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Le discours de la retraite au XVII siècle

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Page 1: Le discours de la retraite au XVII siècle
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Le discours de la retraite au XVII siècle

Page 3: Le discours de la retraite au XVII siècle

PERSPECTIVES LITTÉRAIRES

Collection dirigée par Michel Delon et Michel Zink

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B E R N A R D B E U G N O T

LOIN DU MONDE

ET DU BRUIT

Presses Universitaires de France

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Du même auteur

J. L. Guez de Balzac. Bibliographie générale, Presses de l'Université de Mon- tréal, 1967 (épuisé).

J. L. Guez de Balzac. Bibliographie générale. Supplément I, Presses de l'Uni- versité de Montréal, 1969 (épuisé).

L'entretien au XVII siècle, Presses de l'Université de Montréal, « Leçons inau- gurales », 1971 (épuisé).

J. L. Guez de Balzac, Les entretiens (1657), édition critique avec introduction, notes et textes inédits, Paris, Didier, STFM, 1972, 2 vol. (Prix Halphen de l'Académie française, 1974).

(En collaboration avec R. Zuber) Boileau. Visages anciens, visages nouveaux, Presses de l'Université de Montréal, 1973 (épuisé).

Jean Anouilh, Paris, Garnier, « Critiques de notre temps », 1977. J. L. Guez de Balzac. Bibliographie générale. Supplément II, Publications de

l'Université de Saint-Etienne, 1979. (En collaboration avec J. M. Moureaux) Manuel bibliographique des études lit-

téraires. Les bases de l'histoire littéraire. Les voies nouvelles de l'analyse critique, Paris, Nathan, 1982 (épuisé).

Edition de F. Ponge, La Table, Montréal, Editions du Silence, 1982 (60 exem- plaires autographiés par l'auteur) (épuisé).

Edition de Voyages : récit et imaginaire, « Biblio 17 », Paris, Seattle, Tübingen, Actes du colloque de Montréal, 1984 (épuisé).

Poétique de Francis Ponge. Le palais diaphane, Paris, PUF, collection « Écri- vains » dirigée par Béatrice Didier, 1990.

Hubert Aquin, Journal intime (1948-1971), édition critique, Montréal, BQ, 1992.

(En collaboration avec Robert Mélançon), édition de Les voies de l'invention aux XVI et XVII siècles. Etudes génétiques, Montréal, Département d'études françaises, Paragraphes, 9, 1993.

La mémoire du texte. Essais de poétique classique, Paris, Champion, collection « Lumières classiques » dirigée par Philippe Sellier, 1994.

Les Muses classiques. Essai de bibliographie rhétorique et poétique, Paris, Klincksieck, collection « Théorie et critique à l'âge classique » dirigée par Georges Forestier, 1996.

En préparation (En collaboration avec Gilles Declercq), édition critique des Entretiens d'Ariste

et d'Eugène (1671) du P. Dominique Bouhours, Paris, Champion, collec- tion « Sources classiques » dirigée par Philippe Sellier.

Francis Ponge, Œuvres, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol. (en collaboration avec Michel Collot, Gérard Farasse, Jean-Marie Gleize, Jacinthe Martel, Robert Mélançon, Bernard Veck).

ISBN 2 13 047354 7 ISSN 1242-482 X

Dépô t légal — 1 édit ion : 1996, avril

@ Presses Universitaires de France, 1996 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Par i s

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Sigles et abréviations

ARS Bibliothèque de l'Arsenal BN Bibliothèque Nationale de France

Renvoi aux Références bibliographiques CAIEF Cahiers de l'Association Internationale des Études Françaises,

Paris CIOR Alexandre Cioranescu, Bibliographie de la littérature française du

XVII siècle, Paris, CNRS, 1965-1966, 3 vol. DSS Dix-septième siècle, Paris, Société d'étude du XVII siècle EF Études françaises, Montréal hrsg herausgegeben (édité par) [in] Article inclus dans un recueil dû à un autre auteur que celui de

l'article B. Beugnot, La mémoire du texte. Essais de poétique classique, Paris, Champion, 1994.

NASCFL North American Society for Seventeenth Century French Lite- rature

PFSCL Papers on French Seventeenth Century Literature, Tübingen et Paris

P.P. publié par PUF Presses de l'Université de France (rééd.) Indique qu'un ouvrage a fait l'objet de plusieurs rééditions RHLF Revue d histoire littéraire de la France, Paris

Revue des sciences humaines, Lille SF Studi francesi, Turin slnd Sans lieu ni date STFM Société des Textes Français Modernes UP University Press Var Variante

N.B. Les traductions des textes bibliques sont celles de Lemaître de Sacy (réédition par Philippe Sellier, Paris, Laffont, 1990).

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A V A N T - P R O P O S

La démarche de cet ouvrage [...] reprendra sous forme de transposition mon chemin personnel : mes frayeurs premières, mes difficiles efforts pour m'habituer à la peur.

Jean Delumeau, La peur en Occident, 1978.

C'est ainsi qu'une note intime vient clore une vaste enquête historiographique, établissant entre les réalités existentielles du Moyen Age aux Lumières et la conscience moderne qui les saisit et les réfracte la mystérieuse filiation dont sont tributaires et le découpage d'un objet et sans doute la manière de le lire. Déjà Albert Béguin décelait dans l'ouvrage de Marcel Raymond, De Baudelaire au surréalisme, l'investissement personnel qui en fai- sait à ses yeux le prix et tout à la fois la réussite .

Tout semble se passer comme si, selon des modalités propres à chacun, le chercheur métamorphosait la quête de savoir, l'intel- ligence d'un temps ou d'une œuvre en réflexion détournée sur s o i . C e s p r o p o s n e m ' o n t - i l s f r a p p é q u e p a r l e p h é n o m è n e q u e

d o c t e s e t m o n d a i n s d u X V I I n o m m a i e n t a p p l i c a t i o n ? P o u r q u o i

e n e f f e t l ' i m m é d i a t e s é d u c t i o n , s i n o n l a f a s c i n a t i o n , d u s u j e t j a d i s

p r o p o s é p a r R e n é P i n t a r d s u r l a r e t r a i t e c l a s s i q u e , a l o r s q u e l e

d i x - s e p t i é m i s t e n o v i c e n ' a v a i t e n c o r e p o u r t o u t b a g a g e q u e

l ' e n s e i g n e m e n t d e s m a î t r e s d e k h â g n e , l ' e x p é r i e n c e s o l i t a i r e d ' u n

d i p l ô m e s u r L a F o n t a i n e e t M o n t a i g n e e t q u e l q u e s c o u r s d ' a g r é -

g a t i o n ?

É t a i t - c e l e t e m p s r e t r o u v é d e l o n g u e s v a c a n c e s a n n u e l l e s d a n s

1. « C e q u e j ' a i m e , c ' e s t le p r o f o n d s u b j e c t i v i s m e d e t o n l i v r e ; j ' a i l ' i m p r e s s i o n q u e t u n ' a s p a s t o u j o u r s v o u l u c e t t e d i s c r è t e con fe s s ion q u i p o u r t a n t s ' a f f i r m e d e p l u s e n p l u s

e t q u i d e s s i n e — s o u s t a n t d e p o r t r a i t s n u a n c é s , d e l i g n e s d é m ê l é e s , d ' a v e n t u r e s o ù

tu n e p a r a i s p a s t ' e n g a g e r — t a p r o p r e f i g u r e », l e t t r e c i t é e p a r J e a n S t a r o b i n s k i , L a t a b l e d ' o r i e n t a t i o n , L a u s a n n e , L ' A g e d ' h o m m e , 1989 , p . 113.

2. C e m ê m e t r e m b l e m e n t d e l ' ê t r e p r o f o n d p a s s e d a n s p l u s i e u r s l i v re s d e P a u l Z u m t h o r , e n p a r t i c u l i e r le d e r n i e r ( L a m e s u r e d u m o n d e , P a r i s , Seu i l , 1993) .

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un domaine auvergnat, gentilhommière convertie en ferme, où l'apprenti latiniste, découvrant la correspondance de Pline le Jeune, baptisait pompeusement quies doctrinarum la chambre mansardée qui lui servait de « Louvre de lectures » (F. Ponge), conjonction des plaisirs de la campagne et de l'ermitage parmi les livres qui, dans la vie urbaine et scolaire retrouvée, s'auréolait ensuite des couleurs de la nostalgie ? Était-ce l'écho de ce premier bonheur, bien-être du corps et de l'esprit vécu dans le repli d'un univers protégé, où les relations affectives et amicales, les pay- sages apaisés au relief sans heurts, les longues pérégrinations à travers prés et bois greffaient sur l'exploration des univers intel- lectuels et livresques des valeurs sensibles et visuelles qui les pro- longeaient et en orchestraient les échos ? Était-ce mémoire d'une autre solitude éprouvée dans les séparations imposées par diverses formes de vie collective, vacances de groupe et vie militaire, où s'entretenait et s'avivait, loin des amitiés privilégiées ou du pre- mier désir, un sentiment de déréliction, insurmontable à la rela- tion épistolaire, ce « commerce de fantôme » (Kafka) ?

Autant de registres peut-être qui ont lointainement contribué à nouer un complexe de déterminations où un sujet de recherche a tout d'un coup, comme aimait à dire Boileau, puisé son attrait, par le sentiment confus que je trouverais dans les textes classiques sur la solitude, comme d'autres dans le théâtre, dans la rhétori- que ou dans la biographie, un lieu d'élection pour aller à la ren- contre de moi-même, raison possible aussi d'une lenteur à ache- ver une enquête trop intimement proche. La légitimation et la fécondité de toute recherche littéraire résideraient-elles dans cette symbiose latente, dans ces noces clandestines qui font de tout livre un « miroir d'encre » (Michel Beaujour) ?

La séduction initiale a, dans la naïveté qui était mienne, long- temps masqué l'ampleur et l'ambition d'un sujet dont, au terme d'un long parcours, il restera encore à baliser toutes les voies méconnues ou abandonnées. Supposé ouvrir une carrière, ce livre vient en réalité la clore après l'avoir accompagnée comme une basse continue dont témoigne un boisseau d'articles, mises au point partielles et ponctuelles plutôt que panoramas dont mélanges et colloques furent souvent l'occasion. Il était temps de nouer la gerbe, non pour une analyse qui se rêverait exhaustive, illusoire sur une thème de si large spectre et dont les émergences

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textuelles étaient, hors de quelques traités d'inspiration spirituelle, si éclatées, fragmentaires, mais pour tenter, sans écarter les études antérieures, çà et là. reprises par fragments, une présentation glo- bale des aspects essentiels et des enjeux de l'idée de retraite et de solitude dans la pensée et la sensibilité du XVII siècle français.

Que de fois me fut vantée la magnificence du sujet, sous l'invocation immédiate de Racan et de Saint-Amant, de Port- Royal et de Rancé. Il me revenait d'en mesurer l'étendue, la complexité, les pièges multiples. En outre, privilège ou faiblesse, la réflexion sur la retraite classique aura cheminé au même rythme que la recherche et la critique littéraires. Amorcée dans l'orbe de l'histoire des idées et de la thématique des annés cin- quante qui avaient vu paraître quelques grands et beaux livres de Robert Mauzi, de Jean Ehrard, de Guy Sagnes, de Bernard Tocanne, tous modèles stimulants et décourageants en même temps, elle fut, à tort ou à raison, compromise ou entravée par la mauvaise conscience théorique qu'entretenait la nouvelle cri- tique et par la sévère mise en question de l'histoire des idées qu'entreprenait Michel Foucault (Archéologie du savoir, Paris, 1969). Comment fallait-il interroger les témoignages textuels de nature si disparate puisqu'ils vont du poème au traité, de l'épis- tolaire au roman après les développements et parfois l'emprise tyrannique de la linguistique du texte ou de la sémiologie ? Ces discours refluent et leur apport peut être à la fois assimilé et mis à distance ; une liberté nouvelle se fait jour pour conjoindre des éclairages multiples, sans la culpabilité et les risques de l'éclec- tisme si décrié.

Avec les armées, réflexion et conception s'étaient aussi dépla- cées, glissant du matériau historique que représentent les disgrâ- ces, les retraites et les conversions attestées par des témoignages et prises en charge par biographes et hagiographes, vers des réa- lités plus fuyantes, plus diffuses, projetant la retraite et la solitude sur d'autres plans, sans que l'articulation des unes aux autres soit évidente, ni aisée. Intervenaient l'imaginaire, la rhétorique, le lieu commun, facteurs impossibles à méconnaître et qui débor-

1. L'idée du bonheur au XVIII siècle, Paris, 1960; L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIII siècle, Paris, 1963 ; L'ennui dans la littératrure française de Flaubert à Laforgue, Paris, 1969 ; L'idée de nature en France dans la seconde moitié du XVII siècle, Paris, 1978.

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dent de toute part le conceptuel ; en outre, par un paradoxe appa- rent, la problématique et la philosophie de la retraite ou de la solitude trouvaient parfois, à l'intérieur d'un univers fictionnel, une place que les occurrences lexicales ne laissent pas à première vue soupçonner, : c'est le cas pour Mme de La Fayette, Racine, voire La Fontaine.

Restait néanmoins un double écueil : d'un côté, dresser l'inventaire descriptif d'un ensemble de formes et d'aspects, sim- ple géographie dont frappe d'emblée le caractère répétitif, spec- tacle du lieu commun ; de l'autre, se limiter à la lecture des pages les plus séduisantes de Guez de Balzac, de La Mothe Le Vayer ou de La Fontaine qui, pour avoir valeur représentative et emblé- matique, n'en laissent pas moins dans l'ombre tout un foisson- nement d'échos, de traces, de textes plus obscurs et oubliés qui souvent leur servent de terreau et peut-être expliquent qu'elles aient à ce point vivifié les consciences.

C'est donc sans trop de regret qu'un essai se substitue au monument d'érudition que pouvait légitimement faire espérer, voire exiger, un si vaste sujet. Est ici offert un cadre d'analyse et de réflexion où devraient, du moins j'en exprime le souhait, aisément trouver place tous les témoignages, tous les documents, toutes les illustrations,, tous les textes que j'aurai ou délibérément ignorés ou simplement méconnus : « Je tiens qu'il faut laisser dans les plus beaux sujets quelque chose à penser» (La Fontaine). Impossible en effet de recenser toutes les biographies, toutes les lettres réelles et fictives, toutes les tirades dramatiques ou les épi- sodes romanesques à l'éloge de la solitude, tous les textes qui, explicitement ou implicitement, jouent avec cette idée. L'expé- rience de la recherche, bibliographique en particulier, m'a de toute façon persuadé que l'exhaustivité était un leurre et, dans ce cas singulier, sa quête pouvait finalement nuire à la définition même d'un problème en masquant les lignes de force sous l'amas des informations. Que de travaux sur le baroque n'ont qu'étendu le corpus sans ajouter aux cadres explicatifs définis de manière fondatrice par Jean Rousset. Il s'agit donc bien, selon le titre de la collection où ce livre paraît, de Perspectives littéraires, titre qui définit à la fois un point de vue panoramique et un corpus ; un dossier est ouvert, un territoire est balisé, appel à d'autres inventaires et, pourquoi pas, à une remise en question des hypo-

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thèses qui lui servent de charpente et le concluent. Mon propos était de situer la récurrence manifeste du discours de la retraite dans le cadre de l'histoire sociale, intellectuelle, spirituelle et lit- téraire du XVII siècle, d'en apprécier également les enjeux en lon- gue durée par rapport aux héritages et aux modèles qui pèsent sur lui, aux métamorphoses qu'il subit dans les époques ulté- rieures jusqu'à notre propre siècle qui n'appelle plus au mépris du monde, mais se trouve confronté à des formes nouvelles de loisir et de solitude. Aux lecteurs et aux collègues de juger si les pages qui suivent justifient ce plaidoyer pro domo ou de dire, si, tel Chapelain dont la Pucelle tant attendue ne fit que l'unani- mité des déceptions, l'essentiel s'est dérobé à ma prise.

Au cours d'une si longue gestation s'accumulent des dettes innombrables, contractées dans les colloques, les entretiens privés, les consultations sollicitées ; au risque de quelques oublis, je citerai Jean-Pierre Collinet, Jean Mesnard, Philippe Sellier, André Steg- mann, Louis Van Delft, Roger Zuber, Paul Zumthor. C'est aussi un agréable devoir d'exprimer ma vive gratitude à la Fondation Killam (Conseil des Arts du Canada) qui m'a pendant deux ans accordé une généreuse bourse de recherche pour mettre ce livre

point, et à mon ami Jacques Le Brun, professeur à l'École pratique des Hautes Études, qui en m'invitant en 1990 à donner un séminaire sur « Les lieux de la retraite classique » m'a tout à la fois donné la chiquenaude pour tenter une présentation syn- thétique des problèmes que j'avais jusqu'alors abordés en ordre dispersé, et fourni un auditoire de qualité dont les questions et suggestions trouveront ici leur écho. Enfin, je suis très reconnais- sant à Michel Delon et Michel Zink d'avoir accueilli ces pages dans la collection qu'ils dirigent.

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I N T R O D U C T I O N

DISSÉMINATION, CONTRASTES, AMBIVALENCES

UN LIEU PROBLÉMATIQUE

En 1620, Théophile de Viau porte à la scène les aventures de Pyrame et Thisbée d'après le récit d'Ovide dans les Méta- morphoses ; autour du drame de la passion s'opposent l'espace curial, lieu du pouvoir paternel, et l'espace intime, celui de l'idylle et de la pastorale. Les amants ne franchiront la muraille à travers laquelle ils communiquent, piège tragique, que pour voir le locus amœnus et l'oaristys rêvée se métamorphoser en locus terribilis et en tombeau ; elle devient figure de l'interdit qui les réduit au seul échange de paroles et de la ligne invisible, mais infranchissable qui isole chaque espace.

En 1636, L'illusion comique, pièce la plus « capricieuse » (Épître) de Corneille, s'ouvre sur le dialogue de deux courtisans devant l'ermitage d'Alcandre qui sera le meneur de jeu de cette apologie du théâtre :

Ce grand mage dont l'art commande à la nature N'a choisi pour palais que cette grotte obscure. La nuit qu'il entretient sur cet affreux séjour N'ouvrant son voile épais qu'aux rayons d'un faux jour, De leur éclat douteux n'admet en ces lieux sombres Que ce qu'en peut souffrir le commerce des ombres.

« Retraite naturelle » (G. Bachelard), la grotte est lieu initia- tique et secret, avatar de la selva oscura de Dante. Un clivage s instaure d'entrée de jeu entre deux espaces, l'extérieur et l'inté-

1. Sur ces deux expressions, voir le chapitre II, Lieux solitaires, p. 104. Quant à l'oaristys, ce terme grec désigne depuis Homère une conversation tendre en tête-à-tête.

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rieur, le public et le privé, la parole sortie de l'ombre et le silence. La multiplication ultérieure des scènes, selon un procédé d'emboîtement propre au théâtre dans le théâtre de l'époque baroque, renforce l'impression d'un monde clivé où s'échangent sans cesse le réel et l'illusion, le vrai et le fantasmatique. Cet « étrange monstre » (Dédicace) dramatique est à plus d'un titre emblématique : Alcandre, le mage et le savant, hérite de la figure stéréotypée du vieillard que l'on consulte et s'il incarne l'orateur, la scène oratoire, c'est-à-dire le discours, apparaît comme le seul lieu de réconciliation des espaces, lieu utopique où s'abolissent les tensions et les incompatibilités de la vie réelle ; son auctoritas provient de sa vie noble et vertueuse, otium campagnard qui fonde ses qualités morales 1 ; le dénouement enfin par lequel le théâtre rejoint la vie retrouve pour l'inverser la métaphore du theatrum mundi chère aux moralistes.

Rien ne serait plus aisé que d'analyser ainsi en termes d'espaces conflictuels, complexes, antagonistes, bien des oeuvres de fiction jusqu'à la fin du siècle. Le théâtre de Racine ne les intériorise-t-il pas dans le huis clos des consciences ? La Prin- cesse de Clèves n'obéit-elle pas à une organisation narrative ryth- mée par l'alternance de la vie de cour et de la fuite ?

Que les esprits et les sensibilités du XVII siècle n'aient pas perçu ces scènes et ces textes comme autant de discours de la retraite dont il y avait par ailleurs tant de lieux explicites, c'est possible. Mais ils en mettent néanmoins figurativement en évi- dence plusieurs traits et ils invitent, en première approximation, à formuler en termes d'espace et de lieux la problématique de ce discours. Si en effet le théâtre reflète les conflits et les rêves d'une société, voici posés le foyer et le point de fuite de tout ce livre. La répartition problématique, source de frictions, entre les espaces physiques, politiques, sociaux et mentaux, le cortège de problèmes historiques, biographiques et textuels qu'ils sou- lèvent, tel est finalement son objet. En toile de fond, puisque la documentation provient non d'archives, mais d'oeuvres littérai- res, rode la question du statut de la « littérature » et de sa ren- contre avec des projets de nature existentielle, incertaine navi-

1. M. Fumaroli, Rhétorique et dramaturgie dans l'Illusion comique de Corneille, DSS, 1968, n° 80-81, p. 107-132.

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gation entre la réalité et le rêve, spectre singulier de cette retraite qui, de l'intimité du salon à l'anachorétisme, présente une gamme étendue de registres et de formes dont on peut s'étonner qu'elle n' ait pas jusqu'à présent, en raison de sa dissémination et de sa prégnance retenu davantage l'attention et dont la diffusion et la portée attendent encore d'être observées et interrogées.

Depuis la Poétique de l'espace (1957) de Gaston Bachelard jusqu'aux colloques ou livres récents sur le paysage et aux tra- vaux de Michel Collot sur la poésie contemporaine, l'espace est devenu un concept critique parce que se rejoignent en lui des p h é n o m è n e s p h y s i q u e s d e p e r c e p t i o n e t d e r e p r é s e n t a t i o n d e s

q u e s t i o n s d e p r o j e c t i o n a f f e c t i v e e t m e n t a l e q u i e x p r i m e n t l a

m a n i è r e p r o p r e à u n i n d i v i d u , u n g r o u p e o u u n t e m p s d ' a m é -

n a g e r s o n h a b i t a t . C h o i x d ' e x i s t e n c e , l a r e t r a i t e e s t a u s s i , s i n o n

s u r t o u t , u n m o d e d e r e l a t i o n à l ' e s p a c e q u i s e m a n i f e s t e d a n s

l' o r g a n i s a t i o n d e l a d e m e u r e c o m m e d a n s d e s p a y s a g e s r é é l s o u

i m a g i n a i r e s , q u i s t r u c t u r e t o u t e u n e p o é t i q u e d u l i e u c l o s .

Q u a n t à l a n o t i o n d e l i e u x , e l l e j o u i t d ' u n l a r g e é v e n t a i l d e

s e n s e t d ' u n r i c h e p o u v o i r m é t a p h o r i q u e . A v e c l a r h é t o r i q u e , e l l e

c o u v r e l e d o m a i n e d e l a t o p i q u e d o n t o n s a i t l e r ô l e d é t e r m i n a n t

a u X V I I s i è c l e d a n s l a g e n è s e d u t e x t e e t d a n s l a s t r u c t u r a t i o n

d e s r e p r é s e n t a t i o n s ; d é p l a c é e v e r s l e s r é a l i t é s m o r a l e s e t p s y -

c h o l o g i q u e s , e l l e s e r é v è l e f é c o n d e p o u r l a d e s c r i p t i o n o u l a c a r -

t o g r a p h i e d e l ' â m e ( B . P a p a s o g l i , L o u i s V a n D e l f t ) . O r d a n s l e

p h é n o m è n e d e l a r e t r a i t e — j e c h o i s i s à d e s s e i n , e t p a r p r o v i s i o n ,

c e t e r m e n e u t r e p o u r n e p r i v i l é g i e r n i l e c o n c e p t u e l q u e v é h i -

c u l e r a i t l e m o t i d é e , n i l e s e x p é r i e n c e s v é c u e s q u e p o u r r a i t s o u s -

e n t e n d r e l ' e x p r e s s i o n d e v i e r e t i r é e — , l e l i e u t r o u v e u n c h a m p

e x c e p t i o n n e l o ù s e d é p l o y e r . I l s e n o u r r i t e n e f f e t d ' u n e g e r b e

d e t e x t e s f o n d a t e u r s e t d ' u n b o i s s e a u d e l i e u x c o m m u n s d o n t i l

f a u t m e s u r e r l a d i f f u s i o n e t l ' i m p a c t ; i l c o r r e s p o n d à d e s l i e u x

p h y s i q u e s e t s o c i a u x t r è s p r é c i s é m e n t d é c o u p é s d a n s l ' e s p a c e

g é o g r a p h i q u e o u d a n s l a s o c i é t é ; i l e s t e n f i n u n l i e u m e n t a l o ù

s e c o n s t r u i t , d a n s u n s y s t è m e c o m p l e x e e t d i v e r s d e r é f é r e n c e s

1. M i c h e l i n e T i s o n - B r u n , P o é t i q u e d u p a y s a g e , Pa r i s , N i z e t , 1 9 8 0 ; M o r t d u p a y s a g e ?

P h i l o s o p h i e e t e s t h é t i q u e d u p a y s a g e , é d i t é p a r F . D a g o g n e t , C h a m p V a l l o n , 1982 ;

L i r e le p a y s a g e , l i r e les paysages , U n i v e r s i t é d e S a i n t - E t i e n n e , 1984 .

2 . F r a n ç o i s e S i g u r e t , L ' œ i l s u r p r i s , Pa r i s , K l i n c k s i e c k , 1993 ( n o u v e l l e é d i t i o n r e v u e e t c o r r i g é e ) .

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à l'existence, tout un univers de nature mythique ou fantasma- tique dont les constantes, les variables et les fonctions font pro- blème.

Comment en effet ne pas se surprendre que ni l'Histoire de la France religieuse, ni l'Histoire de la vie privée ne lui consa- crent un chapitre, se limitant à des indications disséminées à d'autres propos ? La retraite fut pourtant au cœur de la réforme spirituelle inspirée par le Concile de Trente et de la prédication qu'elle inspira ; elle fut aussi l 'un des instruments ou des foyers de la réflexion sur l'intime, où s'est forgée une conscience neuve du moi et de la vie intérieure. Rares sont en effet les études un

peu synthétiques. Du mémoire de F. Quinque sur l'idée de repos, idée si couramment associée à celle de retraite, seul un résumé a paru ; il dressait de Pascal à La Bruyère un bon inven- taire de textes, rattachés à la notion de pessimisme moral : loin d'être une morale de la facilité, le repos se gagne sur l 'inquiétude naturelle de l'esprit et la génération de 1660, réticente et critique à l 'endroit de l'ataraxie stoïcienne, cherche un difficile équilibre. Citant Mme de Sévigné — « Il ne s'agit pas de se torturer l'esprit par mille réflexions tristes qui seraient en droit de nous accabler, il s'agit de respirer et de vivre » —, F. Quinque conclut sur le cliché de l'ancienne historiographie du XVII siècle :

Cette ardeur de vie seule aurait sans doute abouti à une doctrine d'expan- sion de l'être, le pessimisme seul à un désespoir ou une révolte sans issue ; la rencontre des deux fit ardemment souhaiter à nos classiques repos indi- viduel, stabilité sociale.

Plus ambitieux puisqu'il embrasse tout le siècle, et plus res- treint parce qu'il se limite au genre épistolaire, centré cette fois sur la notion de retraite, le livre de M. Vigouroux pressent les problèmes essentiels en esquissant l'itinéraire qui conduit du dégoût ou de la disgrâce aux plaisirs de la retraite, du profane au religieux ; le terme de désert y est lucidement analysé dans son éventail sémantique et le choix d 'un genre dont le dévelop- pement est en étroite corrélation avec l'expansion de l'espace privé, noue une heureuse conjonction entre rhétorique et thé- matique, sans que toutefois soit formulée de manière assez expli- cite la question des rapports texte / existence, réel / imaginaire réduits à une simple spécularité.

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Ces travaux sont anciens. Plus récemment les voix sont

venues d'Italie. Barbara Piqué dressait un bilan bien informé et suggestif, avec en épigraphe une citation du De vita solitaria de Pétrarque qui situait le point de vue dans une topique ; en quelques pages, elle réusssit à enrichir l'état présent de référen- ces, de textes qui nuancent plusieurs des hypothèses que j'avais moi-même avancées, insistant sur les liens étroits, et pas seule- ment de nature antithétique, qui lient solitude et mondanité. Si l' étude de Mino Bergamo se place aux frontières de notre propos par son objet, le discours mystique, où il prolonge le livre de Michel de C e r t e a u en revanche l'enquête de Benedetta Papa- sogli sur le for intérieur est une exploration très fine de ce champ de l'intime et de l'imaginaire qui l'investigue. En suivant les métamorphoses de ce véritable lieu commun dans un large éven- tail de textes moraux et spirituels, B. Papasogli donne un poids nouveau au phénomène que Jacques Le Brun a appelé, chez les Jésuites de la fin du siècle, « le passage de la mystique à la morale »

Reste à signaler un substantiel travail de doctorat, encore iné- dit, d'Éric Van der Schueren Centré sur la retraite spirituelle, inspiré des travaux sociologiques de Pierre Bourdieu, Roger Chartier et N. Elias, il commence où ce livre s'achève, encore que soient nombreuses les zones de recouvrement tant sont fluc- tuantes les frontières. Plaçant au centre de ses analyses le concept d habitus, entendu comme l'intérioxisation des contraintes et des déterminismes et leur reproduction, avec une part d'imprévisi- bilité, par chaque agent du champ social, E. Van der Schueren découvre, par la notion d'ascèse, des homologies entre la cour et le cloître (« même procès de civilisation »), se montre très sen- sible aux contaminations que trahit le langage entre le couvent et l'hôpital, entre les règles de la civilité et les règlements céno- bitiques, entre le formalisme rhétorique et le formalisme médical, entre les liturgies médicales et cléricales. A l'inverse du livre de M. Vigouroux qui méconnaissait les enjeux politiques et sociaux

M. Berg amo, La science des saints. Le discours mystique au XVII siècle en France, Grenoble, 1992 ; M. de Certeau, La fable mystique, Paris, Gallimard, 1982.

2. Dix-huitième siècle, n° 18, 1976, p. 42-66. 3. Voir Bib p. 282. On annonce aussi pour l'automne 1995, sous la direction de W. Lei-

ner à l'Université de Tübingen, la thèse d'Erich Streitenberger sur la notion de soli- tude à l'époque baroque.

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de la retraite, c'est ici le point de vue littéraire et surtout pro- prement spirituel qui demeure estompé, point de vue d'un his- torien de la société qui cherche à déchiffrer des pratiques et pri- vilégie les enjeux sociaux. Indépendamment de ce qu'apportent l'étendue des lectures et la justesse ou l'originalité de bien des analyses, il est difficile de surmonter l'impression d'une démar- che réductrice comme si la retraite ne relevait que de l'histoire des maladies de l'âme — ce qu'avait perçu la notion médiévale d'acedia — et des dérèglements du corps ou de l'esthétisation qui marque les comportements sociaux :

Le doublet de vie séculière, curiale ou urbaine et de vie régulière (monas- tique) fut longtemps, à la suite du discours des contemporains sur la cor- ruption du siècle, tenu pour une antinomie fondatrice (...). Cependant il ne faudrait pas oublier non plus que la curialisation a également eu pour fin la purgation des moeurs civiles et que cette purgation est contempo- raine de la réforme des couvents (...), deux systèmes de vie en fait simi- laires dans les principes et dans les effets (p. 115).

L'évident intérêt de cette démarche est de rendre sensibles des analogies rarement soulignées, de ménager des passerelles entre des réalités trop souvent perçues comme autonomes alors qu'elles concernaient une élite sociale qui trouve son ciment dans une culture partagée. Seulement, la communauté des cadres péda- gogiques, des démarches, des processus mentaux, qui définissent un esprit d'époque, gomment-ils les différences et les spécificités de chaque domaine ? La mystique et la passion parlent volon- tiers, textuellement et visuellement, le même langage ; est-ce à dire qu'il faut oublier l'objet propre à chacune pour replier la première sur la seconde ? L'étude d'E. Van der Schueren ren- contre l'inévitable problème de toutes les approches trop exclu- sivement sociologiques ; n'est-il pas aussi arbitraire d'effacer les dimensions affectives, mentales, textuelles que d'ignorer que tout homme, tout écrivain est pris dans un réseau social qui le mar- que et ne vit pas dans le pur ciel des idées ? Reste à se demander pourquoi, en ce dix-septième siècle et pas seulement en France, la double tradition de la solitude profane et de la retraite reli- gieuse s'est si fortement imposée et actualisée.

1. S. Wenzel, 1960 (Bib p. 277). 2. Jean-Noël Vuarnet, Extases féminines, Paris, Arthaud, 1980.

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Ces réserves en forme de questions ne doivent ni masquer l' intérêt d'une enquête de sociologie historique sur les retraites profanes et religieuses, sur leur répartition dans le temps, selon les régions et selon les hiérarchies sociales, ni méconnaître tous les développements heureux et féconds sur la topique des bio- graphies exemplaires, sur le rôle social du couvent, sur le statut des retraites féminines. Il est sûr que notre chapitre V est bien insuffisant pour traiter de la retraite religieuse ; dans le siècle de saint Augustin, la dimension spirituelle constitue souvent l'hori- zon naturel de toute réflexion morale, mais il n'entrait dans notre propos, faute en particulier de compétence, ni de nous aventurer dans la mystique et la spiritualité, ni de faire l'histoire des ordres contemplatifs. En revanche, un sermon de vêture ou une oraison funèbre prononcés par Bossuet devant un auditoire mondain, correspondent à cette limite où saisir l'articulation d'un discours du monde et d'un discours du salut.

C'est dire que, devant l'ampleur du sujet et l'étendue des sources primaires et secondaires, cet essai n'évite pas de prendre parfois l'aspect d'un vaste état de question, ouverture et pierre d attente pour des monographies et des enquêtes plus fouillées. Bilan d'analyses de détail, conclusion de réflexions anciennes, amorce d'une problématique d'ensemble, ce livre a pour ambi- tion d'offrir une géographie de la retraite classique, une genèse de ses modèles et un premier inventaire de ses fonctions.

UNE HANTISE DE LA DISTANCE

La diversité est si ample (...). Je ne puis juger de mon ouvrage en le faisant, il faut que je fasse comme les peintres et que je m'en éloigne.

Pascal, Pensées, Laf. 558 ou 983

« Loin du monde et du bruit », l'expression appartient pour la postérité à une fable de La Fontaine (XI, 4, Le songe d'un habitant du Mogol), récit d'un rêve paradoxal où un ermite brûle aux Enfers tandis qu'un vizir connaît le plaisir « pur et infini » des Champs-Élysées :

Page 21: Le discours de la retraite au XVII siècle

Ce vizir quelquefois cherchait la solitude, Cet ermite aux vizirs allait faire sa cour.

Si j'osais ajouter au mot de l'interprète J'inspirerais ici l'amour de la retraite (...). Solitude où je trouve une douceur secrète, Lieux que j'aimai toujours, ne pourrai-je jamais, Loin du monde et du bruit goûter l'ombre et le frais ?

La fluidité et le naturel des vers dissimulent la pluralité des registres de retraite qui viennent ici s'épouser sans heurt : oppo- sition vie politique / vie privée, cour / solitude, esquisse d'un locus amœnus, vie intérieure faite de rêverie savante, de sommeil et de poésie. Seul l'ordre fantasmatique et le polymorphisme d'un tempérament accueillant à toutes les suggestions donnent cohérence à ce syncrétisme de thèmes.

Mais de cet hémistiche, La Fontaine n'est ni le premier, ni le dernier occupant. Dès l'antiquité latine, les variations sur l'éloignement du monde sont associées au Cache ta vie d'origine épicurienne : pensons à la seconde épode d'Horace (« Beatus ille qui procul negotiis »), au second chœur du Thyeste de Sénèque que paraphrasera D'Hesnault : (« Loin du monde et du bruit rechercher la sagesse » et au passage de Tacite (Annales, I V, 41) où Séjan pour asseoir son pouvoir pousse Tibère « ad vitam procul Roma amœnis locis degendam » Le procul latin engen- dre dans la poésie française classique toute une chaîne d'échos, représentation figée peut-être, mais dont chaque occurrence s'enrichit du cortège des autres Variations qui se prêtent à toutes les situations et à toutes les irisations de la conscience, qui sourdent aussi bien du dégoût du monde que de l'attrait du repos ou du tempérament porté à la bile noire. L'association de la retraite et de la mélancolie, avec l'ambivalence entre la tris- tesse, l'acedia des moines et la fécondité saturnienne de l'esprit, est bien connue depuis les recherches érudites de R. Klibansky, E. Panofsky et F. Saxle autour de la gravure de Dürer, et celles

1. Avec une variante dans le Mercure galant (août 1972, p. 32-33, « Loin du peuple et du bruit » qui rappelle cette fois une ode d'Horace (IV, 1 « Odi profanum vulgus et arceo »).

2. A passer sa vie loin de Rome en des lieux d'agrément. 3. Le jésuite Pierre de Villiers compose en 1704 une longue Ode sur la solitude,

construite sur l'anaphore de l'adverbe loin.

Page 22: Le discours de la retraite au XVII siècle

de J. Starobinski sur son histoire médicale et littéraire Sous un portrait du mélancolique, jeune aristocrate en train de lire, Nicolas Bonnart (1637-1718) place ce quatrain :

Je me sens ennemi et du monde et du bruit ; Un livre satisfait mon humeur triste et sombre Je préfère au beau jour une ennuyeuse nuit, Et ne veux pour rêver que le silence et l'ombre

« Loin du monde, loin des compagnies, il n'a plus que Dieu devant les yeux », dit Bossuet de l'homme nouveau dans son ser- mon Sur la conversion ; la distance ici ouvre à la rencontre du divin, variation spirituelle sur le topos poétique, divergence de deux itinéraires.

De telles récurrences témoignent d'une hantise de la distance dont les signes sont aussi manifestes que nombreux. Bréviaire et livre de chevet, les Essais de Montaigne avaient appris aux conciences classiques à se prêter sans se donner. L'art de par- venir est un art de rester maître de soi, de masquer son affec- tivité et de connaîttre les hommes en les observant, tandis que le moraliste se place à l'écart pour mieux examiner et juger le monde distancé. L'action elle-même, pour condition de son effi- cacité, doit ménager un retour analytique sur soi ; auprès du prince, le conseiller est la figure toujours présente de cet indis- pensable espace de réflexion dont les ouvrages historiques et politiques sont le rappel et la voix. A ce titre, la retraite peut aussi se faire propédeutique à l'action — Jésus-Christ au désert en est le modèle et la caution — ou lente préparation à l'appa- rition réussie sur la scène du monde (Méré). Descartes assoit son entreprise philosophique sur le refus des héritages et des appren- tissages, règles de méfiance vis-à-vis de la prévention et de la précipitation (Discours de la méthode, 1637), plaçant à la nais- sance du discours scientifique un double mouvement d'objecti- vation, façon de se déprendre des cadres conceptuels tradi-

1. Des premiers : Saturne et la mélancolie. Études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, Paris, 1989 ; H. Böhme, Dürer. Melencolia I. Dans le dédale des interprétations, Adam Biro, 1990 ; de J. Starobinski, Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900, Bäle, 1960; La mélancolie de l'anatomiste, Tel quel, 1962, 10, p. 21-29; « L'encre de la mélancolie », NRF, mars 1963, p. 410-423 ; L'immor- talité mélancolique, Le temps de la réflexion, 3, 1982, p. 231-251 ; Démocrite parle : l' utopie mélancolique de Robert Burton, Le débat, mars 1984, p. 49-72.

2. Série des caractères : BN, Cabinet des estampes, Éd 113, Oa 56 et Oa 72.

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tionnels et de l'immédiateté, et d'abstraction, manière de domi- ner la diversité et la confusion du réel pour parvenir à le penser et à en dégager les lois. Le considérable développement du savoir s'est accompagné de cette conscience neuve de la séparation du sujet et de l'objet, de l'esprit et de la matière. Le jugement cri- tique lui-même n'ignore pas ce besoin, bien étranger à ce que les modernes nommeront critique d'identification et l'intros- pection si délicate devant les ruses et les déguisements du moi (La Rochefoucauld) doit briser une proximité à soi qui interdit toute maîtrise. La métaphore du port et, en certains de ses emplois, celle du miroir expriment la même idée : « Le port juge ceux qui sont dans le vaisseau » (Pascal). Au principe de la retraite et de la solitude se lit aisément la même attitude : la distance imposée ou conquise permet au moi défait, disloqué dans la succession de ses déguisements, de se reconstruire. « Loin du monde et du bruit », la litanie de ce demi-vers échappe à la banalité par la porte secrète qu'elle entrouvre sur la mentalité classique.« Loin du monde », l'expression vient rompre une har- monie que la Renaissance cherchait dans l'effet spéculaire macro- c o s m e / m i c r o c o s m e , m a i s q u e l e X V I I s i è c l e e s t o m p e e t

s ' a f f i r m e d a n s l ' a u t o n o m i e n o u v e l l e d u s u j e t n o n l e r e f u s d u

d i v i n , m a i s u n e r e l a t i o n r é i n v e n t é e a u m o n d e p h y s i q u e , s o c i a l e t

s p i r i t u e l A m b i t i o n c o m p l e x e q u i v i e n t c o m b l e r d e s m a n q u e s ,

f û t - c e e n s e r é f u g i a n t d a n s l e r ê v e : A l c e s t e n e c h e r c h e - t - i l p a s

à é c h a p p e r à l a g a l e r i e d e v i s a g e s q u ' i l p r é s e n t e t o u r à t o u r s o u s

s o n p r o p r e r e g a r d e t s o u s c e u x d e P h i l i n t e , d e C é l i m è n e , d ' A r s i -

n o é , d ' E l i a n t e ? « Q u ' e s t - c e q u e c e m o i ? [ . . . ] O ù e s t d o n c c e

m o i s ' i l n ' e s t n i d a n s l e c o r p s , n i d a n s l ' â m e ? » ( P a s c a l ) L e f o n -

d e m e n t d e l a s a g e s s e r é s i d e d a n s l ' é c a r t e t d a n s l ' a r t d e s e d é p r e n -

d r e :

J e s u i s p e r s u a d é q u ' e n b e a u c o u p d ' o c c a s i o n s , il n ' e s t p a s i n u t i l e d e r e g a r d e r

1. B. B e u g n o t , B o i l e a u e t la d i s t a n c e c r i t i q u e , É t u d e s f r a n ç a i s e s , V , 2, m a i 1 9 6 9 ,

p . 1 9 5 - 2 0 6 . O n t r o u v e r a i t u n e a u t r e p r e u v e d a n s la v o g u e d e s p a r o d i e s : B . B e u g n o t ,

L ' i n v e n t i o n p a r o d i q u e (1986) , M E T , p . 3 3 3 - 3 4 8 .

2. V o i r c h a p i t r e I, p . 7 0 e t c h a p i t r e IV, p . 176.

3. V o i r le n u m é r o 22 d e L i t t é r a t u r e s c lass iques , a u t o m n e 1994 , c o n s a c r é à « L a n o t i o n d e m o n d e ».

4. V o i r le l i v r e d ' A . T o u r a i n e ( C r i t i q u e d e l a m o d e r n i t é , P a r i s , F a y a r d , 1992) q u i s e r a

d e n o u v e a u é v o q u é e n c o n c l u s i o n .

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Fig. 1 — Pierre Daret, dans : Gomberville, La doctrine des mœurs, Paris 1646

( I partie, tableau 34). P. Daret (1614-1675) fut reçu à l'Académie en 1663 pour ses ouvrages de peinture ; il fut aussi éditeur rue Saint-Denis et rue Saint-Jacques. Il est l'auteur de plusieurs frontispices en parti- culier pour des pièces de théâtre. Ses gravures pour La doctrine des mœurs reprennent en les inversant celles des Q. Horatii

Flacci emblamata (Anverpiae, 1607) d'Otto Vaenius.

Page 25: Le discours de la retraite au XVII siècle

ce qu'on fait comme une comédie, et de s'imaginer qu'on joue un per- sonnage de théâtre. Cette pensée empêche d'avoir rien trop à cœur (Méré, De la conversation).

P. D a r e t (fig. 1) p r o p o s e u n e pédagog ie de la dis tance.

D é m a r q u é p lus q u ' i n s p i r é des H o r a t i i e m b l e m a t a (Antverp iae , 1607) d ' O t t o Vaen ius d o n t la d i f fus ion e u r o p é e n n e fu t cons idé - rable, le recuei l de Gomberv i l l e , bel in fol io dans l ' éd i t ion or i -

g i n a l e lui ser t de relais avec exac t emen t le m ê m e n o m b r e de

gravures. L ' i n t e n t i o n s 'aff iche dans le sous- t i t re , « t irée de la

doc t r ine des s to ïques , r ep résen tée en cen t t ab leaux et expl iquée

en cen t d i scours p o u r l ' i n s t ruc t ion de la j eunesse », et dans l ' épî - t re déd ica to i re au cardina l Maza r in . M é d i t a t i o n f r agmenta i re sur

la vie h u m a i n e , l ' ouv rage fait aussi office de guide sp i r i tue l p o u r

se p r é p a r e r à la m o r t : « P o u r u n e ut i le m é d i t a t i o n c o m m e p o u r u n agréable repos , p r é p a r o n s - n o u s à f inir g lo r i eusemen t n o t r e course » (Préface).

L ' e m b l è m e est u n e « espèce d ' é n i g m e en tab leau qui en repré -

sen tan t que lque h is to i re c o n n u e avec que lques paro les au bas, n o u s a p p r e n d q u e l q u e mora l i t é o u n o u s d o n n e q u e l q u e au t re

conna issance » (Furet ière) . L a qual i té es thé t ique , sans a u c u n d o u t e méd ioc re , c o m p t e m o i n s q u e la leçon d o n t est p o r t e u s e

la dens i té allusive de c h a q u e détail i c o n o g r a p h i q u e . L ' i m a g e

( 1 par t ie , t ab leau 34) a p o u r s u p p o r t u n e col lec t ion de textes, p o é t i q u e s et m o r a u x célèbres qui en fait l ' o r c h e s t r a t i o n allégo-

r ique et la syn thèse visuelle de l ' appe l à la retrai te . L ' i n s p i r a t i o n en est aussi b i en ép icu r i enne que s to ïc ienne p u i s q u e le t i t re est

u n e f o r m u l e d ' É p i c u r e , l à the biosas, dans sa pa raph ra se ovi- d ienne (« Bene qu i latuit , bene vixit » Tristes, 3, 4, 25) citée

p a r G o m b e r v i l l e jus te avant la s t r o p h e d ' H o r a c e : « A u r e a m

quisqu is m e d i o c r i t a t e m / Dil igit , tu tus caret obso le t i / Sedibus tecti , caret i nv idenda / Sobr ius a u l a » (Odes , II, 10). G u e z de

Balzac (en t re t i en I, « D e s plaisirs de la vie ret i rée », 1651-1652,

publ ié en 1657) par le ra de « l 'excel lent texte de Cache ta vie »,

1. Pour les informations historiques et bibliographiques sur les œuvres et les artistes, on se reportera à la « Note sur l'iconographie ».

2. Il y eut au moins huit réimpressions en format in 8° ou in 12° jusqu'en 1688, sous le titre parfois de Théâtre moral et deux traductions anglaises en 1721 et 1726.

3. Qui s'est bien caché, a bien vécu. 4. Élire le précieux juste milieu, c'est sans crainte souffrir la perte d'un toit décrépi, c'est

demeurer l'esprit rassis loin de la cour que tant envient.

Page 26: Le discours de la retraite au XVII siècle

véri table lieu c o m m u n d o n t la f o r t u n e d u r e t o u t au l o n g d u siè- cle et p rê t e à commen ta i r e s , déba t s et appl ica t ions , express ion diversifiée d ' u n beso in d ' in té r io r i t é , h o r i z o n c o n s t a n t d u dis- cours de la retrai te .

L ' an t i t hèse règle ici les r a p p o r t s en t re les é léments cons t i -

tutifs de l ' image ; exploi tée et mise en scène de man iè re p lus or i - ginale, elle se r e t r o u v e au p r inc ipe des gravures de J. R o u s s e a u

et de C h a u v e a u (voir f igures 3 et 10). N u l l e r ichesse s y m b o l i q u e

et suggestive, mais p l u t ô t des clés et des codes visuels qu i d isent en leur langage la v o g u e des vies c o m p a r é e s et des con t rove r se s

a u t o u r d u cho ix d ' u n état de vie (voir chap i t re I p. 53 sq).

S' o p p o s e n t le va l lon et les s o m m e t s , les f igures de mil i ta ires et

celles d u p a u v r e et d u vieil lard, les u n s dévalués p a r leur place

en ar r iè re-p lan , les au t res au con t ra i re exaltés p a r le p r e m i e r p lan : la dispositio, c o n f o r m e aux h a b i t u d e s d u paysage , j oue ainsi

c o m m e h iérarch isa t ion . L a t o u r qu i s ' écroule , les p ins f r appés pa r la f o u d r e — lieu c o m m u n v e n u en t re au t res d ' H o r a c e et

de Sénèque (Hippoly te , acte IV) à t ravers les flori lèges — d i sen t les dangers de l 'é lévat ion, dangers venus de l ' i ndus t r i e h u m a i n e

et de la n a t u r e (la foudre ) , tandis q u e la cabane abr i tée p a r le roche r e x p r i m e le b o n h e u r de la t ranqui l l i té , l eçon q u e dans u n

déco r semblab le c o m m e n t e r a à son t o u r le p ê c h e u r soli taire qui accueille l ' e r ran te P s y c h é ; le p e r s o n n a g e avec son n iveau incarne

« le par fa i t t e m p é r a n t dans le f o n d d ' u n e vallée o b s c u r e et soli-

taire », image d ' u n e sagesse née de l ' expér ience et e n t r e t e n u e dans l ' équ i l ib re de la méd ioc r i t é t o u t e d ' o r ( au rea mediocr i tas) :

« E n examinan t sa vie passée, il tâche de d é c o u v r i r dans le f o n d

de son c œ u r s'il ne s 'es t p o i n t égaré de ce mi l ieu qu ' i l s 'est p r o - posé c o m m e le t e r m e de ses ac t ions et si ces ac t ions r é p o n d e n t

bien au n iveau p a r la jus tesse d u q u e l il a desse in de les régler. »

C e tab leau 34 est en fait le t e r m e d ' u n i t inéraire qu i vanta i t les t e m p é r a n t s : « p o u r être pa r f a i t emen t h e u r e u x , ils d o i v e n t

conna î t r e leur b o n h e u r , et le r e g o û t a n t [ . . . ] pa r la réf lexion et

pa r la m é m o i r e , faire de cet te é tude le p r inc ipa l e t le p lus ass idu exercice de l eu r vie ». Le c o m m e n t a i r e de Gomberv i l l e , é laboré

1. Odes (II, 10) : « Saepius ventis agitatur ingens / Pinus et celsae graviore casu / Deci- dunt turres feriuntque summos / Fulgura montis » (Le pin élancé s'expose davantage au mouvement des vents, les hautes tours s'écroulent plus pesamment et la foudre frappe plus volontiers les sommets des monts).

Page 27: Le discours de la retraite au XVII siècle

à partir de la gravure qui lui préexistait, rejoint, sans y faire réfé- rence, les Stances sur la retraite (1638) de Racan, relais parmi bien d'autres possibles, de tous les lieux communs antiques :

Le lieu de la fortune est un lieu périssable, Quand on bâtit sur elle on bâtit sur le sable. Plus on est élevé, plus on court de dangers, Les grands pins sont en butte aux coups de la tempête, Et la rage des vents brise plutôt le faîte Des maisons de nos rois que des toits des bergers.( ) O bienheureux celui. (...) (...) qui loin retiré de la foule importune Vivant dans sa maison content de sa fortune A selon son pouvoir mesuré ses desseins (str. 2-3)

Sens et pratique de cette distance, conscience que le recul, l'éloignement volontaire des sollicitations et des stimulations est la seule manière de maîtriser le flux héraclitéen du temps font défaut à notre temps (G. Dorflès, L'intervalle perdu, 1979). Telle est la leçon venue encore pour nous de ce lointain discours de la retraite : ne pas vivre le vide comme une absence ou une perte, mais comme la condition préalable d'accès à une pléni- tude. Affirmer ou conquérir la distance, c'est s'installer dans un hors lieu, celui de la solitude par rapport au monde, celui de la rive par rapport à la mer, celui de l'ataraxie par rapport aux pas- sions, mais c'est aussi reconstruire une familiarité, voire une inti- mité avec un groupe restreint, avec soi-même ou avec Dieu. Plus que l'histoire des séparations et des ruptures, le discours de la retraite est une quête de valeurs dont elles ne sont que la condi- tion, l'éveil ou le masque.

L'équivalence monde / bruit / peuple répond aux termes retraite et repos, si souvent associés par une sorte d'automatisme verbal. Grand archétype de l'imaginaire humain, rythme fonda- mental de l'existence, l'opposition de l'intimité et de l'ouverture, du repos et du mouvement scandent aussi naturellement les régimes de la vie intérieure que l'alternance du jour et de la nuit ou des saisons. Ces réservoirs privilégiés d'images alimentent, dans toutes les cultures et dans tous les temps, l'imaginaire mythique et règlent l'organisation sociale. Le rêve du repos est rêve d'intimité, poursuite d'un refuge et d'un repli où les psy- chanalystes liront la nostalgie du sein maternel dont les sym-

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boles divers, mais convergents, sont la maison, la grotte, la cabane, le jardin ou la prison, éprouvés comme lieux d'un bon- heur originel : « Il faudrait des pages pour exposer dans tous ses caractères et avec tous ses arrière-plans la conscience d'être abrité [...]. La grotte donne un sens immédiat au rêve d'un repos pro- tégé » (G. Bachelard, 1948).

Graveurs et peintres, poètes et romanciers disent à l'envi au XVII siècle la séduction qu'exercent sur les sensibilités cabinets de verdure et bosquets ; les grottes de Versailles ou celle de Calypso dans Télémaque s'offrent comme pièces de choix à des analyses bachelardiennnes (voir chapitre II). Dans la fuite des villes et dans le dégoût du monde, dans les plaisirs de la solitude comme dans les élans de la retraite religieuse se retrouve la même claustrophilie, le même besoin d'échapper à la vastitude inquié- tante de l'univers. Avant les héros de Stendhal, ceux des romans de Jean-Pierre Camus savent goûter les délices de la prison heu- reuse \

G É O G R A P H I E

U N P A Y S A G E D I V E R S I F I É

« Vous avez pu apprendre quels sont les avantages de la soli- tude, et pour moi après en avoir vu mille copies et en prose et en vers, je vous avoue que ce ne sont que des copies imparfaites, ) en excepte pourtant la Chartreuse de M. l'évêque de Grasse [Antoine Godeau] et la solitude de M. d'Andilly » (Du Pelletier, Lettres nouvelles, 1655. Lettre XXII. A M. d'Alibray). La forte empreinte de la retraite dans les mentalités, et sa polymorphie se mesurent aisément au témoignage des dictionnaires, aux comptes rendus de débats publics et à quelques traités d'inspi- ration morale générale.

Les dictionnaires de Richelet (1680), de Furetière (1690) et de l'Académie (1694) fournissent un bon spectre sémantique du

Le thème d' inspirat ion stoïcienne n'est pas nouveau : on le trouve chez Pétrarque et 1. Boëce ; il existe une poésie de la prison au XV siècle et on peut citer au XVII les

Épîtres mêlées (1627) de Joseph Hall, la lettre 47 de Videl (Paris, 1631) ou l'entre- tien XXV de Balzac.

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cortège de notions qui lui sont liées. Il faudrait y suivre trois lignes sémantiques. En premier lieu, les synonymes qui ont cha- cun leurs connotations propres : cloître, désert, disgrâce, exil, loisir, solitude. Au cours du siècle, le mot désert s'est banalisé ; il ne renvoie plus seulement, ni surtout aux contemplatifs de la Thébaïde et à l'austérité spirituelle de l'érémitisme, mais à la mai- son écartée, celle sans doute où se réfugie Alceste, voire dans le langage des gazetiers, Loret et ses continuateurs, aux châteaux qui accueillent le roi et sa cour pendant l'été. Récuser la laïci- sation du mot désert, c'est aussi l'attester : « On le dit en contre-sens d'un homme qui aimant la solitude a fait bâtir quel- que jolie maison hors des grands chemins et éloignée du commerce du monde, pour s'y retirer ». En second lieu, vient la liste des contenus, des occupations ou des valeurs de la retraite : contemplation, félicité, heur, repos, rêverie, sommeil, tranquillité. Enfin il y a les deux séries de termes contraires qui sont associés à la retraite par effet de contraste ou de refus : action, commerce, cour, faveur, gloire, monde, oisiveté, paresse, siècle, voyage. Réduction à l'essentiel ou au banal, ces articles se situent mani- festement en retrait des réalités ; les lexicologues ne recueillent encore qu'une partie de l'héritage de leur temps. Définir la retraite comme simple lieu abrité (Richelet) ou séparation du monde à des fins de piété (Furetière), c'est laisser dans l'ombre la variété de ses registres et des motifs qui la déterminent que suggère, timidement encore, l'Académie : « état que l'on embrasse en se retirant du monde, de la cour, des affaires ».

De même pour le terme repos. Richelet propose six équiva- lents latins : quies, cessatio, otium, animi securitas, tranquillitas, somnus ; Furetière cite Saint-Évremond, Mme de La Fayette, Pascal, Méré, Nicole, Boileau, Mme Des Houlières, laisse devi- ner le conflit de deux conceptions, épicurienne et chrétienne, et la méfiance des moralistes religieux à l'endroit d'un concept qui exerçait sur les mondains une telle fascination. Ce ne sont pour- tant encore que des clés partielles pour lire les textes.

Un tel réseau lexical dessine néanmoins une géographie men- tale. La retraite est coupure et séparation, volontaire ou provo- quée, la solitude est un état physique et moral, subi dans la dis- grâce, élu dans les éloignements librement décidés, voire le

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constat philosophique ou métaphysique de la difficile commu- nication des consciences.

Si les anciens problèmes théologiques sont toujours débattus (« Utrum vita alia sit activa, alia contemplativa ? et an haec in sola consistet Dei contemplatione ? ; Utrum ad vitam activam virtutes morales pertineant ? et utrum vita contemplativa potior in activa ? » 1 elles concernent un public plus restreint que celles du bureau d'adresses de Renaudot : « Quelle est à préférer de la vie contemplative ou de l'active ?» (10 décembre 1635), « Quelle est à préférer de la vie rustique ou civile ? » (7 avril 1636). « Lequel est à préférer la compagnie ou la solitude » ? (22 mars 1638). La présentation systématique et sèche des argu- ments contradictoires se double d'un effort de conciliation qui relève le plus souvent de l'image : « Que de séparer la vie active de la contemplative, est retrancher le ruisseau de sa source, le fruit de son arbre et l'effet de sa cause » (1635). Mais s'y trouve consigné tout un arsenal d'idées qui étoffées, choisies et actua- lisées, réapparaissent en bien des textes.

En 1661, le sieur de Richesource, professeur d'éloquence, publie ses Conférences académiques (Paris, chez l'auteur, Place Dauphine). Minutes de rencontres tenues rue de la Huchette, analogues à celles qu'organisait, une trentaine d'années plus tôt, Théophraste Renaudot, elles abordent les sujets les plus divers. La question des modes de vie y revient à diverses reprises : I. Si la vie civile est préférable à la vie rustique (p. 3-12) ; III. Si la

vie privée est plus agréable que la publique (p. 191-202) Plus étoffés qu'au bureau d'adresses, les discours contradictoires s' acheminent à des « résolutions » de l'Académie qui consistent moins à choisir un parti qu'à établir les distinctions propres à mieux comprendre la vérité des points de vue. Différence aussi avec le réquisitoire d'un certain Petau, chanoine de Sainte-Croix

Douai, 1611. Le premier (S'il y a une vie active et une vie contemplative ? et si celle-ci consiste dans la seule contemplation de Dieu) est traité par Louis Williams le 19 février, le second (Si les vertus morales ont rapport à la vie active ? et si la vie contemplative est préférable à l'active ?) par Érasme Van Quickelbergue le 26 (Biblio-

2. thèque municipale de Douai, A 1611 / 1 et 2). On appelle bureau d'adresse un bureau établi à Paris par Théophraste Renaudot, fameux médecin, où on trouve les avis de plusieurs choses dont on a besoin. C'est aussi le bureau où se fait la gazette ; d'où vient qu'on appelle figurément un bureau d adresse, les maisons où on débite beaucoup de nouvelles (Furetière).

3. Sur la vogue des vies comparées, voir chapitre I p. 53 sq.

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(« De la solitude », [in] Nicolas de Heere, Conférences acadé- miques, Paris, 1618) où le parallèle conduit à un éloge de la vie sociale : « vivit is qui multis usui est, vivit is qui se utitur ; qui vero latitant et torpent. mortem suam antecesserunt » déclare la conclusion, arguant de l'utilité sociale, argument appelé à devenir de plus en plus prégnant chez les adversaires de toute morale de la retraite. Chez Richesource, le je des discours n'est pas véri- tablement au service d'une sensibilité ou d'une philosophie indi- viduelles, mais plutôt une instance rhétorique qui, à partir de la figure d'accumulation, véhicule des traditions pour aider à for- muler des problèmes actuels : rapport de l'individu et de la société, devoirs politiques et spirituels, développement de la vie urbaine. Symptômatiquement, la IX conférence dont le sujet est proposé par un certain Le Tellier, juge à Poitiers (Si les actions de la vie contemplative donnent plus de perfection à l'homme que celles de la vie active, I partie, p. 81-92), est dédiée au surintendant Foucquet et l'image du miroir, d'antique mémoire, invite à la connaissance de soi :

L'étude de nous-mêmes est la plus importante que nous devions avoir : elle est si rare dans la vie active que ceux qui la mènent ne se connaissent presque pas ; il faut examiner ses actions, étudier ses affections, et faire un miroir de son âme quand on veut se perfectionner. L'actif jette les yeux, seulement en passant, sur ce miroir, et oublie, au moment, les traits qui lui ont été représentés (p. 90).

Quatre discours contradictoires dont deux émanent d'avocats et l'un d'un officier de la reine d'Angleterre conduisent aux « résolutions de l'académie » rédigées par Richesource, tentative de conciliation entre les attitudes antagonistes à l'intérieur d'une hiérarchie qui finalement reproduit la doxa, affirmant la préé- minence de la vie contemplative. L'intérêt de ces pages oubliées ne réside pas dans leur contenu, fort banal et assez usé, mais dans le témoignage qu'elles apportent sur l'éventail social des intervenants : deux gens de robe, un gentilhomme et probable- ment un docte. Apanage ancien des philosophes et des moralis- tes, le débat s'est étendu dans la société, extension qui déplace les frontières et inaugure des rapports nouveaux entre l'otium,

1. Vit celui qui sert le grand nombre, vit celui qui tire parti de lui-même ; ceux qui se tiennent cachés et immobiles ont anticipé leur mort.

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les negotia (affaires) et les officia (charges et devoirs sociaux). Le dernier orateur, Plancy, introduit son propos par cette formu- lation :

Si l'homme acquiert plus de perfection par les actions de la vie active, que par celles de la vie contemplative, ou si l'homme d'état doit être plus consi- déré que celui qui mène une vie privée.

Sous l'apparence d'une équivalence synonymique, le ou intro- duit en fait un changement de point de vue. A la question phi- losophique du souverain bien (perfection), conçue comme la fina-

lité propre à la nature humaine, se substitue celle de l'engage- ment politique et surtout du jugement qu'il inspire. Le regard

autrui, c'est-à-dire celui de la société, a pris le pas sur la télé- ologie de la nature. L'impossibilité d'un choix tranché ou défi- nitif inspire la recherche d'un équilibre, l'idée d'alternance à

l'intérieur des âges de la vie, ou d'itinéraire d'un mode à l'autre selon l'exemple que dramatise la conversion religieuse, fracture entre un avant et un après.

En 1665, dans une manière de manuel de galanterie (La Muse coquette, Paris, 4 partie, p. 224-231), François Colletet publie une harangue qui aurait été prononcée en une académie familière « sous le directorat de M. Du Pelletier », « Duquel on tire plus

de profit, de la conversation ou de la solitude ». Elle conclut banalement aux dangers et à la stérilité de la solitude au profit de la conversation, « utile pour notre corps et pour notre

esprit », mais sa publication même est signe que le débat, tou- jours vivant, n'est pas le privilège d'érudits s'amusant à des Joutes oratoires sur des thèmes surannés, de mélancoliques ou

de mystiques à l'écart du siècle. C 'est qu'en effet le goût de la discussion morale, l'habitude

de réfléchir sa vie se répandent dans les salons et les milieux Mondains ; ils envahissent le roman d'Honoré d'Urfé à Made- leine de Scudéry et les Mémoires de Gaston d'Orléans mention-

nent que Monsieur « faisait venir une fois ou deux la semaine quelques-uns de ses principaux officiers et gentilhommes de son cabinet, où l'on mettait sur le tapis quelque question morale ou Politique » (1626). La conséquence en est la diffusion d'un dis- cours moyen ou d'une topique de la retraite. Elle se réfugie par exemple chez les petits moralistes, tels qu'A. Rousseau (Nou-

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L'imaginaire poétique et romanesque, la méditation des moralistes et des mémo- rialistes, la dévotion à laquelle convient les auteurs spirituels, gravures et tableaux, autant de lieux où se réfracte et se diffracte au XVII siècle un discours

de la retraite. Loin pourtant de n'être qu'un lieu textuel et figuratif, il prend corps dans les existences autour de la figure emblématique d'un Guez de Balzac, « l'ermite de la Charente », autour des Solitaires de Port-Royal, de l'entrée solen- nelle de la maîtresse du roi, Françoise Laure de La Baume Le Blanc, duchesse de

La Vallière, chez les Carmélites ou de l'abbaye de La Trappe, réformée par Armand-Jean Le Bouthilfier de Rancé.

Peu étudié et pourtant décisif, cet aspect de l'histoire sociale, de la pensée et de la sensibilité invite à ouvrir des perspectives sur tout ce siècle de « crise ». Nourri en

effet d'une riche culture antique et chrétienne qu'il mobilise et actualise, le discours de la retraite apporte, dans la gamme étendue de ses registres, des réponses diversifiées aux évolutions et aux mutations sociales, politiques, mentales.

Objet historique, il invite aussi notre temps à la réflexion puisqu'en ses avatars se raffine la conversation, s'affirment l'espace privé et la vie intérieure, s'affine et prend conscience d'elle-même la notion de littérature. Carrefour de signes, le discours polyvalent de la retraite que présente le XVII siècle ne trouve-t-il pas une actualité inattendue en notre fin de millénaire où le loisir collectif chasse l'intériorité, où les contraintes et les usages de la vie

sociale abandonnent l'être au spectacle de sa solitude essentielle, où se perd dans les langages mécanistes le sens du dialogue et de la communication?

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