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LE MYTHE DE DON JUAN Conférence donnée à l’IUTL de Reims le 28 avril 2005 par Nadine Soret A l’heure où la construction de l’Europe est un sujet d’une actualité brûlante, il m’apparaît fructueux et indispensable de réaliser à quel point l’identité culturelle est l’un des fondements de cette construction. Le mythe de Don Juan est un bon exemple de cette réflexion. Comment la légende de Don Juan, fondée sur un sujet très moral (un libertin impénitent puni de manière exemplaire) a-t- elle pu donner naissance à un véritable mythe européen, notamment à partir du XIX ème siècle ? En quoi ce mythe consiste-t-il ? Et sur quelle légende repose-t-il ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons d’apporter une réponse dans la conférence de ce jour. Don Juan est un personnage qui a inspiré et qui inspire encore un curieux mélange de fascination et de répulsion. Il n’est pas étonnant que de nombreux artistes français et étrangers aient décliné ses aventures sur différents modes (peinture, musique, théâtre, poésie, cinéma…) Le Don Juan le plus familier à notre culture française est sans conteste celui de Molière, dont l’impiété mène à la damnation, après avoir abandonné son épouse Elvire, renié l’autorité paternelle de Don Louis, tenté de faire abjurer un pauvre homme rencontré par hasard, séduit des paysannes, provoqué et tué en duel… Don Juan est un orgueilleux, un hypocrite égoïste, inconstant et cynique ; et cependant il brille, séduit et fascine. D’où vient cet attrait ? Et d’où Molière a-t-il tiré son personnage ?

Le Mythe de Don Juan

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LE MYTHE DE DON JUANConférence donnée à l’IUTL de Reims le 28 avril 2005

par Nadine Soret

A l’heure où la construction de l’Europe est un sujet d’une actualité brûlante, il m’apparaît fructueux et indispensable de réaliser à quel point l’identité culturelle est l’un des fondements de cette construction. Le mythe de Don Juan est un bon exemple de cette réflexion.

Comment la légende de Don Juan, fondée sur un sujet très moral (un libertin impénitent puni de manière exemplaire) a-t-elle pu donner naissance à un véritable mythe européen, notamment à partir du XIX ème siècle ? En quoi ce mythe consiste-t-il ? Et sur quelle légende repose-t-il ? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons d’apporter une réponse dans la conférence de ce jour.

Don Juan est un personnage qui a inspiré et qui inspire encore un curieux mélange de fascination et de répulsion. Il n’est pas étonnant que de nombreux artistes français et étrangers aient décliné ses aventures sur différents modes (peinture, musique, théâtre, poésie, cinéma…)

Le Don Juan le plus familier à notre culture française est sans conteste celui de Molière, dont l’impiété mène à la damnation, après avoir abandonné son épouse Elvire, renié l’autorité paternelle de Don Louis, tenté de faire abjurer un pauvre homme rencontré par hasard, séduit des paysannes, provoqué et tué en duel… Don Juan est un orgueilleux, un hypocrite égoïste, inconstant et cynique ; et cependant il brille, séduit et fascine.

D’où vient cet attrait ? Et d’où Molière a-t-il tiré son personnage ?

1°) Aux origines du mythe : L’Abuseur de Séville de Tirso de Molina La tradition populaire du « souper chez les morts »

Le conte du « souper » chez les morts, qui se retrouve dans la légende de Don Juan, appartient à une tradition populaire très ancienne. Dans ce récit, diffusé à l’origine oralement, un jeune homme irréfléchi convie à dîner un squelette ou une tête de mort.

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représentation moderne de Don Juan

Le jour venu, le spectre se rend au banquet et invite en retour son hôte imprudent, qui ne reviendra pas de son invitation. D’autres éléments, comme le motif de la statue vengeresse, étaient déjà passés par le stade de l’écrit. Mais, écrit Boris Donné1, « ce n’est que dès l’instant où ces deux thèmes se fondent en une seule intrigue, et où entre en scène, pour leur donner une unité, le personnage du libertin séducteur(…), que naît vraiment le « mythe » de Don Juan.

El Burlador de Sevilla de Tirso de MolinaCette conjonction apparaît pour la première fois dans une comedia espagnole intitulée

El Burlador de Sevilla( L’Amuseur de Séville), composée vers 1620 et publiée en 1630 à Barcelone.

Tableau représentant Tirso de Molina

La pièce est attribuée à l’un des grands dramaturges du « Siècle d’Or », Tirso de Molina, qui ne l’a jamais reconnue ni publiée dans les cinq volumes de ses œuvres. De son vrai nom Fray Gabriel Téllez, Tirso de Molina est né à Madrid vers 1580, et mort à Almazan en 1648. Entré à vingt ans dans les ordres, il partagea son existence entre la vie monastique et la vie mondaine et littéraire. Il occupa diverses charges importantes : commandeur de couvent, définiteur de province, chroniqueur général et fut aussi envoyé quelques années comme prédicateur à Saint-Domingue. Fréquentant également les milieux des lettres et du théâtre, il fut en outre l’auteur d’une œuvre dramatique immense, fort appréciée du public et souvent audacieuse.

Buste de Tirso de Molina

Ses écrits lui valurent d’ailleurs d’être jugé en 1625 par un tribunal civil créé par Olivarès la Junta de Reformacion (Junte de Reformation) veillant sur la pureté des mœurs. L’Espagne de la Contre-Réforme, impitoyable en matière de doctrine, acharnée à poursuivre l’hérésie, se voulait également très sourcilleuse en matière de morale, mais se montrait en réalité

1 Don Juan, de Molière, présentation et notes de Boris Donné, GF Flammarion, 1998

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singulièrement permissive en matière de mœurs. La sentence du tribunal ne semble pas cependant avoir été suivie d’effet. Tirso semble avoir écrit El Fabulador de Sevilla au faîte de sa gloire, à l’âge de quarante ans, vraisemblablement avant de comparaître devant ce tribunal de la Reformation.

En Espagne, le théâtre, et le genre de la comedia en particulier, connurent durant cette période un épanouissement extraordinaire, sous l’impulsion de Lope de Vega (qui écrit en 1609 son Arte nuevo de hacer comedias ou de Calderon.

Calderon de la Barca

Toutefois le genre de la comedia espagnole ne correspond pas exactement à ce que désigne le mot comédie dans la littérature française de l’âge classique. Il s’en distingue par un moindre souci de la vraisemblance, par son éloignement des unités de temps et de lieu, ainsi que par la diversité des registres ou des tonalités utilisés dans la pièce. On y pleure, on y rit, on y aime, on y tue d’un tableau à l’autre, tandis que le comique le plus gras succède aux raffinements les plus abstrus. L’Amuseur de Séville de Tirso de Molina apparaît comme un parfait exemple de comedia.

Dans la préface de son édition bilingue2, Pierre Guenoun met en garde contre une interprétation trop moderne de ce premier Don Juan, sous peine, écrit-il, « de se tromper sur sa valeur esthétique et sur l’enseignement qu’il renferme ».L’action de la pièce se divise en trois journées, permettant une distribution conventionnelle en trois actes :

Première journée : Un soir, à Naples, Don Juan Ténorino tente d’abuser la duchesse Isabelle en se faisant

passer pour son amant, le duc Octave. Il s’enfuit sans être reconnu, et fait accuser Octave. Mais la fuite de Don Juan se solde par un naufrage…

Thisbé rencontrant Don Juan, tableau de Ford Madox Brown, 1878

C’est ainsi que sur une plage de Tarragone, une jeune pêcheuse innocente, Thisbé, ramène dans ses filets Don Juan et son valet Catherinon. Elle leur accorde l’hospitalité et Don Juan, comme il se doit, profite d’une fête donnée par les pêcheurs pour abuser de Thisbé.

2 L’Amuseur de Séville de Tirso de Molina, traduit par Pierre Guenoun, Editions Aubier, 1991

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Après l’avoir séduite, il s’enfuit, non sans avoir mis le feu à sa chaumière. Entre-temps, la scène se transporte à Séville, où le roi reçoit le commandeur Don Gonzale pour lui annoncer qu’il a décidé de marier sa fille, Dona Anna, à Don Juan.

Deuxième journée :Don Diègue, le père de Don Juan, a appris le crime commis par son fils à Naples. Il se

confie au roi, qui ordonne qu’on innocente Octave, et que celui-ci épouse Dona Anna (initialement destinée à Don Juan) tandis que Don Juan épousera Isabelle qu’il a déshonorée. De retour à Séville, Don Juan rencontre le marquis de la Mota, qui lui confie qu’il est amoureux de Dona Anna. Le soir même, Don Juan usurpe l’identité du marquis lors d’un rendez-vous galant, et déshonore Anna. Découvert, il tue le père de celle-ci – le commandeur Don Gonzale- et s’enfuit en faisant accuser Mota. Dans la campagne, il se joint à une troupe de bergers.

Troisième journée :

Don Juan et Aminte, tableau d’Alexandre Marie Colin, 1833

Don Juan ne manque pas de s’en prendre à la future mariée, le belle Aminte, et lui propose de l’épouser. Aminte, désemparée, craint un mensonge. Elle fait jurer Don Juan, devant Dieu, qu’il soit damné s’il a menti. Cependant, la duchesse Isabelle (celle qui avait été abusée à Naples) débarque à Tarragone. Elle y rencontre Thisbé qui lui conte son histoire et l’invite à la suivre à Séville pour réclamer vengeance au roi contre Don Juan. Or celui-ci, dans son imprudence, est justement de retour à Séville. Il se cache dans une église. Là, il avise le tombeau du Commandeur qu’il a tué la veille et, par raillerie, il invite la statue à souper. Prodige, celle-ci accepte et se rend le soir même chez Don Juan.

Cette visite surnaturelle est l’un des moments les plus intenses de la pièce. Elle montre un Don Juan qui n’a rien d’un incrédule ni d’un athée, bien au contraire : le Don Juan de Tirso de Molina brûle de curiosité pour les choses de l’au-delà. Le personnage, mu avant tout par son sens de l’honneur, n’accepte la redoutable invitation que pour ne pas trahir sa parole de chevalier.

L’étau se resserre peu à peu autour de Don Juan. Ses victimes féminines sont venues chercher justice au près du roi et souhaitent le confondre. Mais ce n’est pas par la justice des hommes que Don Juan sera châtié :

DON JUAN – Ah ! je brûle!...Mon corps est embrasé !… Je meurs…Le sépulcre s’enfonce avec fracas, engloutissant Don Juan et Don Gonzale, tandis que

Catherinon et sauve en se traînant. Cependant la comedia de l’écrivain espagnol ne se termine pas avec la damnation de

Don Juan : une dernière scène présente les préparatifs de deux noces : celles de Mota et Dona Anna, et celles de Don Juan avec Isabelle. Tandis que le roi attend Don Juan, arrivent Thisbé,

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Aminte et Mota, qui réclament justice. Entre alors Catherinon, qui raconte la fin de son maître. Finalement, Octave épouse Isabelle, et Mota Dona Anna.

« Quien tal hace, que tal page », répète la statue avant d’entraîner Don Juan avec elle dans l’au-delà. Phrase que Pierre Guenoun traduit par « Œil pour œil, dent pour dent, en utilisant la formule la plus connue de L’Exode. L’application de la loi du Talion, telle est la justice de Dieu, semble dire la statue du Commandeur.

Scène d’un tribunal de l’Inquisition espagnol

« Dans l’Espagne inquisitoriale, une semblable sentence a de quoi surprendre, et il est normal, estime Pierre Guenoun, que la véritable construction de la pièce, ainsi que son sens profond, aient échappé à presque tous les commentateurs : le premier « Don Juan » n’est pas du tout le drame du séducteur hanté par la chair et puni parce qu’il a séduit, parce qu’il a fait usage de la chair. » C’est, sous la plume d’un Espagnol du XVIII ème siècle, l’histoire à valeur exemplaire d’un homme contre lequel Dieu exerce sa rigueur parce que cet homme profane des devoirs définis et codifiés ayant à voir avec la loyauté.

Omar Porras, réalisateur du spectacle proposé à la Comédie de Reims en ce moment, a souhaité revenir aux sources mêmes du mythe avec le texte de Tirso de Molina. Voici ce qu’il dit à ce propos : « L’écriture de Tirso de Molina est passionnante, car elle a vraiment été conçue pour les planches.

Elle parle des tréteaux, du théâtre de farce et des saltimbanques derrière ce mythe de Don Juan. Elle pétille d’humour, de gags, de bastonnades. Sa pièce ne possède pas la portée métaphysique de celle de Molière. Son Don Juan réfléchit, analyse, commente. Le Don Juan de Tirso de Molina est un personnage qui agit. Il est dans une fuite perpétuelle. Le Don Juan de Molière parle d’un parcours initiatique, d’un voyage. Mais nous voulions aussi retrouver cette dimension. »3

2°) XVII ème siècle : Variations françaises et italiennes sur Don Juan Les canevas italiens de la commedia dell’Arte

3 Le Prince travesti, rencontre avec Omar Porras, interview tirée de L’Avant-scène de mars 2005

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Cinq ans avant la publication espagnole de la pièce de Tirso de Molina, la Compagnie des « Autores » joua à Naples El Burlador de Sevilla y Convidado de piedra ( L’Amuseur de Séville et le Convive de pierre). Naples est d’ailleurs la ville où se déroule la première partie de l’action…

A partir du milieu du XVIIème siècle, les comédiens italiens tirèrent du Burlador de Sevilla des canevas dramatiques sur lesquels ils improvisaient dans le fameux style de la commedia dell’Arte,

Scène de commedia dell’arte au XVIème siècle, musée Carnavalet, Paris

c’est-à-dire en fixant seulement les grandes lignes de l’intrigue et les traits de caractère conventionnels des personnages. Ce type de jeu, qui mettait l’accent sur les aspects visuels du spectacle (gestes, mimiques…) en accordant une large part aux jeux de scène comiques (les lazzi) appelait à une simplification de l’intrigue touffue de Tirso de Molina. Le rôle du valet bouffon gagna alors à être amplifié, et l’ensemble de la légende fut interprétée sous l’angle de la dérision tout en renforçant sa portée tragi-comique. D’une part le nombre de personnages tendit à se réduire (fusion du duc Octavio avec le comte Mota, disparition du père).D’autres part, les personnages féminins et les serviteurs acquirent une importance croissante : Dona Anna devint une héroïne tragique à part entière, tandis que les deux valets de don Juan et de Don Octavio, joués par deux zanni, rivalisaient de présence scénique avec leur maître.

Tableau de Jacques Callot

Il nous est difficile d’imaginer aujourd’hui ces spectacles improvisés à partir de la fantaisie de chaque comédien et selon la mesure de ses talents. La seule trace qui nous en reste sont ces scénarios manuscrits consignant, de façon elliptique, l’intrigue et la liste des comédiens : de simples aide-mémoire, en somme. On trouve de tels canevas anonymes intitulés L’ateista fulminato (L’Athée foudroyé) datant de 1650, Le Convive de pierre, joués essentiellement en Italie. On possède aussi quelques textes imprimés, un peu plus développés : un Convitato di pietra (Le Convive de pierre) de Cicognini, présenté en Italie dès 1632, ou un Impie puni de Acciaiuoli qui sont deux pièces assez médiocres. On connaît l’existence d’une comédie de Giliberto aujourd’hui perdue, qui fut sans doute représentée en France, et dont se seraient peut-être inspirés des dramaturges français, dont Molière. Toutes ces œuvres semblent antérieures à 1650.

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Scène de commedia dell’Arte, Watteau

Marco Sabbatini mentionne l’existence d’une version italienne récemment retrouvée (qui)offre à ce sujet un éclairage passionnant. Je lui laisse la parole pour présenter cette adaptation qui n’a cependant pas été intégrée au spectacle d’Omar Porras : « L’auteur en est le grand homme de théâtre Giovan Battista Andreini, qui au soir de sa vie compose une sorte de grandiose poème dramatique en cinq actes : Il nuovo risarcito convitato di pietra. Ecrite en 1651 et demeurée inédite jusqu’en 2003, la pièce ne compte pas moins de 7666 vers. Le vieux dramaturge suit assez fidèlement la trame du Burlador de Sevilla telle qu’elle a été revue et corrigée par ses confrères italiens, mais il y ajoute quelques personnages insolites : la mère de Don Juan (Lisidora), qui apparaît sous la forme d’un fantôme, ainsi que deux Titans qui manifestent dans un long prologue allégorique leur intention de se révolter une nouvelle fois contre Dieu en choisissant comme champion de leur cause Don Juan Tenorino. Andreini, dans un style flamboyant et démesurément baroque, brosse un portrait très suggestif du personnage qui, pour la première fois de son histoire, apparaît ici comme un véritable amoureux de la femme : non seulement Don Juan voit en elle le « principal ornement de l’univers » mais il va jusqu’à rêver de reposer dans un tombeau entièrement recouvert « de mamelles féminines » (Acte I, scène 3). Aussi originale soit-elle, cette version n’a exercé aucune influence sur celles qui ont suivi, vu qu’elle n’a été ni jouée ni éditée. C’est la raison pour laquelle nous ne l’avons pas intégrée au spectacle. »

Nous disposons également à l’heure actuelle du canevas manuscrit d’une comédie intitulée Le Festin de pierre apportée en France par les comédiens italiens. Jouée à Paris avec un succès considérable, Molière en a assurément tiré parti pour écrire son propre Don Juan. L’intrigue y est consignée du point de vue du comédien représentant le valet, d’abord nommé Trivelin et joué en 1658 par Locatelli , puis nommé Arlequin et joué par Biancolelli à partir de 1662. Tenu par ces grands maîtres de la commedia dell’Arte, ce rôle bouffon était donc bien devenu le rôle principal de la pièce. Molière lui conserva d’ailleurs toute son importance en jouant lui-même le rôle de Sganarelle.

Molière déguisé en Sganarelle

Lors de la scène du souper, par exemple, les jeux de scène comiques suggérés dans le texte de Molière s’inspirent très largement (au moins dans leur esprit) de ceux détaillés par

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Biancolelli. Le dénouement de la pièce chez Biancolelli présente aussi beaucoup d’intérêt : la fameuse exclamation du valet (« mes gages ! mes gages ! ») qui fit scandale à la première représentation du Don Juan de Molière , et que ce dernier dut supprimer, se trouvait déjà dans la pièce des Italiens. Voici précisément cet extrait :

« Dans la dernière scène, je dis qu’il faut que la blanchisseuse de la maison soit morte, car tout est ici bien noir. (Don Juan) s’approche de la table où est la statue, et prend un serpent dans un plat en disant :  « j’en mangerai, fût-ce le diable ! (il mord à même) et je veux te charger de ses cornes ». La statue lui conseille de se repentir. Je dis « Amen ! » Il n’y veut pas entendre. Il s’abîme sous terre. Je m’écrie : « Mes gages ! mes gages ! Il faut donc que j’envoie un huissier chez le diable pour avoir mes gages ! »

(Le Festin de pierre de Biancolelli, scénario reproduit dans Le Festin de pierre avant Molière, Ed. G. de Bévotte, STFM, 1907, p. 348-350)

Les comédiens italiens étaient très sensibles aussi à la dimension surnaturelle de la fable, explique Marco Sabbatini dans un numéro récent de L’Avant-Scène (théâtre) (N° 1180 du 15 mars 2005) : ils faisaient « voler » la statue du Commandeur, et le spectacle se concluait obligatoirement par un monologue déclamé du fin fond de l’Enfer par « l’âme de Don Juan » (l’interprète, précise-t-on, était revêtu pour l’occasion d’une combinaison « couleur chair »).

Les adaptations françaisesLes succès remportés par les comédiens italiens lorsqu’ils représentaient des pièces sur

le sujet de Don Juan ne pouvaient manquer d’inciter quelques dramaturges français à adapter ce sujet à notre langue et aux règles de la comédie classique. En 1659,en l’espace de quelques mois, deux tragi-comédies françaises voient le jour, respectivement à Lyon (Nicolas Drouin Dorimond) et à Paris (Jean Deschamps Villiers), sous le même titre : Le Festin de pierre ou le Fils criminel. Dorimond et Villiers s’appliquèrent, autant que possible, à plier l’intrigue originale de Tirso de Molina à la règle des trois unités. Les deux dramaturges français proposent de l’histoire de Don Juan une vision plus grave, où la bouffonerie du valet se trouve tempérée, où les aspects religieux et moraux sont traités avec davantage de sérieux. Ainsi la Statue abandonne-t-elle son inquiétant laconisme pour débiter à Don Juan de pesants discours moralisateurs. En outre, l’intrigue met l’accent sur le conflit entre Don Juan et son père. Une scène d’altercation violente révèle le cynisme de Don Juan qui, se moquant des remontrances du vieillard, en vient à le frapper pour le faire taire – causant ainsi sa mort, comme on l’apprend plus tard. L’impiété qui vaut au libertin d’être damné se traduit d’abord par l’absence de piété filiale, d’où le sous-titre du Fils criminel.

« La relative uniformité de l’écriture en alexandrins du Festin de pierre de Dorimond, juge Boris Donné (op. cit.), est loin de la prose alerte et variée de Molière, qui a également laissé de côté certains aspects conventionnels de l’intrigue ». Voici par exemple le portrait de Don Juan esquissé par son valet Briguelle, préfigurant celui qu’en fera le Sgnanarelle de Molière :

Masque de Brighella

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BRIGUELLE, seulEst-il un plus grand fourbe ? Est-il un plus grand traître ?Et ne suis-je pas fou de servir un tel maître ?Je tiens pour assurés sa perte et mon malheur :Quelque tragique fin suivra ce suborneur.Qui ne l’eût pris tantôt pour un saint, pour un ange ?Il est diable ; il est saint, enfin c’est un mélangeOù les plus raffinés se trouveront surpris ;

(Le Festin de pierre ou le Fils criminel, Dorimond, Acte IV, scène 4)

La pièce de Villiers, datant également de 1659, porte le même titre que celle de Dorimond, mais s’en distingue par des noms de personnages différents, ainsi que par le développement d’un épisode auquel Dorimond n’accordait que peu d’importance : la rencontre de Don Juan avec un pèlerin. Convoitant son habit afin de se déguiser, Don Juan , après avoir usé de toutes les persuasions et toutes les tentations, doit recourir à la menace de son épée pour contraindre l’ermite à se dépouiller. Cet épisode apparaît comme une préfiguration - mais avec moins de force et moins de profondeur- de la scène où Don Juan veut forcer le Pauvre à jurer (Acte III, scène 3).

Dans la pièce de Villiers, se trouve un autre épisode étonnant, qui rompt avec le cours attendu de l’intrigue :

Film récent, avec E. Béart

Dans sa fuite, après être sorti indemne d’un naufrage, Don Juan semble un moment tenté par le repentir sincère :

DON JUANJe veux t’ouvrir ma conscience,

Te dire ma pensée en trois ou quatre mots :Le péril que je viens de courir sur les flotsMe donne dans le cœur un repentir extrême,Car par là je vois bien que la Bonté suprême,Loin de m’exterminer, veut me tendre la main :Travaillons, travaillons, sans attendre à demain,Profitons de ces mots, les derniers de mon Père,Forçons, forçons le Ciel à nous être prospère,Et par des actions qui n’aient rien de brutal,Faisons un peu de bien après beaucoup de mal.

PHILIPINLe voilà repentant, tout de bon !

(Le Festin de pierre ou le Fils criminel, Villiers, Acte IV, scène 2)

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Villiers a voulu ménager cette péripétie dans son intrigue. Mais la conversion de Don Juan, inspirée par le repentir et l’horreur de sa conduite passée ne dure qu’un moment. Il suffit au personnage d’apercevoir deux jolies bergères pour revenir à son caractère premier. Pour sa part, Molière tirera un parti bien supérieur de cette idée : peignant, lui aussi, la conversion de Don Juan, il n’en fait qu’un odieux stratagème d’hypocrite. Quant à la rencontre des deux bergères, il développera cette scène de séduction simultanée avec une grande virtuosité.

3°) Le Don Juan de Molière

On connaît la suite : en 1665, Molière écrit et met en scène Don Juan ou le festin de pierre. S’il n’est pas certain de Molière ait lu L’Abuseur de Séville de Tirso de Molina, il connaissait en revanche les deux Festin de pierre de Dorimond et de Villiers inspirés de la commedia dell’Arte. Le critique italien Giovanno Macchia4 constate qu’« on a reproché à (la pièce de Molière) d’être quelque peu décousue et inégale : c’est oublier, rappelle-t-il, la tradition littéraire avec laquelle Molière devait compter, ainsi que les origines et la nature même de la légende ». Or c’est précisément cette tradition, dans laquelle s’inscrit la pièce de Molière, qui permet de mieux percevoir non seulement son efficacité dramatique et comique, sa profondeur philosophique, mais surtout son extraordinaire ambiguïté.

Influence de la doctrine libertineEn quoi consiste cette ambiguïté ? On l’a dit, aucun personnage n’incarne dans la

pièce la position tempérée et raisonnable qui est d’ordinaire celle du dramaturge. Nous ne parvenons pas à discerner le message que Molière a souhaité adresser au public dans son Don Juan, alors que ses autres œuvres contiennent presque toujours une intention plus ou moins voilée. Certains critiques ont émis l’hypothèse que Molière ait pu être le disciple de Gassendi,

Pierre Gassendi, principal artisan de la philosophie matérialiste d’Epicure dans la France du XVII ème siècle.

Mais ce courant de pensée, s’il se caractérisait par le refus de toute adhésion aveugle à une orthodoxie ou à un principe d’autorité, et par une liberté de conscience impliquant

4 Vie, aventures et mort de Don Juan, Giovanno Macchia, trad. de Claude Perrus, Ed. Desjonquères, 1990

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l’examen critique des dogmes, n’était pas nécessairement ennemi du sentiment religieux : scepticisme et athéisme ne se confondent pas. Ce sont les ennemis du « libertinage érudit » qui, considérant ceux qui se réclamaient de cette philosophie comme des « pourceaux d’Epicure », comme les appelle Sganarelle, ont voulu lier cette attitude intellectuelle à un goût de la provocation et du blasphème. Molière, s’il avait voulu exposer ses propres opinions philosophiques à travers le personnage de Don Juan, n’eût sans doute pas cautionné un tel amalgame. Il est par ailleurs difficile d’imaginer que le dramaturge, en situation délicate pour avoir dénoncé l’hypocrisie de certains dévots dans son Tartuffe se fût risqué à porter sur le théâtre une apologie de l’athéisme. Enfin et surtout, lorsqu’à l’acte V, Don Juan couronne sa carrière immorale en la couvrant du masque de la dévotion, la satire impitoyable de l’hypocrisie montre bien que Molière n’épouse nullement le point de vue de son personnage, bien au contraire. Pour respecter la logique du mythe, il a fait de son personnage un beau parleur, un séducteur, ce qui ne signifie pas qu’il ait créé un personnage auquel le spectateur doive s’attacher, « s’intéresser », comme on disait alors. L’orgueil, le cynisme et l’égoïsme qui éclatent dans ses confrontations avec Elvire, Don Louis, ou le Pauvre, ne sont pas présentés sous un jour qui vise à justifier sa conduite et encore moins à la donner en exemple. Molière ne souhaitait certes pas que l’on souscrivît aveuglément à la morale rigide imposée par l’Eglise. Mais il ne prônait pas pour autant une conduite affranchie de toute règle, et du simple respect d’autrui. D’ailleurs son œuvre dramatique tout entière est celle d’un moraliste : non qu’elle énonce des impératifs ni des lois, mais elle élabore une réflexion sur les mœurs, la nature humaine, les caractères, en s’efforçant d’en corriger par le rire les excès et les dérèglements.

La dénonciation des dogmes de l’EgliseIl est certain que la conduite du Don Juan de Molière est une conduite libertine, dans le

sens où on l’entend encore au XVII ème siècle, c’est-à-dire une conduite guidée par la poursuite du plaisir des sens. Mais à l’époque de Molière, le premier sens du mot libertinage est avant tout intellectuel, et nous venons de le définir. Il est en revanche logique que cette posture intellectuelle, reposant sur la liberté de conscience, mène au refus du dogme religieux. L’athéisme pointe lorsque Don Juan affirme à son valet : « Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit »(III,1). Le portrait que dresse Sganarelle de son maître va dans ce sens, lorsqu’il dépeint ce scélérat, cet hérétique « qui ne croit ni Ciel ni Enfer ni loup-garou ». La confidence de l’impie à ce même Sganarelle, après l’ultime discours d’Elvire : « encore vingt ans de cette vie-ci et puis nous songerons à nous » rappelant d’ailleurs celle qui rythmait l’œuvre de Tirso de Molina : « Bien lointaine est notre échéance », ne marque en aucun cas un quelconque amendement. (Tirso de Molina rythmait l’ensemble de sa pièce par une sorte de leit-motiv, une phrase qu’il place dans la bouche de Don Juan ou dans celle de son valet : « Bien lointaine est notre échéance ! » Autrement dit, qu’importe de se conduire de façon immorale, il sera toujours temps de se repentir plus tard.)

Mais Molière présente cet athéisme davantage comme une provocation lancée à la face de la société que comme un mouvement de révolte contre la divinité. En fait, Don Juan se défie de toutes les valeurs édictées par l’Eglise : le mariage (dont Sganarelle rappelle qu’il est un « mystère sacré »), la prière (lors de son entrevue avec le Pauvre), l’autorité paternelle.

Les choix scénographiques adoptés par Molière s’inscrivent sans doute également dans cette perspective : S’inspirant de la scénographie italienne, Molière fait de son Don Juan une « pièce à machines ».

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Gravure du XVII ème

De tels effets spectaculaires étaient alors surtout employés pour représenter des intrigues merveilleuses à sujet mythologique, bien que la puissance démonstrative de ces procédés aient été aussi utilisée quelquefois dans le théâtre religieux. Molière les utilise naturellement pour figurer les moments les plus frappants d’une intrigue surnaturelle : apparition d’une statue animée (III, 5 et IV, 8), métamorphose d’un Spectre en personnification du Temps, qui disparaît en s’envolant (V, 5), foudroiement du libertin qu s’abîme dans le sol au milieu des feux de l’Enfer (V, 6). « En homme de théâtre avisé, écrit Boris Donné, il comptait sans doute sur ces artifices, comme sur le luxe et la diversité des décors, pour attirer le public. Plus secrètement, il jouait peut-être à employer les effets du merveilleux chrétien en les traitant sur le mode profane, afin de désacraliser la conclusion apparemment édifiante de sa pièce ».

Une esthétique de la cruautéCependant, à la différence des précédents Don Juan, celui de Molière n’est pas

présenté en simple jouisseur s’étourdissant dans des plaisirs faciles. Ses actes sont guidés par la seule recherche du « beau geste », et peu lui importe qu’ils soient moraux ou pas. Par exemple, lorsque Don Juan se porte au secours de Don Carlos, il a avant tout le désir d’accomplir « une action généreuse », c’est-à-dire une action éclatante, valant seulement pour la beauté du geste. Ce n’ est même pas l’honneur qui l’incite à agir de la sorte, mais une espèce d’élégance hautaine qu’il affecte sans cesse. Don Juan trouve de la beauté là où les autres n’en voient pas.

Par exemple, lorsque Elvire vient le trouver une dernière fois,

film avec E. Béart

il ignore ses supplications, mais apprécie en connaisseur sa souffrance, pour lui pleine de charmes :« son air languissant et ses larmes ont réveillé en moi quelques petits restes d’un feu éteint ». (IV, 6)

Pareil raffinement pervers fait de ce Don Juan un personnage tourné vers l’érotisme noir qui enténèbre tout un pan de la littérature du XVII ème siècle.

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La même cruauté entre dans son attitude de raillerie envers le Pauvre : refusant d’accorder une aumône contre des prières, Don Juan s’amuse à inverser les termes de l’échange. Il propose donc un louis d’or en contrepartie d’un blasphème. Et quand Molière montre cette admirable figure de mendiant incorruptible résistant à la tentation, l’attitude qu’il prête à Don Juan, lui jetant finalement le louis « pour l’amour de l’humanité » n’a d’explication, là encore, que pour la beauté du geste.

Cruauté en amour, indifférence au spectacle du monde regardé avec une curiosité cynique, théâtralité du comportement et des paroles, scepticisme absolu, volonté de porter sur les êtres et sur le monde un regard purement esthétique, libéré de toute morale : tous ces aspects font du personnage de Molière l’ancêtre du dandy pervers et voluptueux de la fin du XIX ème siècle, celui aussi montré par Stanley Kubrick dans son Orange Mecanic.

4°) Postérité de Don Juan au XVIII ème siècle

Costume de Don Juan pour la Comédie Française

En France Le Don Juan de Molière ne fut joué que quinze fois entre le 15 février et le 20 mars

1665. Le tollé suscité précédemment par son Tartuffe n’était visiblement pas encore éteint. Sur les conseils du roi, Molière dut couper certains passages dès la deuxième représentation de sa pièce, et finit par la retirer de l’affiche. Il ne la fit même pas imprimer.

C’est après la mort de Molière que sa troupe décida de rejouer la pièce, en 1677, mais dans une version « soft », versifiée et pliée aux unités du théâtre classique. Les passages les plus hardis en furent bien sûr expurgés

La pièce de Molière et son adaptation versifiée par Thomas Corneille semblent avoir donné à la légende française de Don Juan une forme intangible : peu d’auteurs se sont essayés à en donner de nouvelles versions au cours du XVIII ème siècle. Dans d’autres pays d’Europe, en revanche, le mythe prend une ampleur extraordinaire avec de nombreuses interprétations et des réécritures variées.

En Angleterre

Thomas Shadwell

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 En 1676, le personnage de libertin prudemment esquissé par les Français est repris par l’Anglais Thomas Shadwell dans un drame romanesque et sulfureux » : The Libertine (Le Libertin). De simple « abuseur », voici Don Juan promu en séducteur sadique, qui courtise les femmes pour le plaisir de des tromper, de les déshonorer, de leur jouer la comédie.

En Italie

Goldoni

En Italie où le sujet avait été intégré de façon plus libre à la tradition théâtrale parles multiples spectacles de commedia dell’Arte, il ne cesse d’inspirer de nouvelles œuvres : sous forme purement dramatique, Goldoni s’y frotte sans grand succès dans son Don Juan Ténorino en 1736.

Décor de Salvator Dali pour le Don Juan Tenorino de Goldoni

Puis l’opéra prend le relais dans les années 1770-1780.

A Prague

C’est précisément à l’opéra et en langue italienne – mais à Prague – que paraît le plus marquant des Don Juan du XVIIIème siècle, avec la création le 29 octobre 1787 d’Il

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Dissoluto punito ossia il Don Giovanni (Le Libertin puni ou Don Juan), œuvre d’un compositeur viennois, Mozart, sur les paroles d’un librettiste italien, Lorenzo da Ponte. Le livret de Da Ponte ne s’inspire pas de Molière, mais revient à la source du mythe, suivant d’assez près la pièce de Tirso de Molina, mais s’inspirant aussi de ses nombreuses adaptations italiennes.

Partition de Don Giovanni

La richesse et la diversité de la musique confirment ce que l’on a déjà noté à propos de la comedia du Burlador de Sevilla : la structure de la légende appelle le mélange des genres et la variété des tons. Don Giovanni se situe au confluent de la veine « sérieuse » de l’opera seria (airs graves et passionnés d’Elvira, solennité des apparitions du Commandeur, damnation de Don Juan) et de la veine légère, « bouffonne » de l’opera bouffa (interventions de Leporello, valet de Don Giovanni, et de Musetto, paysan fiancé à la jeune Zerlina que séduit bien sûr Don Juan.

représentation de Don Giovanni

Ecoute d’un extrait ?

C’est bien plus sur cet opéra de Mozart que sur la pièce de Molière que repose la fortune du mythe de Don Juan au XIX ème siècle.

5°) XIX ème siècle : un Don Juan romantique En Allemagne

E.T.A. Hoffmann en 1822

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Dans un de ses contes 5, l’écrivain allemand E.T.A. Hoffmann décrit une représentation du Don Giovanni de Da Ponte et Mozart en l’entremêlant de rêverie poétique et d’une réflexion critique sur le sens de la légende de Don Juan. Ces pages ont beaucoup puissamment contribué à donner forme au mythe romantique de Don Juan. Hoffmann en fait une allégorie de la condition de l’homme déchu, partagé entre ses aspirations célestes et l’imperfection de sa condition terrestre.

Juan et Aminte, gravure de 1820

Espérant trouver dans l’amour une issue à sa quête spirituelle, il va de femme en femme sans assouvir sa soif d’absolu et, poussé par les forces du mal et le démon, renverse son entreprise de séduction en entreprise de destruction. L’homme lance ainsi un défi à son créateur, défi dont la seule issue possible est la damnation.

Cette interprétation romantique du mythe de Don Juan semble avoir particulièrement séduit Omar Porras, qui voit chez ce personnage un frère spirituel de deux autres héros mythiques révoltés contre la puissance divine : Faust et Prométhée.

L’écrivain allemand Lenau écrira également en 1844 un poème dramatique intitulé Don Juan.

En Angleterre, avec Byron

Le Don Juan de Lord Byron, vaste poème épique et satirique fut rédigé entre 1819 et 1824.

En Russie, avec Pouchkine

5 Don Juan, Rêverie d’un voyageur enthousiaste, extrait des Fantaisies à la manière de Callot (1813-1815), trad. de Henri Egmont (1836)

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Pouchkine

Le bref poème de Pouchkine intitulé Le Convive de pierre, datant de 1830 condense en cinq courtes scènes l’appropriation personnelle du mythe par le grand écrivain russe. La figure de Don Juan ne cesse de hanter Pouchkine, puisqu’on la retrouve entre autres sous les traits d’Eugène Onéguine dans son magnifique poème éponyme.

En Espagne

Zorrilla

Un Don Juan espagnol, grand drame religieux, voit aussi le jour en Espagne en 1844, juste retour du mythe dans sa contrée d’origine : le Don Juan Tenorino de José Zorrilla. Le temps manque ici pour évoquer en détail ces différentes réécritures.

6°) le Don Juan aux Enfers de Baudelaire

BaudelaireLa partie des Fleurs du Mal intitulée Spleen et Idéal, regroupe des poèmes menant

une réflexion sur l’homme et sur le poète lui-même. Le poème XV intitulé Don Juan aux Enfers, constitué de cinq quatrains en alexandrins, a été rédigé par Baudelaire à partir de divers tableaux représentant Don Juan et d’une lithographie de Delacroix :

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Le Naufrage de Don Juan, tableau de Delacroix, 1840

DON JUAN AUX ENFERS

Quand Don Juan descendit vers l’onde souterraineEt lorsqu’il eut donné son obole à Charon,

Un sombre mendiant, l’œil fier comme Antisthène,D’un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.

Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,Des femmes se tordaient sous le noir firmament,

Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,Derrière lui traînaient un long mugissement.

Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,Tandis que don Luis avec un doigt tremblant

Montrait à tous les morts errant sur les rivagesLe fils audacieux qui railla son front blanc.

Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,Près de l’époux perfide et qui fut son amant,

Semblait lui réclamer un suprême sourireOù brillât la douceur de son premier serment.

Tout droit dans son armure, un grand homme de pierreSe tenait à la barre et coupait le flot noir ;Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,Regardait le sillage et ne daignait rien voir.

Charles Baudelaire

Le tableau dressé par Baudelaire est extrêmement ambigu. Rappelant tout à la fois la perfidie, l’insolence, le sadisme de Don Juan à l’égard de ses victimes,

il n’en présente pas moins le personnage comme un héros en lui conférant une dimension mythique inégalée. La lecture du poème s’enrichit sous l’éclairage des textes qui l’ont précédé. Mais Baudelaire confère au grand séducteur un prestige encore jamais atteint jusqu’alors. Tandis que les victimes, elles, gardent une dimension humaine bien réelle, Baudelaire place son héros mythique à l’écart du reste de l’humanité. Don Juan, « ce grand homme de pierre » rejoint désormais par sa pétrification le monde auquel appartient la statue

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du Commandeur et dans lequel il a été entraîné. Cependant, campé dans l’attitude de celui qui refuse de se repentir devant Dieu, au-delà de la mort, Don Juan continue d’avancer inexorablement, imperturbable, impénétrable et fascinant.

7°) La cristallisation et la modernité du mythe

Affiche de vieux films américains en noir et blanc

Le critique italien Giovanni Macchia explique la fascination exercée par le mythe de Don Juan de la façon suivante : plus qu’un théoricien de l’athéisme, Don Juan est un génie de la pratique. Représenté toujours en mouvement - notamment dans la fuite - mais toujours à la poursuite des joies immédiates de l’existence, insoucieux de la morale et des lois, le personnage séduit à la fois par sa vigueur et par l’impassibilité qu’on lui prête devant le châtiment final. D’où son paradoxal statut héroïque, qu’ont perpétué jusqu’à nos jours tant d’œuvres littéraires (le Don Juan de Montherlant date de 1959, mais toute la série des Jeunes filles renvoie l’image du séducteur, sous les traits du libertin Costals), dramatiques ou cinématographiques (je vous conseille notamment le magnifique Don Juan en noir et blanc de Marcel Bluwal ou celui de Jacques Weber).

Affiche pour Don Juan de Marco

Pour Omar Porras, l’envergure mythique du personnage tient également au fait que Don Juan appartient à cette catégorie d’êtres exceptionnels qui, animés d’une soif surhumaine de tout posséder, ne peuvent satisfaire leurs envies inextiguibles comme le commun des mortels, qu’il s’agisse de la possession de la chair pour Don Juan, ou de la possession de la connaissance pour Faust. D’où la transgression menant obligatoirement à la perte.

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Affiche du film avec Brigitte Bardot et Roger Vadim, 1973

J’ajouterai qu’à une époque où l’envie et la possession matérielle des choses règle la conduite de nombre de personnes, nous gagnerions peut-être à nous pencher un peu plus sur ce mythe, révélateur à bien des égards des problèmes qui se posent à nos sociétés modernes.

Témoignant également, par sa vitalité frénétique, du mépris de l’éternel « memento

mori » (« souviens-toi que tu es mortel »), l’aspiration totale de Don Juan à la jouissance terrestre peut être vue au bout du compte comme une revendication obstinée de la liberté, à n’importe quel prix. Dénonçant tous les leurres, les préjugés et les certitudes, Don Juan serait alors le premier des anarchistes.

Affiche de théâtre de Viktor Saddowski,1988

Mais n’oublions pas que « Don Juan est (aussi) un beau parleur, habile connaisseur de la psychologie féminine et un adepte du masque et du déguisement, autrement dit un comédien né, écrit Marco Sabbatini,6 et que « si les hommes de théâtre le mettent inlassablement en scène(…), c’est (sans doute) qu’ils trouvent en lui une sorte de troublant représentant de leur art ». Car Don Juan est un personnage constamment en représentation, lui qui ignore tout de la sincérité.

6 Don Juan, une créature théâtrale, article de Marco Sabbatini dans la revue l’Avant-scène de mars 2005