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Annales de dermatologie et de vénéréologie (2009) 136, 238—240 ÉDITORIAL Le mycosis fongoïde de stade précoce est-il un cancer ? Should early-stage mycosis fungoides be considered as cancer? Dans ce numéro des Annales de dermatologie et vénéréologie, E. Goujon et al. rapportent une expérience monocentrique de traitement du mycosis fongoïde (MF) aux stades pré- coces, chez 66 malades, par électronthérapie corporelle totale [1]. Le taux de réponse complète est de 97 %, mais une récidive survient dans 57 % des cas dans un délai moyen de neuf mois. Les taux de survie globale à cinq et dix ans sont de 86 et 71 %, soit sensiblement superposables à ceux rapportés dans les grandes cohortes de MF de stade comparable (T1 et T2) tous traitements confondus [2—4]. Au-delà de la question bien discutée dans cet article, du rapport bénéfice/risque d’un traitement lourd comparé à des traitements locaux plus classiques, se pose la question plus générale de savoir si le MF de stade précoce doit être considéré comme un cancer. Les anciens patients traités en dermatologie décrivaient sous le nom de parapsoriasis en grandes plaques une affection regroupant plusieurs formes cliniques (érythémateuse, atrophique, lichénoïde, poïkilodermique), considérée comme bénigne, mais susceptible d’évoluer vers un MF [5]. Le taux et le délai de « transformation maligne » étaient mal définis, mais les chiffres de « 15 à 40% » et de « dix à 20 ans ou plus » étaient avancés [5]. La difficulté venait de l’absence de critère prédictif et surtout de définition claire de la transformation, les critères histologiques de MF (importance de l’infiltrat ou de l’épidermotropisme) n’étant pas corrélés à la progression clinique. Il était conseillé de surveiller ces malades annuellement sans traitement. Dans l’édition de 2004 du Traité de dermatologie de référence en langue franc ¸aise [6], la description du parapsoriasis en grandes plaques reste fidèle aux traités anciens, mais l’absence de critère clinique et histologique le distinguant du MF est soulignée et sa nosologie est discutée : « entité auto- nome, état pré-lymphomateux, ou MF débutant ? ». Dans l’édition récente du même traité [7], le parapsoriasis en plaques est traité dans le chapitre consacré au MF [4]. Dès lors, les tableaux anciennement nommés parapsoriasis en grandes plaques se répartissent, selon les nouvelles classifications, en MF de stade T1/IA pour la majorité d’entre eux, et T2/IB pour une minorité [8]. Il est clairement démontré par de multiples séries rétrospectives comportant au total des centaines de cas que les malades atteints d’un MF de stade T1/IA (lésions sur moins de 10 % de la surface corporelle) ont un taux de survie à cinq et dix ans identique à celui de la population générale [2,4] et un faible taux de progression vers un stade plus avancé (environ 5 % à cinq ans et 10 % à dix ans) [2]. Au stade T2/IB (surface atteinte supérieure à 10 %), le pronostic est un peu moins bon, avec des taux de survie relative à cinq et dix ans d’environ 95 et 70—80 %, et des taux de progression d’environ 20 et 40 %, respectivement. Un autre paramètre pris en compte dans la classification 0151-9638/$ — see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.annder.2009.03.005

Le mycosis fongoïde de stade précoce est-il un cancer ?

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Annales de dermatologie et de vénéréologie (2009) 136, 238—240

ÉDITORIAL

Le mycosis fongoïde de stade précoce est-ilun cancer ?

Should early-stage mycosis fungoides be considered as cancer?

Dans ce numéro des Annales de dermatologie et vénéréologie, E. Goujon et al. rapportentune expérience monocentrique de traitement du mycosis fongoïde (MF) aux stades pré-coces, chez 66 malades, par électronthérapie corporelle totale [1]. Le taux de réponsecomplète est de 97 %, mais une récidive survient dans 57 % des cas dans un délai moyen deneuf mois. Les taux de survie globale à cinq et dix ans sont de 86 et 71 %, soit sensiblementsuperposables à ceux rapportés dans les grandes cohortes de MF de stade comparable (T1et T2) tous traitements confondus [2—4].

Au-delà de la question bien discutée dans cet article, du rapport bénéfice/risque d’untraitement lourd comparé à des traitements locaux plus classiques, se pose la questionplus générale de savoir si le MF de stade précoce doit être considéré comme un cancer.

Les anciens patients traités en dermatologie décrivaient sous le nom de parapsoriasisen grandes plaques une affection regroupant plusieurs formes cliniques (érythémateuse,atrophique, lichénoïde, poïkilodermique), considérée comme bénigne, mais susceptibled’évoluer vers un MF [5]. Le taux et le délai de « transformation maligne » étaient maldéfinis, mais les chiffres de « 15 à 40 % » et de « dix à 20 ans ou plus » étaient avancés[5]. La difficulté venait de l’absence de critère prédictif et surtout de définition clairede la transformation, les critères histologiques de MF (importance de l’infiltrat ou del’épidermotropisme) n’étant pas corrélés à la progression clinique. Il était conseillé desurveiller ces malades annuellement sans traitement. Dans l’édition de 2004 du Traitéde dermatologie de référence en langue francaise [6], la description du parapsoriasis engrandes plaques reste fidèle aux traités anciens, mais l’absence de critère clinique ethistologique le distinguant du MF est soulignée et sa nosologie est discutée : « entité auto-nome, état pré-lymphomateux, ou MF débutant ? ». Dans l’édition récente du même traité[7], le parapsoriasis en plaques est traité dans le chapitre consacré au MF [4]. Dès lors, lestableaux anciennement nommés parapsoriasis en grandes plaques se répartissent, selonles nouvelles classifications, en MF de stade T1/IA pour la majorité d’entre eux, et T2/IBpour une minorité [8]. Il est clairement démontré par de multiples séries rétrospectivescomportant au total des centaines de cas que les malades atteints d’un MF de stade T1/IA(lésions sur moins de 10 % de la surface corporelle) ont un taux de survie à cinq et dix ans

identique à celui de la population générale [2,4] et un faible taux de progression vers unstade plus avancé (environ 5 % à cinq ans et 10 % à dix ans) [2]. Au stade T2/IB (surfaceatteinte supérieure à 10 %), le pronostic est un peu moins bon, avec des taux de survierelative à cinq et dix ans d’environ 95 et 70—80 %, et des taux de progression d’environ20 et 40 %, respectivement. Un autre paramètre pris en compte dans la classification

0151-9638/$ — see front matter © 2009 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.doi:10.1016/j.annder.2009.03.005

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2004.

Le mycosis fongoïde de stade précoce est-il un cancer ?

internationale récente est la notion d’infiltration desplaques. Il est ainsi probable qu’à surface lésionnelle égale,les malades dont les plaques sont infiltrées aient un risqueévolutif plus important [8].

Compte tenu de ces données, la première question poséeen pratique quotidienne est de savoir si l’on doit annoncerun diagnostic de lymphome, donc de cancer, à un maladedont l’affection n’a que peu de risque d’altérer l’espérancede vie. Si cela semble excessif à certains pour les stadesprécoces de MF, il n’est pas inutile de voir ce qu’il en est,dans notre pratique, pour d’autres cancers. L’exérèse d’unpetit mélanome (d’épaisseur inférieure à 1 mm, voire infé-rieure à 0,5 mm) est habituellement suivie d’une annonce dediagnostic de cancer, parfois même structurée actuellementdans le cadre d’un « dispositif d’annonce », avec des consé-quences psychologiques et pratiques (limitations concernantles prêts et les assurances par exemple) que nous ne mesu-rons pas toujours. Et qu’en est-il des mélanomes in situ,dont le risque évolutif est nul ? Or, non seulement il esttrès peu probable qu’un mélanome très faiblement invasifévolue vers des métastases après son exérèse, mais nousn’avons même aucune certitude que, laissée en place, unetelle lésion se serait comportée comme un « cancer » selonl’image encore répandue d’une affection évoluant sponta-nément de facon progressive jusqu’à mettre la vie en dangerou conduire au décès.

Il en est de même, par exemple, du cancer de la thy-roïde, dont l’augmentation d’incidence a été l’une des plusrapides ces dernières années : 40 % des cancers de la thy-roïde de la femme sont des microcarcinomes papillaires dedécouverte fortuite sur des examens d’imagerie ou lors dethyroïdectomies pour des pathologies bénignes. Leur tauxde survie est d’environ 99 % à cinq et dix ans, et il estprobable que la majorité des malades ainsi diagnostiquéset traités seraient finalement décédés d’une autre cause,dans la méconnaissance de ce « cancer », s’il n’avait pas étédépisté fortuitement [9].

Faudrait-il, alors, ne pas annoncer de diagnostic de can-cer aux malades ayant un petit mélanome, un carcinomethyroïdien de bon pronostic ou un MF de stade débutant ?Chacun d’entre nous, à l’inverse, a en mémoire un casmalheureux de mélanome très fin, considéré comme guéri,mais revu après plusieurs années pour une évolution méta-statique totalement imprévisible, ou de malade atteint de« parapsoriasis » perdu de vue, puis re-consultant avec demultiples tumeurs.

Le pronostic et l’image du cancer dans nos populationsont (insuffisamment) changé et doivent continuer d’évoluer.Une annonce considérée il y a peu comme un « arrêt demort » (« c’est un cancer, le voilà condamné ! », s’exclamaitsans autre précision un éminent pédiatre de la première moi-tié du xxe siècle après avoir examiné une pièce biopsiqued’un de ses amis [10]), doit pouvoir aujourd’hui être nuan-cée en fonction des données pronostiques nouvelles. Faut-ildans certains cas parler de « cancer bénin », la bénignités’opposant à la gravité et non au concept de « malignité » ?Les dernières estimations des taux de survie relative à cinqans des malades atteints de cancer (tous stades confon-

dus) en Europe sont de 94 % pour le cancer du testicule,86 % pour la thyroïde, 83 % pour la maladie de Hodgkin, 82 %pour le mélanome, 81 % pour le sein, 78 % pour l’endomètreet 77 % pour la prostate [11]. Les améliorations majeures

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u pronostic observées en quelques décennies sont le faite dépistages précoces (conduisant au diagnostic accru deormes facilement curables voire dénuées de potentiel évo-utif), de l’amélioration des traitements et souvent d’uneombinaison des deux.

Concernant le MF, rien ne permet actuellement deistinguer, aux stades initiaux anciennement dénommésarapsoriasis, les formes appelées à rester stables de cellesui vont évoluer. Par ailleurs, aucune étude n’a démontré àe jour q’un traitement précoce prévenait l’évolution versn stade plus avancé et améliorait la survie à très longerme. Toutefois, l’expérience quotidienne semble montrerue l’obtention et le maintien d’une rémission totale ou sub-otale (facilement accessible dans les formes débutantes)endent exceptionnelles les évolutions défavorables, alorsu’il n’est pas rare que des malades non traités, surveillésou non) pour un « parapsoriasis », développent finalementes plaques infiltrées ou des tumeurs. Cette constatationmpirique devrait dans l’idéal être confirmée par une étudeontrôlée, mais une telle étude paraît très difficilementnvisageable et ne sera vraisemblablement jamais réali-ée. Cela explique probablement que la plupart des maladeshez qui un diagnostic de MF de stade I est porté sontctuellement traités, le plus souvent par photothérapie ouhimiothérapie locale. L’utilisation de ces chimiothérapiesocales (Caryolysine®, carmustine) est d’ailleurs beaucoupieux acceptée lorsque le diagnostic de lymphome cutanéété expliqué et compris [12]. Une telle annonce doit bien

ûr accepter des exceptions, en particulier pour certains MFe l’enfant, ou survenant chez des sujets âgés ou psychologi-uement fragiles, et bien sûr en cas de diagnostic incertain.ans les autres cas, l’annonce d’un diagnostic de lymphomeutané de stade précoce est habituellement bien acceptée,orsqu’elle est complétée et nuancée par les informationsronostiques rassurantes bien établies actuellement. Elleacilite par ailleurs la surveillance et l’observance thérapeu-ique, et permet d’envisager une prise en charge conciliantes objectifs de survie à très long terme et de qualité de vie.

éférences

[1] Goujon E, Truc G, Petrella T, Maingon P, Jeudy G, ColletE, et al. Électronthérapie corporelle totale du mycosis fon-goïde aux stades précoces : 68 cas. Ann Dermatol Venereol2009;136:249—55.

[2] Grange F, Bagot M. Pronostic des lymphomes cutanés primitifs.Ann Dermatol Venereol 2002;129:30—40.

[3] Kim YH, Liu HL, Mraz-Gernhard S, Varghese A, Hoppe RT.Long-term outcome of 525 patients with mycosis fungoidesand Sézary syndrome: clinical prognostic factors and risk fordisease progression. Arch Dermatol 2003;139:926—8.

[4] Zackheim HS, Amin S, Kashani-Sabet M, McMillan A. Prognosisin cutaneous T-cell lymphoma by skin stage: long term survivalin 489 patients. J Am Acad Dermatol 1999;40:418—25.

[5] Degos R. Dermatologie. Paris: Flammarion Médecine-Sciences;1980.

[6] Saurat JH, Grosshans E, Laugier P, Lachapelle JM. Dermatolo-gie et infections sexuellement transmissibles. 4e ed. Masson;

[7] Saurat JH, Lachapelle JM, Lipsker D, Thomas L. Dermatologieet infections sexuellement transmissibles. 5e ed. Masson; 2009.

[8] Olsen E, Vonderheid E, Pimpinelli N, Willemze R, Kim Y, KnoblerR, et al. Revisions to the staging and classification of mycosis

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fongoides and Sézary sundrome: a proposal of the ISCL andEORTC. Blood 2007;110:1713—22.

[9] Colonna M, Guizard AV, Schvartz C, Velten M, Raverdy N, Moli-nie F, et al. A time trend analysis of papillary and follicularcancers as a function of tumour size: a study of data fromsix cancers registries in France (1983—2000). Eur J Cancer

2007;43:891—900.

10] Grange F. Paul Rohmer, une vie au service de l’enfance. LeVerger Éditeur; 2005.

11] Verdecchia A, Francisci S, Brenner H, Gatta G, Micheli A,Mangone L, et al. Recent cancer survival in Europe: a

Éditorial

2000—2002 period analysis of EUROCARE-4 data. Lancet Oncol2007;8:784—96.

12] Esteve E, Grange F. Chlormethine (Caryolysine®), carmustine(Bicnu®). Ann Dermatol Venereol 2007;134(12):992—6.

F. Grange

Service de dermatologie, hôpital Robert-Debré,avenue du Général-Koenig, 51092 Reims cedex,

France

Adresse e-mail : [email protected].