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ÉTATS D'URGENCE LE MAL, CET INDÉBROUILLABLE CHAOS . GUY ROORYCK . uestion lancinante et essentielle que celle du mal qui, sous toutes ses formes, hante notre vie propre et celle de ceux qui nous entourent, question globale aussi qui touche le monde comme il va, ses conflits, ses fanatismes de tout bord, ses forfaitures, ses guerres, ses catastrophes naturelles. Par quel bout le prendre ? Par où le mordre de retour ? Comment lui assigner une place, le domestiquer, vivre avec, l'asservir si faire se peut, colmater les brèches par lesquelles il s'insinue dans notre chair ? Comment l'amadouer dans l'intimité de notre âme, lui qui nous blesse de cinglantes souffrances et jette son ombre inquiétante sur notre finitude ? Le tsunami du 26 décembre 2004 a fait ressusciter le trem- blement de terre de Lisbonne de 1755, que Michel Serres évoquait dans un entretien accordé au Figaro. Sommes-nous encore tribu- taires de la pensée des Lumières ? Que dit Voltaire à propos des catastrophes naturelles ? Et si remonter dans le temps signifiait aussi y lire notre possible avenir ? 124!

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Page 1: LE MAL, CET INDÉBROUILLABLE CHAOS...Le tsunami du 26 décembre 2004 a fait ressusciter le trem-blement de terre de Lisbonne de 1755, que Michel Serres évoquait dans un entretien

ÉTATS D'URGENCE

LE MAL,CET INDÉBROUILLABLE CHAOS

. GUY ROORYCK .

uestion lancinante et essentielle que celle du mal qui, soustoutes ses formes, hante notre vie propre et celle de ceuxqui nous entourent, question globale aussi qui touche le

monde comme il va, ses conflits, ses fanatismes de tout bord, sesforfaitures, ses guerres, ses catastrophes naturelles. Par quel boutle prendre ? Par où le mordre de retour ? Comment lui assignerune place, le domestiquer, vivre avec, l'asservir si faire se peut,colmater les brèches par lesquelles il s'insinue dans notre chair ?Comment l'amadouer dans l'intimité de notre âme, lui qui nousblesse de cinglantes souffrances et jette son ombre inquiétante surnotre finitude ?

Le tsunami du 26 décembre 2004 a fait ressusciter le trem-blement de terre de Lisbonne de 1755, que Michel Serres évoquaitdans un entretien accordé au Figaro. Sommes-nous encore tribu-taires de la pensée des Lumières ? Que dit Voltaire à propos descatastrophes naturelles ? Et si remonter dans le temps signifiaitaussi y lire notre possible avenir ?

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ETATS D'URGENCELe mal,cet indébroin"! labié chaos

1er juillet 1766. Jean-François Le Febvre, chevalier de LaBarre, subit le châtiment réservé aux coupables de crime deblasphème. La justice du roi l'accuse d'actes impies, en particulierd'avoir lacéré de coups de couteau le crucifix de bois ornant lepont de la cité d'Abbeville. Après lui avoir fait subir la question,ses bourreaux lui arrachent la langue, lui coupent les poignets,puis la tête. Son corps est brûlé en même temps qu'est lacéré etjeté sur le même bûcher le Dictionnaire philosophique de Voltaire,dont on avait trouvé un exemplaire dans la chambre du chevalier.Celui-ci meurt ainsi à l'âge de 19 ans après un procès bâclé, unsimulacre de justice dont Voltaire prouvera l'iniquité. Le chevalierde La Barre deviendra un siècle plus tard une sorte d'icône duparti républicain et les anticléricaux iront jusqu'à lui dédier unestatue au pied du Sacré-Cœur de Paris en réponse en quelque sorteà ce monument que les catholiques avaient érigé afin d'expier cequ'ils appelaient les « crimes de la Commune » (1).

La présence du Dictionnaire philosophique au cœur, de cettetragédie intrigue davantage que le destin malheureux du pauvrechevalier. L'ouvrage, dont l'édition originale parut sans nom d'au-teur en 1764, connut plusieurs condamnations, et Voltaire le rema-nia à maintes reprises au fil de rééditions multiples. Si son modèleest le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle, Voltaireopte pour une forme plus incisive, persuadé qu'une parole percu-tante passe par un format plus réduit : « Jamais des volumes in-folio, écrit-il à d'Alembert, ne feront de révolution, ce sont lespetits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre. » LeDictionnaire philosophique portatif, « for thé pocket » dit la traduc-tion anglaise, traite le problème du mal et de son origine non à lalettre m comme le lecteur pourrait s'y attendre, mais sous le voca-ble « bien », qui est suivi des mots « tout est » placés entre paren-thèses. Tout est bien est le cri de ralliement ce ceux qu'on appelleà l'époque les « optimistes ». Ceux-ci, de nationalité anglaise pourla plupart, sont les émules et les continuateurs du mathématicienet métaphysicien allemand Leibniz. Aristocrates comme lordShaftesbury ou lord Bolingbroke, écrivains comme le poèteAlexander Pope, ils vulgarisèrent les idées de Leibniz, décédé en1716, en les adoptant à une vision déiste de l'univers. « Whateveris, is right », résume Pope dans son Essay on Man : les souffrances

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HAISOEÊENÇE.Le mal. 'cet Indébrouillable chaos

individuelles des hommes entrent dans les rouages complexesd'un ordre général harmonieux, d'une nature rationnelle dont ondécèle petit à petit les mystères grâce aux progrès de la science.Leibniz avait parlé d'un ordre optimum, créant ainsi un néolo-gisme sur le latin optime (« meilleur »), que les Anglais, puis lesFrançais, adoptèrent dans leur langue respective. L'optimisme étaitné, théologique chez Leibniz, déiste chez Pope ; le mot entre dansla langue française en 1737 et porte donc à l'origine une marqueexclusivement philosophique. Voltaire, exilé à Londres en 1726,sera dans un premier temps fasciné par l'aspect rationnel du systèmeleibnizien, qui correspond par ailleurs à son tempérament hédo-niste. « Le XVIIIe siècle français ne peut pas trouver la vie mauvaiseet la raison impuissante », écrit Gustave Lanson (2). Aussi le pre-mier adversaire que s'est désigné Voltaire, ce n'est pas Leibniz,mais Pascal et le parti janséniste, encore puissant à l'époque, sur-tout parmi les légistes et les parlementaires. Aux noires fulguran-ces de Pascal, dont il admire néanmoins l'incontestable génie,Voltaire oppose une philanthropie faite de solidarité humaine etun indécrottable instinct du bonheur. À ses Lettres anglaisesVoltaire ajoutera une vingt-cinquième lettre philosophique danslaquelle il examine de manière critique quelques-unes des Penséesde Pascal. La confrontation est saisissante. Pascal d'abord :

En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme, et ces contrarié-tés étonnantes qui se découvrent dans sa nature ; et regardant tout l'uni-vers muet et l'homme sans lumière, abandonné à lui-même, et commeégaré dans ce recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y estvenu faire, ce qu'il y deviendra en mourant, j'entre en effroi comme unhomme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, etqui s'éveillerait sans connaître où il est, et sans avoir aucun moyen d'ensortir ; et sur cela j'admire comment on n'entre pas en désespoir d'un simisérable état (3).

L'auteur des Provinciales prolonge la veine augustinienneselon laquelle la nature humaine serait aveugle et de fait radicale-ment mauvaise. Seule la grâce peut la racheter, et encore igno-rons-nous qui la reçoit en partage. Voici comment réagit Voltaire :

Pour moi, quand je regarde Paris ou Londres, je ne vois aucuneraison pour entrer dans ce désespoir dont parle M. Pascal ; je vois une

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ville qui ne ressemble en rien en une île déserte ; mais peuplée, opulente,policée, et où les hommes sont heureux autant que la nature humaine lecomporte. /...] Pourquoi nous faire horreur de notre être ? Notre existencen'est point si malheureuse qu'on veut nous le faire accroire. Regarderl'univers comme un cachot, et tous les hommes comme des criminelsqu'on va exécuter, est l'idée d'un fanatique ; croire que le monde est unlieu de délices où l'on ne doit avoir que du plaisir, c'est la rêverie d'unsybarite. Penser que la terre, les hommes et les animaux sont ce qu'ilsdoivent être dans l'ordre de la Providence, est, je crois, d'un hommesage (4).

Voltaire est tout prêt ici à admettre un « ordre du monde »relativement harmonieux, ou du moins dans lequel chaque élé-ment est à sa place : « Tous les hommes sont faits comme les ani-maux et les plantes, écrit-il encore, pour croître, pour vivre un cer-tain temps, pour produire son semblable et pour mourir. [...] Aulieu donc de nous plaindre du malheur et de la brièveté de la vie,nous devons nous étonner et nous féliciter de notre bonheur et desa durée. (5) • Ne voilà-t-il pas les propos de ce qu'on appelleraitaujourd'hui précisément un optimiste ? Voltaire fait preuve d'unbon sens à la Montaigne et refuse, comme lui, les absolus et lesexcès pour accepter en revanche l'ordre naturel des choses, toutimparfait qu'il soit.

Vertu et vice voisinent,pur et impur s'amalgament

Dans le bref conte orientaliste qu'il fait paraître en 1748, inti-tulé le Monde comme il va, Voltaire met en scène Ituriel, un puis-sant génie qui règne sur les empires de l'Asie. Cet Ituriel se lamentesur les mœurs dissolues des Persans et ordonne par conséquentau Scythe Babouc de faire une enquête sur les folies et les excèscommis à Persépolis, qu'il envisage de châtier, et même peut-êtrede détruire. Le brave Babouc, après avoir été témoin de la bêtise,des errements et des chagrins des Perses - entendons des Français -observe aussi que leur habileté, leur éloquence, leur sens de lajustice, leur sagesse, pour être relatifs n'en sont pas moins passa-blement efficaces. Il en conclut que vertu et vice voisinent, que

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pur et impur s'amalgament. Aussi plutôt que d'écrire un rapportcirconstancié, fait-il fabriquer par le meilleur fondeur de Persépolisune statuette « composée de tous les métaux, des terres et despierres les plus précieuses et les plus viles ». Il la porte ensuite àIturiel : « Casserez-vous, dit-il, cette jolie statue parce que tout n'yest pas or et diamants ? » Et le conte se termine ainsi : • Iturielentendit à demi-mot : il résolut de ne pas même songer à corrigerPersépolis, et de laisser aller le monde comme il va. Car, dit-il, sitout n'est pas bien, tout est passable. (6) »

Pascal et Voltaire tombent d'accord sur le diagnostic de l'im-pureté du monde, mais ils sont diamétralement opposés dans leursconclusions. « Nous n'avons ni vrai ni bien qu'en partie, et mêlé demal et de faux », se lamente Pascal (7), voyant là les stigmatesd'une corruption, d'une chute, d'une nature antérieure, dont l'hommea gardé le secret instinct. Voltaire, pragmatique, se moque de cethypothétique état de grandeur disparu et observe qu'il y a « bien del'orgueil et de la témérité à prétendre que par notre nature nousdevons être mieux que nous ne sommes ». « Ces prétendues contra-riétés, que vous appelez contradictions, réplique-t-il encore àPascal, sont les ingrédients nécessaires qui entrent dans le composéde l'homme, qui est ce qu'il doit être. (8) » Autrement dit, le souve-rain bien, la sagesse suprême sont des miroirs aux alouettes quin'entrent d'aucune façon dans l'ordre du monde tel que le GrandHorloger l'a conçu. C'est aussi ce que finit par percevoir Memnon,le personnage du conte éponyme, qui entreprend d'abord le sotprojet d'atteindre le souverain bien. Après toute une série de déboi-res, un esprit céleste lui rend visite et affirme ignorer sur son étoiletous les malheurs dont lui parle Memnon :

Nous ne sommes jamais trompés par les femmes, parce que nousn'en avons point ; nous ne faisons point d'excès de table, parce quenous ne mangeons point ; nous n'avons point de banqueroutiers, parceque chez nous il n'y a ni or ni argent ; on ne peut pas nous crever lesyeux, parce que nous n'avons point de corps à la façon des vôtres ; et lessatrapes ne font jamais d'injustice, parce que dans notre étoile, tout lemonde est égal (9).

Décidément, la situation de cet esprit venu d'ailleurs nesemble enviable ni à Memnon ni au lecteur. C'est que refuser l'im-

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perfection et poursuivre la chimère du bien absolu revient à refu-ser la vie même. Voltaire ici n'est pas si éloigné de Leibniz, maiscette complicité apparente ne sera que de courte durée et l'affron-tement d'autant plus violent.

Gottfried Wilhelm Leibniz était tout à la fois littérateur,mathématicien, linguiste, historien, logicien, philosophe, juriste,théologien. Contemporain de Newton, il partage avec lui la pre-mière place au panthéon des génies de leur époque. Il correspon-dit avec les savants et les grands de ce monde, imagina le fameuxconcept de « monade » pour cerner l'irréductibilité de l'individu etdisputa, toujours avec Newton, la primauté de l'invention du cal-cul différentiel. En 1710 il publia un ouvrage retentissant, rédigéen français, intitulé Essais de Théodicée sur la bonté de Dieu, laliberté de l'homme et l'origine du mal.

Tout avait commencé par un traité dû à la plume d'unévêque anglican, William King, qui avait tenté en 1702 de démon-trer que l'existence d'un Dieu infiniment bon n'était pas en contra-diction avec la souffrance et la culpabilité des humains. Son Deorigine mali irrita cependant Pierre Bayle, qui voyait mal commentdémontrer sur une base purement rationnelle qu'un Dieu infini-ment bon et omnipotent pouvait tolérer la souffrance humaine.Aussi affirme-t-il dans sa Réponse aux questions d'un provincial(1704) « qu'entre religion et philosophie, il n'y a pas de communemesure ». Pour Bayle, « la Révélation est indémontrable » ; la foi etla raison cheminent toutes deux séparément, leurs voies ne sauraientcoïncider. Les deux matrices de notre civilisation occidentale,l'Antiquité et le christianisme, appréhendent en fait la réalité par letruchement de deux instruments de fort différente nature, la foid'une part, qui ne s'explique pas et qui s'appuie sur une révéla-tion, la raison d'autre part, qui travaille par hypothèses et s'appuiesur une logique de démonstrations. La foi longtemps prédomine etimpose sa loi et ses dogmes, même et y compris lorsqu'elle redé-couvre vers le début du XIIe siècle la pensée grecque. Lorsqu'unAnselme de Cantorbéry affirme, par exemple, à cette époque, credout intelligam, « je crois afin de comprendre », il résume par cettepercutante formule une hiérarchie fort claire où la philosophie sertà approfondir une foi qui est première et sans laquelle, de toutemanière, l'univers demeurerait un chaos obscur. Cette position

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ancillaire, la raison s'y soumettra un temps, mais elle acquerra len-tement une autonomie que l'Église tentera de combattre, parfoislors de procès hautement symboliques, comme celui contreGalilée. Ce combat sera d'autant plus féroce que l'ordre politiquede l'Ancien Régime trouve sa légitimité et son assise dans les pré-misses religieuses qui se concrétisent en France dans la monarchiede droit divin. La « crise de la conscience européenne », pourreprendre la célèbre formule de Paul Hazard (10), n'est autre quele dernier soubresaut de l'ancien système qui se défend non enattaquant la raison de front en tant que rivale, mais en tâchant aucontraire de l'annexer comme alliée.

Quand Lisbonne tombe en ruine

Ainsi Leibniz fait-il précéder sa Théodicée d'un discoursemblématique qui prend l'exact contre-pied de la thèse de Bayleet qui a pour titre « De la conformité de la foi avec la raison ».Cette conformité n'est pas nouvelle. Descartes, par exemple, affirmeavec netteté dans sa Méditation cinquième que « la certitude et lavérité de toute science dépend de la seule connaissance du vraiDieu » (11). Pour Poratorien Malebranche, « s'il est vrai que la rai-son à laquelle participe tous les hommes est universelle, s'il estvrai qu'elle est immuable et nécessaire, il est certain qu'elle n'estpoint différente de Dieu même : car il n'y a que l'être universel etinfini qui renferme en soi-même une raison universelle et infinie »(12). Leibniz œuvre dans le même sens : il interprète l'universcomme une création émanant de la raison divine. La nature peutse lire comme un modèle mathématique élaboré à partir d'une suitecombinatoire de possibles au sein de laquelle le mal a sa placelogique. C'est ce système de possibles qui influencera les optimis-tes et même un temps séduira Voltaire, qui connaissait personnel-lement Bolingbroke et Pope, dont il fréquentait aussi la prose sansdéplaisir.

Un événement pourtant cristallisera réticences et réserveslatentes qui se mueront en critique acerbe à l'égard du Tout estbien, faisant de Voltaire l'ennemi acharné du clan des optimistes.

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Le 1er novembre 1755 une des plus riches capitales d'Europe estrayée de la carte. Un tremblement de terre, suivi d'un raz-de-marée et de toute une série d'épidémies fait près de trente millevictimes. L'opulente Lisbonne n'est plus qu'une ruine. Quelle placeassigner à cette tragédie dans le meilleur des mondes leibniziens ?Voltaire évacue sa bile. Dans des lettres d'abord, adressées à sescorrespondants habituels, où il fait part, au débotté, d'une indigna-tion toute fraîche, ainsi, par exemple dans ce mot du 24 novembreenvoyé au banquier lyonnais Jean-Robert Tronchin :

Voilà, Monsieur, une physique bien cruelle. On sera bien embar-rassé à deviner comment les lois du mouvement opèrent des désastres sieffroyables dans le meilleur des mondes possibles. Cent mille fourmis,notre prochain, écrasées tout d'un coup dans notre fourmilière et la moitiépérissant sans doute dans des angoisses inexprimables au milieu des débrisdont on ne peut les tirer ; des familles ruinées aux bouts de l'Europe, lafortune de cent commerçants de votre patrie abîmée dans les ruines deLisbonne. Quel jeu de hasard que le jeu de la vie humaine (13) !

Puis il se lance dans la rédaction de trois ouvrages succes-sifs, de nature fort différente. Le Poème sur le désastre de Lisbonned'abord, qui paraît dès 1756, un texte dont les alexandrins partenten rangs serrés à l'assaut de l'optimisme :

« Tout est bien, dites-vous, et tout est nécessaire »Quoi ! L'univers entier sans ce gouffre infernal,Sans engloutir Lisbonne, eût-il été plus mal ?Êtes-vous assurés que la cause éternelle,Qui fait tout, qui sait tout, qui crée tout pour elle,Ne pouvait nous jeter dans ces tristes climatsSans former des volcans allumés sous nos pas (14) ?

Ensuite Voltaire donne la charge dans une œuvre qu'il désa-vouera en la qualifiant de • coïonnerie », et qui n'est autre que sonvirevoltant, grinçant et célèbre Candide ou De l'optimisme, quiparaît en février 1759. Dernière estocade enfin, il rédige au débutdes années 1760 son Dictionnaire philosophique, dans lequel l'arti-cle « Tout est bien » ridiculise Leibniz et les siens.

Les reproches rassemblés dans ces textes permettent demieux saisir l'aspect pernicieux du système leibnizien, la burlesque« métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie » qu'enseigne Pangloss

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à Candide. Leibniz, à la lettre, ne nie pas le mal, bien au contraire,il offre à ses lecteurs une taxinomie assez exhaustive, élaborée entrois plans : le mal physique des souffrances et des maladies, lemal moral, qu'il appelle aussi « péché », cortège de traîtrises quel'on s'inflige à soi et que l'on fait subir au prochain, et le malmétaphysique enfin, qui est celui de la finitude, indélébile présen-ce de la mort dans tout acte de vie. Le mal, pourtant, à un secondniveau, se voit en quelque sorte relativisé à l'extrême. Il entre dansl'implacable logique du meilleur des mondes possibles et estnécessaire à l'équilibre de l'ensemble. « Lisez Shaftesbury », ditVoltaire dans Tout est bien, et en particulier cet extrait desCharacteristics on Men, Manners, Opinions-Times, • vous y verrezces propos » :

On a beaucoup à répondre à ces plaintes des défauts de la nature.Comment est-elle sortie si impuissante et si défectueuse d'un être parfait ?Mais je nie qu'elle soit défectueuse... Sa beauté résulte des contrariétés,et la concorde universelle naît d'un combat perpétuel... Il faut quechaque être soit immolé à d'autres : les végétaux aux animaux, les ani-maux à la terre... ; et les lois du pouvoir central et de la gravitation, quidonnent aux corps célestes leur poids et leur mouvement, ne serontpoint dérangés pour l'amour d'un chétif animal qui, tout protégé qu'il estpar ces mêmes lois, sera bientôt par elles réduit en poussière (15).

L'on ne saurait surévaluer l'importance des découvertes deNewton si l'on veut saisir avec exactitude la formule du meilleurdes mondes possibles. Voltaire consacre une de ses Lettres anglaisesau célèbre savant, lettre qui contient d'ailleurs la fameuse anecdotede la pomme et de la découverte des lois de la gravitation, - j'yreviens dans un instant. L'ardente madame du Châtelet, férue desciences exactes et de physique et avec qui Voltaire entretint uneliaison de vingt ans, fut la première à traduire Newton en français,et Voltaire lui-même annota les principaux ouvrages du physicienet composa un traité intitulé Éléments de la philosophie de Newton.La Philosophiae naturalis principia mathematica parut en 1687 etdémontre que la « philosophie naturelle » - entendons la physique -fonctionne sur un modèle mathématique. La légendaire pommetombe, attirée par le centre de la Terre. La Lune, en fait, tombeelle aussi, conformément au même principe, mais - et c'est là la

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découverte fondamentale de Newton - comme les corps s'attirentavec une force inversement proportionnelle au carré de leur dis-tance, la Lune étant 60 fois plus distante du centre de la Terre quela pomme, elle est attirée 3 600 fois moins et gravite autour de laTerre dans ce que l'on pourrait appeler une chute permanente. Sidonc un quidam a la malheureuse idée de remplacer une tuile dutoit de sa demeure et que, par inadvertance, il glisse sur un peude mousse et se fracasse le crâne trois étages plus bas, laissantune veuve et trois orphelins, c'est merveille puisque sa chuterépond exactement aux lois de la gravitation des corps célestes. Lemalheur individuel est un bien général, le mal particulier résulted'une harmonie universelle. Le Dieu de Newton et de Leibniz acréé un monde à partir d'une combinaison de possibles où le mala sa place logique.

L'irréductibilité du mal

En 1735, Chardin peint une toile, aujourd'hui au musée d'Artancien de Glasgow, où l'on voit une femme prenant du thé dansune tasse de porcelaine de Chine. À l'époque l'engouement pourla porcelaine en provenance de l'Extrême-Orient atteint son com-ble. Les aristocrates et les bourgeois nantis se doivent de posséderdes objets de porcelaine. C'est même pour éviter la « forte hémor-ragie de devises » que l'Europe favorisera la fondation de manufac-tures nationales, comme celle de Sèvres en France (16). Àl'époque, la tasse de porcelaine est considérée, de tous les objetspossibles, comme le meilleur pour boire le thé : elle garde la cha-leur, elle est réutilisable, elle a des qualités esthétiques qui en fontun objet précieux, elle témoigne du goût et des moyens de sonpropriétaire. Elle est aussi fragile, certes, mais ôter cette faiblessereviendrait à remettre en question son existence même. Il en va demême, on l'aura compris, pour le mal sur terre qui, dans cetteoptique, est nécessaire à la meilleure combinaison des mondespossibles et devient in fine un bien. C'est ce détournement desens que conteste Voltaire. L'ironie voltairienne fait la démonstra-tion de ce qui chez Leibniz est une perversion du sens. « Qu'est-ce

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que l'optimise ?, disait Cacambo. - Hélas ! dit Candide, c'est larage de soutenir que tout est bien quand on est mal. (17) »

À tout prendre, Voltaire préfère encore l'histoire du péchéoriginel, qui s'inscrit dans une longue tradition humaine présentantla nature comme meurtrie, et par là même prenant acte du mal entant que mal :

Les hommes de tout temps, et de toutes les religions, écrit-il aupasteur Élie Bertrand, ont si vivement ressenti le malheur de la naturehumaine qu'ils ont tous dit que l'œuvre de Dieu avait été altérée. Égyp-tiens, Grecs, Perses, Romains, tous ont imaginé quelque chose d'appro-chant de la chute du premier homme. Il faut avouer que l'ouvrage dePope détruit cette vérité et que mon petit discours y ramène (18).

Et Voltaire le déiste de s'indigner non sans sarcasme queLeibniz « sape la religion chrétienne par ses fondements » (19),puisque le péché originel entre dans l'harmonie universelle et quele mal est par conséquent présenté comme nécessaire au déroule-ment des projets providentiels, réduisant l'homme à une marion-nette exécutant les lois divines. Si Voltaire, plus fondamentale-ment, réfute la théodicée leibnizienne et sa vulgarisation optimiste,c'est que celles-ci sont à la fois inutiles, inhumaines et totalementinefficaces. Inutiles, parce que la souffrance individuelle rythmenos existences et que l'harmonie globale n'est guère consolante,quoiqu'en pense Jean-Jacques Rousseau, qui prendra la défensede Pope. Tout lecteur de Candide s'en rend compte avec un amu-sement mêlé de frayeur qu'analyse Jean Starobinski, qui voit dansl'ironie voltairienne comme un fusil à deux coups : les mésaventu-res que vit Candide dénoncent toutes - premier coup - l'illusionoptimiste, mais le récit dénonce tout autant - second coup - lesaventures elles-mêmes, sorte de cortège d'ignominies plus horri-bles les unes que les autres (20). L'origine du mal est un mystèreopaque que Leibniz obscurcit davantage à coup de formules creu-ses ; le mal lui-même est un • indébrouillable chaos » dans lequelles optimistes s'enferrent de plus belle à force d'arguments spé-cieux. Leur interprétation du mal est en outre inhumaine, car elledécrit l'univers comme une gigantesque anamorphose dont Dieuseul détient la clé. L'harmonie étant globale, elle n'a de réalité quedu point de vue de Dieu, dans un ailleurs ou un après où l'homme

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perd pied. Plus grave encore, le tout est bien désarme les hommesde l'énergie dont ils ont besoin pour mener leur combat contre lesinjustices et les forfaits commis par leurs semblables. Car à quoibon lutter contre les crimes s'ils s'inscrivent comme tout le restedans la nécessité des enchaînements ? Pour Voltaire, il s'agira dene point assimiler le tremblement de terre de Lisbonne à la guerrede Sept Ans dans laquelle l'Europe s'engouffre à l'époque et dontles hommes seuls sont responsables. Dès décembre 1755, il veilleà pratiquer une nette distinction :

Je plains comme vous les Portugais, écrit-il à l'un de ses cor-respondants ; mais les hommes se font encore plus de mal sur leur petitetaupinière que ne leur en fait la nature. Nos guerres égorgent plusd'hommes que les tremblements de terre n'en engloutissent. Si l'on avaità craindre dans ce monde que l'aventure de Lisbonne, on se trouveraitencore passablement bien (21).

Si le Dictionnaire philosophique est brûlé avec le corps duchevalier de La Barre, c'est que Voltaire sépare ordre naturel etordre social établi. Car le modèle leibnizien se lisant comme unetentative de conciliation entre raison et foi, il renforce ce faisant,intentionnellement ou non, un Ancien Régime qui fixe l'état socialdes êtres dans leur naissance,, c'est-à-dire dans un ordre immuablevoulu par le Créateur. La fameuse formule « Écrasez l'infâme » inviteau contraire à combattre le fanatisme, la superstition, les préjugés,l'intolérance, les inquisitions de tous bords, bref les caractéris-tiques de toute idéologie à vocation totalitaire.

Le mal est sur terre, le mal est en nous, répète Voltaire àsatiété, et naît de la rencontre de l'homme avec lui-même et avecses prochains. Rationaliser le mal en système, c'est tenter de résou-dre, de dissoudre même ce qui est à proprement parler inintelligi-ble, c'est professer une pureté qui n'est pas de ce monde et quiexacerbe le mal sous prétexte de l'éradiquer.

Jean Baudrillard écrivait dans le Monde à propos des atten-tats du 11 Septembre que « chercher à imposer un sens » à cetévénement, à lui trouver une interprétation, était un leurre. « Lebien, dit encore Baudrillard, ne réduit pas le mal, ni l'inversed'ailleurs : ils sont irréductibles l'un à l'autre et leur relation inex-tricable. Au fond, le bien ne pourrait faire échec au mal qu'en

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renonçant à être le bien. (22) » Nous voilà donc le dos au mur,face au mal dans ce qu'il a d'insupportable. C'est là notre « humainecondition ».

Un mot encore cependant. À la fin de Candide, les person-nages se retrouvent au bout de leur triste épopée, rassemblés surles rivages de la Propontide, où ils acquièrent une métairie qu'ilss'apprêtent à exploiter. Voici comment Starobinski décrit la petitetroupe : « C'est un bâtard (Candide), entouré d'une prostituée (lavieille), d'un prêtre renégat (Martin), d'un pédant vérole(Pangloss), d'une baronnette profanée et enlaidie (Cunégonde),d'un valet métis (Cacambo) - bref des êtres impurs, coupables,tarés ou tenus pour tels par la morale traditionnelle - qui prennenten charge leur destin, et qui, par ce qu'ils entreprennent, par cequ'ils font de leurs mains, tentent en fin de course d'être moinsmalheureux. Ils s'accommodent d'un pis-aller, qui n'annulerajamais l'usure de la vie. (23) » Dans la mesure où les hommes nes'emparent pas de l'idée du bien pour la réserver à ce qui leur estpropre, reléguant ainsi l'idée du mal au seul domaine de l'exté-rieur ou de l'autre, dans la mesure donc où ils assument leur pro-pre impureté, ils arriveront peut-être à « cultiver leur jardin », c'est-à-dire à pratiquer un autre optimisme que celui de Leibniz, unoptimisme que nous ont légué précisément les Lumières et dontl'écriture de Voltaire témoigne à chaque page, un optimisme quidit que l'homme est perfectible.

1. Cette statue a été fondue lors de la Seconde Guerre mondiale, mais une nouvellestatue en bronze a été inaugurée sur l'ancien socle le 24 février 2002.2. Gustave Lanson, Voltaire, Hachette, 1906, p. 50.3. Voltaire, Lettres philosophiques, dans Mélanges, Paris, Gallimard, « Bibliothèquede la Pléiade», 1965, p. 109.4. Id., p. 110.5. W., p. 121.6. Voltaire, /e Monde comme il va, dans Contes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque dela Pléiade», 1954, p. 87-88.7. Pascal, Pensées, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de laPléiade», 1954, p. 1149.8. Voltaire, Lettres philosophiques, op. cit., p. 121 et 107.9. Voltaire, Memnon, dans Contes, op. cit., p. 93.10. Voir Paul Hazard, la Crise de la conscience européenne, Paris, Boivin, 1935,

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tome I, p. 144-145.11. Descartes, Méditation cinquième, dans Œuvres, Lettres, Paris, Gallimard,« Bibliothèque de la Pléiade », 1953, p. 317.12. Malebranche, De la recherche de la vérité, Paris, André Pralard, 1678, p. 536.13. Voltaire, « À Jean-Robert Tronchin », dans Correspondance choisie, Paris, LGF« Livre de poche », p. 453-454.14. Voltaire, Poème sur te désastre de Lisbonne, dans Mélanges, op. cit., p. 305.15. Voltaire, Tout est bien, dans Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier, 1936,p. 30-31.16. Voir les pages consacrées aux porcelaines dans Chardin (catalogue de l'exposi-tion au Grand-Palais), Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1999,p. 43-47.17. Voltaire, Candide, dans Contes, op. cit., p. 197.18. Voltaire, « À Élie Bertrand », dans Correspondance choisie, op. cit., p. 461.19. Voltaire, Tout est bien, dans Dictionnaire philosophique, op. cit., p. 82.20. Jean Starobinski, le Fusil à deux coups de Voltaire, dans /e Remède dans le mal,Paris, Gallimard, « NRF essais », 1989, p. 131.21. Voltaire, « À François-Louis Allamand », dans Correspondance choisie, op. cit.,p. 454.22. Jean Baudrillard, « Esprit du terrorisme », dans te Monde du 2 novembre 2001.23. Jean Starobinski, op. cit., p. 142.

• Guy Rooryck enseigne à de futurs traducteurs et interprètes la culture et la civili-sation françaises dans le cadre d'un professorat à une école supérieure à Gand enFlandre (Belgique).

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