42

Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

  • Upload
    others

  • View
    3

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre
Page 2: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolutionpar Jean Aulagnier 46

L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscalepar Pierre Fernoux 60

Le patrimoine au risque des marchés ou les marchés au risque des patrimoines ? par Jean-Marin Serre 70

Assureurs-vie : hier, aujourd’hui, demainpar Pierre Grün 80

Dossier

C’est pour répondre aux bouleversements

des modes de vie, aux changements

de situations de plus en plus rapides

des individus, à l’explosion de la famille

au sens traditionnel du terme, aux multiples

innovations financières liées au passage

à une économie de marchés de capitaux,

qu’est né le conseil patrimonial.

La règle de droit qui s’adapte

à la recomposition des familles (mariage,

divorce, pacs, concubinage…), le patrimoine

qui se transforme et se « financiarise » pour

répondre au besoin de liquidité, la propriété

qui se partage de plus en plus au gré de

l’augmentation de l’espérance de vie et

de la présence simultanée de plusieurs

générations, le risque économique transféré

à l’épargnant dans le sillage

de la multiplication des solutions d’épargne,

le désengagement de l’État dans le secteur

de la protection des personnes, voilà bien

des ingrédients pour qu’émerge une demande

forte de cohérence et de perspectives

de la part de nos concitoyens dans la gestion

de leur patrimoine.

Porteur de cette cohérence, l’architecte

du patrimoine qu’est le conseiller, va

rechercher la structure patrimoniale

optimale pour son client, celle qui va lui

permettre de répondre à ses besoins

en tenant compte de l’environnement

dans lequel il évolue.

Pour ce faire, le conseiller identifie les actifs

et les modes de détention adaptés. Il se doit

de maîtriser les disciplines comme le droit

civil, fiscal et social pour proposer et mettre

en place les modes de détention idoines.

Il ne peut ignorer l’économie et la finance,

s’il veut répondre de manière pertinente

quant aux actifs à privilégier.

C’est pour s’inscrire résolument dans

cette approche du conseil patrimonial que

se sont succédées, à l’occasion du

20e anniversaire de la création

par le Doyen Aulagnier du Master 2 en

gestion de patrimoine de l’université

d’Auvergne, quatre conférences traitant

successivement des aspects civils, fiscaux

économiques et sociaux. Organisée

conjointement par l’association des anciens

élèves du Master 2 de Clermont-Fd (AGPC)

et l’université, cette manifestation a été

l’occasion de faire un point sur les travaux

qui ont bâti la réputation de cette formation

d’excellence et de se projeter dans l’avenir.

Jean-Louis Gagnadre

Fondateur de l’AGPC

45D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

LE CONSEIL PATRIMONIAL :l’alliance de l’économie et du droit

Page 3: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

Dossier

Le démembrement 20 ans

Le démembrement de propriété

est à la mode. En vingt ans,

l’usage de ce mode de détention

s’est progressivement étendu et

développé. Il fait aujourd’hui

partie de l’ingénierie

patrimoniale. Le développement

de son usage a conduit à

une remise en cause doctrinale

et jurisprudentielle de

son contenu. L’importance

des aspects économiques et

patrimoniaux du démembrement

oblige peut-être à repenser

sa définition juridique.

Reconnaissons les apports quenous devons au notariat dansla découverte de l’intérêt du démembrement de pro-

priété.Deux rencontres importantes ontcontribué à nous sensibiliser à l’usu-fruit et à la nue-propriété dans la ges-tion de patrimoine. La première avecMaître Jacques Battut, alors président

de l’Institut notarial du patrimoine(INP), qui nous fit comprendre quela « jouissance » d’un patrimoinen’était pas exclusivement fonction desa composition,mais également fonc-tion de son mode d’appropriation.La seconde avec Maître Pierre David,qui bien avant tous les autres avaitcompris que le démembrement révé-lait des richesses patrimonialesinsoupçonnées. Il a identifié le pre-mier qu’il y avait là un domaine d’in-tervention particulièrement utile auconseiller patrimonial et plus parti-culièrement aux notaires.Notre premier apport a été de mettreen exergue cette distinction, aujour-d’hui d’évidence, entre contenant etcontenu du patrimoine.Recherchantune organisation pédagogique adap-tée à l’enseignement du conseil patri-monial, nous avons identifié cetteprésentation dichotomique du conseilpatrimonial. Cette division de la ges-tion de patrimoine ou du conseilpatrimonial nous est apparue commecapable de recouvrir toute son exten-sion. Il y a d’une part, les actifs com-posant le patrimoine et, d’autre part,leurs modes de détention.La propriété est le droit de jouir etdisposer des choses de la manière laplus absolue, comme l’affirme l’ar-ticle 544 du Code civil,définition tra-vestie dans cette formule plusvolontariste que nous affectionnons :« à quoi sert de posséder si ce n’est dejouir ».La jouissance procurée par les actifspossédés dépend sans nul doute de lamanière de les posséder et de les déte-nir.Détenir des actifs patrimoniaux à plu-sieurs par le démembrement de pro-priété était une forme pratiquée dedétention.Puisque le conseil patrimonial nousconduisait à nous intéresser à l’utilitédes biens dont on détenait la pro-priété, pourquoi ne pas s’intéresser

également à l’utilité des droits donton était titulaire ? Assez naturellement nous nous som-mes interrogés :quelles pouvaient êtreles utilités patrimoniales du droitd’usufruit ou du droit de nue-pro-priété ?

Le démembrement : forme subieet désuète d’une propriété partagée. – Il y a vingt ans, le dé-membrement était vu comme uneinstitution « surannée », « démodée »,« périmée ».Le doyen Carbonnier par-lait d’une institution « désuète,aux cou-leurs de plus en plus fanées, réservée auxvieilles dames usufruitières aux mainsdébiles et inexpertes ». Maître BernardMonassier parlait d’institution « valé-tudinaire » (1), pour en souligner lemauvais état.Ces critiques,certainement légitimes,n’en écartaient pas l’usage.On s’en méfiait un peu,dans la mesureoù du démembrement, devaient oupouvaient naître des conflits entreusufruitiers et nus-propriétaires auxpréoccupations opposées.On faisait l’hypothèse d’un antago-nisme latent entre usufruitier et nu-propriétaire. L’usufruitier, « maxi-misant un avantage immédiat », étaitexclusivement préoccupé des seulsrevenus bruts, indifférent à l’entretiendu bien, cherchant à éviter la prise encharge des dépenses de la propriétépour ne pas diminuer son avantagenet.Pauvre « nu-propriétaire » qui subis-sait la passivité d’un usufruitier peuenclin à engager les travaux d’entre-tien !L’usufruit et la nue-propriété étaientvus comme des droits de nature dif-férente ; « il s’ensuit qu’entre usufruitieret nu-propriétaire,la concertation,la coopé-ration ne sont pas des exigences de lalogique », écrira Michel Grimaldi (2).Approche discutable, fondée sur unehypothèse de moins en moins véri-

Par Jean

Aulagnier,Président de l’AUREP,Fondateur duDESS Gestionde Patrimoine,Faculté des sciences

économiques et de gestion del’Université d’Auvergne

46 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Page 4: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

LE CONSEIL PATRIMONIAL

de propriété : d’évolution

fiée, à savoir la brièveté de l’usufruit.Si l’usufruit dure peu, l’usufruitierpeut ne pas avoir à se préoccuper dela conservation de la chose sujette àson usufruit.Lorsque la durée de l’usufruit s’al-longe, les intérêts de l’usufruitier etdu nu-propriétaire ne sont pas oppo-sés.Bien au contraire,ils se rejoignent.Le premier qui serait affecté de laperte de substance de la chose, c’estbien l’usufruitier lui-même. Imagi-nons l’usufruitier d’une créance,pourmaximiser le rendement immédiat del’actif détenu, il doit arbitrer (3) enfaveur d’une créance à taux de ren-dement élevé. On le sait, la contre-partie d’un rendement élevé, c’est lerisque en capital, et la perte en capi-tal ou, pis encore, la perte du capital.Ces pertes affecteront en même tempsusufruitier et nu-propriétaire.À l’époque,on pensait non seulementavoir tout dit ou tout écrit sur cetteorganisation de la propriété,mais éga-lement avoir identifié tous les usagesque l’on pouvait en faire, c’est-à-direessentiellement un instrument « défen-sif, protecteur de la fin de vie des veuveset veufs ».Depuis longtemps, et au moins jus-qu’à la fin des années 80, le démem-brement de propriété, comme nousl’avons écrit,était plus subi que voulu.Il était à la fois subi et figé dans soncontenu.Il résultait plus des habitudes et despratiques « successorales » nées duchoix traditionnel de l’usufruit par leconjoint survivant, en application del’article 1094-1 du Code civil (4).Insuffisamment conseillé, considérantque les patrimoines étaient compo-sés essentiellement de biens fonciersou immobiliers, le survivant optaittrop fréquemment pour la seule quo-tité en usufruit, réalisant ainsi undémembrement de propriété sur latotalité du patrimoine, sans prendrela mesure de sa composition et des

entre la réalité économique et cer-taines pratiques civiles inspirées derègles datant de 1804. Au début du 19e siècle, la part des biensimmeubles dans les patrimoines étaitencore très largement dominante.Les biens meubles occupaient la portioncongrue.Professeurs et praticiens, bardés deleurs certitudes et de leurs habitudes,n’avaient pas nécessairement pris lesoin de s’interroger à l’aune de l’évo-lution des préoccupations patrimo-niales.Dans le fond, ce n’était pas très gravedans la mesure où le démembrement,à la différence de l’indivision, étaitune situation naturellement transi-toire et à l’époque de courte durée.D’ailleurs, rares étaient les portes desortie du démembrement, à la diffé-rence de l’indivision. On chercheraiten vain un « nul n’est censé devoir res-ter dans le démembrement », alors quesous l’article 815, alinéa 1er, il étaitindiqué que « nul ne peut être contraintà demeurer dans l’indivision (…) ».Certes, l’article 1094-2 ancien (6)indiquait que, « lorsque la libéralité faite,soit en propriété, soit en usufruit, porterasur plus de la moitié des biens, chacun desenfants (…) aura la faculté d’exiger (…)que l’usufruit soit converti en une rente

conséquences de l’allongement de sadurée égale à sa durée de vie.La plupart des praticiens (les notaires)conseillaient,en effet,au conjoint sur-vivant d’opter lors de l’ouverture dela succession du prémourant pour latotalité en usufruit. Le poids de l’ha-bitude, le poids d’une pratique qua-lifiée d’« ancestrale ».On partait de l’idée que le démem-brement était, par nature, non seule-ment adapté et suffisant pour satisfaireaux besoins du conjoint survivant,mais répondait également aux inté-rêts des descendants. À l’usufruitierrevenaient les revenus et la jouissanceimmédiats, le nu-propriétaire sevoyant bénéficiaire des plus-valuesfutures. Le nu-propriétaire avait laquasi-certitude de conforter son droitde propriété.L’usufruit, économe de droits demutation au décès de son détenteur,venait soutenir ce postulat. On saitcombien la pression fiscale dans leschoix patrimoniaux est malheureu-sement déterminante (5).On suggérait fortement au conjointde se contenter de l’usufruit, sans luien préciser nécessairement la nature,pour des économies fiscales qui ne luiprofiteraient même pas à lui-même,mais de plus en plus tardivement à sesdescendants.Était-ce bien raisonnable ?

Une inadéquation croissante del’usufruit aux besoins à satisfaire !– Nous nous sommes alors interro-gés sur la nature des droits d’usufruit,d’une part, et de nue-propriété,d’autre part.Ces droits étaient-ils par-faitement adaptés aux besoins de ceuxqui en étaient titulaires ou destina-taires ?Nous avons constaté que les règlestant civiles que fiscales concernant ledémembrement n’avaient pas vérita-blement évolué depuis un ou deuxsiècles, et qu’un gap allait croissant

47D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Notes

(1) B. Monassier, Démembrement de pro-priété, Dr. & patr. 1995, hors série n° 1, p. 3.(2) M. Grimaldi,Aspects civils du démem-brement, Dr. & patr. 1995, hors série n° 2,p. 25.(3) Ce droit d’arbitrage d’un titre d’un por-tefeuille a été reconnu par la Cour de cassa-tion dans le fameux arrêt « Baylet », Cass.1re civ., 12 nov. 1998, n° 96-18.041.(4) Confirmé par le législateur dans la loi du3 décembre 2001 dans l’article 757 du Codecivil.(5) La loi n° 2007-1223, 21 août 2007,en faveur du travail, de l’emploi et du pou-voir d’achat, dite « loi TEPA » (JO 22 août),qui a supprimé les droits de mutation entreépoux, a au moins un avantage, c’est de re-placer le Code civil au cœur des choix patri-moniaux de l’époux survivant.

Page 5: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierLe démembrement de propriété : 20 ans d’évolution

viagère », mettant ainsi fin au démem-brement de propriété.Cette faculté, ouverte aux nus-pro-priétaires, était en général totalementméconnue d’eux et le plus souventoubliée des notaires qui pourtantavaient le devoir d’en informer lestitulaires.Cette disposition inemployée avaitpourtant la vertu d’offrir une portede sortie au démembrement. Cettefaculté de sortie n’était même pascitée dans l’article 617 du Code civilqui énumère les différentes manièresdont l’usufruit prend fin. C’est direle peu d’intérêt que le législateur del’époque lui portait.Dans le fond, inutile d’imaginer unmode civil de sortie puisqu’il existaitun mode naturel. Nul ne peut sur-vivre au-delà d’une certaine durée.Le démembrement disparaissait delui-même par la disparition de l’usu-fruitier.Cette disparition de l’usufruitier s’accompagnait en général d’ailleursd’une affirmation surprenante :« l’usu-fruit rejoint la nue-propriété ».Telle estencore aujourd’hui la formulationdonnée, par exemple, dans l’article1133 du Code général des impôts(CGI) (7).Cette affirmation nous a toujours sur-pris. Comment a-t-on pu propagerune telle ineptie (sauf à paraîtrequelque peu suffisant, on pourraitdire une « pareille ânerie ») ? Com-ment un droit qui n’existe plus audécès de son titulaire pourrait-il« rejoindre » la nue-propriété ? Elleest encore malheureusement propa-gée aujourd’hui (8).Passons, là n’est pas notre problèmepour l’instant.Il nous suffit de consta-ter, ce que l’article 617 du Code civilprécise bien, que « l’usufruit s’éteintpar la mort naturelle de l’usufruitier ».Or la mort naturelle de l’usufruitiersurvenait en général pas trop long-temps après l’ouverture du démem-brement,du moins c’était l’hypothèseretenue fondée sur une « durée desurvie probable », supposée de courtedurée.

Pourquoi définir des règles propres àla cessation du démembrement alorsque, de toutes les façons, il prendrafin ? Certes, mais le démembrementn’est plus une situation de courtedurée.

Le démembrement, situation decourte durée : une hypothèsedépassée. – Le démembrement dure.Il dure de plus en plus parce que ladurée de vie s’allonge. L’allongementprogressif et régulier de la durée devie a fait du démembrement une situa-tion durable. On est veuf ou veuve,certes plus tardivement, mais on l’estplus longtemps.Au début du 20e siècle, une veuve de70 ans avait environ quatre ans d’es-pérance de vie (9). Dans les années80, une femme de cet âge pouvaitespérer vivre quatre fois plus long-temps (dix-sept ans en 2007).Si la propriété a été démembrée, parsuite des choix patrimoniaux soit dudéfunt, soit du survivant, le démem-brement entre conjoint survivant etenfants « durera » bien plus longtempsqu’auparavant.Cet allongement « naturel » a été ren-forcé par des techniques patrimonialestelles que les reversions d’usufruit,régulièrement pratiquées à l’occasionde donation de la nue-propriété parles parents aux enfants.Les techniques patrimoniales dites de« saut de génération », en réservantl’usufruit pour soi-même d’abord,puispour son conjoint ensuite, et pour sesenfants enfin, contribuent à cet allon-gement de la durée du démembre-ment. La propriété de certains bienspeut se retrouver « démembrée » pourdes périodes particulièrement longuesde plusieurs dizaines d’années.En vingt ans,il y a eu prise de consciencede cet allongement de la durée de vie.Il a fallu du temps et de la patience pourfaire admettre et comprendre les pro-blématiques patrimoniales que cetallongement provoquait.Dans nos sociétés d’impatience, dessituations peuvent, par le seul effet deleur durée, devenir complexes et par-

fois conflictuelles, surtout si les règlesqui les régissent sont elles-mêmesinadaptées aux situations qu’elles sontcensées régler.Si nous avons eu du mal à faire prendreconscience de l’allongement de ladurée du démembrement et de sesconséquences, nous avons rencontréles mêmes difficultés pour faire appré-hender les changements survenus dansla composition des patrimoines surlesquels pouvait porter le démembre-ment.Les règles du droit civil ont étéconçues pour une société rurale oùdominait la propriété foncière etimmobilière. Ces règles ont peuchangé alors même que les patri-moines allaient subir une transforma-tion structurelle profonde.Deux changements majeurs ontaffecté le démembrement ; ils ont étépris en compte à partir des années80 : d’une part, l’allongement de ladurée du démembrement ; d’autrepart,la recomposition des patrimoineset la part croissante des actifs mobi-liers au détriment des actifs immobi-liers.La prise en compte de ces change-ments majeurs nous a conduits à développer une approche plus écono-mique du démembrement, permet-tant une reformulation de l’approchecivile.

Notes

(6) En vigueur depuis L. n° 72-3, 3 janv.1972, sur la filiation, jusqu’à son abrogationpar L. n° 2001-1135, 3 déc. 2001, relative auxdroits du conjoint survivant et des enfantsadultérins et modernisant diverses disposi-tions du droit successoral, JO 4 déc.(7) CGI, art. 1133 : « Sous réserve des disposi-tions de l’article 1020, la réunion de l’usufruit àla nue-propriété ne donne ouverture à aucun impôtou taxe lorsque cette réunion a lieu par l’expira-tion du temps fixé pour l’usufruit ou par le décèsde l’usufruitier ».(8) V. B. Provost, Donation en nue-propriétéet stipulation d’un usufruit réversif, Dr. &patr. 2005, n° 143, p. 30 : « Ce n’est qu’au décèsdu conjoint survivant que s’opérera la réunion del’usufruit à la nue-propriété et que les enfants de-viendront pleins propriétaires du bien transmis parvoie de donation ».(9) Calcul effectué sur la base des tables d’es-pérance de vie de 1900-1902.

48 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Page 6: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

I – LES CONSÉQUENCESPATRIMONIALES DE L’ALLONGEMENT DE LA DURÉE DU DÉMEMBREMENT

Elles sont nombreuses.Nous en avonsretenu trois d’inégale importance.Nous commencerons par la plus fon-damentale : la détermination de lavaleur.

A – La détermination de la valeur

des droits démembrés

L’effet majeur de l’allongement de ladurée du démembrement porte surla valeur des droits d’usufruit et denue-propriété. C’est d’ailleurs enabordant cette détermination de lavaleur que nous avons pénétré les« arcanes » du démembrement.Parce que l’importance des flux desrevenus futurs et leur durée de per-ception par l’usufruitier constituaientdes facteurs déterminants de la valeurde l’usufruit et que l’estimation fis-cale, largement utilisée à l’époque,semblait l’ignorer, nous avons décidéde nous pencher sur le problème dela détermination de la valeur.Par habitude ou par facilité,l’ensembledes professionnels du démembre-ment, notaires en tête, utilisait nonpas une méthode d’évaluation maisun barème d’évaluation (10) contenudans l’article 762 du CGI.Ce barèmemis au point en 1901 était toujoursen application un siècle plus tard.Pour faciliter la détermination desbases d’imposition des droits de muta-tion (11), le législateur fiscal a établice barème. Ce barème n’est pas ensoit une méthode d’évaluation maisle résultat de l’utilisation de laméthode, dite d’« évaluation paractualisation des flux de revenus futurs». Pour élaborer ce barème, il a ététenu compte à l’époque de la duréeviagère du démembrement et d’unrendement moyen des actifs patrimo-niaux, comme nous le faisons pourtoute évaluation économique (12).Or, en 1901, la durée de perceptiond’un flux de revenus futurs était de

quatre ans pour une personne âgéede 70 ans. D’où, pour un rendementde 3 %,une valeur de l’ordre de 10 %de la pleine propriété.Pour une durée de perception de dix-sept ans, l’usufruit devait atteindre40 % de la pleine propriété.En maintenant ce barème pour lesmutations à titre gratuit, en le géné-ralisant aux mutations à titre onéreux,par facilité, il y avait sous-estimationcroissante de l’usufruit et donc unesurestimation corrélative de la nue-propriété.Le barème fiscal avait perdutoute réalité économique.Ce constat réalisé, nous avons faitœuvre pédagogique (13) pour expli-quer la méthode générale d’évalua-tion dite du « cash flow actualisé » (14).Nous avons également interpellél’Administration pour qu’elle admetteque ce barème n’était plus acceptableet qu’il convenait soit de l’actualiser,soit de le supprimer.Lors d’un colloque au Sénat enoctobre 1994, en présence du direc-teur des services fiscaux, nous avionsréclamé la révision de l’article 762,allant même jusqu’à demander sa sup-pression : « L’article 762, même révisé,a plus d’inconvénients que d’avantages.Il faut le supprimer ».Cinq ans plus tard,en novembre 1999,toujours au Sénat,en présence du sénateur PhilippeMarini, après avoir constaté que rienn’avait encore changé, nous invitionsà « repartir à l’assaut du conservatismefiscal » (15).

Il faudra encore attendre cinq nou-velles années pour que l’administra-tion fiscale se décide enfin à proposerun nouveau barème plus conforme àla réalité économique.À la suite du colloque de 1999, unepremière proposition d’actualisationavait été tentée. Elle avait été repous-sée lors du débat de la loi de financespour 2000.

1°/ Le projet rejeté lors du vote de la loi

de finances pour l’année 2000

Lors de la discussion de la loi definances pour l’année 2000,a été pro-posé par la commission des Financesdu Sénat, un barème que nous avionssoumis au sénateur Marini tenantcompte, d’une part, des critiquesadressées au barème de 1901, d’autrepart,des données démographiques lesplus récentes publiées par l’INSEE(v. tableau n° 1, page suivante).Bien que plus conforme à la réalitépatrimoniale, ce projet de moderni-sation de l’article 762 du CGI futrepoussé par le gouvernement. Nousétions cependant convaincus qu’il nepourrait pas s’opposer encore trèslongtemps à une telle proposition.Nous avons poursuivi notre action desensibilisation et d’explication.En raison certainement de son appar-tenance au milieu notarial, le secré-taire d’État au Budget de l’époque,Maître Alain Lambert, a été plus sen-sible que ses prédécesseurs à la néces-sité d’une actualisation.

Notes

(10) Certains assimilent barème et méthoded’évaluation, par exemple L.Aynès, Dr. &patr. 2005, n° 137, p. 43 : « Rien d’étonnant à ce que cette plasticité conduise à une pluralité deméthodes d’évaluation : l’usufruit représente-t-ilune fraction de la pleine propriété (c’est la métho-de fiscale) ? Ou un droit au capital représenté par l’accumulation des fruits et sa valeur rende-ment ? ».(11) Il s’agissait de la base d’imposition des droits de mutation essentiellement àtitre gratuit (donation ou succession). Cebarème ne s’appliquait pas aux mutations àtitre onéreux. D’une part, rares étaient alorsles mutations à titre onéreux d’un usufruitou d’une nue-propriété ; d’autre part, ilconvenait de laisser aux parties en cas de

49D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

LE CONSEIL PATRIMONIAL

mutation le soin de négocier la valeur du droit cédé.(12) J.-P. Landrieux, Calculs financiers etévaluations mathématiques en gestion de patrimoine, Maxima, 1999, p. 13.(13) J. Aulagnier, Usufruit et nue-propriétédans la gestion de patrimoine, Maxima-Laurentdu Mesnil, 2e éd., 1998, p. 64 à 113 ; J.-P. Lan-drieux, Calculs financiers et évaluations mathé-matiques en gestion de patrimoine, précité.(14) J. Aulagnier,Aspects économiques du démembrement de propriété, Dr. & patr.1995, hors série n° 1, p. 15.(15) J. Aulagnier, Évaluation des droitsd’usufruit, de quasi-usufruit par la méthoded’actualisation des flux futurs, Dr. & patr.1999, n° 76, p. 64 et s.

Page 7: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierLe démembrement de propriété : 20 ans d’évolution

2°/ Le barème de l’article 699 du CGI,

loi de finances pour 2004

Constatant que « le barème détermi-nant les valeurs fiscales de l’usufruit etde la nue-propriété a été instauré en 1901et n’a jamais été actualisé depuis cettedate. Ce barème réservé aux seules muta-tions à titre gratuit ne traduit plus la réa-lité de l’espérance de vie en 2003 (…)il est proposé d’actualiser le barème déter-minant les valeurs respectives pour tenircompte de l’espérance de vie actuelle etde la réalité économique (...) ». Enfin,nous étions entendus !Un nouveau barème codifié dans l’ar-ticle 669 du CGI a été substitué àcelui contenu dans l’article 762.En rapprochant le nouveau barèmede l’ancien, on constate que le légis-lateur a pris en compte, au moins enpartie, les données démographiquesactuelles (v. tableau n° 2).Ce barème majore de 20 % la valeurde l’usufruit minorant d’autant lavaleur de la nue-propriété,ce qui étaitévidemment souhaitable. Il a égale-ment introduit deux tranches supplé-

mentaires au-delà de 70 ans, en dis-tinguant les usufruitiers âgés de 71 à80 ans et ceux âgés de 81 à 90 ans.Il rapproche la valeur « fiscale » desdroits démembrés de leur valeur« économique » calculée.L’usufruitier le regrettera, le nu-propriétaire s’en félicitera. Les consé-quences patrimoniales seront évidem-ment importantes.

B – Le contournement d’un barème

obsolète

Face à la passivité et à la lenteur de l’administration fiscale, certainsconseillers patrimoniaux, certainsnotaires avisés, ont imaginé des solu-tions permettant d’éviter l’applica-tion d’un barème inadapté.Avec d’autres,nous avons imaginé desstratégies de contournement de l’ar-ticle 762 participant de l’optimisationtant des préoccupations de vie que despréoccupations pour cause de mort.Dans le fond, on devrait remercierl’administration fiscale dont le conser-

vatisme a obligé les conseil-lers patrimoniaux à faireœuvre novatrice, offrant ainsiau conseil patrimonial undomaine d’intervention par-ticulièrement fécond. L’ad-ministration fiscale ne voulantpas admettre cette inadéqua-tion des bases d’évaluation desdroits démembrés, on étaitcondamnés à en éviter l’ap-plication. De son côté, l’ad-ministration fiscale allaittenter d’en contester le bien-fondé.Plutôt que de contester,le plussouvent sur le fondement del’abus de droit, les stratégiesproposées, le contrôleur fis-cal aurait dû obtenir de sonadministration la réforme dubarème.Il n’est pas sûr que sans ce« stimulus fiscal » on aurait étéaussi imaginatifs. Il est sûr quece « stimulus » a contribué àfaire du conseil patrimonial

un vrai « métier » capable de mobili-ser autant d’étudiants et de faire deClermont-Ferrand la référence enmatière de gestion de patrimoine.C’est à partir de l’élaboration de stra-tégies transmissives que s’est dévelop-pée l’idée de montage optimal. Lesprocessus traditionnels de transmis-sion entre vifs étaient le plus souventfondés sur les donations de nue-pro-priété.La donation traditionnelle de la nue-propriété conduisait, soit à « surcon-sommer » les abattements, soit à« surtaxer » l’opération par une majo-ration de la base imposable résultantde l’utilisation de l’article 762 duCGI.Le problème à résoudre était simple :comment éviter l’application de cetarticle ?Rendons à César ce qui lui appar-tient. C’est Maître Pierre David,notaire,qui a imaginé le premier cettestratégie aujourd’hui classique : l’ap-port préalable de la nue-propriété àune société civile, suivi de la dona-

50 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Tableau n° 1 : Barème proposé au sénateur Marini, lors de la discussion de la loi de finances pour 2000

Âge de l’usufruitier Homme Femme

Usufruit Nue-propriété Usufruit Nue-propriété

moins de 25 ans 80 % 20 % 85 % 15 %

de 25 à moins de 30 ans 75 % 25 % 80 % 20 %

de 30 à moins de 35 ans 70 % 30 % 75 % 25 %

de 35 à moins de 40 ans 65 % 35 % 70 % 30 %

de 40 à moins de 45 ans 60 % 40 % 65 % 35 %

de 45 à moins de 50 ans 55 % 45 % 60 % 40 %

de 50 à moins de 55 ans 50 % 50 % 55 % 45 %

de 55 à moins de 60 ans 45 % 55 % 50 % 50 %

de 60 à moins de 65 ans 40 % 60 % 45 % 55 %

de 65 à moins de 70 ans 35 % 65 % 40 % 60 %

de 70 à moins de 75 ans 30 % 70 % 35 % 65 %

de 75 à moins de 80 ans 25 % 75 % 30 % 70 %

de 80 à moins de 85 ans 20 % 80 % 25 % 75 %

de 85 à moins de 90 ans 15 % 85 % 20 % 80 %

de 90 à moins de 95 ans 10 % 90 % 10 % 90 %

plus de 95 ans révolus 5 % 95 % 5 % 95 %

Page 8: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

LE CONSEIL PATRIMONIAL

tion des parts.L’apport à société étantassimilé à une mutation à titre oné-reux, la nue-propriété serait évaluéenon par référence à ce « mauditarticle » mais par application de la« sage méthode du cash flow actualisé ».Il a fallu du temps pour imposer cemode d’évaluation à l’administrationfiscale. Il a été confirmé par la réponseministérielle « Grosskost » du 28 juin2005 : « Les parties demeurent libres defixer le prix de l’usufruit et de la nue-pro-priété comme ils l’entendent.Dès lors l’éva-luation de la nue-propriété d’un bien apportéà une société peut être fixée sans utiliser lebarème de l’article 669 du CGI » (16).Le ou les apporteurs associés se réser-vant l’usufruit, la valeur des droitsapportés était d’autant plus faible queleur espérance de vie était grande etque le rendement du bien était élevé.Les parts sociales évaluées conformé-ment à la vraie valeur des droits appor-tés feraient ensuite l’objet de ladonation-partage.Avantage supplé-mentaire, la société civile participe-rait de l’optimisation de la stratégieen évitant les risques de l’indivision.Tout semblait parfaitement correct.C’était sans compter sur le Comitéconsultatif pour la répression des abusde droit (CCRAD) et sur l’adminis-tration fiscale de contrôle qui, pen-dant près de vingt années, ontmultiplié les procédures de redresse-ment.Mais notre collègue Pierre Fernouxétait là pour veiller au grain et pour

inviter le contribuable à entrer enrésistance (17). Résistance payantepuisque, après l’arrêt « Tabourdeau »(18) du 16 novembre 2004 qui sem-blait donner raison à l’administrationfiscale, la Cour de cassation a enfin,dans l’arrêt « Botherel » du 3 octobre2006 (19), validé ce type d’opération,« épilogue heureux d’un long com-bat »...La décision de la Cour de cassationcontredit nettement la position duCCRAD.Il faut dire que le CCRADa fait preuve d’une rigidité extrême,multipliant les décisions défavorablesaux contribuables sur le critère de la« fictivité » de la société, détentricede la seule nue-propriété (20).Constatons la pugnacité de l’équipepédagogique de l’université d’Au-vergne qui a engagé et gagné bien descombats, notamment contre l’admi-nistration fiscale.Si ce type de montage a été mis aupoint à l’occasion de la mutation àtitre gratuit de la nue-propriété, pourcontourner le barème fiscal de l’ar-ticle 762, d’autres portant cette foissur la mutation de l’usufruit ont dansle même temps, avec moins de suc-cès, été imaginés pour profiter de lasous-évaluation fiscale de l’usufruit.Nous avons conçu des stratégies sus-ceptibles d’être mises en place, soitdans un cadre familial :donation tem-poraire d’usufruit, soit dans un cadresociétal : cession temporaire d’usu-fruit.

C – L’introduction de

nouvelles portes de sortie

du démembrement

Il nous semble que cette« durabilité » du démem-brement, conséquencede l’allongement de ladurée de vie, a eu uneautre conséquence dontl’importance n’a pasencore été véritablementsaisie.Tout le monde reconnaîtque le temps qui passen’arrange pas nécessaire-

ment les rapports entre les hommes.Les risques de conflits familiaux, detension entre usufruitiers et nus-pro-priétaires augmentent. Ils trouventleur fondement dans la survie pro-longée d’un usufruitier qui n’en finitpas de vivre. Société d’impatience,avons-nous dit. Et puis, et surtout,avec le temps qui passe, il est possibleque l’usufruit ne soit plus nécessaire-ment adapté aux besoins de l’usufrui-tier qui n’a peut-être plus « envie »ou plus la « capacité » de gérer lesbiens soumis au démembrement.Il faudrait sortir de cette situation sansnécessairement devoir aller devant lejuge pour invoquer l’abus de jouis-sance (21), qui d’ailleurs n’existe pasnécessairement.

Notes

(16) Rép. min. à QE n° 55175, JOAN Q.28 juin 2005, p. 6466.(17) P. Fernoux, SCI et démembrement depropriété : contribuables poursuivez la résis-tance !, Dr. & patr. 2001, n° 92, p. 33 et s. ;SCI et démembrement de propriété : vive larésistance !, JCP N 2001, nos 22-23, p. 978 ets.(18) Cass. com., 16 nov. 2004, n° 02-17.147 ;P. Fernoux, SCI et démembrement, ou com-ment donner des bâtons…, BF Lefebvren° 7/2005, p. 542 et s.(19) Cass. com., 3 oct. 2006, n° 04-12.272 ;P. Fernoux, SCI et démembrement, l’épi-logue heureux d’un long combat, Dr. fisc.2007, n° 12, étude 302.(20) V. D. Faucher et J.-J. Lubin, Rapport2006 du Comité consultatif pour la répres-sion des abus de droit : un rapport équilibré,RFN 2007, pratique 14.(21) C. civ., art. 618.

51D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Tableau n° 2 : Comparatif de l’ancien et du nouveau barème

Âge de l’usufruitierNouveau barème

de l’usufruit

Ancien barème

de l’usufruit

Nouveau barème de

la nue-propriété

Ancien barème de

la nue-propriété

moins de 20 ans révolus 90 % 70 % 10 % 40 %

de 21 à 30 ans 80 % 60 % 20 % 50 %

de 31 à 40 ans 70 % 50 % 30 % 60 %

de 41 à 50 ans 60 % 40 % 40 % 70 %

de 51 à 60 ans 50 % 30 % 50 % 80 %

de 61 à 70 ans 40 % 20 % 60 % 90 %

de 71 à 80 ans 30 % 10 % 70 % 90 %

de 81 à 90 ans 20 % 10 % 80 % 90 %

plus de 91 ans 10 % 10 % 90 % 90 %

Page 9: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierLe démembrement de propriété : 20 ans d’évolution

Le législateur a compris (il a mis dutemps) qu’il convenait de prendre actede cet allongement du démembre-ment et de proposer des solutionspour éventuellement en sortir.Nous l’avons dit plus haut, il existaitune porte de sortie, particulièrementétroite, contenue dans l’article 1094-2 du Code civil. Le nu-propriétairepouvait, uniquement lui, dans cer-taines circonstances, proposer laconversion de l’usufruit en rente via-gère « (...) moyennant sûretés suffisanteset garanties du maintien de l’équivalenceinitiale (...) ». Cette conversion enrente avait pour conséquence de fairecesser le démembrement de propriété.Le nu-propriétaire, sans attendre ladisparition de l’usufruitier, se trou-vait seul propriétaire.Cet article a été supprimé par laréforme du 3 décembre 2001. Lelégislateur civil lui a substitué l’ar-ticle 759 ouvrant la faculté de conver-sion de l’usufruit à toutes les partiesau démembrement.Article 759 : « Tout usufruit apparte-nant au conjoint sur les biens du prédé-cédé, qu’il résulte de la loi, d’un testamentou d’une donation de biens à venir, donneouverture à une faculté de conversion enrente viagère, à la demande de l’un deshéritiers nus-propriétaires ou du conjointsuccessible lui-même ».Certes ce droit n’est pas général, il estlimité aux démembrements « subis »issus de la dévolution successorale.Maisn’est-ce pas l’essentiel des situationssusceptibles d’en justifier l’emploi ?Le législateur lui a reconnu une placeimportante, puisque la faculté deconversion n’est pas susceptible derenonciation.Il n’est pas possible d’enpriver les héritiers.Sage disposition qui permet une sor-tie élégante et équilibrée du démem-brement.Nous ne sommes pas cependant cer-tains que les notaires, chargés d’enassurer la mise en œuvre éventuelle,soient convaincus de son utilité etqu’ils informent leurs clients de cedroit. Il y a probablement une terrede mission à défricher.

Si la durée du démembrement a poséproblème aux praticiens, le dévelop-pement des actifs monétaires et financiers dans le patrimoine des épar-gnants a été également source de nom-breuses interrogations.

II – LA PRISE EN COMPTE DE LA DIVERSIFICATION DES PATRIMOINES

Point n’est besoin d’insister, le constaten a été fait depuis longtemps. Lacomposition des patrimoines, parti-culièrement à compter du début desannées 80, s’est fortement modifiée.La prédominance des actifs immobi-liers et fonciers s’est progressivementréduite. La place des actifs mobiliersa considérablement augmenté (del’ordre de 40 % du patrimoine glo-bal des ménages) (22).On a eu cependant du mal à prendreacte de cette transformation pour enmesurer les conséquences.Et là encorel’école de Clermont-Ferrand a faitœuvre utile pour ouvrir les yeux despraticiens.Pour les notaires, spécialistes incontes-tés de la propriété immobilière, ledémembrement ne pouvait concernerque les biens immobiliers et fonciers.Encore aujourd’hui,on peut lire : « Ledémembrement est conçu pour le patri-moine immobilier. Ils sont faits l’un pourl’autre (…). Le juriste se délecte de cescertitudes : l’usufruitier perçoit les reve-nus fonciers et jouit du bien. Le nu-pro-priétaire profitera de la plus-value. Ceschoses sont écrites et immuables ».Cette phrase étonnante a été dite etécrite en 2005 (23).Elle contient unefois de plus cette opposition infon-dée : à l’usufruitier les revenus, au nu-propriétaire les plus-values.Rien n’estmoins juste, nous le montrerons dansla troisième partie.Il faut dire que les notaires, commeles civilistes qui les ont formés, sontplus à l’aise avec les produits immo-biliers qu’ils ne le sont avec les pro-duits mobiliers,tout au moins certainsd’entre eux.

Michel Grimaldi était de ceux quiavaient parfaitement perçu cette aug-mentation de la part relative des actifsmobiliers. Il voyait alors dans ledémembrement appliqué à ces pro-duits une situation gênante. Il utili-sera le terme « incommodant » lors ducolloque au Sénat de novembre 1994.L’usufruit aurait été « déstabilisé » parcette modification des patrimoines.« Il faut rappeler le développement des for-tunes mobilières, spécialement des valeursmobilières (…) celles-ci appellent des arbi-trages répétés et urgents que le démembre-ment rend malaisés ; parfois elles prennentla forme de titres de capitalisation qui sté-rilisent l’usufruit (…) » (24).Quelles différences peut-on releverentre actifs immobiliers et actifs mobi-liers ?La propriété immobilière aurait pourelle la durée et la stabilité. Le nu-pro-priétaire, en conséquence, serait sûrde devenir un jour propriétaire. L’ar-bitrage (la vente) serait tout à faitexceptionnel (25). Pour Michel Gri-maldi, « la nue-propriété immobilière adevant elle la perpétuité de la toute pro-priété ; inexorablement, l’écoulement dutemps travaille pour elle ».À l’inverse, la propriété mobilière,surtout dans un environnementmonétaire et financier instable, seraitsujette à des transformations fré-quentes.On a dû également admettre, ce quiest impensable pour les actifs immo-biliers, que la durée de vie des biensmeubles (maturité) puisse être infé-rieure à la durée de vie des usufrui-tiers. Le temps travaille contre lenu-propriétaire.

Notes

(22) A. Depondt, Le conseil patrimonial àl’aube du troisième millénaire, Dr. & patr.1998, n° 61, p. 49.(23) B. Savouré, Opportunités du démem-brement de la propriété immobilière, Dr. &patr. 2005, n° 137, p. 79.(24) M. Grimaldi,Aspects civils du démem-brement, précité.(25) C’est d’ailleurs en raison de la très faibleprobabilité de l’arbitrage du bien que dans lamajorité des cas, en l’absence d’arbitrage, laplus-value était l’apanage du nu-propriétaire.

52 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Page 10: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

Pour Laurent Aynès,au titre des carac-tères de l’usufruit, « le nu-propriétaireretrouve la propriété du bien sans trans-fert, sans mutation » (26), certes, à unecondition, rendue possible par lecaractère immobilier du bien, c’estque le bien existe encore au jour dela cessation du démembrement depropriété.Appliqué à l’immobilier, c’est pos-sible ; appliqué à certains biens mobi-liers, c’est plus incertain. Commentpeut-on considérer que le vrai pro-priétaire d’un véhicule automobilesoit le nu-propriétaire lorsque ladurée de vie de ce véhicule est dedix ans alors que la durée de vie del’usufruitier est de vingt ans ? Pourune fois, le mot « nu-propriétaire » aun sens, celui-ci est plus « nu » que« propriétaire ». Lorsque le démem-brement cessera, le bien pourrait neplus exister.Autant le démembrement peut s’ac-commoder à la gestion d’un patri-moine immobilier stable, autant ledémembrement constituerait unegêne qualifiée d’évidente pour lespatrimoines mobiliers qui exigentdes interventions rapides pas facilesà réaliser.Les biens meubles sont composés demeubles meublants et objets mobi-liers, d’actifs monétaires et d’actifsfinanciers plus ou moins complexes.Si le Code civil propose des règlesde gestion assez précises relativementà l’usufruit des actifs immobiliers etfonciers, ce même code est nette-ment moins précis lorsqu’il s’agit desbiens meubles.La doctrine, d’une part, la jurispru-dence, d’autre part, ont dû faire desefforts importants ces vingt dernièresannées pour compenser le silence duCode civil.Tant mieux dans une cer-taine mesure. La diversification despatrimoines, censée répondre à ladiversité supposée des besoins, aobligé les conseillers patrimoniaux àsolliciter des réponses quant à lanature et l’étendue des pouvoirs etdroits des usufruitiers comme desnus-propriétaires.

Sans entrer dans le détail des règlesde gestion propres à toutes ces caté-gories de biens, nous mettrons enavant deux points particulièrementimportants qui ont fait débat au coursde ces vingt années, pour lesquels, aumoins pour le premier, nous avonsapporté nos propres réflexions :- la réapparition du quasi-usufruitappliqué aux actifs monétaires ;- l’émergence du concept d’univer-salité appliqué aux actifs financierscomposant le portefeuille de valeursmobilières.

A – Le quasi-usufruit ou

la transformation de l’usufruit

en propriété sur la chose

Compte de dépôt à vue, livrets d’é-pargne, plan d’épargne populaire(PEP), plan d’épargne logement(PEL), sous des formes variées, se sont multipliés. Les banques, dansl’exercice de leur métier, ont faitpreuve d’imagination pour conqué-rir l’épargne des ménages.Ces contrats bancaires sont nomina-tifs.Au décès de leur titulaire, ils sontle plus souvent clôturés. Si la succes-sion est dévolue en usufruit au sur-vivant des époux, alors cet usufruits’exerce sur les capitaux issus de leurliquidation.Tant que les sommes enjeu étaient modestes, on ne se préoc-cupait pas vraiment des droits des héri-tiers sur ces biens.Les notaires chargésdu règlement des successions s’occu-paient des actifs immobiliers.Mais avec la transformation des patri-moines, les capitaux issus des PEP etautres livrets représentent une massepatrimoniale importante.Quels étaient les droits des héritierssur ces biens ? Peu de réponses.Insatisfaits de l’indifférence ou dusilence des juristes sur ce sujet, nousnous sommes alors souvenus de l’ar-ticle 587 du Code civil.Pour les biensqui disparaissent par le premier usage,comme l’argent, l’usufruitier aurait ledroit de s’en servir, mais à charge derendre à la fin de l’usufruit des choseséquivalentes. Ce droit de disposer de

la chose était qualifié par la doctrinede quasi-usufruit, nous lui aurionspréféré le terme de « quasi-pro-priété ».Voilà bien une institution étonnante,offrant des droits importants à l’usu-fruitier, institution qui fait de lui unquasi-propriétaire qui peut disposerseul des capitaux ainsi soumis à sonquasi-usufruit.À la fin des années 1980, nous avonsconstaté que cette institution étaitparfaitement ignorée, ou tout aumoins qu’elle n’était appliquée qu’auxseuls comptes bancaires et comptesde dépôt à vue, c’est-à-dire sur unepart très marginale du patrimoine suc-cessoral. Conséquence, ce qualificatifde « quasi-usufruit » était le plus sou-vent oublié dans l’inconscient collec-tif des notaires.Nous avons constaté que des sommesd’argent, de plus en plus importantes,apparaissaient lors de l’ouverture dessuccessions.Que de l’argent était sus-ceptible de « subir » un usufruit enprovenance du dénouement, parexemple, des PEL, des nombreuxlivrets, des PEP, etc., et qu’au vu descapitaux en jeu, il devenait indispen-sable d’approfondir la nature de cedroit issu de l’article 587 du Codecivil.Les droits de l’usufruitier,comme ceuxdu nu-propriétaire, étaient complète-ment transformés par la natureconsomptible des actifs monétaires.L’usufruitier comme le nu-propriétairedevenaient l’un et l’autre « proprié-taires ». Propriétaires effectivement,mais pas de la même chose. L’usufrui-tier des capitaux, le nu-propriétaired’une créance, exigible au décès de l’usufruitier, dont les débiteursdevraient être ses ayants droit (27).Cette situation paradoxale pouvaitpermettre à l’usufruitier de détenirdes capitaux parfois importants. Les

Notes

(26) L.Aynès, Les caractères de l’usufruit,Dr. & patr. 2005, n° 137, p. 43.(27) Le débiteur pourrait être l’usufruitierlui-même s’il décidait de renoncer à sondroit de quasi-usufruit.

53D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

LE CONSEIL PATRIMONIAL

Page 11: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierLe démembrement de propriété : 20 ans d’évolution

fantasmes d’un usufruitier dépensier,vieillissant, se laissant circonvenir parquelque séducteur habile, totalementdésargenté au jour de son décès,appa-rurent alors. Il fallait protéger le nu-propriétaire et tenter d’éviter unesituation patrimoniale contre-nature.C’était ce sentiment-là qui était pro-pagé dans les années 1980.Dans le même temps, à la recherched’une protection accrue pour les« futurs » veufs ou veuves, les notaires,gestionnaires de patrimoine,ont com-pris que le quasi-usufruit pouvaitapporter une contribution intéres-sante aux préoccupations patrimo-niales de leurs clients. Le droitd’usufruit permettait de combiner lapropriété de revenus (pour les usu-fruits s’exerçant sur des biens frugi-fères) avec la propriété de capitaux(pour les usufruits s’exerçant sur desbiens consomptibles). Situation« confortable », de nature à répondreà la diversité de leurs besoins.L’usufruit, comme le quasi-usufruit,pouvant résulter de la volonté del’homme, nous avons alors pensé queses applications pouvaient être éten-dues.C’est d’abord à propos des contratsd’assurance-vie que nous avons vouluétendre le quasi-usufruit. Constatantque, lors du dénouement des contratsd’assurance, les compagnies étaientdébitrices d’un capital monétaire(28), en démembrant la clause béné-ficiaire on allait nécessairement créerun « quasi-usufruit ».En juin 1990, devant un public com-posé de conseillers patrimoniaux etd’assureurs, Porte Dauphine, nousavons proposé de ne plus recourir àla clause type : « bénéficiaires monconjoint, à défaut mes enfants, vivants oureprésentés », mais de lui substituer laclause suivante : « bénéficiaires monconjoint en usufruit seulement,mes enfantsvivants ou représentés en nue-propriété ».Notre proposition reçut un accueilpoli.Il faudra bien une bonne dizaine d’an-nées pour que cette proposition setraduise de manière significative dans

les faits. Aujourd’hui, nul ne peut ignorer cette technique. La rédactionde la clause bénéficiaire a été peaufi-née pour qu’elle soit mieux comprisede ceux à qui elle est proposée.Cette clause a fait débat, particuliè-rement pour des raisons fiscales. L’ad-ministration fiscale,pour l’applicationde l’article 990 I du CGI, a considéréque s’il y avait quasi-usufruit, seull’usufruitier était bénéficiaire, et doncil n’y avait qu’un seul abattement (29).La réponse ministérielle « Chatel » du2 novembre 2004 a en effet préciséque « l’usufruitier est le seul redevable dela taxe de 20 % dès lors qu’il est le béné-ficiaire exclusif du capital décès ».Nous avons vivement critiqué cetteaffirmation totalement dénuée de jus-tification (pouvoir régalien de l’Ad-ministration).Mais tel est pris qui croyait prendre.En effet, la loi « TEPA » du 21 août2007 (30) a exonéré de tout droit demutation le conjoint survivant, ainsique le partenaire pacsé (31). Cettedisposition a été étendue aux contratsd’assurance se dénouant à leur pro-fit. Conséquence, si le capital revienten quasi-usufruit au conjoint ou aupartenaire, ce capital est définitive-ment exonéré de tout droit de muta-tion même pour la part revenant auxnus-propriétaires. On voit l’énormeporte qui s’ouvre aux contribuablespour échapper à la taxe de 20 % (32).Il devient bien difficile de payer desdroits de mutation. Qui s’en plain-drait ?Nous avons suggéré un autre domained’application du quasi-usufruit : faireporter conventionnellement le quasi-usufruit sur les biens dont la matu-rité serait inférieure à l’espérance devie de l’usufruitier. À l’extinction del’usufruit, le bien démembré a peut-être disparu, conséquence de la sur-vie prolongée de l’usufruitier. Lenu-propriétaire ne peut que consta-ter la disparition du bien (33). Situa-tion désagréable. En revanche, si, parconvention, l’usufruit sur « les biensqui se détériorent peu à peu parl’usage » a été qualifié de « quasi-usu-

fruit »,l’usufruitier sera au moins rede-vable d’une créance de restitutionégale à la valeur du bien au jour dela naissance de l’usufruit.Parce que « la consomptibilité d’une chosepeut être aménagée par la volonté des par-ties » (34), parce que « l’usufruit est éta-bli (…) par la volonté de l’homme » (35),on a largement étendu le domaine duquasi-usufruit (36). Par exemple, ona imaginé un temps qualifier l’usu-fruit d’un portefeuille de quasi-usu-fruit (37). Il s’agissait de donner àl’usufruitier les moyens de le gérer etd’éviter ainsi l’immobilisme suscep-tible de résulter d’une opposition d’intérêts entre usufruitier et nu-pro-priétaire. On a renoncé à cette qua-lification. La jurisprudence est venueà point nommé proposer une quali-fication juridique assez bien adaptéeaux exigences d’une gestion active.

B – Le portefeuille titres,

une universalité de fait

La large diffusion des valeurs mobi-lières au cours des années 80 devaitimmanquablement porter à s’inter-roger sur les prérogatives des usufrui-tiers sur cette catégorie d’actifs.C’est au milieu de nos vingt annéesde démembrement, exactement ennovembre 1998, que la Cour de cas-sation (38) a qualifié le portefeuille

Notes

(28) Les paiements en unités de compte sonttotalement ignorés.(29) D’un montant de 152 500 euros.(30) L. n° 2007-1223, 21 août 2007, loi« TEPA », précitée.(31) CGI, art. 796-0 bis.(32) CGI, art. 990 I.(33) C. civ., art. 589.(34) L.Aynès, Les caractères de l’usufruit,précité, p. 43.(35) C. civ., art. 579 : « L’usufruit est établi parla loi ou par la volonté de l’homme ».(36) V. F. Terré, L’influence de la volonté in-dividuelle sur les qualifications, LGDJ, 1956.(37) V. E. Naudin, Les valeurs mobilières endroit patrimonial de la famille, Defrénois,2006, p. 201 : « En conclusion que le quasi-usu-fruit soit étudié du point de vue de son objet com-me de son régime, aucun obstacle de principe neparaît s’opposer à son application aux valeurs mo-bilières ».

54 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Page 12: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

titres d’« universalité » (39), faisant duportefeuille un véritable et nouveau« bien » (40).Conséquence importante de cet arrêt,s’il est impossible à l’usufruitier devendre un portefeuille de valeursmobilières sans l’accord du nu-pro-priétaire, il est admis qu’il puissevendre les titres le composant, maissous certaines conditions.Nécessité fait loi. Dans le souci derépondre aux préoccupations écono-miques des gestionnaires de porte-feuille, confrontés à l’obligation d’agirou de réagir avec promptitude, d’anti-ciper avec rapidité, pour répondre auxfluctuations économiques,afin de gérerefficacement le portefeuille titres (41),la Haute juridiction a autorisé « l’usu-fruitier d’un portefeuille de valeursmobilières » à céder les titres, dans lamesure où ils sont remplacés. Il est plusfacile de décider seul qu’à plusieurs.La doctrine s’est félicitée de cettedécision, les gestionnaires de patri-moine aussi.Pour autant, au cours de ces dix der-nières années, le débat doctrinal n’apas cessé, particulièrement quand ils’est agi de donner un sens « à laconservation de la substance du por-tefeuille ».

1°/ Le droit de céder les valeurs composant

le portefeuille

Pour donner à l’usufruitier le droitde céder, la Cour de cassation assi-mile le portefeuille titres à une uni-versalité de fait, permettant ainsi de

concilier la pérennité du portefeuilleavec l’aliénation des titres.Assimila-tion qualifiée d’« inutile » par certainsauteurs (42), défendue avec convic-tion par d’autres (43).C’est en déplaçant ainsi l’objet del’usufruit des valeurs mobilières auportefeuille que la Cour a pu auto-riser l’usufruitier à céder les titresquand il lui est en même temps inter-dit de disposer du portefeuille, qu’ildoit restituer.La gestion de portefeuille a évolué,considérant les diverses valeurs mobi-lières comme des composantes d’unportefeuille. Les valeurs sont deschoses fongibles,substituables les unesaux autres, sans pour autant modifierla nature même de l’ensemble quidemeure le « portefeuille de valeursmobilières ».Les cessions de titres compris dans leportefeuille, suivies de leur rempla-

cement, ne sont plus considérées parla Cour de cassation comme des actesde disposition, mais plus simplementcomme des actes d’administration quel’usufruitier peut faire seul.L’obligation de remplacer est lacontrepartie légitime du droit de dis-poser. L’absence de « consomptibi-lité » (44), reconnue par la doctrineet affirmée une nouvelle fois par lajurisprudence dans l’arrêt « Baylet »(45), rend obligatoire le remplace-ment des titres.

2°/ L’obligation de conserver la substance

du portefeuille

L’association « cession et remplace-ment » doit permettre la conserva-tion du portefeuille.La Cour de cassation précise que l’usu-fruitier doit conserver la substance duportefeuille et le rendre au terme del’usufruit. L’obligation de conserver

Notes

(38) Arrêt « Baylet », précité : « (...) si l’usu-fruitier d’un portefeuille de valeurs mobilières (…)est autorisé à gérer cette universalité en cédant destitres dans la mesure où ils sont remplacés, il n’ena pas moins la charge d’en conserver la substanceet de le rendre (…) ».(39) V. S. Piedelièvre, Universalité et gestiond’un portefeuille de valeurs mobilières,Dr. & patr. 2000, n° 82, p. 96.(40) V. R. Libchaber, Le portefeuille de va-leurs mobilières : bien unique ou pluralité debiens, Defrénois 1997, art. 36464, p. 65.(41) V. P. Berger, La gestion par l’usufruitierd’un portefeuille de valeurs mobilières dé-membrées, Dr. sociétés,Actes pratiques,1999, n° 48, p. 5.(42) V. H. Lécuyer, Usufruit et portefeuille

55D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

LE CONSEIL PATRIMONIAL

de valeurs mobilières, Dr. & patr. 2005,n° 137, p. 57 et s.(43) V.E. Naudin,Les valeurs mobilières endroit patrimonial de la famille, précité, p. 253 :« La consécration du portefeuille au rang des universa-lités de fait nous paraît cependant fondée, se recom-mandant in fine des particularités des marchés finan-ciers, qui donnent une utilité certaine à l’appréhensionunitaire de divers titres assurant la diversification desrisques inhérents à cette forme d’investissement ».(44) Les valeurs mobilières ont une autreutilité patrimoniale que dans leur aliénation,voir ci-après le quasi-usufruit.(45) « (…) si l’usufruitier d’un portefeuille devaleurs mobilières, lesquelles ne sont pas consomp-tibles par le premier usage, est autorisé à gérer cette universalité (...) ».

Page 13: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierLe démembrement de propriété : 20 ans d’évolution

la substance de la chose ne surprendpas, puisqu’elle est de la nature mêmedu droit d’usufruit. L’article 578 duCode civil définit l’usufruit comme« (...) le droit de jouir des choses (...) àla charge d’en conserver la substance ».Cette obligation de conserver la sub-stance du portefeuille et de le rendreinterpelle malgré tout le conseillerpatrimonial.Que faut-il entendre par« substance d’une chose »,et plus par-ticulièrement par « substance d’unportefeuille titres » ?D’une manière générale, conserver lasubstance de la chose signifie sauve-garder « ce qui fait qu’une chose estce qu’elle est ». Une chose peut subirdes transformations sans pour autantperdre son identité. La substance dela chose est conservée même si lamatière qui la compose subit des alté-rations,à partir du moment où sa fina-lité, sa destination, est respectée. PourEmmanuel Dockès, « préserver la sub-stance,c’est exclure la disparition,l’anéan-tissement complet du bien, mais non sasimple modification, ni même son altéra-tion ».Cette obligation doit-elle s’apprécieren nature et en valeur ?La substance ne peut pas s’apprécieren nature, car alors cet article n’au-rait aucun intérêt pour l’usufruitierdont la liberté de gestion des titresserait totalement impossible. L’usu-fruitier doit pouvoir librement orga-niser la structure du portefeuille, saufà s’engager dans des opérations dites« spéculatives » susceptibles de mettreen cause l’existence « même » du por-tefeuille.Aucune identité physique nepeut être requise entre le portefeuilleinitial et celui qui sera rendu au termedu démembrement de propriété.Mais l’usufruitier n’est-il pas garantde la destination du bien, qui, dansune certaine mesure, découlerait desorientations de gestion choisies par leprécédent propriétaire ? La destina-tion recouvre un mode d’utilisationdu bien. Le défunt avait choisi de« bâtir » un portefeuille destiné à déga-ger dans le long terme des plus-values.L’usufruitier doit-il conserver cette

destination, alors qu’il serait peut-êtredésireux d’arbitrer au moins une par-tie de ces titres à risques en les réem-ployant dans des obligations sourcesde revenus ? Nous pensons que non,dans la mesure où les intérêts du nu-propriétaire sont convenablement sau-vegardés par cet arbitrage.Cette position n’étant pas partagéepar tous, il serait probablement sou-haitable que la « destination du por-tefeuille démembré » soit définie etprécisée d’un commun accord parl’usufruitier et le nu-propriétaire qui,nous l’avons vu, se partagent l’exer-cice de cette prérogative essentielle.Une fois définie, l’usufruitier pourragérer activement sans pouvoir chan-ger l’affectation du bien. Cetterecherche d’une affectation partagéedu portefeuille est d’autant plus néces-saire qu’il est parfois bien difficiled’identifier la destination du porte-feuille, telle que souhaitée par l’an-cien propriétaire.L’usufruitier est dans une certainemesure « comptable » de la valeur duportefeuille.À la différence d’un pro-priétaire qui pourrait prendre le maxi-mum de risques au point de toutperdre, l’usufruitier doit restituer unportefeuille et donc en préserver lavaleur autant qu’il est possible.Il est débiteur d’une valeur. Cepen-dant, l’équivalence attendue en valeurne peut pas être celle du portefeuilleinitial, car sa gestion s’est naturelle-ment inscrite dans les aléas du mar-ché. Mais il doit respecter un justeéquilibre entre risque et rentabilité.Il doit gérer de façon à restituer leportefeuille, et donc le gérer demanière « prudente et équilibrée »,c’est-à-dire en « bon père de famille »soucieux de préserver l’avenir. Àdéfaut,le nu-propriétaire pourrait cri-tiquer une gestion « à risques » etdemander au juge que soient prisesdes mesures conservatoires.

3°/ La cession de titres non suivie

de leur remplacement

Pour être libre de céder, l’usufruitierdoit remplacer.Il est évidemment sur-

prenant de constater que le pouvoirde céder est justifié par un acte quilui est postérieur.On a posé alors le problème du défautde remplacement. Que se passe-t-ilsi l’usufruitier, après avoir exercé un« droit conditionnel », omet de satis-faire à cette condition, c’est-à-direoublie de remplacer ?Le nu-propriétaire, qui constate quel’usufruitier méconnaît ses obliga-tions,peut l’inviter à réparer cet oubli.Il ne fait aucun doute que le nu-pro-priétaire est en droit d’invoquerdevant le juge l’abus de jouissance telqu’il est prévu dans l’article 618 duCode civil : « L’usufruit peut aussi ces-ser par l’abus que l’usufruitier fait de sajouissance (…) ».Durant ces vingt années, il a étérépondu, pas toujours avec certitude,aux nombreuses interrogations desconseillers patrimoniaux,provoquées,d’une part, par l’allongement de ladurée du démembrement, d’autrepart, par la variété des actifs patrimo-niaux proposés.Pour autant, la définition même del’usufruit n’a pas changé.Dans la majo-rité des enceintes universitaires, l’usu-fruit demeure un droit grevant lapropriété. L’usufruitier n’est toujourspas un propriétaire.C’est ce que nousregrettons.Nous proposons une nou-velle approche du démembrement depropriété et une reformulation de sadéfinition.

III – VERS UNE REFORMULATIONDE LA PROPRIÉTÉ DÉMEMBRÉE

Le nu-propriétaire est-il, comme lesuggère l’article 578 du Code civil,le seul propriétaire du bien ?L’usufruit et la nue-propriété sont-ilsvraiment des droits de nature diffé-rente ?Qui emprunte le plus à la propriété,l’usufruit ou la nue-propriété ?Le démembrement entraîne la consti-tution de deux droits réels : l’usufruitet la nue-propriété,qui s’exercent dis-tinctement et indépendamment sur

56 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Page 14: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

LE CONSEIL PATRIMONIAL

un même bien, sans qu’il y ait pourautant indivision entre l’usufruitieret le nu-propriétaire.Le démembrement doit être distin-gué de la propriété indivise. Dans l’indivision, les propriétaires (les indi-visaires) d’un bien ont les mêmesdroits sur ce bien et peuvent en pro-fiter simultanément. L’indivision estsource de droits concurrents (46).Lesindivisaires ont, tant que dure l’indi-vision et à tout instant, des droitsrigoureusement identiques.Le démembrement conduit à unesituation où, tout au contraire, usu-fruitier et nu-propriétaire ne seraientpas en position égale, ce qui les distin-guerait des propriétaires indivisaires.L’usufruitier peut immédiatementutiliser le bien sujet à son usufruit, lenu-propriétaire doit attendre la fin del’usufruit (c’est-à-dire généralementle décès de l’usufruitier) pour profi-ter de l’usage de son bien. Certes, onen convient,mais pour autant les droitspossédés sont-ils si différents ? Nousne le pensons pas.

A – La propriété, l’addition

de plusieurs droits

Le droit français définit la propriétéen fonction des prérogatives du pro-priétaire : « La propriété est le droit dejouir et de disposer des choses de la manièrela plus absolue, pourvu qu’on n’en fassepas un usage prohibé par les lois ou parles règlements ». L’article 554 du Codecivil définit ainsi le droit de propriétépar addition des droits du proprié-taire sur le bien.Est pleinement propriétaire d’un bien,celui qui réunit dans ses mains lesdroits suivants :- d’une part, le droit d’en jouir, c’est-à-dire de pouvoir en user librement(droit de jouissance directe : occuperun appartement), et d’en percevoirles fruits (droit de jouissance indi-recte : encaisser les revenus généréspar l’appartement) ;- d’autre part, le droit d’en disposer,c’est-à-dire de pouvoir le vendre, oud’en modifier la substance.

La propriété d’une chose confère àson titulaire des droits économiques(droits de percevoir les fruits, d’en-caisser le prix de vente,etc.) mais éga-lement des droits politiques (droits dedécider du mode de jouissance, droitde choisir son locataire, droit d’enmodifier la substance, droit de déci-der de son arbitrage, etc.). Commentces droits sont-ils exercés lorsque lapropriété est « démembrée » ?La propriété confère la propriété detous les revenus futurs (R) généréspar le bien pendant toute son exis-tence (m) (v. graphique n° 1).

B – La répartition des prérogatives

du propriétaire selon l’analyse

juridique

La propriété est définie par l’addi-tion de l’usus et de l’abusus. En consé-quence, nombreux sont les civilistesqui considèrent le démembrementde propriété comme la séparation dudroit d’usage et du droit de jouis-sance (« usus + fructus » serait le droitde l’usufruitier), du droit de dispo-ser (abusus serait le droit du nu-pro-priétaire).Par exemple, Jean-François Pilleboutécrit : « L’usufruit est traditionnellementconsidéré comme un droit réel. C’est eneffet un élément du droit de propriété quise trouve ainsi démembré en deux droitsdistincts : celui de l’usufruitier,droit d’useret de tirer profit de la chose, et celui dunu-propriétaire, réduit au droit de dispo-ser,d’ailleurs théorique mais qui est appeléà retrouver sa plénitude à l’extinction del’usufruit » (47). « Le démembrementconsiste à scinder le droit de propriété.L’usufruitier dispose du droit d’usage etdes fruits. Le nu-propriétaire a un droitde disposer dans le respect des droits del’usufruitier » (48).

Cette présentation, largement majo-ritaire, est très discutable (49). Ellelaisse croire que le titulaire du droitd’usufruit serait dépourvu du droitd’abusus, donc du droit de vendre,droit qui serait exclusivement dans lesmains du titulaire de la nue-propriété.Elle laisse également penser que lenu-propriétaire serait dépouillé desfruits,qui seraient exclusivement dansles mains de l’usufruitier. Le nu-pro-priétaire aurait, lui, la faculté d’arbi-trer le bien. Elle permet égalementde croire qu’au décès de l’usufruitier,l’usufruit rejoindrait la nue-propriétépour reconstituer la pleine propriété,ce qui n’est pas moins erroné (50),nous en avons déjà fait l’observation.De notre point de vue, cette analysen’est pas fondée, ni juridiquement, niéconomiquement. On ne peut pasconsidérer que la nue-propriété soitle droit de disposer de la pleine pro-priété, tant que celle-ci est démem-brée. Jean-François Pillebout en

Notes

(46) V. H. Mazeron, L’indivision, source dedroits concurrents, cours AUREP 2005.(47) J.-F. Pillebout, J.-Cl. Notarial Formulai-re,V° Usufruit, Formule, Fasc. 10.(48) P. Julien-Saint-Amand, Instruments juri-diques de droit français constituant une alter-native au trust, Dr. & patr. 2004, n° 132,p. 76.(49) Malheureusement cette conception estencore largement partagée, certains assimi-lent la nue-propriété à l’abusus, laissant ainsicroire que le nu-propriétaire pourrait libre-ment disposer de la pleine propriété. Parexemple, on relève, par P. Lelong,Vie françai-se 24 juill. 1993, p. 34, la définition suivante« La propriété pleine et entière d’un bien qu’il soitmobilier ou immobilier, n’est que l’addition dedeux droits, celui de disposer (vendre le bien) :c’est la nue-propriété, et celui d’en jouir (percevoirles coupons, un loyer ou y habiter), autrement dit :l’usufruit ».(50) V. J. Aulagnier, Évaluation des droitsd’usufruit, de quasi-usufruit et de nue-pro-priété, Dr. & patr. 1999, n° 76, p. 65.

57D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

R1 R2 R3 R4 R5 R6 R7 R8 R9 Rm-1 Rm

Graphique n° 1 : Le droit aux revenus du propriétaire

Page 15: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierLe démembrement de propriété : 20 ans d’évolution

convient bien dans la mesure où ilqualifie le droit de disposer de « théo-rique ». Le nu-propriétaire possède ledroit de « disposition à terme » dubien, lorsqu’il s’en trouvera seul pro-priétaire. En effet, le démembrementde propriété est naturellement limitédans le temps. La pleine propriété,c’est-à-dire la propriété non parta-gée, sera forcément reconstituée unjour.Il est vrai qu’à la lecture de l’article 578du Code civil, on peut croire que lenu-propriétaire est bien propriétaire,puisque « l’usufruit est le droit de jouir deschoses dont un autre a la propriété (…) ».Nombreux sont ceux qui en dédui-sent que cet « autre », qualifié de « nu-propriétaire », est donc propriétaire.Cette analyse inspire par exemple ceuxqui ne peuvent se résoudre à recon-naître à l’usufruitier de parts sociales laqualité d’associé, considérant que lenu-propriétaire étant « propriétaire »,il interdit naturellement à l’usufruitierd’être associé,puisque ne pouvant avoirla qualité de propriétaire.Évidemment, les tenants de cette ana-lyse traditionnelle ne peuvent accep-ter notre analyse qui qualifie ledémembrement de « propriété par-tagée ».

C – Une propriété temporairement

éclatée et partagée selon l’analyse

économique

Démembrer la propriété d’un bienconsiste à répartir, à partager, à faire« éclater » entre plusieurs personnes,au moins deux,les droits économiqueset politiques attachés à ce bien. Pournous, usufruitier comme nu-proprié-taire empruntent également à la pro-priété des droits de nature identique.Ils partagent l’un et l’autre la pro-priété. Nous les considérons l’uncomme l’autre comme des proprié-taires. Le démembrement réaliseraitun « partage de la propriété ». PourDominique Fiorina,« le démembrementpartage entre l’usufruitier et le nu-pro-priétaire les objectifs de rentabilité et depérennité du bien » (51).

1°/ La répartition

des « droits de jouissance »

En démembrant la propriété d’un bienpar exemple loué,on attribue à l’usu-fruitier les premiers revenus durant lavie de cet individu, et au nu-proprié-taire les revenus suivants générés parle bien à compter du décès de l’indi-vidu précédent. Leurs droits sur lachose s’exercent successivement etnon pas, comme dans l’indivision,simultanément (v. graphique n° 2).Si l’on suppose un bien dont la matu-rité probable (durée de vie) est de mannées, capable de procurer des reve-nus pendant cette période,en démem-brer la propriété revient à :- attribuer à l’usufruitier les revenusde ce bien (la jouissance) sur unepériode débutant au temps 0 pourprendre fin au temps n, période égaleà la durée de vie de l’usufruitier ;- attribuer au nu-propriétaire les reve-nus de ce même bien (la jouissance)sur la période allant du temps n (datede disparition de l’usufruitier) autemps m (date de disparition du bien).Quelles différences entre les revenusà percevoir par l’usufruitier en annéen – 1 et les revenus à percevoir enannée n + 1 par le nu-propriétaire ?Aucune, il s’agit toujours de revenusà percevoir demain dont chacun estpropriétaire aujourd’hui.Démembrer la propriété d’un bienconsiste à répartir dans le temps entreplusieurs personnes les droits de jouissance qui lui sont attachés, qu’ils’agisse des droits économiques (reve-nus, plus-values) ou des droits poli-tiques (arbitrage).Les titulaires de ces droits, que ce soitdu droit d’usufruit ou du droit denue-propriété, peuvent en user, soit

par un usage immédiat (année 1) età terme (année n – 1) pour le droitd’usufruit, soit par un usage à terme(année n + 1) pour le droit de nue-propriété. Perception et dispositionimmédiates s’il est usufruitier ; per-ception et disposition à terme s’il estnu-propriétaire seulement.

2°/ Le partage du droit de porter atteinte

à la substance de la chose

Le propriétaire, en raison des pou-voirs qu’il détient, peut aller jusqu’àmodifier « la substance de la chose ».Cette prérogative interdirait que l’onpuisse qualifier l’usufruitier de « pro-priétaire » de la chose puisqu’il lui estfait obligation d’user de la chose sansen modifier la substance (52). Mais ilen est de même du nu-propriétaire,à qui il est fait obligation, selon l’ar-ticle 599 du Code civil, de ne pasnuire aux intérêts de l’usufruitier,doncà ne pas modifier la substance de lachose sans son accord.Décider de modifier la substance dela chose, de modifier « ce qui faitqu’une chose est ce qu’elle est », sup-pose un accord de volonté de ceuxqui partagent la propriété de lachose (53). Le droit de modifier lachose est partagé.La vente est la forme ultime de lamodification de la substance de lachose, puisqu’elle aboutit à rempla-cer la chose par une somme d’argent.Pas plus le nu-propriétaire que l’usu-fruitier ne peut décider de la ventedu bien. Le droit de disposition est

Notes

(51) V. D. Fiorina, L’usufruit d’un portefeuillede valeurs mobilières, RTD civ. 1995, p. 44et s.(52) V. C. civ., art. 578.

58 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

R1 R2 R3 R4 Rn-1 Rn

Droits de l’usufruitier Droits du nu-propriétaire

Rn+1 Rn+2 Rn+3 Rm-1 Rm

Graphique n° 2 : Éclatement du droit de propriété

Page 16: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

également partagé entre usufruitieret nu-propriétaire.Les pouvoirs de disposition du nu-propriétaire sont réduits à la nue-propriété, comme d’ailleurs pourl’usufruitier qui ne peut disposer quede son droit d’usufruit.Tant que subsiste le démembrement,l’arbitrage du bien par le seul nu-pro-priétaire n’est pas possible. Il est doncdifficile de qualifier le nu-proprié-taire de propriétaire. Il n’a toujourspas acquis le pouvoir de disposer.

3°/ Le partage des plus-values

Il est souvent affirmé, pour justifierque l’usufruitier est moins – voire pasdu tout – propriétaire que le nu-pro-priétaire, et de la différence de natureentre usufruit et nue-propriété, quele droit d’usufruit ne donnerait pasvocation à la plus-value éventuelle-ment dégagée par le bien. La plus-value serait attachée au droit denue-propriété, conséquence du droitd’abusus du nu-propriétaire.Cette affirmation est totalement erro-née, la plus-value est nécessairementrépartie entre usufruitier et nu-pro-priétaire lorsqu’elle est constatée etréalisée. La loi du 23 juin 2006 por-tant réforme des successions (54) a d’ailleurs fait de cette règle du partage le principe lors de la vented’un bien démembré. Aussi, depuis le 1er janvier 2007, la vente du biendétenu en démembrement de pro-priété doit faire l’objet, sauf conven-tion contraire des deux parties, d’unerépartition du prix de cession entrel’usufruitier et le nu-propriétaire.La plus-value est consécutive à l’ar-bitrage d’un bien, c’est-à-dire à savente. Or le bien ne peut être venduque par accord de l’usufruitier et dunu-propriétaire, qui en partagent lapropriété. Cet accord a nécessaire-ment exigé qu’ils conviennent préa-lablement d’une répartition du prixde cession, conforme à la valeur res-pective de leurs droits. La détermi-nation de la valeur de leurs droitsrépartira nécessairement la plus-valueconstatée entre les deux cédants.

Comment a-t-on pu croire et fairecroire que la plus-value appartenaitau nu-propriétaire ?Plusieurs explications peuvent êtrefournies.La plus judicieuse résulte dufait que l’arbitrage du bien, source deplus-value, suppose l’accord du nu-propriétaire et que celui-ci peut s’yopposer aussi longtemps que la pro-priété est partagée avec l’usufruitier.En retardant l’arbitrage au-delà de lavie de l’usufruitier, le nu-propriétairedevenu alors seul propriétaire s’attri-bue effectivement pour lui seul la plus-value.Cette situation était d’autant plusfacile à imaginer que le « temps d’at-tente », c’est-à-dire de survie del’usufruitier, était plus court qu’au-jourd’hui,l’espérance de vie de l’usu-fruitier étant sensiblement plus brève.Dans les conditions économiques despériodes passées, et en raison de lanature des biens possédés (actifsimmobiliers et fonciers), il était pro-bablement moins utile d’arbitrer cesactifs démembrés. Les actes deconservation étaient plus utiles àl’usufruitier que les actes de dispo-sition.Nous avons le sentiment que l’usu-fruit comme la nue-propriété sontbien des « morceaux de la pleine pro-priété ». Si ces morceaux sont vendusà un même acquéreur, le prix d’achatde la propriété sera partagé entre l’usu-fruitier et le nu-propriétaire, parcequ’ils partagent la propriété de la chosevendue.Nous proposons de considérerqu’usufruitier comme nu-proprié-taire partagent la propriété. Ils sontl’un et l’autre propriétaires de la chosesoumise au démembrement.Nous souhaiterions une autre écri-ture de l’article 578 du Code civil,par exemple : « L’usufruit est le droit dejouir des choses comme tout propriétaire,à charge d’en conserver la substance ».Si la qualité de propriétaire étaitreconnue tant à l’usufruitier qu’aunu-propriétaire, il en résulterait que,partageant la propriété, ils devraientpartager l’ensemble des prérogatives

attachées à la propriété.Tout acte degestion relatif aux biens démembréssupposerait un accord de volonté.Une telle exigence pourrait être amé-nagée, légalement ou convention-nellement. Les actes liés à lajouissance pourraient être exercéspar l’usufruitier seul, sans recours aunu-propriétaire. Pour des actes dedisposition, par exemple pourprendre des décisions en assembléegénérale d’associés susceptibles deporter atteinte à la substance de lachose, l’usufruitier et le nu-proprié-taire devraient désigner un manda-taire commun. Il serait bien difficilealors de ne pas reconnaître à l’usu-fruitier la qualité d’associé (55).Il nous faudra encore quelquesannées, et donc de la patience, pourfaire « partager » l’idée que le démem-brement est une forme originale depropriété « partagée ». Mais nousavons appris à être patients. ■

Notes

(53) Pour une opinion contraire, v. J.-P. Cha-zal, L’usufruitier et l’associé, Defrénois 2000,art. 37191, p. 745 : « le propriétaire est libre dedétruire sa chose si bon lui semble ; par consé-quent, l’unique et véritable propriétaire de la chosegrevée d’usufruit est le nu-propriétaire (…) ».Cette opinion nous paraît très discutabledans la mesure où le nu-propriétaire n’est pascapable, tant que dure l’usufruit, de détruirela chose puisqu’il ne peut nuire aux intérêtsde l’usufruitier.(54) L. n° 2006-926, 23 juin 2006, portantréforme des successions et des libéralités,JO 24 juin.(55) On est encore loin du but au regard dela récente décision de la Cour de cassationqui approuve les juges du fond en ce qu’ilsont précisé que le propriétaire de parts so-ciales qui cède la nue-propriété de toutes sesparts dans la société civile, en n’en conser-vant que l’usufruit, a perdu concomitammentsa qualité d’associé ; quels que soient lesdroits de vote mis à sa disposition par les sta-tuts de ladite société : Cass. 3e civ., 29 nov.2006, n° 05-17.009.

59D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

LE CONSEIL PATRIMONIAL

Page 17: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

Dossier

L’actualité de l’abus de la frontière entre abus de

Au cours de ces deux dernières

années, différentes décisions

tant du Conseil d’État que de

la Cour de cassation ont

subitement fait évoluer de

manière considérable la notion

d’abus de droit. Le Conseil

d’État a ainsi non seulement

remis au goût du jour la notion

de fraude à la loi, mais

introduit la notion de substance

en tant qu’élément déterminant

dans l’existence de l’abus de

droit. Et c’est bien cette notion

qui nous paraît permettre de

mieux comprendre les évolu-

tions récentes de la Cour de

cassation dont on a peut-être

cru un peu vite qu’elles

remettaient en cause

l’approche traditionnelle de

la cour en la matière.

Voici bientôt dix ans, on avaitdéfendu un schéma devenumaintenant classique.On veutparler ici de l’apport de la nue-

propriété d’un immeuble suivi de ladonation des parts aux enfants.Approu-vée en cela par le Comité consultatifpour la répression des abus de droit(CCRAD), l’administration fiscaleconsidérait en effet que ce schémadevait être sanctionné sur le fonde-ment de l’abus de droit (1). D’appa-rence vindicative, cette chroniquen’avait pas pour objet de dénoncer demanière particulière l’usage par l’ad-ministration fiscale de son pouvoir decontrôle et de redressement.Ce n’étaitqu’un clin d’œil. Qu’il soit juste quel’administration fiscale mette en œuvrel’abus de droit, on ne le conteste évi-demment pas.Après tout, cet instru-ment de contrôle des agissements ducontribuable mis à la disposition del’administration fiscale n’est que latransposition dans le domaine fiscald’une notion plus générale souventconnue sous le nom de « fraude à laloi » et dont on rencontre des appli-cations dans toutes les branches dudroit (2).En instituant un droit,le légis-lateur poursuit un but bien connu autravers des motifs de la loi,ensuite éclai-rés par les débats parlementaires. Ledroit doit alors être mis en pratiquedans le respect de ce que l’on appelleles « intentions du législateur ».Comme le disait si bien Louis Josse-rand (3) :« De même qu’il existe un espritdes lois, et plus généralement un esprit dudroit entendu objectivement et dans sonensemble,ainsi doit-on admettre l’existenced’un esprit des droits, inhérent à toute pré-rogative subjective, isolément envisagée, et,pas plus que la loi ne saurait être appli-quée à rebours de son esprit,pas plus qu’unfleuve ne saurait modifier le cours natureldes eaux, nos droits ne peuvent se réaliserà l’encontre et au mépris de leur missionsociale, à tort et à travers : on conçoit quela fin puisse justifier les moyens, du moins

lorsque ceux-ci sont légitimes en eux-mêmes,mais il serait intolérable que les moyens,même intrinsèquement irréprochables, puis-sent justifier toute fin, fût-elle odieuse etinconcevable ».En conséquence, toute utilisationd’une règle de droit contraire auxintentions du législateur relève de lafraude à la loi.Tel est le cas si cetterègle est mise en œuvre dans le des-sein de nuire à autrui,de porter atteinteà l’un de ses droits fondamentaux.Henri Capitant écrivait : « L’acte abu-sif est l’acte contraire au but de l’institu-tion, à son esprit, à sa finalité » (4).L’application de ce principe estancienne et a pu fleurir, par exemple,aussi bien dans l’exercice du droit depropriété que dans la pratique desdroits des associés dans une société.Les premières affaires sont cocasses,comme celle-ci par exemple. On aainsi vu un propriétaire condamné àla destruction d’une cheminéeconstruite sur le toit de sa maisonparce que le principal mérite de celle-ci était d’obstruer totalement la vuede son voisin (5).Dans le domaine dudroit des sociétés maintenant, qui neconnaît pas ce que l’on appelle l’« abusde majorité » ? La majorité des asso-ciés est en droit d’affecter systémati-quement les bénéfices sociaux enréserve ou en report à nouveau. Pourautant, cette pratique ne peut êtremise en place dans l’intention de nuire.Si c’est le cas, elle est justement sanc-tionnée par le juge (6). La décisionpeut en effet porter atteinte au droit tout aussi fondamental de tout associé, et notamment des associésminoritaires : le droit aux bénéfices.L’absence d’un intérêt sérieux et légi-time justifie alors l’application del’abus de droit. En sens inverse, l’in-térêt social peut parfaitement légiti-mer l’absence de distribution et l’ons’écarte alors de la fraude à la loi (7).La fraude à la loi touche tout autantle droit administratif. Dans son cours

Par Pierre

Fernoux,Maître de conférencesà l’Universitéd’Auvergne,Chargéd’enseignementaux

Universités de Paris II-PanthéonAssas et Paris IX-Dauphine,Directeur du DU de Gestioninternationale du patrimoine

60 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Page 18: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

LE CONSEIL PATRIMONIAL

droit ou comment cerner droit et optimisation fiscale

de contentieux administratif (8), leprésident Odent rappelait ainsi que :« Les administrés peuvent violer l’espritde la loi, si, à seule fin d’obtenir les avan-tages attachés à une situation qui, en vertud’un texte, y ouvre droit, ils se placentdans cette situation et en revendiquent lebénéfice tout en refusant d’accepter lacontrepartie que le législateur avait en vuelorsqu’il a prévu les avantages correspon-dants ».À propos de l’abus de droit dans ledroit administratif général, le com-missaire du gouvernement GuillaumeGoulard pouvait écrire dans sesconclusions sous l’arrêt relatif aux« fonds turbo » (9) :« Il ressort que vousrefusez l’application d’une loi à un par-ticulier qui respecte la lettre de la loi maisqui en détourne l’esprit parce qu’il s’estplacé par artifice dans la situation pré-vue par la loi, dans le but exclusif d’enretirer un avantage ».Dans ces conditions,comment le droitfiscal pourrait-il échapper à la fraudeà la loi ? On conçoit en effet malqu’un contribuable puisse mettre enœuvre une règle de droit dans le seulbut de porter atteinte au droit d’untiers, fût-ce le Trésor public.Ainsi, parexemple, en introduisant les diffé-rentes formes sociales dans le droitpositif, le législateur n’a, à l’évidence,pas entendu que l’une d’entre ellessoit dévoyée, détournée de son objetpour nuire aux intérêts du Trésorpublic.Si c’est le cas,il n’est pas besoinque le juge le dise pour que l’onconclue à l’existence d’une fraude àla loi,autrement dit d’un abus de droit.On est en présence de ce que le pré-sident Fouquet appelle « l’usage anor-mal d’un droit légal » (10).C’est dans ce contexte que sont appa-rues les dispositions de l’article 156quinquies de la loi du 13 janvier 1941,ancêtres de l’actuel article L. 64 duLivre des procédures fiscales (LPF).On a pu entendre que cette disposi-tion réservait l’abus de droit aux seules

« difficilement contestables », c’est bienque les actes eux-mêmes ne peuventêtre considérés comme fictifs. L’ana-lyse du Conseil d’État dans l’arrêt du10 juin 1981 est par conséquent bienconforme à l’esprit du texte initial,tout comme l’est l’approche de mêmenature adoptée par la Cour de cassa-tion dans l’arrêt « Dozinel » (12).Aufond, cette évolution valide ce queM. Cozian écrit depuis longtemps.L’abus de droit vise à sanctionner deuxtypes d’abus de droit : celui fondé surla simulation et celui fondé sur lafraude à la loi (13).Mais alors, quel est l’objet de l’articleL. 64 du LPF lorsque l’abus de droitn’est pas fondé sur la fictivité d’un actejuridique ? La réponse à cette interro-gation est très claire dans les conclu-sions du commissaire du gouvernementLobry sous l’arrêt du 10 juin 1981 pré-cité.Ainsi rappelait-il que cette dispo-sition :« N’a pas pour objet d’interdire aucontribuable de choisir pour l’exercice deson activité économique le cadre juri-dique qu’il juge le plus favorable dupoint de vue fiscal ».« Ce que cet article interdit ou plus exac-tement sanctionne, c’est la dissimulationjuridique, c’est-à-dire la création d’une

situations dans lesquelles un acte juri-dique pouvait être frappé de fictivité.Et sur ce fondement, d’aucuns esti-ment non conforme à l’esprit du textel’idée selon laquelle l’abus de droitpuisse viser les situations de fraude àla loi, en l’absence donc de toute fic-tivité d’un acte juridique. Disonsimmédiatement que, compte tenu dela date de la loi, il est évidemment par-faitement superflu de rechercher les intentions du législateur en lamatière.En revanche, l’administrationfiscale a, à l’époque, décrit clairementles situations auxquelles elle étaitconfrontée et contre lesquelles elleentendait lutter par le biais de l’abusde droit. Ainsi, dans la circulaire du31 octobre 1941 (11),on lit au numéro530 que : « Les fraudes les plus caracté-risées constatées au cours des dernièresannées se sont souvent placées à l’abri decombinaisons ou de procédés habillés deformes juridiques difficilement contes-tables. L’Administration n’était pas, jus-qu’à présent,en mesure d’assurer dans tousles cas la répression de ces fraudes ».Si donc l’administration fiscale entenddisposer de moyens légaux pourcontrecarrer des combinaisons ou desprocédés habillés de formes juridiques

61D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Notes

(1) P. Fernoux, SCI et démembrement depropriété : contribuables… résistez !, Dr. &patr. 1998, n° 60, p. 29 et s.(2) L. Cadiet et Ph. Le Tourneau, Rép. civ.Dalloz, V° Abus de droit.(3) L. Josserand, De l’esprit des droits et deleur relativité : théorie dite de « l’abus desdroits », Dalloz, 1927.(4) H. Capitant, Sur l’abus des droits, RTDciv. 1928, p. 365. Dans le même sens, v.A.Colin, H. Capitant et L. Juliot de la Moran-dière,Traité de droit civil, Dalloz, 1953, t. II,p. 237, cité par O. Fouquet, in Fraude à la loiet abus de droit, Dr. fisc. 2006, n° 47, p.1999 et s.(5) Cass. civ., 2 mai 1855, DP 1856, II, p. 9.(6) Cass. com., 6 juin 1990, n° 88-19.420,Bull. civ. IV, n° 171, D. 1992, jur., p. 56,note J.-Y. Choley-Combe.(7) CA Paris, 22 mai 1965, Fruehauf, JCP G1965, II, n° 14274. Pour un abus de minori-

té, v., par exemple,T. com. Paris, 24 sept.1991, Dr. sociétés 1992, n° 2, p. 10 et s.(8) R. Odent, Contentieux administratif,Dalloz, 1978, p. 1921.(9) CE, ass., 8 avr. 1998, n° 189179, Sté GrasSavoye ; CE, ass., 8 avr. 1998, n° 189180, StéEssences et carburants de France ; CE, ass.,8 avr. 1998, n° 190556, Sté NSC Groupe,RJF 5/98, n° 563, p. 378.(10) O. Fouquet, Optimisation fiscale et abusde droit, EFE-Litec, 1990, p. 53.(11) BOCD 1941, n° 2179.(12) Cass. com., 19 avr. 1988, n° 86-19.079, RJF 2/89, n° 250.(13) M. Cozian, La théorie de l’abus dedroit, in Les grands principes de la fiscalitédes entreprises, Litec, 4e éd., 1999, p. 22 ;Qu’est-ce que l’abus de droit ?, LPA 1991,n° 6, p. 5 ; La notion d’abus de droit enmatière fiscale, Gaz. Pal. 17 au 19 janv. 1993,p. 2.

Page 19: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierL’actualité de l’abus de droit ou...

situation juridique purement artifi-cielle, qui camoufle une situation au titrede laquelle des impositions sont légale-ment dues et qui continue d’exister der-rière les apparences juridiques créées ».Dans ce contexte, l’évolution récentede la jurisprudence tant du Conseild’État que de la Cour de cassationprésente beaucoup d’intérêt. En cequi concerne le Conseil d’État, deuxapports principaux doivent être obser-vés : le retour à la notion générale de« fraude à la loi » au travers de l’arrêt« Janfin » (14), d’une part, la mise enévidence de la notion de « substance »dans les décisions « Pléiade » (15) et« Sagal » (16), d’autre part.La Cour de cassation a, pour sa part,rendu un certain nombre de décisionsimportantes permettant au fond demieux cerner la portée de la juris-prudence « RMC France » (17). Onveut parler des arrêts « Société AuditSud-Est » (18), « SAS DistributionCasino France » (19),« Botherel » (20)et « Saunier » (21). On rappelle que,dans la décision « RMC France », laCour avait estimé que la transforma-tion d’une société à responsabilitélimitée en société anonyme (SA) préa-lablement à la cession des actions pro-duisait des « effets multiples » qui, eneux-mêmes, s’opposaient à toute idéed’abus de droit, même si ce schémapermettait à la société acquéresse destitres de bénéficier d’un régime fis-cal plus favorable au plan de l’appli-cation des droits de mutation à titreonéreux.

I – LES DERNIÈRES ÉVOLUTIONSDE LA JURISPRUDENCE DU CONSEIL D’ÉTAT

À la vérité, la décision « Janfin » paraîttraduire le plus grand apport de cetteconstruction jurisprudentielle au planthéorique. En effet, jusqu’alors, onavait plutôt tendance à penser quel’abus de droit devait être cantonnéaux domaines visés par l’article lui-même : l’impôt sur le revenu, l’impôtsur les sociétés, l’impôt de solidarité

sur la fortune, la TVA, les droits d’en-registrement et la taxe professionnelle.Avec le retour à la notion fondamen-tale de fraude à la loi, le juge rejointainsi l’approche traditionnelle del’abus de droit que l’on retrouve danstoutes les branches du droit. On par-tage ici l’opinion émise par le Prési-dent Martin lorsqu’il écrit: « Il sembleque l’évolution de la jurisprudence, quiaboutit à une extension pratique de l’abusde droit, ne constitue peut-être pas la révo-lution que certains y ont vue : en réalité,elle scelle le retour aux grands principesdu droit qui étaient présents avant la loidu 13 janvier 1941 » (22).Maintenant, l’apport des décisions« Pléiade » et « Sagal » précitées paraît,au plan pratique, tout aussi détermi-nant. Le principe qu’elles dégagentdonne en effet les clefs de la mise enœuvre de l’abus de droit dans toutesles situations classiques et permet desituer avec beaucoup plus de préci-sion la frontière entre l’abus de droitet l’optimisation fiscale.

A – La décision « Janfin » et la fraude

à la loi

Dans cette affaire, le schéma incri-miné était celui utilisé par une sociétéspécialisée dans le rachat de « coquil-les », en l’occurrence la société Jan-fin. Ce type de société a pour activitéla reprise de sociétés dont l’actif n’est

généralement plus composé que detrésorerie parce qu’elles ont procédéà la cession de leurs actifs, d’où leurnom usuel de « coquilles ».En l’occurrence, le schéma mis enplace n’était pas très compliqué. Lasociété Janfin procédait au rachat desparts de la société « coquille » auprèsdes associés permettant à ceux-ci deprofiter d’une imposition de la plus-value de cession de titres au taux de27 %. Ils ne subissaient donc pas lesconséquences de la distribution qui,à l’époque des faits, était soumise aubarème progressif de l’impôt, avec,toutefois, le bénéfice de l’avoir fis-cal.Une fois les titres acquis,la sociétéJanfin procédait à la distribution desdividendes de la société rachetée,eux-mêmes assortis de l’avoir fiscal.Cette distribution effectuée, et doncen l’absence de tout actif, les titresde la « coquille » n’avaient plus aucunevaleur. La société Janfin enregistraitdonc en produits les dividendes etl’avoir fiscal correspondant et absor-bait pour une très large partie ceux-ci par la moins-value constatée lors de la cession des titres de la« coquille » à une tierce société.L’impôt sur les sociétés dû par lasociété Janfin était finalementabsorbé par l’avoir fiscal lié aux divi-dendes intégrés dans ses résultats.Et c’est bien ce montage que l’admi-nistration fiscale entendait contes-

Notes

(14) CE, 27 sept. 2006, n° 260050, Sté Janfin,Dr. fisc. 2006, n° 47, concl. L. Olléon, RJF12/06, n° 1583, concl. L. Olléon, BDCF12/06, n° 156 ; v.Y. Bénard, Dissuasion àl’anglaise : la double clef de la fraude à la loi,RJF 12/06, p. 1083 ; O. Fouquet, Fraude à laloi et abus de droit, précité.(15) CE, 18 févr. 2004, n° 247729, RJF 5/04,n° 510, concl. P. Collin, BDCF 5/04, n° 65,obs. N. Chahid-Nouraï, BGFE 3/04, p. 17,note J.-Cl. Parot, LPA 2004, n° 137, p. 17,note J.-Cl. Parot ; C. Acard, Banque et droit2004, n° 95, p. 65.(16) CE, 18 mai 2005, n° 267087, RJF 8-9/05, n° 910, concl. P. Collin, BDCF 8-9/05,n° 110, obs. N. Chahid-Nouraï, BGFE 4/05.(17) Cass. com., 10 déc. 1996, n° 94-20.070,RJF 7/05, n° 793 ; à propos de cette juris-prudence, v. J.-C. Parot, Opérations sur le ca-pital. Pour une nouvelle lecture de la juris-

62 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

prudence de la Cour de cassation, Dr. fisc.1998, n° 6, p. 186 et s. ; P. Serlooten, La mo-dernisation progressive du droit fiscal des af-faires, Dr. fisc. 1998, n° 14, p. 454 et s. etobs. P. Dibout, in Dr. fisc. 1997, n° 17.(18) Cass. com., 31 oct. 2006, n° 05-14.254,RJF 2/07, n° 240.(19) Cass. com., 20 mars 2007, n° 05-20.599, RJF 8-9/07, n° 993.(20) Cass. com., 3 oct. 2006, n° 04-14.272,Dr. fisc. 2007, n° 12, p. 18, cité sous P. Fer-noux, SCI et démembrement de propriété :l’épilogue heureux d’un long combat, Dr.fisc. 2007, n° 12, p. 12 et s.(21) Cass. com., 15 mai 2007, n° 06-14.262,RJF 8-9/07, n° 994.(22) Entretiens du Palais Royal : La frontièreentre l’abus de droit et optimisation fiscales’est-elle déplacée ?, Dr. fiscal 2007, n° 47,p. 8 et s.

Page 20: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

ter sur le fondement des dispositionsde l’article L. 64 du LPF. La sociétéJanfin,elle,ne l’entendait pas de cetteoreille, prétendant qu’il s’agissait enl’occurrence de l’utilisation del’avoir fiscal en tant que moyen depaiement de l’impôt sur les socié-tés, domaine qui échappait totale-ment à l’abus de droit, puisque nonprévu par les dispositions légales.Or, à l’époque de la décision, la ques-tion de l’utilisation de la théorie dela fraude à la loi en dehors du champd’application de l’article L.64 du LPFn’avait jamais été traitée par le jugede l’impôt. Seuls Maurice Cozian etFlorence Deboissy avaient évoquécette possibilité (23). Ils entrevoyaienten effet cette ouverture en rappelant(24) que, à l’origine, la sanction desabus de droit en matière fiscale étaitune construction prétorienne.Ainsinotaient-ils à juste titre que « les théo-ries de la simulation et de la fraude à la loi ont fourni à l’Administration lesarmes propres à sanctionner l’abus de droitsans le support d’aucun texte », et ilsconcluaient plus loin que (25) :« Pourles matières non visées par la loi spéciale,le droit antérieur reste applicable : il n’estnullement abrogé par la loi nouvelle.La sanction de l’abus de droit ne sera pas,en ce cas, fondée sur l’article L. 64 duLivre des procédures fiscales, mais sur lespouvoirs généraux de redressement del’Administration ».Et c’est bien cette analyse que repriten l’occurrence le Conseil d’Étatdans l’arrêt « Janfin ». Il ne recon-nut pas à l’administration fiscale ledroit de remettre en cause le schémamis en place par la société Janfin surle fondement de l’article L. 64 duLPF lui-même. En effet, selon lui,le montage ne permettait à la sociétéque « d’utiliser l’avoir fiscal en tant quemoyen de paiement de l’impôt sur lessociétés ». Dans la mesure où cetteutilisation ne déguisait ni la réalisa-tion, ni le transfert de bénéfices oude revenus, les dispositions de l’article L. 64 demeuraient inappli-cables. Pour autant, il admit claire-ment que l’administration fiscale

aurait pu se fonder sur la théorie dela fraude à la loi « pour écarter les actesqui, recherchant le bénéfice d’une appli-cation littérale des textes à l’encontre desobjectifs poursuivis par leurs auteurs,n’ont pu être inspirés par aucun motifautre que celui d’éluder ou d’atténuerles charges fiscales que l’intéressé, s’iln’avait pas passé ces actes, aurait nor-malement supportées eu égard à sa situa-tion et à ses activités réelles ».Ainsi étaitdonc validée l’analyse des auteursprécités.Ceci posé, quelles peuvent être alorsles conséquences de cette avancéejurisprudentielle ? En quellesmatières, tout d’abord, l’administra-tion fiscale pourrait-elle mettre enpratique la fraude à la loi ? En vérité,il n’en manque pas. On peut penserpar exemple aux différentes taxestelles que la taxe sur les salaires oules taxes foncières.On remarque toutde même que ce champ d’applica-tion reste restreint.Maintenant, au plan de la mise enœuvre même de la procédure et deses conséquences, il est clair que l’em-ploi de la fraude à la loi en dehorsdonc de l’article L. 64 du LPF ne per-met pas à l’administration fiscale :- de provoquer un renversement dela charge de la preuve par le biais dela saisine du CCRAD et l’obtentiond’un avis favorable de ce dernier.Celui-ci est parfaitement incompé-tent pour en connaître ;- de prétendre assortir le redresse-ment de la pénalité de 80 % de l’ar-ticle 1729, b, du Code général desimpôts (CGI). La lecture de ce texteest sans appel. Celle-ci est en effetréservée aux situations frappéesd’abus de droit « au sens de l’articleL. 64 du Livre des procédures fiscales ».Au plan des obligations de l’adminis-tration fiscale, par ailleurs, on peutpenser que la décision de mettre enœuvre la fraude à la loi pourrait êtreprise hors l’assentiment de l’inspec-teur départemental. L’article R. 64-1du LPF réserve là aussi explicitementl’intervention de ce fonctionnaire auxsituations relevant de l’abus de droit

de l’article L. 64. Cela dit, en pra-tique, on peut penser que celui-ciinterviendrait tout de même dans unehypothèse de fraude à la loi, tant enraison de la nouveauté que représen-terait la décision qu’au regard de laportée de celle-ci. Pour autant, ledéfaut de visa de la proposition deredressement par ce supérieur hiérar-chique de l’inspecteur ne pourraitconstituer alors un vice de forme sus-ceptible d’être sanctionné par le juge.Ces éléments établis, il ne faut parignorer les éventuelles difficultés liéesà la mise en œuvre de la théorie dela fraude à la loi. Prenant en exemplel’application d’une convention fiscaleinternationale, le Président PhilippeMartin faisait justement observer (26)que l’intention des auteurs d’unenorme juridique n’est pas toujoursaisée à appréhender.Pour autant, il est des cas où cetteintention est davantage palpable. Lajurisprudence la plus récente ren-due précisément dans le prolonge-ment de l’arrêt « Janfin » permet del’illustrer tout à loisir. En effet, à lasuite de cette décision et après avoird’abord agi sur le fondement de l’ar-ticle L. 64 du LPF dans des hypo-thèses semblables, l’administration avoulu fonder le même redressementnon plus sur l’article L. 64 du LPF,mais sur la théorie générale de lafraude à la loi, mettant ici en œuvreune substitution de base légalecomme la loi l’y autorisait. En l’oc-currence, la chose était rendue pos-sible parce que cette substitution neportait atteinte à aucune des garan-ties fondamentales du contribuable.

63D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

LE CONSEIL PATRIMONIAL

Notes

(23) M. Cozian et F. Deboissy, Garanties etdomaine de la procédure de répression desabus de droit, RJF 2/93, p. 99 et s.(24) M. Cozian et F. Deboissy, Garanties etdomaine de la procédure de répression desabus de droit, précité, spécialement, p. 105.(25)M. Cozian et F. Deboissy, Garanties etdomaine de la procédure de répression desabus de droit, précité, spécialement, p. 106.(26) Entretiens du Palais Royal : La frontièreentre l’abus de droit et optimisation fiscales’est-elle déplacée ?, précité, p. 11.

Page 21: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierL’actualité de l’abus de droit ou...

Dans cette affaire, deux décisions ensens contraire sont intervenues,cellesdes cours administratives d’appel deParis et de Douai (27).Alors que lapremière estime que les élémentsconstitutifs de la fraude à la loi nesont pas réunis, la seconde concluten sens inverse considérant que lesintentions du législateur qui a ins-titué l’avoir fiscal n’ont pas été res-pectées. Pour se prononcer, les deuxjuridictions ont par conséquentd’abord recherché l’intention expri-mée par le législateur lors de l’in-troduction de l’avoir fiscal dans ledroit positif. Celle-ci était claire-ment « d’éviter la double impositiond’un résultat d’abord au titre de l’im-pôt sur les sociétés entre les mains de lasociété distributrice, ensuite au titre del’impôt sur le revenu » entre les mainsdes bénéficiaires des dividendes. Ilentendait permettre de la sorte undéveloppement de la place boursièrede Paris. Dans ces conditions, paressence, le transfert de l’avoir fiscaln’était pas totalement étranger à cesintentions.En effet,dès lors,contrai-rement au contribuable personnephysique, une personne morale nepouvait prétendre au rembourse-ment d’un avoir fiscal non imputé,le transfert pouvait permettre d’évi-ter cet inconvénient.Une fois acquisles titres le bénéficiaire de la distri-bution, donc de l’avoir fiscal, pou-vait de la sorte assurer l’absence dedouble imposition en utilisant lui-même l’avoir fiscal en tant quemoyen de paiement de l’impôt.L’opération était bien mise en placedans un but fiscal, mais il était dif-ficile de considérer pour autantqu’elle était étrangère à l’intentiondu législateur.Encore une fois, grâceà ce transfert, la double impositionétait bien évitée ce qui était préci-sément le but assigné à la règle dedroit par le législateur.Cela dit, les deux décisions montrentque l’existence ou non d’une fraudeà la loi peut simplement dépendre desconditions dans lesquelles le transferten cause intervient.Et c’est bien l’exa-

men des circonstances de fait qui,noussemble-t-il, établit l’absence decontradiction entre les deux déci-sions.Dans l’affaire jugée par la cour deParis, des sociétés détentricesd’avoirs fiscaux avaient transmis lapropriété ou la disposition de titres,au moyen de vente à réméré, à unebanque qui, elle, était à la recherchede moyens de paiement de l’impôtsur les sociétés dû par les sociétés dumême groupe. Le juge observe queles opérations en cause n’avaient pasabouti à un renforcement des fondspropres des entreprises distributricesde dividendes, mais seulement aufond « à un partage de l’avoir fiscal avecles prêteurs ou vendeur à réméré ». Pourlui, « sous cet angle », les opérations« étaient étrangères à l’intention du légis-lateur », sans pour autant s’en écar-ter « au point de leur être contraires ».L’absence de fraude à la loi tenaitsimplement au fait que le transfertd’avoir fiscal avait malgré tout « per-mis que ne soient pas doublement impo-sés, par le biais d’un avoir fiscal, dontni le principe ni le montant n’étaitcontesté,les dividendes des titres emprun-tés ou achetés à réméré par la banque(…), conformément aux intentions dulégislateur ». Le transfert avait parconséquent permis à l’avoir fiscal dejouer son rôle :éviter la double impo-sition d’un résultat.Pourquoi, dans ces conditions, lacour de Douai est-elle parvenue àune conclusion contraire validant lafraude à la loi à laquelle prétendaitl’administration ? Les faits l’expli-quent très bien. Dans l’affaire pré-cédente,les sociétés parties prenantesde l’opération étaient étrangèresl’une à l’autre.Et le transfert de l’avoirfiscal trouvait tout son sens. Alorsqu’il ne pouvait être utilisé conve-nablement par une société, il étaittransmis à une autre société en mêmetemps que les dividendes attachésaux titres eux-mêmes. Cette der-nière l’utilisait ensuite bel et bienen tant que moyen de paiement del’impôt sur les sociétés.

Dans l’affaire précitée soumise à lajuridiction de la cour de Douai, ilen allait tout différemment. Unesociété spécialisée dans le rachat decoquilles financières avait racheté lestitres de sociétés appartenant aumême groupe.L’ensemble des socié-tés était de surcroît dirigées par uneseule et même personne. Suite aurachat, la première des sociétés déci-dait d’une distribution de dividendesassortie de l’avoir fiscal correspon-dant. Jusque là les choses étaientconformes aux intentions du légis-lateur. Mais à être trop malin… Eneffet, cette distribution intervenue,la société acquéresse revendait lestitres des sociétés initialementacquises à des sociétés « appartenanttoujours au même groupe ». Par diffé-rence avec la valeur des titres acquisavant distribution, une moins-valuede cession d’un montant quasimentéquivalent aux dividendes perçusapparaissait, « éliminant à elle seulel’imposition de ceux-ci ». Pour finir,la société acquéresse utilisait l’avoirfiscal accompagnant les dividendesen tant que moyen de paiement del’impôt sur les sociétés dû, non à rai-son des dividendes recueillis, « maisau titre des autres opérations profitablesqu’elle réalisait ». Pour toutes ces rai-sons, les faits étaient donc fonda-mentalement différents de ceuxprésents dans l’opération soumise àla cour de Paris.Or, c’est bien cet enchaînementd’opérations au sein d’un mêmegroupe, même si celui-ci était infor-mel, qui conduit la cour à admettrel’existence d’une fraude à la loi. Ellene manque pas au demeurant d’in-sister, non seulement sur l’identitédu dirigeant de toutes les sociétés etsur le rôle qu’il jouait dans la miseen place de ces opérations,mais éga-lement sur le fait « que celles-ci ne pré-

Notes

(27) CAA Douai, 13 mars 2007,n° 04DA00980, SA Henri Goldfarb ;CAA Pa-ris, ass. plén., 15 mars 2007, n° 04PA003397,SA Axa, Dr. fiscal 2007, n° 50, comm.1049,note E. Meier et R.Torlet.

64 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Page 22: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

sentaient pas, pour la société acquéresse,un réel intérêt économique et financiercompte tenu de la brièveté de la périodede détention des titres initialementacquis ». Elle note enfin la quasi éga-lité entre le montant des dividendesrecueillis par la société acquéresseet la moins-value constatée lors dela cession, après distribution, destitres des sociétés acquises. Les opé-rations ne présentaient, selon elle,qu’un intérêt purement fiscal sansqu’à aucun moment l’on puisse lesrattacher à l’intention du législateur.Au fond, en prenant appui sur l’ab-sence d’intérêt économique, la courde Douai stigmatise le manque desubstance économique des opéra-tions réalisées.Autrement dit, la notion de sub-stance que l’on va maintenant abor-der reste déterminante, que l’actionde l’administration soit fondée surl’abus de droit de l’article L. 64 duLPF ou sur la théorie générale de lafraude à la loi.

B – Les décisions « Pléiade » et

« Sagal » et la notion de « substance »

Ces deux décisions ont frappé deuxsociétés situées en France qui avaientparticipé au même schéma. Avec deux autres sociétés également fran-çaises, elles avaient contribué à lacréation d’un holding luxembour-geoise de la loi de 1929, à hauteurde 25 % chacune. Le holding étaitentièrement dirigée par une banqueluxembourgeoise. À l’aide des fondsainsi recueillis, le holding avait réa-lisé des placements financiers.Béné-ficiant au Luxembourg d’un régimefiscal de faveur, les dividendes et lesplus-values de cession recueillis parle holding ne supportaient aucunimpôt dans ce pays. Comme lessociétés françaises s’étaient placéespar ailleurs sous le régime des socié-tés mères et filiales des articles 145et 216 du CGI, elles purent doncainsi percevoir les dividendes du hol-ding luxembourgeoise et le boni deliquidation apparu lors de la disso-

lution de celle-ci en franchise detout impôt, sous réserve bienentendu de l’imposition de la quote-part pour frais et charges de 5 %.Le Conseil d’État considéra que lemontage ainsi proposé à sa juridic-tion relevait de l’abus de droit parcequ’il manquait de substance. Le pré-sident Fouquet remarquait ainsi quela société luxembourgeoise « n’étaitque l’instrument de la banque qui l’avaitcréée, sans participation réelle des cinqautres associés, pourtant majoritaires autotal, à la vie sociale et à la gestion »(28). Le fonctionnement même duholding ne fut donc pas contesté.Simplement, le juge estima quecelui-ci était dépourvu de substancepour les sociétés françaises parce quecelles-ci ne participaient pas du toutà la vie sociale. C’était par consé-quent bien la substance juridique duholding qui était remise en cause.Autrement dit, en sens inverse, onpeut parfaitement imaginer unschéma d’optimisation fiscale sansrisque fiscal, si l’on s’assure de la sub-stance des instruments juridiques surlesquels il repose. Le Conseil d’Étata de nouveau mis en œuvre ce prin-cipe dans l’arrêt « Persicot » en datedu 28 février 2007 (29).En l’occurrence, en effet, les asso-ciés d’une SA à prépondéranceimmobilière avaient cédé en juillet1981 leurs actions à une société civilequi fonctionnait depuis 1977 et dontl’objet était la gestion d’un patri-moine mobilier et immobilier. Ennovembre 1981, la SA rachetait lesmêmes titres à la société civile enremettant à celle-ci, en contrepar-tie,des immeubles ou des droits por-tant sur des immeubles. Ainsi lesbiens immobiliers étaient-ils sortisde l’actif du bilan de la SA. Pour lesassociés de cette société, la solutionétait fiscalement intéressante parcequ’ils échappaient de la sorte à toutetaxation de la plus-value dès lors quela cession portait sur les titres d’unesociété à prépondérance immobi-lière détenus depuis plus de vingt-deux ans (30).

L’administration fiscale estimait l’abusde droit constitué parce que la sociétécivile n’était, selon elle, qu’un instru-ment de portage momentané desactions de la SA,participant donc d’unschéma dont le but était exclusive-ment fiscal. La Haute juridictionadministrative ne l’entendit pas decette oreille. Elle se fonda sur l’anté-riorité de la société civile « et l’accom-plissement par celle-ci d’une activité réellede gestion de patrimoine » pour sanc-tionner l’abus de droit mis en œuvrepar l’administration fiscale.En d’autrestermes, elle se fonda sur la constata-tion de la substance de la société pourrejeter toute idée d’abus de droit.Dans un commentaire sous cet arrêt,le président Fouquet rappelle de lasorte que « l’absence de poursuite d’unbut exclusivement fiscal (critère subjec-tif) » peut être déduite « d’élémentsobjectifs tels que la réalité de la sub-stance juridique et économique de lasociété » (31).

II – LES DERNIÈRES ÉVOLUTIONSDE LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION

Elles sont matérialisées par les déci-sions « Société Audit Sud-Est »,« SAS Distribution Casino France »,d’une part, « Botherel » et « Sau-nier », d’autre part. Dans les deuxpremières citées,il s’agissait de l’opé-ration consistant en l’apport du bienà une société suivi rapidement de lacession de droits reçus en contre-

Notes

(28) O. Fouquet,Abus de droit : éclaircie ?,Rev. adm. 2005, n° 347, p. 482 et s.(29) CE, 9e et 10e sous-sect., 28 févr. 2007,n° 284565, Persicot, Dr. fisc. 2007, n° 14,p. 47, comm. O. Fouquet.(30) À l’époque des faits, une société soumiseà l’impôt sur les sociétés pouvait être consi-dérée comme une société à prépondéranceimmobilière, ce qui n’est plus le cas depuis2004 avec les dispositions de l’article 150 UBdu CGI, qui réserve ce régime aux sociétésde personnes.(31) O. Fouquet, comm. sous CE, 9e et 10e

sous-sect., 28 févr. 2007, précité, p. 52 et s.

65D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

LE CONSEIL PATRIMONIAL

Page 23: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierL’actualité de l’abus de droit ou...

partie de l’apport. Dans les affaires« Botherel » et « Saunier », on étaiten présence d’une vieille connais-sance, l’apport de la nue-propriétéd’un bien suivi de la donation desparts reçues en contrepartie de l’ap-port.

A – L’opération d’apport-cession

Dans les affaires « Société Audit Sud-Est » et « SAS Distribution CasinoFrance », les faits étaient quasimentidentiques :- une société A apportait, selon le cas,soit un immeuble (32), soit un fondsde commerce (33) à une société Bcréée pour les besoins de la cause avecune société C ;- la société A cédait ensuite les titresB reçus en échange de son apport àla société C.Dans l’arrêt « SAS DistributionCasino France », un élément sup-plémentaire intervenait. Une fois lestitres de la société civile acquis auprèsde la société apporteuse du fonds decommerce, la SAS absorbait peu detemps après la société civile deve-nue propriétaire du fonds.On l’a compris, ce savant montagepermettait au fond la réalisationd’une vente de l’immeuble ou dufonds de commerce en faisant l’éco-nomie des droits de mutation cor-respondants. Seuls étaient dus lesdroits propres à la cession de droitssociaux. Pour valider les décisionsdes cours d’appel et donc l’abus dedroit, la Cour de cassation valida lesmotifs retenus par celles-ci, à savoir :- le court délai écoulé entre les deuxopérations d’apport de l’immeubleou du fonds, d’une part, et de ces-sion des droits sociaux correspon-dants, d’autre part ;- que, dans l’arrêt « Société AuditSud-Est », celle-ci, acquéresse desdroits sociaux, avait vocation à per-cevoir les revenus de la société civile ;- que, dans la décision « SAS Distri-bution Casino France », l’opérationd’apport-cession avait été réalisée« en dehors de toute prise de risque inhé-

rente à l’apport en société et en dehorsde toute logique économique ».On voit très clairement que le fon-dement de ces décisions peut par-faitement être rapproché de l’analysedu Conseil d’État.En effet,c’est bienla substance des sociétés civiles inter-posées qui est remise en cause. L’ap-port-cession était bien réalisé endehors de toute logique écono-mique, d’où le but exclusivementfiscal de l’opération. De plus, dansla décision « Société Audit Sud-Est »,la Cour de cassation observe que lemême jour que l’apport, uneconvention était intervenue entre lasociété apporteuse et la société AuditSud-Est, aux termes de laquellecelle-ci s’engageait à acquérir la tota-lité des titres recueillis par la pre-mière citée lors de l’apport.Les sociétés finalement détentricesdes titres de la société civile auraientdonc pu tout aussi bien faire acqué-rir les biens directement par cettesociété civile.Au terme du proces-sus, leur situation juridique et éco-nomique aurait été identique. Ellesauraient détenu les biens de manièreindirecte au travers d’une sociétécivile. La différence entre ces deuxschémas est par conséquent exclu-sivement fiscale.L’affaire « SAS Distribution CasinoFrance » était encore davantagecaractéristique de l’absence de sub-stance de la société civile interpo-sée et donc du schéma. S’il s’agissaiteffectivement, pour la SAS, d’absor-ber finalement la société civiledétentrice du fonds de commerce,on voit mal la raison juridique et/ouéconomique justifiant l’interposi-tion de cette société. Il était si simpled’acquérir directement le fonds decommerce. On l’a compris, la sim-plicité juridique était ici l’ennemiedu bien-être fiscal.Autant dire quele choix du schéma n’était dicté quepar des raisons fiscales.Se pose alors la question de l’appli-cabilité à ces situations de la notiond’« effets multiples » consacrée parla Cour de cassation dans l’arrêt de

principe « RMC France ». À lavérité, on croit pouvoir dire que,pour qu’une société ou un instru-ment juridique produise des effetspropres, encore faut-il qu’il ne soitpas dépourvu de substance. C’estvraisemblablement ce que veut direla Cour de cassation lorsqu’elleremarque que l’opération d’apport-cession a été réalisée « en dehors detoute logique économique ».Le lien avec la jurisprudence duConseil d’État « Persicot » évoquéeplus haut peut dans ces conditionsêtre clairement établi. À l’inverse dece qui s’était passé dans les affairesque l’on vient d’examiner, dans l’es-pèce « Persicot », la société interpo-sée à qui la cession des titres del’associé était consentie avant queceux-ci ne soient rachetés par la SA« avait une antériorité importante et elleexerçait effectivement une activité de ges-tion de biens mobiliers et immobiliers ».La substance même de cette sociétécivile interposée et donc du mon-tage lui-même faisait alors obstacleà la mise en œuvre de l’abus de droit.La société produisait les fameux« effets multiples » parce qu’ellerépondait à une logique juridiqueet économique.

B - L’apport de la nue-propriété suivi

de la donation des parts

Dès 1998 (34), on défendait l’idéeselon laquelle ce schéma ne pouvaitencourir l’abus de droit. Schémati-quement, on disait que l’apport de lanue-propriété à une société civile étaitjustifié par deux raisons principales(35), au demeurant validées ensuitepar la décision « Botherel » précitée.Ainsi la solution permet-elle :- aux parents de conserver des pou-voirs de gestion importants en étantnommés gérants de la société ;

Notes

(32) Cass. com., 31 oct. 2006, précité.(33) Cass. com., 20 mars 2007, précité.(34) P. Fernoux, SCI et démembrement depropriété : contribuables… résistez !, précité.

66 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Page 24: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

- de réaliser l’équilibre de la dona-tion.Autant, en effet, il est très dif-ficile d’équilibrer les lots transmis sila donation porte sur la nue-pro-priété de biens de nature différente,voire d’un bien unique, autant il estextrêmement simple d’y parvenir sila transmission porte sur les parts dela société civile immobilière.On ajoutera cependant un troisièmeélément fondamental. Cette stratégiepermet d’éviter les aléas de l’indivi-sion (36). Et ce moyen de défense estparticulièrement fort lorsque la trans-mission de la nue-propriété porte surun bien immeuble. C’est si vrai quela Cour de cassation l’a admis dansune affaire dans laquelle l’apport à ungroupement foncier agricole portaitsur la nue-propriété d’un domaineagricole.La particularité tenait au faitque la donation des parts de ce grou-pement profitait à un fils unique. Cequi n’empêchait pas l’apporteur deprétendre avoir voulu de la sorte évi-ter les aléas de l’indivision. L’admi-nistration fiscale resta pour le moinsinterloquée, on s’en doute.Pourtant, le moyen de défense sou-levé par le contribuable fut accueillifavorablement par la Cour, qui sanc-tionna la mise en œuvre de l’abus dedroit (37). En effet, le fils unique étaitlui-même père de plusieurs enfantset il s’agissait bien pour l’apporteurd’éviter l’indivision… en cas de pré-décès de ce fils.On sait enfin que l’administration fis-cale comme le CCRAD considèrentque la société n’a pas de fonctionne-ment réel parce qu’elle ne dispose pasde revenus.Comme on l’a déjà expli-qué,la question n’est pas celle de savoirsi la société dispose immédiatementde revenus proprement dits. Il ne faitaucun doute en effet qu’elle réalise,immédiatement et chaque jour, desprofits au travers de l’augmentationpermanente de la valeur de la nue-propriété. De surcroît, elle a néces-sairement vocation à devenir pleinpropriétaire de l’immeuble à l’extinc-tion de l’usufruit. Comment ne pasvoir que,à terme,elle va pouvoir reti-

rer des revenus de l’exploitation dubien (38) ? Les dispositions de l’ar-ticle 1832 du Code civil ne parais-sent donc pas dans ces conditionsignorées. Si l’associé doit avoir lavolonté de réaliser des bénéfices outirer de son investissement des éco-nomies, on ne peut prétendre que teln’est pas le cas de l’associé d’unesociété nue-propriétaire d’un bien.Encore une fois, rien dans ces dispo-sitions n’implique que les revenussoient immédiats.On croyait donc l’affaire entendueavec la décision « Botherel » précitéequi consacrait ces analyses. Survintalors la décision « Saunier » qui, aupremier abord, jette une nouvelle foisun trouble semblant condamner ceschéma. Une partie de la doctrine apu voir dans cette décision un revi-rement de jurisprudence essentielle-ment au regard du principe posé parl’arrêt « RMC France » précité (39).Pour elle, l’utilisation d’une structuresociétaire produit en elle-même deseffets propres qui s’opposent néces-sairement à l’abus de droit. Un autreauteur ne partage pas totalement cetteanalyse (40). Il fait valoir au fond qu’ilne faut pas faire dire à cette notiond’« effets multiples » davantage quece qu’elle veut dire. On doit exami-ner les conditions dans lesquelles lasociété ou l’instrument juridique estmis en place afin de déterminer s’ilpeut produire des effets multiples.On croit pouvoir rapprocher ces pointsde vue en faisant précisément appel àla notion de « substance ». Quelsétaient donc les faits à juger dans l’ar-rêt « Saunier » ? En l’occurrence :- le 12 mars 1996, Madame Saunieravait apporté à une société civile deportefeuille la nue-propriété de 7 765obligations assimilables du Trésor (OAT7,5 % avril 2015).La nue-propriété encause avait été évaluée économique-ment à 35 % de la valeur en toute pro-priété des titres.Pour leur part,les deuxenfants n’avaient apporté, chacun, que120 francs en numéraire ;- le 9 décembre 1996, Madame Sau-nier faisait donation à ses deux enfants,

chacun pour moitié,des 577 894 partsreçues à l’occasion de l’apport. Pourles besoins de cette opération,les partsétaient évaluées à 5 778 940 francs ;- la société n’avait réalisé aucun actede gestion du portefeuille entre ladate de la constitution de la sociétéet l’acte de donation-partage et nedisposait apparemment d’aucuneautonomie financière.

Notes

(35) P. Fernoux, SCI et démembrement :l’arrêt « Tabourdeau » ou comment donnerdes bâtons…, BF Lefebvre n° 7/2005, p. 542et s.(36) CA Paris, 1re ch., sect. B, 7 mars 2002,n° 00-19154, Cts Despouys, Dr. fisc. 2002,n° 38, comm. 713. P. Fernoux, SCI et démembrement de propriété : vive la résis-tance !, JCP N 2001, nos 22-23, p. 978 et s. ;J.-M. Mateu et P. Fernoux,Transmettre lanue-propriété d’un immeuble par apport àune SCI suivi d’une donation des parts : c’estpossible !, JCP N 2002, 1467.(37) Cass. com., 9 oct. 1990, n° 89-14.193,JCP E 1991, n° 46, note P. Fernoux, RJF12/90, n° 1564.(38) P. Fernoux, SCI et démembrement depropriété : l’épilogue heureux d’un longcombat, précité.(39) B. Hatoux, L’insécurité juridique érigéeen principe ? Ou l’abus d’abus est dange-reux, RJF 08/07, p. 710.(40) M. Cozian,Abus de droit, apport-ces-sion et apport-donation : la Cour de cassa-tion est-elle en train de changer de cap ?,Dr. fisc. 2007, n° 36, p. 16 et s.

67D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

LE CONSEIL PATRIMONIAL

Page 25: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierL’actualité de l’abus de droit ou...

L’administration fiscale avait mis enœuvre l’abus de droit et le CCRADconfirma cette analyse.Tous deux sefondaient sur la constatation de l’ab-sence, à la fois d’apports réels desenfants, puisque ceux-ci ne représen-taient que 0,0041 % de la valeur del’apport de leur mère, et d’une véri-table volonté de s’associer de leur part.Ces derniers reconnaissaient audemeurant eux-mêmes n’avoir euaucune intention en ce sens.Pour fairebonne mesure, ils précisaient en outreque leur mère entendait conservernon seulement les revenus des OATapportés à la société, mais égalementune maîtrise totale de son patrimoineet des arbitrages à effectuer dans lagestion du portefeuille, sans qu’elleait à consulter ses enfants à cet égard.La Cour de cassation valide la déci-sion de la cour d’appel en décidantque celle-ci n’avait pas dénaturé lesfaits en jugeant que la société en causeétait non seulement fictive au regarddes dispositions de l’article 1832 duCode civil, mais que l’opérationn’avait été mise en place que dans lebut exclusif d’éluder l’impôt, en évi-tant de la sorte l’application du barèmefiscal d’évaluation de l’usufruit de l’ar-ticle 762 du CGI en vigueur àl’époque (41).Il est vrai que la fictivité pouvait enl’espèce être invoquée. Manifeste-ment, les enfants n’avaient aucune-ment la volonté de s’associer. Pourautant, on partagera volontiers l’ana-lyse de M. Cozian lorsqu’il fait obser-ver que l’affectio societatis dans lessociétés de gestion d’un patrimoinefamilial reste relativement réduit (42).C’est sans doute ce qui a conduit laCour à retenir également la fraude àla loi comme élément constitutif d’unabus de droit, l’un des motifs, la fic-tivité, n’étant pas exclusif de l’autre.Et sur ce terrain, la Cour a pu logi-quement déduire des circonstances defait que la société ne pouvait produireen l’occurrence les « effets multiples» normalement attachés à l’utilisationde cet instrument juridique.Là encore,la société ne répondait pas à une

logique juridique et économique.Madame Saunier disposait incontes-tablement de tous les pouvoirs au seinde la société nue-propriétaire, tout enexerçant par ailleurs, mais cette foislogiquement, les pouvoirs attribués àl’usufruitier du portefeuille. Cetteconcentration de tous les pouvoirsentre ses mains ajoutés au caractèresymbolique tant des apports que de laparticipation des enfants montraientque la société était dépourvue de sub-stance parce qu’elle ne changeait aufond rien à la situation juridique ouéconomique de Madame Saunier. Etcomme il était difficile de démontrerici que la société civile permettaitd’éviter l’indivision entre les enfantsparce que l’apport portait sur desvaleurs mobilières, la solution mérited’être soutenue.En conclusion,les décisions de la Courde cassation que l’on vient de traiterne paraissent pas revenir sur le prin-cipe consacré par l’arrêt « RMC France». Elles en circonscrivent seulement laportée.Une société produit à coup sûrdes « effets multiples » si elle répond àune logique juridique et économiqueet nul doute que, dans ce cas, l’abus dedroit ne peut prospérer. La décision «Botherel » en apporte un témoignageparfait dans le domaine de la gestionde patrimoine. À l’inverse, si ce n’estpas le cas, l’abus de droit remplit alorsparfaitement son rôle d’instrument depolice des droits subjectifs par rapportà la finalité que leur assigne le droitobjectif. « Les prérogatives accordées à unepersonne par la loi ne le sont pas de façonabsolue. Il y a une mesure à respecter dansleur exercice » (43).La « substance » constitue donc, noussemble-t-il,la notion centrale permet-tant de situer avec beaucoup plus deprécision la frontière entre optimisa-tion fiscale et abus de droit. Le prési-dent Fouquet l’avait bien mis enévidence (44) : « La décision “SociétéSagal”nous paraît fournir la clef de la dis-tinction entre optimisation fiscale et abusde droit. Dans les deux cas, il y a mon-tage juridique et recherche exclusive d’unavantage fiscal. Mais, dans le cas de l’op-

timisation fiscale, le montage consiste enune succession d’actes qui produisent plei-nement leurs multiples effets tant écono-miques que juridiques, de sorte que la voiefiscalement la moins onéreuse ne peut êtreregardée comme juridiquement et écono-miquement équivalente à la voie fiscale-ment la plus onéreuse. La jurisprudencede la Chambre commerciale de la Cour decassation a été pionnière de cette analyse ».C’est bien la raison pour laquelle, onavait déjà écrit en commentaire del’arrêt Despouys précité : « Il reste quel’on doit continuer à se garder des mon-tages trop provocateurs. Si l’on peut éviterla concomitance des opérations, c’est aussibien. Faisons vivre et fonctionner lessociétés dans le respect des règles légaleset réglementaires. Une société ne doitpas avoir pour toute existence que sonapparence. Organisons la transmissiondans des conditions raisonnables ».L’agencement et la recherche del’amélioration de la situation juri-dique, économique et financière ducontribuable constituent le meilleurrempart contre l’abus de droit. Si cetagencement permet des économiesfiscales, tant mieux. Mais celles-ci nedoivent rester qu’une conséquence etnon la raison d’exister du schéma misen place. Être un surdoué de la fis-calité, c’est bien,mais dans la concep-tion d’un schéma, le surdoué doitméditer la formule d’un de noshommes politiques : « Hier nous étionsau bord du précipice, aujourd’hui nousavons fait un grand pas en avant… ». Lepas de trop, c’est bien entendu l’uti-lisation d’un instrument juridiquedépourvu de substance. ■

Notes

(41) Ces dispositions ont été remplacées parcelles de l’article 669 du CGI qui ont eu poureffet d’actualiser le barème qui datait de 1901en fonction des espérances de vie actuelles.(42) M. Cozian,Abus de droit, apport-ces-sion et apport-donation : la Cour de cassa-tion est-elle en train de changer de cap ?,précité.(43) J. Ghestin et G. Goubeaux,Traité dedroit civil, Introduction générale, LGDJ,3e éd., 1990, nos 772 et s.(44) O. Fouquet, Abus de droit : éclaircie ?,précité.

68 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Page 26: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

Jeudi 21 février 2008 (8h30-11h30)Hôtel de Crillon, Salon Gabriel - 10, place de la Concorde - 75008 Paris

Mat

inée

-déb

ats DÉTENTION ET TRANSMISSION DE PATRIMOINE

Quelle nouvelle donne fiscale pour 2008 ?

Modalités d’inscription

NOM :

PRÉNOM :

FONCTION :

TÉL. (direct) :

FAX (direct) :

SOCIÉTÉ :

ADRESSE COMPLÈTE :

PARTICIPANT FRAIS DE PARTICIPATION ET MODALITÉS

DÉTENTION ET TRANSMISSION DE PATRIMOINEMatinée-débats - Jeudi 21 février 2008 - Responsable : Lise-Marie LABBE - E-mail : [email protected]

Pour vous inscrire : merci de retourner ce bulletin et votre règlement à l’ordre de WOLTERS KLUWER FRANCEService Clients : Laure FLEMAL - WOLTERS KLUWER FRANCE SAS - LAMYImmeuble Corosa, CP 605 - 1, rue Eugène et Armand Peugeot, 92856 RUEIL MALMAISON CedexTél. : 08 25 08 08 00 / Fax : 01 76 73 48 13 / E-mail : [email protected]

Le nombre deplaces étant limité

réservezdès aujourd’huivotre place par fax au

01 76 73 48 13

D&P

E-mail :

WO

LTE

RS

KLU

WE

RF

RA

NC

E-

SA

Sau

cap

itald

e22

003

700

0eu

ros

-R

CS

Nan

terr

e48

008

130

6

Merci de nous contacter pour recevoir le programme complet de cette Matinée-débats

� Les frais de participation comprennent le petit-déjeuneret le dossier de documentation.

� Abonnés à la Lettre des Juristes d’Affaires :

357,00 t HT - 426,97 t TTC (TVA 19,6 %)

� Non abonnés : 472,00 t HT - 564,51 t TTC (TVA 19,6%)

� Vous recevrez une confirmation d’inscription. Une attestation de présence seraadressée à l’issue de la Matinée-débats.

� Convention de formation : Cette conférence peut être imputée sur votre bud-get Formation. Numéro d’existence N° 11921555992.� Conditions d’annulation : Obligatoirement formulée par écrit, l’annulation don-nera lieu à un remboursement intégral si elle est reçue 14 jours avant la date de laMatinée-débats. Passé ce délai, le montant de l’inscription sera intégralement dû.Les remplacements sont possibles à tout moment.

� Si vous ne pouvez pas

participer à cette

rencontre, vous pouvez

commander

le DOSSIER DEDOCUMENTATION remis

aux participants.

� Je souhaite recevoir

ce DOSSIER DE

DOCUMENTATION.

Tarif : 209,00 t HT

249,96 t TTC

(TVA 19,6 %)

La fiscalité patrimoniale a été totalement bouleversée par la loi TEPA du 21 août 2007 et plus récemmentpar la loi de finances pour 2008 et la loi de finances rectificative pour 2007. Au travers de ces textes,

ce sont notamment l’ISF, le bouclier fiscal, la fiscalité des dividendes, les droits de successions et dedonations et le Pacte Dutreil qui ont été réformés.Cette nouvelle donne fiscale impacte directement sur les stratégies patrimoniales et impose aux praticiensde revoir leurs pratiques.

Quelles sont les nouvelles dispositions mises en place par la loi de finances pour 2008 et la loide finances rectificative pour 2007 en matière patrimoniale ?Quelles sont les précisons apportées par les récentes instructions administratives ?Quelles sont les conséquences de ces réformes fiscales sur les stratégies patrimoniales ?

La Lettre des Juristes d’Affaires, en partenariat avec les rédactions du Lamy Patrimoine,de Droit & Patrimoine et du Lamy Fiscal, a demandé à d’éminents spécialistes d’analyser les nouveautésfiscales issues des dernières lois de finances en matière de détention et de transmission du patrimoineet leurs conséquences pratiques.

Pierre BERGER, Avocat associé, Cabinet Fidal,Membre du Conseil National des Barreaux, Bâtonnier des Hauts-de-Seine

Marceau CLERMON, Notaire associé, SCP Dupont-Cariot, Depaquit et Clermon

Judith SEBILLOTTE-LEGRIS, Associé gérant, Score Patrimoine

Les débats seront animés par Safia CHAMOUARD-EL BAKKALI,Secrétaire générale de la Rédaction Lamy Patrimoine

Avec les interventions de :

LamyFiscal

Droit&Patrimoine

LamyPatrimoine

Page 27: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

Dossier

Le patrimoine au ou les marchés au

En vingt ans, le monde a

profondément changé. En

conséquence des réformes

« libérales » des années 80 et 90,

le risque traditionnel de l’après-

guerre (l’inflation salariale et des

prix des produits) a pratiquement

disparu pour faire place à un

risque d’inflation mondiale et

patrimoniale qui peut engendrer

la déflation. On est ainsi revenu

dans la logique des « bulles »

et des « krachs » qui dominait

avant 1929.

Il en résulte que les patrimoines

sont aujourd’hui directement

exposés au risque des marchés ;

mais, en retour, les marchés eux-

mêmes sont exposés au risque des

patrimoines (exemple américain de

2007-2008). Le cercle vicieux qui

en résulte (spirale déflationniste)

est particulièrement redoutable.

Il importe évidemment d’en tirer

les conséquences en matière de

gestion et de protection du

portefeuille et du patrimoine.

Depuis les années 1980, sousl’influence de la libéralisationfinancière et de la mondiali-sation, le contexte de la ges-

tion de patrimoine s’est radicalementmodifié.Cette gestion a pour moyen financierla maximisation de la rentabilité netteespérée des actifs patrimoniaux, qui,seule, peut permettre de se rappro-cher des objectifs du client. Elle uti-lise à cette fin toutes sortes d’habillagesjuridiques et fiscaux ingénieux, maisceci ne change rien au fait que la per-formance patrimoniale s’effondre siles actifs patrimoniaux se déprécient.Si le « contenant »,ou mode de déten-tion, est évidemment important, onnous permettra de penser que la qua-lité du « contenu » – de l’actif patri-monial – prime.Or,cette « qualité » s’exprime aujour-d’hui sur des marchés,ou elle est valo-risée dans des prix ou des coursboursiers, sur la base évidemment dela rentabilité attendue des produits.Il se trouve que, depuis quelquesannées, le risque macro-économique,le risque de marché et le risque patri-monial sont étroitement imbriqués.Bien entendu, les patrimoines étantde plus en plus composés d’actifs demarché, ils sont davantage exposés aurisque ; mais, en outre, les structurespatrimoniales déséquilibrées fontcourir de nouveaux risques aux mar-chés eux-mêmes ; et, enfin, les nou-velles modalités de fonctionnementde la sphère financière amplifient lesrisques macro-économiques.Si le patrimoine est plus que jamaisexposé aux risques du marché,le mar-ché lui-même est exposé aux risquesdes patrimoines… Il y a là un risquede « cercle vicieux » redoutable.Après une étude rapide du risqueinflationniste,on évoquera les nouvel-les dynamiques de risques macro-économiques, qui concernent direc-tement les patrimoines,puis les consé-

quences qui en résultent pour la ges-tion financière du patrimoine.

I – LES AVATARS DU RISQUEINFLATIONNISTE, DES ANNÉES1970 AUX ANNÉES 2000

Dans les années d’après-guerre etnotamment dans les années 1970, lerisque économique et patrimonialprincipal, sinon unique,était le risqueinflationniste.Aujourd’hui, le risquemajeur est celui de déflation,ainsi quedu chômage qui l’accompagne. Dansle même temps, l’inflation salariale acédé la place à l’inflation patrimo-niale, ce qui explique que le patri-moine soit désormais au centre desinterrogations macro-économiques.

A – Le risque traditionnel d’inflation :

l’ancien système

1°/ La dynamique de l’ancien système

Dans l’ancien système (courammentqualifié d’« économie d’endettement »),une création monétaire excessive étaitentretenue par les processus de finan-cement de l’époque (le financementintermédié, et notamment bancaire)ainsi que par le processus de forma-tion des salaires caractéristique d’uneéconomie fermée (protégée de laconcurrence extérieure). En particu-lier, les salaires augmentaient toujoursplus vite que les prix, entretenant laspirale inflationniste « prix-salaires »(l’échelle mobile des salaires). Enretour, la forte croissance du pouvoird’achat stimulait la demande, la crois-sance et l’emploi.

2°/ Les conséquences

Les conséquences en étaient les sui-vantes, de façon schématique :- tendance à la hausse continue (et exces-sive) du taux de salaire réel, souventsupérieure aux gains de productivité ;

Par Jean-Marin

Serre,Professeur à la faculté des scienceséconomiques et de gestion(Universitéd’Auvergne)

70 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Page 28: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

LE CONSEIL PATRIMONIAL

risque des marchés risque des patrimoines ?

- en corollaire, tendance à la baissedes taux d’intérêt réels, pour un tauxde croissance donné de la producti-vité ;- inflation du prix des produits dueà la fois à une forte dépense et à lamontée des coûts salariaux ;- haut niveau d’emploi et de crois-sance néanmoins, grâce au finance-ment monétaire généreusementapporté par le système bancaire et laBanque centrale : la dette était soitdirectement « monétisée » (dettepublique), soit allégée automatique-ment par l’inflation (dette privée etdette publique). Les emprunteurss’enrichissaient, les prêteurs s’appau-vrissaient. L’État lui-même, un desgagnants dans cet ancien système,n’empruntait que de façon épisodiquepour financer des déficits temporaires.Les principaux gagnants étaient tou-tefois les salariés.

B – La disparition de l’inflation

traditionnelle : le nouveau système

1°/ L’inversion de la dynamique économique

et patrimoniale : les années 1980

Dans les années 1980, sous l’impul-sion du « reaganisme » et des politiquesde libéralisation, nous avons basculédans un système qui est le négatif duprécédent. Les risques se sont inver-sés et les gagnants (État et salariés)sont devenus les perdants. On quali-fie couramment ce nouveau systèmed’« économie de marchés de capitaux ». Ilserait peut-être plus exact de parlerd’une « économie de prêteurs », car lesbanques y jouent un rôle-clé, de pairavec les marchés.Les nouveaux risquesdans ce système (qui rappelle forte-ment le XIXe siècle…) sont ceux del’inflation patrimoniale et de la défla-tion par la dette.Il est facile d’illustrer le basculementdes années 1980 par quelques chiffresou graphiques. Je me limiterai en

rieur,le plus souvent,au taux de crois-sance des salaires réels. Ceci, on va levoir, peut avoir des conséquencesredoutables. Point besoin de chiffrespour démontrer ceci : le taux d’inté-rêt réel de long terme est voisin, entendance, du taux de croissance éco-nomique ; et la part des salaires dansla valeur ajoutée a reculé brutalementdepuis les années 1980. Il en résulteque les salaires croissent moins vite

général au cas français, mais tout ceque je dirai se généralise à tous lespays développés.

• S’agissant des taux d’intérêt et dessalaires (v. graphiques nos 1, 2 et 3), ladynamique du système précédent s’estinversée : le taux d’intérêt réel estdevenu globalement positif (il ne peutpas en être autrement sur un marchélibre) et, surtout, il est devenu supé-

71D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Graphique n° 1 : Inflation et taux d’intérêt : cas de la France

Graphique n° 2 : Taux réel à 10 ans 1997-2006

Sources : SBF, Banque de France et FMINB : Le taux long atteint des minima « historiques » en 2005 du fait de l’abondance desliquidités et de politiques monétaires accommodantes notamment, mais reste néanmoinspositif avant de remonter dès 2006.

Page 29: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierLe patrimoine au risque des marchés ou...

que le PIB, donc que leur taux decroissance est inférieur au taux d’in-térêt réel.Dans le même temps, le patrimoine,notamment immobilier, s’accroît plusvite que le revenu – deux à trois foisplus vite depuis 1998 en France.En somme : adieu l’inflation salariale,bonjour l’inflation patrimoniale !…

• Dans le même temps, le système quijouait en faveur des emprunteurs jouedésormais contre eux et en faveur desprêteurs. C’est la fin de ce que l’onappelait l’« économie d’endettement »,mais,paradoxalement,le nouveau sys-tème peut conduire à des « niveauxinsoutenables » d’endettement publicet privé (v. graphique n° 4). Ce qui

est fini, c’est l’endettement « facile »allégé par l’inflation, la monétisationdes dettes et la hausse des salaires.

• S’agissant de l’inflation, en effet, lechangement n’est pas moins net (v. gra-phiques nos 5 et 6) : l’inflation « sous-jacente » ou structurelle sur le prix desbiens et services (indices des prix à laconsommation) se situe courammentdans la zone euro entre 0,5 et 1,5 %.À noter cependant que ce n’est pasl’indicateur retenu par la Banque cen-trale européenne (BCE) qui retientl’inflation « totale », contrairement àla majorité des Banques centrales.Quoiqu’il en soit, le fait est que l’inflationest particulièrement lente, malgré laforte hausse des prix des services (ser-vices financiers, télécommunications,assurances, notamment) : les prix desproduits manufacturés baissent plussouvent qu’ils n’augmentent. EnFrance,ils ont même baissé légèrementsur les dix dernières années.Ces « inflations lentes » peuvent donccacher des tendances déflationnistes(v. graphique n° 7). C’est le raison-nement adopté par les auteurs duFonds monétaire international (FMI)qui, depuis plusieurs années, pointentles tendances déflationnistes des dif-férents pays – par exemple KenethRogoff et Manmohan S. Kumar (1).En résumé, si l’ancien système étaitcaractérisé par l’inflation du prix desproduits, la monétisation des dettespubliques et une forte part des salairesdans la valeur ajoutée, le nouveau a les caractéristiques exactementinverses : l’inflation du prix des actifs,la monétisation de la dette privée etune part élevée des « profits » dans lavaleur ajoutée. En outre, la monéti-sation de la dette publique y est par-fois interdite (comme dans la zoneeuro), alors que la monétisation de ladette privée, en cas de crises de liqui-dités notamment, atteint des mon-tants colossaux (2).

Notes

(1) M. S. Kumar, Déflation, la nouvelle mena-ce ?, Finances et développement, juin 2003, p.16 à 19.

72 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Graphique n° 3 : Part des salaires

dans la valeur ajoutée, France, 1960-2004

Graphique n° 4 : L’endettement privé en France, 1994-2007

75

70

65

60

55

48

44

40

36

32

071994

Sources : Banque de France, INSEE

Source : Commission européenne,

INSEE, Comptes nationaux

1996 1998 2000 2002 2004 2006

en points de PIB - données CVS-CJO

ENDETTEMENT INTÉRIEUR TOTAL (EIT) DES SOCIÉTÉS

NON FINANCIÈRES ET DES MÉNAGES EN FRANCE

Page 30: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

2°/ Les causes de cette nouvelle dynamique

Comment s’expliquent ces évolutions– communes à tous les pays dévelop-pés ? Les causes fondamentales en sont: la nouvelle logique de rentabilité etla mondialisation.L’explication est très simple et ren-voie aux sources de la rentabilité ducapital (v. graphique n° 8). La ren-tabilité du capital, de n’importe quelactif patrimonial en fait, combinedes revenus et de la plus-value. Il ya trois façons distinctes d’obtenir durevenu et des plus-values en capi-tal : la croissance économique, labaisse relative des revenus du travaildans le revenu national ou une spé-culation réussie sur un marché d’ac-tifs. Seuls les deux premiers moyensobéissent à une logique économiquefondamentale, le troisième n’obéis-sant qu’à une logique de marché.Dans l’ancien système, c’est la pre-mière logique, celle de la croissance,qui dominait, dans un cadre natio-nal protégé de la concurrence étran-gère.La croissance économique peut eneffet être à l’origine à la fois de reve-nus accrus et de plus-values : les paysémergents, la Chine, etc., en appor-tent la démonstration.Là où la croissance est moindre,cependant, quelle qu’en soit la rai-son, une forte rentabilité du capitalsuppose la « sagesse » des salaires –que la concurrence internationale,la menace de délocalisations et unepolitique monétaire stricte facili-tent. C’est ainsi que le salaire réelaux États-Unis est resté stable pen-dant plus de vingt ans, mais les sala-riés, ou certains d’entre eux, ont vuleurs revenus complétés par des reve-nus immobiliers et boursiers, si bienque leur revenu global réel a aug-menté.De façon analogue, une étuderécente de l’INSEE vient de révé-ler que le revenu salarial réel n’a pasaugmenté en France depuis près detrente ans (3). Il est resté stable, eneuros constants, entre 1978 et 2005(à 16 800 euros en 2005).La période

2000-2005 enregistre même unrecul (- 0,5 %).Enfin, troisième source de rentabilité,partout où il y a des marchés libres(Bourse, immobilier, pétrole, etc.), laspéculation peut être un moyen, àcourt terme et de façon aléatoire, de

Notes

(2) Les concours apportés aux banques par laseule BCE, en quelques jours en septembre2007, auraient pu financer plus de quatre ansde déficit budgétaire français et environquinze ans de déficit de la Sécurité sociale.(3) INSEE, Le revenu salarial et ses compo-santes, évolution et inégalités de 1978 à2005, nov. 2007.

73D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

LE CONSEIL PATRIMONIAL

Graphique n° 5 : L’inflation sous-jacente et l’inflation

globale en France

Graphique n° 6 : La « déflation cachée »

Source : INSEE

(glissements annuels en %)

(glissements annuels en %)

Page 31: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierLe patrimoine au risque des marchés ou...

doper la rentabilité. De nouveauxrisques apparaissent alors, parmi les-quels une « nouvelle » inflation.

C – La nouvelle inflation

« patrimoniale »

Dans ce système, l’inflation tradition-nelle ne peut plus se développer.Parmiles raisons, on peut citer : la nouvelleconvention sociale qui veut que lessalaires ne soient plus une source d’in-flation par les coûts, compétitivitéoblige ;la mondialisation des échangeset l’ouverture des frontières, qui atté-nuent considérablement le risque d’in-flation par la demande, car toutedemande ou presque peut être satis-faite rapidement par des importations ;la nouvelle gouvernance des entre-prises, actionnariale plus que mana-gériale,et qui privilégie la distributiondes gains de productivité aux action-naires ; enfin, la politique monétairede Banques centrales indépendantes,dont le souci constant est la préven-tion de toute dérive inflationniste.Dans ces conditions,un excès de liqui-dités ou une création monétaire légè-rement trop abondante n’agissent plusguère sur les prix des produits, ni surles salaires, mais se reportent sur lesmarchés d’actifs où ils provoquent deshausses rapides de cours (Bourse) oude prix (immobilier). Si ces marchésfont défaut, les « investisseurs » sereportent sur le pétrole, les matièrespremières ou d’autres produits, pro-voquant une sorte d’inflation « mon-diale » sur ces produits. C’est lanouvelle inflation sur le prix des actifset des produits dont le marché estmondial. Il reste à comprendre d’oùpeuvent venir ces excès de liquidi-tés… Ils ont deux sources principales: le recyclage des capitaux des pays «excédentaires » (pays pétroliers,Chine, etc.) et les facilités monétairesparfois colossales accordées épisodi-quement par les Banques centrales ausystème financier mondial lorsqu’ilest menacé par un krach.Il y a donc au moins deux moteurs àl’inflation « patrimoniale » et à la nou-

velle inflation en général : les mou-vements de capitaux et le crédit. Lemoteur permanent le plus importantsemble être le crédit – c’est patentdans le domaine immobilier. Le cré-dit permet en fait de répondre à unedemande économiquement fondéed’actifs immobiliers ou boursiers ;mais le crédit sert aussi à financer laspéculation, sorte de « turbo » rajoutépar les marchés, qui provoque unemballement de la hausse des prix desactifs,c’est-à-dire une bulle.Et la bulleest par définition déconnectée tota-lement des réalités et des fondamen-taux économiques.

Nous en arrivons ainsi aux risques dedéflation.

II – DU RISQUE D’INFLATIONAUX RISQUES DE DÉFLATION

Dans ce qui précède, on voit qu’il y aplusieurs causes possibles de déflation.L’une tient aux krachs eux-mêmes età leurs effets macro-économiquesdirects ; l’autre tient à la situation desagents privés, et notamment lesménages. Une troisième cause peut setrouver dans la situation des banqueselles-mêmes.

74 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Graphique n° 7 : Les tendances « déflationnistes » selon le FMI

A : INCIDENCE OF DEFLATION AND INFLATION LESS THAN 1 PERCENT

B : INCIDENCE OF DEFLATION

Source : Data derived from Kumar et al. (2003)

1/ Number of country months with year-on-year inflation less 1 percent or

negative, as a percent of total. Data based on 35 of the largest industrial

and emerging market economies.

Page 32: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

LE CONSEIL PATRIMONIAL

A – L’effet de richesse

Il se manifeste à l’occasion d’un krachboursier et/ou immobilier.Les krachssuivent inévitablement les bulles spé-culatives, et ces bulles,dans le systèmeactuel, sont pour l’instant inévitablescar elles participent de la logique derecherche de rentabilité à court terme.L’effet de richesse « négatif » causépar un krach financier ou immo-bilier peut alors entraîner la crise déflationniste. La chute des priximmobiliers et/ou des cours bour-siers appauvrit les agents qui rédui-sent leurs dépenses. Si ce processusn’est pas rapidement interrompu parune politique monétaire de « refla-tion », il peut devenir cumulatif etdégénérer en dépression économique.Ce fut le cas en 1929. En revanche,le premier krach du nouveau système(octobre 1987) a été intégralementcompensé par les Banques centrales,ce qui a même provoqué dans tousles pays concernés une accélérationtemporaire de la croissance et unebaisse du chômage.Mais dans le mêmetemps, l’excès de création monétairecorrespondant a financé la bulleimmobilière et préparé le krachimmobilier des années 1990.

B – La déflation par la dette et le

risque d’« accélérateur financier »

Cet effet peut s’ajouter au précédent.Du fait de l’inversion de la dynamiquesalaires/taux d’intérêt (le taux réeld’intérêt est le plus souvent supérieurau taux de croissance des salaires, ouau moins égal), les ménages qui s’en-dettent sont fragilisés. Or, la lenteurde la croissance du pouvoir d’achatet la hausse des prix de l’immobilierincitent – ou contraignent – à l’en-dettement. Dès lors, le moindre chocnégatif sur le revenu des ménages, oula moindre hausse du taux d’intérêtdes dettes, impliquent un alourdisse-ment de la charge de la dette. Pourfaire face, les ménages vont devoirréduire leurs dépenses (épargne for-

cée), ce qui va créer à nouveau unetendance déflationniste. Ceux desménages qui ne feraient pas cet effortcourent un risque de faillite par explo-sion de leur dette (effet boule de neige,insoutenabilité de la dette). C’est ceque l’on appelle la « déflation par ladette », étudiée dès 1933 par IrvingFisher et réactualisée ces dernièresannées.Curieusement, on a appliqué très tôtce raisonnement aux États,en Europe(d’où le fameux « Pacte de stabilitébudgétaire » pour éviter l’explosionde la dette publique),mais on a oubliéde l’appliquer aux agents privés… Or,la consommation des ménages est detrès loin la composante la plus impor-tante de la dépense.Bien entendu, ce processus est d’au-tant plus probable, et d’autant plusgrave, que les crédits accordés auxménages sont à taux variable, et lesprêts hypothécaires « rechargeables »,comme l’a illustré la récente crise des« subprimes ». Le système des créditsrechargeables est particulièrementvicieux, car lorsque le bien hypothé-qué perd de sa valeur (chute des prix),la capacité d’emprunt diminue alorsmême que la situation des ménagesse dégrade. Si dans le même temps,les taux montent, la catastrophe esttrès probable. Les États-Unis et leRoyaume-Uni,comme vous le savez,utilisent ce système, y compris dansle domaine des crédits à la consom-mation.Pour autant,même si les banques prê-tent à taux fixes, les conditions de cré-dit aux ménages peuvent se durcir :

c’est l’idée de l’« accélérateur finan-cier » avancée dès 1999 par Ben Ber-nanke, l’actuel patron de la Banquecentrale américaine (FED) (4). Lesbanques, avant même la réglementa-tion de Bâle II, incluaient, pour desraisons de sécurité, des primes derisque dans les taux de leurs prêts auxentreprises et aux ménages. Or, cesprimes ont tendance à évoluer defaçon anticyclique : quand la situa-tion économique se dégrade, lesprimes de risque augmentent et lesconditions bancaires se durcissent. LaFED, sachant cela, a réduit très bru-talement ses taux directeurs après l’an2000,parce que les banques ne réper-cutent pas sur leurs clients l’intégra-lité de la baisse des taux, mais à peinela moitié dans le cas américain !Aujourd’hui, la réglementation pru-dentielle de type Bâle II rend ces réac-tions automatiques, puisqu’ellegénéralise la notation des clients etimplique une prime de risque encohérence avec la notation.Ainsi, lesystème financier peut « accélérer » latendance déflationniste et déstabili-ser l’économie.Une autre forme d’accélérateur finan-cier met en jeu la structure financière

Notes

(4) B. S. Bernanke, B. et M. Gertler et S. Gilchrist,The Financial Accelerator in a Quantitative Business Cycle Framework,Handbook of Macroeconomics,Amsterdam, North Holland, 1999 ;B. S. Bernanke, 2002, Deflation : MakingSure it doesn’t Happen Here, Speech to theNational Economists Club Washington, No-vember 21 ; www.federalreserve.gov/board-docs/speeches/2002/20021121/default.htm.

75D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Graphique n° 8 : Les sources de la rentabilité

Revenu (du capital) + Plus-Value

Chine

Croissance

économique

Baisse du revenu

(du travail)

Spéculation

USA Europe

Page 33: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierLe patrimoine au risque des marchés ou...

des banques elles-mêmes,notammentleurs fonds propres. L’évolution desfonds propres des banques est affec-tée par la conjoncture,elle est « endo-gène » en quelque sorte.Et en retour,la politique des prêts bancaires estaffectée par la situation des fondspropres (v. le cas japonais des années1990). En cas de krach qui dégradela situation des banques, c’est une rai-son supplémentaire pour que le cré-dit devienne rare et cher.Ce canal des « fonds propres ban-caires » pourrait d’ailleurs provoqueren 2008 des baisses de crédits consi-dérables du fait des pertes enregis-trées par les banques à la suite de lacrise immobilière américaine. Si l’onretient l’estimation basse du FMI de170 milliards de pertes pour lesbanques en 2008, l’application ducoefficient multiplicateur défini parle ratio de Bâle II impliquerait unebaisse des crédits de… 2 000 milliardsde dollars.En somme, le système bancaire, qui,jadis, jouait un rôle stabilisant en fai-sant du crédit en cas de difficultéstemporaires des entreprises ou desménages, joue de plus en plus un rôledéstabilisant, rationnant le crédit oule rendant plus cher quand les situa-tions privées se dégradent. Lesbanques ont tout simplement adoptéla logique des marchés.

C – La double exposition des

patrimoines aux risques

Au total, comment se situent aujour-d’hui les patrimoines dans leurs rela-tions avec les marchés d’actifs et lesystème financier ? La relation estdouble, double aussi le risque…Raisonnant en termes de patrimoinebrut,dans un premier temps, il est clairque ce patrimoine est aujourd’hui trèsexposé aux risques des marchés. Il estbien connu que les actifs de marchésont désormais dominants dans le patri-moine des agents.Par exemple,les actifsfinanciers et immobiliers représen-taient, en 2006, 96 % du patrimoine

des ménages français, parmi lesquelsune forte majorité d’actifs de marché,contre les deux tiers seulement en 1970(v. graphique n° 9). Parmi les actifsfinanciers, les placements directs ouindirects sur les marchés de capitauxsont désormais très majoritaires.Quantà l’immobilier, il fait l’objet d’un vraimarché (risqué) aujourd’hui, ce quin’était pas le cas il y a trente ans.La répartition immobilier-financier,quant à elle, change au gré des krachsboursiers et immobiliers,mais la « mar-chéisation » globale des patrimoinesest indiscutable. Le patrimoine brutpeut se dévaloriser brutalement lorsd’un krach, avec les effets de richessenégatifs déjà décrits.Considérant maintenant l’endet-tement et le patrimoine net, undeuxième risque apparaît : celui del’alourdissement mécanique des detteset donc de la baisse du patrimoine –ou de la richesse – net. En somme, lepatrimoine peut être dévoré par lesdeux extrémités, de façon évidem-ment très inégale selon les situationsde fortune initiales. De fait, les inéga-lités patrimoniales se creuseront pro-bablement en cas de crise, commeelles se creusent depuis trente ans.Mais l’histoire ne s’arrête pas là : si lesmarchés et le système bancaire fontpeser des risques sur les patrimoines,les situations patrimoniales,en retour,menacent les marchés et la stabilitémacro-économique. Situations patri-

moniales des ménages et des entre-prises endettées, mais aussi situationdes banques. Là encore, la récente crise des « subprimes » a parfaitementillustré ce processus. On imagine ladéstabilisation économique à laquellecela peut conduire, la baisse des mar-chés et la dégradation de la situationpatrimoniale des agents privés se ren-forçant de façon cumulative. Ensomme, si le patrimoine est exposéaux risques des marchés, les marchés,et plus largement l’économie, sontégalement exposés au risque des patri-moines.Dans ces conditions, la gestion durisque patrimonial est plus que jamaisd’actualité. Elle devra se faire bienentendu au niveau macro-écono-mique (États, Banques centrales), cequi dépasse la gestion de patrimoineau sens habituel, mais elle doit s’or-ganiser aussi au niveau micro-écono-mique, et là, nous sommes dans notredomaine.Traçons quelques pistes dans cettedirection.

III – GÉRER LE RISQUEPATRIMONIAL

Les préconisations que je vais fairen’ont rien d’original. Mais faculta-tives hier, elles sont « incontour-nables » aujourd’hui, si l’on veutminimiser les risques.

76 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Graphique n° 9 : Structure du patrimoine des ménages en 2006

Page 34: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

LE CONSEIL PATRIMONIAL

• Tout d’abord, il faut gérer le patri-moine net autant et plus que le patri-moine brut.Le recours à l’endettementet aux effets de levier financier doit sefaire avec précaution, de façon tem-poraire, compte tenu de la conjonc-ture macro-économique,et sans jamaisperdre de vue qu’un effet de levierfinancier peut s’inverser. Les perspec-tives en matière de taux d’intérêt etde revenus sont ici essentielles.Un desindicateurs de référence peut être la «prime de risque » sur les actifs de mar-ché (Bourse, immobilier), car sacontraction signale en réalité une ten-dance au retournement de l’effet delevier, la rentabilité attendue du pla-cement baissant par rapport au coûtdes emprunts.Par exemple,je dirai quece n’est pas le bon moment pour ache-ter des sociétés civiles de placementimmobilier (SCPI) à crédit, malgré la

déductibilité des intérêts d’empruntdes revenus fonciers (levier fiscal).Méfiance aussi d’ailleurs envers lesleviers fiscaux et les avantages fiscaux,qui dirigent l’épargnant vers des mar-chés ou des produits qui deviennentrapidement chers, car « boostés » pré-cisément par les avantages fiscaux. Etplus un marché est cher, plus la cor-rection en baisse est probable.Aucunarbre ne monte au ciel, ni en Bourse,ni sur le marché immobilier. À cetégard, la tendance des gouvernementsà des défiscalisations pro-cycliques,c’est-à-dire qui aggravent le cycle, estassez redoutable. Elle est porteuse derisque. Notons, par exemple, que lesSCPI « fiscales », réactivées dans lesdernières années, ont connu des joursmeilleurs… Leur collecte et leur capi-talisation se sont effondrées et leursperformances,il est vrai difficiles à cal-

culer, sont soigneusement passées soussilence. Par ailleurs, leurs parts sont« illiquides », leur revente prématuréeentraînant un redressement fiscal.Celaillustre parfaitement mon propos.

• En deuxième lieu, il faut bienentendu gérer le risque de marché,notamment sur les portefeuilles, et,ici, le recours à divers produits déri-vés peut être conseillé.Ces techniquessont d’ailleurs en voie d’extension aumarché immobilier en France et lesmarchés de dérivés immobiliers sontappelés à se développer rapidement.Ces techniques de couverture sontefficaces au niveau individuel, mais ilfaut bien comprendre qu’elles ne fontpas disparaître le risque, elles secontentent de le transférer sur d’autresagents.Cela revient à dire qu’elles ali-mentent probablement le risque sys-

77D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Graphique n° 10 : Prime de risque sur l’immobilier : l’exemple de l’Espagne

Graphique n° 11 : Prime de risque sur les actions, 1995-2006

PRIX DE L’IMMOBILIER ET PRIME DE RISQUE

PRIME DE RISQUE DU MARCHÉ ACTION EN EUROPE

Sources : Banco de España, Ine, Calculs INSEE

Source : Associés en Finance

variations trimestrielles et part des prix d’actif en %

moyenne

Page 35: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierLe patrimoine au risque des marchés ou...

témique, et l’instabilité possible dusystème.Ce type de paradoxe a d’ailleurs étéillustré récemment, dans un domaineun peu différent : les banques améri-caines qui ont sorti les créances immo-bilières douteuses de leur bilan en lestitrisant n’ont fait que reporter lerisque sur les real estate investment trusts(REIT’s) et sur les marchés de capi-taux. Dans tous les cas, il demeurenécessaire de bien évaluer les risques,donc d’anticiper, et de limiter sesappétits de rentabilité, ce qui n’a pasété le cas lors de la crise récente.L’exis-

tence de marchés d’assurance ne doitpas conduire à prendre des risquesnon calculés et déraisonnables.

• En troisième lieu, prévoir les mar-chés et anticiper le risque.Il faut donc fondamentalement anti-ciper et se donner les moyens de pré-voir, dans une certaine mesure, lesretournements majeurs des marchés,partant du principe que les marchésretournent toujours à leur valeur fon-damentale ou d’équilibre, même s’ilss’en écartent fréquemment, lors desbulles spéculatives par exemple. Sur

un horizon patrimonial long, peuimporte le style de gestion d’actifs oude portefeuille, si l’on entre sur unmarché qui n’est pas surévalué : onsera toujours largement gagnant, tantqu’il y a une croissance économiquemondiale. Inversement, il sera diffi-cile, quelle que soit la gestion, de rat-traper, même à long terme, les effetsd’un krach violent si l’on a acheté auplus haut de la bulle. Ici, les diversindicateurs d’évaluation des marchésboursiers et immobiliers, les primesde risque, mais aussi les instrumentsde prévision des taux d’intérêt, doi-vent être utilisés pour choisir la fenêtred’entrée sur un marché et pour arbi-trer entre les marchés (v. graphiquesnos 10 et 11).

• Enfin, bien entendu, il faut diver-sifier le patrimoine. À cet égard, il estpatent aujourd’hui qu’une diversifi-cation entre l’immobilier et la Bourseest indispensable. Le cycle immobi-lier est environ deux fois plus longque le cycle boursier,ce qui implique,sauf coïncidence, que la corrélationest faible (parfois négative) entre laBourse et l’immobilier. La diversifi-cation est donc très productive entermes de lissage de la rentabilité etde réduction du risque. En pratique,les nouveaux véhicules de type« organisme de placement collectifen immobilier (OPCI) diversifiéactions » devraient, à long terme, semontrer supérieurs aux autres (v.gra-phique n° 12). C’est ce qui ressortclairement des simulations de perfor-mance réalisées par l’Institut del’épargne immobilière et foncière(IEIF) sur vingt ans. On peut aussiajouter à un portefeuille d’actions etd’obligations de l’immobilier-papiercoté (les sociétés d’investissementimmobilier cotées – SIIC ; v. gra-hique n° 13) ou non coté (les SCPI).Les études prouvent que ces véhi-cules sont très corrélés au marché del’immobilier physique et beaucoupmoins au marché boursier, ce quiaméliore notablement la performancedu portefeuille global.

78 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Graphique n° 12 : Simulation de performances de différents types d’OPCI

Graphique n° 13 : Les effets simulés sur la rentabilité

et le risque de la diversification financier-immobilier

Source : D.Amalou et É. Pierre, Place de l’immobilier-papier dans un portefeuille d’actions,Mémoire de IIIe cycle, Master professionnel de sciences de gestion, spécialité « Marchés fi-nanciers », Université de Clermont I, juill. 2007.

Page 36: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

LE CONSEIL PATRIMONIAL

Au niveau des portefeuilles, la diver-sification doit être à la fois sectorielleet géographique. La diversification laplus efficace aujourd’hui en pays déve-loppés est la diversification sectorielle,car les indices sont par ailleurs trèscorrélés ; au niveau mondial, les paysémergents au sens large (Asie,Europecentrale et de l’Est,Amérique latine)ou au sens étroit du « carré magique »des pays BRIC (Brésil, Russie, Inde,Chine) fournissent une opportunitéde diversification indispensable à longterme.De nombreux instruments, dont lesplus connus sont les trackers, permet-tent aujourd’hui une diversification

sectorielle ou géographique aisée etpeu coûteuse.À court terme,compte tenu du niveaude risque ambiant (crises immobi-lières et bancaires, chute du dollar,bulle pétrolière, possibilité de réces-sion, etc.), on augmentera la part deliquidités et d’obligations, en évitantles supports en dollar.

En conclusion, il faut comprendreque ces mesures de protection indi-viduelle des patrimoines, si elles sontindispensables, ne suffisent pas à éra-diquer le risque global macro-éco-nomique et, notamment, le risqued’une déflation générale. C’est évi-

demment aux autorités politiques etmonétaires qu’il appartient de stabi-liser le système et, pour cela, il faudrale réformer dans plusieurs directions :réglementation prudentielle accrue,meilleure transparence exigée desacteurs « opaques », comme les hedgefunds, nouvelle politique monétairequi trouve un équilibre entre lesrisques de déflation et les dangers del’inflation patrimoniale, coordinationdes politiques fiscale, budgétaire etmonétaire, réforme des politiqueseuropéennes de stabilisation et, peut-être, de la Banque centrale… C’estun chantier immense et c’est un autredébat. ■

79D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Page 37: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

Dossier

Assureurs-vie : hier,

Animateur de La Centrale de

Services Financiers, Pierre Grün

livre ici, après 38 ans de carrière

dans le monde de l’assurance,

ses réflexions sur les adaptations

successives des assureurs-vie

aux évolutions de l’économie et

de la société.

I – L’ASSURANCE-VIE : UN RÔLE ÉCONOMIQUE MAJEUR

A – « L’assurance-vie, c’est du vol ! »

En 1978, lors d’un débat à l’Assem-blée nationale, le jeune député Lau-rent Fabius, qualifiait l’assurance-viede « diabolique machine à spolier léga-lement les épargnants », tandis que lesmécanismes des contrats étaient jugés« pernicieux » par le rapporteur de lacommission des finances,dont le pré-sident concluait qu’il « convient quecessent ces pratiques ».Depuis la loi du 13 juillet 1930 (1),l’assurance-vie n’avait guère évolué.Très technique,complexe,elle est uneassurance de simple protection contreles conséquences de la survenanced’un risque,justement perçue commeun très mauvais placement : « L’as-surance-vie, c’est du vol ! ».

Les épargnants sont pourtant très sol-licités en période d’inflation. Ils sontmême courtisés avec des offrandes fis-cales,car plus les avantages offerts serontincitatifs, plus grande sera la massemonétaire retirée du circuit de laconsommation,et mieux l’industrie del’assurance remplira son rôle de cata-lyseur d’épargne à long terme pour,enretour, apporter la manne de l’épargnecollectée à l’État, en but au placementde ses émissions obligataires.Ce n’est toutefois pas le législateurqui a donné ses lettres de noblesse àl’assurance-vie pour lui permettre deretrouver grâce aux yeux des Fran-çais.Ce fut,à partir de la fin des années1970, l’exploitation de deux idéesconsuméristes,qui allait « révolution-ner » l’assurance-vie.

B - La naissance de l’épargne retraite

D’abord, l’idée, non dénuée de fon-dements marketing, mais reposant surde réels critères éthiques,est de regrou-per les épargnants futurs assurés dansune association à but non lucratif,puisde fabriquer le contrat d’assurance-vie de l’association, conçu par sesmembres,pour ses membres,et de pro-poser à une compagnie d’assurance delui en confier la gestion en contrepar-tie d’une rémunération forfaitaire pourprix de ses garanties et services.Les pouvoirs conférés à l’associationfont contrepoids à ceux de l’assureur :la transparence des contrats d’assu-rance-vie… vient de voir le jour.Ensuite, au plan commercial, l’idéeest d’aborder le marché en posant laproblématique des retraites par répar-tition, et en présentant ces nouveauxcontrats d’assurance-vie comme descontrats de retraite complémentairepar capitalisation.Les assureurs adoptent une nouvellestratégie de communication : l’assu-rance-vie devient « la retraite parcapitalisation », les provisions mathé-

matiques sont rebaptisées « l’épargneconstituée », le terme des contrats est« l’âge de départ en retraite », lesprestations au terme sont désormais« un capital retraite », « une retraitecomplémentaire ». L’épargne retraiteest née.Au commencement, il y avait l’infla-tion, « l’inflation galopante » : unaccroissement continu de la massemonétaire en circulation, sans rapportavec la création concomitante dedavantage de richesses.La monnaie s’en trouvait dévaloriséeet l’on assistait à une hausse généra-lisée des prix : le commerce essayaitainsi de compenser la perte de la qua-lité de la monnaie, par sa quantité.Illusion ! Car la monnaie fut déva-luée par rapport aux autres monnaies :son taux de change fut diminué pourenregistrer officiellement sa dépré-ciation antérieure.Une dévaluation est censée favoriserles exportations, mais ne provoquepas toujours nécessairement unerelance globale de l’économie car ilfaut, dans le même temps, engager lalutte contre l’inflation… pour éviterd’autres dévaluations ! Ce qui ne futpas toujours le cas…Pour lutter contre l’inflation, on metalors en place une politique de défla-tion : les pouvoirs publics entrepren-nent de réduire la quantité de monnaieen circulation par des mesures tellesque l’encadrement du crédit, les inci-tations fiscales à l’épargne ou encorela création d’excédents budgétaires.C’est ce que l’on appelle « la rigueur ».Le succès d’une politique de rigueurse manifeste dans l’atténuation,le freinage de l’inflation, c’est-à-direla désinflation… qui, hélas, engendremécaniquement une baisse de la consommation, donc un ralen-

Par Pierre Grün, co-fondateur d’Afer Promotion,Président fondateur du Gaipare,concepteur-fondateur du contratArgos et de la compagnie Argovie(Axa), créateur des contratsAIGfpp (AIG Vie France),Planetys (Foncier assurance) etPersonalys (Natixis Life France)

Notes

(1) L. 13 juill. 1930, relative au contrat d’as-surance, dite « loi Godart », JO 18 juill.

80 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Page 38: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

LE CONSEIL PATRIMONIAL

aujourd’hui, demaintissement économique et, donc, duchômage.

C – L’épargne successorale prend

le relais

Au cours de la seconde moitié desannées 80, la désinflation permit auxcontrats en francs de dégager des per-formances qui battirent jusqu’à cinqfois l’inflation, performances généra-trices de chiffres d’affaires que les com-pagnies d’assurance n’avaient sans doutejamais imaginé pouvoir atteindre.Le débat « répartition/capitalisation »(2) fut, sans doute de la volonté mêmedes politiques, mis au placard, et, à larecherche d’un nouveau vecteur decommunication, les assureurs mirenten évidence le cadre juridique et fis-cal privilégié de l’assurance en l’assi-milant à un véritable paradis fiscal :avantages fiscaux à la souscription,exo-nération de toute déclaration, taxationet imposition des revenus et plus-values,défiscalisation des prestations et, par-dessus tout, non-assujettissement auxdroits de succession de l’épargne consti-tuée transmise au(x) bénéficiaire(s)désigné(s) lors du décès de l’assuré.L’épargne successorale prend le relais.On constate alors que les effets de l’in-flation sont des effets pervers induits,des effets dont la manifestation estpost-inflationniste, et que, paradoxa-lement, on ne mesure pleinement…qu’une fois l’inflation jugulée !Car c’est alors qu’il faut réduire le chô-mage (autant que faire se peut d’ailleurstant il paraît devenir structurel), relan-cer la consommation,et d’une manièregénérale redresser l’économie… sanstoutefois qu’un recours aux mêmesméthodes produise à nouveau… demêmes effets inflationnistes ! C’est unexercice périlleux,d’autant,comme cefut le cas, que la politique déflation-niste ayant tellement bien fonc-tionné… il n’y a plus assez d’argenten circulation !

E - Mais où est donc l’assurance ?

Avec les multisupports,l’assureur s’ap-puie sur des gestionnaires financiersextérieurs, et n’a plus grand-chose àfaire, dès lors qu’il a également exter-nalisé son « back office » vers une« plate-forme ».Les contrats sont devenus de simplescontrats d’épargne, il faut bien le dire,sans véritable rapport avec les fonde-ments mêmes de l’assurance-vie.Cependant,bien que l’épargne finan-cière, dans le cadre de l’assurance-vie,soit devenue le placement préféré desFrançais, et malgré les qualités intrin-sèques des produits proposés, il estdifficile d’imaginer que l’attrait desmarchés puisse reléguer les avantagesfiscaux et juridiques de l’assurance-vie au rang de critères accessoires.Alors, on s’adresse de plus en plus àune clientèle dite « haut de gamme »à laquelle on propose une gestion spé-cifique, sous mandat ou dédiée, desservices particuliers « à frais zéro »,et, ici et là, en exploitant les failles duCode des assurances et du Code géné-ral des impôts, des contrats échappantà l’impôt de solidarité sur la fortune.« Le métier n’est plus ce qu’il était ! »,se plaignent les assureurs des tempsqu’ils jugent héroïques.La chute de la natalité et le déséqui-libre des régimes de retraite avaientfait leur fortune.La chute de la mortalité chez les per-sonnes âgées,qui accèdent désormais,mais de plus en plus souvent, dans ladépendance, à un quatrième,voire uncinquième âge, devrait, en ce débutde siècle, leur offrir l’opportunitéd’exercer à nouveau leur vrai métier,en introduisant dans les produits finan-ciers qu’ils commercialisent, desgaranties et protections adaptées aux

Comment, dans ces conditions, relan-cer l’ensemble des activités relatives àla production et à la consommation desrichesses, autrement dit l’économie ?On serait tenté de dire : « par l’infla-tion ».Ainsi, comme bien souvent parle passé, le cycle recommencerait…Et pourtant, il est impératif et urgent,pour éviter la récession, de réinjecterdes liquidités dans les circuits écono-miques :c’est ce que l’on appelle uneopération de « reflation »,qui se doitd’être parfaitement maîtrisée etcontrôlée afin d’éviter tout déra-page… inflationniste.

D - L’assurance-vie devient l’épargne

financière

Or, les années 1990 furent des annéesde croissance :une politique de refla-tion fondée sur la baisse considérabledes taux favorise la consommation.Ce n’est alors plus vers l’État (qui doitréduire sa dette), et ses emprunts (dontles émissions se raréfient),que l’épargnedoit être orientée (l’État voit ses res-sources augmenter grâce à la crois-sance),mais vers les entreprises,qui sontcréatrices d’emplois et de richesses.Et pour réorienter l’épargne vers cetinvestissement productif,il faut mettreun coup d’arrêt à la thésaurisation :les avantages fiscaux et successorauxde l’assurance-vie sont alors large-ment entamés, voire supprimés pourcertains.Les assureurs vont désormais non seu-lement se montrer beaucoup plus dis-crets à propos desdits avantages,toujours et encore particulièrementattrayants, qui rendent l’herbe de leurpré carré plus verte que celle du voi-sin, mais, avec les multisupports, ilsvont conférer à l’assurance-vie uncaractère d’investissement productif,poursuivant ainsi leur rôle d’acteurséconomiques majeurs dans notre pays.L’épargne financière devient le pla-cement préféré des Français.

81D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Notes

(2) V. ci-dessous, II, B, Le « capitalismesocial ».

Page 39: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierAssureurs-vie : hier, aujourd’hui, demain

besoins nouveaux des personnes âgéesdépendantes.L’assurance-vie pourrait maintenantêtre appelée à jouer également un rôlesocial majeur.

II – L’ASSURANCE-VIE : VERSUN RÔLE SOCIAL

A – Les personnes âgées dépendantes

N’est-il pas paradoxal de constater queles progrès de la recherche médicaleet scientifique,qui,en ce début de XXIe

siècle, offrent à l’homme la perspec-tive d’une vie centenaire, contribuentégalement,et par voie de conséquence,à déséquilibrer l’ensemble de nos sys-tèmes de protection sociale ?Si le « déclin démographique » estun facteur de dégradation des régimesde retraite et, d’une manière géné-rale, des systèmes de protectionsociale, parfaitement identifié dansnos sociétés occidentales contempo-raines, il n’en va pas de même avec ladépendance des personnes âgées.En effet, si l’on constate aisément leseffets et les conséquences du « grandvieillissement » chez et sur les indivi-dus, on n’a pas encore pris vraimentla mesure de ses conséquences et deses effets,tant sur la collectivité,et doncsur la société, que sur l’entourageimmédiat des personnes très âgées.C’est l’ensemble de nos équilibressociaux collectifs qui est en péril. Lesrépercussions possibles d’une telleévolution sur les conditions de vie etla vie même des individus sont encoretrès mal appréhendées.Qui n’est pas toutefois conscient dela gravité du problème qui nous estposé ? Qui n’est pas convaincu del’urgence qu’il y a à lui apporter unesolution adaptée et durable ?La chute de la natalité chez les per-sonnes en âge de se reproduire et lachute de la mortalité chez les per-sonnes du troisième âge ont provo-qué un véritable bouleversementdémographique.Ce bouleversement démographiquea entraîné une modification dans la

structure de la famille, ébranlant ainsile socle de notre société.Notre société est donc nécessairementappelée elle aussi à subir, si elle ne saitpas l’organiser, une profonde transfor-mation, d’où naîtra une autre société.Mais,que sera cette société vers laquellenous allons inexorablement ?...Le vieillissement pose le douloureuxproblème de la gestion au quotidiende la personne âgée qui devient moinsalerte,plus fragile et peu à peu dépen-dante.L’équation « vieux = dépendant » n’estheureusement pas systématiquementexacte ;en revanche,l’hypothèse « trèsvieux = très souvent dépendant » estfréquemment vérifiée : souffrant depathologies invalidantes lourdes ou dedéficiences neurologiques (notammentla maladie d’Alzheimer), la personnetrès âgée se trouve dans l’incapacité d’ac-complir seule les actes élémentaires dela vie quotidienne,et doit avoir recoursà l’assistance d’une tierce personne pourse déplacer, se laver, s’habiller, s’alimen-ter, comme pour effectuer les simplestâches domestiques. Ces incapacitésphysiques ou mentales,qui résultent del’avancement en âge, rendent progres-sivement les personnes très âgées tota-lement dépendantes.En 1999, le rapport « Guinchard-Kunstler » chiffrait le nombre de per-sonnes âgées de plus de 65 anssouffrant de dépendance lourde à700 000, dont 270 000 hébergées enétablissements hospitaliers pour per-sonnes âgées dépendantes (EHPAD),et 430 000 vivant à domicile (3).10 % des personnes âgées de plus de75 ans sont aujourd’hui dépendantes ;35 % des personnes âgées de plus de85 ans sont aujourd’hui dépendantes ;90 % des personnes âgées de plus de95 ans sont aujourd’hui dépendantes.Dans dix ans, le nombre des personnesâgées dépendantes dépassera le chiffrevertigineux de 2 millions d’individusen France, sachant que :- les personnes âgées de plus de 65 ansseront 13 millions ;- les personnes âgées de plus de 75 ansseront 6 millions ;

- les personnes âgées de plus de 85 ansseront 2,1 millions.D’ici là, notre capacité d’accueil despersonnes âgées dépendantes devrapratiquement être multipliée par dix,car 60 % seulement des « lits » offertspar les maisons de retraite (environ450 000) sont des lits médicalisés,équipés pour la dépendance.Autantdire que les places seront chères.On peut également affirmer que cha-cun d’entre nous peut, un jour, êtreconfronté à la dépendance : la siennepropre, comme celle de l’un ou deplusieurs de ses proches, puisque dansune famille, aujourd’hui, le nombredes ascendants est presque plus élevéque celui des enfants !La croissance des besoins des personnesâgées devenues dépendantes a fait res-surgir l’obligation alimentaire, lien dedroit régi par les articles 205 et sui-vants du Code civil, en vertu desquelsune personne, le débiteur, est tenueenvers une autre, le créancier, à ver-ser une somme d’argent ou à accom-plir certaines prestations, commel’hébergement et l’entretien de la per-sonne nécessiteuse en la demeure deson débiteur d’aliments.Les enjeux patrimoniaux sont consi-dérables en regard de la dépendanceet devraient constituer un nouveauchamp d’investigation pour les assu-reurs alors même qu’il est questiond’ajouter une cinquième branche àl’arbre de la Sécurité sociale,la branche« Dépendance ».

B - Le « capitalisme social »

Lorsque l’on parle de « révolution »,on fait le plus souvent allusion à unchangement d’origine populaire, aussibrusque que violent, conduisant à unetransformation radicale de la structuresociale ou politique d’un pays. Dan-ton et Robespierre, Lénine et Trotski,

Notes

(3) P. Guinchard-Kunstler,Vieillir en France –Enjeux et besoins d’une nouvelle orientationde la politique en direction des personnesâgées en perte d’autonomie : rapport à mon-sieur le Premier ministre, Doc. fr., 1999.

82 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Page 40: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

Mao Tsé Toung,Castro...voilà les nomsles plus fréquemment associés à celuide « révolution ».On pourrait y ajou-ter jusqu’à ceux de Jésus, Moïse ouMahomet, ou encore ceux de Dub-cek, de Lech Walesa, et pourquoi pasde Daniel Cohn-Bendit !Mais a-t-on jamais entendu pronon-cer celui de Charles Wilson, le patronde la General Motors,la première entre-prise industrielle aux États-Unis ?Et pourtant, Charles Wilson fut le plusinattendu des révolutionnaires,celui dela révolution silencieuse, de l’UnknownRevolution, selon le titre de l’ouvragepublié en 1976 par Peter Drucker, le« pape » du management américain.En avril 1950,pour faire face aux dif-ficultés de la General Motors dont lecarnet de commandes s’était beau-coup aminci au lendemain de laguerre, et afin d’alléger les charges del’entreprise pour assurer sa pérennité,Wilson proposa à ses employés de leurpayer une partie des salaires en actionsde la société et de placer les titres dis-tribués dans un fonds de retraite pourla création et la gestion duquel il sol-licita le puissant Syndicat des tra-vailleurs de l’automobile (UAW).Bien que la proposition de Wilson trou-vât un écho très favorable parmi lessalariés,le syndicat,d’abord,hésita.Mal-gré une revendication populaire gran-dissante, sa préférence allait vers uneSécurité sociale d’État.Wilson ne vou-lait-il pas privatiser les retraites ou toutsimplement émousser la combativitésociale des travailleurs en les faisantainsi investir, innovation majeure, dansl’économie américaine, c’est-à-diredans le système de libre entreprise ?Mais l’offre était tentante d’autant plusque le syndicat participerait à la ges-tion du fonds et, à ce titre, entrerait auconseil d’administration de l’entreprise.En octobre 1950, le fonds de retraitede la General Motors vit donc le jour.Très vite, un nombre considérabled’entreprises adoptèrent le même sys-tème : en 1951, on comptait déjà8 000 fonds, il y en avait 50 000 en1955 et aujourd’hui plus de 100 000.Les effectifs globaux de ces fonds dou-

blèrent tous les sept ans, leurs actifsgérés tous les cinq ans !En 1974, la loi fédérale, loi « Erisa »(Employee Retirement Income SecurityAct), vint codifier les règles de fonc-tionnement en fixant :- que les fonds doivent être gérés indé-pendamment des entreprises qui yadhèrent, soit par des spécialistes àplein temps, soit par des banques, soitpar des compagnies d’assurance ;- qu’un fonds ne peut détenir plus de5 % du capital social d’une mêmeentreprise ;- qu’un fonds ne peut investir plus de10 % de son actif dans une mêmeentreprise.Ce qui n’était à l’origine qu’une sagemesure sociale, comportant un vaguerelent de paternalisme, devint unerévolution économique, voire poli-tique.Le mouvement créé était désor-mais irréversible.Aujourd’hui, les fonds de pensionaméricains gèrent plus de 11 000 mil-liards de dollars investis en actions surl’ensemble des marchés financiersmondiaux.Ils détiennent près de 50 %du capital de l’ensemble des entre-prises cotées sur les diverses placesfinancières des États-Unis, ce qui estlargement suffisant pour... leur enassurer le contrôle !La « mondialisation », que l’on a ici,comme ça,tout d’un coup découverteavec étonnement il y a une douzained’années,est née il y a plus d’un demi-siècle, en octobre 1950, avec le fondsde pension de la General Motors.Paradoxalement, ceux qui chez nousvilipendent la mondialisation au nomdu protectionnisme, de la défense desdroits acquis et de l’intérêt national,sont les mêmes que ceux qui,aux États-Unis, lui ont donné force et vigueur,au nom du protectionnisme, de ladéfense des droits acquis et de l’inté-rêt national : chefs d’entreprises endifficulté, syndicats et salariés inquietspour leur avenir. Avec toutefois unedifférence notoire :ici,qui parle « d’in-térêt national » dit « on ne touche àrien » ; là-bas, qui parle « d’intérêtnational » dit « on passe à l’action ».

Immobilisme conservateur contredynamisme expansionniste.Et pourtant, si « socialisme » veutdire « propriété des moyens de pro-duction par les travailleurs »,les États-Unis sont paradoxalement le seul paysréellement socialiste au mondepuisque, par l’intermédiaire de leursfonds de pension, plus de 120 mil-lions de travailleurs américains, aux-quels viennent s’ajouter les retraités,possèdent la moitié des capitauxpropres des entreprises de leur pays !Ainsi les travailleurs américains, par lebiais de leurs fonds de pension,qui agis-sent comme « l’investisseur », possè-dent-ils une part plus grande del’économie de leur pays que celle queSalvador Allende se proposait de placeren possession de l’État pour faire du Chili un pays socialiste, que celleque Castro a nationalisée à Cuba, plusimportante même que celle que la Hon-grie ou la Pologne avaient étatisée.Peut-on alors parler de « socialismedes caisses de retraite » ou de « capi-talisme social » ?Les fonds de pension contribuent trèslargement au dynamisme des marchésactions, sur lesquels ils représentent unesource de capitaux à long terme essen-tielle pour les entreprises. Ce sont desactionnaires exigeants qui vont jusqu’àparticiper aux conseils d’administrationdes entreprises dans lesquelles ils ontinvesti. Ils demandent et reçoivent ainsiune information financière détaillée etde première qualité qui entre pour beau-coup dans leur stratégie de gestion.Sous couvert de leurs fonds de pen-sion, les travailleurs américains sontles seuls vrais « capitalistes », les réels« possesseurs » qui contrôlent et diri-gent pour leur propre bénéfice lesmoyens de production : les revenusde l’activité reviennent au fonds trans-formant ainsi les profits de l’entrepriseen retraites. Là-bas, outre-Atlantique,les travailleurs sont devenus, à la fois,les fournisseurs de capitaux, donc lespropriétaires légitimes, et les premiersbénéficiaires des profits des entre-prises : ils sont la puissance régulatricedu marché.

83D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

LE CONSEIL PATRIMONIAL

Page 41: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

DossierAssureurs-vie : hier, aujourd’hui, demain

L’objectif « impossible », « inconce-vable », « révolutionnaire », de voir lepatronat abandonner aux travailleurs lecontrôle des entreprises est en passed’être atteint sans que personne ne s’ensoit aperçu ! À terme,cette situation nesera pas sans poser la question du pou-voir dans l’entreprise et,au regard mêmed’une société radicalement transformée,la question du pouvoir tout court !D’autres pays ont avancé dans la mêmedirection. Par exemple, dans l’ex-You-goslavie, les travailleurs contrôlaientl’entreprise... mais demeuraient étran-gers à la formation, à l’origine et à l’al-location du capital, qui relevait d’unstrict monopole d’État : les profits revenaient à l’État et non au fonds.À l’image des États-Unis, le Canada,la Grande-Bretagne, l’Australie et l’Ir-lande ont établi leurs fonds de pensionsous forme de « fiducies ».Les « admi-nistrateurs fiduciaires », gestionnairesde fonds,sont souvent des assureurs quigèrent,ou même détiennent et gèrent,les fonds de pension pour le compteet au profit de leurs adhérents.En Allemagne et au Japon, les entre-prises procèdent le plus souvent à laconstitution de réserves comptablesdites « réserves de pension », inscritesà leur bilan.Aux Pays-Bas, au Portu-gal, en Suisse et en Belgique, les fondsde pension sont des personnes moralesspécifiques qui peuvent avoir le sta-tut d’associations, de fondations,comme de sociétés anonymes. AuChili, les fonds de pension représen-tent 40 % du PIB, avec 30 milliardsde dollars d’actifs gérés par des socié-tés de droit privé,à but lucratif (« admi-nistradoras de fondos de pensiones »), quise livrent une concurrence acharnéepuisque les travailleurs ont le librechoix de leur fonds de pension.Quant à la France et à l’Italie, elles for-ment les deux seuls pays de l’OCDEdont les régimes de retraite reposentuniquement sur la technique dite de« répartition ».Ce qui explique l’étroi-tesse du marché financier de la place deParis, dont la capitalisation boursière de l’ensemble des sociétés cotées nereprésentait en 1996 qu’un peu plus

de 47 milliards de dollars contre, parexemple, 142 milliards de dollars àLondres.On comprend mieux alors la volontédu gouvernement que manifesta leministre de l’Économie, Jean Arthuis,en déclarant le 11 juillet 1996, lors desRencontres financières internatio-nales Paris-Europlace : « La créationde l’épargne retraite en France permettrale développement du placement en actions.Les sociétés d’épargne retraite seront ame-nées à privilégier ce type de placement qui,sur une longue période, a une rentabilitésupérieure à celle des produits de taux ».Les hommes politiques résistant à toutsauf à la tentation,l’occasion leur paruttrop belle de faire d’une pierre deuxcoups : apporter à la Bourse l’oxy-gène qui lui manque, mais, en mêmetemps, et surtout, « donner dans lesocial » avec la création de retraitespar épargne. On s’empressa alors defaire voter une loi relative à « l’épargneretraite », également censée générerun afflux de capitaux nouveaux, etoffrir ainsi aux entreprises les fondspropres dont elles ont grand besoinpour les substituer aux émissions obli-gataires qui grèvent leurs trésoreriesde manière durable.La Bourse comp-tait donc beaucoup sur les fonds depension dont l’éclosion était considé-rée comme une question de survie.Seulement voilà,avec un seul et mêmeinstrument, l’épargne, vouloir couriraprès deux objectifs, « l’épargneretraite » et le désenclavement de laplace financière de Paris, on risquaitfort de n’en atteindre aucun. Il man-quait un instrument essentiel :les fondscommuns de placement spécifique-ment dédiés au « capitalisme social envue de la retraite par épargne ».La montagne accoucha donc d’unesouris, le PERCO, qui rejoint la listepitoyable des PEP et autre DSK, plustard allongée encore par les usines àgaz que sont les PERP.Cet échec étaitprévisible,car on pouvait en effet dou-ter du développement harmonieuxd’un système d’épargne retraite « à lafrançaise », ne serait-ce qu’à considé-rer l’échec de la loi « Madelin », avec

moins de 200 000 affiliés et à peine2 milliards d’épargne collectée (4).En premier lieu, il fallait mieux appré-hender l’environnement économique :des entreprises endettées qui doivent semoderniser, exporter, produire plus etauxquelles il est demandé d’embau-cher... alors même que leur compétiti-vité passe par une sérieuse réduction descoûts salariaux ! Où seraient-elles alléestrouver l’argent nécessaire à créer, enleur sein, au niveau de la branche d’ac-tivité dont elles relèvent, ou encore auniveau interprofessionnel, des « plansde retraite » emportant pour elles l’obli-gation de cotiser avec leurs employés ?Bien sûr, certaines entreprises en ontles moyens. Et c’est là qu’il fallait, endeuxième lieu, mieux appréhenderl’environnement social : les « plans deretraite » ont un caractère facultatif,pour ceux qui veulent. Ne devrait-onplutôt dire pour ceux qui... peuvent !Imaginons,dans une même zone indus-trielle, les employés de la société Xdevant se contenter de regarder ceuxde la société Y exhiber leur « plan deretraite » ! Tous les salariés sont pour-tant logés à la même enseigne face audéséquilibre des régimes de retraite.Enoutre, les salariés et les retraités du sec-teur industriel et commercial privécontribuent déjà plus que les autres àla solidarité nationale en la matière,depuis que la compensation interré-gimes a été instituée par la loi de 1974.Enfin, en troisième lieu, au travers du« produit », les « plans de retraite »,dont bien des aspects vont s’avérerbloquants pour les intéressés, il fallaitmieux appréhender les besoins réelset les aspirations des intéressés. Lescotisations viennent en déduction desrevenus imposables alors que la grandemajorité des salariés ne se situent pasdans des tranches d’imposition tellesque cette défiscalisation soit de natureà provoquer l’enthousiasme.

Notes

(4) PERCO : plan épargne pour la retraitecollective ; PEP : plan d’épargne populaire ;PERP : plan d’épargne retraite populaire.M. Domique Strauss-Kahn (DSK) est à l’ini-tiative de la mesure.

84 D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

Page 42: Le démembrement de propriété : 20 ans d’évolution · L’actualité de l’abus de droit ou comment cerner la frontière entre abus de droit et optimisation fiscale par Pierre

En contrepartie, à la sortie, la rentesera fiscalisée, alors que les efforts desactifs consistent justement à arriver àl’âge de la retraite, déchargés de tousengagements financiers ! Et puis, entoute logique, n’est-il pas préférablede payer l’impôt,si impôt il y a,lorsquel’on est actif et que l’on dispose de laplénitude de ses revenus, d’autant quepersonne ne peut dire ce que serontles tranches d’imposition dans dix,quinze, vingt ou trente ans ? Pour-quoi dans ces conditions se constituerune rente différée imposable dont laperception risque de surcroît de fairebasculer son bénéficiaire dans unetranche d’imposition supérieure ?Pourquoi également priver les épar-gnants du libre choix entre un capi-tal ou une rente ? Quid des capitauxconstitutifs des rentes en cas de décès ?Tout cela semble bien arranger lesassureurs qui se sont frotté les mainsà l’idée de cette manne de « béné-fices techniques et de mortalité » !Quant aux règles de gestion propre-ment dites des « plans de retraite »qui fixent à 65 % au minimum lesinvestissements en obligations, ellesne laissent par définition que 35 %pour les actions.C’est dire si l’on est loin de ce vasteactionnariat populaire, de cette « syn-dicalisation de l’épargne populaire »dont a rêvé le marché financier de Paris.Le rêve américain s’est transformé encauchemar français… et ce sont les fondsaméricains qui ont profité de l’aubainedu vide créé en débarquant au PalaisBrongniart, car depuis déjà plusieursdécennies ils s’étaient ouverts à une stra-tégie internationale, divisant du mêmecoup les risques en investissant sur l’en-semble des places financières mondiales.Sait-on par exemple que ces fondsdétiennent environ la moitié de lacapitalisation boursière française,comme d’ailleurs de la plupart de cellesdes autres places mondiales ? Ne nousétonnons pas,avec une Bourse presquetotalement « opéable », de voir,aujourd’hui, et plus encore demain,nos entreprises contrôlées par des« étrangers », certes amis, mais qui,

pour satisfaire leurs intérêts propres,n’hésiteront pas à venir, en toute légi-timité, ramasser chez nous les profitsde la légendaire créativité française !Ce dont, au passage, les travailleursfrançais sont privés ! Merci aux syn-dicats, dits « représentatifs », bienqu’ils ne regroupent qu’un peu moinsde 4 % de la population active !Puisque, sur le long terme, nos retrai-tes, et plus généralement nos revenus,dépendent très largement de la bonnesanté de notre économie et des résul-tats de nos entreprises, à la mondiali-sation de l’économie, il faut associerla mondialisation de nos investisse-ments et de notre gestion financière.Mais nos hommes politiques n’ontsans doute pas eu le courage d’enreconnaître l’évidente nécessité, pri-sonniers qu’ils furent d’une visionquelque peu hexagonale de l’avenir !C’est ainsi que le bon sens eût com-mandé, d’abord, une réforme en pro-fondeur de notre protection sociale etdes régimes de retraite en particulier.Fût-ce de manière autoritaire pourfaire sauter prébendes et corporatismes.Unifier plus de 70 caisses cadres, uni-fier les quelque 700 caisses qui com-posent les régimes des non-cadres,unifier les régimes délabrés des tra-vailleurs non-salariés, retoucher l’as-siette des cotisations, revoir lesconditions d’attribution gratuite depoints et introduire un peu plus derigueur dans la gestion, voilà du belouvrage qui aurait permis de réaliserde très substantielles économiesd’échelle, de consolider et de péren-niser notre système de retraite.Ensuite,sur ces bases sainement refon-dées, mettre en œuvre le grand chan-tier du capitalisme social en vue dela retraite par épargne.Voilà bien des ambitions pour unpeuple en vérité très conservateur et,si l’on en croit ce qu’en son temps leprésident Jacques Chirac déclarait surTF1, le 12 décembre 1996, « davan-tage préoccupé par son profit immédiat, àcourt terme, que par la société qu’il légueraaux générations futures, ou par son propreavenir sur le long terme ».

Il est vrai,comme l’a relevé La Roche-foucauld, que « la plus grande ambitionn’en a pas la moindre apparence lorsqu’ellese rencontre dans une impossibilité absolued’arriver où elle aspire »,car tant que nosmentalités n’auront pas évolué, tantque nous pratiquerons un dialoguesocial stérile, entravé par les réflexesprotectionnistes et les archaïsmes desyndicats politisés qui se réfèrent à une idéologie surannée, tant que des« patrons » au comportement scanda-leux jetteront le discrédit sur l’entre-prise, tant que la réussite ne sera pasconsidérée comme collective et asso-ciée à l’effort et au travail de chacun,nous nous enfermerons dans la pra-tique de politiques totalement irréa-listes dans le contexte mondial.

Quel défi passionnant à relever pourles jeunes générations ! Je n’étaisguère plus âgé que la plupart de ceuxqui aujourd’hui quittent la faculté deClermont avec leur Master en ges-tion de patrimoine, lorsque, aux côtésde Gérard Athias,je me suis lancé dansl’aventure de l’Afer, puis, seul, danscelle du Gaipare. Je n’avais que 33 anslorsque, sous nos photos respectives,Valeurs Actuelles titrait : « Ils ont révo-lutionné le monde de l’assurance ».Ne me dites pas qu’il n’y a plus rienà inventer, car après Gaipare, il y eutArgos, puis AIGfpp, puis encore Pla-netys,et enfin,depuis… quinze jours,Privatys !Je veux croire que celles et ceux quise destinent à la gestion de patrimoinesauront aujourd’hui, plus que jamais,porter un regard nouveau et encoreplus ambitieux sur l’assurance, surl’épargne, et proposer des solutionspour la couverture du risque dedépendance comme pour l’instaura-tion d’un capitalisme social. Ils insuf-fleront ainsi cet élan enthousiaste quenotre époque appelle pour le mondede la finance, et dans lequel les assu-reurs vie, grâce à leur savoir et à leurexpertise, se doivent de jouer un rôledésormais socio-économique majeur,pour une nouvelle société plus libre,plus égale, plus fraternelle. ■

85D R O I T & PAT R I M O I N E ■ N°167 - FÉVRIER 2008

LE CONSEIL PATRIMONIAL