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CRDF, n° 13, 2015, p. 15-30 Le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile : dissuader ou accueillir ? Serge SLAMA Maître de conférences en droit public à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux – Centre de théorie et analyse du droit (CREDOF-CTAD, UMR 7074) I. Un sous-dimensionnement structurel du dispositif d’accueil des demandeurs d’asile A. Nombre de bénéficiaires potentiels du droit aux conditions matérielles d’accueil B. Le nombre de demandeurs d’asile effectivement pris en charge II. Une défaillance systématique du contrôle juridictionnel A. Une application pervertie du droit de l’Union européenne favorisant la catégorisation des demandeurs d’asile B. Une Cour européenne des droits de l’homme à la rescousse En novembre 2013, la Commission européenne a ouvert une procédure d’infraction contre la France en raison du non-respect des prescriptions de la directive 2003/9/CE relative à des normes minimales pour l’accueil des deman- deurs d’asile dans les États membres (directive « Accueil ») 1 . Selon une lettre du 24 juin 2014 adressée à l’avocate ayant introduit la plainte pour trois de ses clients 2 : […] la Commission a ouvert un dialogue avec les autorités françaises sur la base de ces éléments ainsi que plusieurs rap- ports publics faisant état des mêmes problèmes [d’accueil des demandeurs d’asile]. Dans ce contexte, les autorités françaises ont d’ores et déjà pris certaines mesures destinées notamment à accroître la capacité d’accueil des demandeurs d’asile de 4 000 nouvelles places dans des centres d’accueil avant la fin de l’année 2014. Toutefois les mesures prises n’ont pas été considérées à ce stade comme constituant une réponse pleinement suffisante et une lettre de mise en demeure concernant certains aspects de la mise en œuvre de la directive 2003/9/CE a été envoyée à la France le 20 novembre 2013 (infraction numéro 2013/2041) 3 . À ce jour, et malgré l’adoption du projet de loi sur l’asile, cette procédure n’a toujours pas été classée 4 . Et pour cause : depuis l’adoption de la directive « Accueil » en 2003 les autorités françaises n’ont eu de cesse d’exclure du droit aux conditions matérielles d’accueil consacré par ce texte certaines catégories de demandeurs d’asile 5 1. La procédure d’infraction n’étant ni contradictoire ni publique nous n’avons pas connaissance des observations produites par le gouvernement et de l’avis motivé de la Commission. 2. Il s’agit de trois demandeurs d’asile soudanais confrontés à l’impossibilité d’avoir accès à un hébergement dans le Calaisis. 3. Lettre de la Commission européenne du 24 juin 2014 à M e  Calonne. 4. Voir sur le site de la Commission : http://ec.europa.eu/dgs/home-affairs/what-is-new/eu-law-and-monitoring/infringements_by_country_france_ en.htm. Le 23 septembre 2015, la Commission a également ouvert une procédure sur l’absence de notification de l’instrument de transposition de la directive 2013/33/EU du 26 juin 2013 (Commission européenne, « Pour une gestion plus responsable de la crise des réfugiés : la Commission européenne engage 40 procédures d’infraction afin d’assurer le bon fonctionnement du régime d’asile européen », communiqué de presse, 23 septembre 2015, en ligne : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-15-5699_fr.htm). 5. Sur ce point, voir notre article : « Le droit à des conditions matérielles d’accueil décentes : une nouvelle forme de justiciabilité pour quelle effectivité ? », Revue de droit sanitaire et social, nº 5, septembre-octobre 2010, p. 858.

Le dispositif d'accueil des demandeurs d'asile : dissuader ...16 Serge Slama et de sous-dimensionner le dispositif national d’accueil (DNA) des demandeurs d’asile afin de ne pas

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CRDF, n° 13, 2015, p. 15-30

Le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile : dissuader ou accueillir ?Serge SLAMAMaître de conférences en droit public à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense

Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux – Centre de théorie et analyse du droit (CREDOF-CTAD, UMR 7074)

I. Un sous-dimensionnement structurel du dispositif d’accueil des demandeurs d’asile

A. Nombre de bénéficiaires potentiels du droit aux conditions matérielles d’accueil

B. Le nombre de demandeurs d’asile effectivement pris en charge

II. Une défaillance systématique du contrôle juridictionnel

A. Une application pervertie du droit de l’Union européenne favorisant la catégorisation des demandeurs d’asile

B. Une Cour européenne des droits de l’homme à la rescousse

En novembre 2013, la Commission européenne a ouvert une procédure d’infraction contre la France en raison du non-respect des prescriptions de la directive 2003/9/CE relative à des normes minimales pour l’accueil des deman-deurs d’asile dans les États membres (directive « Accueil ») 1. Selon une lettre du 24 juin 2014 adressée à l’avocate ayant introduit la plainte pour trois de ses clients 2 :

[…] la Commission a ouvert un dialogue avec les autorités françaises sur la base de ces éléments ainsi que plusieurs rap-ports publics faisant état des mêmes problèmes [d’accueil des demandeurs d’asile]. Dans ce contexte, les autorités françaises ont d’ores et déjà pris certaines mesures destinées notamment à accroître la capacité d’accueil des demandeurs

d’asile de 4 000 nouvelles places dans des centres d’accueil avant la fin de l’année 2014. Toutefois les mesures prises n’ont pas été considérées à ce stade comme constituant une réponse pleinement suffisante et une lettre de mise en demeure concernant certains aspects de la mise en œuvre de la directive 2003/9/CE a été envoyée à la France le 20 novembre 2013 (infraction numéro 2013/2041) 3.

À ce jour, et malgré l’adoption du projet de loi sur l’asile, cette procédure n’a toujours pas été classée 4. Et pour cause : depuis l’adoption de la directive « Accueil » en 2003 les autorités françaises n’ont eu de cesse d’exclure du droit aux conditions matérielles d’accueil consacré par ce texte certaines catégories de demandeurs d’asile 5

1. La procédure d’infraction n’étant ni contradictoire ni publique nous n’avons pas connaissance des observations produites par le gouvernement et de l’avis motivé de la Commission.

2. Il s’agit de trois demandeurs d’asile soudanais confrontés à l’impossibilité d’avoir accès à un hébergement dans le Calaisis.3. Lettre de la Commission européenne du 24 juin 2014 à Me Calonne.4. Voir sur le site de la Commission : http://ec.europa.eu/dgs/home-affairs/what-is-new/eu-law-and-monitoring/infringements_by_country_france_

en.htm. Le 23 septembre 2015, la Commission a également ouvert une procédure sur l’absence de notification de l’instrument de transposition de la directive 2013/33/EU du 26 juin 2013 (Commission européenne, « Pour une gestion plus responsable de la crise des réfugiés : la Commission européenne engage 40 procédures d’infraction afin d’assurer le bon fonctionnement du régime d’asile européen », communiqué de presse, 23 septembre 2015, en ligne : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-15-5699_fr.htm).

5. Sur ce point, voir notre article : « Le droit à des conditions matérielles d’accueil décentes : une nouvelle forme de justiciabilité pour quelle effectivité ? », Revue de droit sanitaire et social, nº 5, septembre-octobre 2010, p. 858.

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16 Serge Slama

et de sous-dimensionner le dispositif national d’accueil (DNA) des demandeurs d’asile afin de ne pas le rendre plus attractif par crainte du phénomène dit d’« asylum shopping » 6.

Et si, à notre connaissance 7, aucune étude n’établit de lien entre choix du pays de demande d’asile et attractivité des conditions matérielles d’accueil durant l’examen de la demande d’asile 8, on constate en revanche un phénomène assez marqué de « contagion » des politiques migratoires répressives entre États membres pour rendre leur système plus dissuasif que celui de leurs voisins 9. La « crise des réfugiés » depuis l’été 2015 a montré à quel point les deman-deurs d’asile, en particulier ceux en provenance de Syrie, se détournent de la France pour lui préférer l’Allemagne ou la Suède tant les conditions d’accueil et d’examen des demandes d’asile sont perçues comme dissuasives.

Malgré la multiplication des rapports 10 qui ont ces deux dernières années dressé un état des lieux assez précis et critique de l’état de « dés-accueil » des demandeurs d’asile en France 11 et la multiplication des procédures devant les cours de Luxembourg et de Strasbourg sur cette question, il y a tout lieu de penser que la loi nº 2015-925 du 29 juillet 2015 relative à la réforme du droit d’asile, malgré le plan annoncé par le gouvernement durant l’été 2015, sera insuffisante pour remédier à cette situation et ce alors

même que son objet principal est d’assurer la transpo-sition de la refonte du « paquet asile » et en particulier de la directive 2013/33/UE du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale et que tout le monde s’accorde à dire que le système d’accueil est « à bout de souffle » 12.

Pourtant, dans le prolongement de la directive 2003/9/CE, l’article 17 de cette directive fixe comme « règles générales » l’obligation pour les États membres de « faire en sorte » que, lorsqu’ils présentent leur demande de protection internationale, les demandeurs d’asile « aient accès » aux conditions matérielles d’accueil leur assurant « un niveau de vie adéquat qui garantisse leur subsistance et protège leur santé physique et mentale ». Dans l’arrêt Cimade & Gisti 13, la Cour de justice avait déjà eu l’occasion de monter en généralité en mentionnant que :

[…] l’économie générale et la finalité de la directive 2003/9 ainsi que le respect des droits fondamentaux, notamment les exigences de l’article 1er de la Charte selon lequel la dignité humaine doit être respectée et protégée, s’opposent […] à ce qu’un demandeur d’asile soit privé, fût-ce pen-dant une période temporaire après l’introduction d’une demande d’asile et avant qu’il ne soit effectivement trans-féré dans l’État membre responsable, de la protection des normes minimales établies par cette directive 14.

6. Selon la directive 2003/9/CE, l’adoption de ces normes minimales vise autant à garantir à tous les ressortissants des pays tiers qui déposent une demande d’asile, apatrides compris, « un niveau de vie digne et des conditions de vie comparables dans tous les États membres » (cons. 7) qu’à réduire le phénomène dit d’« asylum shopping » en contribuant à limiter « les mouvements secondaires de demandeurs d’asile motivés par la diversité des conditions d’accueil » (cons. 8). Dans le même sens, le considérant 12 de la directive 2013/33/UE mentionne que : « L’harmonisation des conditions d’accueil des demandeurs devrait contribuer à limiter les mouvements secondaires de demandeurs motivés par la diversité des conditions d’accueil ».

7. Sur cette thématique, voir aussi : S. Barbou des Places, Evolution of Asylum Legislation in the EU : Insights from Regulatory Competition Theory, San Domenico di Fiesole – Florence, European University Institute – Robert Schuman Centre for Advanced Studies (European University Institute Working Papers. RSC ; 16), 2003, en ligne : http://cadmus.iue.it/dspace/bitstream/1814/1858/1/03_16.pdf ; E. Neumayer, « Asylum Destination Choice. What Makes some West European Countries More Attractive Than Others », in European Union Politics, vol. 5, nº 2, 2004, p. 155-180, et pour un point récent : D. D. Toshkov, « The Dynamic Relationship between Asylum Applications and Recognition Rates in Europe (1987-2010) », European Union Politics, vol. 15, nº 2, 2014, p. 192-214.

8. Comme le résume M. Tissier-Raffin, « s’ils sont sensibles au droit d’accès au marché du travail, le taux de chômage ou le niveau de prestations sociales ne sont pas des facteurs qui comptent dans la balance de leur calcul et dans le choix final du pays de destination. […] [En revanche] les facilités d’intégration, par la présence de membres de la famille, d’une communauté d’immigrés de même nationalité ou encore la similitude de la langue sont des éléments déterminants du choix d’un pays de destination finale. […]. Enfin, ces études montrent que les demandeurs d’asile ont une connaissance très faible de la politique d’asile menée par les États européens […] » (« Évaluer le droit par la science économique : essai d’application aux politiques européennes d’asile », in À la recherche de l’effectivité des droits de l’homme, V. Champeil-Desplats, D. Lochak (dir.), Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, 2008, p. 245-261, en ligne : http://books.openedition.org/pupo/1182).

9. H. Brücker, P. J. H. Schröder, « Migration Regulation Contagion », European Union Politics, vol. 12, nº 3, 2011, p. 315-335.10. Voir L’hébergement et la prise en charge financière des demandeurs d’asile, rapport établi par l’Inspection générale des finances, l’Inspection

générale des affaires sociales et l’Inspection générale de l’administration, avril 2013, en ligne : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/134000601.pdf ; V. Létard, sénatrice, J.-L. Touraine, député, La réforme de l’asile, rapport remis au ministre de l’Intérieur, 28 novembre 2013, en ligne : http://www.immigration.interieur.gouv.fr/Asile/Le-projet-de-loi-relatif-au-droit-d-asile/Concertation-sur-l-asile/Remise-du-rapport-sur-la-reforme-de-l-asile ; J. Dubié, A. Richard, Rapport d’information déposé par le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques sur l’évaluation de la politique d’accueil des demandeurs d’asile, nº 1879, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 10 avril 2014, en ligne : http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i1879.asp ; Cour des comptes, L’accueil et l’hébergement des demandeurs d’asile, relevé d’observations provisoires, février 2015 (le rapport définitif n’est pas encore remis, voir Cour des comptes, « Droit d’asile : la Cour met en garde contre une lecture partielle et partiale d’un rapport non définitif », 13 avril 2015, en ligne : https://www.ccomptes.fr/Actualites/A-la-une/Droit-d-asile-la-Cour-met-en-garde-contre-une-lecture-partielle-et-partiale-d-un-rapport-non-definitif).

11. Coordination française pour le droit d’asile (CFDA), « Droit d’asile en France : conditions d’accueil – État des lieux 2012 », rapport, 13 février 2013 ; F. Ozouf, « État des lieux de la CFDA sur les conditions d’accueil des demandeurs d’asile en France », Dalloz, 2013, p. 1120.

12. M. Valls, « Il faut réformer un système d’asile à bout de souffle », Le Monde, 4 mai 2013.13. Cet arrêt est considéré par la doctrine comme « un arrêt qui restera […] dans les annales » (F. Benoît-Rohmer, « Dignité humaine », Revue

trimestrielle de droit européen, nº 3, juillet-septembre 2013, p. 669), au même titre que l’arrêt Gisti de 1978 figurant aux Grands arrêts de la jurisprudence administrative.

14. CJUE, 4e ch., 27 septembre 2012, Cimade & Gisti, aff. C-179/11, pt 56 : Lettre « Actualités Droits-Libertés » de La revue des droits de l’homme, 2 octobre 2012, comm. M.-L. Basilien-Gainche, en ligne : http://revdh.org/2012/10/02 ; L’actualité juridique. Droit administratif, nº 41, décembre 2012, p. 2267, chron. M. Aubert, E. Broussy, H. Cassagnabère ; Dalloz, 2013, p. 324, obs. O. Boskovic, S. Corneloup, F. Jault-Seseke, N. Joubert, K. Parrot ; Revue de droit sanitaire et social, nº 1, janvier-février, 2013, p. 73, note C. Boutayeb.

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Le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile : dissuader ou accueillir ? 17

Il ne fait donc guère de doute que pèse sur les États membres de l’Union européenne (UE) une obligation d’assurer aux demandeurs d’asile des conditions maté-rielles d’accueil décentes.

Pourtant, même si l’état d’esprit a quelque peu changé par rapport aux précédentes réformes de l’asile menées par Dominique de Villepin en 2003 ou Brice Hortefeux en 2007, le projet de loi Cazeneuve repose dès l’exposé de ses motifs sur un credo porté par tous les gouvernements depuis 1985 : « le dispositif français est aujourd’hui inefficace et inégalitaire et il crée une incitation au détournement de la procédure d’asile à des fins migratoires » 15. Et dans son discours de présentation du projet devant l’Assemblée, le ministre de l’Intérieur du gouvernement Valls a insisté sur le fait que, si le projet a « pour objet de rendre les condi-tions d’accueil des demandeurs d’asile plus justes et plus équitables », il vise – aussi – à les rendre, « dans une certaine mesure, plus directives ». Il s’agit en effet de mettre en place « un dispositif d’hébergement contraignant permettant d’affecter le demandeur d’asile dans une autre région que celle où il se présente » et ce afin d’une part « d’assurer une meilleure acceptation locale des demandeurs d’asile » et d’autre part « mettre fin à certains effets de filières et de concentration communautaire » et « à la concentration des demandeurs d’asile sur certaines parties du territoire (40 % en Île-de-France et 12 % en Rhône-Alpes) » 16.

Si plusieurs milliers de places en centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA) ont effectivement été créées ces dernières années ou vont l’être prochainement, le dis-positif français d’accueil des demandeurs d’asile n’en reste pas moins structurellement sous-dimensionné (I). Face à cette situation, on aurait pu s’attendre que le juge adminis-tratif assure le respect de la directive 2003/9/CE. Pourtant force est de constater que le contrôle juridictionnel a été depuis 2010 tout aussi systématiquement défaillant et a même favorisé le « tri » des demandeurs d’asile au mépris des engagements européens de la France (II).

I. Un sous-dimensionnement structurel du dispositif d’accueil des demandeurs d’asile

Pour apprécier le sous-dimensionnement structurel du dispositif français d’accueil des demandeurs d’asile, il est nécessaire d’évaluer le nombre de demandeurs d’asile qui dans une année sont en droit de bénéficier

des conditions matérielles d’accueil, qui comprend, selon la directive 2003/9/CE, un droit au logement ou à l’hébergement, fourni en nature ou en numéraire, com-plété par une allocation de subsistance garantissant un niveau de vie adéquat (A), et le nombre d’entre eux qui sont effectivement pris en charge par l’État français (B).

A. Nombre de bénéficiaires potentiels du droit aux conditions matérielles d’accueil

En premier lieu la France n’est pas, comme l’affirment souvent des responsables politiques, l’un des pays euro-péens développant le plus d’effort pour assurer cet accueil et se mettre en conformité avec les exigences européennes. Bien au contraire, la situation de l’Hexagone contraste fort avec celle des principaux pays d’accueil des demandeurs d’asile en Europe. En effet, en 2014, 625 000 personnes ont déposé une demande de protection internationale dans l’UE, soit une augmentation de 191 000 personnes (+ 44 %), principalement en raison de la forte demande syrienne (122 800 demandes de protection dans l’UE) 17 et afghane (41 300) 18. Selon le dernier rapport d’activité de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), en 2014, les autorités françaises ont enregistré 64 811 demandes d’asile sur le territoire (réexamens et mineurs compris), soit une baisse de 2 % de la demande d’asile par rapport à 2013 19.

Or, au sein de l’UE, le pays ayant reçu le plus grand nombre de demandes d’asile est, de loin, l’Allemagne avec 202 645 demandes en 2014 (soit 32 % de l’ensemble des demandes, + 60 %), devant la Suède (81 180, + 50 %), l’Italie (64 625, + 143 %), puis, seulement, la France. Cette position de quatrième pays d’accueil de la demande d’asile est d’autant plus à relativiser si on calcule la proportion de demandeurs d’asile par rapport à la population de chaque État membre : les taux les plus élevés de demandeurs ont été enregistrés en Suède (8,4 demandeurs d’asile pour mille habitants), bien devant la Hongrie (4,3), l’Autriche (3,3), Malte (3,2), le Danemark (2,6), l’Allemagne (2,5) ou encore la Belgique (3,6). Avec 1 demandeur d’asile par millier d’habitants, la France se situe en dessous de la moyenne européenne (1,2). Et si le taux de reconnais-sance augmente en France (21,7 % de réponses positives, principalement grâce à une augmentation du taux de reconnaissance par l’OFPRA), on est encore loin des taux de l’Allemagne (41,7 %), l’Italie (58,5 %) ou encore la Suède (76,8 %) 20. On constate une augmentation encore plus

15. Projet de loi relatif à la réforme de l’asile, nº 2182, enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 23 juillet 2014, en ligne : http://www.assemblee-nationale.fr/14/projets/pl2182.asp.

16. Ibid. (nous soulignons).17. La France a pour sa part accueilli… 3 154 demandes d’asile de Syriens en 2014 : G. Sadik, « Accueil des Syriens : la France peut (encore) mieux

faire », Xénodoques, 25 avril 2015, en ligne : http://xenodoques.blog.lemonde.fr/2015/04/25.18. Eurostat, « Demandes d’asile dans l’UE. Le nombre de demandeurs d’asile dans l’UE a bondi en 2014 à plus de 625 000 personnes. 20 % étaient

Syriens », communiqué de presse, 20 mars 2015, en ligne : http://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/6751788/3-20032015-BP-FR.pdf/e7d92e5a-5c17-4329-8497-8e336c546cef.

19. OFPRA, Rapport d’activité 2014, en ligne : https://www.ofpra.gouv.fr/fr/l-ofpra/actualites/publication-du-rapport-d-activite, p. 8.20. Eurostat, « Demandes d’asile dans l’UE. Le nombre de demandeurs d’asile dans l’UE a bondi en 2014 à plus de 625 000 personnes… ».

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18 Serge Slama

rapports publics sur l’asile ces dernières années, aucun n’évalue le « stock » de demandeurs d’asile à héberger dans une année.

Faute de statistiques publiques précises, il ne nous est possible que de procéder par recoupements :

– d’une part, à l’OFPRA, le nombre de dossiers de première demande en instance au 31 décembre 2014 s’élevait à 35 831 (mineurs accompagnants compris). Il est constitué de 78 % de premières demandes dépo-sées au cours de l’année 2014 (contre 91 % en 2013) et l’âge moyen du « stock » est passé de 179 jours fin 2013 à 214 jours fin 2014. Avec l’augmentation du nombre de demandes, les délais de traitement de la demande

importante du nombre de demandeurs d’asile depuis le début de l’année 2015 : 400 000 primo-demandeurs ont introduit une demande d’asile au cours des deux premiers trimestres 2015 (janvier à juin 2015), essentiellement des Syriens, des Afghans et des Kosovars. L’essentiel de ces flux se dirige vers l’Allemagne (154 055), devant la Hongrie (65 485), l’Italie (30 145), la France (29 460 – en baisse), l’Autriche (27 105) ou encore la Suède (27 500) 22.

En second lieu, pour évaluer les besoins en termes de prise en charge matérielle des demandeurs d’asile, il ne faut pas seulement prendre en compte le nombre total de demandes enregistrées dans une année (64 811 en 2014) mais le nombre total de demandes d’asile en cours d’instance. Or, curieusement, malgré la multiplication des

21. D’après OFPRA, Rapport d’activité 2014, p. 8.22. Eurostat, « Demandes d’asile dans l’UE. Plus de 210 000 primo-demandeurs d’asile dans l’UE au cours du deuxième trimestre 2015. Un tiers d’entre

eux viennent de Syrie ou d’Afghanistan », 18 septembre 2015, en ligne : http://ec.europa.eu/eurostat/documents/2995521/6996935/3-18092015-BP-FR.pdf/3312d19e-006d-4973-b417-3e043727c7c7.

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Premières demandes Demande globale (premières demandes + réexamens)

Évolution du nombre de demandes de protection internationale en France depuis 1981 (hors mineurs accompagnants) 21

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Le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile : dissuader ou accueillir ? 19

Et pour connaître plus précisément le nombre de personnes à héberger il faut non seulement prendre en compte les délais de traitement moyens de la demande d’asile (qui étaient en 2012 de 21o5 jours pour l’OFPRA et de 303  jours pour la CNDA) mais aussi les délais « cachés » de convocation en préfecture (22,93 jours en moyenne alors que le délai légal est de 15 jours) ainsi que les délais de notification des décisions de l’OFPRA et de la CNDA et de recours devant la CNDA (197 jours !). Ainsi, selon les évaluations du rapport « Létard / Touraine », une demande d’asile était, en 2012, traitée dans un délai moyen de 766 jours 26, soit plus de deux ans.

d’asile devant l’OFPRA sont passés de 100 jours en 2008 à 204 jours en 2013 24. L’OFPRA a traité un total de 69 255 dossiers en 2014 ;

– d’autre part, à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), le « stock » représentait 21 837 dossiers en instance de jugement en 2013 (en diminution de 14,8 % par rapport à 2012). Le délai de traitement des recours devant la CNDA a, pour sa part, diminué, passant de 10 mois et 3 jours en 2008 à 8 mois et 26 jours en 2013. En 2013 la CNDA a enregistré 34 752 et traité 38 540 dossiers 25.

23. D’après « Migrant Crisis : Migration to Europe Explained in Graphics », BBC News, 15 octobre 2015, en ligne : http://www.bbc.com/news/world-europe-34131911 (source : Eurostat).

24. OFPRA, Rapport d’activité 2014, p. 32.25. CNDA, Rapport d’activité 2013, en ligne : http://www.cnda.fr/content/download/9481/28573/version/1/file/ra-2013.pdf, p. 9 et 12.26. V. Létard, J.-L. Touraine, La réforme de l’asile, p. 392.

(hors Suisse et Norvège)

Absence de données

100 1 000 10 000 50 000 100 000

Nombre total de demandes dans l’UE

France

Royaume-Uni

Allemagne

Suisse

Italie

Autriche Hongrie

Grèce

Bulgarie

SuèdeNorvège

Belgique

Espagne

530 265

Nombre de demandeurs d’asile en Europe en 2015 (chiffres à la fin du mois de juin) 23

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20 Serge Slama

suffisamment de ressources personnelles pour dépasser les seuils de revenus permettant l’accès aux conditions matérielles d’accueil.

Mais il n’empêche que la population à héberger chaque année ne correspond pas à la demande annuelle (comme cela est trop souvent affirmé) mais à plus de 100 000 demandeurs en instance. Or, si on prend en compte ce chiffre, le dispositif national d’accueil est lar-gement sous-dimensionné par rapport à cette population à héberger 30.

B. Le nombre de demandeurs d’asile effectivement pris en charge

En premier lieu, si après une quasi-stagnation sous le mandat de Nicolas Sarkozy (2007-2012) 31, 4 000 places en CADA ont été ouvertes depuis l’élection de François Hollande, portant le nombre de places à près de 25 000, cela reste largement insuffisant pour accueillir l’ensemble

Dès lors, même si l’Office et la Cour ont à peu près la capacité de traiter chaque année autant de dossiers que de demandes d’asile enregistrées, il n’en reste pas moins que le nombre de demandeurs d’asile à héberger durant une année est deux fois plus important que la demande d’asile annuelle.

Et encore, cela est sans compter le fait qu’il faut aussi héberger les demandeurs d’asile faisant l’objet d’une pro-cédure Dublin (environ 6 000), non dénombrés dans la demande d’asile par les organismes publics alors même que, comme l’a reconnu la Cour de justice dans son arrêt Cimade & Gisti, ils ont les mêmes droits aux conditions matérielles d’accueil et ce jusqu’à leur transfert effectif vers le pays responsable de l’examen de leur demande d’asile. En outre, il faut aussi prendre en compte les demandeurs d’asile dans l’attente de leur admission au séjour (environ 2 000) 28, les membres de familles rejoignantes en cours de procédure ou les enfants de demandeurs naissant durant celle-ci (environ 1 400) 29. Toutefois, certains demandeurs d’asile peuvent être hébergés par des proches ou avoir

27. D’après V. Létard, J.-L. Touraine, La réforme de l’asile, p. 392.28. Selon un rapport d’inspections « on peut estimer entre 1 000 et 2 000 le nombre de demandeurs d’asile pris en charge, en amont de la procédure,

par le dispositif généraliste [d’hébergement d’urgence] […] » (L’hébergement et la prise en charge financière des demandeurs d’asile, rapport, p. 13).29. Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), Les chiffres de l’OFII en 2014, en ligne : http://www.ofii.fr/IMG/pdf/RA_2014_

CAHIER_3_CHIFFRES.pdf, p. 36.30. Pour un bilan dans le même sens pour l’année 2012 : G. Sadik, « Accueil des demandeurs d’asile : cartographie d’une crise », Xénodoques, 21 août

2013, en ligne : http://xenodoques.blog.lemonde.fr/2013/08/21/accueil-des-demandeurs-dasile-cartographie-dune-crise.31. Comme le note un rapport d’inspections : « Le parc de CADA […] a vu sa […] croissance […] fortement ralentie sur la période 2008-2012. Seules

1 000 places ont été créées en 2010. La forte croissance des flux de demandeurs d’asile sur la période s’est donc répercutée directement sur celle du dispositif d’hébergement d’urgence, dont les dépenses se sont envolées, tandis que celles du dispositif de CADA restaient pratiquement stables » (L’hébergement et la prise en charge financière des demandeurs d’asile, rapport, p. 7).

Hébergement d’urgencegénéraliste

Hébergement d’urgencegénéraliste

CADA, hébergement d’urgence dédié,

ou hébergement d’urgence généraliste

Premieraccueil

(préfecture, OFII,

Pôle emploi, associations)

CNDAOFPRA

Noti�cation, demanded’aide juridictionnelle, délai de recours

Déboutés

Noti�cation

21 jours

215 jours

182 jours

303 jours

15jours

180 jours

946jours

au total

Réfugiés et béné�ciaires de la protection

subsidiaire

Réfugiés et béné�ciaires de la protection

subsidiaire

30 jours

Délais indicatifs de la procédure de demandes d’asile avant la réforme (situation 2012) 27

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Le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile : dissuader ou accueillir ? 21

On constate donc que le dispositif des CADA n’est susceptible d’héberger qu’à peine un tiers de la demande d’asile annuelle 36 et un sixième des demandeurs d’asile en instance de procédure.

En second lieu, les demandeurs d’asile sont aussi accueillis dans le dispositif d’hébergement d’urgence des demandeurs d’asile (HUDA). Celui-ci a augmenté de 146 % entre 2009 et 2013 pour atteindre 23 400 places 37 (tandis que les places en CADA progressaient de 15 %). Il accueille ainsi, dans des conditions souvent précaires et insatisfaisantes, un tiers des demandeurs d’asile 38.

Mais même en prenant en compte ce dispositif d’urgence, la moitié de la demande annuelle et le tiers des demandeurs d’asile à héberger sont effectivement pris en charge dans le dispositif dédié. Le reste des deman-deurs d’asile sont soit hébergés par des proches soit, le plus souvent, réduits à la rue ou au dispositif de la veille sociale (le « 115 ») comme les sans-abri. Ils sont même dans

des demandeurs d’asile en cours de procédure. Et ce d’autant plus qu’en 2014, sur 24 418 places disponibles en CADA, il n’a été prononcé que 14 958 admissions (dont 914 naissances et 482 membres de familles rejoignantes) et que le délai moyen de séjour en CADA est de 543 jours (soit 1 an et 6 mois). Les délais de sortie sont également assez longs : 128 jours pour les bénéficiaires d’une pro-tection internationale et 101 jours pour les déboutés 33.

Parallèlement sont sorties de CADA la même année 13 993 personnes (dont 4 597 parce qu’ils sont devenus réfu-giés et 7 244 parce qu’ils ont été définitivement déboutés). En outre, une partie des places de CADA sont occupées par des personnes qui ne sont plus en cours de procédure d’asile : d’une part, c’est le fait de 2 448 réfugiés, dont 571 sans y être autorisés (soit 2,4 % des places) et d’autre part c’est le fait de 1 678 déboutés (soit 7 % des places) 34. Le taux moyen de « présence indue » en CADA est donc de près de 10 % des places 35.

32. D’après G. Sadik, « Accueil des demandeurs d’asile : cartographie d’une crise ».33. OFII, Les chiffres de l’OFII en 2014, p. 39.34. G. Sadik, « Dispositif national d’accueil : quelques données pour 2014 », Xénodoques, 15 avril 2015, en ligne : http://xenodoques.blog.lemonde.

fr/2015/04/15.35. Ibid. Il y a de très fortes variations d’une région à l’autre et même d’un CADA à l’autre.36. Dans l’étude d’impact du projet de loi sur l’asile, le gouvernement reconnaît d’ailleurs ce chiffre : « seuls 33 % des personnes éligibles au dispositif

CADA, sont effectivement accueillies au sein du dispositif d’accueil » (ministère de l’Intérieur, Projet de loi relatif à la réforme de l’asile. Étude d’impact, juillet 2014, NOR : INTX1412525L/Bleue-1, p. 43). Dans le même sens, la Cour des comptes constate que « 43 916 demandeurs d’asile [sont] en attente d’une place en CADA en 2013 » (Cour des comptes, L’accueil et l’hébergement des demandeurs d’asile, p. 45).

37. Le nombre de places en HUDA a atteint 24 600 en 2012 mais une partie de celles-ci ont été transformées en places de CADA.38. Cour des comptes, L’accueil et l’hébergement des demandeurs d’asile, p. 48.

70 000

60 000

50 000

40 000

30 000

20 000

10 000

02009 2010 2011 2012 2013

35 360

12 326 12 745 12 808 12 889 14 480

51 41448 579

44 52940 017

entrées CADADA non pris en charge en CADA

Admissions dans les CADA (2009-2013) 32

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22 Serge Slama

Pourtant, comme le relève cette même mission, l’hébergement d’urgence n’a vocation à jouer qu’« un rôle subsidiaire ». Il permet certes « de mobiliser très rapidement des capacités supplémentaires en hôtel, avec l’avantage de la réversibilité. Il est tout à fait justifié et pertinent d’y recourir en cas de hausse brutale de la demande d’asile ». En revanche, constate la mission,

[…] l’augmentation des flux de demandeurs d’asile, pen-dant plusieurs années consécutives, aurait justifié une remise à niveau du parc de CADA pour au moins deux raisons :

- les CADA offrent une meilleure qualité de prise en charge et d’accompagnement ;

- le coût global de la prise en charge en hébergement d’urgence, cumulable avec l’ATA, est au moins équivalent sinon supérieur à celui de la prise en charge en CADA 44.

un dénuement plus important que la majeure partie des sans-abri puisque le montant de l’allocation temporaire d’attente (ATA) est inférieur à celui du revenu de solidarité active (RSA) et il n’est pas « familialisé ». Ils n’ont pas non plus le droit de travailler 40, pas accès aux aides au logement ni au dispositif de droit au logement opposable (DALO).

L’aspect le plus paradoxal de cette défaillance sys-témique du dispositif d’accueil est que, contrairement à une idée reçue, il ne contribue pas à faire d’économies budgétaires. En effet, comme le note en 2013 un rapport d’inspections, « l’hébergement d’urgence, couplé, pour les demandeurs d’asile majeurs, au bénéfice de l’ATA, n’est probablement pas plus économique que l’hébergement en CADA » 41 et ce principalement parce qu’il repose pour moitié 42 sur la prise en charge de nuitées hôtelières beau-coup plus onéreuses pour le budget de l’État 43.

39. D’après G. Sadik, « Dispositif national d’accueil : quelques données pour 2014 ».40. Sauf si l’examen de leur demande d’asile dépasse une année et à condition d’y être autorisé (art. R. 742-2 du Code de l’entrée et du séjour des

étrangers et du droit d’asile – CESEDA). Avec la loi du 29 juillet 2015, ce délai a été ramené à 9 mois mais reste une faculté et non un droit comme le prévoit le texte européen (art. L. 744-11 du CESEDA créé par la loi nº 2015-925 du 29 juillet 2015, art. 23).

41. L’hébergement et la prise en charge financière des demandeurs d’asile, synthèse, p. 3.42. Sur ces 23 400 places, 13 000 sont en logement individuel ou collectif, hébergement géré par des opérateurs du dispositif d’accueil (Adoma, Caolia,

France terre d’asile), et 11 600 correspondent au financement de nuitées en hôtel.43. En 2012, le coût unitaire d’hébergement en CADA est de 24 € par jour (allocation mensuelle de subsistance incluse) alors que le coût unitaire

de l’hébergement d’urgence en hôtel est estimé à 17 € auquel s’ajoute une ATA de 11,20 € (L’hébergement et la prise en charge financière des demandeurs d’asile, rapport, p. 7).

44. L’hébergement et la prise en charge financière des demandeurs d’asile, rapport, p. 8.

700

600

500

400

300

200

100

02004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014

391354

172

334

208231

404440 441 458 483 475

434

573

128

170163159165168180205

518

450

379

438

490516 527

506 488479

573

114

174

222 208139

110 116 102 100 115101

réfugiés

dont après le statut

déboutés

dont après rejet

Durée moyenne de séjour en CADA (2004-2014) 39

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Le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile : dissuader ou accueillir ? 23

II. Une défaillance systématique du contrôle juridictionnel

Le droit aux conditions matérielles d’accueil est un droit relativement récent puisqu’il a été consacré par le droit de l’UE dans la directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003 et que le Conseil d’État a assuré sa justiciabilité à partir de 2009. Mais, comme pour la plupart des droits-créances, l’effectivité de ce droit ne dépend pas uniquement de sa justiciabilité mais aussi de l’allocation de ressources pour en assurer la réalisation. Or, comme s’il n’assumait pas cette créature jurisprudentielle, le juge administratif n’a cessé depuis 2010 d’empêcher sa réalisation effective en faisant une application pervertie du droit de l’UE en admettant, dans un contexte de pénurie, une catégorisa-tion des demandeurs d’asile dans l’accès à ce droit (A) et en négligeant d’assurer le respect de la Convention européenne des droits de l’homme (Convention EDH). La Cour de Strasbourg pourrait donc une nouvelle fois venir à la rescousse pour assurer le respect des engagements européens de la France (B).

A. Une application pervertie du droit de l’Union européenne favorisant la catégorisation des demandeurs d’asile

Dans le prolongement de l’arrêt Cimade du 16 juin 2008 49, le juge des référés du Conseil d’État a consacré le droit aux conditions matérielles d’accueil décentes, comprenant « le logement, la nourriture et l’habillement », en nature ou en espèces et en combinant ces formules 50. Pour cela il s’est fondé sur une interprétation de la législation française « conforme aux objectifs de la directive 2003/9/CE ». Saisi dans le cadre du référé-liberté, ce juge a alors posé le prin-cipe dans une série d’ordonnances rendues en 2009 qu’

[…] une privation du bénéfice de ces dispositions peut conduire le juge des référés à faire usage des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 521-2 […] du code de justice administrative, lorsqu’elle est manifestement illégale et qu’elle comporte en outre des conséquences graves pour le demandeur d’asile 51.

Dans ce premier temps les juges des référés pro-nonçaient très généralement l’injonction à héberger 52.

Or, dans la période 2008-2012, la progression des dépenses d’hébergement d’urgence a été deux fois plus rapide que les flux de demandeurs d’asile concernés. En 2012, on dénombrait près de 15 000 demandeurs d’asile en procédure normale hébergés dans le dispositif d’urgence, soit 47 % du total des demandeurs d’asile hébergés éligibles à une prise en charge en CADA 45. Si bien que fin 2012 davantage de demandeurs d’asile étaient pris en charge dans les HUDA qu’en CADA « dont une part importante de familles pour lesquelles l’héberge-ment au long cours en hôtel apparaît particulièrement inadapté » 46.

Au bilan, ce développement de l’hébergement d’urgence au détriment des CADA a favorisé « une situation de prise en charge à plusieurs vitesses » et ce alors même que « les demandeurs d’asile hébergés en CADA [sont] mieux accompagnés que les autres » 47 et bénéficient aussi, selon toute vraisemblance, d’un taux de reconnaissance plus élevé.

Il était donc recommandé par cette mission d’inspec-tions de faire en sorte que la prise en charge en CADA redevienne majoritaire dans l’hébergement des deman-deurs d’asile « pour atteindre une proportion des deux tiers des demandeurs d’asile [enregistrés dans une année], soit un parc de 35 000 places » 48. Pour atteindre cet objectif, il faudrait donc augmenter les capacités de prise en charge au-delà du programme de 4 000 places déjà réalisé pour 2013-2014, de 2 000 places par an à partir de 2015 jusqu’en 2019. Et encore, la mission d’inspections n’avait effectué ce calcul que pour les demandeurs d’asile « en procédure normale », c’est-à-dire admis au séjour, en excluant donc ceux placés en procédure prioritaire, en réexamen ou relevant du règlement Dublin. Pourtant, en application du droit de l’UE, tous les demandeurs d’asile en cours de procédure doivent être pareillement pris en charge – ce qui est loin d’être le cas en France.

Face à cette défaillance systémique des autorités françaises à assurer leurs obligations européennes, on aurait pu s’attendre à ce que le juge administratif veille au grain. Pourtant, depuis 2010, le contrôle juridictionnel a été tout aussi systématiquement défaillant et a même aggravé la situation en favorisant le « tri » des deman-deurs d’asile afin de déterminer, dans un contexte de pénurie, ceux pouvant effectivement bénéficier d’un hébergement dans le dispositif dédié.

45. Ibid., p. 27.46. Ibid., p. 8.47. Ibid., synthèse, p. 3.48. Ibid.49. CE, 16 juin 2008, Cimade, nº 300636, publié au recueil Lebon.50. CE, réf., 17 septembre 2009, Ministre de l’Immigration c. Salah, nº 331950 : L’actualité juridique. Droit administratif, nº 4, février 2010, p. 202,

obs. S. Slama.51. CE, réf., 23 mars 2009, Gaghiev, nº 325884, mentionné dans les tables du recueil Lebon : L’actualité juridique. Droit administratif, nº 31, sep-

tembre 2009, p. 1687, comm. M.-C. de Montecler ; CE, 6 août 2009, M. et Mme Qerimi, nº 330536 : S. Slama, « Droit à l’hébergement effectif des demandeurs d’asile dès la première présentation en préfecture (CE, réf., 6 août 2009, M. et Mme Q.) », Combats pour les droits de l’homme, 9 août 2009, en ligne : http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/2009/08/08.

52. Pour une synthèse de cette jurisprudence voir la note du Centre de documentation du Conseil d’État du 10 novembre 2009 ainsi que la circulaire du ministre de l’Immigration, IMIA0900094C, du 18 décembre 2009.

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24 Serge Slama

[…] le caractère grave et manifestement illégal d’une telle atteinte [au droit d’asile en cas de privation des conditions matérielles d’accueil] s’apprécie en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente […] 54.

Ainsi, par exemple, dans cette affaire, le requérant, un jeune demandeur d’asile angolais, est entré en France le 18 mai 2010. Admis au séjour par la préfecture de l’Isère le 1er juin 2010, faute de place disponible dans un CADA, il a été seulement « orienté » vers une plateforme d’accueil pour bénéficier de colis, de bons alimentaires et d’un hébergement d’urgence « dans la mesure des disponi-bilités » via le dispositif de veille sociale (le « 115 »), ainsi qu’à partir du 8 juillet 2010 de l’ATA. Pour le juge des référés du Conseil d’État cette situation ne porte pas une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile « compte tenu tant de l’ensemble des diligences accomplies en l’espèce par l’administration au regard des moyens dont elle dispose que des particularités de la situation [du requérant] ». Ainsi, concrètement, un demandeur d’asile célibataire peut être réduit à l’état de sans-abri sans que le Conseil d’État n’y voie de contrariété aux « disposi-tions […] du droit interne [interprétées conformément] aux objectifs sus-rappelés de la directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003 » 55…

D’autre part, dans la même ordonnance de principe, le Conseil d’État admet que l’administration différencie l’accès au dispositif d’accueil « compte tenu notamment de [l’]âge, de [l’]état de santé ou de [la] situation de famille » 56. Mais concrètement cela ne sert pas à accor-der une protection particulière aux demandeurs d’asile les plus vulnérables 57 mais à « trier » ceux qui pourront bénéficier effectivement du droit ou logement reconnu par la directive 2003/9/CE et ceux qui resteront à la rue. Or, un tel mécanisme de priorisation à l’accès aux conditions matérielles d’accueil est frontalement contraire au droit de l’UE. Car si ce droit prévoit bien la prise en compte « de la situation particulière des personnes vulnérables » 58 c’est dans la perspective d’adapter leurs conditions d’accueil par la mise en œuvre de prestations supplémentaire tenant compte de leur vulnérabilité mais

Cependant en l’absence de moyens matériels supplé-mentaires dégagés par l’État pour assurer l’hébergement de ces demandeurs d’asile, qui souvent relevaient des procédures Dublin ou prioritaires, ces ordonnances ont eu surtout pour effet de changer l’ordre de la file d’attente à tel point que certains responsables d’associations ges-tionnaires de CADA ont alors dénoncé des procédures « coupe-file ».

Dans un second temps, confronté à un afflux de requêtes en appel de référé-liberté, le juge des référés du Palais-Royal s’est raidi et a systématiquement et méthodiquement restreint l’effectivité et la portée de ce droit aux conditions matérielles d’accueil contre la lettre et l’esprit de la directive 2003/9/CE. Pour cela, il s’est formellement appuyé sur les restrictions envi-sagées par l’article 14.8 de la directive – pourtant non transposées en droit français – en dévoyant la portée de cette disposition. Certes celle-ci prévoit bien la pos-sibilité pour les États membres de « fixer des modalités différentes que celles prévues par le présent article » 53. Mais cette possibilité est strictement encadrée par cette disposition : le recours à des modalités différentes n’est possible qu’« à titre exceptionnel » et ce pendant « une période raisonnable, aussi courte que possible » lorsque soit « une première évaluation des besoins spécifiques du demandeur est requise » soit « les conditions matérielles d’accueil prévues dans le présent article n’existent pas dans une certaine zone géographique », soit « les capacités de logement normalement disponibles sont temporai-rement épuisées » et à la condition qu’en « tout état de cause », les « besoins fondamentaux » du demandeur d’asile soient couverts.

Or, l’examen de la jurisprudence du Conseil d’État montre qu’il s’est totalement écarté de ces conditions.

D’une part, il a transformé l’obligation de résultat qui pèse sur l’administration française pour assurer le droit au « logement » prévu par la directive en simple obligation de moyen et ce sans définir de plancher de droits permettant d’assurer en tout état de cause le respect des besoins fonda-mentaux du demandeur d’asile comme l’exige la directive « Accueil ». Il a en effet estimé dans la décision Nzuzi que

53. Les modalités « normales » prévues par cette disposition, c’est-à-dire, en cas de fourniture aux demandeurs d’asile d’un logement « en nature », qu’il le soit dans « des centres d’hébergement offrant un niveau de vie suffisant » et / ou « des maisons, des appartements, des hôtels privés ou d’autres locaux adaptés à l’hébergement des demandeurs » et en assurant aux demandeurs une « protection de leur vie familiale » (directive 2003/9/CE, art. 14.1).

54. CE, réf., 13 août 2010, Ministre de l’Immigration c. Mbala Nzuzi, nº 342330, mentionné dans les tables du recueil Lebon : L’actualité juridique. Droit administratif, nº 28, septembre 2010, p. 1559, comm. S. Brondel. Voir notre analyse : « Le droit aux conditions matérielles d’accueil : obligation de moyens ou de résultat ? (à propos de CE, réf., 13 août 2010, ministre de l’Immigration c/ M. Mbala Nzuzi) », Combats pour les droits de l’homme, 8 septembre 2010, en ligne : http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/2010/09/08.

55. Pour d’autres illustrations, voir CE, réf., 21 avril 2012, nº 358723 ; CE, réf., 18 avril 2013, nº 367789 ; CE, réf., 4 juillet 2013, nº 369754 ; CE, réf., 18 février 2014, nº 375403.

56. Pour des applications : CE, réf., 27 octobre 2010, Ministre de l’Immigration c. M. et Mme Veseli, nº 343898 et Ministre de l’Immigration c. Limani et autres, nº 343897 ; CE, réf., 22 novembre 2010, Ministre de l’Immigration c. Sonko, nº 344373.

57. Sur la question de l’appréciation de la vulnérabilité, voir L. De Bauche, La vulnérabilité en droit européen de l’asile : une conceptualisation en construction. Étude en matière de conditions d’accueil des demandeurs d’asile, Bruxelles, Bruylant, 2012 ; J. Pétin, « Vulnérabilité et droit européen de l’asile : quelques précisions nécessaires », réseau universitaire européen Droit de l’espace de liberté, sécurité et justice, 18 avril 2015, en ligne : http://www.gdr-elsj.eu/2015/04/18.

58. Directive 2003/9/CE, art. 17. Rappelons que, plus généralement, la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) estime que les demandeurs d’asile appartiennent « à un groupe de la population particulièrement défavorisé et vulnérable qui a besoin d’une protection spéciale » (Cour EDH, GC, 21 janvier 2011, M. S. S. c. Belgique et Grèce, nº 30696/09, § 251 : Lettre « Actualités Droits-Libertés » de La revue des droits de l’homme, 21 janvier 2011 (2), comm. N. Hervieu, en ligne : http://revdh.org/2011/01/21).

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Le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile : dissuader ou accueillir ? 25

d’ailleurs que l’a reconnu, lors de l’audience du 3 avril 2013, le ministre de l’intérieur 62.

Peu après il confirmait l’absence d’« atteinte manifes-tement illégale à une liberté fondamentale » pour le non-hébergement d’un demandeur d’asile ayant d’« importants problèmes de santé » dès lors que « les moyens disponibles dans le département de la Loire pour accueillir les deman-deurs d’asile sont saturés » 63.

Comme le note Karine Michelet dans son commentaire de l’ordonnance du 5 avril 2013, cette décision vide encore davantage de sa « substance réelle » le droit aux conditions matérielles d’accueil dès lors notamment que le juge des référés « rompt la présomption d’incompatibilité entre la gravité de la maladie et la précarité des conditions de vie » 64. Cette ordonnance ne fait d’ailleurs que confirmer une tendance antérieure puisque le Conseil d’État avait déjà successivement admis le maintien temporaire en héberge-ment d’urgence d’une personne handicapée alors même que cet accueil est totalement inadapté à son handicap 65 ou d’une femme enceinte isolée et son enfant en bas âge 66.

Enfin, aggravant cette situation de non-respect du droit de l’UE, le Conseil d’État a admis, dans une ordonnance de novembre 2010 67, mentionnée au Lebon et considérée comme une ordonnance de principe 68, la possibilité pour l’administration, en cas de saturation locale du dispositif, « de rechercher si des possibilités d’hébergement sont disponibles dans d’autres régions et, le cas échéant, de recourir à des modalités d’accueil sous forme de tentes ou d’autres installations comparables » 69.

Cette jurisprudence est sans aucun doute frontalement contraire au droit de l’UE. En ce sens, dans l’arrêt Saciri, la Cour de justice a clairement mentionné que :

[…] si les États membres ne sont pas en mesure d’octroyer les conditions matérielles d’accueil en nature, la direc-tive 2003/9 leur laisse la possibilité d’opter pour l’octroi

absolument pas pour priver les autres demandeurs d’asile de ce droit et, en tout état de cause, de la couverture de leurs besoins fondamentaux (dont fait nécessairement partie le droit à l’hébergement) 59. En effet, l’article 13.2 de la directive 2003/9/CE prévoit expressément d’une part que les États membres « prennent des mesures relatives aux conditions matérielles d’accueil qui permettent de garantir un niveau de vie adéquat pour la santé et d’assurer la subsistance des demandeurs » et d’autre part qu’ils fassent « en sorte que ce niveau de vie soit garanti dans le cas de personnes ayant des besoins particuliers, conformément à l’article 17 » 60.

Pourtant il a été expressément jugé par le Conseil d’État que dès lors que l’administration ne dispose pas « de place d’hébergement en nombre suffisant pour répondre à l’ensemble des demandes qui lui sont présentées », elle a pu légalement s’abstraire « des garanties qui découlent du respect du droit d’asile » en définissant « un ordre de priorité tenant compte de la situation particulière des demandeurs » et, ainsi, « n’a pas commis d’illégalité manifeste en ne regar-dant pas comme prioritaire l’intéressé, qui est célibataire, sans difficulté de santé et sans charges de famille » 61.

En outre, lorsqu’on examine attentivement la juris-prudence il en ressort que même l’hébergement des demandeurs d’asile les plus vulnérables n’est pas assuré par le juge des référés. Ainsi, par exemple, le Conseil d’État a confirmé une ordonnance n’accordant pas un hébergement d’urgence immédiat, en se contentant de prescrire « l’orientation » vers « une structure médicale appropriée » afin d’effectuer un bilan médical, d’une demandeuse d’asile dont la gravité de l’état de santé était pourtant

[…] attestée par plusieurs certificats médicaux [comme] nécessit[ant] sans tarder une prise en charge médicale, eu égard aux conditions de grande précarité dans lesquelles elle vit, dans la rue, depuis son arrivée en France, ainsi

59. Voir en ce sens : M.-L. Basilien-Gainche, S. Slama, « Implications concrètes du droit des demandeurs d’asile aux conditions matérielles d’accueil dignes », Lettre « Actualités Droits-Libertés » de La revue des droits de l’homme, 5 mars 2014, en ligne : http://revdh.revues.org/607. Dans un avis, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a recommandé : « 11. De prendre en compte l’état de vulnérabilité des demandeurs d’asile de manière à répondre à leurs besoins réels et sans que cela ne se fasse au détriment de ceux qui ne présentent pas un tel état de vulnérabilité » (Avis sur le régime d’asile européen commun, 2 décembre 2013, en ligne : http://www.cncdh.fr/fr/publications/avis-sur-le-regime-dasile-europeen-commun-0).

60. Dans le même sens, dans l’arrêt Saciri, la Cour de justice a expressément jugé que « les États membres ont, en application des dispositions de l’article 13, § 2, second alinéa de la directive 2003/9, l’obligation d’adapter ces conditions d’accueil à la situation des personnes ayant des besoins particuliers, visées à l’article 17 de cette directive » (CJUE, 4e ch., 27 février 2014, Federaal agentschap voor de opvang van asielzoekers c. Saciri, aff. C-79/13, pt 41).

61. CE, réf., 18 février 2014, nº 375403, cons. 6 (nous soulignons).62. CE, 5 avril 2013, nº 367232, mentionné dans les tables du recueil Lebon.63. CE, réf., 4 juillet 2013, nº 369754.64. K. Michelet, « Le droit des demandeurs d’asile à des conditions matérielles d’accueil décentes : un droit en perte d’effectivité ? », L’actualité

juridique. Droit administratif, nº 28, août 2013, p. 1633.65. CE, 13 novembre 2009, Ministre de l’Immigration, nº 33365.66. CE, 14 mai 2010, Mme et Mlle I., nº 339326.67. Voir, sur cette ordonnance qui a provoqué une manifestation des associations devant le Palais-Royal (Le canard enchaîné, 22 décembre 2010) :

S. Slama, « Hébergement des demandeurs d’asile : la mise sous tentes du droit constitutionnel d’asile (CE, réf., 19 novembre 2010, Panokheel) », Combats pour les droits de l’homme, 28 novembre 2010, en ligne : http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/2010/11/28 ; et S. Slama, C. Pouly, « Des demandeurs d’asile sous tentes en plein hiver : la protection de l’effectivité du droit d’asile par le juge administratif ne va toujours pas de soi », Dalloz, 2010, p. 2918.

68. Elle est notamment mentionnée en référence dans une note du Centre de recherche et de diffusion du Conseil d’État du 25 novembre 2010, http://fr.scribd.com/doc/45633639/2010-11-25-Note-Conseil-d-Etat-CRDJ-Accueil-Des-Demandeurs-d-Asile.

69. CE, réf., 19 novembre 2010, Ministre de l’Immigration c. K. Panokheel, nº 344286, publié au recueil Lebon.

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26 Serge Slama

se retournant vers le juge strasbourgeois de l’Allée des droits de l’homme.

B. Une Cour européenne des droits de l’homme à la rescousse

On peut penser que l’état de dés-accueil des demandeurs d’asile en France dans certaines régions est tel qu’on a atteint le seuil de gravité du traitement inhumain et dégradant de l’article 3 de la Convention EDH et que son caractère systématique justifierait l’adoption d’un arrêt pilote 74. Une demi-douzaine d’affaires concernant l’hébergement de demandeurs d’asile sont actuellement pendantes devant la Cour de Strasbourg 75. Plusieurs d’entre elles ont donné lieu à des tierces interventions admises par la Cour européenne des droits de l’homme d’associa-tions membres de la Coordination française pour le droit d’asile (CFDA : Cimade, Gisti, etc.) et de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). L’affaire de la plus grande ampleur, qui a été introduite dans la perspective d’amener la Cour européenne sur la voie d’un arrêt pilote, est l’affaire, déjà évoquée, Brahim Gjutaj et autres c. France. Cette requête introduite par une demi-douzaine de demandeurs d’asile concerne près de 500 demandeurs – essentiellement des familles d’origine rom kosovare ou albanaise – qui ont été maintenus, en guise de conditions d’accueil, par la préfecture pendant près de 6 mois dans un campement de fortune rue Blida à Metz. Ainsi, par exemple, les membres de la famille Gjutaj (2 adultes et 2 enfants en bas âge), entrée en France le 24 avril 2013, de nationalité albanaise, ont sollicité l’asile en mai 2013 à la préfecture de la Moselle. Malgré leur admission au séjour, ils n’ont dès lors bénéficié d’aucune prise en charge en qualité de demandeurs d’asile. Ils se sont alors installés dans un premier campement de fortune aux abords de la… plateforme d’accueil des demandeurs d’asile (PLADA). Compte tenu de la mobilisation des riverains, le préfet de la Moselle a ordonné le démantèlement de ce campement et ils ont été réinstallés non loin de là dans des tentes installées à même le béton le 19 juin 2013 sur un ancien parking des employés des transports en commun de la région messine mis à disposition par la ville de Metz.

Ce campement ne va dès lors cesser de croître (300 demandeurs d’asile au début du mois d’août, 450 au mois de septembre et jusqu’à 680 en novembre) et les conditions de vie vont rapidement se dégrader. Certes, deux semaines après l’arrivée des 150 premiers deman-

des conditions matérielles d’accueil sous la forme d’allo-cations financières. Ces allocations doivent, cependant, être suffisantes pour que les besoins fondamentaux des demandeurs d’asile, y compris un niveau de vie digne et adéquat pour la santé, leur soient assurés 70.

Et, selon elle, les situations de saturation des dispositifs d’accueil ne peuvent « pas justifier une quelconque déro-gation au respect de ces normes » 71.

Il est en effet rappelé dans cette décision, dans le prolongement de l’arrêt Cimade & Gisti (pt 56), que :

[…] l’économie générale et la finalité de la directive 2003/9 ainsi que le respect des droits fondamentaux, notamment les exigences de l’article 1er de la charte des droits fonda-mentaux de l’Union européenne selon lequel la dignité humaine doit être respectée et protégée, s’opposent à ce qu’un demandeur d’asile soit privé, fût-ce pendant une période temporaire, après l’introduction d’une demande d’asile, de la protection des normes minimales établies par cette directive 72.

Et la Cour de justice esquisse même la solution pour remédier au non-hébergement des demandeurs d’asile dans le dispositif dédié :

[…] lorsqu’un État membre a opté pour la fourniture des conditions matérielles d’accueil sous la forme d’allocations financières, ces allocations doivent être suffisantes pour garantir un niveau de vie digne et adéquat pour la santé ainsi que pour assurer la subsistance des demandeurs d’asile en leur permettant de disposer notamment d’un logement, le cas échéant, sur le marché privé de la location 73.

Ainsi, si les autorités d’un État membre ne sont pas dans la capacité de fournir un logement ou un héberge-ment suffisant aux demandeurs d’asile dans un dispositif dédié conforme aux exigences de la directive 2003/9/CE, elles doivent fournir au demandeur une allocation de subsistance non pas d’un montant de 11,45 € par jour, comme c’était jusqu’ici le cas pour l’ATA en France, mais d’un montant suffisant pour que le demandeur d’asile et sa famille puissent accéder à un logement dans le marché locatif privé… Depuis l’arrêt Saciri, les autorités françaises se sont bien évidemment abstenues de tirer les consé-quences de cette décision en augmentant le montant de l’ATA pour la dizaine de milliers de demandeurs d’asile non hébergés par l’État dans un dispositif dédié.

Et comme c’est souvent le cas ces dernières années, lorsque les autorités restent sourdes aux sirènes luxem-bourgeoises du plateau de Kirchberg, les requérants ont tendance à chercher un amplificateur plus important en

70. CJUE, 4e ch., 27 février 2014, Federaal agentschap voor de opvang van asielzoekers c. Saciri, pt 48.71. Ibid., pt 50.72. Ibid., pt 35.73. Ibid., pt 42 (nous soulignons).74. Voir, particulièrement, s’agissant de la situation du Calaisis : Défenseur des droits, « Exilés et droits fondamentaux : la situation sur le territoire

de Calais », octobre 2015, en ligne : http://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/20151006-rapport_calais.pdf.75. Les affaires communiquées par la 5e section de la Cour EDH à la France sont : Sadik Panohi et Mohamad Atayi, introduite le 28 novembre 2011,

nº 30027/12 ; S. S. c. France, introduite le 23 avril 2013, nº 27413/13 ; N. H., introduite le 29 avril 2013, nº 28820/13 ; Brahim Gjutaj et autres c. France, introduite le 7 octobre 2013, nº 63141/13 ; N. T. P. et autres, introduite le 31 octobre 2013, nº 68862/13 ; S. G. et autres, introduite le 27 novembre 2013, nº 75547/13 et B. L. et autres, introduite le 3 juillet 2014, nº 48104/14.

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les dispositions qu’elle était en mesure d’assurer pour répondre le mieux possible au très fort accroissement des demandes d’asile en Lorraine et, en particulier, en Moselle ; que la situation particulière des requérants a été examinée lorsqu’ils ont été reçus en préfecture et de premières mesures ont été prises à leur égard 78.

Le même sort sera réservé aux autres requêtes éma-nant de demandeurs d’asile relégués dans ce campement de fortune.

Il ne faisait pourtant pas l’ombre d’un doute que ces conditions ne sont pas respectueuses de la législation française « interprétée à la lumière des objectifs de la directive 2003/9 ». En effet d’une part on est bien loin de l’obligation faite aux États membres d’assurer « le logement, la nourriture et l’habillement, fournis en nature ou sous forme d’allocation financière ou de bons, ainsi qu’une allocation journalière » et d’autre part, à supposer même qu’on admette le caractère « exceptionnel » de la situation mosellane, aucune des conditions de l’article 14.8 de la directive n’étaient réunies : l’épuisement des capa-cités de logement normales n’était pas temporaire, le recours à ces conditions dérogatoires n’était pas pour « une période raisonnable, aussi courte que possible » et « en tout état de cause », les « besoins fondamentaux » des demandeurs d’asile n’ont pas été couverts par les autorités.

Par ailleurs, la violation des obligations convention-nelles de la France découlant de la Convention EDH, en particulier de son article 3, ne fait guère de doute. En effet, dans l’arrêt M. S. S. c. Belgique et Grèce, la Cour a déjà relevé que

[…] l’obligation de fournir un logement et des conditions matérielles décentes aux demandeurs d’asile démunis fait à ce jour partie du droit positif et pèse sur les autorités [des États membres] en vertu des termes mêmes de la législation nationale qui transpose le droit communautaire, à savoir la directive 2003/9/CE du 27 janvier 2003 relative à des normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile dans les États membres (dite « directive Accueil »). Ce que le requérant reproche aux autorités […] en l’espèce, c’est l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé, de par leur action ou leurs omissions délibérées, de jouir en pratique de ces droits afin de pourvoir à ses besoins essentiels 79.

Et dans cette affaire la Grande Chambre de la Cour a condamné la Grèce en estimant que les autorités grecques

[…] d[e]v[ai]ent être tenues pour responsables, en rai-son de leur passivité, des conditions dans lesquelles [un demandeur d’asile] s’est trouvé pendant des mois, vivant dans la rue, sans ressources, sans accès à des sanitaires, ne disposant d’aucun moyen de subvenir à ses besoins essentiels 80.

deurs d’asile, les autorités ont mis en place deux blocs sanitaires, complétés en septembre par deux autres blocs. Mais ces installations ne cesseront de dysfonctionner et les autorités municipales n’ont fait aucune diligence pour les remettre en état malgré les demandes répétées des militants locaux du Collectif mosellan de lutte contre la misère. L’alimentation en eau et le ramassage des ordures ont été tout aussi aléatoires. Quant à l’installation électrique (de simples câbles parfois dénudés et branchés sur des blocs non fixés), elle était visiblement dangereuse pour les habitants du campement, particulièrement les enfants. Les conditions déplorables de vie au sein de ce campement sont telles qu’en septembre 2013 un jeune demandeur d’asile de 27 ans est décédé d’une crise car-diaque, alors qu’il partageait une tente avec une autre personne, au sein de ce campement 76.

Confrontée à cette extrême précarité, la famille Gjutaj a saisi en juillet 2013 une première fois le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg, sur le fondement des dispositions de l’article L. 521-2 du Code de justice admi-nistrative. Toutefois, par une ordonnance du 23 juillet 2013, ce dernier a rejeté cette demande aux motifs que le préfet de la Moselle s’était engagé à trouver un hébergement pour lui et sa famille « dans les meilleurs délais ». Malgré une nouvelle demande en ce sens formulée le 29 juillet 2013, aucune solution d’hébergement n’a été trouvée par la suite. Les droits à l’ATA n’ont pas été ouverts. La famille n’a été « qu’orientée » vers Caritas pour recevoir des bons permettant d’avoir des vêtements et des tickets de transport et a reçu une aide alimentaire sous forme de tickets service d’un montant de 44 € par jour. Ainsi, la famille a continué à vivre dans ces conditions d’une précarité extrême et bien loin du standard exigé par la directive 2003/9/CE et la législation française avant d’être enfin hébergée le 19 octobre 2013 dans un appartement géré par Adoma. Le campement a été totalement démantelé par la préfecture le 13 novembre 2013.

Entretemps, avec l’aide du Collectif mosellan de lutte contre la misère, la famille avait saisi une seconde fois le juge des référés-liberté. Mais par une ordonnance du 9 septembre 2013 77, celui-ci a rejeté une nouvelle fois leur demande d’hébergement. Saisi en appel d’une requête introduite par Me Spinosi avec intervention volontaire de la Cimade (ce qui assurément « fléchait » le dossier comme étant une affaire de principe susceptible de donner lieu à une saisine de la Cour de Strasbourg), le juge des référés du Conseil d’État a rejeté au « tri », c’est-à-dire pour irrecevabilité manifeste sans audience, en se contentant de relever

[…] qu’il ressort des pièces produites devant le juge des référés de première instance que l’administration a pris

76. Voir A. Arnon, « Campement de demandeurs d’asile de Blida : 1 mort », France 3, 19 septembre 2013, http://france3-regions.francetvinfo.fr/lorraine/2013/09/19/campement-de-demandeurs-d-asile-de-blida-1-mort-321643.html.

77. Nº 1303865 et nº 1303866.78. CE, réf., 3 octobre 2013, Gjutaj, nº 372391, cons. 6.79. Cour EDH, GC, 21 janvier 2011, M. S. S. c. Belgique et Grèce, § 250.80. Ibid., § 263.

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ainsi estimé que la carence de l’administration portait une atteinte manifeste à la liberté fondamentale que constitue le droit d’asile et décidé d’enjoindre l’administration, sous astreinte, à indiquer aux requérants un centre d’accueil pour demandeurs d’asile ou un centre d’hébergement et de réinsertion sociale susceptible de les accueillir. Concernant M. Atayi, une astreinte fut ordonnée par le juge des référés du tribunal administratif de Paris. Saisie à nouveau en urgence, cette juridiction fit droit à la demande de liquida-tion de l’astreinte, après avoir constaté que le préfet n’avait ni indiqué aux requérants un lieu d’hébergement adapté, ni exposé les motifs qui l’en auraient empêché. Le préfet fut condamné à payer la somme de 5 150 €. Concernant M. Panohi, une astreinte fut ordonnée le 8 novembre 2011 et, par une ordonnance du 3 février 2012, le juge des référés du tribunal administratif de Paris en ordonna la liquidation. Le préfet fut condamné à verser la somme de 5 000 €. Comme le prévoit la loi française, le produit de l’astreinte a été partiellement versé à un fonds public et le montant réduit lors de la liquidation par rapport à la somme initialement indiquée (500 € par jour). Du reste, l’astreinte en droit français n’a pas de caractère indemnitaire mais vise à assurer l’exécution d’une décision de justice. On remarquera que la France a récemment été condamnée pour violation de l’article 6, § 1, de la Convention EDH (droit au procès équitable) s’agissant d’un mécanisme similaire d’astreinte dans le cadre de la procédure de droit au logement opposable (DALO) car il incombe à l’État une obligation positive en matière d’exé-cution des décisions de justice définitive et exécutoire. Dans cette décision, la Cour a écarté l’argument de « la pénurie de logements disponibles » en relevant qu’un État partie « ne peut prétexter du manque de fonds ou d’autres ressources pour ne pas honorer, par exemple, une dette fondée sur une décision de justice » 82.

Il y a donc tout lieu de penser que compte tenu de l’ineffectivité des recours juridictionnels, il n’est plus nécessaire de s’encombrer d’un appel au Conseil d’État en référé-liberté pour épuiser les voies de recours avant de saisir la Cour de Strasbourg. Cette dernière a d’ailleurs communiqué au gouvernement français plusieurs requêtes introduites directement après le rejet par le tribunal admi-nistratif sans que le Conseil d’État n’ait été saisi en appel ou en cassation (en cas de rejet par le tribunal administratif au « tri »). Est-ce que la réforme de l’asile qui a été adoptée par le Parlement en juillet 2015 est susceptible de remédier effectivement à cette situation de carence systémique ? Définitivement adoptée le 15 juillet 2015, la loi du 29 juillet est entrée progressivement en vigueur soit, pour certaines dispositions, immédiatement afin de respecter le délai de transposition des directives européennes, soit, pour d’autres, le 1er novembre 2015 83.

De même, dans un arrêt Rahimi c. Grèce de 2011, la Cour a jugé que les omissions des autorités nationales de prendre en charge un demandeur d’asile mineur non accompagné, suite à sa remise en liberté, équivalaient à un traitement dégradant et emportaient violation de l’article 3 de la Convention 81.

Dans l’affaire Gjutaj et autres, saisie en mesure provi-soire le 7 octobre 2013, sur le fondement de l’article 39 du règlement de la Cour, la Cour a certes rejeté le 9 octobre la demande de mesure provisoire consistant à assurer l’hébergement d’urgence des intéressés mais a aussi décidé de communiquer immédiatement la requête au gouverne-ment français, l’a invité à présenter ses observations sur sa recevabilité et son bien-fondé et a accordé le traitement prioritaire de la requête – qui devrait donc bientôt donner lieu à un arrêt.

Ainsi, malgré tous les efforts du gouvernement fran- çais pour relativiser la gravité des atteintes et leur caractère systémique, il est vraisemblable que la Cour condamne la France dans cette affaire. Dans ses écritures le gou-vernement présente la situation du campement de Blida comme un événement exceptionnel et dénie qu’il existe un problème structurel d’accueil des demandeurs d’asile en France. Pourtant non seulement la création de cam-pements de tentes de demandeurs d’asile a régulièrement lieu en France (dans le Calaisis, sur les quais près de la gare d’Austerlitz, etc.) mais en outre moins d’un an après son démantèlement en novembre 2013 le campement de Blida a été reconstitué. Cette affaire révèle donc bien une défaillance systémique des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cette région.

Le rejet au « tri » par le Conseil d’État de l’appel intro- duit dans cette affaire accrédite d’ailleurs l’idée qu’il n’existe pas de voie de recours effective en France pour assurer le respect du droit aux conditions matérielles d’accueil. Les procédures en référé-liberté n’aboutissent pas, ou rarement, à des injonctions à héberger immédiatement (même si évidemment l’issue peut varier d’un tribunal administratif à l’autre et même d’un juge des référés à l’autre, en fonction aussi des circonstances locales). Les autres procédures comme le référé-suspension seraient tout aussi inefficaces compte tenu des délais de constitu-tion de la décision.

Et même lorsque les juges des référés de première instance ont prononcé des injonctions assorties d’astreinte puis liquidé cette astreinte, cela n’aboutit pas nécessaire-ment à l’hébergement immédiat des intéressés. Ainsi, par exemple, dans l’affaire Panohi et Atayi, ces deux deman-deurs d’asile afghans ont obtenu du juge des référés du tri-bunal administratif de Paris le constat que le préfet n’avait fait état d’aucune difficulté particulière d’hébergement, ni d’aucune diligence pour satisfaire les besoins des intéressés alors qu’il n’était pas contesté qu’il y avait urgence à ne pas laisser ceux-ci dans une situation de grande précarité. Il a

81. Cour EDH, 1er sect., 5 avril 2011, Rahimi c. Grèce, nº 8687/08, § 95.82. Cour EDH, 5e sect., 9 avril 2015, Tchokontio Happi c. France, nº 65829/12, § 49-50.83. Voir circulaire du 13 juillet 2015, « Mise en œuvre de la réforme de l’asile », http://www.gisti.org/spip.php?article5011.

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Le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile : dissuader ou accueillir ? 29

expressément prévu la possibilité d’utiliser la procédure de référé « mesure utile » pour libérer les places indûment occupées en CADA. En outre, le 17 juin 2015, le ministère de l’Intérieur a dévoilé un nouveau plan d’hébergement, en liaison avec Sylvia Pinel, secrétaire d’État au logement. Il a été programmé d’ici fin 2015 pas moins de 10 500 places supplémentaires. En raison de l’afflux de migrants en provenance d’Italie début 2015 et la création, en plein Paris (La Chapelle, Austerlitz, Porte de Saint-Ouen), de « campements illicites, indignes et inacceptables » aux yeux du gouvernement, il a été aussi annoncé un plan visant « à fluidifier les dispositifs d’accueil des demandeurs d’asile ». Il repose sur la création, d’ici 2016, de 4 200 places d’hébergement supplémentaires pour demandeurs d’asile et 5 500 places pour les réfugiés ainsi que sur le renfor-cement des capacités de « mise à l’abri » à hauteur de 1 500 places, particulièrement en Île-de-France et dans le Calaisis 87. Enfin dans le cadre du plan de relocalisa-tion adopté à la rentrée 2015 par l’UE, la France devrait accueillir 24 000 demandeurs d’asile supplémentaires en provenance de Grèce et d’Italie. À cette fin, le gouverne-ment a annoncé que 279 millions d’euros supplémentaires seraient affectés à l’accueil des réfugiés, et 334 millions en 2017 (pour 5 000 places supplémentaires en CADA). Afin de les inciter à accueillir des demandeurs d’asile, les com-munes bénéficieront d’une aide de 65 millions d’euros : 15 millions pour l’aide forfaitaire de 1 000 euros par place créée, et 50 millions pour « un fonds d’investissement ». Un coordinateur national de l’accueil des migrants, le préfet Kléber Arhoul, est chargé de la préparation de cet accueil en liaison avec les villes volontaires. Les bâtiments administratifs inoccupés (anciennes casernes ou gendar-meries, centres de vacances municipaux, inoccupés pen-dant les périodes hivernales, foyers logements désaffectés, anciennes maisons de retraite, bâtiments en attente de démolition, etc.) sont activement recensés. Adoma, qui gère 12 000 places d’hébergement pour demandeurs d’asile, recherche aussi des terrains où installer des préfabriqués, des bâtiments publics, casernes ou autres. L’Association pour la formation professionnelle des adultes (AFPA) pourrait contribuer à hauteur de 5 000 ou 10 000 places. Par ailleurs, il est envisagé d’accueillir des réfugiés dans les milliers de logements HLM inoccupés dans certaines régions, du Centre et de l’Est de la France. Ainsi, de manière pour le moins surprenante, en peu de temps ce sont 20 000 places d’hébergement qui ont été trouvées

On ne peut nier qu’il y a certaines améliorations. En premier lieu, pour tenter de respecter la directive 2013/33/UE qui impose d’enregistrer les demandes d’asile dans les 3 jours, la réforme prévoit la mise en place d’un guichet unique des demandeurs d’asile (GUDA) qui devrait réu-nir dans un même lieu les services de la préfecture et de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), désormais principal acteur de l’accueil des demandeurs d’asile. Il appartiendra toujours aux agents de préfecture de procéder aux vérifications dans les fichiers AGDREF, SIS, au relevé des empreintes EURODAC, à l’entretien Dublin et à l’édition de l’attestation de demande d’asile. L’OFII fera l’offre de conditions d’accueil, l’évaluation de la vulnérabilité 84, l’enregistrement de la demande d’un lieu d’hébergement, voire l’orientation, l’ouverture des droits à l’allocation pour demandeur d’asile (ADA), qui remplace l’ATA en étant familialisée, et à l’assurance maladie. Le projet de loi prévoit la suppression de l’obligation de domi-ciliation qui retardait jusqu’ici le processus d’admission au séjour. Mais il est probable que pour que le délai de 3 jours soit tenu la file d’attente sera déplacée en amont sur les opérateurs privés des plateformes régionales d’accueil des demandeurs d’asile (PRADA) 85.

En second lieu, tirant enfin les conséquences de l’inter- prétation donnée à la directive « Accueil » par les juridic-tions, aussi bien par le Conseil d’État en 2008 dans l’arrêt Cimade, que par la Cour de justice en 2012 dans l’arrêt Cimade & Gisti, le projet prévoit d’ouvrir le droit aux conditions matérielles d’accueil à tous les demandeurs d’asile 86. Jusqu’ici un tiers des demandeurs d’asile étaient légalement écartés de ce droit dès lors qu’aussi bien l’accès en CADA que le droit à l’ATA étaient formellement sou-mis à une admission préalable au séjour, mettant ainsi à l’écart du dispositif les demandeurs d’asile en procédure prioritaire, les réexamens et les « Dublinés ». Le paradoxe est que si les délais fixés par la réforme pour examiner les demandes d’asile sont respectés (3 mois au total en procédure accélérée ; 9 mois en procédure normale) dans bien des cas les « Dublinés » resteront plus longtemps dans le dispositif que les autres demandeurs d’asile, particuliè-rement ceux classés en procédure accélérée.

Si ces délais sont tenus, le dispositif devrait être moins saturé puisque les demandeurs d’asile resteront moitié moins de temps en CADA en libérant plus rapidement les places. L’hébergement des demandeurs d’asile devrait être réellement régionalisé et beaucoup plus directif. Il est aussi

84. Elle aura lieu au GUDA par le biais d’un questionnaire portant sur la situation familiale, l’hébergement et des questions médicales dont la formulation reste à définir. En cas de détection d’une question médicale, un dossier sera transmis aux médecins de l’OFII qui décideront de qualifier la personne vulnérable (Cimade, Bulletin @sile, nº 46, avril 2015). Voir, sur la double évaluation de la vulnérabilité par l’OFII puis par l’OFPRA : J. Pétin, « Droit d’asile : la vulnérabilité des demandeurs et les incohérences du projet de loi Valls-Cazeneuve », réseau universitaire européen Droit de l’espace de liberté, sécurité et justice, 28 avril 2015, en ligne : http://www.gdr-elsj.eu/2015/04/28.

85. Les délais sont actuellement de 130 jours à Paris, 120 à Créteil, 100 à Lille, 90 à Rouen, 60 à Chalons et 30 à Lyon ou Strasbourg.86. Voir, notamment, CE, 4 décembre 2013, Dom Asile, nº 359670 : L’actualité juridique. Droit administratif, nº 18, mai 2014, p. 1049, obs. E. Aubin.87. « Répondre à la crise des migrants : respecter les droits, faire respecter le droit », compte rendu du Conseil des ministres du 17 juin 2015, en ligne :

http://www.gouvernement.fr/conseil-des-ministres/2015-06-17/repondre-a-la-crise-des-migrants-respecter-les-droits-faire-. Voir B. Cazeneuve, « Action de la France face à la crise migratoire qui touche l’Europe », ministère de l’Intérieur, 7 septembre 2015, http://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Actualites/L-actu-immigration/Action-de-la-France-face-a-la-crise-migratoire-qui-touche-l-Europe.

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bilan, le nombre total de places disponibles (CADA et HUDA) passerait « de 48 900 en 2014 à 52 900 en 2015, avant de diminuer à 51 700 en 2017, soit une création nette de 2 800 places ». Plus largement, la Cour des comptes regrette que ces créations soient « annoncées au coup par coup, sans qu’un plan d’ensemble ait été défini pour en préciser le statut, le financement et le calendrier de réalisation » 89.

En définitive, il ne faut pas se faire d’illusion. L’expé-rience des précédentes réformes – en particulier la « réforme TGV » du début des années 1990 – montre que si une telle réforme à des effets bénéfiques dans un premier temps, les délais d’admission au séjour en préfecture de traitement des dossiers s’allongent ensuite progressivement et dès lors le dispositif arrivera de nouveau à saturation jusqu’à… la prochaine réforme.

– places qui auraient pu permettre depuis plusieurs années d’héberger les demandeurs d’asile maintenus à la rue malgré l’obligation de les prendre en charge 88…

Toutefois, il résulte d’un référé de la Cour des comptes rendu public le 20 octobre 2015 qu’il y a un important écart entre les annonces gouvernementales et la construction effective de places en CADA. Ainsi, selon la Cour, « malgré l’augmentation du nombre total de demandeurs d’asile (hors procédure Dublin) de 18 500 entre 2009 et 2013, 1 000 places seulement d’hébergement en CADA ont été créées en 2009 et en 2012, 2 000 en 2013 et moins de 1 000 en 2014 ». S’agissant des annonces du gouvernement, s’il est envisagé « de disposer de 33 200 places en CADA d’ici 2017 », en réalité ces places sont « essentiellement » le résultat de la transformation d’HUDA en CADA. Au

88. Courrier adressé le 6 septembre 2015 par Bernard Cazeneuve à l’ensemble des maires de France concernant l’accueil des réfugiés et demandeurs d’asile, en ligne : http://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Actualites/L-actu-immigration/Courrier-adresse-le-6-septembre-2015-par-Bernard-CAZENEUVE-a-l-ensemble-des-maires-de-France-concernant-l-accueil-des-refugies-et-demandeurs-d-asile ; I. Rey-Lefebvre, J. Pascual, « Comment la France se prépare à accueillir les réfugiés », Le Monde, 8 septembre 2015, en ligne : http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/09/08/mobilisation-pour-loger-24-000-refugies_4749008_3224.html ; S. Vincendon, « Le préfet d’Île-de-France : “Quel que soit le chiffre de migrants, nous ferons face” », Libération, 10 septembre 2015, en ligne : http://www.liberation.fr/france/2015/09/10/le-prefet-d-ile-de-france-quel-que-soit-le-chiffre-de-migrants-nous-ferons-face_1379445 ; I. Rey-Lefebvre, « Pour le préfet d’Île-de-France, “Il n’y a pas de lutte des places entre migrants, SDF et expulsés” », Le Monde, 5 octobre 2015, en ligne : http://www.lemonde.fr/logement/article/2015/10/05/jean-francois-carenco-il-n-y-a-pas-de-lutte-des-places-entre-migrants-sans-abri-et-expulses_4782349_1653445.html.

89. Cour des comptes, « L’accueil et l’hébergement des demandeurs d’asile », référé, 20 octobre 2015, en ligne : https://www.ccomptes.fr/Accueil/Publications/Publications/L-accueil-et-l-hebergement-des-demandeurs-d-asile.