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Raymond Bellour Le Corps du cinéma hypnoses, émotions, animalités P.O.L 33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6 e

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Raymond Bellour

Le Corps du cinéma

hypnoses, émotions, animalités

P.O.L33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e

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Aux disparus,dans leur amour du cinéma,Christian Metz,Serge Daney,Jean-Claude Biette,Thierry Kuntzel

À Christa, pour la compagnie des films

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« Dans la fascination qui descend d’un gros plan et pèse surmille visages noués dans le même saisissement, sur milleâmes aimantées par la même émotion ; […] dans des imagesque l’œil ne sait former ni si grandes, ni si précises, ni sidurables, ni si fugaces, on découvre l’essence du mystèrecinématographique, le secret de la machine à hypnose : unenouvelle connaissance, un nouvel amour, une nouvelle pos-session du monde par les yeux. »

Jean Epstein

« Entre la culture et la croyance en une vérité, il fautchoisir. »

Paul Veyne

« Le dépli seul est important. Le reste n’estqu’épiphénomène. »

Henri Michaux

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Experimentum mirabile. De imaginatione gallinae, Athanasius Kircher

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PROLOGUE

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On imagine trois entrées au cinéma, plutôt que deux comme dansSmoking/No Smoking d’Alain Resnais : l’hypnose, l’émotion, l’animal. Elles n’enfont aussi bien qu’une, à proportion des inflexions selon lesquelles chacun de cestrois mots augure une nébuleuse et s’infléchit dans une histoire. C’est ce qu’onaimerait suggérer, pour mieux fixer cette ombre si prégnante : le corps ducinéma.

Un homme semble le héros emblématique d’une telle histoire : le pèrejésuite Athanasius Kircher. Le premier apparemment, en 1646, à Rome, il ima-gine d’attacher les pattes d’une poule afin de la coucher sur une planche, de côtéou sur le ventre. Sitôt que la poule a cessé de s’agiter, on trace à la craie sur laplanche un trait partant du bec. On peut alors lui détacher les pattes, elle resteimmobile, frappée d’une stupeur que Kircher interprète comme une soumission del’animal à la volonté extérieure dont le trait de craie est le signe. Le beau titredonné à l’expérience, « Experimentum mirabile. De imaginatione gallinae », tra-duit la dimension somme toute psychique qui la fera tenir, lorsque le mot hypnoseexistera, comme un lien obligé entre l’hypnose animale et l’hypnose humaine.

Kircher passe aussi, de façon controversée, pour avoir été l’inventeur de lalanterne magique. Il s’agit là de la première projection réalisée sur un écran grâce àune véritable machine. Si l’ombre projetée de Dibutade incarne chez Pline l’originede la peinture, il suffit qu’une machine y supplée pour qu’au fil d’une généalogieinterminable le cinéma se profile. Le grand livre parmi tant d’autres que Kircherconçut, Ars Magna Lucis et Umbrae (1646, 1671, où figure l’image de la « poule »),

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semble ainsi un appel multiple vers un monde second d’ombres et de lumières desti-nées à se fixer un jour en spectacle – comme quelques années plus tard Leibniz ima-gina, dans un texte-programme étourdissant, « Drôle de pensée touchant une nou-velle sorte de représentations » (1675), un condensé vertigineux de possibilitésvisuelles entre lesquelles, rétroactivement, le cinéma semble être déjà devenu cequ’il est aujourd’hui : une image particulière quoique mélangée à tant d’autres dansla grande maison baroque des images.

Il arrive que le dessein d’un livre se précise au regard des tribulations qui l’ontvu naître. Au moment où nous préparions, avec Thierry Kuntzel et Christian Metz,un ensemble alors nouveau, Psychanalyse et cinéma (1975), j’étais déjà plongé dansl’analyse interminable du roman en quatre titres et treize volumes consacré parAlexandre Dumas à la période prérévolutionnaire et révolutionnaire (Joseph Bal-samo, Le Collier de la reine, Ange Pitou, La Comtesse de Charny) – d’où naquit monintérêt pour l’hypnose. Dans le livre, longtemps différé, consacré à ce corps de récits(Mademoiselle Guillotine. Dumas, Cagliostro, Œdipe et la Révolution Française,1990), je tentai une mise en perspective historique de la psychanalyse, et par là unerelativisation culturelle de ses effets de vérité et de terreur. Ce projet s’accordait àdeux idées entrecroisées, deux hantises, dont j’eus pour notre numéro une tentationvolatile, en regard d’analyses de films vouées à la grande machinerie symbolique ducinéma américain (dont je donnai alors un exemple développé, sur North by North-west d’Alfred Hitchcock).

La première de ces hantises concernait la conjonction historique, semi-banali-sée depuis mais qui reste troublante, entre psychanalyse et cinéma. Elle a sa datede légende, qui voit la même année 1895 la projection du premier film Lumière et lapublication des Études sur l’hystérie (aussi bien que la conception sitôt abandonnéede l’Esquisse d’une psychologie scientifique). Comment ne pas s’émerveiller de lacoïncidence entre la mise au point de la machine permettant d’offrir enfin au specta-teur une reproduction de la réalité dite extérieure, et celle d’un dispositif, à la foisrelationnel et savant, qui en appelle alors chez ce même sujet à un élargissement du« champ de la mémoire », grâce à la conception renouvelée d’une logique interne deformation et de projection des images? C’eût été, aussi bien, essayer de mieux com-prendre la raison qui portait et porterait tout un pan des études sur le cinéma (et cenuméro même que nous concevions) à une dépendance excessive envers la psycha-nalyse freudienne et lacanienne.

La seconde hantise, étroitement liée à la première (comme la pratique deFreud restait à ses débuts indexée sur l’hypnose), en appelait à une mise en relationdirecte entre hypnose et cinéma. Comme si ce rapport, présumé par les auteurs lesplus divers depuis les premiers temps du cinéma, mais jamais vraiment éclairé,

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pouvait seul permettre à la fois d’englober et de déplacer, y compris historiquement,le face à face qui commençait à se construire et n’a cessé depuis lors de s’élaborer,jusqu’à l’épuisement, entre psychanalyse et cinéma.

Je me suis longtemps demandé pourquoi je n’avais pu, dès lors, donner unesuite organisée à ce projet sur le cinéma et l’hypnose, auquel je suis cependantrevenu sans cesse, surtout sous forme orale, ou à l’occasion d’analyses de films. C’estsimplement qu’il fallait pouvoir prendre de l’hypnose une vue différente de cellequ’en donnait la psychanalyse (Freud principalement, dans Psychologie des foules etanalyse du moi). Cela supposait, d’abord, que la pratique et le savoir propres del’hypnose se réautonomisent afin d’échapper au cercle vicieux d’une dépendance,empirique et conceptuelle, envers la psychanalyse. C’est là ce qui a eu lieu progres-sivement, en France surtout, depuis environ trente ans.

Une autre raison tient au glissement qui s’est produit dans l’univers desétudes sur le cinéma, en particulier dans l’approche des films. Là encore, c’est unétau qui s’est peu à peu desserré par rapport à des apparences de normativitévenues de la psychanalyse comme de la sémiologie. Là où l’une et l’autre favori-saient, avec leurs concepts propres, plus ou moins précis ou flottants, l’idée de« texte filmique », c’est plutôt la vision d’un corps du film, du film comme corps, quiest venue peu à peu au premier plan, avec ses sensations, ses émotions et sesfigures (encore que l’écart, d’une vision à l’autre, soit aussi moins vif qu’on ne croit,ou que surtout on n’a voulu le faire croire). Inévitablement portées par des ortho-doxies nouvelles, ces reformulations savantes de la cinéphilie se sont souvent effec-tuées aussi bien de façon plutôt fragmentaire, par poussées et prélèvements, au gréde beaucoup de suspens, de manière à favoriser un rapport très ouvert au film qui atoujours été le plus précieux, même si je ne le savais qu’à demi, dans le mouvementqui m’a poussé autrefois vers l’analyse des films. Maintenir ce rapport m’a étéessentiel, comme pour le garder de toute emprise, le laisser se suffire de sa propreénergie, en quête d’un corps inconnu.

Mais la question finit toujours par se poser : à qui rendre ce corps du film, sion ne peut directement tout offrir à l’histoire, et pas plus à celle du cinéma qu’àl’histoire plus grande dont elle participe ? Plutôt qu’à l’histoire et à la théorie del’art, par laquelle celle du cinéma pourrait chercher à s’ennoblir comme à se res-treindre, ou plutôt qu’à une esthétique trop assurée de son autonomie, il semble quele corps du cinéma puisse être, sans rien céder de lui-même, accordé à une visioncorporelle-psychique, pour ne pas dire psychosomatique (il manque encore un motpour unir ce qu’une longue tradition a disjoint), qui serait une forme modeste dephilosophie. D’où ce mot d’émotion, et tout ce qu’il implique, qu’il faut articuler avecune vision inspirée par l’idée d’hypnose. Au sens où l’émotion de cinéma semblen’être rien d’autre qu’une forme d’hypnose.

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Quant au troisième terme apposé en sous-titre, il a lui aussi connu sesdétours. En 1981, je donnai aux États-Unis une première conférence sur « L’animalcomme symbole », exclusivement consacrée au cinéma américain. J’y suis depuissouvent revenu, dans des cours. Arrivé là en suivant la pente de mes analyses quiportaient presque toutes, alors, sur des films classiques américains, je voyais se for-mer à travers cet éventail unique d’animaux de cinéma plutôt un sujet d’anthropolo-gie culturelle, bien que par force inséparable de maints effets de dispositifs. C’étaitcompter sans la force singulière du cinéma américain pour toute saisie du cinémacomme tel et, au-delà, sans la force pure de l’idée d’animal et du corps qu’elleincarne. C’est la part animale du corps d’émotion comme du corps d’hypnose qu’il afallu ainsi finir par désigner, pour prétendre toucher le corps du cinéma.

Il y a deux corps du cinéma, sans cesse ployant l’un sous l’autre pour mieuxsembler n’en faire qu’un. Le corps des films, de tous les films qui un par un, plan parplan, le composent et le décomposent. Le corps du spectateur, que sa vision dechaque film affecte, comme l’indice d’un théâtre de mémoire aux proportions immo-dérées, à travers chaque film et en miroir de tous les films. Le corps du cinéma est lelieu virtuel de leur conjonction.

Un mot encore. S’arrêtant en juillet 1988 dans son journal (L’exercice a été pro-fitable, Monsieur) à l’émotion de cinéma, Serge Daney y voyait la conscience d’unesingularité par laquelle il se sentait pleinement qualifié. Il l’opposait au sentiment,à des « états moyens » que le public normal lui semblait plutôt rechercher, au tra-vers et en deçà des émotions qui l’accompagnent. Il opposait également la capacitéd’émotions à la quête de sensations, fatalement « liées à ce qui, dans le cinéma,continue à fonctionner comme lanterne magique ». Il disait aussi, plus tard,février 1990, à Jean-Claude Biette dont il notait l’acquiescement, à quel point lecinéma de « l’image-temps » était leur cinéma. Un cinéma arrivé avec le parlant,avec le son. Il écrivait : « Remplir le temps, c’est supposer un spectateur capable demémoriser le film comme une somme d’informations, donc un spectateur populairede haut niveau. » Il soulignait que ce cinéma était aujourd’hui devenu minoritaire,que le spectateur actuel n’attendait plus vraiment l’expérience.

Vingt ans ont passé depuis que Daney écrivait ces lignes, près de trentedepuis la publication de L’Homme ordinaire du cinéma de Jean Louis Schefer, qui aété le livre d’une génération. La mort tant annoncée du cinéma est entrée dansl’éternité d’une belle mort dont on ne sait si elle finira par arriver ou si elle a déjà eulieu. Mais le spectateur populaire est devenu moins populaire, et la pureté simple deson expérience est devenue plus rare, et surtout moins unique. Le film ne le fuitplus pour demeurer en lui comme le souvenir vivant d’une rencontre inaliénable,dont chaque projection était la chance et le seul témoin. Si bien que l’homme ordi-

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naire est devenu moins ordinaire et que son expérience est devenue moins extraor-dinaire. Daney disait encore à Biette, pour éclairer leur position de témoins del’image-temps : « […] le mouvement était déjà derrière nous et le cerveau devant. »Tant de cerveaux pour tenir lieu, comme des substituts trop réels de mémoire, de lamémoire unique faite de ses plongées rituelles dans l’oubli et la remémoration. Maisil n’empêche. Même environnée, même si dépendante désormais des prothèses qui ladétournent en multipliant ses capacités supposées de mémoire, l’expérience du spec-tateur de cinéma, si variable soit-elle, demeure aussi ce qu’elle a si longtemps été,tant qu’il y aura des films comme des salles – celle d’un homme parmi d’autresplongé le temps d’une séance dans le noir et vivant la vision de sa mémoire intimedans celle que le film lui propose. Tout juste faut-il accepter que ce ne seront plus lesmêmes films ni la même façon unique de les voir qui auront, de ces mots de Scheferqui avaient tant impressionné Daney, « regardé notre enfance ». En ce sens, nousdevenons tous, au fur et à mesure, des spectateurs datés, attachés à ce qui est sansdoute en train de disparaître, peut-être a déjà disparu. Mais si l’art est une chose dupassé, comme le voulait Hegel, il est aussi, répondent Malraux et Deleuze, la seulechose qui reste. C’est en ce sens qu’un spectateur daté, ici, prend date. Au nom d’unecinéphilie datée, mais renaissant aussi chaque jour d’elle-même, entracte renouveléd’un moment. Entre un amour ancien du cinéma aussitôt mis à mal par la passionexcessive de l’analyse des films et la volatilisation de l’analyse dans l’utopie sans findes nouvelles mémoires, il y a cet espace toujours énigmatique où se maintient,intact, le désir, face aux films, de les écrire.

Un dernier mot, enfin. Le choix de si nombreux exemples de films et de plansn’a obéi le plus souvent, sitôt qu’il s’agit surtout d’émotions, à aucun ordre de rai-son. Il est dû au hasard autant qu’au souvenir. À des visions inscrites, semble-t-il,de tout temps, comme à des rencontres nouvelles, acceptées presque jusqu’au der-nier instant. Pour avoir autrefois tant écrit sur des films classiques américains, j’aieu tendance à m’en écarter un peu au fil des deux premières parties du parcours,quitte à devoir les retrouver pleinement dans la troisième. Sinon, bien d’autresauraient pu ici être appelés (ne serait-ce que les films d’Eisenstein, tous oubliés, ouceux de Welles, ou ceux de Buñuel autrefois tant aimé, ou ceux de Víctor Erice quiaujourd’hui me touchent tant, ou Höhenfeuer de Fredi M. Murer qui m’émeut plusque tout, ou les films de Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi qui dessinentsans fin de pures émotions de photogrammes, ou Von heute auf morgen de DanièleHuillet et Jean-Marie Straub, qui m’enchante, ou L’Étoile cachée de Ritwik Ghatak,par qui tout ce travail sur l’émotion a un peu commencé, ou encore…, ou encore…).J’aime aussi penser qu’à chaque film qui m’a touché, et retenu, chacun pourra sub-stituer ceux qui lui sont singulièrement proches. Pas plus qu’il n’y a de vraie sciencedu cinéma (au moins au sens où trop souvent on commence à l’entendre), il n’y a

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d’impartialité dans l’amour des films. Seulement, pour y répondre, une précisionpossible, qui devient le garant d’un ordre de raisons, et l’induction d’une pensée.Mais celles-ci ne sont vraiment réelles que sous condition de la surprise et du chocpremier dont elles portent témoignage. Voilà ce qu’entendait Serge Daney quand ilénonçait la règle fondamentale, pour le spectateur comme pour le critique ou lethéoricien : rester fidèle à la mémoire de ce qui nous a, un jour, transi.

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I. HYPNOSES

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« Le metteur en scène suggère, puis persuade, puis hypnotise. »Jean Epstein

« Croire/Théâtre et CINEMA : alternance de croire et de nepas croire. Cinématographe : continuellement croire. »

Robert Bresson

« Quand vous êtes au cinéma, vous êtes confortablement dansle noir et en face de vous il y a un point lumineux : vous nebougez pas, vous êtes en situation d’hypnose. C’est plus facilealors de vous montrer les rêves, la magie, la suggestion parceque votre inconscient est “ouvert”. »

Ingmar Bergman

« J’entends par cinéma ce moment d’hypnose qui, tout d’uncoup, s’installe sur un plateau et où plus personne n’est res-ponsable physiquement. »

Philippe Garrel

« Le cinéma m’a éveillé au monde, comme tous les cinéphilesde mon âge. On avait ce rapport hypnotique à la projection,dont le “macmahonisme” était la formulation radicale. D’oùma passion pour Otto Preminger où l’hypnose, le rêve éveillé,l’hallucination en plein jour ont un rôle moteur. »

Benoît Jacquot

« Par sa nature hypnotique, le cinéma constitue le langage leplus pénétrant que le genre humain ait jamais conçu, lui quiest capable d’inoculer à grande vitesse des concepts et desdésirs en notre esprit, lui qui influence de manière décisive leterritoire délicat des croyances et des idéologies, des habitussociaux, des relations humaines. »

Orlando Senna

« Le cinéma possède en lui-même une qualité hypnotiquesecrète. »

Werner Herzog

« Au cinéma, une seule règle : il faut parvenir à hypnotiser lespectateur puis surtout, ne pas le réveiller pendant uneheure et demie. »

Alain Resnais

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Représentation authentique de la guillotine de Paris

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1. PERSPECTIVES RÉTROSPECTIVES

Ce livre n’a rien d’une histoire. Mais il emprunte, ici et là, à des fragmentsd’histoire la vision de sa propre fable. Il y a ainsi trois moments, pourvu qu’on sché-matise, où l’hypnose s’étend, à la fin de chacun des siècles de l’époque moderne – augré de la coupure adoptée par Michel Foucault dans ses grands livres d’archéologie.

Le premier moment est celui de la « découverte » de l’hypnose par Mesmer, dansle dernier quart du XVIIIe siècle, sous le nom de « magnétisme animal ». Ce momentprésente la particularité de ne plus s’interrompre, se développant de façon incroyable-ment tumultueuse et variée ; jusqu’à l’arrivée d’un second moment, à la fin duXIXe siècle, où l’hypnose connaît une sorte d’acmé, pénétrant la psychiatrie officielle etla clinique, avec Charcot et l’École de Nancy, pour s’en tenir au domaine français. Làs’opère un virage, signé Freud. Au fil d’une délicate et comme à jamais instable surim-pression, on verra la psychanalyse prendre la place de l’hypnose et la reléguer, aumoins dans l’Europe rapprochée, et selon l’ordre accepté des sciences, au rang desaccessoires et des pratiques peu recommandables. Il faudra attendre le dernier tiersdu XXe siècle pour que l’hypnose, jamais abandonnée en Union soviétique et illustréeaux États-Unis, au fil du siècle, par la figure emblématique de Milton Erickson, seréimpose lentement et commence, en France même, au pays de la pure orthodoxiefreudienne, à connaître un regain d’intérêt et de gloire, grâce à l’obstination de LéonChertok, au relais venu de quelques penseurs et philosophes, et aux travaux récents,décisifs, de François Roustang. L’un des grands intérêts de ce retour, dont on ignoreencore l’avenir institutionnel et clinique, est de remettre en jeu l’histoire de cet objetentre tous instable et énigmatique qu’est l’hypnose, et par là de faire vraiment his-

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toire, grâce à la mise à jour des faits, des textes, des contextes, et ainsi des mouve-ments de pensée comme des traditions qu’ils cristallisent, ouvrant du même coup desarticulations nouvelles avec d’autres domaines de recherche et de création1.

La chose intéressante est qu’à ces trois moments accentués d’ancrage de l’hyp-nose, on voit s’agencer autour d’elle, sitôt qu’en dépit de sa volatilité on s’attache àla prendre comme motif nodal, un certain nombre de dispositifs de vision, dont elle-même offre un exemple 2. Et chaque fois, le cinéma, avant même qu’on cherche àl’éclairer par l’hypnose, pourra se trouver situé auprès de celle-ci dans le développe-ment, si condensé soit-il ici, d’une histoire de l’image et du regard que ponctuent cestrois coupes potentielles : dans un premier moment, d’abord, de ce qu’il est convenud’appeler l’archéologie du cinéma, quelque risque de téléologie que le terme ainsimobilisé suppose ; puis, dans le temps qui conduit à sa naissance, et à ses premiersdéveloppements ; enfin, dans ce moment contemporain, insaisissable à force demétamorphoses, où le dispositif du cinéma, qu’on a pu croire unique, au regard del’image en mouvement, survit parmi tant d’autres qu’il pourrait sembler destiné àperdre sa nature propre.

A. On peut projeter l’un sur l’autre les acquis de deux livres de Foucault, Sur-

veiller et punir et Naissance de la clinique (sans oublier la généalogie plus large déve-loppée dans Les Mots et les Choses), pour comprendre qu’au gré du chevauchement dedeux siècles quelque chose a changé fondamentalement dans l’exercice du regard,

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1. Parmi tant d’autres, l’histoire la plus monumentale et la plus argumentée de l’hyp-nose, conçue à partir du modèle du somnambulisme artificiel de Puységur et de ses consé-quences sur la formation des « sciences psychiques », est due à Bertrand Méheust : Somnam-bulisme et médiumnité, 2 vol. (1. Le Défi du magnétisme, 2. Le Choc des sciences psychiques),Les Empêcheurs de penser en rond, 1999. Le livre d’Alan Gauld, A History of Hypnotism,Cambridge (Mass.), Cambridge University Press, 1992, présente l’intérêt de ne pas se limiterau seul domaine français. L’ouvrage classique est celui de Henri-Frédéric Ellenberger, TheDiscovery of the Unconscious : The History and Evolution of Dynamic Psychiatry, New York,Basic Books, 1970, trad. fr. À la découverte de l’inconscient : histoire de la psychiatrie dyna-mique, Villeurbanne, SIMEP Éditions, 1974.

2. Il est passionnant de suivre la façon dont l’hypnose a été considérée de façon soute-nue, en tant que forme spécifiée de l’attention, dans le second livre de Jonathan Crary, Sus-pensions of Perception. Attention, Spectacle and Modern Culture, Cambridge (Mass.), MITPress, 1999. Si on essaie de ressaisir dans leur ensemble les acquis de ce livre avec ceux deTechniques of the Observer, 1990 (L’Art de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle,Nîmes, Jacqueline Chambon, 1994), on voit s’esquisser au fil du XIXe siècle les grands traitscomme la virtualité d’une histoire comparée des inventions techniques (ainsi, au premierplan, des machines de vision) et des intuitions ou des conceptions psychiques, histoire danslaquelle l’hypnose occupe une place centrale.

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comme dans la vision des corps à partir desquels et entre lesquels ce regard s’exerce.C’est tout le rapport du visible et de l’invisible qui tourne sur lui-même, selon unenouvelle articulation entre l’œil et son objet, portée par le langage qui la rend pos-sible. « L’invisible visible 1 », dit Foucault, cernant la tension qui s’instaure dans laClinique entre une visibilité et une invisibilité également accrues, vouées au regardet soudées selon une proximité nouvelle de la vie avec la mort. C’est l’injonctionfameuse de Bichat, plus paradoxale en cela qu’il ne semble : « Ouvrez quelquescadavres : vous verrez aussitôt disparaître l’obscurité que la seule observation n’avaitpu dissiper. » Foucault a une formule frappante pour situer le clivage qui s’instaureainsi entre le visible et l’énonçable, ouvrant l’image au langage qui s’en fait le doubleinquiet, d’un même mouvement l’éclairant et l’obscurcissant : « Le regard clinique acette paradoxale propriété d’entendre un langage au moment où il perçoit un spec-tacle. » Ce langage est la réponse que provoque une empiricité nouvelle de l’image,paraissant dans sa matérialité et s’offrant comme énigme, loin de l’idéalité que leregard de Dieu garantissait dans l’époque classique. Cet « Œil qui parlerait » devientainsi dans le sujet une voix qui s’élève, du dehors comme du dedans, pour répondre àun enveloppement nouveau de l’observateur dans le tableau. Par là, on est tenté d’accorder à ces vues l’hypothèse adoptée par Michael Fried d’une place du specta-teur s’imposant dans la peinture, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, et se dévelop-pant jusqu’à trouver sa forme extrême dans Manet 2 (Manet qui fut, quant à l’image,l’intime obsession de Foucault, projet d’un livre abandonné).

Sans entrer dans les détours de la discipline qui justifient sa place au cœurdes analyses de Foucault, on peut retenir du Panopticon l’idée d’un œil central, abs-trait, et tout-puissant 3. Cet œil du surveillant est défini par le mouvement circu-laire et discontinu selon lequel il est supposé capter les mouvements d’une réalitéprédécoupée de façon régulière, correspondant à l’ordre intangible de la dispositiondes cellules où sont logés les prisonniers. Or, on remarque qu’au même moment, etpar un hasard singulier dans le même pays et la même année, 1791, une nouvelleforme de spectacle est proposée : le panorama 4. Cette gigantesque composition circulaire a pour objet d’offrir le tableau de peinture à une contemplation sans

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1. C’est le titre du chapitre IX de Naissance de la clinique. Une archéologie du regardmédical, P.U.F., 1963 (pour les citations qui suivent : p. 148, 108 et 115).

2. Michael Fried, La Place du spectateur (1980, 1988), Gallimard, 1990.3. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975, p. 201-

206.4. C’est l’année où apparaît le mot, dans les publicités du premier grand panorama pré-

senté à Londres l’année suivante : « London from the Roof of the Albion Mills ». La patentedéposée par Barker date de 1787; une première tentative, moins achevée, de panorama d’Édim-bourg, date de 1788; en 1793, un lieu permanent d’exposition est ouvert à Leicester Square.

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précédent, que ses normes rapprochent et différencient de celles du Panopticon.Comme dans celui-ci, le regardeur du panorama peut occuper une idéale positioncentrale, la seule à partir de laquelle, tournant sur lui-même, il embrasse peu à peul’ensemble de la scène offerte. Mais ce spectacle se propose pour une peinture de laréalité, en dépit des artifices propres qui concourent à sa conception ; il est donc denature continue, de même qu’est supposée l’être la vision naturelle, en dépit des sauts visuels, conscients ou réflexes, qui l’accompagnent. D’autre part, le pano-rama induit une sélection au gré des mouvements des visiteurs, qui s’approchent ous’éloignent librement des motifs de la toile, un peu comme dans les installationscontemporaines. Enfin, ce spectacle est social ; et la puissance nouvelle de l’œil,d’être relative et partagée, s’oppose ainsi, de quelque façon qu’elle s’exerce, à cellequi triomphe dans l’invisibilité omnipotente et solitaire du maître du Panopticon.

C’est une tout autre vision que suppose, à peine un an plus tard, la machinede mort conçue par la Révolution française. On a dit et redit à quel point l’essentieltient à l’invisibilité du processus par lequel la société nouvelle pense imposer unemort juste, égale et sans douleur 1. La volonté, affichée par le député-docteur Guillo-tin depuis 1789, de réformer le système pénal par « l’effet d’une simple mécanique »engendre une machine grâce à laquelle le bourreau, soustrait à l’ancienne logiquedes supplices, devient un simple exécuteur, quasi une sorte de projectionniste. Carc’est bien une image que propose la machine exemplaire, tant à l’inconscient idéalde la nouvelle République, forte de sa visée d’universalité, qu’aux citoyens nom-breux qui très vite se pressent pour assister au spectacle des exécutions, comme onle faisait aux temps de la mort publique. La différence est qu’ils ne voient rien, là oùautrefois la mort s’éternisait, puisque le couperet glisse trop vite entre les rails del’appareil pour qu’on saisisse son effet autrement que par pure soustraction : dansla lucarne, petit écran circulaire contre lequel le regard se fascine, il y a d’abord unetête, et aussitôt une absence, un trou noir. Éric Rohmer a proposé, dans L’Anglaiseet le Duc, une image exemplaire de cette vision différée, en l’alliant à l’effet d’uneoptique : des hauteurs de Meudon où elle s’est réfugiée, Grace Elliott fait observerpar sa servante, au moyen d’une lunette approchant jusqu’à la place Louis-XV, lascène de l’exécution de Louis XVI dont celle-ci lui rapporte les péripéties. De sorteque se trouve ainsi doublée par la distance, le relais de regards et un recours aux

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Voir Ralph Hyde, Panoramania ! The Art and Entertainment of the « All-Embracing » View,Londres, Trefoil Publications/Barbican Art Gallery, 1988. Sur l’articulation entre Panopticon,panorama et fantasmagorie, et au-delà le diorama, voir Anne Friedberg, Window Shopping,Berkeley, University of California Press, 1993, p. 17-29.

1. Voir Michel Foucault, Surveiller et punir, p. 17-21 ; Daniel Arasse, La Guillotine etl’Imaginaire de la Terreur, Flammarion, 1987 (pour les citations qui suivent : p. 23, 49, 50, 53).

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pouvoirs de la langue, une invisibilité qui éclate déjà si vivement « de près 1 ». Onsait la réaction induite à travers tout le XIXe siècle par cette mort trop instantanée :la vision traumatique de la « tête pensante », dont Alexandre Dumas et Villiers deL’Isle-Adam tireront des effets extrêmes 2. Ce fantasme d’un reste de vie après lamort infligée par la guillotine a l’intérêt de souligner ce qui se joue dans cette visionincroyable mais qu’on doit pourtant croire, où l’invisible est ce qu’il faut voir, au gréde la machine qui « tranche les têtes avec la vitesse du regard » (Arasse cite ainsiCabanis). Hugo écrit aussi : « L’échafaud est vision 3. » « Point aveugle » de la« fenêtre », souligne Arasse. Et il conclut bien : « […] l’instant de la guillotine pro-duit une véritable divergence temporelle où éclate l’unité du sujet. »

On comprend que la réalité de la guillotine ait connu presque aussitôt lesfaveurs de la nouvelle espèce de spectacle inventée à la fin du siècle : la fantasmago-rie, qui propose des sujets aussi bien intemporels qu’inspirés par la proche actualité.Il s’agit de véritables séances, avec leur temps donné, leurs spectateurs payants,dont l’inventeur-metteur en scène proclamé, Étienne-Gaspard Robertson, a laissédes évocations impressionnantes, fût-ce pour leur part d’improbable 4. Elles pré-figurent en effet, parmi bien des choses, ce qui deviendra presque un siècle plus tardl’obsession majeure de la photo spirite : la restitution de l’image des morts auxvivants. Un mélange unique se forme dans la fantasmagorie, propre à cette fin desiècle tourmentée, entre rationalisme et superstition, observation et imagination,instruction et illusion. Le cinéma s’y annonce, à travers un premier achèvement despromesses de la lanterne magique. Mais la virtualité de cette performance, commecelle de beaucoup d’inventions anciennes, s’étend bien au-delà, jusqu’aux installa-tions d’aujourd’hui. La chose difficile à estimer, d’après les descriptions, est en effetle degré de focalisation de l’écran proprement dit, que Robertson nomme aussi

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1. « Mais qu’est-ce que tu vois ? / Rien. Il semble que… / Quoi ? (Bruit de foule, tir decanon) / Mais qu’est-ce qui s’est passé? / Je ne sais pas. / Moi je sais et tu le sais, viens, nerestons pas là. »

2. Le premier, dans sa « tétralogie » surtout, déjà citée, ou dans de brefs récits commeLes Mille et Un Fantômes et La Femme au collier de velours ; le second dans Le Secret del’échafaud (un des contes de L’Amour suprême).

3. Victor Hugo, Les Misérables, chap. IV, édition Massin, Club français du livre, 1969,tome XI, p. 64.

4. Les Mémoires de Robertson, en deux volumes, datent de 1831 et 1833. Le premier aété republié chez Café Clima, 1985, avec une longue préface de Philippe Blon. Sur l’histoireagitée de l’invention de la fantasmagorie, voir Laurent Mannoni, Le Grand Art de la lumièreet de l’ombre, Nathan Université, 1994, p. 135-168 (on y apprend en particulier que l’inven-tion de Robertson en 1798 est préfigurée par la « phantasmagorie » de Paul Philidor, dont unspectacle est annoncé dès 1792). Voir aussi le bel essai de Jérôme Prieur, Séance de lanternemagique, Gallimard, 1985, ainsi que Jean Breschand, « 1789 : Fin de la Révolution, début ducinéma? », Vertigo, n° 4, « Les Écrans de la Révolution », 1989, p. 13-16.

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« miroir », toile blanche au dos de laquelle est envoyée la projection du « fanta-scope », caché aux yeux des spectateurs. Est-ce là une surface fixe et rectangulaire,comparable à un écran de cinéma, ou au contraire de dimensions variables et sur-tout elle-même mobile 1, cherchant à s’accorder aux mouvements qui animentl’image grâce à une sorte de chariot permettant de promener, ou au moins de faireavancer et reculer la lanterne ? Y aurait-il même eu parfois deux écrans, commeparaît le suggérer une image des Mémoires, qui fait surgir un diable et une tête demort ornée d’ailes en deux points différents de la salle ? Des objets annexes, réels,semblent également concourir à la fantasmagorie, là encore comme dans nombred’installations, offrant autant de repères propres à servir l’imagination, proposantune animation que Robertson conduit plus ou moins, tel un bonimenteur. Le son yparticipe aussi, on ne sait trop comment. Mais l’essentiel est là : une projection enpartie mobile et pour un temps donné devant des spectateurs assis dans une salleobscure.

On voit ainsi les effets de l’image se cristalliser selon des modalités complé-mentaires, au gré de ces quatre dispositifs qui conjuguent mutation de la société etmutation du spectacle. Le partage le plus net tient au contraste intérieur à la visibi-lité. D’un côté, une visibilité accrue, une sorte d’omni-visibilité, est commune aupanorama, au Panopticon et à la fantasmagorie 2. Très diversifiée dans ses formescomme dans ses effets, correspondant aux visées des différents dispositifs, cettepuissance induit par là un œil d’autant plus variable 3, au gré duquel l’homme sedote d’un point de vue nouveau, aussi relatif qu’absolu, qui se substitue au regardde Dieu intérieur au monde classique (on est frappé que Robertson, dont la fantas-magorie permet surtout de voir plus d’invisible, soit devenu, des années plus tard, lepromoteur des premiers voyages en dirigeable, et qu’il ait aussi conçu une machine,le « Noctographe », permettant de noter ses rêves dans le noir pour éviter de les dis-

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1. On imagine alors un prélude aux convulsions phénoménales de l’installation dePitch et Patrick Bokanowski, sobrement intitulée, de façon marquée, « Installation », pourl’exposition Projections, les transports de l’image, conçue par Dominique Païni au Fresnoy,Studio national des Arts contemporains, novembre 1997-janvier 1998. L’écran s’y tord, en desmouvements extrêmes et imprévus, au gré de variations de la lumière, comme devenant à lui-même sa propre image. Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville l’ont montrée de façonsymptomatique dans leur film sur l’art, The Old Place (1999).

2. On peut y ajouter, comme le propose Jean-Louis Leutrat, l’Eidophusikon ou Théâtremécanique conçu à Londres dès 1781 par le peintre français Philippe Jacques de Louther-bourg, spectacle consistant en une animation sur scène d’images peintes, selon un principeannonciateur du diorama (« Sur la terre comme au ciel », dans Michel Marie et Marc Vernet(dir.), Christian Metz et la théorie du cinéma, Méridiens Klincksieck, 1990, p. 203-204).

3. C’est l’expression de Jacques Aumont dans L’Œil interminable, Séguier, 1989 – édi-tion revue et augmentée, La Différence, 2007 (en particulier le chapitre « L’œil variable, ou lamobilisation du regard », p. 51-87, sur le train et le panorama au XIXe siècle, p. 58-66).

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siper en recourant à la lumière). Éclate d’autre part l’invisibilité de l’instant propreà la guillotine, à travers lequel une hyper-conscience de la vision matérielle esttransie par l’effet d’une sorte d’inconscient machinique. Comme si la machine sous-trayait d’un côté ce qu’elle offre selon d’autres et confirmait surtout, par son abs-traction extrême, la puissance des effets physiques et psychiques propres à tous cesnouveaux dispositifs. La dualité, par exemple, intérieure au Panopticon, entre leregard virtuel illimité du surveillant et les regards aveugles des prisonniers. Cettetension entre plus et moins de regard, interne à l’idée comme à la réalité de lavision, permet de mieux situer dans un tableau d’ensemble le déplacement quis’opère, à travers le magnétisme animal de Mesmer, dès le début des années 1770 àVienne, puis à Paris, entre 1778 et 1784, jusqu’à l’interdiction d’exercer que luiimposent les commissaires royaux mandatés par Louis XVI 1.

L’apport de Mesmer à une telle perspective pourrait tenir en une phrase d’unegrande force de suggestion : « D’après les expériences et les observations faites, il ya de fortes raisons pour croire que nous sommes doués d’un sens intérieur qui est enrelation avec l’ensemble de l’univers, et qui pourrait être considéré comme uneextension de la vue 2. » Cette insistance sur la vue est chez Mesmer constante et pre-mière. Dans son système, d’un matérialisme flou et ambigu mais assuré, dont lecorps animal, producteur de sensations, est le principe actif, la vue occupe une fonc-tion médiate ; elle incarne à elle seule, plus ou moins, tous les sens. Cela se recon-naît de trois façons au moins. Ce sont d’abord des instruments de vision, microscopeou télescope, qui servent à Mesmer de termes de comparaison pour le changementde perspective qu’introduisent les notions de « sixième sens artificiel » et de « som-meil critique », qualifiant d’un côté l’action produite par le magnétiseur, de l’autreles états de crise dans lesquels se trouvent plongés les sujets qu’il traite. On estfrappé ensuite du nombre de cas présentés par Mesmer touchant des personnesaveugles, ou dont l’organe visuel est affecté, et auxquels il prétend avoir rendu, fugi-tivement ou non, la vue, d’une façon qui entre en résonance avec l’ensemble de sesconceptions 3. Enfin, lorsque dans son Mémoire de 1799, où il intègre à son profit,sans le nommer, les acquis du plus fameux de ses adeptes, le marquis de Puységur,

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1. Rappelons que Joseph Ignace Guillotin fut membre de cette commission.2. Franz-Anton Mesmer, Le Magnétisme animal, Payot, 1971, édition établie par

Robert Amadou, p. 306 (pour les citations qui suivent : p. 307, 223, 102).3. Ces cas sont rapportés p. 70-75, 131-132, 151-154, 161-166. Le plus célèbre est celui

de Marie-Thérèse Paradis, p. 71-74 et 81-84. Une de ses singularités est que le recouvrementsupposé de la vue s’y trouve présenté sur un mode qui préfigure de façon troublante laconception de la photographie (voir mon texte, « Mademoiselle Paradis », dans DominiquePaïni (dir.), catalogue de l’exposition Projections, les transports de l’image, Hazan/Le Fres-noy/AFAA, 1997, p. 57-71).

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« inventeur » dès 1784 du somnambulisme artificiel, Mesmer en vient à évoquer lasituation extraordinaire de l’état de crise dans lequel les « êtres peuvent prévoirl’avenir et se rendre présent le passé le plus reculé », il est clair que si tous les senspropres au corps humain concourent à un état de choses qui met l’homme « en rap-port avec toute la Nature », ce sont les sens « à distance », vue et ouïe, mais la vueavant tout, qui sont le support de cette « extension ». La chose est d’autant plusforte chez Mesmer qu’il prétend s’adresser au corps seul, à « l’âme unie au corps 1 ».Sa revendication d’une action propre, permettant de traiter les affections du corpsen les précipitant dans un état de crise rapporté trop simplement à la circulationdes fluides dans tout l’univers, selon un alliage confus entre astronomie et médecine– cette conviction inspirée et un peu obtuse s’accompagne chez Mesmer d’uneméfiance instinctive envers le langage et son abstraction. Il pourra dire, évoquantun temps de retraite en des termes qui ne sont pas indignes du Rousseau des Rêve-ries : « […] je formais le dessein bizarre de m’affranchir de cet asservissement. Telétait l’effort de mon imagination que je réalisai cette idée abstraite. Je pensai troismois sans langue. » On a reproché à Mesmer cet excès trop simple, autant que laconfusion de son style 2. C’est sous-estimer l’opacité incontournable d’un tournantradical, dont ce style témoigne, avec un élan compulsif. Ce tournant est porté encorepar l’esprit des Lumières, mais sans réduction mécaniste excessive, bien que Mes-mer y tende 3 ; le processus vital s’établit ainsi pour la première fois dans le corps,par le corps et entre les corps, dans l’âme-corps. Cela aura suffi peut-être pour inter-dire à Mesmer d’en être à la fois le pionnier et le meilleur lecteur 4.

D’autre part, on n’oubliera pas la dimension de spectacle que le magnétisme ani-mal, à travers Mesmer, comporte. Il y a en effet deux méthodes magnétiques. La pre-mière est une consultation privée, quoique sans règles définies, ni de temps ni de lieu;elle opère par passes et attouchements. C’est la méthode à laquelle Mesmer semblera,finalement, accorder le plus de crédit. La seconde suppose un espace public, collectif :c’est le fameux baquet, avec ses rites et ses séances, qui devint pour quelques années

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1. « L’âme unie au corps, ne peut recevoir ou donner des perceptions à une autre âme,que par l’action sur la matière, véhicule de toutes nos sensations. »

2. François Roustang rapporte la critique de Hegel dans L’Encyclopédie et s’y associe(Influence, Minuit, 1990, p. 78). Il trouve d’autre part la lecture des productions de Mesmer« décevante » (p. 68).

3. Voir là-dessus les articles consacrés à Mesmer par François Azouvi : « Le Mesmé-risme : des Lumières à l’illuminisme », dans Mario Matucci (a cura di) : Lumières et illumi-nisme, Pise, Pacini, 1985, p. 133-140 ; « L’historicité du mesmérisme », dans Heinz Schott(Hg.) : Franz Anton Mesmer und die Geschichte des Mesmerismus, Stuttgart, Franz SteinerVerlag, 1985, p. 144-151 ; « Magnétisme animal. La sensation infinie », Dix-huitième siècle,n° 23, 1991, p. 107-118.

4. Que sera Maine de Biran, comme le montre bien Roustang dans Influence (p. 71-76).

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une sorte de folie parisienne. « C’est une cuve d’environ six à sept pieds plus ou moinsde diamètre, de dix-huit pouces de hauteur. Dans l’intérieur de cette cuve est undouble fond, sur lequel on met des éclats de bouteilles cassées, du sable, des pierres,du soufre en bâton concassé, ainsi que de la limaille de fer. Le tout est rempli d’eau etrecouvert d’un plancher cloué à la cuve. On pratique sur la superficie du couvercle, àsix pouces de distance des bords, différents trous pour laisser passer des tiges de fer,disposées de manière qu’une de leurs extrémités puisse pénétrer dans le fond de lacuve, et l’autre se diriger par le moyen d’une courbe sur le creux de l’estomac desmalades, ou telles autres parties affectées1. » Les détails de l’installation, dont Mes-mer paraît avoir parfois relativisé l’importance, sont un dernier hommage aux vertuslongtemps supposées de l’aimant, avant que Mesmer n’entrevoie que le magnétiseurdevenait lui-même par sa pratique l’agent physique d’une force psychique (c’est laforce que la psychanalyse tentera de réduire en la qualifiant de transfert). On noterala forme circulaire du baquet, qui annonce à sa façon celles du panorama et du Panop-ticon, unissant ici les regards comme les corps autour d’un point central elliptique quiest aussi bien l’œil du magnétiseur. On retiendra l’animation savante à laquelle selivre Mesmer, dans ses différents hôtels parisiens, produisant une sorte de fantasma-gorie : « […] la mise en scène du magnétisme, incontestablement théâtrale, avec leshabits de soie et les pantoufles dorées du magnétiseur, la pénombre des séances, lamusique émouvante et passionnée, les grands miroirs, reflet de la lumière magné-tique, les signes astrologiques du décor, le regard fixe du thérapeute, dirigé sur lepatient avec l’intention de provoquer une fascination profonde2. » Franklin Rausky,qui relève ces éléments et rappelle l’amitié qui unissait Mesmer et Mozart à Vienne,souligne combien la musique est utilisée ici à des fins cathartiques, pour animer etintensifier la crise plutôt que pour calmer les passions. Le son comme les miroirs sonten effet supposés contribuer à la circulation du fluide, ainsi constamment assimilé parMesmer à la lumière. L’intérêt de ces précisions est de souligner une dimension quidevra attendre longtemps pour prendre tout son sens. Lorsque Mesmer rappelle que« tout est explicable par des lois mécaniques prises dans la Nature, et que tous leseffets appartiennent aux modifications de la matière et du mouvement », lorsque soncontinuateur Tardy de Montravel rappelle que les somnambules ne sont pas des sorciers, mais « au contraire que de pures machines 3 », ils ratent l’un et l’autre,

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1. Franz-Anton Mesmer, Le Magnétisme animal, p. 226-227.2. Franklin Rausky, Mesmer ou la Révolution thérapeutique, Payot, 1977, p. 70. C’est

en France le livre le plus précis sur les composantes épistémologiques de la vision mesmé-rienne.

3. Cette articulation est faite par François Azouvi dans « Magnétisme animal, la sensa-tion infinie », p. 117 (le livre de Tardy de Montravel, Essai sur la théorie du somnambulismemagnétique, a été publié à Londres en 1785).

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semble-t-il, la dimension relationnelle et affective mise en avant par Puységur, quiouvre en ce sens, par une lointaine préfiguration du transfert, l’ère de la « talkingcure ». Mais ils anticipent à leur façon le fait que diverses machines paraîtront un joursusceptibles de produire des effets comparables à ceux induits par de vrais corps, dansle magnétisme, le somnambulisme ou l’hypnose.

B.La relation qui se propage tout au long du XIXe siècle entre invention tech-

nique et intuition psychique peut se fixer en une double image, chez Balzac, à tra-vers deux moments d’Ursule Mirouët (1841) et du Cousin Pons (1847). Dans un cha-pitre du second de ces romans, intitulé « Traité des sciences occultes », Balzac selivre à une analogie entre divers domaines de ces sciences, dont il est fervent, etl’invention de la photographie. « Si quelqu’un fût venu dire à Napoléon qu’un édificeet qu’un homme sont incessamment et à toute heure représentés par une imagedans l’atmosphère, que tous les objets existants y ont un spectre saisissable, percep-tible, il aurait logé cet homme à Charenton. […] Et c’est là cependant ce queDaguerre a prouvé par sa découverte. Eh bien ! si Dieu a imprimé, pour certainsyeux clairvoyants, la destinée de chaque homme dans sa physionomie, en prenant cemot comme l’expression totale du corps, pourquoi la main ne résumerait-elle pas laphysionomie, puisque la main est l’action humaine tout entière et son seul moyen demanifestation. De là, la chiromancie 1. »

Si on creuse un instant ce que Balzac développe ici, on s’aperçoit que commechez tout prophète romantique, cette liaison entre chiromancie et photographie sertle pouvoir énonciatif qu’il s’attribue, de lire et par là de prédire le destin de la comé-die humaine tel que Dieu seul est supposé pouvoir le faire – un Dieu étrangementdevenu Homme avec le XIXe siècle (Balzac ajoute aussitôt à ces quelques lignes : « Lasociété n’imite-t-elle pas Dieu? »). C’est le mouvement même qui porte Dumas danssa tétralogie sur la France prérévolutionnaire et révolutionnaire, dont l’hypnose estle cœur (il commence à écrire Joseph Balsamo l’année où Balzac conçoit son récit).Mais l’essentiel, d’un autre point de vue, est le contenu de l’analogie sur laquelleBalzac revient deux pages plus loin : « Ainsi, de même que les corps se projettentréellement dans l’atmosphère en y laissant subsister ce spectre saisi par le daguer-réotype qu’il arrête au passage ; de même les idées, créations réelles et agissantes,s’impriment dans ce qu’il faut bien nommer l’atmosphère du monde spirituel, y pro-duisent des effets, y vivent spectralement (car il est nécessaire de forger des motspour exprimer des phénomènes innommés), et dès lors certaines créatures douées defacultés rares peuvent parfaitement apercevoir ces formes et ces traces d’idées. »

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1. Honoré de Balzac, Le Cousin Pons, Gallimard, « Folio », 1973, p. 146.

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