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Faits de langue et société, 5, 2020 : pp.66-79 https://revues.imist.ma/index.php?journal=FLS 66 LE FUTUR EST-IL UN TEMPS OU UN MODE ? Is the future a tense or a mood? Par /By Mohamed Labiade Résumé Le futur est-il un temps ou un mode ? Les différentes réalisations du futur et un examen rapide du problème notionnel entre mode, modalité et modalisation nous autorisent à affirmer son aspect modal. Dès lors, il n’est plus question de créer un troisième repère. Le futur est sur le même pied d’égalité que l’imparfait : il relève de l’imaginaire et appartient au repère fictif. La piété augustinienne et la systémique guillaumienne nous permettent de montrer la fonction primordiale du présent. L’arabe réduit le futur à un seul morphème pour sortir de la sténonomie du présent. Le futur traité comme un temps passé est preuve du temps spatialisé. Mots-clés : Temps, mode, modalités, modalisation, futur. Abstract Is the future a time or a mood? The different uses of the future and a quick examination of the notional problem between mood, modality and modalization allow us to assert its modal aspect. Therefore, there is no question of creating a third marker. The future is on the same footing as the imperfect: it belongs to the imaginary and belongs to the fictitious landmark. Augustinian piety and guillaumeian systemalism allow us to show the primordial function of the present. Arabic reduces the future to a single morpheme to get out of tight space of the present. The future treated as a past time is evidence of spatialized time. Keywords: Time, mood, modality, modalization, future

LE FUTUR EST-IL UN TEMPS OU UN MODE ? Is the future a

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Faits de langue et société, n° 5, 2020 : pp.66-79

https://revues.imist.ma/index.php?journal=FLS 66

LE FUTUR EST-IL UN TEMPS OU UN MODE ?

Is the future a tense or a mood?

Par /By

Mohamed Labiade

Résumé

Le futur est-il un temps ou un mode ? Les différentes réalisations du futur

et un examen rapide du problème notionnel entre mode, modalité et

modalisation nous autorisent à affirmer son aspect modal. Dès lors, il n’est

plus question de créer un troisième repère. Le futur est sur le même pied

d’égalité que l’imparfait : il relève de l’imaginaire et appartient au repère

fictif. La piété augustinienne et la systémique guillaumienne nous permettent

de montrer la fonction primordiale du présent. L’arabe réduit le futur à un

seul morphème pour sortir de la sténonomie du présent. Le futur traité comme

un temps passé est preuve du temps spatialisé.

Mots-clés : Temps, mode, modalités, modalisation, futur.

Abstract

Is the future a time or a mood? The different uses of the future and a quick

examination of the notional problem between mood, modality and

modalization allow us to assert its modal aspect. Therefore, there is no

question of creating a third marker. The future is on the same footing as the

imperfect: it belongs to the imaginary and belongs to the fictitious landmark.

Augustinian piety and guillaumeian systemalism allow us to show the

primordial function of the present. Arabic reduces the future to a single

morpheme to get out of tight space of the present. The future treated as a past

time is evidence of spatialized time.

Keywords: Time, mood, modality, modalization, future

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Le futur est-il un temps ou un mode ? Selon la grammaire traditionnelle le

futur appartient nettement au mode de l’impératif et marque indubitablement

un temps à venir. Le locuteur envisage l’avènement proche ou lointain d’un

événement inéluctable. La schématisation tripartite d’un système temporel

subdivisé en passé, présent et futur sur un axe rectiligne orienté du passé vers

l'avenir semble donc être plus réaliste et plus naturelle. Toutefois elle

représente une conception simpliste qui répond plutôt à une exigence

didactique très réductrice qu’à une approche rigoureusement scientifique.

Doit-on considérer le futur un mode ou un temps ? Quelles sont ses valeurs

temporelles et quelles sont ses fonctions modales ? Peut-on démêler les unes

des autres ? La distinction mode /modalité est- elle toujours pertinente ?

Aurions-nous le droit de postuler l’existence d’un troisième repère et rétablir

ainsi, conformément à la vision traditionnelle, la conception tripartite du

temps ?

Les occurrences du futur marquent plus un usage modal que des emplois

strictement temporels même dans des énoncés isolés. C’est pourquoi la

distinction entre mode et modalité doit-être revue à la lumière d’une

conception plus objective et plus large du système temporel. Nous nous

demanderons s’il ne fallait pas récupérer le futur avec l’imparfait et le

conditionnel, deux autres cas de figure similaires, dans la catégorie d’un mode

spécifique. Le futur pourrait bien être considéré parmi les temps du repère

fictif malgré le fait qu’il soit classé parmi les temps du discours.

Temps ou mode ? La distinction entre temps du récit et temps du discours concerne

essentiellement le texte littéraire que relève du code écrit. Le code oral

n’utilise le système temporel propre au récit que dans des discours didactiques

ou pédantesques ! Les paradigmes de conjugaison s’organisent, d’ailleurs

comme pour toute la matière discursive, autour du sujet énonçant. Leur tri

s’effectue principalement selon le code entamé, écrit ou oral. En revanche les

modes représentent la manière dont le procès exprimé par le verbe est conçu

et présenté. Selon les modes conjugués ou les modes nominaux, dits encore

personnels et impersonnels, l'action peut être mise en doute, affirmée comme

réelle, éventuelle, contingente, accidentelle ou hypothétique, nécessaire

calculée ou imprévue etc.

D’un point de vue morphologique (ayant la phrase comme unité supérieure

et non l’énoncé actualisé dans un discours), les catégories du mode, du temps,

de l’aspect avec celle de la personne et du nombre et occasionnellement celle

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du genre sont inhérentes au verbe. Les catégories TAM1 posent énormément

de problèmes dès qu’on sort d’une approche strictement morphologique. Les

définitions de chaque catégorie deviennent ambivalentes et les frontières

poreuses et extensibles. Pour reprendre Le Bon Usage2, M. Grevisse note que

les catégories TAM caractérisent spécifiquement la classe verbale. Le verbe

se caractérise par sa conjugaison. Il prend des marques de mode, de temps, de

personne et de nombre. Les auxiliaires qui accompagnent parfois le verbe

marquent le temps, l'aspect et/ou la voix. Mais ces trois notions : le mode, le

temps et l’aspect, particulièrement liées à la forme verbale, ne sont pas si

nettement distinguées lors d’un acte discursif ou d’une quelconque

prédication. Soit l’événement suivant :

Je viendrai.

Selon que cet exemple est pris en tant que phrase virtuelle ou énoncé

actualisé, le degré de son accord au réel est différent. Ce n’est pas un énoncé

strictement constatif descriptif ni une phrase explicitement modalisée ou

ouvertement performative. La frontière entre constatif et performatif dépend

bien d’autres facteurs que de la phrase réduite à ces deux morphèmes. La

modalité n’affecte pas uniquement la forme verbale mais l’énoncé entier tel

qu’il est produit au cours d’une énonciation particulière. Le locuteur d’un tel

énoncé envisage-t-il le procès sans l’ombre d’aucune indécision ou avec

quelques ombres de doute ? Il aura beau se représenter le futur comme un fait

réellement envisageable, il ne pourra proférer une telle affirmation sans une

certaine nuance de certitude ou de doute. Son assertion n’est point exempte

de quelques particules de sa perception subjective ou de son jugement

personnel. Pour A. Orlandini et P. Poccetti, le contexte permettra de scruter

ses traces. Le futur est alors appréhendé et interprété soit comme

“intensifieur” soit comme “atténuateur” de certitude :

« Mais en synchronie, le futur peut aussi se nuancer de connotations illocutoires : il est

un intensifieur de la certitude, mais il peut être aussi un atténuateur. Ce n'est que

l'approche pragmatique qui peut mettre à jour les différentes facettes de ce TAM

polyfonctionnel ; d'où̀ l'importance fondamentale de l'examen des textes, pour décider de

l'interprétation à chaque fois la plus adéquate pour les contextes examinés »3. (Anna

Orlandini- Paolo Poccetti, 2016, p.22.)

Même hors contexte, le degré zéro est impossible et la neutralité supposée

est inaccessible voire chimérique. Le locuteur en question juge la situation

suffisamment claire (ou ambiguë) pour ne pas ajouter un autre morphème qui

1 Nous préférons l’abréviation dans l’ordre croissant ATM : aspect, temps, mode. 2 GREVISSE MAURICE ET GOOSSE ANDRÉ, 2014, Le Bon usage, Duculot-Louvain, 767, p. 979. 3 ORLANDINI ANNA - POCCETTI PAOLO, Le futur dans les langues anciennes : temps, aspect,

Modalité ? De Lingua Latina, revue de linguistique latine du Centre Alfred Ernout [En

ligne], 12 | 2016, mis en ligne Juillet 2016. URL : http://www.paris-

sorbonne.fr/rubrique2315, 1-26.

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enrichirait l’information transmise. Il est évident que par la simple

conjugaison du verbe au futur de l’indicatif, l’énoncé charrie implicitement

une certaine attitude de l’instance énonçante. La modalité est donc

consubstantielle à tout expression du temps puisque inhérente à tout acte de

prédication. Le sujet parlant accomplit un acte et lui imprime son point de

vue. De ce fait, le dictum, conçu comme un produit absolument virtuel vidé

de toute empreinte du sujet parlant ne représente qu’un postulat de départ. Il

est nécessaire d’en extraire le modus inhérent qui l’affecte, le domine et le

détermine. Une rection qui subsiste selon Coquet tant au niveau de la langue

qu’au niveau de la parole « mais que l’on situe l’analyse des modalités sur le

plan de l’invariant (la langue) ou sur celui des variables (la parole), le fait

demeure : l’énoncé est à deux niveaux et l’un, le modal, régit

l’autre »4. (Coquet, 1997, p149).

C’est pourquoi l’utilisation stricte et exclusive des morphèmes de

conjugaison ne garantit, dans un énoncé actualisé en un discours quelconque,

même dans celui d’un grammairien, aucune neutralité. En revanche le recours

à un autre morphème grammatical ou lexical -comme dans les exemples

suivants- permet d’exprimer explicitement ou emphatiquement la nuance que

le sujet désire communiquer à son interlocuteur.

Je viendrai

~ demain/ ~ dans un instant / ~ certainement / ~ peut-être /~

probablement.

Il est possible/ Il est douteux / Il est souhaitable que je vienne.

Il est certain/il est probable /il est impossible / que je viendrai"

Je doute que tu puisses venir. Je ne doute pas que tu viendras.

Je souhaite que tu viennes. J’espère que tu viendras….

Il n'est pas certain qu'il vienne.

Je ne crois pas/ Je ne dis pas qu'il soit venu.

Crois-tu qu'il soit venu ? Est-il certain qu'il vienne ?

Certes, la syntaxe de la phrase impose le mode ou le temps appropriés sans

qu’on ait besoin de demander l’avis du locuteur. Néanmoins c’est lui qui

opère les choix de telle ou telle formulation selon la nuance qu’il cherche à

exprimer. D’après le corpus ci-dessus, on déduit que la contrainte interne à la

langue, en l’occurrence la langue française, à laquelle est soumis le locuteur

francophone, lui impose un changement modal palliatif au subjonctif ou au

conditionnel pour exprimer les différentes nuances du seul futur : (Négation

4 COQUET JEAN-CLAUDE, 1997, La quête du sens, le langage en question, Paris, Presses

universitaires de France, coll. Formes sémiotiques.

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+doute ou Certitude + négation) + une action envisagée dans le futur par

l’intermédiaire du subjonctif ou du conditionnel.

Force donc est de constater que les différentes occurrences du futur

tiennent plus à des fonctions modales qu’aux seules valeurs temporelles. Tout

contenu propositionnel subit une double prédication, immanente et

transcendante5.

La frontière entre mode et temps n'est pas toujours clairement établie (et

encore moins celle de l’aspect) dans les grammaires ni reconnue par les

grammairiens modernes. Plusieurs temps grammaticaux ont aussi des valeurs

modales ; c'est le cas du conditionnel, bien sûr, mais aussi du futur et de

l'imparfait de l'indicatif. Pourtant on hésite d’affirmer leur nature modale :

« le fait que le conditionnel ait des valeurs modales n'est donc pas une raison

suffisante pour en faire un mode puisque, à ce compte, le futur et l'imparfait

devraient eux aussi être des modes »6. Le futur, le conditionnel et l’imparfait relèvent bel et bien du repère fictif

et sont toujours décalés soit rétrospectivement soit prospectivement par

rapport au repère de l’énonciation T0. Il est donc : « indispensable de

distinguer les deux « temps» possibles, car le temps dénoté et le temps

grammatical ne coïncident pas nécessairement. Une même époque peut être

indiquée par des temps verbaux différents et, inversement, un même temps

verbal peut situer le procès dans des époques différentes. Ainsi, l’imparfait de

l'indicatif peut situer le procès dans n'importe laquelle des trois époques (…)

les appellations des temps du verbe ne correspondent pas forcément aux

temps de la réalité dénotée. Un Futur peut servir à évoquer la situation

présente ou même passée »7. (Martin Riegel, Jean-Christophe Pellat, René Rioul,

1994).

La contamination modale du futur par le subjonctif s’étend donc au

conditionnel et à l’imparfait et est attestée par les similitudes morphologiques.

Ce sont des modes qui sont étroitement liés et gardent même des traces

résiduelles au cours de leur évolution simultanée. En français, le conditionnel

est formé à partir de la marque du futur suivie de la marque de l'imparfait :

(-r-) + (-ais, -ais, -ait, -ions, -iez et -aient.) /ʁ+ɛ/. /ʁ+jɔ̃/. /ʁ+je/.

5 COQUET JEAN-CLAUDE, 1997, La quête du sens, le langage en question, Paris, Presses

universitaires de France, coll. Formes sémiotiques. 6 http://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp?id=4136 Date de la dernière actualisation de

la BDL : consulté le 30 octobre 2018. 7 RIEGEL MARTIN,PELLAT JEAN-V, RIOUL RENÉ, 1994, Grammaire méthodique du français,

Coll: Quadrige.

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Outre qu’il réunit à la fois les déclinaisons du futur et de l’imparfait, il

complète le futur ou le remplace dans le repère décalé par rapport au moment

de l’énonciation, exprimant la conséquence d’une condition : Futur = si +

imparfait + conditionnel,

- Si j’étais vous, je ne le ferais point.

ou une action futur située dans le passé !

- Ils découvriront par la suite que cela ne s’était pas déroulé comme ils

l’avaient prévu.

Ces similitudes morphologiques sont remarquées aussi pour le futur et le

conditionnel en anglais : wil l/would, shall/should, et les différentes

constructions avec la condition “if”. Les différents emplois du conditionnel

au lieu du futur constituent donc une raison suffisante qui à notre avis justifie

que Bescherelle reconnaisse un « mode » conditionnel hors des paradigmes

de l’indicatif quoique d’autres grammairiens persistent à le considérer parmi

les temps-tiroirs du mode indicatif. Comme « le futur catégorique » ou «

thétiques », le conditionnel est susceptible de décrire une action qui n'a pas

encore eu lieu. C’est un « futur hypothétique » précise G. Guillaume 8 .

(1929/1970. P.54.)

Modalités et Temporalité Les valeurs modales du futur primeraient-elles alors sur ses valeurs

temporelles ?

D’une part les marques inhérentes au verbe qui correspondent aux trois

traits définitoires à savoir : l’aspect, le temps et le mode (ATM) s’intriquent

entre eux et d’autre part les désignations mode, modalité et modalisation

renvoient chaque fois à des opérations différentes qui se réalisent à des

niveaux très variés. En l’absence d’une correspondance parfaite ou d’une

conception cohérente, ces désignations permettent des passerelles entres les

différentes notions sans pour autant recouvrir parfaitement les mêmes

nuances. La signification s’enrichit à chaque fois de nouvelles subtilités, se

complexifie et s’amplifie comme une boule de neige. Sans prétendre cerner

tous ces concepts et afin d’éviter le désordre d’une ambivalence insolvable,

nous tenons à retenir rapidement quelques traits distinctifs propre à chaque

catégorie.

La catégorie du temps exprime une chronologie externe et restitue « le

temps expliqué9», passé, présent ou futur. Il permet la localisation d’un

événement E relativement à un repère, To qui est le moment de l’énonciation.

8 GUILLAUME GUSTAVE, 1929/1970, Temps et verbe, Paris : Champion. 9 GUILLAUME GUSTAVE, Langage et science du langage, Nizet, 1964.

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Traditionnellement, le temps verbal comprend trois subdivisions exclusives

qui renvoient spécifiquement et respectivement à trois espaces nettement

séparés. Cependant des époques transitoires comme celles du passé récent, du

présent continu et du futur proche, construites à l’aide de verbes auxiliaires

ou semi- auxiliaires « être en train de », « aller + verbe » ou « venir

de+verbe » expriment plus l’aspect que le temps. Par l’intermédiaire de ces

expressions, le système temporel du français restitue le continuum temporel

et parvient à pallier aux insuffisances de l’indicatif.

La catégorie de l’aspect intervient ainsi pour moduler la chronologie

interne. Elle présente l’évènement de l’intérieur et décrit le procès dans son

déroulement. C’est « le temps impliqué10 » qui caractérise la façon dont est

perçu un procès E, indépendamment de sa localisation dans le temps. Selon

l’état décrit il est soit inchoatif ingressif, progressif, terminatif perfectif,

duratif ou parfois itératif…

Qu’il s’agisse d’une localisation interne ou externe, la modalité est

inhérente à l’expression de la temporalité. En grammaire traditionnelle les

modes, personnels ou impersonnels, sont réduits à ne remplir qu’une fonction

grammaticale et sont nettement séparés : l'indicatif, l'impératif, le subjonctif

et le conditionnel, puis l’infinitif et le participe. Cependant même quand ils

sont entraînés par des accords obligatoires ou lorsqu’ils s'accordent entre eux,

ils expriment toujours les différents points de vue à partir desquels se

considère le déroulement du procès, et affirment plus au moins ce qu’ils

expriment…En revanche la modalité renvoie d’abord au statut de la phrase :

forme assertive, interrogative ou injonctive. Malgré la plasticité due à ses

glissements terminologiques et sémantiques si fréquents et si ambivalents

qu’il subit à chaque utilisation, le terme de mode ou de modalité désigne

invariablement l’ensemble des faits linguistiques traduisant l'attitude du sujet

parlant par rapport à ce qu'il énonce ou à son énonciation. La modalité est

donc l'expression de l'attitude du locuteur par rapport au contenu

propositionnel énoncé et la manière dont il l’énonce. Dans ce sens le futur

exprime essentiellement un mode ou régit une modalité. À cet égard

l’ensemble des nuances véhiculées par la forme du verbe au futur ou ses

formes palliatives illustrées par notre minuscule corpus sont significatives

puisqu’elles modifient profondément le regard porté par le sujet sur les faits

qu’il rapporte : certitude, probabilité, possibilité, impossibilité incertitude,

croyance et sa négation, contingence, certitude …

10 Ibid.

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Outre le problème épineux que pose la difficulté d’établir une distinction

nette et définitive entre mode, temps et aspect…le concept de modalité

renferme donc l’idée récurrente de point de vue restituée à partir de l’énoncé

formulé par une instance particulière. La modalisation est l’impression de

marques implicites ou explicites, appliquées spontanément ou

intentionnellement par un sujet parlant à son énoncé qui en porte les

empreintes. Ces marques relèvent aussi bien de l’énoncé que de l’énonciation.

L’utilisation de ce terme recouvre donc des domaines bien plus larges et qui

dépassent le verbe pour affecter toutes les parties du discours. Toute assertion

renferme forcément un marqueur de l'attitude du locuteur : le contenu

propositionnel posé présuppose sa présence même implicite. Tout énoncé est

nécessairement modalisé. La modalité « n'est jamais absente de la phrase, elle

en est l'âme; sans elle, l'énonciation ne correspondrait qu'à des représentations

virtuelles de l'esprit, sans contact avec la réalité »11. (Bally, 1942. p.11). En

revanche ses indices sont immanents, soit inscrits de manière latente, soit de

manière patente.

Certes la notion de modalité, comme une nébuleuse diffuse, englobe

d’autres faits de langue difficiles à classifier, mais la temporalité demeure la

partie la plus importante. L’idée de temporalité est omniprésente et prégnante.

C’est pourquoi la simple expression du futur doit être replacée dans son

contexte énonciatif et ramenée aux instances d’énonciation pour que sa valeur

devienne explicite. Partant, la représentation du temps linguistique sur un axe

temporel triparti dans un sens constant et unidirectionnel n’est plus de mise.

Le passé par son évocation rétrospective, le présent par son évanescence

irréversible et le futur construit en projection dans des mondes possibles

acquièrent d’autres valeurs et requièrent une autre organisation.

Des modes et des temps : prééminence du Présent En effet, depuis l’appareil formel de l’énonciation mise en lumière par

Benveniste, la nouvelle division bipartite en temps du récit et temps de

discours s’impose de plus en plus, e. Selon Co. Vet, citant Elements of

Symbolic Logic de Reichenbach, « il faut admettre dans le système temporel

(de l'anglais),outre le moment de la parole, un point référentiel R, qui peut

être antérieur, simultané ou postérieur au moment de la parole S. L'endroit où

se trouve la situation dont il est question dans la phrase est indiqué par le

symbole E, qui peut se trouver dans une relation d’antériorité, de simultanéité

11 BALLY C. « Syntaxe de la modalité explicite », in Cahiers de Ferdinand de Saussure

publiés par la Société Genevoise de Linguistique, 2, 1942, Librairie Droz 11, rue Massot,

Genève 1967.

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ou de postériorité par rapport au point référentiel R »12 . (Vet Co, 1981.

pp.110-111).

Qu’elle soit en anglais ou en français, la conception tripartite d’un système

subdivisé en passé, présent et futur se révèle alors obsolète. Cette

représentation géométrique faussée ne restitue pas les opérations

psycholinguistiques qui président à la formulation d’un acte de parole. La

représentation en deux repères, fondamental et dérivé, représente une

évolution conceptuelle.

Hormis le présent du discours qui est partagé, le temps est une perception

mentale subjective modalisé par le sujet parlant. De ce fait, le temps objectif,

le temps physique, le temps psychologique et le temps linguistique sont

définis de manières très différentes. Cependant les repérages spatio-temporels

dans un discours quelconque ne sont possibles qu’après avoir fixé une source,

un sujet foyer des opérations modales, centre d’ancrage autour duquel

s’organise l’univers linguistique et logico-sémantique. Pour un locuteur, il

n’est de temps que le présent.

G. Guillaume fonde une nouvelle conception du système temporel du

français quand il redéfinit le présent dans le mode indicatif perçu comme un

processus vertical en progression irréversible. « Le système des temps dans le

mode indicatif est constitué par un présent vertical que traverse, en se

développant à droite et à gauche, la ligne représentative de l'infinitude du

temps »13. (GUILLAUME, 1947-1948, p.5).

Un système qui adopte la même perspective que celle de Saint Augustin

pour qui le présent s’avère un point constamment coulissant sur l’axe de

l'éternité. C’est un temps qui porte en lui-même la négation de son propre être

: « Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que si le temps est, c'est qu'il

tend à n'être plus. »14

12 CO. VET, La notion de « monde possible » et le système temporel et aspectuel du français.

In: Langages, 15ᵉ année, n°64, 1981. Le temps grammatical [logiques temporelles et analyse

linguistique] pp. 109-124; doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1981.1888

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1981_num_15_64_1888. Fichier pdf généré le

02/05/2018. 13 G GUSTAVE, Leçons de linguistique, publiées sous la direction de Patrick Duffley, 1947-

1948, Série B, Implicité et explicité en morphologie, Texte établi par Jacques Ouellet en

collaboration avec Guy Cornillac et Renée Tremblay, 22, Les Presses De L'université Laval

– Québec. 14 Saint Augustin, Les Confessions, livre XI, chap. XIV. Edition Garnier-Flammarion,

Traduction de Joseph Trabucco.

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Mais il est très important de savoir que vivre le futur ou vivre le passé ne

dépasse pas le présent. Saint Augustin réaffirme l’inétendue des deux temps

passé et futur. Considérés comme des étendues spatiales, on ne saurait

mesurer ce qui n’existe plus ou ce qui n’existe pas encore. Le passé et l'avenir

sont deux modes d’existence du présent. Ils n’ont aucune existence

indépendante. Ce sont deux modalités de rémanence qui subsiste ou qui se

régénère. Le langage offre une image du temps de deux manières différentes

pour un même processus : rendre l’absent présent. Le futur est appréhendé ou

désiré alors que le passé est regretté par nostalgie ou par dépit. La

distanciation ou l’identification à ce qu’on croit ou à ce qu’on se représente

s’effectue en fonction de l’attitude présente. Projection dans l’avenir ou

régression et introjection dans le passé mais toujours par introspection.

La représentation du système temporel proposée par G. Guillaume,

conforme à la conception augustinienne du temps, rend mieux compte de la

distribution des autres temps-tiroirs simples ou composés et réduit

considérablement la complexité de leurs valeurs modales, temporelles et

aspectuelles. Elle a l’avantage de rationaliser en les simplifiant les rapports

ATM. Le futur fonctionne alors plus en tant que mode que comme temps.

Dans le système temporel du français, un locuteur dispose d’un large éventail

de pardigmes de conjugaison pour pouvoir rendre compte des affinités de sens

qu’il désire exprimer ou transmettre à son partenaire. Or selon le principe de

l’économie démontré par A. Martinet15, toutes les langues ont tendance à la

simplification. À cet égard le cas de futur en arabe acquiert une valeur modale

plus que temporelle. Le locuteur arabophone ne dispose que du présent et du

passé. Le futur est exprimé par l’addition d’un morphème grammatical /sa/+

verbe au présent, ou d’autres morphèmes lexicaux /sawfa/+verbe au

présent…Le morphème de « décongestion » /sa/, dit de تنفيس حرف /tanfis/

(Allègement, soulagement, adoucissement : une sortie de crise vers

l’espérance)16 à une fonction désobstruante. Il introduit selon le cas l’espoir

ou le désespoir mais permet de sortir de l’exiguïté du présent. Le futur comme

le passé élargissent l'étroitesse ressentie au moment de la parole. Cette

exiguïté correspond à ce que G. Guillaume dénomme sténonomie du présent :

« le présent est universellement un être sténonome, c'est-à-dire un être dont

la loi est l'étroitesse »17 (GUILLAUME, 1947-1948, p.5).

15 MARTINET ANDRÉ, 1955, Économie des changements phonétiques, Berne, A. Francke. لسان العرب، محمد بن مكرم بن منظور الأفريقي المصري، دار النشر.1617 GUILLAUME GUSTAVE, Leçons de linguistique, publiées sous la direction de Patrick

Duffley, 1947-1948, Série B, Implicité et explicité en morphologie, Texte établi par Jacques

Ouellet en collaboration avec Guy Cornillac et Renée Tremblay, 22, Les Presses De

L'université Laval – Québec.

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L’éloignement du poète allant vers la tombe de sa fille s’effectue dans

l’espace et point dans le temps : La succession des lieux qu’il n’a pas la

possibilité de traverser d’un seul coup impose la succession dans le temps

présent (juste l’espace de traverser l’espace qui m’éloigne de toi maintenant.).

Son programme d’action est d’ordre spatial. Le futur permet alors une

représentation prospective expectative mais au présent du sujet investi du

savoir : « je sais 18». L’espace n’est pas essentiellement d’une nature visuelle.

Il peut n’être que mental. Le futur n’est donc qu’une affaire de mémoire. Un

travail de remémoration et non d’une vision concrète. L’aède aveugle qui

racontait l’Odyssée était clairvoyant. Le futur pour lui est une révélation

certaine qui se déroule devant ses yeux malgré la cécité. Ulysse, assis déguisé

devant Pénélope, qui l’attendait depuis vingt ans, parle de son retour accompli

au présent eu utilisant le temps futur. Sa femme ne pouvait réaliser que ce

futur s’exécute présentement devant ses yeux 19 . Le destin/ fatum prend

l’allure d’une prophétie annoncée au présent et dont la réalisation n’est

qu’une affaire d’espace et non du temps. C’est pourquoi dans le Texte Sacré

Youssouf / Joseph interprétant les rêves prémonitoires de ses compagnons de

prison et celui de Potiphar utilise le présent pour des événements futurs :

/yasqui:/ “verser (à boire)” après sa libération, un des deux compagnons

deviendra échanson de son maître. /tazra¿u :na/ “vous semez ” pour “vous

sèmerez durant sept ans” 20 . Par ailleurs le cas du futur de narration ou

historique constitue un autre exemple du futur à valeur prophétique ou

performative. C’est un futur post mortem qui se projette dans le passé par

introjection de l’instance énonçante.

Sans aucun doute un temps futur décrit l’avènement proche ou lointain de

l’événement. Il est soumis aux lois de l’instant, graine de l’avenir. Il n’en est

qu’une extension sous le mode de projection spatiale, une futurition ou une

illusion du futur. Le passé ou le futur n’ont d’existence que par rapport au

moment présent. Ainsi l’homme ne possède que son présent.

Quand on considère le temps d’un point de vue spatial, le futur devient un

passé qu’on a l’impression d’attendre. Un souvenir ou une réminiscence. Le

passé et le futur deviennent deux vecteurs constants du présent quoique leurs

directions opposées donnent l’illusion d’un accomplissement ou d’une

attente. Ce sont deux modalités ou deux manières pour rendre l’absent

18 HUGO VICTOR, extrait du recueil « Les Contemplations » (1856), Demain, dès l’aube…

« Vois-tu je sais que tu m’attends. /J’irais par la forêt, j’irais par la montagne » 19 HOMÈRE, l’Odyssée, chant XIX. 20 LE SAINT CORAN, sourate 12 : « Youssouf ». (Joseph) versets :41 et 47.

Faits de langue et société, n° 5, 2020 : pp.66-79

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présent. Au moment de la parole, le futur, comme le passé, est un mode du

présent. Un présent mental absent. De ce fait, il rejoint la personne absente de

Benveniste21 .

LABIADE MOHAMMED.

LABORATOIRE : L.L.C.

UNIVERSITÉ MOHAMED I ER. OUJDA, MAROC.

21 BENVENISTE, Emile, 1974, Problèmes de linguistique générale, 2. Paris : Gallimard.

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