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Le messianisme en Afrique Entretien avec Georges Balandier J. C.: Votre oeuvre a profondément renouvelé non seulement notre connaissance de l'Afrique noire, mais l'approche ethnologique. Vous avez au départ une fonction de philosophe et d'ethnologue. Après de longs séjours en Afrique, Sénégal, Gabon, Congo, Guinée, vous soutenez votre thèse de doctorat en 1954. Vous publiez Sociologie actuelle de l'Afrique noire, livre inaugural dans lequel vous accordez une place essentielle au messianisme 1 . Votre thèse est complétée par la Sociologie des Brazavilles noires. Vous aborderez à nouveau le problème dans Afrique ambiguë. Vous avez été Directeur d'études à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (VIe section) en 1954 et Professeur à la Sorbonne en 1962 où vous inaugurez la première chaire de sociologie africaine. Vous avez publié plusieurs ouvrages, outre une autobiographie Histoire d'Autres, on peut citer en 1967 Anthropologie politique où vous tentez de cerner les rapports entre le pouvoir et le sacré ; en 1971 Sens et puissance où vous vous intéressez à la sociologie des mutations. En 1974, vous faites paraître Anthropologiques où vous investiguez cette fois-ci notre moder- nité occidentale. Avec A. Sauvy, vous introduisez dans le vocabulaire sociologique la célèbre expression de "tiers monde" (1957). Avant d'aborder le thème du messianisme je souhaiterais que vous nous disiez quelques mots des conditions qui vous ont conduit à élaborer le concept de "tiers monde". G. B. : En réalité, le premier inventeur est Alfred Sauvy, mais il avait, en quelque sorte par une amnésie étonnante, oublié sa création. Sauvy m'avait demandé de prendre la direction d'un ouvrage collectif consacré aux "pays sous-développés", comme on le disait au cours des années cinquante. Une fois l'ouvrage achevé, il a évidemment été néces- saire de lui donner un titre. Sauvy m'a alors suggéré: Développement et sous-développement; ce à quoi je lui ai objecté: "Mais non, ça n'accroche pas suffisamment, il vaudrait mieux retenir Le Tiers Monde, d'ailleurs vous y aviez pensé vous-même". C'était, je crois, une simple allusion faite dans un de ses articles de l'ancien Observateur. J. C. : L'expression employée la première fois par Sauvy avait- elle la même signification que celle qu'elle aura par la suite? 1 Paris, PUF, 1955, rééd. 1982; sur le messianisme p. 417-487 surtout. 33

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Le messianisme en Afrique Entretien avec Georges Balandier

J. C.: Votre œuvre a profondément renouvelé non seulement notre connaissance de l'Afrique noire, mais l'approche ethnologique. Vous avez au départ une fonction de philosophe et d'ethnologue. Après de longs séjours en Afrique, Sénégal, Gabon, Congo, Guinée, vous soutenez votre thèse de doctorat en 1954. Vous publiez Sociologie actuelle de l'Afrique noire, livre inaugural dans lequel vous accordez une place essentielle au messianisme1. Votre thèse est complétée par la Sociologie des Brazavilles noires. Vous aborderez à nouveau le problème dans Afrique ambiguë.

Vous avez été Directeur d'études à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (VIe section) en 1954 et Professeur à la Sorbonne en 1962 où vous inaugurez la première chaire de sociologie africaine. Vous avez publié plusieurs ouvrages, outre une autobiographie Histoire d'Autres, on peut citer en 1967 Anthropologie politique où vous tentez de cerner les rapports entre le pouvoir et le sacré ; en 1971 Sens et puissance où vous vous intéressez à la sociologie des mutations. En 1974, vous faites paraître Anthropologiques où vous investiguez cette fois-ci notre moder­nité occidentale.

Avec A. Sauvy, vous introduisez dans le vocabulaire sociologique la célèbre expression de "tiers monde" (1957). Avant d'aborder le thème du messianisme je souhaiterais que vous nous disiez quelques mots des conditions qui vous ont conduit à élaborer le concept de "tiers monde".

G. B. : En réalité, le premier inventeur est Alfred Sauvy, mais il avait, en quelque sorte par une amnésie étonnante, oublié sa création. Sauvy m'avait demandé de prendre la direction d'un ouvrage collectif consacré aux "pays sous-développés", comme on le disait au cours des années cinquante. Une fois l'ouvrage achevé, il a évidemment été néces­saire de lui donner un titre. Sauvy m'a alors suggéré: Développement et sous-développement; ce à quoi je lui ai objecté: "Mais non, ça n'accroche pas suffisamment, il vaudrait mieux retenir Le Tiers Monde, d'ailleurs vous y aviez pensé vous-même". C'était, je crois, une simple allusion faite dans un de ses articles de l'ancien Observateur.

J. C. : L'expression employée la première fois par Sauvy avait­elle la même signification que celle qu'elle aura par la suite?

1 Paris, PUF, 1955, rééd. 1982; sur le messianisme p. 417-487 surtout.

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G. B. : Nous avions tous deux à l'esprit la même référence. Non pas l'idée d'un troisième groupe de nations situées à part des nations de développement dit libéral et des nations de développement dit socialiste ou pays prétendus du "socialisme réel", mais le modèle du "Tiers Etat". C'était en référence au pamphlet de l'abbé Siéyès. Je pensais, par com­paraison, qu'il y avait un "Tiers Etat" des nations et des peuples, qui, au cours des années cinquante, commençait à s'imposer sur la scène de l'Histoire, un peu comme le Tiers Etat au moment de la Révolution française. C'était le même sentiment: nous ne sommes pas reconnus à notre juste place, mais nous souhaitons l'être et devenir partenaires. C'est ce modèle-là: l'avènement à l'Histoire et à plus d'autonomie de tout un ensemble de peuples, dans la société internationale équivalent au Tiers Etat de l'Ancien Régime à l'intérieur de la société française.

J. C. : Est-ce à la même période que vous écrivez votre thèse, qui faisait suite à de longs séjours en Afrique?

G. B.: Non, j'ai écrit ma thèse un peu avant, puisqu'elle fut publiée en 1955 et que cet ouvrage collectif a été édité en première édi­tion en 1957, donc deux années après la publication de mes thèses. Mais, vous avez raison de faire un lien entre les deux entreprises, en ce sens que si Alfred Sauvy m'a demandé de prendre en charge ce cahier spécial de l'''Institut national d'études démographiques", cahier consacré aux pays en développement, c'est parce qu'il savait que j'avais une con­naissance directe de ces pays. Je leur avais consacré mes thèses pour ce qui est des pays d'Afrique centrale et, par ailleurs, j'avais inauguré à l"'Institut d'études politiques", en 1952, un cours qui était entièrement nouveau, intitulé Anthropologie appliquée aux Pays sous-développés. Mes enseignements avaient été publiés par les Cours de droit, et Sauvy avait pensé que j'étais ainsi désigné pour donner à ce volume, intitulé Le Tiers Monde, sa dimension non seulement démographique mais en même temps sociologique et politique.

J. C. : Alors justement à ce moment-là vous étudiez donc l'Afri­que noire et vous rencontrez la réalité du messianisme qui occupe une place essentielle dans vos ouvrages, principalement dans Sociologie actuelle de l'Afrique noire. Pouvez-vous nous dire comment êtes-vous arrivé à étudier ce phénomène et à lui accorder une importance considérable?

G. B. : Il faudrait tout d'abord indiquer que ce fut en quelque sorte une bataille, un combat avec la plupart de ceux qui avaient été mes formateurs en ethnologie-anthropologie. Je me suis intéressé à l'innovation religieuse dès la fin des années 1940; lorsque j'ai indiqué, notamment à Marcel Griaul - dont on connaît l'œuvre consacrée aux Dogon du Mali et notamment à leur système de pensée et à leurs prati­ques religieuses - que je faisais ce choix, il a levé les bras au ciel en me disant: "ça n'offre aucun intérêt, ce sont des formes complètement perverties, dégradées de la vie religieuse africaine, ce qui importe, c'est d'étudier les véritables religions africaines". J'ai donc dû me situer en

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porte-à-faux, mais ce n'était pas propre à me décourager. A ce sujet, je signalerai, ce qui fut l'objet d'une discussion avec Claude Lévi-Strauss, à une époque où nous étions liés, une discussion à propos des études anthropologiques consacrées à l'acculturation. Claude Lévi-Strauss trou­vait que j'avais la liberté de traiter scientifiquement de ces problèmes d'acculturation, d'anthropologie appliquée et de développement, mais, dans son esprit, je le sentais, ce n'était pas là des objets nobles. Lorsque l'on se reporte à un certain compte rendu, que Claude Lévi­Strauss a publié dans L'Année sociologique ressuscitée, on s'aperçoit que, traitant d'ouvrages anglo-saxons relatifs aux phénomènes d'accultu­ration, il ne voit là que des aspects dégradés de ce que peuvent être des "vraies" sociétés et des "vraies" cultures. Vous le sentez donc, il y avait un retrait indiscutable à l'égard de ces domaines, considérés comme "impurs".

J. C. : Comme celui du Messianisme? G. B.: Le Messianisme parmi les autres phénomènes qui

touchent à l'acculturation, c'est-à-dire au bout du compte au métissage des cultures, à la contamination multiple des cultures en n'accordant pas un sens évaluatif au mot contamination.

J. C. : Vous voulez dire par là qu'il y avait une certaine résis­tance de la part du monde sociologique à étudier ce type de phénomène?

G. B. : Il y avait une résistance très forte, et le seul appui solide que j'aie trouvé à un moment, c'est celui du Pasteur Maurice Leenhardt qui a connu quelques démêlés lui aussi; il apparaissait comme plutôt périphérique dans l'espace de l'anthropologie française établie. Il a enquêté en Nouvelle Calédonie principalement, mais, à une époque de sa vie, très jeune et préparant son Doctorat de Théologie, il a travaillé en Afrique du Sud .. Il a consacré sa thèse, une thèse de théologie, aux Eglises séparées, aux messianismes de l'Afrique du Sud. Leenhardt pouvait donc comprendre l'importance de ces phénomènes et il m'appor­tait son appui. Mais, enfin, ceci n'est qu'anecdotique. Pourquoi est-ce que j'ai fait ce choix? Ce n'est certes pas parce que je me sentais inca­pable d'aborder des problèmes d'anthropologie religieuse d'un type cano­nique, c'est parce que je me suis trouvé en Afrique à un moment de grands bouleversements. Il m'importait non pas de me consacrer à une anthropologie ou à une ethnologie intemporelle, mais au contraire à une ethnologie, à une anthropologie qui soit proche de l'événement. C'est-à­dire des grands mouvements de sociétés, de cultures, des grands mou­vements politiques aussi, qui s'annonçaient, qui commençaient à appa­raître en Mrique, vers la fin des années 40 et le début des années 50.

J. C. : Alors comment vous est apparue l'importance du messia­nisme?

G. B.: Le messianisme m'est d'abord apparu comme le moyen de se ré approprier l'Histoire. Je dirai que ma curiosité a été sollicitée moins par le travail d'invention religieuse que peuvent effectuer les messia­nismes, que par le fait qu'ils me semblaient manifester une reprise en

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charge de l'histoire propre de nombreux peuples africains. Selon moi, les messianismes commençaient à accomplir la sortie de la parenthèse colo­niale, d'une période qui a duré moins d'un siècle et durant laquelle les sociétés africaines vivaient dans le sillage de la culture coloniale, dans la dépendance des administrations coloniales. Il y avait eu une sorte de gel de la créativité africaine, de l'histoire africaine propre qui tenait au fait que la colonisation imposait à la fois sa conception du social et de la culture, et également sa conception de la vraie foi par l'action mission­naire. Les messianismes effectuaient une reprise d'initiative, ils mani­festaient une vitalité africaine recouvrée, le début de l'inscription dans une histoire qui redevenait africaine. Une histoire qui commençait à se faire indépendamment du contrôle des puissances coloniales.

J. C. : A vous lire, on a l'impression effectivement que le messia­nisme sert de réappropriation de l'histoire dans un cadre occidental.

G. B. : On peut dire les choses de cette façon-là. Le messianisme, en l'occurrence soyons précis, les messianismes congolais que j'ai étudiés, soit dans la région de Brazzaville, soit de l'autre côté du fleuve, du côté de Kinshassa, avaient fait irruption en gros à peu près à la même épo­que: aux environs des années 1920. Les messianismes congolais com­portaient à la fois ce que je viens de dire, la prise en charge d'une histoire redevenue plus autonome sinon entièrement autonome, et aussi la prise en charge de certains apports reçus de la colonisation. En ce sens, les messianismes apparaissaient, employons la terminologie usuelle, comme des syncrétismes, c'est-à-dire, si l'on se fie à l'étymologie même du mot syncrétisme, comme des alliages, comme des alliances par fusion de thèmes religieux, de thèmes culturels et également de thèmes éthiques, moraux, qui sont à la fois autochtones et étrangers. Le messianisme était cette création qui pouvait sembler paradoxale, aspect qui n'a pas été assez souligné; il conduisait à récuser la relation colo­niale tout en incorporant un certain nombre d'apports qui, indiscuta­blement, viennent de la colonisation.

J. C. : Vous mettez aussi beaucoup l'accent sur le messianisme comme refuge aux opposants et vous développez longuement les liens entre messianisme et nationalisme.

G. B. : Oui, je crois que j'emploie une formule significative: "Les Messianismes congolais ont été la préhistoire des Nationalismes congo­lais". Je dois rappeler que je me suis trouvé là à une époque que l'on peut considérer comme privilégiée du point de vue de l'observateur, fin des années 40, début des années 50. Le début des années 50 ouvre la période où tout commence à bouger, où le nationalisme prend forme, trouve à la fois ses figures, ses thèmes, ses revendications et ses moyens d'action. Il est sûr que le nationalisme n'est pas apparu d'abord comme une action politique de rupture, avec les violences que peuvent comporter les ruptures. S'il y a eu rupture, elle s'est réalisée tout d'abord sur le plan du symbolique, sur le plan de l'émotionnel, sur le plan de la défini­tion des règles de vie que l'on se donne. C'est seulement en ce sens que

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les messianismes ont acquis un caractère politique. Ils ont marqué non seulement une reprise d'initiative historique, mais aussi cette réap­propriation de soi en tant qu'individu et en tant que collectivité.

J. C.: Vous développez une vision un peu marxiste, dans la mesure où vous attribuez à la naissance du messianisme non pas des causes affectives ou inconscientes, mais des causes issues d'une situa­tion socio-économique et d'une aliénation très spécifique?

G. B.: Que j'appelais situation coloniale et dont j'ai d'ailleurs produit la théorie. Oui, les choses ont été vues par certains de la manière que vous dites. Je ferai cependant cette remarque: si j'avais voulu proposer une interprétation marxiste au sens strict, elle se serait présentée autrement. Je veux dire qu'elle aurait cherché ce qui est en cause sous l'aspect de l'aliénation économique, sous l'aspect de l'exploi­tation du travailleur, sous l'aspect de la formation d'une classe dominée qui à un certain moment prend conscience d'elle-même et aspire à deve­nir le vecteur, le véhicule de l'Histoire. Or ce n'est pas cela. Il y a là une réaction qui est incontestablement politique, nous avons été plusieurs à insister sur cet aspect, mais en montrant ce qui s'y joue en fait de rupture, de revendication d'indépendance, de nationalisme naissant. Nous avons été plusieurs à montrer aussi que cette revendication a une expression multiforme, à la fois spirituelle, mystique, théologique; elle reprend un peu le modèle de l'Eglise comme modèle de la Société qui deviendrait indépendante.

J. C. : Alors, justement, au niveau du messianisme quelle conti­nuité entretient-il avec l'histoire? Y avait-il pour ces peuples un héritage qu'on pourrait qualifier de messianique, un terrain qui rendait "accueillant" les manifestations messianiques ou s'agit-il simplement de ce qu'on pourrait appeler une greffe d'une idéologie occidentale chrétienne ou judéo-chrétienne sur une culture autochtone qui ne possédait pas ou fort peu cette idéologie messianique?

G. B. : Le terrain préexiste, il est culturel et historique. Restons dans le domaine congolais.

Il y apparaît des conditions qui sont à la fois culturelles et histo­riques. Les conditions culturelles sont autochtones, indigènes, et étran­gères. Indigènes sous quel aspect? Les peuples principaux de cette région, les Kongo, ont une longue histoire, notamment de contacts avec l'extérieur, entendez par là avec l'Europe. La découverte portugaise de l'embouchure du fleuve Congo, du Zaïre, remonte à la fin du XVe siècle. C'est donc une longue histoire de contacts et d'influences mutuelles. Ces peuples Kongo disposaient dans leur religion propre de thèmes propices à la naissance de messianismes. Il y a notamment - et ça m'avait frappé lors de mes enquêtes consacrées au messianisme - dans la civilisation Kongo deux thèmes ou schèmes importants. D'abord le thème de la culpabilité ; tout cet espace culturel s'inscrit dans ce que certains auteurs américains ont appelé zones ou civilisations de la guilt culture, de la "culture de la culpabilité". Les Kongo ont développé une

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culture où le sens de la culpabilité a été anciennement présent, si bien que l'on trouve en raison de cette culpabilité tellement intériorisée, des gens qui finissent par accepter l'accusation d'être sorcier et pour en assumer toutes les conséquences. Cette culture de la culpabilité se remarquait aussi dans le fait que certains des chefs Kongo, lorsqu'ils échouaient notoirement dans la gestion des affaires dont ils avaient la charge, pouvaient décider de se suicider, se sentant coupables d'avoir manqué en quelque sorte à leurs obligations, à leur "devoir". Ces com­portements ne se trouvent pas dans toutes les civilisations africaines. Ce thème de la culpabilité "traîne" donc dans la culture Kongo.

De même, on le retrouve, si l'on se rapproche d'un univers qui nous concerne plus directement - qui nous met aux confins d'une lecture peut-être plus psychanalytique -, si l'on étudie les rapports établis entre l'oncle maternel et le neveu maternel et à moindre degré entre le frère aîné et le frère cadet. On remarque très souvent, s'il arrive quelque malheur à l'oncle utérin ou au frère aîné, une culpabilisation du neveu maternel ou du cadet. Chacun est convaincu que s'il arrive quelque chose à l'oncle ou à l'aîné, il en est le responsable, coupable de ce malheur qui s'abat sur l'être auquel il est le plus fortement lié. On saisit donc une mise en œuvre de la culpabilité aussi bien dans les relations familiales et l'univers politique que dans celui d'une responsabilité collective plus diffuse avec la sorcellerie.

Il est plus facile de greffer le thème du salut lorsque celui de la culpabilité est présent. Les messianismes se présentent, en tout cas dans cette région, avec une intensité particulière, comme des innovations religieuses porteuses de salut, de salut collectif et de salut individuel. n s'agit de sauver le collectif, mettons le peuple, ou la tribu en son entier, et aussi de permettre à chaque individu par son adhésion, par l'intério­risation de la nouvelle croyance, d'assumer son salut au-delà de la culpabilité. Je dirai que le thème de la culpabilité, les Kongo semblent même l'avoir cultivé à l'égard de la domination occidentale, convaincus qu'il y avait chez eux, quelque part, une faute ou un manque appelant cette intervention des gens de l'extérieur qui dominent, réussissent mieux et subordonnent.

Est-ce qu'il y a des apports chrétiens? Indiscutablement. Mais il faut en revenir cette fois à l'histoire de la région. J'ai évoqué une ancien­neté des relations entre l'immense espace congolais et l'Europe, notam­ment portugaise et espagnole, les deux pays à certaines périodes n'étant pas séparés. Il s'est développé dès le XVIe siècle une christianisation du Royaume de Kongo que j'ai traitée dans un livre: La vie quotidienne au Royaume de Kongo. On découvre que la capitale du Royaume à un moment s'est appelée Sâo Salvador, Saint sauveur, que le souverain se présentait comme chrétien et homme lettré. A certains moments, des missionnaires étaient présents; il y avait même une sorte de coopé­ration technique rudimentaire. Le christianisme s'est établi, fortement africanisé, mais il s'est établi. n est sûr que la symbolique chrétienne

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d'une part, et une partie de la dogmatique chrétienne et de l'organi­sation ecclésiale d'autre part, sont intervenues dans la "fabrication" des messianismes.

J. C. : Avec un terrain privilégié? G. B. : Je dois préciser qu'il y a eu des messianismes antérieurs

à la colonisation moderne. J. C. : Des messianismes non-chrétiens? G. B. : Chrétiens, à l'ouest de ce qu'on appelle aujourd'hui Zaïre,

et au nord de l'Angola, dans ce qui constituait les provinces principales de l'ancien Royaume de Kongo, avec Sâo Salvador qui était sur la rive gauche du Congo et non pas rive droite où la colonisation française s'est finalement établie. Au tournant du XVIIe siècle et du XVIIIe, à un moment où pour toute une série de raisons le royaume est affaibli, où il y avait trois rois en concurrence, il est apparu une jeune femme qui a joué le rôle de Sauveur plutôt que de Messie: Donna Béatrice. Voyez à quel point la récupération était déjà présente; elle avait son nom Kongo mais le nom sous lequel elle est restée dans les "Chroniques" est celui de Donna Béatrice. Elle s'inscrit dans une histoire qui rappelle celle de Jeanne d'Arc; elle dit que des voix l'ont "visitée", qu'elles lui ont commandé de sauver Kongo, de faire prévaloir une religion nouvelle avec de nouveaux commandements, et surtout d'obtenir que les trois souverains qui se combattent cessent de s'affronter, désignent un seul roi et redonnent à Kongo sa puissance.

J. C.: Par identification à Jeanne d'Arc, par mimétisme, consciemment?

G. B. : Pas du tout. Elle a tout créé, elle ne connaissait rien de l'histoire de Jeanne d'Arc, elle ne s'est pas imposé de l'imiter. L'ensei­gnement chrétien était suffisamment fort pour qu'elle puisse à sa façon répéter les figures qui dans l'histoire du christianisme sont celles de personnages qui se présentent comme des personnages de salut guidés par des voix, par une relation privilégiée à Jésus, à Dieu. Donna Béatrice disait que son intercesseur principal était St. Antoine. On sait d'où venait cette relation à St. Antoine, il était un des saints privilégié au Portugal, donc introduit par la colonisation portugaise dans cette région. Donna Béatrice a pris une grande importance, a créé un mouve­ment d'une réelle ampleur. En plus du salut pour le Royaume, elle annonçait le salut pour tous et toutes. Elle disait qu'elle allait tirer les gens de Kongo hors du mal et de la maladie, qu'elle allait permettre aux richesses - on retrouve ce thème fréquemment dans les messia­nismes - d'être distribuées à tous. Je crois me souvenir qu'elle affirmait que les richesses pourraient être portées par des arbres, par des plantes nouvelles et qu'on aurait seulement à les récolter. Son importance est devenue telle que les puissances politiques locales et les missionnaires ont fini par la trouver très encombrante. Elle a eu un procès conduit par des missionnaires capucins à l'égard desquels les pouvoirs locaux res­taient complaisants. Elle a été condamnée, elle est morte sur le bûcher

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en criant comme Jeanne d'Arc: "Jésus, Jésus, Jésus". Elle est alors devenue un personnage qui a encore sa place dans la tradition symbo­lique, mystique et historique au sens de l'histoire religieuse de la région. On raconte toujours qu'au moment de sa mort des étoiles sont tombées en pluie du ciel.

Vous voyez à quel point, ceci reportant au début du XVIIIe siècle, aux années 1704-1705, le terrain était préparé pour que surgissent des nouveaux mouvements messianiques. Ceux-ci apparaissent au moment où la colonisation commence à subir les premières turbulences par l'effet de la Première Guerre Mondiale, aux environs de 1920. Et plus tard avec une reprise d'activité au moment de la Seconde Guerre Mondiale.

J. C. : Est-ce qu'on connaît justement des messianismes autoch­tones, indigènes sans influence chrétienne, au Congo en Mrique ; on en trouve dans d'autres régions?

G. B.: En Mrique, je n'en vois pas véritablement, mais dans d'autres régions oui, notamment en Amérique du Sud, chez les Toupis et Guaranis.

J. C. : Un phénomène que Bastide a beaucoup étudié. G. B. : Voilà, ce mouvement, cette recherche de la terre sans mal,

ces grands mouvements de population. Des gens qui se déplacent par milliers, des colonnes de transhumance mystique qui traversent le conti­nent de part en part pour aller à la recherche du salut, de la terre sans mal, disons de l'immortalité et du repos.

J. C. : De la Terre Promise? G. B. : Et de la Terre Promise, oui. J. C.: Que sont devenus ces mouvements, ce messianisme

actuellement? G. B. : C'est une bonne question, je dirai qu'ils prolifèrent; mais

avec une vigueur diminuée. J. C. : Avec la même fonction? G. B.: Difficilement avec la même fonction, en ce sens que le

pouvoir est devenu un pouvoir national. Mais, pour beaucoup, ce pouvoir national n'est qu'un pouvoir blanc pris par des Noirs et l'Etat indé­pendant n'est qu'un Etat blanc "traduit" par des Noirs. Des réactions, notamment en Mrique Centrale, de type messianique continuent spora­diquement à se manifester. Il est très frappant de constater que le messianisme a d'abord été pensé comme un mouvement de réaction aux découvertes et aux colonisations.

J. C. : C'est un peu la vision de Bastide? G. B. : Moi-même, j'ai beaucoup insisté sur cet aspect politique

ou réactif-politique. Je crois qu'il faut y voir bien davantage. Après tout, les messianismes africains continuent à se compter certainement par milliers, à l'état plus ou moins embryonnaire, plus ou moins développé, avec des effectifs très variables.

J. C. : Donc, c'est toujours un refuge aux opposants.

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G. B. : Les messianismes restent quelque chose de présent, ils continuent à être aussi la marque d'une réaction à l'encontre de l'Etat moderne et d'une classe politique pourtant africaine; bien que certains d'entre eux, en Côte d'Ivoire, aient été des alliés indirects du pouvoir établi. Il faut aller au-delà. Je me demande si toute vie religieuse ne porte pas en elle, en durée continuelle, le germe messianique.

J. C.: Probablement, puisqu'elle constitue la recherche d'un idéal.

G. B. : Y compris dans les traditions chrétiennes, ou judéo-chré­tiennes, qui annoncent la possibilité, surtout s'il s'agit de la tradition juive, d'un retour du vrai Messie.

J. C.: On en trouve également dans l'Islam, on en trouve en Chine.

G. B. : On trouve dans l'Islam l'annonce de celui qui viendra rétablir l'Islam dans sa pureté et introduire dans ce monde autant de justice qu'il y a aujourd'hui d'iniquité, c'est la figure du Maahdi.

J. C. : Le messianisme ne se limite ni à une religion, ni à une culture particulière?

G. B. : Je pense qu'il y a continuellement une dimension messia­nique potentielle. Si l'on quitte l'univers africain pour voir ce que repré­sente cette sorte de phénomène qu'on qualifie, quelquefois rapidement et dans la confusion, de messianisme, on peut découvrir qu'il nous renvoie à du religieux qui n'est pas particulier à l'Afrique, mais à un mode d'être propre aux religions. Il me semble qu'on peut découvrir les "tendances messianiques" au moins sous trois aspects. La forme messianique la plus connue se manifeste lorsque la religion produit, libère, fait appa­raître en elle des forces de rupture, donc des dissociations à l'égard d'une Eglise établie fortement liée au pouvoir. Ces forces de rupture signifient la séparation, l'opposition à la fois au pouvoir ecclésial et au pouvoir politique. D'une certaine manière, le Christianisme primitif fut une rupture de cette sorte. Si l'on retrouve le terrain africain, en considérant l'Afrique du Sud dont l'actualité est si présente maintenant, on découvre relativement tôt, au XIXe siècle et sans doute un peu avant, des Eglises qui se sont séparées des Eglises missionnaires et ont retenu une part importante du dogme. Ces Eglises séparées se voulaient africaines, gérées par des Africains. Elles introduisaient des éléments de rupture, surtout ceux s'opposant à la discrimination raciale, à l'apartheid.

On peut ensuite imaginer un messianisme de dépassement: un homme se découvre élu, bénéficie d'une vision ou d'un enseignement révélé qui le conduit à entreprendre cette tâche absolument démesurée de dépasser toutes les religions existantes, de déboucher sur une sorte de religion universelle, unifiée, qui serait l'assomption de toutes les autres. On en trouve un exemple, dès le Ille siècle après Jésus-Christ, avec le personnage de Mani, d'où est né le Manichéisme. Mani avait reçu une révélation et s'est trouvé investi justement de la charge d'épanouir les religions en les unifiant, en proclamant une religion universelle, en lui

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donnant pour thème principal de faire triompher ce qui est lumière sur ce qui est ténèbre, ce qui est clarté sur ce qui est obscurité, ce qui est bien sur ce qui est mal. Cette sorte d'enseignement a connu une exten­sion considérable, d'ailleurs avec l'appui d'un des grands souverains de ce qui était alors une Perse de très grande extension puisqu'elle allait de la Méditerrannée à l'Indus, Chapour 1er. On identifie en ce cas un itiné­raire messianique caractérisé par le projet et le sacrifice du fondateur, en ce sens que dès la mort du souverain protecteur, Mani fut l'objet de l'opposition conjuguée des prêtres et des pouvoirs politiques; il fut condamné au supplice, il disparaît. Voilà ce que j'appelle, si vous accep­tez la formule, un messianisme de dépassement.

J. C. : C'est le second point. G. B. : Je vous disais donc messianisme de rupture et messia­

nisme de dépassement. J'avais aussi pensé à un troisième aspect qui serait le messianisme d'accomplissement. Je vois ici le personnage du Maahdi dans l'Islam. Tout se passe comme si l'Islam historique, qu'il soit sunnite ou, à un moindre degré, chiite, n'était que la préfiguration d'un Islam parfait qui est encore à venir et dont le Maahdi serait le véri­table réalisateur. Son retour provoquerait l'avènement d'une société parfaitement définie par l'Islam et d'un homme complètement défini par les règles de l'Islam ; là, le messianisme devient porteur d'une recherche d'accomplissement.

J. C. : Une dernière précision. Ces trois aspects se retrouvent-ils à des degrés différents dans tous les messianismes?

G. B. : Ce sont des accentuations. On va découvrir des dosages différents, selon les cas considérés.

Cette question que vous m'aviez posée: que sont-ils devenus? J'y avais sommairement répondu en disant: il reste la réaction à l'égard de l'Etat qui apparaît comme une sorte d'Etat en noir de ce que fut l'Etat en blanc de la période coloniale. Mais, il y a des messianismes qui se sont ensuite institués, c'est là où on trouve le passage de l'état efferves­cent à l'état institué. C'est le cas au Zaïre avec le Kimbangisme que j'ai étudié, apparu aux environs de 1920. Le Kimbangisme a débouché sur 1"'Eglise de Jésus-Christ par Simon Kimbangou" cette E.J.C.S.K. qui a été reconnue par le Concil œcuménique des Eglises.

J. C. : Ah oui reconnue! G. B. : Oui, qui a été reconnue par le pouvoir de l'Etat congolais,

qui est officialisée après avoir joué un rôle dans le mouvement national au moment de l'indépendance. C'est véritablement une institution, aujourd'hui. C'est un peu comme si le pays s'était donné son église, qui n'est cependant pas une Eglise d'Etat parce que l'Eglise catholique reste forte au Zaïre. Si les missionnaires catholiques étaient expulsés, les missions kibangistes deviendraient prévalentes.

J. C.: Est-ce qu'on peut reprendre aujourd'hui 35 ans après, votre formule: "Que le messianisme est le champ privilégié d'obser­vations" ?

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G. B. : Oui, oui tout à fait, mais pour des raisons qui ne sont pas seulement des raisons de conjoncture, celles de la période des coloni­sations, mais qui sont des raisons plus permanentes. J'ai évoqué tout à l'heure la présence d'une dimension messianique dans l'espace religieux.

J. C. : Inhérente au religieux. G. B. : Une dimension, un aspect, qui participe au religieux cons­

tamment et partout. Il y a mille façons de mettre à jour, d'actualiser le messianisme, au besoin en le développant dans le domaine du profane, en lui donnant la forme d'une religion politique, etc.

J. C. : Ce que nous avons connu depuis longtemps en Occident. G. B.: Le messianisme constitue une sorte d'analyseur - il

décrypte des situations critiques - et d'opérateur. C'est un dispositif qui permet de convertir de la dépendance en liberté, de la pauvreté en richesse. Nombre de mouvements messianiques prédisent la profusion des richesses; ainsi, les cultes du cargo,· en Mélanésie, ont annoncé le retour du bateau des ancêtres qui apportera plus de richesses que les Blancs n'en n'ont jamais eu à leur disposition exclusive.

Il est intéressant d'insister sur cet aspect de convertisseur, de machine à convertir ou à traduire. On pourrait aussi dire que le messia­nisme est un convertisseur du désordre en ordre. C'est un 'Jeu" sur désordre et ordre: l'état de choses qui existe est injuste, inique, ne profite qu'à certains, les Blancs qui sont là, les missionnaires, les com­merçants, les administrateurs, tous les puissants. C'est un faux ordre qui provoquera d'ailleurs à terme des cataclysmes naturels, c'est telle­ment un faux ordre que la nature en sera perturbée et qu'une sorte d'apocalypse - on trouve ces thèmes de la destruction du monde ou du déluge empruntés à la Bible - surviendra. De ce monde sortira, grâce au messianisme, un ordre qui sera un ordre du type millénium (le Royaume) et qui permettra l'accès à la vraie société où les hommes sont ensemble comme ils doivent être et où les richesses ne sont plus inéga­lement réparties.

Dans tous ces mouvements, il s'agit de révélation, de symbolique, de rites de purification, de lutte contre le mal, avec une identification établie entre la maladie et le mal. Dans toutes ces innovations qui se veulent fondées sur une révélation, porteuses d'une revendication spiri­tuelle et morale, il y a aussi une dimension matérialiste. Il y a continuel­lement la revendication des richesses, et, s'il s'agit des messianismes modernes, l'attente du partage de l'argent.

J. C. ; Au fond on pourrait dire globalement que l'aspect religieux n'a rien perdu de son importance dans l'Afrique actuelle.

G. B. : Certainement, dans ma contribution à l'Encyclopédie de la Pléïade, à l'Histoire des religions, je commençais en écrivant: "Toute l'histoire de l'Afrique pourrait être vue comme une histoire des religions". D'une certaine façon, il ne faut pas exagérer.

La troisième remarque que l'on devrait faire aussi, c'est que la plupart des messianismes se sont situés au point de rencontre du Livre

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et de la Tradition portée par la parole. La parole venue par le Livre et la parole transmise de génération en génération, par la bouche des hommes.

J. C. : Culturant. G. B. : Oui, c'est très important. C'est en ce sens que la Bible

reste fréquemment la référence en Afrique, et ailleurs. Ce n'est plus seulement la parole qui dit l'ordre du monde, ainsi que l'ordre des hommes - la loi et même la forme du désir - mais le Livre également.

J. C.: Je souhaiterais maintenant passer brièvement à autre chose. Vous êtes un de nos grands sociologues, vous avez connu tout le monde sociologique français et international depuis une cinquantaine d'années au moins. Je voudrais vous interroger sur les liens qu'a entre­tenus selon vous la psychanalyse avec la sociologie et comment dans votre itinéraire avez-vous vous-même abordé ce problème d'une psycha­nalyse qui eut, au moins dans le monde culturel français après la Seconde Guerre Mondiale, une importance de plus en plus considérable. Certains sociologues s'en s'ont servi, d'autres ont eu une attitude de rejet sans toujours l'avoir bien comprise. Je souhaiterais savoir quelle a été votre attitude et comment voyez-vous l'importance de la psychanalyse pour la sociologie?

G. B. : Disons pour la science sociale, sinon pour la seule socio­logie, car je ne suis pas sûr que la sociologie canonique ait fait tellement de place, surtout s'il s'agit de la sociologie française elle-même et de la sociologie britannique, à la psychanalyse. C'est moins vrai pour l'anthro­pologie et l'ethnologie.

Si je me reporte à mon histoire personnelle, je vous dirai que ma rencontre avec la psychanalyse s'est faite en partie, mais pas unique­ment, par cet homme-carrefour, ce passeur de frontières, que fut Roger Bastide, à qui j'ai été lié d'amitié. Bastide, dès l'instant où il a quitté le Brésil pour se réinstaller en France, a affirmé la nécessaire liaison entre sociologie et psychanalyse, anthropologie et psychanalyse. Mais Bastide était un cas singulier. Cela n'a pas été ma seule rencontre. J'ai été conduit à fréquenter la psychanalyse en contrebandier et non pas en spécialiste; ma formation est plutôt une formation sauvage, c'est celle que je me suis donnée, par nécessité de culture. J'y étais aussi conduit par un homme qui a joué dans l'histoire de la pensée française un rôle considérable, qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas: Georges Bataille. Je l'ai connu par Michel Leiris de qui j'étais proche et avec qui j'ai travaillé au Musée de l'Homme. Georges Bataille m'a attaché à sa revue, qui venait d'être fondée, Critique, revue qui a été et qui reste une des grandes revues françaises.

J. C. : Tout à fait. G. B. : Pour Critique, Bataille m'a demandé non pas d'être un

anthropologue, un ethnologue traditionnel, mais d'être un anthropologue plus "explorateur". Vous savez à quel point il aimait être aux confins des disciplines et transgresser les conventions. C'est ce qui m'a acheminé

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vers la découverte de l'anthropologie américaine d'orientation ou psycho­logique ou psychanalytique. Ceci a fait que j'ai été un des premiers à écrire pour Critique des articles, des recensions, portant sur Linton, Kardiner et sur tous les travaux de Margaret Mead et même sur le Bateson de Navel, premier livre du Double bind, du Double lien. Je faisais figure d'importateur, je faisais de l'import intellectuel; même des gens de haute culture intellectuelle, dont je ne vous donnerai pas les noms, ont appris par moi l'existence de ces recherches. C'était la fin des années quarante et le début des années cinquante, époque où je contri­buais à Critique. On ne faisait pas trop la différence entre ce qui relève de la culture et ce qui relève de la personnalité. Disons qu'une anthropo­logie véritablement liée à la psychanalyse, comme dans l'œuvre de Gézà Roheim, n'a été connue qu'assez tardivement.

J. C. : Il n'y a pas eu au fond en France d'anthropologues vérita­blement porteurs du courant psychanalytique, comme en Amérique et comme pendant un certain temps avec Rivers et d'autres en Grande Bretagne?

G. B.: Non, si l'on met à part la contribution de Georges Devereux et de Roger Bastide. Mais il y a eu le courant jungien. Jung a mieux passé d'une certaine façon. Par exemple, du côté de l'anthropo­logie symbolique de Gilbert Durand qui identifie les structures de l'ima­ginaire. Par exemple du côté américain, lorsqu'il s'agit d'étudier cette figure très déroutante qu'est le trickster. C'est-à-dire, dans les mytho­logies et les contes, cette figure qui est celle du perturbateur, du dieu ou du héros perturbateur, de celui qui révèle que le monde est menacé par trop d'ordre et qu'il faut y introduire du désordre. Alors, plusieurs des traditions indiennes du trickster, que j'appelle le Grand perturbateur, ont été commenté~s, en parallèle par des anthropologues et des psycha­nalystes, mais de tendance jungienne. Cela reste tout de même margi­nal. On s'aperçoit maintenant, alors que l'on théorise sur le chaos, sur le désordre, paradigme à la mode avec la complexité, que ces considé­rations exprimées voici une cinquantaine ou une soixantaine d'années, sont singulièrement pertinentes pour ce qui est des préoccupations de ce temps. Enfin, c'était alors périphérique en ce sens que ça entraînait peu de monde.

J. C. : Quelles incidences cela a-t-il eu dans votre pratique? G. B.: J'ai fait allusion à Bataille et à Leiris. Celui-ci tenait

consigne de ses propres rêves; il m'a introduit à une étude du rêve à travers les cultures. J'avais commencé à tenir un dossier anthropolo­gique sur les rêves, c'est à ce moment-là que j'ai commencé à lire plus sérieusement Freud; je n'avais lu jusqu'alors que ce qui était disponible grâce aux traductions éditées par Payot.

J. C.: La psychanalyse n'a donc pas eu d'influence sur votre pratique directe de sociologue?

G. B. : Non, ça n'a pas eu d'influence initiale. Vous avez précé­demment fait allusion à la possibilité d'une interprétation marxiste que

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j'aurais donnée des messianismes de l'Mrique centrale. Ce n'était qu'une part de l'approche de mes fréquentations; mes commentaires des textes qui avoisinaient la psychanalyse ou qui y touchaient m'ont conduit à introduire une autre dimension que celle de l'interprétation purement matérialiste.

J. C. : Je sais que, par exemple, en Afrique vous avez dirigé des recherches qui faisaient appel à l'utilisation du Rorcharch.

G. B. : Oui, j'ai alors pensé qu'il fallait donner une dimension psychologique à l'anthropologie, pour ne pas dire psychanalytique. J'avais le sentiment qu'on disposait d'un côté d'une ethnographie très descriptive, et de l'autre côté, à l'extrême, d'une ethnologie très intellec­tualisée pour la combinatoire du structuralisme, qui prend ses distances avec ce qui relève du vécu et de l'initiative des sujets. Entre les deux existait ce qui m'apparaissait comme une ethnologie dévote, une anthro­pologie fascinée par le "tout religieux". Je le dis sans perversité. Je fais référence aux travaux de Griaule consacrés aux Dogon qui étaient d'une certaine façon idéalisés, détenteurs d'une "connaissance profonde". Il y avait donc là une dévotion, comme si le maître Dogon devait être celui qu'on suit à la façon du disciple ou même de l'élève.

Je crois qu'il ne faut pas être dupe, parce que l'autre vous raconte aussi ce qu'il estime répondre à votre attente. J'ai toujours pensé qu'il fallait garder une distance comme on devrait la garder à l'égard de l'histoire personnelle, de son propre discours. Pour moi, ce qui touchait à l'introduction de la psychologie et de la psychanalyse me semblait contribuer à donner à l'interrogation ethnologique, et surtout au texte ethnologique, une autre force et un autre cheminement possible, y compris théorique. C'est-à-dire un regard qui pouvait s'orienter selon le sens que je souhaitais ; un regard portant sur ce qui se vit au moment où l'on fait l'étude et non pas sur ce qui "arrange" parce qu'on le place dans l'intemporel, et qu'on a le pouvoir de le traiter intellectuellement comme s'il n'y avait ni histoire personnelle, ni histoire collective. J'ai donc utilisé à une époque des procédures qui sont celles de la psycho­logie, notamment le Rorcharch. C'était pour déceler d'autres configu­rations, et notamment une autre problématique de la personnalité lorsqu'elle est confrontée à l'inédit des situations urbaines. Mes Brazzavilles noires le révèlent.

J. C.: Et Moreno? G. B. : Moreno m'a servi dans l'étude des groupes d'affinités en

milieu urbain. Je cherchais des types de "leaders" ou d'" étoiles " pour observer comment, dans des situations très fluctuantes, les leaders apparaissaient et ensuite s'ils étaient issus des nouvelles situations ou si, au contraire, il y avait des raisons traditionnelles qui faisaient qu'ils étaient choisis plutôt que d'autres. J'avais même envisagé de partir en mission avec un médecin psychanalyste et thérapeute, une mission qui aurait dû se faire au Cameroun et n'a pu se réaliser.

J. C. : En résumé?

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G. B.: Pour résumer sommairement, je dirais que l'anthropo­logue ne cesse d'être confronté à la question de l'autre. En ce sens, la psychanalyse qui entraîne à voir l'autre à travers soi et soi à travers l'autre, aide à cette interrogation permanente de l'altérité.

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