lgalit40.

    36 29 aot 1851, S.1851.1.790.37 Jurisprudence gnrale Dalloz, tome 32, 1855, verbo Mise en jugement des fonctionnaires publics, p.288.38 Cass. crim., 9 aot 1862, Gazette des Tribunaux, 21 aot 1862, p.812.39 Supra, n. 24.40 La Cour stait montre plus rigoureuse dans son arrt du 7 mai 1861, dj relatif aux arrts de 1850: elle navait pas retenu le mot inconstitutionnalit qui figurait dans le pourvoi, mais cass pour violation de la loi du 24 avril 1833 (D. 1861.1.205). De mme, lorsquil avait annul larrt de conflit dans laffaire Lacaussade, le Conseil dtat avait remplac le mot inconstitutionnalit par celui de validit (R.,1856, p.562). En revanche, la Cour de La Runion, comme la Cour de cassation en 1885, parlait dinconstitutionnalit. Dans son arrt du 30 juillet 1852, elle avait affirm sa comptence pour lexamen et lapprciation des moyens dinconstitutionnalit et dillgalit des arrts incrimins, aprs avoir relev que si les magistrats doivent obissance la loi, ils prtent avant tout serment de fidlit et dobissance la Constitution qui est la raison et la fin de toutes les lois, dont la garde et lapplication leur est confie (arrt reproduit par Delabarre de Nanteuil, Lgislation de lle de la Runion, tome I, Paris, Donnaud, 1861, verbo Conflit, p.587-589). Cette perception de la loi du 24 avril 1833 comme dun texte dordre constitutionnel venait de ce quon lavait souvent prsente comme la Charte des colonies ou la Constitution coloniale. Cela avait mme t soutenu par le rapporteur du projet devant la Chambre des Pairs lors de la sance du 13 fvrier 1833 (Archives Parlementaires, 2e srie, tome LXXIX, p.589-590). Mais juridiquement le texte vot ntait quun texte lgislatif. Un exemple de la perception de la gravit du grief dinconstitutionnalit est fourni par le rapport du conseiller la Cour de cassation Mesnard, qui voque limputation si redoute dinconstitutionnalit et lestime fltrissante (S. 1844.1.653). Mais le terme dillgalit tait aussi employ pour dsigner une violation de la Charte, celle-ci tant considre comme la loi fondamentale du royaume (S. 1826.1.268) ou comme la premire de toutes les lois (S. 1829.1.173). En consquence, il tait possible dexciper de linconstitutionnalit dun rglement administratif pour chapper la peine encourue en se fondant sur larticle 471, alina 15 du Code pnal, dans sa version issue de la loi du 28 avril 1832, qui prvoyait la sanction des contraventions aux rglements lgalement faits. La constitutionnalit de loctroi de mer fait nouveau lobjet de dbats contentieux (T.MSadi, Loctroi de mer face la Constitution: rflexions partir de la dcision du Conseil constitutionnel du 26 juillet 2013, RFDC, n96, 2013, p.893-915).

  • 37Le contrle par la cour de cassation et le Conseil dtat : perspectives historiques

    On peut dire encore la mme chose propos dun autre arrt de la chambre civile, du 15 mars

    1898, relatif lui aussi loctroi de mer, mais cette fois la Guadeloupe41. Cet arrt qualifie de dis-

    position lgislative larticle 2 du Snatus-Consulte du 4 juillet 1866, et ce juste titre, puisque

    les Snatus-Consultes ont cess dtre des dispositions de nature constitutionnelle depuis la fin

    du Second Empire. Mais il conclut que les arrts du gouverneur de la Guadeloupe qui nont pas

    respect cet article sont entachs dillgalit et dinconstitutionnalit et prononce la cassation de

    larrt attaqu.

    Dans ces divers cas, on peut parler dun contrle fictif de constitutionnalit, puisque la dispo-

    sition qui a servi de rfrence navait pas ou navait plus valeur constitutionnelle, mais seulement

    valeur lgislative. Dans sa note sous un arrt de la Cour dAlger du 5 mars 1894, Michoud a bien

    montr quil sagissait dun contrle de lgalit et non de constitutionnalit42. On peut penser que la

    persistance de lemploi du mot inconstitutionnalit, que lon trouve dans de nombreuses dcisions

    reproduites dans le Recueil de Lgislation, de doctrine et de jurisprudence coloniales, communment appel Recueil Dareste, provenait, soit dune habitude de langage, soit de la volont des avocats de valoriser, dans lintrt de leurs clients, la critique des actes des administrateurs, le grief dinconsti-

    tutionnalit apparaissant plus grave que celui dillgalit43.

    Quoi quil en soit, dnoncer linconstitutionnalit dune dcision avait pour effet, sous la

    IIIe Rpublique, de maintenir lide dun contrle de constitutionnalit, ide qui avait souffert

    de linaction du Snat sous le Second Empire. Laffaire Ambroise le fait apparatre. Celui-ci avait demand au juge de paix de Mah de dclarer illgal et inconstitutionnel le dcret du 26 fvrier

    1884, qui avait modifi ltablissement des listes lectorales dans les comptoirs des Indes, pour

    navoir pas t rendu conformment larticle 18 du Snatus-Consulte du 3 mai 1854 et larticle 4

    du dcret imprial du 13 dcembre 1858. Il avait t dbout, le juge se dclarant incomptent pour

    apprcier les actes du pouvoir excutif. Par arrt du 28 octobre 1885, la chambre civile de la

    Cour de cassation annule le jugement, car il appartenait au magistrat de lordre judiciaire dexa-

    miner la valeur lgale dudit dcret. Il en avait mme lobligation. On le voit: la Cour de cassation

    emploie juste titre lexpression valeur lgale, puisque le Snatus-Consulte navait plus valeur

    constitutionnelle. Mais cette affaire a donn au conseiller rapporteur Michaux-Bellaire loccasion

    de traiter de la possibilit, pour les juges franais, dexercer un contrle de constitutionnalit,

    41 Recueil Dareste, 1898, jurisprudence, p.73.42 La dlgation au Chef de ltat du pouvoir de lgifrer en Algrie au moyen de dcrets procde en premier lieu de larticle 25 de la loi du 24 avril 1833, texte ayant toujours eu le caractre purement lgislatif, et en second lieu du Snatus-Consulte du 3 mai 1854, qui ne peut plus avoir que valeur lgislative depuis la fin du Second Empire. Il en rsulte que le contrle exercer sur les dcrets algriens, aussi bien que sur les dcrets faits par dlgation particulire du lgislateur, est un contrle de lgalit, et non un contrle de constitutionnalit (S. 1896.2.89). Sur Michoud, en dernier lieu, Lon Michoud (dir. X. Dupr de Boulois et P. Yolka), Institut universitaire Varenne, 2014, et, sur la question des dcrets coloniaux, la remarquable tude de Bernard Durand, Les dcrets coloniaux taient-ils des lois ou des rglements? Une controverse aux frontires du droit et de la politique, Cahiers aixois des droits de lOutre-Mer franais, n3, 2007, p.11-54.43 Comme exemple de dcisions discutant de griefs dinconstitutionnalit alors que ntaient invoques que des dispositions de Snatus-Consultes, de dcrets impriaux ou de lois, voir Cour de la Martinique, 12 janvier 1898: Le moyen dinconstitutionnalit qui est repouss pour manque de base juridique consistait dans linvocation de lirrespect de larticle 1 du dcret imprial du 11 aot 1866; mme Cour, 20mai 1898: le demandeur faisait valoir quune taxe tait doublement inconstitutionnelle, pour violation dune exigence de forme prvue par larticle 2, paragraphe 2, du Snatus-Consulte du 4 juillet 1866, et parce que le droit de statistique tabli avait irrgulirement le caractre dune taxe douanire. La Cour a rejet ces deux arguments (Recueil Dareste, 1898, jurisprudence, p.142-144, 147-152). On trouve de nombreuses dcisions comparables.

  • 38 Jean-Louis MESTRE

    non lgard des lois, indique-t-il en citant Aucoc, mais lgard des dcrets pris par le prsident

    de la Rpublique sur dlgation du pouvoir lgislatif44.

    V. Une autre problmatique mrite toutefois de retenir beaucoup plus dattention: cest celle qui

    a trait lapplication dun texte rglementaire ou lgislatif dont la constitutionnalit fait dbat alors

    quil est postrieur la Constitution en vigueur. En gnral, la juridiction infrieure est saisie de ce

    dbat, de ce contrle de constitutionnalit quon lui demande dexercer, la Cour de cassation et le

    Conseil dtat tant amens ensuite se prononcer sur la faon dont la juridiction infrieure a rsolu

    le dbat.

    A. Ds 1792, nous lavons vu, le Tribunal de cassation a interdit aux juges dannuler un acte

    administratif pour inconstitutionnalit. Il leur a dni, dix ans plus tard, le droit de refuser lapplication

    dune mesure rglementaire au motif quelle serait contraire la Constitution en vigueur. Il censura

    une dcision du tribunal dappel de Rennes qui avait refus dappliquer un arrt consulaire ayant

    tabli une contribution45. Le Tribunal de cassation reprocha la juridiction rennaise davoir commis

    un excs vident de pouvoir, en invoquant la fois linterdiction faite aux juges de connatre des

    actes dadministration par le dcret du 16 fructidor an III et les articles de la Constitution de lan

    VIII confrant au Snat le pouvoir dannuler les actes inconstitutionnels46. Cette jurisprudence a eu

    pour effet de faciliter lusage abusif, par Napolon, de son pouvoir rglementaire.

    Sous la Restauration, la Cour de cassation maintient cette jurisprudence par arrt du 4 dcembre

    1823, propos dune ordonnance royale du 29 juin 1814. Elle affirme que les tribunaux ne peuvent

    la soumettre leur examen et doivent en maintenir lexcution47. Mais cette position catgorique

    nempche pas diverses juridictions infrieures de se prononcer en sens inverse. Dans un arrt du

    26 juillet 1827, la Cour de Nancy soutient que les tribunaux peuvent apprcier la lgalit consti-

    tutionnelle des ordonnances, car lobligation dappliquer des ordonnances contraires la Charte

    serait subversive de leur indpendance, qui est la garantie des justiciables48. Les Cours de Paris

    et de Metz, confirmant des jugements, se refusent de condamner des personnes poursuivies sur la

    base dordonnances tablissant de nouveaux dlits et fixant des peines49. Saisie de pourvois, la Cour

    44 S. 1886.1.377. Sur cette juridiction, Leah Otis, Les justices de paix comptence tendue Mah et Yanaon la fin du XIXe sicle, Le juge et lOutre-Mer, tome 5, (dir. B. Durand, M. Fabre, M. Badji), Montpellier, Publication du Centre dhistoire judiciaire diteur, 2010, p.149-170.45 Jurisprudence gnrale Dalloz, tome 30, 1853, verbo Lois, p.196-197.46 Lusage traditionnel du mot dcret peut provoquer une confusion et faire croire quil sagit dun texte rglementaire (Cass., 1re ch. civ., 8 mars 2012, n11-24.638, D. 2012.744; Constitutions 2012.299, Obs. J. Barthlmy et L. Bor). En ralit, un texte vot par la Convention en tant que dcret devenait formellement une loi ds quil avait t revtu du Sceau de la Rpublique. Cela a bien t le cas du dcret du 16 fructidor an III. Il est devenu la loi n1064 publie dans le n175 du Bulletin des lois de la Rpublique, et, de par son objet, il ne peut tre considr comme un texte de forme lgislative au sens de larticle 37 de la Constitution de 1958 (J.-L. M., La nature lgislative du dcret du 16 fructidor an III, RFDA, 2012, p.915-921). Les articles invoqus de la Constitution de lan VIII sont les articles 21 et 28.47 S. 1825.1.48.48 S. 1829.1.172.49 Ces dcisions sont reproduites dans le Sirey de 1833.2, p.599-602 (J.-L. M., Linconstitutionnalit des actes rglementaires, op.cit., p.123-128; G. Bigot, op.cit., p.176-190).

  • 39Le contrle par la cour de cassation et le Conseil dtat : perspectives historiques

    de cassation remet, selon la formule de son futur procureur gnral Dupin an, sa dcision en

    dlibr indfini50.

    Aprs la chute de Charles X, provoque prcisment par la rvolte parisienne contre des ordon-

    nances entaches dinconstitutionnalit, et lentre en vigueur de la Charte du 14 aot 1830, qui

    interdit expressment au roi de faire des ordonnances suspendant des lois ou dispensant de leur

    excution51, diverses juridictions prennent cur le contrle de la constitutionnalit des ordon-

    nances52. Si, en lespce, la Cour de Nmes, chambres assembles, se penchait sur linconstitutionna-

    lit prtendue dune ordonnance antconstitutionnelle, son attendu nen avait pas moins une porte

    gnrale: Toutes les fois que lapplication dune ordonnance royale est demande aux tribunaux,

    il est de leur devoir dexaminer sa constitutionnalit53.

    La Cour de cassation est amene de la sorte se prononcer sur des dcisions qui ont opin sur

    la constitutionnalit dordonnances prises sous lempire de la Charte de 1830. Ainsi, en 1844, elle

    casse un jugement qui navait pas cart lapplication dune ordonnance de 1834 qui navait pas t

    rendue dans la forme rgle par larticle 52 de lacte constitutionnel du 22 frimaire an VIII, qui

    imposait que le Conseil dtat ft entendu54. Elle annule une dlibration de la Cour de Poitiers qui

    avait dclar, en se prvalant de larticle 50 de la Charte, illgale et inconstitutionnelle une ordon-

    nance du 5 aot 1844 sur le service des magistrats55. Peu aprs, elle rejette le pourvoi form contre un

    jugement qui avait dclar quune ordonnance de 1841 avait excd les limites du pouvoir rgle-

    mentaire56. On comprend que Serrigny ait pu crire: La rgle que les ordonnances inconstitu-

    tionnelles ne sont pas obligatoires pour les tribunaux est confirme par la jurisprudence constante

    des Cours royales et de la Cour de cassation57.

    Le Conseil dtat reconnaissait prcisment comptence aux juridictions judiciaires pour se

    prononcer sur la validit des ordonnances relatives des contributions indirectes. Il annula larrt

    de conflit pris par le prfet des Bouches-du-Rhne dans le litige opposant la ville de Marseille un

    fabricant qui soutenait quune ordonnance du 18 septembre 1832 tait inconstitutionnelle et non

    obligatoire, reconnaissant ainsi le bien-fond du jugement du tribunal correctionnel58.

    On peut remarquer au passage que le dbat sur la constitutionnalit dune ordonnance pouvait

    tre port devant une Cour dassises