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Le LSD et les années psychédeliques - Antonio Gnoli et Franco Volpi

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ETUDE

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  • Antonio Gnoli

    Franco Volpi

    Le LSDet

    les annes psychdliques

    Payot

  • Collection dirige par Lidia Breda

    Le LSD et les annes psychdliques

    Entretiens avec Albert HofmannTraduit de litalien par Ren de Ceccatty

    Retrouvez lensemble des parutions des ditions Payot & Rivages surwww.payot-rivages.fr

    Titre original :Il Dio degli acidi.

    Conversazioni con Albert Hofmann

    2003, RCS Libri S.p.A., Milan 2004, ditions Payot & Rivages

    pour la traduction franaise 2006, ditions Payot & Rivages

    pour ldition de poche106, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

    ISBN : 2-7436-1533-8ISSN : 1158-5609

  • Introduction

    Quand tout dbuta pour nous, Albert Hofmann avait lgerespectable de quatre-vingt-onze ans, une solide rputation de savanthumaniste et une histoire extraordinaire raconter.

    Ce que vous vous apprtez lire nest donc pas seulement le rcitde la manire dont on est parvenu la dcouverte du LSD. Et il ne sagitquen partie dun clairage sur une priode effervescente de notrehistoire en gros, les annes soixante o lacide lysergique supplantadautres substances, simposa comme une mode prdominante etaspira devenir lun des emblmes de la culture alternative.

    Ce que nous avions cur, ctait, de fait, de profiter dunesituation exceptionnelle, de la prsence et de la disponibilit dAlbertHofmann, pour tenter de dgager les caractristiques duneexprience, comme on le verra, unique en son genre. Et surtout depermettre que la raconte un homme qui fut dionysiaque sans tresubversif, littraire sans sombrer dans le romanesque, onirique sans laprtention dimposer une nime lecture de linconscient.

    On prtend que la rencontre entre des tres humains favoriseparfois la connaissance des choses quils portent en eux-mmes et queces dernires sont intressantes dans la mesure o quiconque en est ledpositaire est en mesure de les clairer. Ce qui nous intressait, centait pas la chose, mais la personne qui la possdait. De sorte quenotre intrt pour la drogue nest quoblique et indirect. Ce qui avanttout nous intriguait et nous attirait tait la personne dAlbert Hofmann,en mme temps que son monde culturel et symbolique, richedimplications tranges et insouponnables, que sa dcouverte avoques, avec les personnages quil a connus, ses convictions, et lavision du monde qui a mri en lui.

    De ce point de vue, il est clair que le prsent livre ne doit pas tre lucomme une sorte de bilan de laffrontement incontournable entre cequi est bien et ce qui est mal. Avec toutes les prcautions, les

  • attentions, les distinguos dissmins dans le texte, nous pensons quenimporte qui est aujourdhui en mesure den valuer personnellementles risques et les piges.

    Il serait donc restrictif, sinon dplac, de limiter le cas Hofmannentre les frontires morales du problme de la drogue . La ralit etlimaginaire que son nom voque sont beaucoup plus amples etrelvent dune autre catgorie.

    Des associations plus profondes et plus pertinentes apparaissentdj, si lon place le phnomne dans une perspective culturelle, enrappelant le sens sacr quil revtait au sein des grandes civilisationstraditionnelles. Ou mme si on le considre dans les termes o lesanctres de la mdecine occidentale le concevaient : Hippocrate etGalien. La drogue entendue comme substance qui vainc le corpsau lieu dtre vaincue par lui, cest--dire assimile et digre, et qui,administre en doses infimes, produit des transformations organiqueset psychiques spectaculaires.

    Nest-il pas surprenant quune combinaison insignifiante demolcules soit en mesure daltrer, une puissance incroyable, nosperceptions et nos sensations, notre imagination et notre crativit, aupoint de dilater la conscience que nous avons de nous-mmes ?

    Le nom dHofmann fait penser cela plutt qu la rigidesmantique du problme de socit et de jeunesse, que dsormaisrecouvre le concept de drogue . Pourtant, dans son cas, le problmeest mieux suggr par le terme de substances psychotropes ou hallucinognes : il focalise lattention sur ces aspects qui font de sadcouverte si puissante un canal pour explorer et connatre la psych,une occasion de transformation et de rgnration.

    cela sajoute un autre terme efficace pour clairer lensembleartistique, littraire et culturel li la dcouverte du LSD : le psychdlisme . Hofmann, qui appartient la gnration patriarcalede Jnger, en a t le prcurseur et le prparateur, plus que ledfenseur et le participant.

    En discutant de drogues , on est normalement enclin sattendre

  • tre entendu en dpit de ce que le sujet comporte dinterdit, detransgressif, de provocateur par rapport la raison et ses statuts, lasocit et ses rgles. Il ny a pas de doute que ces composantes nondpourvues dune certaine suggestion rhtorico-sentimentale ontaccompagn les rcits et les descriptions du phnomne et continuent le faire. La littrature concerne est suffisamment vaste. On pourrait,si on le voulait, reconstruire sa fortune, surtout partir de la secondemoiti du XIXe sicle.

    Il se produisit alors quelque chose dassez puissant pour retirer laraison ses repres les plus solides qui, jusqualors, paraissaientinvincibles. Ce fut surtout la littrature et la posie qui enregistrrentles effets dune telle crise, qui proposrent une nouvelle faon de sentir la ralit, de placer la drogue au centre de leur exprienceesthtique. Quil sagisse dopium, de haschich ou de quelque autresubstance exotique, limportant tait finalement de dcrire ce quiarrivait et dlever les effets au niveau dune faon nouvelle daborderla connaissance.

    Ce que lOccident devait par la suite faire des drogues , savoirquelque chose dinterdit et de consommable en mme temps, trouvaitainsi dans le modle littraire sa premire et fconde contradiction.

    Il peut sembler curieux, ou du moins singulier, quau moment ocertaines substances dilatent et enrichissent le rve culturel de certainsprotagonistes du XIXe sicle, elles gagnent aussi des zones socialesplaces exactement aux antipodes du salon littraire.

    lpoque de De Quincey et de Baudelaire, de vastes poches depopulation touches par le pauprisme et par lpuisement trouvrentdans la drogue, avant mme que dans le vin, un remde provisoire. Ilserait intressant de reconstruire cette petite histoire parallle, au fondmal connue, qui a accompagn surtout en Angleterre la rvolutionindustrielle. Un dionysisme de masse, tranger notre sensibilit, maisau demeurant capable de devancer son temps, soumit des strates nonngligeables de la population aux effets rveurs et analgsiques delopium et de ses drivs. Des prostitues, des voleurs, des ouvriers,des soldats et mme des enfants constiturent les catgories les plus

  • exposes ltourdissement. Une marginalit dvoye par les effetsinsidieux de lusage de stupfiants fut enveloppe par une excitation bon march. Une masse mouvante et composite, nocturne et violente,euphorise, dprime, criminalise reprsenta un substrat subversif,inquitant et par certains aspects peu perceptible.

    Il est toutefois indniable quau XIXe sicle les drogues doivent leurnotorit au fait davoir franchi le seuil sduisant de la littrature. Unemtamorphose radicale pige, bouleverse et renverse priorits etvaleurs. Parfois, il semble que le sommeil lemporte sur la veille, lafolie sur la raison, la nuit sur le jour, lexception sur la norme, lemonstrueux sur lordinaire. Un systme de coordonnes mentales,jusqualors considr comme stable et ferme, inverse ses signes,renonce ses prtentions de reprsentation. Une faon diffrente etobscure de sentir se propage alors, impliquant le rapport avec leschoses et les tres. Quil sagisse dun voyage initiatique qui a pourdessein de mettre lpreuve les vertus cognitives, potentielles etsecrtes, caches dans les profondeurs humaines, ou dun parcoursgrce auquel atteindre aux cimes insouponnes du plaisir, le monde,quoi quil en soit, semble suspendre toute lgislation. Les effets quune drogue produit quivalent, de ce fait, la pntration dun no mansland, dont les frontires et les caractristiques sont, en majorit,inconnues.

    La crainte quune drogue peut dchaner a ici son explicationnigmatique. Cest Jnger qui a exprim, mieux que quiconque, cesentiment de panique menaante quun voyage peut receler,comme dplaisante surprise : La peur, crit-il, nat de la perceptionde linquitant.

    Les descriptions rcurrentes que nos hros proposent, avant mmedtre une exprience littraire, sont la tentative rassurante de donnerune forme ce monde inconnu qui se dploie leurs yeux.

    Il est tout aussi vident que les effets des drogues ne sont pasdes grandeurs parfaitement mesurables. Elles oscillent et varient enqualit selon le type de substance, de doses, dquilibre et deprdisposition de ceux qui en prennent.

  • Les rsultats synesthsiques du LSD ne sont, en aucun cas,assimilables ceux par exemple de lopium, du haschich ou de lacocane. Quand Hofmann dcrit lusage du LSD, pris en compagnie deson ami Jnger, il na aucune intention ni didactique ni le moins dumonde comparable au rituel dun th pris cinq heures. Lattentionquil porte la forme la disposition dans laquelle on doit semettre pour prendre lacide suggre, plus quune prcaution, lebesoin de maintenir en veil son esprit, den conserver lnergie, denaugmenter la sensibilit.

    On ne peut savoir lavance si ce qui se produira durant le voyage virera cruellement ce quil y a de pire. Un clair dextaseou une consquence hostile peuvent jaillir dun mme geste. Lesentiment dune plnitude existentielle que lon prouve devant lalibration soudaine de forces profondes peut tre vacu par lhorreurdune scne qui, tout coup, se distord et nous menace. Le bien et lemal perdent de leur consistance ontologique, conservent tout au plusune forme archaque et menaante de raison en mutation.

    Une histoire des drogues par leur nature ambivalente, sacre etscientifique en mme temps compte parmi les choses les plusobscures et fuyantes qui se puissent raconter. Une fte mouvante natdes profondeurs : une lumire intrieure provient des choses, lescouleurs se ravivent, lespace tel quhabituellement nous lepercevons suspend et transmue sa gomtrie. La distance perd sonsens, de mme quest ngligeable la position du sujet. On est observdans une paradoxale ccit voyante. Les masques tombent. Le tempsannule ses repres. Un tat dexception, o les lois sont suspendues,engendre un pouvoir absolu quoique illusoire. O est le dbut et o estla fin de cette nigme qui se dit et se drobe en mme temps ?

    Toute forme de responsabilit, la plus tnue ft-elle, nat du besoinde conserver la nature mme des rapports sociaux. Il nest pas dit quela drogue reprsente une menace de dissolution de ces rapportsplus quelle ne produise leur extrme et illusoire transparence. Par-del le bien et le mal nindique pas ncessairement le libre arbitredun geste, lincitation un choix, limmoralit dune condition. Celapeut suggrer une faon de voir ce quil y a derrire dantiques tabous.

  • En craignant quune fois ces interdits conjurs, les civilisations aillent vau-leau, on risque de confondre causes et effets. Cest commedimaginer que la dcadence des murs du peuple romain aurait causleffondrement de lempire.

    Lattrait que la drogue peut exercer devrait tre du mme type quecelui que Kafka ressentait pour les compagnies dassurances : tenter dedemeurer ironiquement dans un autre monde, en dcrivant combienles choses qui lhabitent peuvent tre impalpables, puissantes etsurrelles. Cest pourquoi toute mtaphysique en relation avec leproblme de la drogue doit tre reconduite, avec quelquesprcautions, lide que tout est li tout. Nest-ce pas l la seule faondont le devenir porte imprim sur lui le caractre de ltre ?

    Comme on peut donc aisment le deviner, Le LSD nest pas un livresur la drogue. Ou plutt il nest pas simplement cela. Bien que nosentretiens avec Hofmann aient effectivement tourn autour de sadcouverte, en ralit ils se sont largis vers un horizon de questionsbeaucoup plus vastes et problmatiques. Il y a un arrire-fond quiimplique la faon dont lOccident a considr et vcu son instabilit etsa prcarit. Le rsultat est donc quelque chose de diffrent dun desinnombrables livres qui existent dj sur la drogue et des recherchesvaries sur les consquences quelle a eues pour notre socit et sur lafaon dont elle a compris sa culture.

    Quel que soit le jugement que le lecteur, la fin de cette petiteaventure, pourra se faire, il nen reste pas moins que, pour cet originalsavant suisse, chimiste de mtier, la dcouverte du LSD a signifi ledbut dun parcours qui la conduit du monde de la chimie une visioncontemplative de la nature, et par consquent la philosophie et uneforme toute personnelle de mtaphysique.

    Tout cela a t le point de dpart dune srie de questions et derflexions qui lont pouss sonder les profondeurs de lme, ychercher des correspondances avec lordre intrinsque de la matire etdes lments, mditer sur lhomme et sur sa position dans lunivers,au point darriver au seuil du religieux et du divin.

    Les conversations sont nes dune heureuse concidence. Dans nos

  • rencontres avec Ernst Jnger, rapportes dans le livre I prossimi titani(Adelphi, Milan, 1998), nous avions voqu de nombreusespersonnalits qui avaient t en contact avec lui. Albert Hofmanncomptait parmi elles. Il nous apparaissait, mme, parmi les plusintressants. Parmi ceux quil nous aurait plu de connatrepersonnellement. Jnger, en se remmorant ses liens anciens etrcents avec Hofmann, nous encouragea lui rendre visite. Nousallmes donc le retrouver Rittimatte, la maison solitaire o il habite,en pleine nature. Elle est situe la conjonction de trois frontires qui,en cet endroit, tendent, presque rituellement, se toucher : la suisse, lafranaise et, plus loigne, lallemande. Prpares par un change delettres, ces rencontres ont eu lieu sur deux jours : le 19 mars 1997 et le23 janvier 1999. Ce livre est la transcription des entretiensquHofmann a relus et approuvs.

    Antonio Gnoli - Franco Volpi

  • Premier entretien

    La vie, dit-on, dpend de combinaisons . Dans le cas dAlbertHofmann, le dcouvreur du LSD, cest doublement vrai. Unecombinaison chimique, laquelle il est parvenu par hasard en obtenantle fameux acide qui dilate la conscience , a marqu son existence.Elle la rendu clbre, elle la mis en rapport avec des personnalitsreprsentatives de notre temps et a provoqu un branlementtraumatisant dans les socits contemporaines, marquant de son sceaules dernires dcennies du XXe sicle.

    Nous allons le voir Rittimatte, la maison o il vit, entoure de boissur une hauteur, la frontire entre la Suisse et la France, non loin deBle. Il est venu notre rencontre, dans sa voiture, sur la routeprincipale et nous prcde sur le chemin qui serpente vers le sommet.Pour son ge il vient davoir quatre-vingt-onze ans , il conduit avecune dextrit et une rapidit qui seraient dj tonnantes chez un jeunehomme.

    Soudain, se dcoupe devant nous une architecture moderne,cache dans la verdure. Nous sommes arrivs , dit-il en indiquant lamaison. travers les fentres de la salle de sjour, o nous nousinstallons, la vue stend et se perd jusqu la plaine franaise. Lafrontire qui partage le Jura est marque par une majestueuse rangedarbres. Je me rappelle quune fois, je me suis promen avec Jngerjuste sur cette frontire. Cest drle, me fit remarquer Jnger, quenous soyons tous les deux ici, converser agrablement, lun avec lespieds en France et lautre en Suisse.

    Docteur Hofmann, nous reviendrons plus loin sur vos rapportsavec Jnger. Mais, pour linstant, nous aimerions savoir comment estn votre intrt pour la chimie

  • Ma famille navait pas la possibilit de me permettre de frquenterle lyce. Comme jtais lan des enfants, mes parents mont dit que jedevrais trouver au plus vite un emploi. Jai donc commenc commeapprenti dans un magasin. Peu aprs, cependant, grce une boursedtudes, jai pu entrer dans un lyce priv et passer le baccalauratclassique. Jtais jeune, curieux et attir par tout ce que je neconnaissais pas.

    Avec quelques prfrences ?Ce qui, en particulier, mintressait, tait un problme dont, par la

    suite, je devais dgager lenjeu philosophique : savoir ce qui se cachederrire le monde visible, dcouvrir de quoi est compose la ralitdans la richesse et la varit de ses aspects et de ses couleurs. Jai pensque ctait la chimie, plus que la philosophie ou les tudes classiques,qui tait le meilleur chemin pour trouver les rponses que je cherchais.Cest pourquoi, bien que le baccalaurat que javais obtenu metpermis de suivre des tudes de lettres, je me suis inscrit lUniversitde Zurich pour tudier la chimie.

    Quel souvenir gardez-vous de ces annes-l ?Le souvenir que peut en garder un monsieur maintenant trs g :

    nostalgique. Je me rappelle que jtais passionn non seulement par lestudes, mais aussi par le sport. Je pratiquais intensment lathltismelger et la boxe. Au cours de ces annes, jai fait galement mon servicemilitaire dans le Tessin et cest l que jai appris litalien. Monoccupation essentielle tait consacre aux tudes universitaires. Aprsun cursus normal, jai achev en 1929 une thse de doctorat sur lastructure chimique de la chitine, la substance dont sont composes lescoquilles descargot et la cuticule des crustacs et des autres animauxinfrieurs. Cest trange comme souvent on oublie limportance quont,dans lchelle de la vie, certaines formes animales loignes de nous.Cest le Pr Paul Karrer qui a prsent mon travail, lui qui devaitrecevoir en 1937 le prix Nobel, aux cts de W.N. Haworth. Juste

  • aprs mes tudes, toujours en 1929, jai t engag par la socitSandoz de Ble pour dvelopper des recherches dans le secteurchimico-pharmaceutique. Un emploi que jai conserv jusquen 1971,o jai pris ma retraite.

    Daprs ces premires rponses, vous apparaissez comme unhomme dordre, de mthode, on irait mme jusqu dire prvisible

    Vraiment, cest limage que je donne de moi ? a mamuse que vousle pensiez. Car limprvisible ne serait rien sil ny avait pas ce que nousappelons prvisible.

    Pardonnez cette digression, vous rappeliez que votre entre chezSandoz stait produite en 1929, cest--dire lanne de la grandecrise

    Bien sr, et mme en Suisse on ressentait un climat pesant. Unebonne partie de la population vivait dans des conditions de restrictionconomique. Toutefois lindustrie chimique ne fut pasparticulirement touche par ces difficults. Ce nest que plus tard,quand se dchana le second conflit mondial, quon eut des problmespour se procurer les matires premires. un certain moment, iciaussi, chez nous, en Suisse, la situation devint critique. On dut avoirrecours au rationnement alimentaire. Ce fut une priode trs difficile,et lon craignait que notre pays mme, tt ou tard, ne ft entran dansla guerre. Jtais constamment rappel pour des exercices militaires etdes manuvres : jalternais pour ainsi dire trois mois au travail et troismois larme.

    Que faisiez-vous sous les drapeaux ?En qualit de chimiste, jtais charg de lentranement anti-gaz,

    parce que, en labsence de conventions internationales, on craignaitune attaque surprise de ce type. La situation tait assez tendue, mais

  • finalement la Suisse est parvenue garder sa neutralit.

    Vous parliez de votre travail chez SandozAu dbut, jtais lassistant du Pr Arthur Stoll, fondateur et

    directeur du laboratoire pharmaceutique de la compagnie. Ma tchetait dtudier, du point de vue chimique, les plantes officinales quiavaient des effets cardio-actifs, comme la digitale (digitalis) et la scillemditerranenne (Scilla maritima). Ctaient des plantes aux vertusreconnues, utilises depuis lAntiquit, mais elles navaient pas encoret bien exploites en mdecine. Le problme qui se posait taitdisoler leurs principes chimiques actifs et de les amener leur tat depuret.

    Pendant combien de temps vous tes-vous consacr cesexpriences ?

    Environ deux ou trois ans, aprs lesquels je me mis tudier uneautre plante mdicinale, lergot de seigle (Secale cornutum). Il sagitdun champignon infrieur, appel Claviceps purpurea, qui pousse surles pis de seigle et sur dautres crales et herbes sauvages. Le Pr Stollavait dj isol, prcdemment, un alcalode de lergot, lergotamine,qui est employ en mdecine comme hmostatique et commesubstance contre la migraine. Mais, par la suite, il avait abandonncette voie.

    Pourquoi ?Elle ne semblait offrir aucune perspective. Puis, grce des

    dcouvertes ultrieures, on commena supposer quil y avait uneautre substance active dans lergot de seigle, qui avait en particulierdes effets directs sur lutrus : je demandai au Pr Stoll la permission depoursuivre ses recherches. Dj, le nom allemand de lergot de seigle, savoir Mutter-Korn, littralement grain de la mre , indique un lien

  • avec la fonction dengendrement. Dans lAntiquit et au Moyen ge, lessages-femmes employaient lergot de seigle pour acclrerlaccouchement. Ce quil nous importait de dcouvrir, ctait leprincipe actif qui possdait ces proprits utrotoniques. Au cours desannes trente, dans les laboratoires Sandoz, mais presque au mmemoment en Angleterre et en Amrique, on parvint isoler ce principeactif qui fut dnomm ergomtrine, ergobasine ou dsign par dautresnoms encore. Ma tche, dans ce cadre de recherches, fut de tenter desynthtiser chimiquement ce principe utrotonique.

    Et comment avez-vous procd ?Pendant les six premires annes, jai travaill en laboratoire avec

    le Dr Walter Kreiss et le Dr Erwin Wiedemann. Puis, partir de 1935,jai eu un laboratoire rien que pour moi. En partant de lacidelysergique le noyau commun tous les alcalodes de lergot de seigle,qui sont des substances alcalines, contenant de lazote, et reprsententle principe pharmacologique actif , jai russi produire par voiesynthtique lergobasine, autrement dit transformer tous lesnombreux autres alcalodes prsents dans lergot de seigle energobasine. Une modification chimique fut introduite sous le nom de mtergine en obsttrique, et cest encore aujourdhui lemdicament le plus souvent utilis contre les hmorragies post-partum.

    Cest par ce moyen-l que vous en tes venu dcouvrir le LSD ?Oui, parce que, une fois connu le procd pour extraire de la

    mtergine partir de lacide lysergique, jai t en mesure dexploiter lamme mthode pour produire dautres alcalodes artificiels de lacidelysergique. En vrit, mon espoir tait de trouver, de cette manire,une prparation qui aurait des effets cardiotoniques. cette poque,on utilisait dans ce but surtout de la coramine, qui est la dithylamidede lacide lysergique, pour voir si elle avait le mme effetcardiotonique. Le LSD est lacronyme allemand de cette substance

  • (Lysersure-Diathylamid). Mais jai chou.

    Vous avez t du ?Un savant ne doit pas prendre en compte lchec. Cela fait partie de

    la nature mme de lexprience. Mais au niveau personnel, la dceptionpeut tre gale, sinon suprieure, lexcitation qui accompagne larecherche quand on devine quon est sur le point datteindre une ciblenouvelle ou un tournant dterminant.

    Revenons au LSD. En quel sens lexprience choua-t-elle ?Exprimente sur des animaux, la substance ne produisit pas leffet

    pharmacologique espr. Ce nest que quelques annes plus tard, enavril 1943, que je produisis, de nouveau, du LSD pour en vrifierultrieurement lefficacit pharmacologique. Et au cours de ce travail,jentrai dans un trange tat de conscience. Je supposai quune telletransformation avait t cause par la substance en question, parceque probablement, par hasard, jen avais absorb des fragments. Pourvrifier cette hypothse, je fis sur moi-mme une exprience avec duLSD en en prenant une dose infime, un quart de milligramme.

    Et que sest-il produit ?Javais compltement sous-estim le pouvoir de cette nouvelle

    substance et ce fut une exprience dramatique, un indicible horrortrip. Je suis entr dans un tat psychique indescriptible. Je me suissenti tenaill par langoisse et incapable de men librer. Avec en plus lasensation dsorientante davoir compltement perdu la perception dutemps et de lespace. Jprouvais une sensation de vertige et de vide :jtais comme ravi et transport dans un autre monde et dans un autretemps. Sans pour autant perdre conscience.

  • a ne devait pas tre facile de contrler la situationJavais limpression dtre ddoubl. Je sentais mon corps comme

    mort et, en mme temps, javais le sentiment angoissant quun dmonstait empar de moi. Cest ainsi que jai dcouvert le LSD. Jaiimmdiatement compris que, par rapport aux substancespsychotropes alors connues, il sagissait de quelque chose dephnomnal, qui, mme pris en doses infinitsimales, produisait sur lepsychisme des effets dune intensit inimaginable. Ma premire pensea t que ce serait trs important pour la psychiatrie.

    Vous navez pas pens que le LSD pt aussi tre un stupfiant ?Absolument pas. Vous voyez, quand quelque chose de

    compltement nouveau et dimprvisible entre dans lhorizon humain,que peroit-on ? Si lon est un savant, on verra tout ce qui peutintresser son domaine de comptence et ses retombes immdiatesdans des secteurs proches. Au dbut, le LSD fut introduit uniquementcomme prparation exprimentale en psychiatrie et enpsychothrapie, surtout dans le dessein daider le travail danalyse,parce que, sous linfluence du LSD, on est stimul dans des proportionstrs intenses et tout notre appareil sensoriel et motionnel devientextrmement ractif.

    Vous voulez dire que, dans une certaine mesure, cest unesubstance en mesure dagir sur linconscient ?

    On pensait que, grce son usage, mme des contenus psychiquesoublis ou refouls seraient ramens avec une plus grande facilit lasurface de la conscience. Effectivement, on saperut rapidement quechez les patients pour lesquels lanalyse se rvlait difficile ou taitbloque, ladministration de LSD facilitait la r-mergence de contenuspsychiques refouls. Le LSD permettait, par son extraordinairepotentiel introspectif, dentrer plus aisment dans le monde intime dessensations et des expriences psychiques du patient. Cest pour cela,

  • entre autres raisons, que fut employ le mot psychdlique pourqualifier cette drogue. Ladjectif signifie, en effet, qui manifeste lapsych , qui dilate la conscience . Donc, partir de la fin desannes quarante jusquau dbut des annes soixante, le LSD fut utilisdans le monde entier en psychothrapie pour sa fonction psycholytique . Dans les revues scientifiques, fut publie unegrande quantit dtudes sur ses effets et ses applications possibles. Onen conclut notamment quil fonctionnait trs bien dans lanalyse de casnormaux, alors quil ntait pas adapt la cure de troublespsychotiques et ne ltait quen partie la thrapie des nvroses. Onessaya galement de voir sil pouvait tre administr dans ladsintoxication des alcooliques, comme puissant analgsique ou dansla thrapie palliative avec des cancreux en phase terminale.

    Sa dcouverte fut donc accueillie avec un grand intrt etrencontra un vaste cho

    Indubitablement, quoique dans des domaines inattendus et avecdes revers imprvus

    savoir ?Mme lOffice of Strategic Services des tats-Unis, la future CIA,

    montra un vif intrt pour ma dcouverte. Dj par le pass, ses agentsavaient fait usage de scopolamine, de mescaline et dautres substancespsychotropes dans le cadre dun programme de recherches destines cerner des moyens et des mthodes pour dcouvrir des lmentsphilocommunistes au sein des forces armes. Grce linitiative de sondirecteur, le Gnral Wild Bill Donovan, on cra un conseil secretqui devait organiser une exprimentation non conventionnelledagents de guerre . Cest cette occasion que la Division chimiquedonna naissance, en 1953, au Projet Mk-Ultra avec pour tchedtudier les effets du LSD et son ventuel emploi contre des lments anti-amricains .

  • Mais par quoi tait suscit cet intrt de la CIA ?Il tait connu que le LSD pouvait produire des tats psychotiques

    temporaires, cest pourquoi on tenta de comprendre mieux quellesaltrations mentales et comportementales il produisait, si et commentil tait possible den user comme dune arme inhibante non mortellecontre des ennemis et des adversaires. Au cours de ces annes, lasocit Sandoz produisit pour la CIA de grandes quantits de LSD et ilnous fut mme demand dinformer lorganisme amricain proposdventuels autres acquis significatifs qui nous auraient tcommands.

    Quels furent les rsultats obtenus ?Pratiquement aucun de ceux qui avaient t programms. On a fait

    de nombreuses exprimentations avec le LSD sur des soldats et descivils nord-amricains, sur des Cambodgiens et des Vietnamiens. LaCIA a diversifi ses recherches en impliquant des sections spcialisesde lArme et de la Marine, mais aussi des institutions comme la JosiahMacy Foundation et le Geschickter Fund for Medical Research, qui ontconfi des psychiatres et des psychothrapeutes ltude approfondiede la substance. Il y a eu aussi des accidents imprvus. Le plus grave seproduisit quand la Division chimique de la CIA invita lArmy ChemicalCorps, cest--dire son homologue dans lArme, une consultationscientifique au cours de laquelle les chimistes militaires furent ( leurinsu) soumis une exprience avec du LSD, mais o lun deux, saisidhallucinations, se jeta par la fentre et mourut. Naturellement, lachose fut garde secrte.

    Comment en avez-vous pris connaissance ?Bien plus tard, si je me souviens bien en 1977, une commission du

    Congrs amricain prside par le snateur Edward Kennedy renditpublic ltat des recherches accomplies.

  • Vous parliez des rsultats obtenusIl ny en eut pas. La CIA perdit tout intrt pour le LSD en 1959, la

    suite des conclusions auxquelles parvint un congrs organis par laJosiah Macy Foundation. Le Dr H. Abramson, un des psychiatreschargs dtudier la substance, illustra les raisons pour lesquelles cettesubstance ntait pas adapte aux finalits poursuivies et devait treconsidre comme inutilisable, sinon carrment contre-productive,dans la perspective dun ventuel emploi comme arme nonconventionnelle .

    De quelle manire alors le LSD, de mdicament tel quil tait conujusque-l, est-il devenu une drogue de plaisir ?

    Cela se produisit pendant les annes soixante, aux tats-Unis. Despersonnages trs connus qui avaient expriment le LSD enpsychanalyse, racontrent leurs expriences dans des dclarations auxjournaux et la tlvision. Cary Grant, par exemple, qui tait alors lundes acteurs de cinma les plus clbres, dans une interview publiedans la revue Look, sous le titre The Curious story behind the newCary Grant (1959), raconta quil avait pris du LSD au cours duntraitement analytique avec diffrents psychiatres. Plus de soixantefois. Il disait quil avait, grce cette nouvelle substance, obtenu cequil avait cherch en vain atteindre avec lhypnose, le yoga, lemysticisme : la vraie paix intrieure et la connaissance de soi. Bref, leLSD avait produit en lui une sorte dillumination, en le transformantcompltement et en le faisant renatre.

    Et comment fut accueillie cette confession ?Elle fit sensation, dautant plus que Cary Grant tait connu pour sa

    rserve. Rapidement, Hollywood, il circula plus de LSD que danstoute autre rgion des tats-Unis. Un peu partout, lexprience delacteur devint un modle imiter. Comme si cela navait pas suffi, peu

  • aprs, une prsentatrice, trs connue du public amricain et qui staitsoumise un traitement analytique pour conjurer des problmes defrigidit, raconta, dans les moindres dtails, son voyage avec le LSD etlextraordinaire excitation rotique obtenue. Tout cela contribuavidemment une vaste diffusion de la substance. Par le jour positifsous lequel elle apparaissait et tait exalte, elle se fit connatre dans lemonde entier et on en parla partout.

    En particulier dans le monde de la contestation des jeunesBien sr, au point quon se mit parler de la rvolution

    psychdlique . Le LSD ntait pas une drogue stimulante etenivrante, la diffrence de celles qui taient alors le plus souventutilises et recherches, mais une drogue visionnaire, hallucinogne,qui se prtait donc tre employe comme vhicule de connaissance etde transformation de la personnalit. Cest cet lment qui joua un rleimportant dans sa popularisation parmi les jeunes. En vrit, il y avaiteu, prcdemment, une premire diffusion, quoique restreinte, du LSDdue un bonhomme trs original, un certain Al Hubbard, qui avaittravaill pour le Prohibition Bureau et ensuite pour les servicessecrets, au point dobtenir des charges importantes. Il avait initi lusage du LSD un bon nombre de personnes de son entourage. Maiscelui qui a fait connatre du grand public le potentiel psychdlique desstupfiants, cest Aldous Huxley, avec son livre Les Portes de laperception[1](1954), o il racontait ses expriences avec la mescaline.

    Comment expliquez-vous son succs ?Probablement parce que Huxley, qui tait par ailleurs un crivain

    extrmement apprci, indiquait une voie facile, accessible tous,pour raliser des expriences esthtiques et religieuses duneextraordinaire intensit. Bref, une sorte de mysticisme quotidien ,ais atteindre, travers lextase visionnaire produite par lamescaline. Huxley reliait cette exprience une exigencephilosophico-spirituelle plus gnrale, celle de dpasser le traditionnel

  • dualisme occidental, dabord platonicien, puis cartsien, entre sujet etobjet, corps et esprit.

    Et le LSD ?Peu de temps aprs grce Hubbard , Huxley connut le LSD, en

    tant tellement frapp par la puissance et la puret des visions quilproduisait, quil consacra les quelques annes qui lui restaient enraconter les effets et les possibles emplois positifs. Dans un livreultrieur, Heaven and Hell (1956)[2], il se proposait dclaircir lerapport entre voyage mystique et extase mystique. Il en vint affirmer que la chimie pouvait remplacer lautodiscipline rigoureuse etncessaire pour lexprience mystique, et que les visions produites parle LSD permettaient, pour ainsi dire, dexprimenter directement ceque voulait dire : Dieu est amour. Il tait intimement convaincu queles substances hallucinognes comme le LSD, en ouvrant les portes surdes rgions de lme jusque-l inexplores, pouvaient offrir unecontribution importante la transformation des consciences et ladiffusion des idaux de la paix, de la libert et de la ralisationspirituelle.

    Ctaient des idaux aims et cultivs par le mouvement tudiantEffectivement, les ides de Huxley se rpandirent dans le milieu

    universitaire amricain dalors, Harvard, Princeton, Yale, Chicago,Berkeley, et alimentrent ce que lon devait peu aprs appeler la contre-culture . Elles se joignirent finalement au mouvementdopposition contre lestablishment, contre le Systme, et cemouvement grossit de plus en plus, notamment sous linfluenceconcomitante de penseurs tels que Herbert Marcuse, qui avait publiEros and Civilization[3](1955) et plus tard One-DimensionalMan[4](1964) et Norman O. Brown, avec son livre Life Against Death(1959). Mais Huxley ne parlait pas seulement aux tudiants. Ilatteignait dsormais le grand public. Quoiquil ft dsormais malade etquil st que le cancer la gorge dont il souffrait aurait raison de lui, il

  • ne mit pas de terme son infatigable activit de confrencier et demilitant, en Amrique comme en Europe. Il conservait des contactsgalement avec le monde oriental, par exemple avec le philosophejaponais Suzuki, le clbre vulgarisateur de la pense zen en Occident.

    quoi sajoute sa considrable activit littraireBien sr. Son dernier roman, Island (1962), est imprgn de ses

    ides sur les effets positifs du LSD.

    Quels sont ses textes les plus significatifs pour se faire une ide desa conception des substances hallucinognes ?

    Je dirais les deux que je viens de citer : Les Portes de la perceptionet Le Ciel et lenfer. Plus gnralement, pour comprendre sa vision dumonde, on peut lire avec profit La Philosophie ternelle[5]. Mais,selon moi, ce qui est le plus mmorable, ce sont certains de ses texteset interventions sur la drogue. Par exemple, Drugs that shape mensminds (1960), publi dans le journal de grande diffusion SaturdayEvening Post. Il y illustrait avec beaucoup de lucidit et defficacit lesperspectives mentales et spirituelles que les substances hallucinognesouvraient.

    Et quelles taient ces perspectives ?Il tait convaincu quelles favoriseraient non seulement laccs au

    bonheur il disait quavec le LSD on pouvait obtenir en une heure cequi, autrement, ncessite six annes de psychanalyse , mais aussi unerenaissance religieuse, et prcisment cause de leur capacit produire une illumination mystique au sein du monde quotidien. Je merappelle galement sa dernire tude Culture and the Individual(1963), crite pour une anthologie consacre au LSD. Elle eut une vastediffusion, parce quelle parut aussi dans Playboy. Cest peut-tre sontestament spirituel, car il mourut peu aprs. Dsormais en phase

  • terminale, cohrent avec ses convictions, il demanda quon lui fourntdu LSD et mourut aprs en avoir pris deux doses presque coup surcoup. Ctait le 22 novembre 1963, le jour mme o fut assassin leprsident amricain John F. Kennedy.

    Quest-il advenu du mouvement psychdlique ?Huxley tait un de ses inspirateurs les plus importants, mais pas le

    seul. Dans le milieu universitaire et tudiant, Timothy Leary fut encoreplus actif que lui : ctait un professeur de psychologie, enthousiaste duLSD, qui avec sa prdication contribua immensment en rpandrele culte auprs des jeunes.

    Comment Leary en est-il venu connatre le LSD ?Depuis les annes cinquante, il stait distingu comme

    psychologue prometteur pour certaines recherches davant-garde surle test de personnalit, et il avait t invit par diffrentes universitsamricaines et europennes. Il aboutit finalement au Centre forPersonality Research de Harvard, luniversit la plus prestigieuse destats-Unis. L, aprs avoir prouv, au cours dun voyage au Mexique,les effets visionnaires des champignons hallucinognes et en avoir timpressionn, il pensa lancer une srie dexprimentationspsychothrapeutiques avec de la psilocybine et plus tard avec du LSD.Rapidement, il se forma autour de lui un cercle de disciples quislargissait de plus en plus : non seulement des tudiants de Harvard,mais aussi certains de ses collgues, enseignants dans dautresuniversits, crivains, artistes et personnages plus ou moins connus delopulente socit amricaine de lpoque.

    Et Leary russit maintenir ensemble une compagnie aussihtrogne ?

    Il avait le charisme ncessaire pour le faire. Toutefois des

  • tendances trs diverses se manifestrent bientt au sein du groupe.Huxley, par exemple, estimait opportun de garder lesexprimentations avec du LSD dans un cadre rigoureusementscientifique, ne serait-ce que pour viter denvenimer les relations djtendues avec les autorits acadmiques. Allen Ginsberg, lui, nesintressait pas aux finalits thrapeutiques, mais au potentielrvolutionnaire que lexprience avec du LSD impliquait dans sonensemble, la rbellion sexuelle et la contestation de lestablishmentau nom des idaux de paix et de libert.

    Lattitude de Ginsberg vous semblait-elle plausible ?Absolument en accord avec sa duplicit de pote entich de

    diffrence sexuelle. Deux choses qui, en lui, se transformrent enaction contre les lois restrictives de la morale amricaine en fait desexe et de libert dopinion. La drogue, de ce point de vue, reprsentaitun catalyseur et un emblme. Et la littrature de la beat generation jedirais dans presque tous ses reprsentants de Kerouac Burroughs nous a fourni ce mlange de promiscuit, de libert et dhallucinogne.

    Revenons-en aux ractions qui alors se produisirent. Quest-ilarriv ?

    Les autorits acadmiques de Harvard se montrrent de plus enplus inquites devant le pli que prenait lexprimentation avec du LSDet devant la diffusion de plus en plus ample de la drogue parmi lestudiants. Ils finirent par annuler le projet scientifique dirig par Learyet le suspendirent de tout enseignement, en mme temps que lesenseignants qui le soutenaient.

    Comment ces derniers ont-ils ragi ?Ils crrent linternational Federation for Internal Freedom et

    constiturent un centre exprimental au Mexique, avec pour but

  • explicite de faire une exprience de vie transpersonnelle . Deuxsances psychdliques par semaine taient, entre autres choses,prvues avec administration de LSD. Cependant, la vie du centre netint pas longtemps parce que, au bout de quelque temps, legouvernement mexicain expulsa du pays toute la communaut. Aveclaide de la milliardaire Peggy Mellon, son adepte, Leary cra Millbrook (New York) un nouveau centre. Il disposait dune revue, laPsychedelic Review, et avait des contacts avec des milieux influents,jusque dans la Maison Blanche, sil est vrai, comme on le prtendait,quune de ses disciples, lhritire Mary Pinchot, avait une liaison avecJohn F. Kennedy. On raconte son propos quau moins une fois elleavait fait essayer du LSD au prsident lui-mme.

    Mais les convictions de Leary taient-elles aussi scandaleuses ?Plus que scandaleuses, elles taient provocantes. Leary prenait des

    attitudes de prophte et de grand prtre du LSD, parce quil taitconvaincu quil pouvait avoir une fonction psychothrapeutiquefondamentale, aidant lindividu matriser son monde intrieur et dvelopper son humanit. Son ide de fond tait simple, ou pluttsimpliste. Il tait persuad que le LSD aidait dissoudre les traits decaractre et de comportement, dtermins par ce que Konrad Lorenz aappel limprinting, traits qui ne relvent ni de la volont ni delinstinct. Il supposait que le LSD transformerait ces traits en un choixconscient dattitudes et de rgles de vie. Il avait rsum sonprogramme dans une clbre devise : Turn out, tune in, drop out. Quelui-mme expliquait plus ou moins ainsi : turn out veut diretranscender son propre esprit ordinaire, pour slever au niveau delnergie divine niche dans la conscience ; tune in signifie exprimer lesnouvelles rvlations dans des actes visibles de joie ; drop out secomprend comme leffort dviter tout compromis avec la mondanitet de consacrer toute sa vie la recherche.

    part les slogans, comment taient les textes o Leary illustrait

  • son programme ?Le livre le plus loquent dans cette phase de sa vie est The Politics

    of Ecstasy[6](1968). Dans un langage populaire, simple et parmoments mme naf, mais efficace, il y illustrait ses ides sur lesdrogues hallucinognes que dj Huxley avait prsentes. Learysoulignait toutefois avec force lexigence de sopposer sansagressivit, de faon pacifique au Systme et lalination quilproduisait, en lanant, au moyen de lexprience visionnaire produitechimiquement, un processus dmancipation des asservissements etdes prjugs prsents dans tout cadre de comportement humain, avanttout dans le domaine sexuel. En 1964, avec ses collaborateurs RalphMetzner et Richard Alpert, il publia un livre qui lui valut une vastenotorit parmi les tudiants, dpasse peut-tre seulement par celledont jouissait Marcuse : The Psychedelic Experience. A Manual Basedon the Tibetan Book of the Dead. Leary en vint soutenir que tout lemonde devrait exprimenter le LSD et le plaisir quil procure.

    Y avait-il une entente harmonieuse entre Leary et Marcuse ?Du moins durant une certaine priode, il y eut entre le mouvement

    psychdlique et la nouvelle gauche, une convergence importante.Ctaient des positions fondes sur des convictions et des valeurs trsdiffrentes, mais il se cra un front dopposition contre la socittechnocratique et de contestation de lestablishment. Marcuse et Learytaient les personnages les plus clbres, mais on pourrait en nommerdautres. Par exemple, Norman O. Brown, auteur du clbre LifeAgainst Death (1959), que jai dj cit. Ou encore Alan Watts,spcialiste des religions orientales, qui se convertit au psychdlismeet crivit un livre alors lu par beaucoup de monde : The JoyousCosmology : Adventures in the Chemistry of Consciousness (1962). Ouencore Ken Kesey, qui, sous leffet du LSD et dautres hallucinognes,crivit son clbre roman, Vol au-dessus dun nid de coucou, dont futtir le film avec Jack Nicholson.

  • Parmi ces derniers, Kesey tait peut-tre le plus dot de charismeaux yeux des jeunes ?

    Comme Leary Millbrook, Kesey avait lui aussi runi autour de lui La Honda, en Californie, un groupe de disciples. un certainmoment, il stait mis voyager travers les tats-Unis en bus, avecune quinzaine dentre eux : ils se dfinissaient comme des merrypranksters et se proposaient daccomplir des excursionsgographiques et chimiques . Neal Cassady en faisait partie, idolebeatnik dont Kerouac fit le personnage de Dean Moriarty dans On theRoad. Il y avait quand mme une diffrence de fond entre Leary etKesey. Alors que le premier cadrait lexprience avec le LSD dans unmysticisme classique, si lon veut ce que Huxley a rsum dans LaPhilosophie ternelle, Kesey, lui, reprenant des ides du radicalismeamricain, par exemple chez Thoreau, refusait le systme au nom dunretour no-paen la nature. Une composante clairement prsentedans les festivals de musique, expression dune spontanit libertaireexplosive qui prfigurait la future discothque. Durant leursdveloppements, on faisait un grand usage de LSD.

    Mais comment se procuraient-ils la drogue ?Ce ntait pas un problme. Une dose cotait alors environ deux

    dollars, parce que le LSD ntait pas encore interdit. Le premier tat le dclarer illgal fut la Californie, avec une loi promulgue durantlautomne 1966. La demande tait toutefois si leve, et continua ltre, que les laboratoires Sandoz et ceux de lautre fabricant, laSPOFA de Prague, ne parvenaient pas la satisfaire. Ainsi, surgirent enAmrique des laboratoires plus ou moins improviss qui produisaientdu LSD de mdiocre qualit en grande quantit et le vendaient desprix drisoires. un certain moment, il se forma un groupe, laFraternit de lAmour ternel, qui en distribua des centaines demilliers de doses tout en important des tonnes de marijuana et dehaschich dAmrique latine. Il tait en contact avec Leary galement,et le dfendit quand il fut accus de dtention et de trafic de drogue.

  • Son cas fut trs controvers. Comment les choses se sont-ellespasses ?

    Difficile dire. Le fait est que Leary tait devenu un personnagedrangeant, un reprsentant de la dsobissance, un cas national. Il yavait un climat surchauff dans lopinion publique amricaine, et passeulement pour le problme de la drogue et de la rbellion de lajeunesse. On agitait avec violence la question de lgalit des droits desNoirs. La contestation de la guerre du Vit-nam avait clat. En 1966,de retour dun voyage au Mexique, Leary fut arrt pour dtention dedrogue et condamn expditivement trente ans de prison.

    Comment ragit-il ?Naturellement, il fit appel, mais alors quil attendait la sentence, un

    shrif californien trouva un kilo de marijuana dans son auto. Il futpoursuivi nouveau et condamn dix ans. Le tribunal du Texas quilavait jug la premire fois ouvrit un autre procs, laccusant dtre undes chefs du trafic de marijuana. On requit la prison perptuit. Learyprotesta de son innocence et dclara quil tait tomb dans un pige quilui avait t dlibrment tendu. Son cas fut surexploit par les mdias.Aux yeux de lopinion publique, il devint un martyr du Systme, et ilrencontra une solidarit de la part de gens clbres comme GeorgeAndrews, Peter Fonda, Allen Ginsberg, Laura Huxley, Norman Mailer,Anas Nin, Gary Snyder, Susan Sontag, Alan Watts et dautres encore.

    Ctait lintelligentsia de la gauche amricaineCtaient surtout des intellectuels libertaires qui devinaient o le

    vent soufflait. En prenant la dfense de Leary, ils critiquaient le faitque la campagne prohibitionniste de lestablishment amricain nesemblait pas tant vouloir combattre une drogue quextirper unedissidence et rprimer une dsobissance civile. Il est galement vraitoutefois que Leary ntait pas un personnage linaire.

  • Que voulez-vous dire ?Il y avait en lui une sorte de militantisme personnel incontrl.

    Avec ses prises de position et ses comportements provocants, ilparaissait presque vouloir dfier lestablishment. En tout cas, le procstexan ne fut que le premier dune srie darrestations et de procsspectaculaires, toujours pour dtention de stupfiants, qui firent de luiun personnage mdiatique. En 1968, il publia son autobiographie, HighPriest, et il apparut aux cts de John Lennon dans un de ses bed-in. Denouveau arrt, il senfuit en Algrie, o il eut quelques dboires encompagnie du leader du mouvement des Black Panthers et subit unenouvelle arrestation. Il alla se rfugier en Suisse, mais au bout dequelque temps il fut livr aux autorits amricaines.

    Bref un personnage qui aimait crer des scandalesJusqu un certain point. Mon impression est quil fut plutt un

    grand acteur. Il aimait se retrouver au centre de lattention, mais enralit lui-mme prenait des distances avec ce quil affirmait et faisait.Il me disait toujours : Tout nest que jeu. Quoi quil en soit, ctaitun personnage trs controvers, sanctifi par les uns et dmonis parles autres. Par exemple, un certain moment, il fut, avec sa compagneJoanna Hartcourt-Smith, souponn de collaborer avec la CIA. Pourne pas parler des aspects charlatanesques de sa personnalit, comme satransformation de psychologue en visionnaire, son passage, disons, dela psychonautique la cybernautique . Cest de ce point de vueet dans ces limites que je verrais, par exemple, la srie de livres quilcrivit en prison, avant dtre graci en 1976. Je ne sais pas si vousavez lesprit Starseed ou Terra II.

    Des livres de la plus haute fantaisieIl y annonait pour les annes venir dimprobables douceurs,

    comme la pilule dimmortalit ou une nouvelle drogue capable de

  • produire leffet de la mort sans tuer, ou carrment la colonisationdautres plantes par les habitants de la Terre. Jai la nette sensationque son cycle se fermait inexorablement. Dune manire qui rappelleles bandes dessines pour enfants.

    Il se proclamait lauteur dune nouvelle technocultureJe dirais que dans sa confusion, il proposait un mixte de contre-

    culture et de cyber-culture. Sujets qui sont abords dans son dernierlivre Chaos and Cyberculture[7]. Je ne prendrais pas trop au srieuxtout cela. La dernire fois que je lai vu, ctait il y a quelques annes,quand nous avons particip un dbat dans une clbre mission de latlvision allemande. Mais cette occasion non plus, les questions etles rponses ne furent pas trs srieuses. En ce qui concerne sonattitude par rapport aux stupfiants, je dois dire que Leary a toujoursfait une nette distinction entre les substances psychdliques et lesdrogues vritables. Des premires haschich, mescaline, psilocybineet LSD il affirmait quelles exeraient une influence positive sur lepsychisme, alors quen ce qui concerne les autres comme lhrone, lacocane et la morphine il savait bien quelles craient unedpendance, et cest pourquoi il mettait en garde contre leur usage. Ilest toutefois indniable que la faon irresponsable dont il prcha ladiffusion sans discrimination du LSD cachait des dangers et des piges,surtout pour les jeunes gnrations. Ce fut galement cause de sonproslytisme que le LSD devint la drogue-culte des jeunes et deshippies, se rpandant normment.

    Ce qui devint dailleurs un problme social trs srieux etprovoqua lintervention du gouvernement amricain

    Oui, mais plus pour des raisons politiques. Lalerte fut donne parceque la consommation de LSD stait tendue aux mouvementsdopposition et que stait cre lalliance dont je parlais entre lanouvelle gauche et le mouvement psychdlique. la fin de 1966, leLSD fut dclar substance interdite et on en prohiba la production et la

  • consommation. Non sans problmes

    quoi faites-vous allusion ?Pour mettre le LSD hors la loi, il fut ncessaire de le redfinir

    comme drogue prive dutilit mdicale et scientifique . Mais quandcette dfinition fut soumise lapprobation du Congrs, prsid alorspar le snateur Robert Kennedy, ce dernier, en personne, avana plusou moins lobjection suivante : si, jusqu il y a six mois, le LSD taitune substance psychotrope efficace, utilisable en psychothrapie,pourquoi maintenant ne devrait-elle plus ltre ?

    Une objection fondeDautant plus valable si lon considre que la dfinition de

    drogue laquelle les prohibitionnistes se rfraient tait fonde surle prcdent des opiacs, surtout sur le fait que la drogue cre unedpendance. Mais cela ne vaut pas pour le LSD. En fait, on avait crun tel climat alarmiste o circulaient par exemple des bruitsabsolument infonds sur les communauts hippies qui auraient adorle dieu Sexe et le LSD en guise dhostie que les prohibitionnisteslemportrent et que le LSD fut mis hors la loi. Linterdiction devinteffective en 1967. Le laboratoire Sandoz se rangea immdiatement cette directive en interrompant la production et la vente du LSD. Il dutmme livrer tous les stocks dont il disposait sur le territoire amricain.

    Cela nempcha pas le LSD de circulerDe fait, ces mesures, comme lavait enseign le prcdent de la

    prohibition de lalcool et dautres drogues, alimentrent le marchnoir. Le LSD stait dj beaucoup rpandu, on dit que prs de dixmillions dAmricains en avaient fait usage. Il continua donc treproduit et utilis illgalement et lest encore aujourdhui. Bref, onnatteignit pas le but escompt. La substance a continu survivre. Il y

  • a mme eu rcemment un retour au LSD.

    Et quen fut-il des expriences que vous avez faites ?Comme compos exprimental hors commerce, dnomm Delysid,

    le LSD avait t distribu dans tout le monde pour des recherches enmilieu psychiatrique. On avait pens que si une infime trace de LSDproduisait des modifications aussi profondes dans la conscience, alorson ne pouvait pas exclure que certains troubles psychiques, schizodes,pouvaient avoir une origine chimique et tre provoqus par dessubstances semblables au LSD que notre corps, dans certains cas, peutproduire par voie endogne. Mais linterdiction marqua la fin de cesrecherches. Sandoz nen produisait plus quen quantits infimes sur larequte des autorits amricaines, par exemple pour la CIA, quientendait continuer en exprimenter les effets pour son proprecompte.

    Sandoz a-t-il ralis des profits intressants avec le LSD ?Non, le fabricant na rien gagn parce que la substance avait t

    commercialise des prix drisoires rien que pour des instituts derecherche et des fins dtude. En ralit, le Delysid resta un composexprimental et neut pas le temps de devenir une substance rentable large chelle.

    Le milieu o se diffusa principalement la consommation de LSD futle milieu artistique

    Il tait invitable que a se produise ainsi, surtout parmi lesmusiciens et les groupes de rock. Cela, parce que le LSD stimule defaon particulire le sens de loue. Ensuite, la peinture et en gnral cequon appelle lart psychdlique. Naturellement, aprs linterdictiondu gouvernement amricain, tout fut bloqu et la consommation ne sepoursuivit que par des voies illgales.

  • Pourquoi, la diffrence de la mescaline et dautres droguesanalogues, le LSD connut-il un tel succs ?

    Personne ne peut dire avec une certitude absolue ce qui dclenchele succs ou lchec de quelque chose. Trop de facteurs, et pas touscontrlables, interviennent. Et pour commencer, il serait opportun derappeler la classification des drogues instaure en 1927 par LouisLewin, le fondateur de la psychopharmacologie moderne.

    Voudriez-vous nous lexposer ?Volontiers. Lewin distinguait cinq types de drogues :1) les drogues excitantes, comme la cafine, le tabac, le cola, les

    amphtamines, etc.2) les drogues hypnotiques, comme les barbituriques, et les autres

    somnifres.3) les drogues enivrantes, comme lalcool, lther ou le

    chloroforme.4) les drogues euphorisantes, comme lopium et la cocane.5) enfin, les drogues hallucinognes, comme la mescaline, la

    marijuana, la psilocybine.

    Et le LSD, dans quelle catgorie entre-t-il ?Dans celle des hallucinognes, mais avec une diffrence

    fondamentale. Il a une puissance norme, incalculable. Alors que lesdrogues hallucinognes traditionnelles, comme la mescaline, qui fututilise surtout dans les annes vingt et provoque des effets analogues ceux du LSD, ont une puissance beaucoup plus limite. Le rapportentre la mescaline et le LSD est comme celui entre une grenadetraditionnelle et la bombe atomique. Donc la dcouverte du LSD ouvrit

  • une dimension compltement nouvelle et cela peut expliquer sonsuccs. Il suffisait dune dose dix mille fois infrieure pour produire lemme effet. Pour donner une ide : avec un gramme de LSD, on peutprparer vingt mille doses, alors que pour un voyage avec de lamescaline, il est ncessaire davoir une dose dun demi-gramme jusquun gramme et demi. Et ce nest pas seulement une question dequantit : les effets hallucinognes du LSD sont dune puretextraordinaire, radieuse.

    Quest-ce dire ?Que ltat visionnaire du psychisme nest pas accompagn de

    dsagrables effets physiques, comme des difficults pour coordonnerles mouvements, des rigidits musculaires, une somnolence ou uneperte du sentiment de lespace, qui apparaissent avec dautres drogues.

    La clbrit de votre dcouverte vous a mis en contact avec despersonnages importants de la culture, du monde artistique etlittraire. Si nous ne nous abusons pas, le premier, et pas seulementchronologiquement, fut Ernst Jnger

    Ma dcouverte remonte 1943. Peu aprs, nous avons commenc lexprimenter dans les laboratoires Sandoz avec quelques sujetsvolontaires.

    Quentendez-vous par sujets volontaires ?Des personnes qui librement acceptaient de se laisser analyser sous

    leffet dhallucinognes des fins de recherche.

    Quels rsultats avez-vous obtenus ?En ralit, pas entirement satisfaisants. Le milieu du laboratoire

    tait fondamentalement inadapt. On tait constamment drang. Les

  • fins de recherche imposaient quon se soumette diffrents tests etcontrles au cours de lexprience. Cest pourquoi il ntait pas possiblede procder une vraie exprience de la drogue. Jai alors pensessayer la substance dans un autre milieu o je ne serais pasconstamment drang par des exigences de laboratoire, de manire pouvoir mabandonner compltement au voyage dans la conscience. Jeme suis rsolu faire une exprience prive, chez moi. Parmi lespremiers que jaie invits, il y avait Jnger qui a tout de suite accept.Il sagissait dune exprience de pionnier, que jai prpare avec soin,en dcorant bien lenvironnement, avec des fleurs et de la musique.Quand, en 1954, a paru le livre de Huxley, Les Portes de la perception,o est racont quelque chose danalogue, Jnger ma crit que Huxleysuivait nos traces.

    Le voyage ncessite une prparation particulireBien sr, parce quon est normment influenc et stimul par

    lenvironnement : ce qui est beau devient immensment beau, etinversement ce qui est laid et dsagrable connat un accroissement delaideur et de dsagrment. Mme les hippies thorisaient sur lancessit de prparer le voyage pour pouvoir lintgrer leurexprience de vie.

    Y a-t-il dautres prcautions prendre ?Surtout avec soi-mme. Par exemple, il est hautement dconseill

    dentreprendre le voyage si lon est dans un tat de dpression, parcequon ne fera quaugmenter et aggraver cet tat. Ensuite, il faut avoirmang de faon lgre, pour pouvoir se concentrer sur les sensationsque lon prouve et sur les expriences que lon fait. Il faut crerlatmosphre qui convient et demeurer avec les sujets qui conviennent,avec des personnes par exemple avec lesquelles on est en harmonie.Inversement, on doit viter de faire le voyage avec des gens qui noussont antipathiques et hostiles, ou avec lesquels on a des problmes.Bref, tout doit tre prpar selon un crmonial, un rite. Les

  • civilisations traditionnelles o lon utilisait des substancespsychotropes le savaient bien.

    On reviendra l-dessus. Mais comment tes-vous entr en contactavec Jnger ?

    Dj avant la Seconde Guerre mondiale, javais lu ses livres, quimavaient passionn. Javais aim, en particulier, Le Cur aventureux.Le Travailleur et, surtout, ce chef-duvre quest Sur les falaises demarbre. Aprs la guerre, je navais plus entendu parler de lui et je medemandais ce quil tait devenu, et sil tait encore vivant. Il y avaitalors Ble un libraire, Hans Werthmller, chez qui je me servais et quitait renseign sur tout ce qui arrivait dans le monde littraire, et je mesuis adress lui pour savoir si, par hasard, tait paru ou annonc unnouveau livre de Jnger. Il me rpondit quil navait plus eu denouvelles de lui, mais quun autre de ses clients, un certain ArminMohler, qui deviendrait clbre plus tard, comme auteur de LaRvolution conservatrice[8], savait tout de Jnger. Il me mit alors encontact avec lui. Je me rappelle que je lai rencontr dans le jardin de laKunsthalle de Ble, par une tide soire de mai, ce devait tre en 1947.

    Quelle impression vous a-t-il faite ?Ctait un grand type, blond, trs jeune, et jen ai t surpris parce

    que jimaginais quun spcialiste de Jnger devait tre plus mr.Mohler tait alors tudiant lUniversit de Ble, mais malgr son geil savait effectivement tout sur Jnger. Il tait galement en contactavec les crivains qui vivaient alors dans notre ville, parmi lesquelsRainer Brambach et Gnther Eich. Cest lui qui ma mis en rapport avecce cercle littraire et qui a anim les nombreuses discussions depolitique, dart, de littrature et de philosophie durant les soires onous nous rencontrions. Il me fit connatre galement Gerhard Nebel,un admirateur de Jnger et spcialiste de la culture antique, dont plustard je devins lami. Grce Mohler, jeus un change pistolaire avecCarl Schmitt, surtout autour de luvre et de la personnalit de Jnger.

  • Vous tiez en train de nous raconter comment vous aviez fait laconnaissance de Jnger

    Par Mohler, javais obtenu son adresse et je lui avais crit Kirchhorst, prs de Hanovre, o il vivait alors avec sa famille. Je lui aienvoy un petit paquet cadeau contenant des produits alimentaires,comme, aprs la guerre, nous autres Suisses avions lhabitude de lefaire avec nos relations allemandes. Il sensuivit une correspondancequi, au bout de quelque temps, se transforma en authentique amiti. Enoctobre 1949, je lai invit venir passer de courtes vacances enSuisse. Je me rappelle que je suis all le chercher en auto Ravensburg, prs du Lac de Constance, o entre-temps il avaitdmnag et o Mohler tait devenu son secrtaire personnel. Avecson fils Alexander et Mohler, nous sommes partis en direction deZurich, puis de Ble, o nous avons fait une brve halte. Jngerparticipa une rencontre de notre cercle littraire et il fut invit parJaspers chez lui. Par la suite, nous avons pass quelques jours devacances inoubliables dans le Tessin, au cours desquels jai pu leconnatre de prs et exprimenter son charisme.

    Vous tiez presque seul avec luiEn plus de Jnger, de son fils Alexander et de Mohler, il y avait ma

    femme Anita, la fiance de Mohler Edith Weiland, un autre de mesamis avec sa femme. laller, nous sommes descendus par le col deSaint-Gothard, nous avons visit en long et en large le Tessin et noussommes revenus en remontant par le col de Saint-Bernard. Nous avonstrouv un temps extraordinairement doux et ensoleill pour la saison,car lautomne tait dsormais avanc, et cest ainsi que jai euloccasion dadmirer la passion de Jnger pour les insectes et pour lanature en gnral. Il tait trs curieux et dsireux de dcouvrir et deconnatre des choses nouvelles. Outre les coloptres, ce quilintressait beaucoup, ctaient les serpents, et il avait une grandedextrit pour les attraper et les tenir en main. Il se cra entre nous des

  • affinits auxquelles nous avons donn un prolongement dans unecorrespondance trs franche et ouverte.

    Et lexprience du LSD avec lui ?Au dbut de notre amiti, nous avons abord le sujet des drogues.

    Nous nous crivions en discutant de diffrentes choses, surtout dethmes philosophiques. Bientt, mon admiration et ma sympathiedevinrent telles que quand je dcidai dessayer le LSD en priv, jepensai le faire avec lui.

    Jnger, du moins ce quil nous raconte dans ses journaux, fut unpeu du par les effets de cette premire exprience

    Ce nest pas exactement cela. On ne peut pas dire que ait t unedception. Tout au plus une question de dosage. Jnger avait djessay la mescaline et il me dit que le LSD, compar la mescaline,tait comme un petit chat domestique par rapport un tigre. Le fait estque, ne sachant pas comment son physique allait ragir, je fus trsprudent et lui donnai une dose infime. Cette premire exprience nefut donc pas totale, mais sarrta au niveau esthtique. Nousprouvions des sensations merveilleuses sans toutefois descendre dansles profondeurs. Dans une exprience ultrieure, en revanche, je luiadministrai une dose trois fois suprieure. Ce fut tout autre chose etJnger rectifia son jugement. Il dit alors que le LSD tait auxstupfiants traditionnels ce que la physique moderne tait laphysique classique.

    Quentendez-vous par stade esthtique et stade profond ?Au niveau esthtique, on a surtout des perceptions dimages et de

    couleurs. Cette fois-l, jeus des visions de paysages orientaux, jevoyais souvrir face moi des tendues dsertiques avec des caravaneset des chameaux. Jnger, lui, se concentra sur les spirales et les

  • arabesques produites par la fume dun btonnet dencens que nousavions allum dans la pice. Dans le rcit Visite Godenholm, o lonrencontre la figure du magicien Schwarzenberg, il a transfigur entermes littraires et dcrit avec une grande efficacit cette exprience.

    Et le stade profond ?Quand on descend au niveau profond, on a la sensation de ntre

    plus spar du milieu environnant, mais de ne former quun avec lemonde. On perd le sens de lopposition entre le moi et la ralitextrieure, la conscience personnelle svanouit et on se sent commeune partie du tout. Cest ce quon appelle le sentiment ocanique,cosmique. Cest une sorte dexprience mystique qui peut tre trsprofonde, sous un aspect positif ou ngatif. Tout est normmentamplifi, et lvanouissement de la conscience du moi peut tre vcucomme une extase ou comme un cauchemar. En se confondant avec letout, on peut avoir une impression de protection et de familiarit, maisaussi se sentir dpays et angoiss. Lexprience profonde peut tre unparadis ou un enfer.

    Et de quoi cela dpend ? Ou plutt, est-il possible de contrler uneexprience aussi particulire ?

    Dans une certaine mesure oui, en se prparant dune manireadapte. Mais les sensations que produit la drogue sont comme lesimages dun rve. On ne peut pas prvoir si le rve sera positif oungatif, propice ou nfaste. Daprs les tudes que nous avons faites, ilnous apparat quen gnral un voyage sur cinq est manqu. On a alorsce quon appelle un horror trip. Dans un certain sens, le voyage laisseresurgir les expriences vcues prcdemment et dsormaissdimentes dans les dimensions subconscientes du psychisme. Le LSDa le pouvoir de les faire remonter la surface. Mais, je le rpte,enferms en nous-mmes, nous avons autant le paradis que lenfer.

  • A-t-on fait des expriences pour tenter de contrler cette doublepossibilit ?

    Que voulez-vous dire ?

    Peut-on, dans des dispositions motionnelles adquates, faire ensorte quune exprience positive ait lieu ?

    On a fait naturellement des expriences dans ce sens, surtout enpsychologie et en psychiatrie. Selon ce que nous sommes, selon lesvcus qui nous occupent ou nous proccupent, selon nos tatsmentaux, il est possible de supposer ce que le LSD fera merger. Maisun contrle authentique de lexprience avec du LSD nest pas possible.On ne peut donc pas raliser un choix ou une option volont. Et cestpour cela quil sagit dune exprience dangereuse. On ne peut jamaisprvoir ce qui va survenir. Il est impossible de savoir si les vcus quivont merger de linconscient vont tre positifs ou ngatifs. Cest pourcette raison que les substances hallucinognes devraient tre prisesseulement sous le contrle dune personne comptente, dun mdecinou dun psychiatre.

    Dans dautres cultures, on prend une tierce personne , qui jouele rle de catalyseur

    Chez les Indiens, leur usage tait prcisment soumis au contrledu chaman. Il sait comment se prparer, quand et selon quelles dosesla drogue doit tre prise. Cest pourquoi jestime dangereuse unelibralisation complte des substances hallucinognes. Si le LSD estpris, par exemple, par des personnes qui, dj, dans la vie normale etconsciente, nont pas un quilibre ou des repres, il peut avoir deseffets dvastateurs, psychotiques. Dans mon livre[9], jai mis en gardecontre ces dangers et dans le titre jai dfini justement le LSD commemon Sorgenkind, l enfant qui me cause du souci , mon enfantdifficile .

  • Quand vous faites une distinction entre stade esthtique et stadeprofond, avez-vous en tte aussi lusage des hallucinognes destin accrotre limagination et la crativit ?

    Cest une question dlicate. Le territoire de lart peut, danscertaines zones, tre fertilis par les hallucinognes, mais une uvredart nest pas une hallucination. Vous comprenez ce que je veux dire ?

    Oui, mais vous savez que certains artistes ont fait un gnreuxusage de stupfiants. Comme cela se produisait par exemple auxsoires du Club des Haschichins, chez le peintre et musicien FernandBoissard au clbre Htel Pimodan de lle Saint-Louis Paris : il taitfrquent par des artistes et des crivains, tels Baudelaire, ThophileGautier, Eugne Delacroix, Honor Daumier, Grard de Nerval,Alexandre Dumas pre, Balzac et dautres encore. On a limpressionque lusage de la drogue tait devenu dj alors presque un style devie

    Si on lit ce que dclarent des artistes et des crivains qui ont vcucette exprience, on en retire clairement la conviction quils ont voyag galement un stade profond. Les Franais, par exemple,comme Baudelaire et Gautier, qui consommaient surtout du haschich,en prenaient probablement des doses trs fortes parce que ce nestquainsi que le haschich permet de descendre au niveau profond. Soneffet est, en tout cas, plus stimulant et amplificateur que cratif. cepropos, les considrations de Walter Benjamin sont intressantes : ilavait essay en personne le haschich, en en prenant par voie orale, et ilvoulait crire sur ce sujet un livre auquel il accordait une grandeimportance. Malheureusement, nous nen avons quune centaine depages.

    Mais de quelle manire les substances stupfiantes peuvent-ellesstimuler et amplifier la crativit artistique naturelle ?

    Il nest pas facile de gnraliser, parce quon risque de faire de la

  • littrature. Je peux dire ce que moi, jai prouv. Dans mon premiervoyage, javais pris une dose cinq fois suprieure la normale, et ce futvraiment une exprience existentielle. Ma conscience taitcompltement transforme. Jtais boulevers et dsorient au pointque je ne savais plus o je me trouvais. Javais limpression dtredevenu fou et dtre proche de la mort. Dans cette escalade jusquauxlimites de ce qui est perceptible, ma sensation est que lon a unestimulation de la crativit. En revanche, avec des doses infrieures,jai voyag plutt dans la dimension esthtique. Il ny a pas de douteque sur ce plan limagination et le fantasme reoivent des stimuliinattendus et imprvisibles.

    Qui mnent quoi ?Cela peut aisment conduire lexprience mystique. Lexprience

    de la beaut est au fond une exprience mystique. Mme dans ce cas,les hallucinognes fonctionnent comme de puissants stimulants. Ce quiest particulirement impressionnant, cest la perception amplifie descouleurs et des sons. Je me rappelle quune fois, au cours duneexprience, quelques taches taient restes sur la paillasse de monlaboratoire : eh bien, sous leffet du LSD elles se transformrent enformes extraordinairement colores et barioles. Le monde entier mesembla une ronde de couleurs. Ce qui explique la peinturepsychdlique, singularise par la richesse et la vivacit de sa palette.

    On parlait, juste avant, du milieu qui convient pour lexprience.Parmi les lments de laspect rituel, vous dites quil y a aussi unecertaine manire de shabiller. Avec Jnger, vous revtiez des robesdintrieur particulires

    Bien sr, lhabillement aussi fait partie du rituel. Changer devtements est, dune certaine faon, un geste qui symbolise la volontde sortir du quotidien, de la manire ordinaire de voir les choses et dese comporter, pour entrer dans une dimension nouvelle, esthtique,prcisment. Pendant lexprience avec Jnger, celle laquelle vous

  • vous rfrez, nous utilisions une drogue tire dun champignon, selonune vieille recette indienne. Je me rappelle que javais limpressiondtre dans une ville morte, sous terre : tout tait abandonn, dsert. Jesentais un vide terrible qui me happait et que je tentais de fuir. Ce futdonc un horror trip. Ce nest que quand le voyage sest termin et queje retrouvai la conscience, que jeus la sensation de la merveille qutaitce monde.

    La mme exprience peut tre vcue de faon diffrente selon quevous tes lintrieur ou lextrieur du voyage ?

    Souvent cest vraiment comme a. Aprs lenfer, on entrevoit nouveau la lumire. Jnger, lui, eut une meilleure exprience, enrichiepar des sensations esthtiques et rotiques. Il avait eu limpression dese retrouver Samarkand, davoir vu des pyramides avec des crnes lintrieur. Il crut quil avait rencontr une magicienne. Aprs levoyage, nous avons discut jusquau cur de la nuit de ce que nousavions prouv, et nous avons essay de comprendre les connexions etles raisons de ce qui stait pass.

    Aprs la fin de lexprience, vous vous tes runis table.Comment a ? Que se produit-il en gnral aprs le voyage ?

    Aprs un voyage, on se sent en forme, on savoure bien plusintensment les gots et on a de lapptit. cette occasion, on a butrois bouteilles de vin sans avoir le moins du monde limpression dtreivres.

    Cet aspect hdoniste nous ramne un peu sur terre. Vous faisiezallusion tout lheure aux hippies. un certain moment, il y eut unvritable plerinage chez vous Comment avez-vous vcu tout cela ?

    Pour les hippies, jtais devenu presque un gourou. Ils venaientchez moi avec lattitude de disciples attendant les formules de la

  • sagesse du matre. Quand jallais en Amrique pour prononcer desconfrences, je rptais constamment que je nintervenais que dans mamodeste fonction de chimiste, et non en gourou. a ne servait rien.Les jeunes ntaient absolument pas intresss par les combinaisonschimiques, quils ne voyaient pas et ne comprenaient pas. Ils pensaientaussitt quelque chose de transcendantal, de mystique. Javaistoujours la plus grande peine leur remettre les pieds sur la terre. Iltait difficile de leur expliquer quil sagissait dune simple substance setrouvant dans la nature, dans certaines plantes dtermines, et quiinteragit avec dautres substances qui sont la base de processuschimiques, stimulant certains centres du cerveau.

    Peut-on dire que le LSD agit sur une partie dtermine ducerveau ?

    Certainement. Pour ltablir, nous avons procd des expriencesparticulires avec du LSD marqu radioactivement, et nous avons putablir dans quelle partie du cerveau il allait se fixer. Nous avonsconstat quil sagit de lhypothalamus, cest--dire de la partie ducerveau qui rgle nos sensations et motions. Alors que la partie osont localises les facults de la pense rationnelle nest pas touche.Cest pourquoi le LSD stimule surtout les expriences motionnelles,faisant merger, sous son effet, les aspects qui, pour ainsi dire, sontrefouls par notre vision du monde quotidien. Le LSD excite surtoutnotre part potique, musicale, paradisiaque.

    Peut-on affirmer que ltude des effets du LSD a eu desconsquences pour la psychologie et ltude de lesprit ?

    Bien sr, le LSD et les substances psychdliques en gnral ont unrle important pour ce type de psychologie transpersonnelle qui, ladiffrence des thories freudiennes, ne vise plus lintrospection, maisla sortie hors de soi, louverture du moi lexprience du tout. Jetrouve aujourdhui fondamentale cette tendance de la psychologie :plus que vers lanalyse, elle se dirige vers une synthse o lhomme et

  • sa conscience souvrent des expriences transpersonnelles. En vertude cette disposition universelle, cosmique, o nous parvenons noussentir comme une partie du tout, il est important de bien poser que leslments dont nous sommes faits sont les mmes dont est constitue lanature et que, en nous tout comme dans la nature, apparaissent lesmmes combinaisons chimiques, et donc quil y a une affinit profondequi relie tous les tres.

    Mais le LSD est quelque chose dartificielJusqu un certain point. Mme le LSD, quoique produit par

    synthse chimique, est une substance quon trouve dans la nature.Sous son effet, on exprimente, sur le plan motionnel, en y prenantvraiment part, laffinit qui nous lie la nature. On a limpression dtreplong dans la totalit de ltre, de sidentifier au tout. Et il y a uneprofonde diffrence entre lexprience motionnelle de cette identitet sa pure description abstraite, philosophique. Ce serait comme devouloir illustrer les couleurs pour un aveugle : les mots seuls nepermettront jamais de comprendre ce quelles sont.

    Vous recommanderiez donc cette exprience ?Prcisment une poque comme la ntre, o prdominent les

    valeurs du matrialisme et de lindividualisme, une telle exprience estintensment souhaitable. En ce sens, Jnger prconise carrmentlavnement dune re nouvelle qui amnera de nouvelles valeurs. Jecrois quune de ces valeurs novatrices est la relativisation delindividu : il ne sera plus au premier plan, mais il sentira quil neformera quun avec lunivers. La vision future du monde devradpasser quelques dualismes dominants dans la faon actuelle depenser, par exemple la dualit rigide sujet-objet, ou la sparation delesprit et de la matire, ou encore la division problmatique entrecorps et esprit. Et je suis convaincu que des substances comme le LSDpeuvent avoir une grande importance pour transmettre ce sentimentdappartenance cosmique.

  • Selon vous, lusage du LSD que firent les hippies tait dj de cetype, autrement dit avait les traits du mysticisme et de lexpriencetranspersonnelle, ou ntait-ce pas plutt une simple recherche duplaisir, un pur hdonisme ?

    Jen ai longuement discut avec Kernyi quand nous tions encontact pour les recherches sur le breuvage sacr employ par lesGrecs dans les Mystres dleusis.

    Comment vous tes-vous connus ?Cest lui qui ma crit, aprs ma dcouverte du LSD, pour me

    raconter ses recherches sur les Mystres dleusis et me demander desrenseignements sur dventuelles herbes ou substances qui pouvaientavoir t utilises pour prparer le Kykn, la potion sacre employedurant le rite qui procurait lexprience de lextase. Il voulait savoir sila composition chimique de ces substances tait analogue celle duLSD. Un problme dont stait occup galement le mythologue,romancier et pote Robert Graves. Ds ses annes de jeunesse, passesdans le Pays de Galles, il avait expriment leffet des champignonshallucinognes et il avait envie denquter pour savoir si uneexprience similaire avait t prsente galement dans la religiongrecque archaque et dans les civilisations prcolombiennes.

    Comment avez-vous procd dans votre recherche ?Dj lpoque de mes tudes au lyce, le mot leusis avait eu

    pour moi une sonorit magique, sans que jaie la moindre ide de ceque pouvaient tre les Mystres dleusis. Mais ce fut suffisant pouraccueillir avec enthousiasme linvitation de Kernyi enquter avec luisur le sujet. Il est vraiment stupfiant de considrer quel profondbesoin dextase nourrissait chez les Grecs cette grande tradition desmystres. Songez quelle dura de faon ininterrompue pendant prs dedeux mille ans, jusquau moment o, la fin du IVe sicle, le roi des

  • Goths Alaric dtruisit le temple dleusis, et que les moines sa suitecommencrent christianiser la Grce.

    Linitiation avait lieu dans ce temple ?Tous les ans, au mois de septembre, les sujets initier,

    prslectionns, taient introduits aux Mystres : aprs uneprparation soigne, ils restaient durant toute la nuit dans letlsterion, la salle du temple dleusis rserve linitiation, et ils ensortaient radicalement transforms par la vision (epoptia) des chosessacres (ta hiera) dont ils avaient t foudroys. Avec Kernyi, jaitravaill comprendre quels ingrdients taient utiliss dans laprparation du Kykn. Sur la base de linterprtation de certainstextes et de certaines images, en particulier en suivant lHymnehomrique Dmter, o lon affirme quil se composait dorge (alphi),de menthe (glechon) et deau, Kernyi avana lhypothse selonlaquelle la plante psychotrope utilise aurait t une sorte de menthe.Il pensa mme que ce pouvait tre un fraisier. Une fois ces vgtauxidentifis, je les analysai en laboratoire, mais cela ne rvla la prsencedaucune substance hallucinogne.

    Quavez-vous fait alors ?Rien. Nous tions dans une impasse, puisque notre hypothse

    ntait pas confirme. Plus tard toutefois Robert Gordon Wasson unbanquier qui avait pous une Russe experte en champignonshallucinognes et qui devint lui-mme un des meilleurs connaisseursde plantes psychotropes, et dune science quil fut le premier appelerethnomycologie se rclamant des tudes de Robert Graves, aveclequel il tait personnellement en contact, et dethnologues commeGeorges Dumzil, soutint que les religions antiques drivaient de cultesarchaques fonds sur lusage de lAmanita muscaria et autreschampignons hallucinognes. Quant leusis, il raffirma lhypothseselon laquelle le Kykn devait contenir une substance hallucinognesemblable au LSD. Et il y eut ici de nouveau une heureuse concidence.

  • Pour ltude de lacide lysergique, nous avions fait recueillir par nosbotanistes tous les types de champignons de lergot de seigle et nousavions trouv dans les rgions mditerranennes une herbe sauvagetrs rpandue, livraie, plus prcisment, la mauvaise ivraie , cellequi, en botanique, est classe sous le nom de Lolium temulentum.

    La plante qui, dans la Bible, est appele la zizanie ?Tout fait. Elle est entre dans limaginaire occidental grce la

    parabole de Jsus, rapporte par saint Matthieu, selon qui le Royaumedes cieux est pareil un homme qui a bien sem dans son champ. Maisla nuit venue, son ennemi surgit et y sme de livraie. Ziznion est lenom grec utilis par saint Matthieu, lolium le mot latin de la vulgate.Une plante fatale, devenue le symbole du vice et du mal.

    Nous vous avons interrompu dans votre rcitLivraie est souvent atteinte dergot, cest--dire du sclrote dun

    champignon parasite connu sous le nom de Claviceps purpurea. Il estvnneux, au point que la farine de bl, si elle est mlange celle delivraie, produit une intoxication, quon appelle celle de l ivraieenivrante . Eh bien, jai dcouvert que la Claviceps purpureacontenait des combinaisons chimiques trs voisines de celles du LSD etproduisait sur le psychisme des effets analogues.

    Ce fut une confirmation pour vous ?Bien sr, parce que cela renforait lhypothse que nous avions

    avance, savoir que les prtres qui clbraient le culte de Dmterutilisaient ce type de champignon pour prparer le breuvage sacr, base de graminaces, qui tait bu durant les Mystres. Ils taientprobablement en mesure de sparer les alcalodes hallucinogneshydrosolubles contenus dans le champignon, cest--dire lergine etlergonovine, des composants toxiques non solubles dans leau, cest--

  • dire lergotamine et lergotoxine. Avec Gordon Wasson et CarlA.P. Ruck, spcialiste de culture antique et enseignant Boston, nousavons men des recherches ultrieures, par la suite prsentes dans unlivre, o nous appuyions notre thse dune manire je pensesatisfaisante et jetions un jour nouveau sur le rite des Mystresdleusis Cela saccorde bien du reste avec tout le cycle du mythe :Dmter est la desse des moissons, du bl, qui se tapit dans le ventrede la terre pour renatre plus tard. Or, sous leffet du LSD, on aeffectivement le sentiment de descendre dans les enfers, danslobscurit, pour ensuite remonter la lumire du jour et serenouveler.

    Pensez-vous que Pindare, Sophocle, Platon, Pausanias, lempereurMarc Aurle aient t tous initis et aient connu lusage de cettesubstance ?

    Oui, je crois que chacun deux, dans la mesure o il avait t initiaux Mystres dleusis, avait fait, au moins une fois dans sa vie,lexprience de lhallucination que procurait le Kykn, la potionpsychotrope. Si lon considre les trs rares tmoignages que nousavons cet gard les initis au rite taient contraints au silence,parce que les choses sacres dleusis taient arrheta, indicibles , etaporrheta, telles quon ne devrait pas en parler , nous avons uneide de la grande importance que les Mystres revtaient pour eux.Cicron, par exemple, dit quil na appris que par cette expriencecomment vivre et quil a compris do nous venons et vers o nousallons. Liniti tait touch par une vritable exprience mystique. Ilavait une illumination qui librait lexistence individuelle.

    Par la suite, vous avez tudi lusage des substances psychotropesdans dautres civilisations

    Le succs obtenu dans ltude des Mystres dleusis par rapportaux informations que je possdais sur le LSD me conduisit me lancerdans des enqutes analogues concernant les drogues magiques utilises

  • par les Indiens du Mexique : le champignon teonanacatl, les graines delololiuhqui et les feuilles dune espce de sauge, la Ska Maria pastora.Je me suis tout dabord intress au problme des champignons sacrset au principe actif quils contenaient, lequel produit des hallucinationssemblables celles du LSD. En Amrique, on avait dj ramass etanalys ces champignons, du genre Psilocybe mexicana, mais on nyavait pas trouv de principes actifs.

    Et quelles furent alors vos hypothses ?Les connaissances que javais acquises dans mes recherches sur le

    LSD me furent, dans ce cas galement, dune grande utilit. Javaisvrifi que les effets hallucinognes du LSD, les transformations destats de conscience quil provoquait ntaient pas observables chez lesanimaux de la mme manire que chez lhomme. Les effets psychiquesdu LSD se manifestaient de manire diffrencie chez cet tresingulirement dot dune forme de conscience volue questlhomme. Ctait probablement l la raison pour laquelle lesprcdentes recherches menes dans des laboratoires amricains surdes animaux afin disoler les substances actives des champignonsnavaient rencontr aucun succs. Dans lanalyse du champignonteonanacatl, mes assistants et moi-mme avons servi de cobayes, etnous avons t en mesure disoler sous forme cristallise la substanceactive des effets hallucinognes que jai appele psilocybine . Par lasuite, je me suis occup des graines dololiuhqui et jai dcouvert que lacomposition chimique du principe actif qui y tait contenu taitpresque identique celle de lergot de lherbe sauvage employe leusis.

    Aujourdhui, lhallucination obtenue au moyen de substancescomme le LSD na plus aucun sens sacr, la diffrence de ce quipouvait avoir lieu leusis ou chez les Indiens, mais cest uncomportement fondamental li une culture de consommation etdhdonisme de masse.

  • En effet, cest l que se trouve labus. Sur un autre plan, la mmetransformation de substance sacre forme de consommation sestproduite avec le tabac. Chez les Indiens, fumer le tabac constituait unrite, alors que de nos jours, pour nous, le tabac est un produit deplaisir, de large consommation, qui par ailleurs met en jeu dnormesintrts. Notre socit a entran une sorte de profanation et debanalisation de ces substances. Les Indiens disaient : Si lon gote auchampignon sans le rituel, cest--dire sans le jene et la prire, il sevenge et rend fou ou tue qui en prend. Lusage de ces drogueshallucinognes tait donc rgl dans un contexte religieux et socialbien prcis. Chez nous, en revanche, que se passe-t-il ? Les gensconsomment la drogue nimporte o, sans aucun discernement, dans larue, en discothque, o a leur chante. Il ny a plus ni prparation nicontrle et en ce sens on peut parler de profanation et dabus. En outreles drogues sont aujourdhui mlanges entre elle, dans la lgret etlindiffrence, comme sil sagissait dun simple moyen dobtenir duplaisir. Cette consommation sans discrimination est sans aucun doutedangereuse et condamnable.

    Mais alors comment pouvez-vous vraiment croire que dessubstances comme le LSD changent notre vision du monde ?

    Abandonner les divers dualismes comme je disais estaujourdhui un bon signe. La drogue ne peut pas tre une fin

    Que pouvez-vous nous dire encore de lexprience que vous avezfaite au Mexique ?

    Aprs avoir rsolu le problme de lololiuhqui, Gordon Wasson medit quil y avait une autre drogue sacre sur laquelle faire desrecherches, les feuilles dune espce de sauge appele par les IndiensSka Maria pastora. Il minvita alors au Mexique pour participer aveclui une expdition et mener les recherches ncessaires. Accompagnspar un guide indien et par un interprte, nous avons voyag pendantdes semaines travers des valles perdues o pousse cette herbe et o

  • la population indigne, qui vit dans de petits villages, lutilise commedrogue. Sa prescription est confie un sage ou une sage (sabio ou sabia, en espagnol) qui est galement surnomm(e)curandero ou curandera, cest--dire gurisseur ou gurisseuse, etchez lequel ou laquelle les gens vont rsoudre leurs problmes. Cesorcier, sous leffet de lhallucinogne, leur donne des conseils.

    Un autre mondeLe monde o vit cette population est quelque chose dunique : il y a

    des paysages merveilleux travers lesquels on ne se dplace qu piedou dos de mulet, et les rares personnes quon y croise