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Le Point HORS-SÉRIE Ce qu'il a vraiment écrit Comment sa pensée a été détournée Son histoire, son héritage Avec M. Aglietta, E. Balibar, J. Bidet, F. Fischbach, M. Godelier, A. Tosel \ Marx

Le Point BIO N°03 - Marx

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Que savez-vous sur Karl Marx? Qu'il a inventé le concept de lutte des classes? Erreur : le mot a été cité pour la première fois par le philosophe positiviste Auguste Comte. Qu'il est à l'origine du parti d'avant-garde? Faux, c'est son ami Friedrich Engels qui a inventé ce concept repris ensuite par Lénine. On croit tout savoir sur Karl Marx : il est si connu ! Aucun penseur n'a suscité autant d'exégèses, aucun révolutionnaire n'a éveillé autant d'espoirs. Qui, à part les grands fondateurs de religions comme Bouddha, Jésus ou Mahomet, peut se targuer d'avoir eu une telle influence? Après vingt ans de purgatoire, dû à l'effondrement de l'empire soviétique, le voilà à nouveau en vogue grâce à la crise financière de 2008. Un film britannique sur la vie du jeune Marx à Paris est en cours de tournage, un producteur chinois est en train de lancer une comédie musicale sur Le Capital, et, au Japon, un éditeur vient de publier avec succès une version romancée et simplifiée du Capital sous forme de manga... Marx, icône hollywoodienne? Faut-il craindre de nouveaux contresens? Rarement, en effet, un penseur aura été autant et si vite trahi. Comment? C'est ce que vous propose de découvrir ce hors-série du Point consacré à la vie, ou plutôt aux vies de Karl Marx, et à son oeuvre. Avec les commentaires et les analyses des meilleurs historiens, philosophes et économistes.

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Page 1: Le Point BIO N°03 - Marx

Le Point HORS-SÉRIE

Ce qu'il a vraiment écrit Comment sa pensée

a été détournée Son histoire, son héritage

Avec M. Aglietta, E. Balibar, J. Bidet, F. Fischbach, M. Godelier, A. Tosel

\

Marx

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Page 3: Le Point BIO N°03 - Marx

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Franz-Olivier Giesbert

Rédaction en chef :

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Ont participé à la rédaction

de ce numéro : Jacques Bidet, Olivier Dartois,

Sonia Dayan-Herzbrun, lean-Numa Ducange, Franck Fischbach,

Victoria Gairin, François Gaudin, François Gauvin, François Jarrige, Lucien jaume, jean-jacques Marie, Laurence Moreau, Sophie Pujas,

Patrick Tacussel, André Tosel, Daniel Vigneron, jean Vioulac.

Édition : Thomas Laurens

Iconographie : Isabelle Eshraghi

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A V A N T - P R O P O S

CHASSER L'ERREUR Par Catherine Golliau

Que savez-vous sur Karl Marx? Qu'il a inventé le concept de lutte des classes? Erreur : le mot a été cité pour la première fois par le philosophe positiviste Auguste Comte. Qu'il est à l'origine

du parti d'avant-garde? Faux, c'est son ami Friedrich Engels qui a inventé ce concept repris ensuite par Lénine. On croit tout savoir sur Karl Marx : il est si connu ! Aucun penseur n'a suscité autant d'exégèses, aucun révolution-naire n'a éveillé autant d'espoirs. Qui, à part les grands fondateurs de religions comme Bouddha, Jésus ou Mahomet, peut se targuer d'avoir eu une telle influence? Après vingt ans de purgatoire, dû à l'effondrement de l'empire soviétique, le voilà à nouveau en vogue grâce à la crise financière de 2008. Un film britannique sur la vie du jeune Marx à Paris est en cours de tour-nage, un producteur chinois est en train de lancer une comédie musicale sur Le Capital, et, au Japon, un éditeur vient de publier avec succès une version romancée et simplifiée du Capital sous forme de manga... Marx, icône hollywoodienne? Faut-il craindre de nou-veaux contresens? Rarement, en effet, un penseur aura été autant et si vite trahi. Comment? C'est ce que vous propose de découvrir ce hors-série du Point consacré à la vie, ou plutôt aux vies de Karl Marx, et à son œuvre. Avec les commentaires et les analyses des meilleurs historiens, philosophes et économistes.

Aucun penseur n'a suscité autant d'exégèses, aucun révolutionnaire n'a éveillé autant d'espoirs.

Couverture : ©BPK/RMN

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 3

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SOMMAIRE Karl Marx, la fin du purgatoire

par Catherine Golliau

Que sait-on vraiment de Marx? par Laurence Moreau

LA VIE L'enfance tranquille d'un rebelle

par Victoria Gairin

Le jour où Hirschel devint Heinrich par Catherine Golliau

1836-1841 : Marx à Berlin par François Gauvin

Entretien : Jean-François Kervégan « Marx est le seul véritable jeune-hégélien »

Jenny, l'amour absolu par Sophie Pujas

Repères : Aux sources du socialisme Patrick Tacussel

Engels : dans l'ombre du génie par Catherine Golliau

1848 : la tempête révolutionnaire par jean-Numa Ducange

Entretien : Sylvie Aprile « Marx comprend que les prolétaires sont des deux côtés de la barricade »

Misères d'un philosophe par Catherine Golliau

1851-1852 : Marx contre Louis-Napoléon par jean-Numa Ducange

Repères : Le mouvement ouvrier au xixe siècle par François Jarrige

Le chef de l'Internationale par Catherine Golliau

Marx, cerveau des communards? par François Gauvin

Repères : À Gotha, la naissance de la social-démocratie o | par Sonia Dayan-Herzbrun > le < Mort d'un révolutionnaire

par Catherine Golliau

Page 5: Le Point BIO N°03 - Marx

LE W H O ' S W H O Bakounine, Lassalle, Kautsky...

L'ŒUVRE La guerre des manuscrits

par Catherine Golliau

Ce que Marx a écrit par Jean Vioulac

E n t r e t i e n : I s a b e l l e G a r o « Marx n'est pas un auteur comme un autre... »

Le fabuleux destin du Capital par Jacques Bidet

R e p è r e s : Les nourritures libérales par Lucien Jaume

Le penseur et ses machines de guerre par Jacques Bidet

E n t r e t i e n : M i c h e l A g l i e t t a Marx a une analyse de l'argent extraordinaire »

P o i n t d e v u e ; Marx est-il un philosophe ? par Franck Fischbach

LA POSTÉRITÉ « Je ne suis pas marxiste »

par Jean Vioulac

L'imposture soviétique par Jean Vioulac

P o i n t d e v u e : Antonio Gramsci, un marxiste du x x e siècle

par André Tosel

Le marxisme à l'Ouest par François Gauvin

E n t r e t i e n : M a u r i c e G o d e l i e r « Marx est l'Aristote des sciences sociales »

Mao Tsé-toung et la maomania par François Gauvin

P o i n t d e v u e : Louis Althusser et le marxisme scientifique

par François Dosse

E n t r e t i e n : É t i e n n e B a l i b a r « Marx ne propose pas de système »

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MÉTHODE Le but de ce hors-série est aussi de faire découvrir les textes de Marx ainsi que ceux des auteurs qui le concer-nent. Les articles sont donc souvent accompagnés d'ex-traits de textes (en beige). « Dans le texte » désigne les extraits de Marx lui-même. « Un autre regard », les tex-tes d'autres auteurs.

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Les mots et les noms grais-sés et accompagnés d'une étoile sont à retrouver dans le lexique.

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110 Chronologie 112

Lexique 1 1 6

Bibliographie 122

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INTRODUCTION

Karl Marx, la fin du purgatoire Dans une société en mal de repères, Marx revient dans l'air du temps : même les économistes libéraux le redécouvrent sans fausse honte. Le spectre du communisme hante-t-it de nouveau l'Europe ?

Karl Marx est à la mode. Pas une semaine depuis la chute du géant améri-cain de la finance Lehman

Brothers, à l'automne 2008, sans que les médias anglo-saxons n'in-voquent les mânes de l'auteur du Capital Dans un article du 13 mars 2009, le très libéral Financial Times, l'un des quotidiens écono-miques les plus prestigieux de la planète, recommande à ses lecteurs de lire Marx, car il est selon lui l'un des meilleurs économistes de l'histoire, au même titre qu'Adam Smith*, le pasteur écossais qui expliqua les mécanismes du mar-ché et prôna le libre-échange. Le premier, en effet, Marx a su ana-lyser les faiblesses du marché. « La connaissance de l'économie marxiste aurait permis à nos finan-ciers et à nos politiciens d'éviter, ou au moins d'atténuer, la crise actuelle du capitalisme », assure le quotidien britannique. Marx, homme « médecine » de l'économie de marché ? La postérité d'un grand homme dépend beaucoup de ce que le philosophe Hegel appelait le Zeitgeist, l'« esprit du temps ». La chute du mur de Berlin semblait avoir relégué l'auteur du Capital au rang de penseur ringard, pire, dangereux. Tant d'horreurs s'étaient commises en son nom que l'oublier semblait salutaire.

Seul alors le libéralisme économi-que paraissait porteur d'avenir, l'État devait être réduit au mini-mum, les entreprises devaient profiter sans entraves. Aujourd'hui, dans une société moderne en mal de repères et prompte à la nostal-gie, la violence de la crise fait du vieux Karl une icône « vintage ». Les économistes qui s'enmoquaient hier redécouvrent sans fausse honte qu'il avait le premier prévu les risques de la mondialisation et analysé le fonctionnement des bulles spéculatives... Des lendemains qui chantent? Le succès que rencontrent aujourd'hui des intellectuels comme Alain Badiou, le philoso-phe platonicien et marxisant de la rue d'Ulm, devenu la star fran-çaise des facs américaines, Sla-voj Zizek, le marxiste Slovène devenu l'oracle de l'après-crise, ou Toni Negri, l'ancien activiste proche des Brigades rouges, gou-rou des altermondialistes, laisse songeur. Le spectre du commu-nisme, ce monde meilleur dont rêvait Marx et que ses héritiers autoproclamés transformèrent en son nom en cauchemar me-nace-t-il à nouveau le monde? «L'idée du communisme», c'était la question de cours posée le 13 mars 2009, à la Birkbeck

Portrait de Karl Marx. Peinture, vers 1920, de P. Nazarov et N. Gereliouk.

University de Londres, à l'élite de la pensée radicale : Jacques Rancière* Michael Hardt, Alain Badiou, Toni Negri... Dans la salle, archicomble, près d'un mil-lier de jeunes, passionnés, ar-dents. Alors, crédible, le retour du communisme? Chacun des intervenants ayant sa vision pro-pre des « lendemains qui chan-tent », la réponse resta en sus-pens. .. Viendra-t-elle plutôt de la rue? « Exploitation* », « aliéna-tion », « lutte des classes* » : les

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Tel un temple dégagé de sa gangue de lianes, l'auteur du Capital sort renforcé de son purgatoire.

concepts favoris de Marx, que l'on croyait définitivement obso-lètes, redeviennent d'actualité pour des salariés victimes de dé-graissages massifs et qui se sen-tent trahis. En France, les sé-questrations de patrons se multiplient depuis le début de 'année 2009 ; en Grande-Breta-

gne, le refus de l'étranger voleur d'emploi revient hanter les clas-ses laborieuses... Et faut-il s'étonner qu'en Chine, l'un des pays où les licenciements sont

les plus nombreux et les plus brutaux, une nouvelle édition du Capital fasse un tabac? Pourtant, on s'interroge : à quel Marx s'intéresse-t-on aujour-d'hui? Comme nombre de grands penseurs, l'inventeur du socia-lisme « scientifique » a une vision globale du monde, à la fois politi-que, économique et sociale. Dans son analyse du capitalisme, il s'est montré à la fois historien, sociologue, philosophe et criti-que. Dans sa vie, il oscilla entre

INTRODUCTION

pensée théorique et activisme politique. Si certaines des notions qu'il a forgées (aliénation, rap-ports de force...) ont imprégné les sciences sociales, si son analyse de la valeur est toujours d'actua-lité, l'histoire a montré qu'il s'était aussi beaucoup trompé. La baisse tendancielle du taux de profit? Faux. La mort du capita-lisme? Faux. L'histoire orientée

inévitablement vers une société plus rai-sonnable et plus heureuse? Faux. La d i s p a r i t i o n de l'État? Faux. Tout n'est pas juste chez Marx, de même que tout n'est pas à gar-der chez Platon* ou chez Aristote*.

Alors, au-delà du phénomène conjoncturel, un vrai retour est-il possible? Une certitude : l'auteur du Capital sort renforcé de son purgatoire. Mieux : nettoyé! Tel un temple dégagé de sa gangue de lianes, sa pensée apparaît à vif, débarrassée des « embellisse-ments » ajoutés par ceux qui s'étaient réclamés de son nom. Aujourd'hui, un vrai retour aux textes de Marx est possible, grâce au formidable travail d'édition et de réédition en cours, notamment en France. Distinguer entre pen-sée marxienne*, celle de Marx, et pensée marxiste*, celle qui l'a interprétée, c'est dorénavant pos-sible. Et quel Marx apparaît alors? Un théoricien qui défend le prolétariat mais admire le ca-pitalisme et reconnaît le rôle his-torique de la bourgeoisie, un ac-tiviste politique confiant dans la démocratie parlementaire. Un Marx inédit. Le vrai? •

CATHERINE GOLLIAU

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 7

Page 8: Le Point BIO N°03 - Marx

INTRODUCTION

Que sait-on vraiment de Marx ? L'auteur du Capital s'est beaucoup livré dans sa correspondance et les témoignages à son sujet sont multiples, à défaut d'être toujours fiables...

Existe-t-il encore des mys-tères dans la vie de Marx ? Peu d'auteurs ont fait l'objet d'autant de publi-

cations, et suscité autant de mémoires, de souvenirs et de rapports de police. On peut tra-quer Marx le révolutionnaire dans les documents officiels des multiples associations auxquel-les il a participé, mais aussi dans les rapports de police, dont celui, fameux, du mouchard Wilhelm Stieber, envoyé par la police prus-sienne à Londres en 1850 pour surveiller le dangereux conspi-rateur, et à qui l'on doit des pages aussi précises que malveillantes sur la vie misérable des Marx, réfugiés sans le sou.

Quelques images pieuses Pour connaître l'homme Marx, on peut lire les souvenirs écrits par ses proches et ses compa-gnons de lutte, à commencer par Friedrich Engels (cf. p. 27), l'ami de toujours, qui multiplia les articles biographiques pour l'édification des membres du parti social-démocrate allemand et de la IIe Internationale*. Lire aussi ses filles, Laura et Eleanor, qui se laissèrent aller à quelques confidences. On ap-prend ainsi que Marx était un papa gâteau, qu'il faisait très bien le cheval pour sa cadette

Eleanor, qu'il adorait sa femme (bien qu'il ait parfois cherché ailleurs...), qu'il aimait se pro-mener le dimanche dans le parc de Hampstead, etc. C'est dans un album de sa fille aînée Jen-nychen que l'on trouve l'une des deux versions de la « Confes-sion » de Marx (à droite), où le philosophe reprend à son compte la devise de Descartes, « Douter de toute chose », de-vise que devaient ignorer ceux qui transformèrent plus tard sa pensée en catéchisme. Dans un court texte, Franziska Kugel-mann, la fille d'un médecin allemand (cf. p. 57) avec qui Marx corres-pondit longtemps et chez qui il résida, témoigne aussi des goûts littéraires du grand homme, qui parlait plusieurs langues et pouvait lire Calderôn dans le texte aussi bien que Balzac. La légende commença toutefois à se forger avec les premiers ré-cits biographiques, édités par Karl Kautsky, devenu le gardien du temple après la mort d'En-gels : ce seront les Souvenirs d'un ouvrier sur Karl Marx, d'un certain Friedrich Lessner qui l'a croisé à Berlin, et surtout en

1890, les Souvenirs personnels sur Karl Marx de Paul Lafargue, le mari de Laura Marx. C'est beau, c'est émouvant. Mais que ces textes manquent de fraî-cheur comparés aux lettres de Marx lui-même ! Si Laura Lafar-gue brûla les lettres de ses pa-rents, Engels confia au Parti social-démocrate allemand sa

correspondance avec Marx, et Elea-nor prit en charge le reste des lettres. Consciente de l'im-portance de ces missives, qui pou-vaient témoigner des condi t ions d'élaboration de l'œuvre du philo-sophe, elle fit pas-

ser une petite annonce dans la presse, en Angleterre et à l'étranger, pour en récupérer « en vue de publication ». Initia-tive qui lui permit de recevoir d'une cousine la copie de la let-tre écrite par Karl à son père en 1837, celle où il lui annonçait son désir de renoncer au droit pour étudier la philosophie. Que nous apprennent ces docu-ments? Que Marx était capable d'être aussi grand que petit. En-tre les lettres où il tape les gens pour obtenir de l'argent, celles où il insulte ses anciennes ami-

Marx se livre dans ses lettres: il y est débraillé, excessif, curieux, méchant, touchant, insupportable et fascinant.

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Page 9: Le Point BIO N°03 - Marx

INTRODUCTION

D A N S L E

T E X T E

« Votre qualité préférée ? »

Le j e u de société « C o n f e s s i o n s » q u e l'on a p p e l l e aussi e n France « Q u e s t i o n n a i r e de P r o u s t » é t a i t t r è s à la m o d e d a n s la société v i c t o r i e n n e . M a r x y r é p o n d r a d e u x fois, la p r e m i è r e e n 1865, a lors qu'i l est e n H o l l a n d e c h e z son o n c l e m a t e r n e l Lions Phi-lips. Il r é p o n d alors à sa cousine N a n e t t e ( A n t o i n e t t e Phi l ips) , 28 ans. La s e c o n d e fois, c'est à ses f i l les, et le t e x t e sera r e t r o u v é d a n s l ' a l b u m de l'aînée, J e n n y c h e n .

« V o t r e qual i té p r é f é r é e ? La s impl ic i té. V o t r e v e r t u préférée chez un h o m m e ? La force. Chez u n e f e m m e ? La faiblesse. V o t r e t ra i t de caractère p r i n c i p a l ? La t é n a c i t é . V o t r e o c c u p a t i o n f a v o r i t e ? R e g a r d e r N a n e t t e ; d e u x i è m e v e r s i o n : Dévorer des l ivres. Le défaut que v o u s détestez le p l u s ? La serv i l i té . Le défaut pour l e q u e l v o u s êtes le plus i n d u l g e n t ? La crédul i té . V o t r e c o n c e p t i o n du b o n h e u r ? C o m b a t t r e . V o t r e c o n c e p t i o n du m a l h e u r ? Se s o u m e t t r e . [...] V o t r e d e v i s e ? De omnibus dubitandum [ D o u t e r de t o u t e chose, u n e c i tat ion de Descartes] . V o t r e c o u l e u r f a v o r i t e ? Le r o u g e . » •

Votre devise ? « Douter de toute chose. »

tiés, celles où il dit pis que pen-dre de ceux qu'il prétend (en-core) admirer ou aimer, on se perd. Et pourtant, ce sont sou-vent les mêmes missives, notam-ment celles destinées à Engels, où il explique ses projets pour l'Internationale, élabore sa

conception de la lutte des clas-ses et livre sa vision de la poli-tique anglaise. Marx est là, dé-braillé, excessif, curieux, méchant, touchant, insupporta-ble et fascinant. Alors reste-t-il encore des ques-tions à poser sur l 'homme

Marx? Oui. Savoir si oui ou non, il a fait un enfant à la bonne. Savoir si oui ou non on peut le comparer à Charles Darwin (1809-1882), le père de la théorie de l'évolution. Question de groupie? Pas pour Marx. « Je suis surpris de voir Darwin redécouvrir chez les bêtes et les plantes les caractères de la so-ciété anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, l'ouverture des marchés, l'in-novation et la "lutte pour la vie" », écrit-il à Engels en 1861, deux ans après la sortie de L'Origine des espèces. Darwin et

lui, même com-bat? Quand sort la deuxième édi-tion du premier livre du Capital,

en 1873, Marx en envoie à Darwin un exemplaire avec la dédicace : « Sincère admira-teur ». Quelques mois plus tard, il reçoit la réponse suivante : « Cher monsieur, je vous remer-cie de l 'honneur que vous m'avez fait [...]; et je souhaite ardemment avoir été plus digne de le recevoir en comprenant davantage le sujet, profond et important, de l'économie poli-tique... ». Simple mot de poli-tesse : on retrouva chez Darwin l'exemplaire du Capital, dont seules quelques pages avaient été coupées. Le jour de l'enter-rement de Marx, Engels n'en associa pas moins son ami au génie évolutionniste : « Tout comme Darwin découvrit la loi de l'évolution dans la nature, Marx découvrit la loi de l'évo-lution dans l 'histoire hu-maine. » Ainsi commença le « grand récit » de Marx... •

LAURENCE MOREAU

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Page 10: Le Point BIO N°03 - Marx

LA VIE DE KARL MARX Étudiant agité, révolutionnaire impétueux, « tapeur » invétéré, amateur de havanes et de vieux vin... mais aussi bon père de famille, lecteur infatigable et travailleur acharné : l'homme Marx est assurément bien loin des images pieuses et figées de l'iconographie communiste.

L'enfance tranquille d'un rebelle C'est dans la ville allemande de Trêves, en Rhénanie, non loin de la frontière française, que Marx voit le jour, dans une famille de Juifs convertis au protestan-tisme. Enfant doué et plein de vie, il y connaît une enfance heureuse et protégée, avant de partir étudier le droit à l'université de Bonn.

Karl Marx est né le 5 mai 1818, dans la petite cham-bre mansardée d'une maison baroque du quar-

tier huppé de Trêves, en Rhéna-nie prussienne. Henriette, sa mère, s'inquiète déjà. Elle a perdu un fils aîné peu après sa nais-sance. Celui-ci, elle fera tout pour le garder en bonne santé, quitte à déverser sur lui son amour ma-ternel jusqu'à l'excès. Il est vrai que, sur les neuf enfants qu'elle mettra au monde, seuls cinq - Sophie (1816-1883), Karl, Hen-

riette (1820-1856), Louise (1821-1865) et Émilie (1822-1888) - survi-vront au mal du siècle, la tuberculose. À Trêves, les Marx mènent la vie calme et laborieuse de la petite bourgeoisie de province. Heinrich, le père, est avocat à la cour. Il doit son poste à un travail acharné et jouit d'une solide réputation. En 1824, les lois antijuives prussien-nes l'obligent à choisir entre sa profession et sa religion. Bien que descendant, comme sa femme,

d'une famille rabbinique, Hein-rich choisit sa carrière. Est-ce parce que les luthériens sont mi-noritaires à Trêves, ville catholi-que? Il se convertit au protestan-

tisme, la religion de la Prusse, avec toute sa famille, à l'exception de sa femme qui atten-dra la mort de ses pa-

rents, en 1826, pour faire de même. Sans drame : le père de Marx est un libéral, détaché très tôt de l'or-thodoxie juive. Comme beaucoup d'hommes cultivés de son temps,

5 mai 1818 Naissance à Trêves.

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Page 11: Le Point BIO N°03 - Marx

LA VIE

Karl Marx s'adresse à l'Association générale des travailleurs allemands à Londres, dessin de Nikolai N.Shukov (1939).

domestique, elle ne sera pour-tant pas avare de plans de car-rière pour son cher fils. Jamais elle ne lui pardonnera de ne pas être devenu avocat. « Si au lieu d'écrire sur le capital, il en avait amassé un... », se plaindra-t-elle souvent quand Karl aura entamé sa carrière de révolutionnaire. Karl enfant? Un gamin doué, ad-miré et redouté par ses camara-des. Auguste Cornu, dans son ouvrage devenu classique Karl Marx et Friedrich Engels (PUF, 1955), décrit un garçonnet « vi-goureux », à l'esprit « vif », à la fois enjoué et railleur, débordant de vie, toujours partant pour « diriger les jeux de ses petits camarades mais recourant aussi parfois vis-à-vis d'eux à l'ironie et à la satire, qui devaient mar-quer plus tard sa bouche d'un pli sarcastique ». C'est un littéraire : ses sœurs, devenues des vieilles dames, confieront à Jennychen, sa fille aînée, combien il était doué pour inventer des histoires extraordinaires, si doué qu'elles acceptaient de lui servir de che-val ou de manger ses infâmes gâteaux fabriqués avec de •••

c'est un admirateur des Lumières, amour qu'il fera partager à son fils, à qui le lie une profonde ten-dresse, comme en témoigne l'abon-dante correspondance qu'ils échangeront lorsque Karl partira étudier à Bonn puis à Berlin. Ce dernier lui vouera d'ailleurs toute sa vie une admiration sans bor-nes, allant jusqu'à conserver sur lui, jusqu'à sa mort, une photo-graphie de son père.

« Si au lieu d'écrire sur le capital, il en avait amassé un... », se plaindra souvent la mère de Karl.

Avec sa mère, c'est bien différent. À mille lieues des pré-occupations intel-lectuelles de son mari et pas le moins du monde attirée

par les lettres ou la philosophie, Henriette, qui est d'origine hol-landaise et parle mal l'allemand, ne s'intéresse guère qu'à la santé de ses enfants et aux questions ménagères. Toujours à l'affût de la moindre économie et sou-cieuse du plus petit désordre

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Page 12: Le Point BIO N°03 - Marx

LA VIE

Son diplôme en poche, le jeune Karl part étudier à l'université : il sera avocat comme son père.

La maison natale de Marx, Brueckenstrasse i l , à Trêves.

••• la boue pour qu'il leur en raconte d'autres. Élève moyen, pourtant, il brille surtout en lan-gues. À l'examen du passage de troisième en seconde, il est ainsi félicité pour ses résultats en la-tin et en grec. Mais il a peu d'amis. Est-ce dû, comme le suggère encore Auguste Cornu, à la différence d'âge, de milieu et de religion avec ses condisciples? Marx le protestant, fils de Juif converti, est dans un lycée catholique, où la plupart des élèves sont des fils de vignerons et d'artisans qui se destinent à la prêtrise. Il fréquente surtout un certain Emmerich Grach, qui deviendra le président du tribunal de Trêves, ainsi qu'Ed-gar von Westphalen, le frère de Jenny, la meilleure amie de sa sœur Sophie et sa fu-ture épouse. Il sera aussi très proche du père de ses amis, le baron von Westphalen, à qui il dédiera quelques années plus tard sa thèse de doctorat. En août 1835, il passe son baccalauréat. À tout juste 17 ans, il est l'un des plus jeunes élèves de sa classe à pré-senter l'examen. La dissertation allemande a pour thème : « Ré-flexions d'un jeune homme sur le choix d'une carrière ». Marx conclut sur une véritable profes-sion de foi, qui laisse songeur tant elle résume ce que sera sa vie : « L'histoire désigne comme les plus grands parmi les hom-mes ceux qui se sont anoblis en travaillant pour le bien de tous ; l'expérience montre que les plus heureux furent ceux qui firent le plus grand nombre d'heureux et

la religion nous enseigne que l'être idéal, que chacun aspire à imiter, s'est sacrifié pour le bien de l'humanité [...]. Quand nous avons choisi la carrière qui nous permet le mieux d'agir pour le bien de l'humanité, les charges que nous assumons alors ne sau-raient nous abattre, n'étant que le sacrifice que nous apportons au bonheur de tous. » Son diplôme en poche, Karl part étudier à l'université. Il a de la chance : il est le favori de la fa-mille. Si Heinrich Marx a une

bonne situation, il n'est pas as-sez riche pour permettre à tous ses fils de faire des études pro-longées. Hermann, le frère cadet, moins doué, deviendra apprenti dans une maison de commerce à Bruxelles. Karl, lui, ira étudier le droit à Bonn, la ville universi-taire la plus proche de Trêves. Comme le notent Boris Nicolaïev-ski et Otto Mânchen-Helfen dans leur biographie, Karl Marx (La Table Ronde, 1997) : « Comme il n'avait pas de préférence pour une science déterminée, parce

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LA VIE

qu'il voulait les embrasser tou-tes, il suivit sans résistance le conseil de son père. Celui-ci était déterminé par des raisons d'or-dre pratique. De nouveaux tribu-naux étaient créés dans la région de Trêves, et Karl aurait ainsi les plus grandes chances de trouver rapidement un poste estimable et bien rétribué. » Il sera donc avocat.

Tapage nocturne Il débarque à Bonn le 17 octobre et, sans perdre une minute, se précipite à l'université pour s'inscrire. Il choisit alors pas moins de neuf cours, ce qui vau-dra à son père les plus grandes inquiétudes à propos de sa santé : « Neuf cours me paraissent plu-tôt beaucoup et je ne voudrais pas que tu fasses plus que ton corps et ton esprit peuvent sup-porter », écrit-il à son fils dans

TRÊVES, LA « FRANÇAISE »

En 1818, à la naissance de Marx, Trê-ves compte environ 11000 habitants. C'est Tune des plus vieilles cités de Rhénanie. Cette région frontalière, annexée par la France entre 1795 et 1814, a bénéficié des réformes de la Révolution et de l'Empire, et s'est dopée aux valeurs libérales. Surtout, elle est catholique dans une Allema-gne à majorité protestante. Goethe, dans sa Campagne de France (1822), écrira à son propos : « La ville a par elle-même un caractère remarqua-ble ; elle se targue de posséder plus d'édifices religieux que n'importe quelle autre d'égale importance, et on ne saurait guère lui contester cette gloire ; car à l'intérieur de ses murs elle est encombrée, non, op-pressée par des églises, des chapel-les, des cloîtres, des collèges, des maisons d'ordre de chevalerie ou de

une lettre envoyée en novembre 1835. « En fournissant à ton es-prit une nourriture vraiment vigoureuse et saine, n'oublie pas que dans ce monde misérable, il est toujours accompagné par le corps, qui détermine le bon fonc-tionnement de toute la machine. Un savant malade est l'être le plus mal-heureux sur terre. Par conséquent, n'étudie pas plus que ta santé n'en peut supporter. » L 'université de Bonn, créée en 1786, ne compte que 700 étudiants, mais leur vie est bien organisée et relativement plus libre qu'ailleurs. Pour s'intégrer, les nouveaux doivent adhérer à l'une des nombreuses associa-tions qui structurent la vie uni-versitaire et qui sont essentielle-

communautés monastiques, à l'exté-rieur, elle est bloquée, non, assiégée par des abbayes, des fondations reli-gieuses, des chartreuses. »

En 1815, le Congrès de Vienne attri-bue Trêves à la Prusse. Mais le gou-vernement prussien comprend que le territoire doit être traité avec beaucoup de précautions, qu'il faut notamment éviter tout conflit avec l'Église catholique et ne pas heurter les sentiments religieux de la popu-lation. Certes, la censure pèse sur les esprits et l'intolérance n'est pas loin. Heinrich Marx, qui souffre du double handicap d'être juif et de participer à un club libéral, le Casi-no, en fera les frais. Mais plus que d'autres villes en Allemagne, Trêves restera marquée par les Lumières françaises. v. G.

ment de trois types : les Korps, qui regroupent les étudiants d'une même origine sociale ; les Landsmannschaften, qui fédèrent les natifs d'une même ville ou région; les Burschenschaften, plus politisées et très surveillées. Karl intègre prudemment le club

des étudiants origi-naires de Trêves, dont il devient bien-tôt l'un des prési-dents. Il fait alors tout avec excès : nuits blanches pas-sées à travailler et à boire, duels... En janvier 1836, il

tombe malade, suite à un excès de travail, et son père lui recom-mande d'en faire moins. Marx obéit à sa manière : il abandonne quasiment les cours, s'adonne à la lecture et à la fête. Il ne pren-dra ensuite que quatre cours du-rant l'été, mais il n'est plus aussi assidu. Henriette s'inquiète : les lettres de son fils sont rares et, le plus souvent, il prend la plume pour demander de l'argent à ses parents ou les prier d'éponger ses dettes. « Tu dois éviter tout ce qui peut empirer les choses, tu ne dois pas t'échauffer, ne pas boire beaucoup de vin ou de café, et ne rien manger de piquant, ni beaucoup de poivre ou d'autres épices, écrit la mère éplorée. Tu ne dois pas fumer de tabac, ne pas veiller trop tard le soir, et lève-toi tôt. Fais aussi attention à ne pas prendre froid et, cher Karl, ne danse pas avant que tu ne sois rétabli. » En juin, son cher fils est condamné à un jour d'incarcéra-tion pour ivresse et tapage noc-turne. Le certificat universitaire de Karl indique aussi qu'il •••

« Un savant malade est l'être le plus malheureux sur terre. N'étudie pas plus que ta santé n'en peut supporter. » Heinrich Marx

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LA VIE

••• a été dénoncé pour avoir porté des armes, lors d'un voyage à Cologne. Les armes, les duels, l'alcool... C'en est trop pour Heinrich qui décide, après ce qu'il estime être une année per-due, d'éloigner son fils de ce mi-lieu néfaste. Quand Marx revient à Trêves pour les vacances en septembre 1836, il va se fiancer avec Jenny von Westphalen à qui il a écrit tant de lettres d'amour pendant son séjour à Bonn. Il n'a pas de situation? Son père va l'envoyer étudier cinq ans à Ber-

lin, la capitale de la Prusse. Temps suffisant, pense le père inquiet, pour que son fils de-vienne avocat ou, au pire, profes-seur de droit. Temps suffisant pour voir ce qu'il adviendra de son amour pour la belle aristo-crate. Mais Heinrich a-t-il vrai-ment compris ce que lui a écrit son fils dans ses lettres de Bonn? Sa passion naissante pour la phi-losophie? Heinrich ne se doute pas qu'à Berlin va naître un autre Marx... •

VICTORIA GAIRIN

Le jour où Hirschel devint Heinrich D'origine juive, le père de Marx a abandonné la religion familiale pour conserver sa profession. Karl ne sera jamais proche du judaïsme et se verra même reprocher d'être antisémite.

E n juin 1815, alors que s'abat sur Trêves la férule prussienne, le père de Karl Marx, Hirschel, de-

vient Heinrich : obligé par les Prussiens de choisir entre le ju-daïsme et sa profession d'avocat, ce fils de rabbin déjà très éloigné de la religion choisit la conver-sion pour lui et sa famille. Baptisé dans le protestantisme luthérien, son fils Karl ne fréquentera que très peu la société juive tradition-nelle. Et le regard qu'il portera sur ses racines sera distancié, voire méprisant, ce qui lui vaudra une solide réputation d'antisé-mite. Dès 1844, il prend position par rapport à la religion en géné-ral et au judaïsme en particulier

dans l'article « À propos de la question juive » (et non La Ques-tion juive, comme on le traduit trop souvent en France), publié dans la Deutsch-Franzôsische Jahr-bucher et présenté comme une réponse à deux textes de Bruno Bauer, La Question juive (1842 ), et L'Aptitude des juifs et des chrétiens d'aujourd'hui à devenir libres (1843) qui suscitè-rent la polémique en Allemagne. Bauer s'y interrogeait sur la pré-tention des Juifs allemands à re-vendiquer l'émancipation politi-que que les Juifs rhénans avaient obtenue de la France de 1798 à

Pour Marx, le problème n'est pas le judaïsme, mais l'absence de liberté religieuse.

1815 et que la tutelle de la Prusse lui avait fait perdre. Pour Bauer, les Juifs ne pouvaient s'intégrer facilement du fait de leurs précep-tes religieux. Pour s'affranchir, ils devaient sortir des « barrières de la religion ». « Ne cherchons pas le secret du Juif dans sa religion, répond Marx, mais bien plutôt dans le secret de cette religion chez le Juif véritable. Quelle est la base temporelle du judaïsme? La satisfaction des besoins maté-riels et l'égoïsme. Quel est le culte

temporel du Juif ? Le trafic sordide. Quel est son Dieu tempo-rel? L'argent. Eh bien! En s'émanci-pant du trafic et de l'argent, donc en s'émancipant du ju-

daïsme réel et pratique, notre temps s 'émanciperait lui-même. » Le problème pour Marx, en effet, n'est ni le judaïsme ni les droits civiques, mais l'absence de li-berté religieuse et le cantonne-ment des Juifs dans les métiers

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de l'argent. « Le Juif s'est éman-cipé d'une manière juive, non seulement en se rendant maître du marché financier, mais parce que, grâce à lui et par lui, l'argent est devenu une puissance mon-diale, et l'esprit pratique juif, l'esprit pratique des peuples chré-tiens. Les Juifs se sont émancipés dans la mesure même où les chré-tiens sont devenus Juifs. » Pour lui, c'est clair : « L'émancipation sociale du Juif, c'est l'émancipa-tion de la société du judaïsme. »

Un juif antisémite Cette analyse radicale qui vise à soutenir les Juifs fut souvent mal comprise. En 1972, encore, Robert Misrahi {Marx et la question juive, Gallimard) n'hésitera pas à l ' a ccuser d 'avoir écrit « l'ouvrage le plus antisémite du wh$ siècle ». Pourtant, s'il se mon-tre antijuif, ce n'est pas dans cet article mais de multiples fois dans ses écrits ultérieurs et sa correspondance. Ce qu'il écrit de Joseph Moses Levy, un journa-liste du Telegraph qui a eu la mauvaise idée de soutenir l'un de ses ennemis, laisse pantois : « Mère Nature a inscrit ses origi-nes de la manière la plus claire possible au beau milieu de son visage... En vérité le grand talent du nez de Levy consiste dans son aptitude à être titillé par une odeur de pourriture, à la renifler à cent cinquante kilomètres à la ronde et à l'attirer. » Certains es-saieront de minimiser ces gros-sièretés, il est vrai assez typiques de l'époque. Jacques Aron pu-bliait ainsi en 2005 un Karl Marx, antisémite et criminel? Autopsie d'un procès anachronique (chez Didier Devillez, 2005). Convain-cant? Pas sûr... • C.G.

1836-1841 : Marx à Berlin

Karl Marx étudiant, vers 1836.

Le séjour à Berlin sera fondateur pour l'étudiant Karl : il va y rencontrer la philosophie de Hegel, l'envie de changer le monde et ses premiers compagnons de route.

Octobre 1836. Karl Marx vient de se fiancer avec Jenny von Westphalen, et son père l'envoie

poursuivre ses études de droit à Berlin. Après une première an-née de frasques estudiantines à Bonn, le brave homme espère que l'austère capitale prussienne pourra faire un homme de son cher Karl. Berlin est une grande

ville, mais économiquement moins développée que Bonn, sans industrie ni grande bour-geoisie. Ici tout gravite autour du palais du roi de Prusse Frédé-ric-Guillaume III (1770-1840) et des casernes. Ville provinciale, et presque féodale où, paradoxa-lement, l'université irradie dans l'Europe entière et attire les étu-diants par milliers. C'est là •••

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 15

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LA VIE

••• en effet que le philosophe G.W.F Hegel (cf. p. 18), qui y fut professeur de 1818 à sa mort en 1831, continue de rayonner sur la pensée allemande. Quand Marx arrive à Berlin, les « hégé-liens » y enseignent toujours la philosophie du maître, avec la bénédiction de la cour de Prusse et de son ministre du Culte, Karl von Stein zum Altenstein (1770-1840). Juste retour des choses : Hegel ne voyait-il pas dans la monarchie le régime politique le plus rationnel qui soit, et dans la confession luthérienne, religion officielle de l'État prussien, cette vérité absolue que la philosophie devait exposer rationnellement? Hegel, chantre du conservatisme monarchique et religieux? Pas si sûr. Dans les années 1830, sa philosophie inspire aussi des progressistes, comme l'influent juriste libéral Eduard Gans (1798-1839), dont Marx va suivre les cours. Éclectique, il sera aussi l'élève de l'ennemi juré de Hegel, Friedrich Cari von Savi-gny (1779-1861), fondateur de l'école du droit dite « histori-que » : la vérité du droit, pour lui, c'est l'ordre établi, que seule l'histoire peut éclairer. Entre Gans le progressiste et von Savi-gny le réactionnaire, où va se situer leur jeune élève? Difficile à dire. Le peu que l'on sache de Marx à cette époque vient de sa correspondance avec son père. Heinrich s'inquiète pour son fils qui s'isole trop et passe des nuits à annoter des ouvrages de géo-graphie, d'histoire et de droit. À écrire des poèmes aussi. Est-ce Jenny qui l'inspire? En guise de cadeau de Noël, il lui envoie en 1836 trois cahiers de poésie, peu-plés de sirènes et de preux che-

Grandes biographies

valiers, dans lesquels il dit vou-loir « conquérir le tout, [...] Et posséder le savoir / Étreindre l'art entier ». Craignant que son rejeton ne finisse « petit poète », son père l'encourage à rédiger une ode à la Prusse, victorieuse à Waterloo (18 juin 1815). Mais Karl a déjà la tête ailleurs. La poésie, écrit-il à son père le 10 no-vembre 1837, ne peut servir que d'accompagnement. Quant au droit... Après un essai de trois cents pages sur le sujet, il se rend compte qu'il ne peut plus avan-cer sans philosophie. Il touche à Hegel, mais n'apprécie guère au premier abord sa « grotesque et rocailleuse mélodie ». Il se lance dans un essai philosophique aujourd'hui perdu : Cléanthe, ou

du point de départ et de la pro-gression nécessaire de la philoso-phie. S'ensuit une grave décep-tion : « Ma dernière proposition, avoue-t-il, était le commence-ment du système hégélien. » Il en tombe littéralement malade. Son père le semonce plus sévèrement qu'à l'habitude pour ses dépen-ses de 700 thalers par an, « quand les riches en dépensent 500 », mais se résigne à le laisser pour-suivre une carrière de philoso-phe. Il l'aime tellement, son petit surdoué... Marx a 19 ans.

Les « jeunes-hégéliens » Un an plus tard, Heinrich, ma-lade depuis longtemps, meurt à 57 ans. Karl n'assiste pas aux funérailles. On ne sait pas trop

DAftS

t e x t e L,<< opium du peuple »

En 1843, M a r x p u b l i e s o n p r e m i e r t e x t e m a j e u r : ce sera c o n t r e H e g e l e t c o n t r e la r e l i g i o n . Le m a t é r i a l i s m e * s'y d o n n e p o u r m i s s i o n de « t r a n s f o r m e r la c r i t i q u e d u c ie l e n c r i t i q u e de la t e r r e ».

« La r e l i g i o n est le soupir de la c r é a t u r e accablée par le m a l h e u r , l'âme d'un m o n d e sans c œ u r , de m ê m e qu'elle est l'esprit d'une é p o q u e sans espr i t . C'est l ' o p i u m du p e u p l e . Le vér i table b o n h e u r du peuple exige que la religion soit suppr imée en t a n t q u e b o n h e u r i l lusoire d u peuple. Ex iger qu'il soit r e n o n c é a u x i l lusions c o n c e r n a n t n o t r e propre s i tuat ion, c'est e x i g e r qu'il soit r e n o n c é à u n e s i t u a t i o n qui a besoin d'il lusions. [...] L'histoire a d o n c la mission, u n e fois q u e la v ie f u t u r e de la v é r i t é s'est é v a n o u i e , d'établir la v é r i t é de la v ie présente. Et la p r e m i è r e t â c h e de la p h i l o s o p h i e , qui est au s e r v i c e de l'histoire, consiste, u n e fois d é m a s q u é e l' image sainte qui r e p r é s e n t a i t la r e n o n c i a -t i o n de l ' h o m m e à l u i - m ê m e , à d é m a s q u e r c e t t e r e n o n c i a t i o n sous ses f o r m e s p r o f a n e s . La c r i t i q u e d u ciel se t r a n s f o r m e ainsi e n c r i t i q u e de la t e r r e , la c r i t i q u e de la r e l i g i o n e n c r i t i q u e d u d r o i t , la c r i t i q u e de la t h é o l o g i e en c r i t i q u e de la p o l i t i q u e . » •

Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel (1843), trad. Jules Molitor, 1926.

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LA VIE

pourquoi. Il ne se déplace d'ailleurs pas non plus pour voir sa fiancée quand il a des vacan-ces. Est-ce parce qu'il fréquente assidûment les réunions du Doktorclub, le « club des Docteurs » de Ber-lin, principal foyer des « jeunes-hégé-liens »? Ces admira-teurs de Hegel appel-lent à un régime plus libéral, à la levée de la censure, à la sépa-ration de l'Église et de l'État, et à l'adoption de la Constitution promise par la royauté prus-sienne en 1817. À l'origine de ce mouvement, on trouve un théo-logien, David Strauss (1808-1874). En 1835, il a publié un li-vre, La Vie de Jésus, qui allait bouleverser le christianisme. N'y soutient-il pas que les Évan-giles n'expriment pas la vérité absolue, comme le pensait Hegel, mais un mythe ju i f ? C'est la première attaque d'un hégélien contre la religion offi-cielle de la Prusse. Or, dans cet État qui pratique une censure d'airain, s'attaquer à la religion est la seule transgression possi-ble : ce sera donc l'occupation favorite du Doktorclub. Son chef de file? Bruno Bauer {cf. p. 54). Ancien hégélien orthodoxe, il enseigne la théologie à Marx avant de se lier d'amitié avec lui. Il prétend que Jésus n'a ja-mais existé ; quant au christia-nisme, s'il a pu marquer un progrès dans l'histoire, il est temps, selon lui, de s'en débar-rasser, comme d'ailleurs de tout ce que la réalité contient d'irra-tionnel. Au Doktorclub, Marx rencontre aussi Arnold Ruge {cf. p. 61), cofondateur de la revue Annales de Halle, qui le premier

osera prendre la plume en 1838 pour critiquer ouvertement l'État prussien et le socialiste Moses Hess (1812-1875), futur fondateur du sionisme socia-

liste, qui l 'initiera probablement aux idées communistes de l'heure. Tous vont ac-compagner Marx dans sa carrière de journa-

liste - il fondera un journal à Paris avec Ruge après avoir été rédacteur en chef à Cologne de la Gazette rhénane dirigée par Hess - puis de révolutionnaire. Très vite pourtant, le jeune dis-ciple s'impose comme un maî-tre. « Tu peux te préparer à ren-contrer le plus grand - peut-être le seul véritable -philosophe de la génération actuelle, assure Hess dans une lettre à Ber-thold Auerbach, en janvier 1842. Ima-gine Rousseau*, Voltaire, d 'Hol-bach*, Lessing*, Heine* et Hegel réunis en une seule et même personne - je dis bien réunis, et non juxtaposés - , tu as le docteur Marx. »

L'influence de Feuerbach Depuis 1840, toutefois, la vie à Berlin est devenue plus difficile. Le très conservateur Frédéric-Guillaume IV (1795-1861) est monté sur le trône avec une ob-session, celle de museler toute velléité libérale en matière de morale ou de religion. Suspects, les hégéliens se voient fermer les portes de toutes les universi-tés. Marx finit alors avec diffi-culté sa thèse de doctorat sur deux philosophes antiques, Dé-

mocrite* et Épicure*, où il est question de matérialisme* et de liberté. Dans la préface, il fait siens les propos que le drama-turge grec Eschyle avait prêtés à son Prométhée enchaîné : « En un mot, j'ai de la haine pour tous les dieux. » Déjà... Comme il ne peut songer à soutenir cette thèse à Berlin, c'est au-delà des frontières prussiennes, à Iéna, qu'il obtiendra son grade de « docteur », en 1841. Année cru-ciale pour sa formation intellec-tuelle : Ludwig Feuerbach* publie son Essence du christia-nisme. Dieu, pour lui, n'est qu'une projection de l'Homme, une chimère qui ne fait que re-fléter des aspirations humaines.

Pro jec t i on alié-nante, puisqu'elle détourne l'Homme du besoin de réali-ser ses aspirations sur terre. Compren-dre l 'homme réel p o u r l ' a i d e r à s'émanciper, se libé-rer de l'aliénation

qui partout l'entrave, voilà la leçon que va retenir toute une génération : « Nous fûmes tous feuerbachiens », écrira quarante ans plus tard Friedrich Engels {cf. p. 27). Marx, quant à lui, re-prendra l'analyse de Feuerbach à son compte, non pas contre Dieu mais contre Hegel et, à tra-vers lui, contre l'État. Il quitte définitivement Berlin en avril 1841 pour rejoindre son ami Bauer à Bonn. Dans l'espoir vite déçu d'y trouver un poste d'en-seignant, mais aussi animé d'une ambition qui ne le quit-tera plus : vaincre par tous les moyens son nouvel ennemi, l'État. • FRANÇOIS GAUVIN

15 avril 1841 Marx devient docteur en philosophie.

« Le docteur Marx, le plus grand, peut-être le seul véritable philosophe de la génération actuelle », assure Moses Hess.

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ENTRETIEN

Que doit Marx à Hegel? Du droit à la logique en passant par la religion, c'est toujours par rapport à lui qu'il se définit, utilisant sa méthode et ses concepts pour mieux les critiquer, comme l'explique le philosophe Jean-François Kervégan.

JEAN-FRANÇOIS KERVÉGAN « MARX EST LE SEUL VÉRITABLE JEUNE-HÉGÉLIEN »

Le Point : Q u a n d M a r x a-t-il c o m m e n c é à s'intéresser à H e g e l ? Jean-François Kervégan : Dans une lettre qu'il écrit à son père en 1837, Karl lui apprend qu'il a lu Hegel « d'un bout à l'autre, et la plupart de ses disciples avec lui ». Il a probable-ment dévoré l 'édit ion des œuvres complètes de Hegel qu'étaient en train de publier (de 1833 à 1838) ses élèves les plus proches. Celle-ci contient à la fois le texte inédit des leçons qu'avait données Hegel sur la philosophie de l'histoire, de l'art, de la religion et sur l'histoire de la philo-sophie, et les livres que le philosophe avait publiés, comme la Phénoménologie* de l'esprit, qui l'avait fait connaître en 1807, La Science de la logique, l'Encyclopédie des sciences philosophiques qui récapitule les grandes lignes du système hégélien ou les Principes de la philosophie du droit où il développe le rapport entre l'individu, la société civile et l'État. C'est d'abord à cet ouvrage que s'attaquera Marx.

L R : Sa position est donc d'emblée crit ique ? ML K. : Oui, mais sans volonté de rompre avec Hegel. Sa Critique de la philosophie du droit de Hegel, qu'il écrit à l'été 1843, alors qu'il vient de se marier, cherche à démythifier la conception hégélienne du rapport entre l'État et la société civile. Pour Hegel, celle-ci a acquis une forme d'autonomie dans le monde moderne. C'est en gros la sphère de l'économie de marché, qui fonctionne selon ses

propres règles. Pour lui, l'État, s'il a ses propres buts, proprement politiques, doit aussi intervenir pour gérer les dysfonctionnements de la société

civile, les problèmes de pauvreté de masse, par exemple. Or, pour Marx, la vision selon laquelle l'État officiel, bureaucra-tique, domine la société civile est une erreur : l'État véritable, c'est pour lui la société civile. C'est en elle que se déter-mine tout ce qui unit les hommes et les oppose. L'État n'est pour Marx qu'une représentation, un reflet - une « super-structure », dira-t-il plus tard - de ce qui se joue réellement dans les rapports sociaux.

L R : M a r x doi t b e a u c o u p à F e u e r b a c h e n disant cela ? J.-I. K. : Certes. Dans L'Essence du christia-nisme (1841), Feuerbach* expliquait que l'idée de Dieu est une projection aliénante de l'essence humaine. Un an plus tard, Marx considère l'État comme une repré-

sentation aliénante que la société civile se fait d'elle-même... Il considère d'ailleurs que Feuer-bach a achevé la « critique du ciel ». Et c'est pour poursuivre son entreprise qu'il développe sa pro-pre « critique de la Terre » - entendons : de l'État. Ce à quoi Marx aspire, c'est à « renverser » Hegel, et ce projet ne le quittera plus. D'où sa relation ambiguë avec le maître de Berlin : car à quoi bon vouloir renverser une pensée si on ne la prend pas au sérieux...

est professeur de philosophie du droit à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Il a notamment écrit Hegel et l'hégélianisme (PUF, coll. « Que sais-je ? », 2005) et L'Effectif et le rationnel. Hegel et l'esprit objectif (Vrin, 2008).

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Page 19: Le Point BIO N°03 - Marx

L R : Plus tard, il dira des choses peu sympathiques sur Hegel. Il l'accusera de « mysticisme » et de « mar-cher sur la tête »...

J.-I- K- : C'est vrai, et il dira même explicitement que sa propre méthode, qu'il appelle « dialectique matérialiste* », est l'« opposé direct » de celle de Hegel. La dialectique hégélienne tente d'expliquer les mouvements contradictoires de la réalité comme un processus rationnel. Pour lui, Hegel aurait fait l'impasse sur le réel en n'y voyant que le reflet de la Raison. D'où le projet de Marx : remettre « sur ses pieds » la dialectique hégélienne qui se tiendrait en quelque sorte sur la tête. La méthode de Hegel, la dialectique, doit ainsi pour Marx devenir maté-rialiste, et affronter les contradictions concrètes de la société, par exemple les intérêts contraires de la bourgeoisie et du prolétariat. À mon avis, il ne rend pas sur ce point justice à Hegel. Il y a dans sa critique une part de malentendu, mais aussi, sans doute, une volonté de se démarquer de celui sans qui il n'aurait pas été ce qu'il est. Sa dette envers Hegel est indéniable, et lui-même le recon-naîtra d'ailleurs : après avoir rédigé le livre I du Capital, l'œuvre de sa vie, il traite de « nains » ceux qui traitent Hegel en « chien crevé »...

L R : Mais quand rompt-il v raiment avec Hegel ? Louis Althusser assure que c'est dès les années 1840... |.-F. K. : La thèse d'Althusser {cf. p. 108), effective-ment, c'est que la pensée de Hegel demeure un humanisme philosophique, pour laquelle l'homme demeure l'objet philosophique par excellence ; il considère que Marx s'en est détourné au moment où il coécrit, avec Engels, L'Idéologie allemande, en 1845-1846. Mais, à mon avis, la pensée de Hegel n'a rien de l'humanisme que lui prête Althusser, puisque c'est l'Idée absolue, la « pensée qui se pense elle-même » - et non l'homme, qui n'est en quelque sorte que le réceptacle de la pensée abso-lue - qui définit le mieux sa philosophie. On ne peut donc pas parler d'une véritable rupture de Marx avec lui sur ce plan. En fait, l'influence de Hegel sur Marx se manifeste encore avec une grande force à la fin des années 1850, lorsqu'il écrit ses Principes d'une critique de l'économie politique, les Grundrisse, première ébauche du Capital. Les concepts de la Logique de Hegel y sont omnipré-sents : identité/différence, qualité/quantité, même/autre, être/non-être...

Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), portrait par Jakob Schlesinger (1792-1855).

L R: Mais c o m m e n t M a r x les utilise-t-il pour parler d'économie? J.-I. K. : Il recourt aux concepts hégéliens pour pen-ser le capital non pas comme une chose (que posséderaient les capitalistes), mais comme un rapport social, un processus fait de contradictions, un mouvement dialectique. D'ailleurs, dans la postface à la deuxième édition allemande du livre I du Capital, Marx lui-même évoque son « flirt » avec Hegel et son vocabulaire. Il considère même que le flirt est allé un peu trop loin... Mais on pourrait plutôt parler d'un mariage de raison, puisque Marx, de fait, ne s'est jamais séparé de Hegel.

L R : Au-delà des polémiques, quelle serait selon vous la grande leçon philosophique que M a r x a retenue de H e g e l ? J.-I. K. : Le fait que dans l'organisation de la société des hommes, il y a de la pensée qui s'exprime, et que cette pensée n'est pas le fait d'un individu, fût-il un grand philosophe, mais une réalité objec-tive, incorporée dans le réel. À sa manière, malgré son génie propre et les critiques qu'il lui adresse, Marx est resté extrêmement fidèle à cette idée de Hegel. Je serais même tenté de dire qu'il est le seul véritable « jeune-hégélien ».

Propos recueillis par François Gauvin

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 19

Page 20: Le Point BIO N°03 - Marx

Jenny, l'amour absolu Par amour pour son « cher Karl », l'aristocrate |enny von Westphalen accepta tout de lui : le déclassement social, la misère, l'insécurité et même la trahison. Amoureuse ou masochiste ?

Jenny von Westphalen voit le jour le 12 février 1814, auréolée de tous les avan-tages d'un grand nom et

d'une fortune solide. Son père, le baron Ludwig von Westphalen,

& est un homme influent, conseiller 5 du gouvernement prussien. Sa © mère, Caroline, descendante

d'une grande famille écossaise, tient salon à Trêves. Ils entretien-nent avec la famille Marx, leurs voisins, des relations courtoises, renforcées par l'amitié des en-fants : Jenny devient inséparable de Sophie, la sœur aînée de Karl, tandis que ce dernier se lie au jeune Edgar, son condisciple au lycée. Karl est bientôt pris en af-fection par le baron von Westpha-len, un homme lettré et progres-siste. Jenny est une jeune fille de son temps, bercée de lectures ro-mantiques et rêvant de romances. Spirituelle et cultivée, cette ravis-sante brune aux yeux verts et au teint de porcelaine est très tôt la reine des bals. Les meilleurs par-tis de Trêves sont à ses pieds. Contre toute attente, à 22 ans, elle choisit Karl Marx, de quatre ans

UN AUTRE

« Je te voyais blessé, ensanglanté et malade » « Ainsi , a m o u r , d e p u i s t a d e r n i è r e l e t t r e , je m e suis t o u r m e n t é e a v e c la p e u r q u e , à c a u s e de m o i , t u p o u r r a i s ê t r e e n t r a î n é d a n s u n e q u e r e l l e puis d a n s u n d u e l . N u i t et jour , je t e v o y a i s blessé, e n s a n g l a n t é et m a l a d e , et p o u r t e di re t o u t e la v é r i t é , je n'étais pas c o m p l è t e m e n t m a l h e u r e u s e à c e t t e p e n s é e : car j ' i m a g i n a i s v r a i m e n t q u e t u avais p e r d u la m a i n d r o i t e e t , Karl, j'étais d a n s u n é t a t de r a v i s s e m e n t , de b o n h e u r , à cause de cela. T u c o m p r e n d s , a m o u r , je pensais q u e d a n s ce cas, je p o u r r a i s v r a i m e n t t e d e v e n i r i n d i s p e n s a b l e , t u m e g a r d e r a i s t o u j o u r s a v e c t o i et t u m ' a i m e r a i s , je pensais aussi q u e je p o u r r a i s a l o r s t r a n s c r i r e t o u t e s t e s c h è r e s et d i v i n e s idées et t ' ê t r e v r a i m e n t u t i l e . » •

Lettre de Jenny von Westphalen à Karl Marx, 1840, extrait de Francis Wheen, Karl Marx. Biographie inattendue, © Calmann-Lévy, 2003.

20 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

Page 21: Le Point BIO N°03 - Marx

DANS l l l l l ^

TEXTE

« Madame, / love you » « M o n c œ u r b i e n - a i m é , )e t'écr is parce q u e je suis s e u l et q u e cela m e t r o u b l e t o u j o u r s de d i a l o g u e r a v e c t o i sans q u e t u le saches, o u l 'entendes o u q u e t u puisses m e r é p o n d r e . Si m a u v a i s e q u e soi t ta p h o t o , el le m e r e n d ce s e r v i c e et je c o m p r e n d s m a i n t e n a n t c o m m e n t les plus h i d e u s e s ef f ig ies de la m è r e de Dieu, les v i e r g e s n o i r e s p e u v e n t t r o u v e r d' infat iga-bles a d m i r a t e u r s . A u c u n e de ces i m a g e s n'a été plus e m b r a s s é e , plus r e g a r d é e et a d o r é e q u e t a p h o t o g r a p h i e , laquel le ne ref lète a b s o l u m e n t pas t a c h è r e , t e n d r e , a d o r a b l e dolce f i g u r e . M a i s m e s y e u x , si a b î m é s qu'i ls s o i e n t par la l u m i è r e et le t a b a c , p e u v e n t e n c o r e p e i n d r e n o n s e u l e m e n t e n r ê v e , m a i s évei l lés . je t'ai, é c l a t a n t e , d e v a n t m o i . je t e t o u c h e et t ' e m b r a s s e de la t ê t e a u x p i e d s . Je t o m b e à g e n o u x d e v a n t t o i e t je g é m i s : " M a d a m e , I love you... )e v o u s a i m e e n v é r i t é plus q u e le M a u r e de V e n i s e n'a j a m a i s aimé".. . M o n a m o u r p o u r t o i , s i tôt q u e t u t ' é l o i g n e s , m ' a p p a r a î t p o u r ce qu'i l est : u n g é a n t qui a b s o r b e t o u t e l'énergie de m o n espr i t , t o u t e la s u b s t a n c e de m o n c œ u r , je m e sens de n o u v e a u u n h o m m e parce q u e j ' é p r o u v e u n e g r a n d e passion. » •

Karl à jenny Marx, 1856, extrait de Françoise Giroud, jenny Marx ou la femme du diable, © Robert Laffont, 1992.

son cadet. On le dit laid, le teint sombre au point qu'il se surnom-mera lui-même le « Maure », par allusion à l'Othello de Shakes-peare, bien sûr, mais aussi au jeune héros des Brigands de Schiller*, Karl von Moore. Mais elle est tombée dès l'adolescence sous le charme de ce garçon pas-sionné qu'elle appelle son « sau-vage sanglier noir »... Les fiançailles seront intermina-bles : sept ans ! Karl doit achever ses études et trouver une situa-tion. Il lui envoie des poèmes, mais vient rarement la voir : elle patiente pourtant. Vêtue d'une robe de soie verte accordée à ses yeux, elle l'épouse enfin le 19 juin 1843, à Bad Kreuznach, une ville d'eau rhénane. Sa mère et son frère Edgar sont présents, mais pas son demi-frère Ferdinand, futur ministre de l'Intérieur de Prusse qui, devenu chef de fa-mille depuis la mort du baron von Westphalen quelques mois plus tôt, aura fait l'impossible pour empêcher la mésalliance avec un Juif converti sans le sou.

Expulsions à répétition Sa lune de miel en Suisse, pour admirer les chutes du Rhin, sera pour Jenny un avant-goût de sa vie future. Marx? Pour le jeune marié, voyage de noces ou pas, pas question de repos ! Il emmène quarante-cinq volumes dans leurs bagages et, surtout, il écrit sans relâche : La Question juive et les premières pages de sa Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel se-ront rédigées au cours de l'été ! L'argent? En cadeau de noces, le couple a reçu de Mme von West-phalen une cassette d'argent : ils la distribuent étourdiment jus-

qu'au dernier thaler aux amis démunis qu'ils croisent sur leur chemin. Sacrifiant tout à la politique, les Marx ne cesseront presque ja-mais de tirer le diable par la queue. Les aléas de la vie de ré-volutionnaire empêchant Marx de mener une carrière, et son tra-vail de journaliste ne rapportant guère, le couple vivra surtout de dons, des subsides d'Engels et de la revente progressive de la dot de Jenny - du linge fin et une su-perbe argenterie aux armes de sa famille... Les expul-sions successives ponc-tuent leur existence : arr ivés à Paris à l'automne 1843, ils en sont chassés le 25 jan-

vier 1845, suite aux pressions des autorités prussiennes. Ils ne se réfugient en Belgique que pour être une nouvelle fois expulsés : le 3 mars 1848, dix gendarmes font irruption à deux heures du matin à leur domicile et emmè-nent l'auteur du Manifeste. Jenny, qui s'enquiert du sort de son mari, est jetée en cellule parmi les délinquants et les prostituées, accusée de «vagabondage». . . Suprême humiliation pour une aristocrate! Interrogée pendant deux heures le lendemain, elle est

relâchée au terme de dix-huit heures de pri-son. De retour dans leur Rhénanie natale, les voilà encore une fois expulsés dès •••

19 juin 1843 Karl épouse jenny.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 21

Page 22: Le Point BIO N°03 - Marx

LA VIE

§•• 1849... À chaque fois, Jenny doit vendre ses meubles pour ré-gler leurs dettes et suivre son bouillant époux, leurs enfants sous le bras ! Car les naissances se succèdent et, avec elles, les dra-mes. En douze ans, Jenny accou-chera sept fois et perdra quatre enfants. À Londres, où ils se réfugient en 1850, même l'espion prussien venu les surveiller est ému par leurs conditions de vie (voir l'en-cadré ci-dessous). Pourtant, à la moindre rentrée d'argent, la fille du baron dépense sans compter. Toilettes, babioles de luxe, cette aristocrate aime les jolies cho-

ses. En 1864, elle donne même un bal où vont briller ses filles, Jenny, Laura et Eleanor ! Fière de ses origines, la militante de la cause révolutionnaire a des car-tes de visite au nom de « Mrs Karl Marx born baroness Jenny von Westphalen ».

L'affaire Hélène Demuth Cette femme éprise de raffine-ment aura pourtant passé sa vie à se sacrifier sans compter sur l'autel de l'amour. Elle est la se-crétaire et la copiste enthou-siaste de son brillant époux. In-firmière à ses heures, elle change aussi les compresses des furon-

cles qui le font souffrir. Le pire? Elle doit partager cet homme qu'elle vénère. Avec Engels, d'abord. Malgré leur dévoue-ment inconditionnel au même homme, la froideur sera toujours de mise entre eux. Jenny refu-sera ainsi de recevoir sa pre-mière compagne, Mary Burns, une ancienne ouvrière, officiel-lement parce qu'ils ne sont pas mariés... Mais le coup le plus rude semble être venu de son mari adoré. Alors qu'elle est à Trêves, dans l'espoir d'obtenir quelque argent d'un oncle for-tuné, Karl l'aurait trompée avec leur bonne, Hélène Demuth (cf. p. 54), envoyée par Mme von Westphalen pour soulager le far-deau domestique de sa fille ! En juin 1851, la jeune femme accou-che d'un garçon, Frederick. En-gels s'occupera de l'enfant, mais Jenny n'est pas dupe et son idole vacille. Pourtant, elle pardonne : Frederick est envoyé au loin et Hélène continue de vivre auprès d'eux. Elle sera enterrée avec le couple Marx sous la même pierre tombale... Les années de souffrance auront pourtant épuisé Jenny Marx. Frappée par la variole en 1860 et défigurée, ce qui provoquera chez elle une sévère dépression, elle est finalement atteinte d'un cancer du foie dont elle suc-combe en décembre 1881. « Si j'avais à recommencer ma vie, je ne me marierais point », avouait en 1868 Karl Marx au jeune révo-lutionnaire Paul Lafargue (cf. p. 58), qui voulait épouser sa fille Laura. « Je m'efforcerai, en tant qu'il est en mon pouvoir, de pro-téger ma fille des récifs sur les-quels s'est brisée la vie de sa mère. » • SOPHIE PUJAS

mmm « Sa femme, cultivée REGARD et charmante... »

C h a r g é d ' e n q u ê t e r s u r les a g i s s e m e n t s d e M a r x , W i l h e l m St ieber décr i t la « v ie de b o h è m e » de la f a m i l l e d u p h i l o s o p h e .

« Dans la v ie pr ivée, il est h a u t e m e n t d é s o r d o n n é , caust ique, il m è n e une e x i s t e n c e de b o h é m i e n . Se laver, p r e n d r e soin de sa p e r s o n n e , c h a n g e r de s o u s - v ê t e m e n t s sont des é v é n e m e n t s rares chez lui. S o u v e n t , il est ivre, s o u v e n t il f l â n e t o u t e la j o u r n é e . Mais q u a n d il a u n t r a v a i l à faire, il y passe le j o u r et la nui t . Il n'a pas d'heure f ixe pour d o r m i r et se lever, s o u v e n t il reste d e b o u t t o u t e la nui t et , à midi, il s'étend sur u n sofa, t o u t habil lé, et d o r t jusqu'au soir, indi f férent a u x allées et v e n u e s a u t o u r de lui. Sa f e m m e , c u l t i v é e et c h a r m a n t e , s'est h a b i t u é e à cet te vie de b o h è m e et s e m b l e s'être faite à cet te misère. Ses e n f a n t s sont t rès b e a u x , avec les y e u x inte l l igents de leur père. C o m m e mar i et c o m m e père, M a r x , e n dépit de son caractère s a u v a g e , est le plus t e n d r e et le plus docile des h o m m e s . M a r x habite l'un des pires et des plus pauvres quart iers de Londres, dans d e u x pièces [...]. Il n'y a pas un m e u b l e c o n v e n a b l e . T o u t est cassé, en l a m b e a u x , c o u v e r t de poussière et dans un g r a n d désor-dre. A u mi l ieu de la pièce, sur u n e g r a n d e table b r a n l a n t e [...], m a n u s c r i t s , l ivres, j o u r n a u x , j o u e t s v o i s i n e n t avec un o u v r a g e de c o u t u r e , des tasses à l'anse cassée, des c o u v e r t s sales, une lampe, o u encore des ver res, u n e pipe hol landaise, u n cendrier , le t o u t entassé là... » •

Rapport de Wilhelm Stieber pour les services secrets prussiens, 1850, extrait de Henri Lefebvre,

Pour connaître la pensée de Karl Marx, © Bordas, 1947.

Page 23: Le Point BIO N°03 - Marx

REPÈRES | LA VIE

Aux sources du socialisme C'est en France que Marx va s'imprégner des penseurs socialistes et communistes « utopiques », avant de les clouer au pilori. Son « socialisme* scientifique » contribuera à leur disparition après la Commune de 1871.

En août 1842, la Rheinische Zeitung où travaillait Marx fonda un cercle d'étude des questions so-

ciales. Le sujet était à la mode dans la presse allemande, où l'on suivait avec attention le mouve-ment chartiste anglais (cf. p. 41) et les aspirations communistes en France et en Suisse. En octo-bre, Marx dut écrire un article pour défendre son journal ac-cusé d'être communiste. Tou-jours prompt à l'emphase, il annonça « une critique fonda-mentale » du communisme*, fondée, disait-il, sur une « longue étude approfondie ». Il lut pour cela les œuvres des principaux théoriciens de l'époque, tous français : Calomnies et politique de M. Cabet, par Théodore Dé-zamy (1808-1850), les livres de Pierre Leroux (1797-1871), de Vic-tor Considérant (1808-1893) et, bien sûr, le célèbre Qu'est-ce que la propriété ? de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865). Quelques mois plus tard, il débarque à Pa-

ris, alors le centre de la subver-sion ouvrière. La ville est animée par une multitude de fraternités secrètes et abandonnée aux pré-dications messianiques de l'émancipation des travailleurs. Gracchus Babeuf* est encore dans la mémoire collective de ceux qui se sont bat-tus pour r « égalité réelle », une armée populaire et la li-berté dans l'abon-dance, de même qu'Étienne Cabet (1788-1856), exporta-teur aux États-Unis d'une utopi-que Icarie, divisée en cent ré-gions et centralisée sur le modèle jacobin. Parmi les auteurs les plus écoutés à l'époque, certains se déclarent « évolutionnaires » et partisans de moyens pacifi-ques pour réaliser leur pro-gramme, comme Pierre Leroux, ami de George Sand (1804-1876); d'autres, comme Louis Auguste Blanqui*, inspirés par les car-bonari italiens, s'adonnent à

l'art des conspirations sur le mo-dèle des minorités militairement organisées. Ce qui n'empêche pas Blanqui d'écrire en 1872 L'Éternité par les astres. Il y ima-gine une planète jumelle de la Terre où chaque individu pour-suivrait une existence parallèle et inversée à son destin sur la nôtre... À Paris, Marx, qui fré-quente des artisans communis-tes allemands comme des mem-bres des sociétés secrètes, rencontre, outre Leroux, l'anar-chiste* Bakounine (cf. p. 52), le révolutionnaire Louis Blanc* (1811-1882) et, surtout, Proudhon. Antiétatiste, fédéraliste et de sensibilité libertaire, l'ancien ouvrier typographe a publié en 1838 un essai, De la célébration du dimanche, où il s'applique à montrer que les vérités éternel-les (morales, religieuses et scien-tifiques) peuvent se conforter les unes les autres. Deux ans plus tard, Qu'est-ce que la propriété? affirme que la propriété s'iden-

tifie avec le vol : l'ou-vrage lui vaut la célébrité et le con-duit aussitôt devant les tribunaux. Marx le rencontre en juillet 1844 et restera en relation avec lui

tout le temps qu'il demeurera à Paris, passant en sa compagnie de longues heures à discuter et à r « infecter » de philosophie hégé-lienne. En 1846, Proudhon publie Système des contradictions écono-miques ou Philosophie de la mi-sère. En juillet 1847, Marx lui ré-pond en français avec son féroce Misère de la philosophie. C'en est bien fini de leur amitié : Prou-dhon est accusé de « réformisme petit-bourgeois » et de n'em- •••

Animé par une multitude de sociétés secrètes, Paris est alors le centre de la subversion ouvrière.

Le Point Hors-série n° 3 I Grandes biographies

Page 24: Le Point BIO N°03 - Marx

••• prunter aux socialistes que « l'illusion de ne voir dans la mi-sère que la misère ». Il sera plus clément avec la pen-sée de Charles Fourier (1772-1837). Est-ce parce qu'il ne l'a pas connu personnellement ou parce que les « égarements » de ce penseur poète à propos de l'immor-talité de l'âme, la copulat ion des étoiles qui engen-drent la faune et la flore, la liberté sexuelle ou l'apologie du luxe étaient à ranger d'emblée au rayon de l'excentricité? Dans la Théorie des quatre mouvements

Pierre-joseph Proudhon et ses enfants, peinture de Gustave Courbet, 1865. © akg-images/ Erich Lessing

Aucun des prédécesseurs de Marx ne possédait sa vaste érudition ni sa rigueur méthodologique.

(1808), le rêveur bisontin révèle que « la grosse rave morale reste à la table des gros paysans dont elle est l'image ; le navet, moins

rustique, est l'em-blème du fermier huppé, traitant avec les grands [...]; la pe-tite rave ronde peint l'homme opulent qui, à la campagne, ef-fleure l'agriculture, en prend une légère

idée ; la petite rave, pivotante ou allongée, peint cet homme riche approfondissant le sujet [...]; toutes deux par analogie, figu-

rent sans aucun apprêt aux ta-bles de la classe riche dont elles dépeignent l'intervention super-ficielle en agriculture ».

L'inspiration fouriériste Admiré par Balzac et Zola, salué par Breton, Fourier a imaginé une théorie des passions combi-nées sur un clavier musical pour le bonheur collectif du genre hu-main. Selon lui, quatre mouve-ments animent l'univers et ses habitants : l'animal, le matériel, l'organique et le social (le seul sur lequel la volonté collective puisse agir), plus tard il en ajou-

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Page 25: Le Point BIO N°03 - Marx

REPÈRES | LA VIE

tera un cinquième : F« aromal ». Lorsque les passions seront par-faitement coordonnées à ces mouvements, l'humanité par-viendra enfin à l'Harmonie, où les individus ne s'occuperont qu'à des tâches attrayantes, bai-gnant dans une atmosphère sen-suelle et ludique. Fourier inspi-rera la création de phalanstères - amalgame des mots phalange (groupement) et stère (renvoyant au monastère). Le plus fameux sera le « Familistère » installé en 1859 à Guise (Aisne) par le fabri-cant de matériel de chauffage Jean-Baptiste André Godin (1817-1888), où les ouvriers étaient pro-priétaires et participaient aux bénéfices. La bienveillance de Marx et d'Engels (cf. p. 27) à l'égard de Fourier est moins énig-matique si l'on sait qu'ils se sont inspirés dans leur Manifeste du parti communiste (1848) de passa-ges entiers du Manifeste de la démocratie au xn? siècle de Victor Considérant, le principal disciple de Fourier, qui l'avait publié en 1843 (cf. p. 26). Karl Marx et Friedrich Engels ont éclipsé, après la Commune de Paris, tous leurs prédéces-seurs, stigmatisant ceux qu'ils considéraient comme les plus dangereux pour leur influence sur le mouvement ouvrier, en premier lieu Proudhon puis Bakounine, et reléguant tous les écrivains qui les avaient mar-qués et côtoyés dans une margi-nalité respectueuse mais sans avenir. Il est vrai que la plupart d'entre eux étaient surtout des rêveurs, des mystiques et des hommes de foi. Aucun ne possé-dait la vaste érudition, et moins encore la rigueur méthodologi-que et philosophique de l'auteur

du Capital. Dès le Manifeste, ce-lui-ci les qualifie d'ailleurs d'utopistes, de « socialistes conservateurs » et de « bour-geois », prosateurs épris de bons sentiments, prophètes égarés ou conspirateurs en mal de troupes. Accusations réitérées en 1878

Sciences autoproclamées, le saint-si-monisme et le positivisme connurent leurs heures de vogue au xixe siècle.

Claude Henri de Rouvroy (1760-1825), comte de Saint-Simon, arrière-cousin du célèbre mémorialiste du Grand Siècle, fut l'un des grands penseurs utopistes du xixe siècle. Karl Marx a pu le connaître très jeune, notam-ment grâce au baron von Westpha-len, son futur beau-père, qui avait lu son Nouveau Christianisme, dialogue entre un conservateur et un novateur (avril 1825). Parmi les premiers pro-pagandistes d'une démocratie élargie à tous grâce au suffrage universel*, Saint-Simon était partisan d'une ré-partition entre puissance spirituelle et action temporelle. Saint-Simon se déclare déiste pour les masses popu-laires et « physiciste » pour les gens instruits. Il envisage un « gouverne-ment des choses », quand Engels plus tard parlera du « gouvernement des hommes » qui s'efface devant « l'ad-ministration des choses ».

Pour Saint-Simon, la politique est en fait une science de même rang que la chimie ou la médecine. Il soumet la science de l'homme et de la société à une « physiologie religieuse » uni-versaliste, couronnement spirituel d'un système dans lequel l'État, ré-nové par l'industrie, encadre une ar-mée de travailleurs et offre « à cha-cun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres ». Précepte qui annonce le principe « à chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » énoncé par Marx dans

par Engels dans son Anti-Dùhring et annonciatrices des excommunications futures. • PATRICK TACUSSEL Professeur de sociologie à l'université Paul-Valéry Montpellier-lll, auteur, entre autres, de L'Imaginaire radical. Les mondes possibles et l'esprit utopique selon Charles Fourier (Les Presses du réel, 2007).

la Critique du programme de Gotha (1875). Rien de révolutionnaire cepen-dant chez Saint-Simon et ses disci-ples : la réforme doit obéir à un plan ordonné dont le progrès, croyance séculière du moment, sera la clef de voûte. Les Évangiles et Newton* ser-vent de référence à cette entreprise qui espère rivaliser avec le projet des encyclopédistes du xvme siècle.

Après la mort de Saint-Simon, Prosper Enfantin (1796-1864), chef charisma-tique de ce culte du progrès, réunit autour de lui une élite enthousiaste - polytechniciens, médecins... - dont plusieurs joueront un rôle important au second Empire. Longtemps secré-taire de Saint-Simon, Auguste Comte (1798-1857) se détachera de lui pour instituer la « religion positiviste » et inventera, en 1839, le mot de socio-logie. Son but était de définir une science apte à contribuer au perfec-tionnement pacifique de la société et à réduire ainsi les « fractures socia-les » qui avaient abouti aux événe-ments de 1789. Il semble que Comte ait été le premier à utiliser la notion de « dictature du prolétariat* », lors d'une conférence de la Société positi-viste1 le 26 avril 1848. Marx se verra attribuer la formule, qu'il n'emploiera pourtant que très rarement : dans deux lettres privées, Tune à Weyde-meyer (cf. p. 63) et l'autre à Kugel-mann (cf. p. 57), et dans la Critique du programme de Gotha (1875). • P.T.

1. Préface d'Émile Littré au Rapport sur la nature et le plan du gouvernement révolutionnaire en France, Société positiviste, 1848.

LE COMMUNISME SELON SAINT-SIMON

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies

Page 26: Le Point BIO N°03 - Marx

LA VIE | REPÈRES

©ANS Marx et ses inspirateurs cachés T E X T E M a r x s'est b e a u c o u p i n s p i r é de ses l e c t u r e s m ê m e s'il e n par le

p e u . La p r e u v e ? Il suf f i t de c o m p a r e r . . .

TEXTE DE VICTOR CONSIDÉRANT ( 1 8 4 3 )

« VI. Misère croissante des travailleurs par la dépréciation du salaire ; effet de la libre concur-rence. Ce qui est vrai , de g r a n d e classe à g r a n d e classe, de la classe des p r o l é t a i r e s d é n u é s de t o u t à cel le des p o s s e s s e u r s d u f o n d s et des i n s t r u -m e n t s de t r a v a i l , est é g a l e m e n t v r a i des f o r t s a u x faibles d a n s c h a q u e classe. Ainsi la l ibre c o n c u r r e n c e de p r o l é t a i r e s à pro-létaires, les nécessités de l'existence qui contrai-g n e n t c e u x - c i à t r o u v e r c h a q u e m a t i n , a u x c o n d i t i o n s m ê m e les plus dures, du t ravai l et un m a î t r e , les c o n d u i s e n t f o r c é m e n t à m e t -t r e leurs bras au rabais. De t e l l e s o r t e q u e , q u a n d les t r a v a i l l e u r s a b o n d e n t , et c'est le cas g é n é r a l , la l i b r e c o n c u r r e n c e e n t r e ces m a l h e u r e u x les p o u s s a n t à of f r i r leurs bras a u plus bas pr ix possi-ble, le t a u x de la j o u r n é e t e n d à t o m b e r p a r t o u t à la d e r n i è r e l i m i t e des nécessi tés e x t r ê m e s de l'existence : ce q u i a g g r a v e s u r t o u t la p o s i t i o n d u p r o l é t a i r e c h a r g é de f a m i l l e . [...] Ainsi, le Mécanisme odieux de la libre concurrence sans garant ies brise t o u t e s les lois de la justice et de l'humanité. Il suffit que le salaire des ouvriers dans u n e branche t o m b e sur u n s e u l point pour q u e les m a î t r e s soient condui ts à i m p o s e r bien-tôt la m ê m e d i m i n u t i o n sur tous les autres points dans la m ê m e branche. [...] » •

Victor Considérant, Manifeste de la démocratie au xif siècle (1843).

TEXTE DE MARX ET ENGELS ( 1 8 4 8 )

« A v e c le d é v e l o p p e m e n t de la b o u r g e o i s i e , c'est-à-dire d u capital , se d é v e l o p p e le p r o l é t a -r iat , la c lasse des o u v r i e r s m o d e r n e s q u i ne v i v e n t qu'à la c o n d i t i o n de t r o u v e r d u t r a v a i l , et q u i n'en t r o u v e n t plus dès q u e leur t r a v a i l c e s s e d ' a g r a n d i r le c a p i t a l . Les o u v r i e r s , c o n t r a i n t s de se v e n d r e a u j o u r le jour , s o n t u n e m a r c h a n d i s e c o m m e t o u t a u t r e ar t ic le de c o m m e r c e ; ils s u b i s s e n t , par c o n s é q u e n t , t o u -tes les v i c i s s i t u d e s de la c o n c u r r e n c e , t o u t e s

les f l u c t u a t i o n s du m a r c h é . L ' i n t r o d u c t i o n des m a c h i n e s et la d i v i s i o n d u t r a v a i l , d é p o u i l l a n t le t r a v a i l de l 'ouvr ier de s o n c a r a c t è r e indiv iduel, lui o n t enlevé t o u t att rai t . Le p r o d u c t e u r d e v i e n t u n s i m p l e a p p e n d i c e de la m a c h i n e , o n n'exige de lui que l'opération la plus s i m p l e , la p l u s m o n o t o n e , la p l u s v i t e a p p r i s e . Par c o n s é q u e n t , le c o û t de

la p r o d u c t i o n de l ' o u v r i e r se r é d u i t à peu près a u x m o y e n s d ' e n t r e t i e n d o n t il a b e s o i n p o u r v i v r e et p r o p a g e r sa race. Or, le pr ix d u t r a v a i l , c o m m e celu i de t o u t e m a r c h a n d i s e , est é g a l a u c o û t de sa p r o d u c t i o n . Donc, plus le t r a v a i l d e v i e n t r é p u g n a n t , plus les sala i res b a i s s e n t . Bien plus, la s o m m e de t r a v a i l s'accroî t a v e c le d é v e l o p p e m e n t de la m a c h i n e et de la div i -s i o n d u t r a v a i l , soit par la p r o l o n g a t i o n de la j o u r n é e de t r a v a i l , soit par l ' a c c é l é r a t i o n d u m o u v e m e n t des m a c h i n e s , e t c . » •

Marx-Engels, Manifeste du parti communiste (1848), trad. Laura Lafargue.

« La libre concurrence les pousse à offrir leurs bras au plus bas prix... » Victor Considérant

Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

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LA VIE

Engels : dans l'ombre du génie En 1844, Friedrich Engels rencontre l'homme de sa vie : Karl Marx. Commence alors une amitié hors norme : il sera tout à la fois l'ami, le collaborateur et le soutien financier du philosophe.

£ £ uand je rendis vi-site à Marx à Paris, à l'été 1844, notre accord parfait dans

tous les domaines théoriques devint évident, et notre collabo-ration date de ce moment-là », écrit Engels en 1885 à propos de sa rencontre avec... l'homme de sa vie. Il a alors 24 ans, Marx, deux ans de plus. Ils se sont déjà rencontrés deux ans auparavant à la Rheinische Zeitung, sans vraiment se voir. Mais en ce jour d'août, c'est le coup de foudre. Pendant dix jours et dix nuits, ils se livrent à des discussions pas-sionnées, et copieusement arro-sées, dans le petit logement de Marx, rue Vaneau, à Paris. Les deux nouveaux amis semblent pourtant bien dissemblables. Certes, tous deux viennent de Rhénanie, ont été jeunes-hégé-liens, sont sensibles à la souf-france des masses, se disent com-munistes et sont convaincus que

le prolétariat est la force de l'ave-nir et doit abolir la propriété privée. La comparaison s'arrête là. L'un, Marx, vient d'un milieu libéral et a fait de longues études de droit et de philosophie : c'est un journaliste érudit, débraillé et sans le sou, déjà chargé de fa-mille. L'autre, issu d'une riche famille de négociants, est un célibataire, beau et élégant, ama-teur de chevaux, de jolies femmes et de bons vins. Il a com-mencé à travailler très jeune comme commis et est employé dans la filature de son père. Ce qui séduit Marx, c'est bien sûr la personnalité hors norme de ce fils de famille. À 18 ans, déjà, sous le pseudonyme de Friedrich Oswald, Engels écrit pour un journal allemand un pamphlet contre les bourgeois hypocrites, milieu qu'il connaît bien, lui qui vient d'un milieu

protestant piétiste, bigot et fermé. « Car c'est un fait que les piétistes parmi les propriétaires d'usines traitent leurs ouvriers le plus mal », accuse-t-il. L'article fera du bruit. Estimant que son fils fréquente trop les milieux progressistes, son père l'enverra travailler dans sa filature en An-gleterre, à Manchester, le temple de l'industrie textile, l'un des hauts lieux de la révolution in-dustrielle* et de la naissance du prolétariat. Le jour, Engels y joue les capitalistes et tient son rang de grand bourgeois ; la nuit, il arpente les rues les plus pauvres de la ville pour comprendre com-ment le capitalisme fabrique ses esclaves, ce qui donnera en 1845 La Situation de la classe labo-rieuse en Angleterre, étude de fond du capitalisme et du monde ouvrier anglais. « Voici comment j'ai procédé, expliquera-t-il dans sa préface. J'ai renoncé à la so-ciété et aux banquets, au porto et au Champagne de la classe moyenne et j'ai consacré mes heures de loisir presque exclusi-vement à la fréquentation de

simples ouvriers. » C'est donc un expert en capitalisme que Marx rencontre cet été-là. Enthousiasmé, il lui propose tout de

suite d'écrire à quatre mains un pamphlet qui doit régler leur compte aux « Hommes libres de Berlin », ces jeunes-hégéliens idéalistes dont Bruno Bauer (cf. p. 54), son ex-ami, est le leader et qui l'agacent dorénavant au plus haut point. Engels rédige une quinzaine de pages et estime avoir tout dit; Marx s'immerge dans le sujet, qu'il pousse si loin qu'en 1845 il est devenu un •••

Août 1844 Coup de foudre entre Engels et Marx.

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Page 28: Le Point BIO N°03 - Marx

LA VIE

••• livre : La Sainte Famille ou critique de la Critique critique. Ce sera toujours ainsi : l'un est syn-thétique, va droit au but, excelle dans les formules qui frappent ; l'autre fouille son sujet, enquête et réfléchit à l'infini, au risque de ne jamais terminer, mais ré-volutionne la pensée. C'est le début d'une collaboration parti-culièrement riche (cf. p. 68) qui donnera en 1848 le Manifeste du parti communiste, l 'un des livres les plus célèbres au monde, et dont on oublie trop souvent qu'En-gels en est le coau-teur. Vivre dans l'ombre de Marx? C'est son choix. En cet été 1844, c'est plus que son double en politique qui fait irruption dans la vie de Marx : c'est un complice, un nè-gre, un mécène, une mère même. Relation hors du commun par ce qu'elle a d'absolu, mais aussi d'inégal.

Le « répugnant commerce » Pour Engels en effet, c'est de-venu un devoir de soutenir et d'aider financièrement ce philo-sophe dont il a fait sa vigie. Sans se plaindre, sans jalousie. « Je ne peux pas comprendre, écrira-t-il en 1881, comment on peut être envieux du génie. » Marx va donc devenir sa mission. Pour cela, il paye. Combien de fois reçut-il ce type de lettre de la part de Marx ? « Je t'assure que j'aurais mieux aimé me couper la main que t'écrire la présente lettre, écrit celui-ci en 1865. C'est vraiment déprimant de dépendre d'autrui la moitié de sa vie. La seule idée qui me soutient dans cette situa-

tion, c'est que nous deux, nous sommes les associés d'une af-faire à laquelle j'apporte mon temps pour la partie du business qui intéresse la théorie et le parti. » Vive la cause ! En 1850, Engels renonce à ses rêves d'une vie littéraire et journalistique à Londres pour rejoindre une nou-velle fois la filature de son père à Manchester et un poste médio-

crement payé(papa n'est pas content...). Il reprend le « répu-gnant commerce », en grande partie pour pouvoir subve-nir aux besoins des Marx. Il acceptera aussi de passer pour

le père du fils d'Hélène Demuth (cf. p. 54), la bonne des Marx, et financera son éducation, de même qu'il entretiendra la deuxième fille de Marx, Laura, et son mari. Parce que Marx a tendance à s'éparpiller en écri-vant des articles ou des pam-phlets de circonstance qui absor-bent inutilement l'énergie qu'il devrait consacrer à sa grande œuvre économique, Le Capital, il le morigène, et le soutient quand il tombe malade, ce qui arrive souvent en cas de stress. Marx souffre alors en effet de crises de furonculose ou de vo-missement. « Essaie de finir ton livre d'économie politique, même s'il y a dedans beaucoup de cho-ses qui ne te satisfont pas, cela importe peu; les esprits sont mûrs et nous devons battre le fer quand il est chaud », lui écrit-il ainsi dans une lettre du 20 jan-vier 1845. « Fais comme moi, fixe-toi une date à laquelle tu auras terminé définitivement, et as-sure-toi qu'il ira vite à l'impres-

Friedrich Engels vers 1850. © akg-images

• 3

sion. » Méthodique, efficace, Engels sait s'organiser pour tra-vailler le jour tout en écrivant la nuit. Il multiplie les livres, les articles et les pamphlets, et sert aussi de plume à Marx, toujours en retard. Ainsi, dans les années 1850, c'est souvent lui qui rédige pour le New York Daily Tribune les articles de son ami trop oc-cupé par la rédaction du Capital. « Engels a vraiment trop de tra-vail, écrit Marx à Adolf Cluss

La relation qui lie Engels et Marx est hors du commun par ce qu'elle a d'absolu, mais aussi d'inégal.

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LA VIE

(18 octobre 1853), mais, étant une véritable encyclopédie vivante, il est capable, ivre ou à jeun, de travailler à toute heure du jour ou de la nuit, il écrit rapidement et il a l'esprit diablement vif. » Entre eux, aucun secret. Marx n'hésite pas à lui décrire le bou-ton qui pousse au bout de son pénis. Leurs lettres sont ainsi d'étonnants mélanges de ré-flexions philosophiques, de gri-voiseries, de ragots et de méchan-

avait connue ouvrière. Il vivait avec elle officiellement depuis 1850, faisant même ménage à trois avec sa sœur, Lydia, qu'il épousera plus tard.

« li est capable, ivre ou à jeun, de travailler à toute heure du jour ou de la nuit », dira Marx.

cetés, chacun en rajoutant pour mieux plaire à l'autre. Un saint, Engels? Sûrement pas. Son édu-cation bigote a laissé chez lui une vraie intolérance. Son anti-sémitisme est notoire. Mais vis-à-vis de Marx, c'est un ange. Une fois, une seule, il lui battra froid. En janvier 1863, Mary Burns meurt subitement. Engels entre-tenait depuis vingt et un ans une liaison avec cette belle fille rousse d'origine irlandaise, qu'il

L'ingratitude de Marx Engels admirait chez Mary, qui était illettrée, « son sens pas-sionné de sa classe qui était inné » et qui avait plus de valeur, disait-il, « que toutes les délica-tesses esthétiques des filles "cultivées" et "sentimentales" de la bourgeoisie ». Mary n'était pas reçue chez les Marx, Jenny n'ap-préciant pas l'amour libre ; Karl, dans son égoïsme, ne s'était ja-mais vraiment préoccupé de la profondeur des sentiments d'En-gels. Quand celui-ci lui annonça la mort de Mary, il lui répondit par une lettre oû, après les condo-léances d'usage, il commençait à se plaindre de ses finances. En-gels, blessé, attendit cinq jours pour lui répondre... Et Karl, pour

une fois dans sa vie, présenta des excuses. Mais après une telle complicité, com-ment survivre à la m o r t de l'autre? En deve-nant, bien sûr,

l'oracle de la pensée du maître ! Engels s'attachera à faire publier les livres du Capital, multipliant les préfaces et les introductions à l'œuvre de son ami, quitte à la rigidifier. Il continuera aussi à se battre pour la révolution, parti-cipant activement à la création de la IIe Internationale en 1885, et gardant longtemps sa fougue de jeune homme. En avril 1895, il écrit ainsi furieux au rédacteur en chef de Vorwàrts, le

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LA VIE

••• journal officiel du parti so-cial-démocrate allemand qui avait censuré l'un de ses textes : « J'y vois un extrait de mon in-troduction arrangé de telle façon que j'y apparais comme un pai-sible adorateur de la légalité à tout prix. » Trois mois plus tard, mourant, il s'enflamme encore pour les mouvements de grèves qui agitent alors Saint-Péters-bourg. Il disparaîtra le 5 août 1895, entouré des enfants et pe-tits-enfants de Marx. • C.G.

f Ê B t 1 | I UN V r m AUTRE

v ! mG&m

Les fondements de l'État Ce l i v r e d ' E n g e l s , p u b l i é u n a n a p r è s la m o r t d e M a r x , e s t c o n s i d é r é c o m m e l ' o u v r a g e f o n d a t e u r d e la c o n c e p t i o n m a r x i s t e d e l'État .

« L'État n'est d o n c pas u n p o u v o i r i m p o s é d u d e h o r s à la société; il n'est pas d a v a n t a g e "la r é a l i t é d e l'idée morale", " l ' i m a g e et la r é a l i t é de la raison", c o m m e le p r é t e n d H e g e l . Il e s t b i e n p l u t ô t u n p r o d u i t d e la s o c i é t é à u n s t a d e d é t e r m i n é d e s o n d é v e l o p p e m e n t [. . . ] . M a i s p o u r q u e les a n t a g o n i s t e s , les classes a u x inté-r ê t s é c o n o m i q u e s o p p o s é s , n e se c o n s u m e n t pas, e l les et la s o c i é t é , e n u n e l u t t e s t é r i l e , le b e s o i n s'im-pose d'un p o u v o i r qui, placé e n appa-r e n c e a u - d e s s u s de la s o c i é t é , d o i t e s t o m p e r le conf l i t , le m a i n t e n i r dans les l imites de l'"ordre"; et ce pouvoi r , né d e la s o c i é t é , m a i s q u i se place au-dessus d'elle et lui d e v i e n t de plus e n plus é t r a n g e r , c'est l'État. » #

Engels, L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État, 1884.

1848 : la tempête révolutionnaire

De Palerme à Berlin, Rome ou Vienne, la contagion révolutionnaire secoue l'Eu-rope : c'est le « printemps des peuples », qui mêle revendications nationales et démocratiques. En France puis à Cologne, dans sa Rhénanie natale, Marx est au premier rang.

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• e sol de la République française est un champ d'asile pour tous les amis de la

liberté. La tyrannie vous a banni, la France libre vous ouvre ses portes, à vous et à tous ceux qui luttent pour la cause sainte, la cause fraternelle de tous les peu-ples. » C'est en ces termes que Ferdinand Flocon (1800-1866), membre du gouvernement pro-visoire issu de la révolution de février 1848, qui vient de procla-

Le 25 juin 1848 à Paris, les troupes gouvernementales attaquent les barricades de la rue Soufflot. Tableau d'Horace Vernet (1789-1863).

mer la République, s'adresse à l'immigré allemand Karl Marx au début du mois de mars. Le nouveau pouvoir rompait ainsi avec la décision du ministre Gui-zot (1cf. p. 78) qui l'avait expulsé au début de 1845 pour ses activi-tés politiques subversives. Ac-

cueilli à bras ouverts par un Pa-ris libéré des orléanistes et qui chante la liberté, Marx est pen-dant quelques semaines le té-moin de la révolution qui vient de commencer. Que l'on imagine l'attention qu'il lui porte : au dé-but de février était publié en al-lemand le Manifeste du parti communiste, rédigé avec Engels (cf. p. 27) et dans lequel il avait appelé à l'union des « prolétaires de tous les pays ». Dans ce texte, qui est encore peu diffusé et •••

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LA VIE

••• très loin de la célébrité qu'il allait acquérir quelques décen-nies plus tard, sont présentées les revendications de la Ligue des communistes, née en 1847 et fruit des efforts de Marx, d'Engels et d'un petit groupe de militants. De 1845 à début 1848, à Bruxelles où il s'est réfugié, Marx avait en ef-fet œuvré à la fondation d'une nouvelle organisation politique en débattant avec les nombreuses sensibilités du mouve-ment ouvrier naissant. Il rédige notamment Misère de la philoso-phie contre les idées, alors influentes, de Proudhon (cf. p. 23). Il intervient dans l'organi-sation de cercles ouvriers pour lesquels il donne des conféren-ces, comme celle qui sera publiée sous le titre Travail salarié et capital, où est présentée, en un langage accessible, sa vision des mécanismes de l'exploitation* du salarié (cf. p. 81). Il n'hésite pas à se rendre dans tous les types de rassemblements où ses idées peu-vent être exposées : son interven-tion au Congrès international sur le libre-échange, en septem-bre 1847, est ainsi remarquée. C'est pendant cette période que les occasions de collaboration avec Engels se multiplient. Il en ressort une œuvre essentielle, L'Idéologie allemande, dont la publication, faute d'éditeur, ne sera seulement réalisée qu'au début des années 1930. Mais de Paris à Vienne, de Berlin à Rome en passant par Budapest, l'année 1848 est marquée par des révolutions à l'échelle euro-péenne, le « printemps des peu-ples » pendant lequel surgissent des demandes nouvelles, tant sur

le plan social que politique. George Sand (1804-1876), Flaubert (1821-1880) et bien d'autres ont rendu compte des formidables espoirs qui naissent alors.

Les espoirs du printemps Marx, toutefois, ne reste que quel-ques semaines à Paris et choisit de rejoindre Cologne dès le mois

d'avril pour participer à la révolution alle-mande. Avec quelques amis, dont Engels et Wilhelm Wolff (1809-1864), il fonde la Neue Rheinische Zeitung (Nouvelle Gazette rhé-

nane). Rédacteur d'un journal qui se voulait être « l'organe de la dé-mocratie européenne », Marx y écrit de nombreux articles qui couvrent, entre autres, l'évolution de la situation en Al-lemagne. Il observe avec dépit la misère allemande, celle d'une bourgeoisie qui ne peut mener à bien les tâches histo-riques qui s'impo-sent à elle, incapable d'une révolution comme celle menée par son alter ego française en 1789. À plusieurs reprises, la Nou-velle Gazette rhénane doit cesser sa parution : l'existence du jour-nal est en effet précaire, soumise à des interdictions et à des finan-cements très incertains. Marx, qui doit déjà faire face à de nom-breuses difficultés matérielles, est obligé de renflouer les caisses lui-même pour pouvoir le faire vivre. Le journal accorde une attention particulière aux événements fran-çais. Quelques mois après février, r« illusion de la fraternité » des

premières semaines de la révolu-tion a cédé la place à de nombreu-ses divisions politiques et socia-les. En juin, la décision de fermer les ateliers nationaux, qui avaient permis quelques mois plus tôt de donner du travail aux chômeurs, précipite l'affrontement. Au sou-lèvement ouvrier parisien qui s'étend sur plusieurs jours répond une impitoyable répression. Le 24 juin 1848, dans une lettre à Paul Clamorgan, Tocqueville* écrit qu'il s'agit de « la plus terrible de toutes les guerres civiles, la guerre de classe à classe, de ceux qui n'ont rien contre ceux qui ont ». Pour Marx, l'insurrection révèle l'aggravation de l'antago-nisme social entre « bourgeoisie » et « prolétariat » qu'il avait déjà mis en avant dans son Manifeste. La République ne peut plus mas-

quer derrière la « co-médie de fraternisa-tion générale » les diff icultés de la condition ouvrière. Dans la Nouvelle Ga-zette rhénane, immé-diatement après l'in-surrection, il écrit : « Cette fraternité a flambé devant toutes

les fenêtres de Paris le soir du 25 juin, alors que le Paris de la bourgeoisie s'illuminait, tandis que le Paris du prolétariat brûlait, saignait, gémissait jusqu'à l'épui-sement. »

Le reflux de la révolution Dans le même temps, Marx par-ticipe concrètement à l'organi-sation de cercles ouvriers dans l'Allemagne en révolution; il se rend à Berlin et Vienne pour nouer des liens avec les révolu-tionnaires d'autres villes, tandis

Février 1848 Publication du Manifeste du parti communiste.

« La plus terrible de toutes les guerres civiles, la guerre de classe à classe, de ceux qui n'ont rien contre ceux qui ont. » A. de Tocqueville

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LA VIE

qu'Engels combat sur lés barri-cades. En mai 1849, alors que la révolution connaît un important reflux, la Nouvelle Gazette rhé-nane cesse de paraître et ses ré-dacteurs sont poursuivis. Marx se réfugie à Paris. Il est dans une situation financière difficile. Comme en témoigne sa corres-pondance, il multiplie les deman-des d'aide financière auprès de ses amis. Le couple perd un en-fant nouveau-né. Mais Paris est

encore le théâtre d'importants affrontements politiques. Marx croit possible un rebond de l'ac-tivité révolutionnaire malgré l'élection de Louis-Napoléon Bo-naparte le 10 décembre 1848. « Ici règne une réaction royaliste, plus impudente que sous Guizot, qui ne saurait être comparée qu'à celle d'après 1815, écrit-il à Engels, le 7 juin 1849. Paris est morne. En plus, le choléra, qui fait des ravages extraordinaires.

DANS LE

Cependant, le volcan de la révo-lution n'a jamais été si près d'une éruption colossale que maintenant à Paris. » Mais, par-tout en Europe, la contre-révolution triomphe.

Le départ pour Londres Refusant de s'installer dans le Morbihan où le gouvernement français l'assigne à résidence - selon lui une « tentative ca-mouflée d'assassinat » - , Marx part à Londres où le rejoignent bientôt Jenny et les enfants. À l'exception de quelques voyages, il y restera jusqu'à la fin de ses jours. À l'heure du reflux de l'une des vagues révolutionnai-res les plus importantes que l 'Europe ait connues, Marx quitte de façon presque défini-tive le continent. Une de ses pre-mières initiatives sur le sol an-glais sera de faire renaître la Nouvelle Gazette rhénane, désor-mais publiée avec le sous-titre Revue politique et économique, mais dont seulement six numé-ros paraîtront entre mars et novembre 1850. Il y écrira une série d'articles sur la France, regroupés après sa mort par En-gels sous le titre Les Luttes de classes en France, 1848-1850. En-semble qui constitue l'un de ses grands ouvrages historiques, premier bilan des révolutions des années 1848-1849 à la lumière de la conception matérialiste de l'histoire et où les révolutions sont présentées comme les nou-velles « locomotives de l'his-toire ». •

JEAN-NUMA DUCANGE Membre de la GEME (Grande Édition Marx-Engels), il a participé à l'édition du 18 Brumaire de Louis Bonaparte (Livre de Poche, 2007) et à celle de la Critique du programme de Gotha (Éditions sociales, 2008).

« La révolution repoussante » Parce q u e la r é v o l u t i o n d e j u i n 1848 a, la p r e m i è r e , m e n a c é l ' o r d r e b o u r g e o i s , e l l e a é t é é c r a s é e d a n s le s a n g .

« La r é p u b l i q u e t r i c o l o r e n'arbore plus q u ' u n e s e u l e c o u l e u r , la c o u l e u r des v a i n c u s , la c o u l e u r d u s a n g , e l le est d e v e n u e la r é p u b l i q u e r o u g e [ . . . ] . La r é v o l u t i o n d e F é v r i e r f u t la b e l l e r é v o l u t i o n , la r é v o l u t i o n d e la s y m p a t h i e g é n é r a l e , p a r c e q u e les c o n t r a d i c t i o n s ( e n t r e la b o u r g e o i s i e e t le p e u p l e ) q u i é c l a t è r e n t e n e l l e c o n t r e la r o y a u t é , n ' é t a i e n t pas e n c o r e d é v e l o p p é e s et d e m e u r a i e n t e n s o m m e i l , u n i e s , c ô t e à c ô t e , p a r c e q u e la l u t t e s o c i a l e q u i f o r m a i t l 'ar r ière-p l a n d e c e t t e r é v o l u t i o n , n'avai t a t t e i n t q u ' u n e e x i s t e n c e i n c o n s i s t a n t e , u n e e x i s t e n c e p u r e m e n t v e r b a l e . La r é v o l u -t i o n de j u i n est laide ; c'est la r é v o l u t i o n r e p o u s s a n t e , p a r c e q u e la r é a l i t é a pr is la p l a c e des m o t s , p a r c e q u e la R é p u -bl ique a d é m a s q u é la t ê t e m ê m e d u m o n s t r e e n lui a r r a c h a n t la c o u r o n n e q u i la p r o t é g e a i t e t la c a c h a i t . [ . . . ] A u c u n e d e s n o m b r e u s e s r é v o l u t i o n s d e la b o u r g e o i s i e f r a n ç a i s e d e p u i s 1789 n ' é t a i t u n a t t e n t a t c o n t r e l ' O r d r e , c a r t o u t e s l a i s s a i e n t s u b s i s t e r la d o m i n a t i o n d e c l a s s e , l ' e s c l a v a g e d e s o u v r i e r s , l ' o r d r e b o u r g e o i s , m a l g r é le c h a n g e m e n t f r é q u e n t de la f o r m e p o l i t i q u e de c e t t e d o m i -n a t i o n e t d e c e t e s c l a v a g e , j u i n a t o u c h é à c e t o r d r e . M a l h e u r à j u i n ! » •

Karl Marx, « La Révolution de juin », Nouvelle Gazette rhénane, 29 juin 1848, in Karl Marx, Les Luttes de classes en France,

1848-1850, © Éditions sociales, 1984

Grandes biographies

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ENTRETIEN

1848 : de Rome à Berlin, l'Europe explose et, comme souvent, c'est Paris qui ouvre le bal. Quelles étaient les revendications des émeutiers ? Réponses de l'historienne Sylvie Aprile.

SYLVIE APRILE « MARX COMPREND QUE LES PROLÉTAIRES SONT DES DEUX CÔTÉS DE LA BARRICADE »

le Point : Le 23 f é v r i e r 1848, Paris se r é v o l t e c o n t r e la m o n a r c h i e de Juillet. C'est le début d'un m o u v e m e n t qui v a g a g n e r de n o m b r e u x pays européens. Pourquoi démarre-t- i l e n France ? Sylvie Aprile : Le régime orléaniste, que l'on a appelé la monarchie de Juillet, est politiquement usé. Quand Louis-Philippe arrive sur le trône à l'issue des Trois Glorieuses, du nom des trois journées révolutionnaires de juillet 1830, il fonde une monarchie parlemen-taire et les espérances sont immenses. Mais aucune réforme n'a été engagée. Le régime est discrédité par des scandales, notamment des affaires de corruption. Face à cette monarchie affaiblie, une oppo-sition de plus en plus construite s'exprime à travers la presse.

L P . : Les j o u r n a u x s e m b l e n t alors j o u e r un rôle inédit... S.A. : Oui, ils ont désormais un rôle majeur et c'est bien grâce à eux que la révolution va éclater. La presse est le seul lieu de débat, puisque celui-ci n'existe pas véritablement dans les assemblées. Les meneurs des journées révolutionnaires de février 1848 qui vont aboutir à la création d'une république animent des jour-naux politiques, souvent libéraux. Les plus influents sont notamment Alexandre Ledru-Rol-lin (1807-1874), le poète Alphonse de Lamartine (1790-1869) ou Ferdinand Flocon (1800-1866). Les

journalistes sont les vrais hommes politiques du moment !

LP. : La r é v o l t e s u r v i e n t juste après la crise de la pom-m e de terre, qui p r o v o q u e une famine, et l'éclatement d'une bul le f i n a n c i è r e l iée à la s p é c u l a t i o n s u r les

c h e m i n s de fer. Les t e n s i o n s sociales s o n t f o r t e s : les ret rouve-t-on dans les revendica-t i o n s ? S. A. : Ce que demandent d'abord les révol-tés, c'est une meilleure représentation, l'élargissement de la classe politique. La monarchie orléaniste est censitaire, ce qui veut dire que le droit de vote est réservé à ceux qui paient un impôt et que seuls les plus riches peuvent prétendre à l'éligibilité. Mais cette revendication poli-tique s'accompagne d'exigences nouvelles en matière de progrès social. Pour les penseurs utopistes ou socialistes des années 1830 et 1840, le changement social doit précéder le changement politique. Penseurs sociaux et penseurs politiques

s'allient, même si leurs objectifs et, surtout, leurs priorités ne sont pas nécessairement les mêmes : Proudhon (cf. p. 23), contrairement à Marx, pense ainsi que le mouvement social peut avoir lieu sans révolution préalable. Louis Blanc*, auteur de L'Organisation du travail, très lu dans le monde ouvrier, réclame lui aussi des réformes sociales avant toute chose.

est enseignante à l'université François-Rabelais de Tours, présidente de la Société d'histoire de la révolution de 1848. Elle est l'auteur de L'Exil au dix-neuvième siède (Aubier, 2008).

34 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

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ENTRETIEN

Lfc s La République va être menacée dès juin 1848 lors de trois jours d'émeutes à Paris, avant d'être renver-sée en 1851. Comment expliquer qu'elle soit si tôt contestée ? S.A. : Cette République est certes démocratique, mais elle se détourne très vite de ses promesses de progrès social. L'une de ses mesures les plus emblématiques a été la création d'« ateliers natio-naux », où l'on embauchait des ouvriers sans emploi pour leur faire effectuer des travaux d'in-térêt général. Ces ateliers ont focalisé la peur sociale : la bourgeoisie y a vu des lieux d'oisiveté où l'on se contentait de discuter politique. Sous la pression, le pouvoir les a supprimés en juin, ce qui a fait exploser les tensions. On assiste alors à une véritable guerre civile, et celle-ci a été vécue d'autant plus tragiquement que ce sont les acteurs de la révolu-tion de février, celle qui a renversé le roi, que l'on trouve des deux côtés de la barricade. Gustave Flaubert (1821-1880) va décrire ce moment de folie dans L'Éducation sentimentale (1869). Par la suite, Marx comprendra bien cette situation : les prolé-taires sont des deux côtés de la barricade ; la garde mobile, qui réprime au nom du pouvoir, est composée de très jeunes gens, souvent chômeurs. L'analyse de la situation le pousse à conclure à l'existence d'un Lumpen-proletariat, un sous-prolétariat prêt à se ranger du côté du pouvoir au gré des circonstances, et à la nécessité d'une nouvelle organisation politique pour prévenir ce risque.

L P . : L'Allemagne, la Hongrie, la Roumanie, l'Italie et la Pologne s'embrasent aussi. Les peuples v e u l e n t notamment se débarrasser du joug des empires, d'où le n o m de « pr intemps des peuples » donné à ces événements. En quoi ce mouvement est-il proprement européen? S.A. : Les historiens ont longtemps insisté sur l'originalité des événements dans chaque État. Mais ils s'accordent aujourd'hui à voir un mou-vement européen dans ces différentes révolutions. Dans tous les pays d'Europe, en effet, les débuts de l'industrialisation attisent les tensions socia-les. L'Angleterre a connu des périodes de lutte

politiques intenses bien avant la France, dans les années 1840, avant que le mouvement s'essouffle. En Allemagne, la révolte des tisserands de Silésie, réprimée par l'armée en 1844, montrait déjà la lutte entre l'artisanat et la nouvelle industrie. Le malaise est le même d'un pays à l'autre. Et, sur-tout, les idées sont assez similaires. Les élites qui ont fait les révolutions circulent en Europe. Ainsi, Marx est allemand, il a vécu à Paris, à Bruxelles, à Londres, et a dialogué avec des correspondants dans toute l'Europe.

LP. : Partout en Europe, ces mouvements révolution-naires sont des échecs. La fin d'un rêve ? S.A. : Pas tout à fait. Certes, la contre-révolution a triomphé partout dès 1849. Aucun monarque

n'a envie de devenir un nouveau Louis XVI et la répression est

1848 est un mouvement s é v è r e ! P o u r t a n t- l e s nouvelles . . . assemblées vont prendre en

europeen: le malaise c o m p t e une partie des revendi-

est le même d'un pays cations, même si ce sont les plus à l'autre et, surtout, les idées mesurées, par exemple en SOfît assez similaires Prusse où une Constitution est

adoptée et où l'on abolit les droits féodaux. Par ailleurs, de ces échecs naîtra en 1864 à

Londres la Ire Internationale (cf. p. 44), une orga-nisation qui dépasse les clivages nationaux et permet d'« unir les prolétaires de tous les pays », comme le dit le Manifeste du parti communiste, publié justement en 1848. Le monde ouvrier, du moins son élite, celle qui a accès à la lecture, a compris combien il était exclu du champ politique. Après 1848, une scission s'opère d'ailleurs parmi les penseurs sociaux, entre ceux qui continuent à penser que le progrès passera par la représen-tation politique et ceux qui estiment qu'il n'y a rien à en attendre. Parmi ceux-là, certains conçoi-vent l'idée de Commune (cf. p. 46), qui sera reprise en 1871 en France : tout doit se structurer au niveau d'assemblées communales et non au niveau de l'État. D'autres, comme Marx, concevront une organisation beaucoup plus vaste et théoriseront l'idée de lutte des classes*. Mais il faudra atten-dre plusieurs décennies pour que le Manifeste du parti communiste rencontre un véritable écho.

Propos recueillis par Sophie Pujas

L e P o i n t Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 35

Page 36: Le Point BIO N°03 - Marx

LA VIE

Misères d'un philosophe Trente-quatre ans à Londres, trente-quatre ans de galère ; la vie de la famille Marx fut une lutte permanente pour sauver des apparences bourgeoises malgré une situation financière catas-trophique. Récit.

Le 27 août 1849, Marx ar-rive au Royaume-Uni et s'installe à Londres. La ville, qui exerce alors sa

force d'attraction sur tous les miséreux et les opprimés d'Eu-rope, regorge de réfugiés, no-tamment allemands. C'est une agglomération d'un million d'habitants, qui affiche, à côté du luxe le plus insolent, des tau-dis où domine la pauvreté la plus sordide. Dans certains quartiers, un enfant sur trois meurt avant l'âge de 1 an. Karl pare au plus pressé : trouver vite un abri pour sa nichée - Jenny est enceinte de leur quatrième enfant - et récupérer un local pour la Ligue communiste ! Il s'empresse aussi d'adhérer à un comité d'aide aux réfugiés alle-mands et essaie, sans succès, de fonder une revue. Trouver de l'argent? Jenny, qui a déjà vendu ses meubles et son argenterie en Allemagne, utilise leur carnet d'adresses pour réclamer de l'aide aux amis. Leurs condi-tions de vie sont terribles, comme en témoigne la lettre adressée à leur vieil ami Joseph

Weydemeyer (cf. p. 63) et datée de mai 1850 (page de droite). Après avoir été expulsés de leur premier taudis, les Marx se re-trouvent à l'hôtel, à Leicester Square, puis s'instal-lent en mai dans un deux-pièces minable au 64, Dean Street, à Soho, quartier où vi-vent les plus pauvres des réfu-giés. Guido, le second fils de Marx, est né en octobre 1849. Quelques mois plus tard, Jenny est à nouveau enceinte. En août, elle part chercher du secours auprès de l'oncle maternel de Karl, Lion Philips, riche homme d'affaires à l'origine du groupe d'électroménager du même nom. Elle n'obtient rien mais, à son retour, Hélène Demuth (cf. p. 54), la bonne, est elle aussi en-ceinte...

Les subsides d'Engels « Ma situation financière est très sombre, confie Marx en 1851 à Weydemeyer. Ma femme va sombrer si les choses continuent ainsi. » Karl se retrouve alors coincé dans un minuscule loge-

ment avec deux femmes qui al-laitent leur bébé et quatre en-fants qui courent dans tous les sens. Les 150 livres d'aide que leur apportent Engels et d'autres partisans ne suffisent pas à les sortir de leur détresse. Quand Franciska meurt, en avril 1852, le couple ne peut pas payer les pompes funèbres : un voisin leur prête 2 livres pour enterrer l'enfant. Heureusement, Engels (cf. p. 27), le cher Engels, a entre-temps renoncé à une carrière de journaliste à Londres pour tra-vailler à Manchester dans l'en-treprise familiale. Cela lui per-met d'expédier régulièrement à son ami quelques billets détour-nés des comptes de la société... Quand il peut enfin négocier avec son père un meilleur sa-

l a i r e , il a c c r o î t d'autant ses subsides. Cela ne suffira pour-tant pas à sauver Marx des créanciers.

Même les articles qu'il écrit à partir de 1852 pour le New York Daily Tribune ne lui permettent-pas de se remettre à flot, d'autant qu'ils se raréfient avec la crise économique de 1856, juste au moment où les Marx viennent d'augmenter leurs dépenses. Le petit pécule dont Jenny a hérité à la mort de sa mère, la baronne von Westphalen, a permis d'apu-rer les dettes et de s'installer à Grafton Terrace, au nord de Londres, dans une petite maison au loyer évidemment plus élevé. La raréfaction des piges de Marx les plonge à nouveau dans une gêne qui durera jusqu'à la fin des années 1860. Quand les vête-ments sont au clou, Marx ne peut sortir de chez lui, faute de redingote. L'argent, l'argent,

27 août 1849 Marx est à Londres.

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toujours l'argent... Les Marx, il est vrai, n'appartiennent pas au clan des « économes ». Chez eux, la table, même vide, est quasi-ment toujours ouverte. À Soho comme plus tard à Grafton Ter-race, on aime rire et bien vivre, comme en témoignent les sou-venirs des filles de Marx, les lettres des nombreux émigrés qui les ont fréquentés et les sou-venirs de Wilhelm Liebknecht (cf. p. 59), le futur leader de la gauche allemande qui fut un temps le secrétaire du grand homme.

Un homme de plaisir Marx, le rat de bibliothèque, est loin d'être un ascète. Il adore fréquenter les bistros de Totten-ham Court Road, se livrer à des parties d'échecs jusqu'à la fin de la nuit et discuter jusqu'à pas d'heure. C'est un homme de plai-sir, un fumeur de havanes (quand il peut se le permettre) qui s'est habitué à vivre avec la peur du créancier. Ainsi, dans une lettre à Engels écrite en 1854, il se plaint d'être encore dans l ' i n c a p a c i t é de payer les notes du médecin et du phar-macien de Jenny, toujours ma-lade. Mais qu'importe : comme il l'explique avec candeur dans la même lettre, cela ne l'empê-che pas d'envoyer la maisonnée quinze jours en vacances dans une villa qu'il a louée à Edmon-ton! Ensuite, ajoute-t-il, Jenny partira voir sa famille à Trêves : cela lui fera du bien. Comment paiera-t-il le voyage en Allema-gne ? Comment Jenny ré- •••

Les Marx ne font pas partie du dan des « économes », Chez eux, la table, même vide, est toujours ouverte.

Le récit d'une expulsion E n m a i 1850, M a r x n e p e u t p l u s p a y e r s o n l o y e r . E x p u l s é e , la f a m i l l e n e d e v r a s o n s a l u t q u ' à l'aide f i n a n c i è r e d ' u n a m i .

« C o m m e les n o u r r i c e s ici s o n t à u n p r i x e x o r b i t a n t , je m ' é t a i s r é s o l u e à n o u r r i r m o i - m ê m e m o n e n f a n t , q u e l q u e a f f r e u s e q u e f û t la d o u l e u r d a n s m a p o i t r i n e e t m o n d o s . M a i s le p a u -v r e p e t i t a n g e a b s o r b a i t a v e c m o n lait t a n t d ' i n q u i é t u d e s et d e c h a g r i n s m u e t s q u ' i l é t a i t t o u j o u r s m a l a d e et d a n s u n e p é n i b l e s o u f f r a n c e j o u r et n u i t . D e p u i s sa v e n u e a u m o n d e , il n'a j a m a i s d o r m i u n e n u i t e n t i è r e - a u p lus, d e u x o u t r o i s h e u r e s . D e r n i è r e m e n t , aussi , il a e u des c o n t r a c t i o n s v i o l e n t e s , d e s o r t e q u e l ' e n f a n t est r e s t é c o n s t a m m e n t e n t r e la m o r t et u n e v i e m i s é r a b l e . D a n s sa s o u f f r a n c e , il t é t a i t si f o r t q u e j'ai e u u n e p l a i e a u s e i n - u n e p l a i e o u v e r t e ; s o u v e n t d u s a n g c o u l a i t d a n s sa p e t i t e b o u c h e t r e m b l a n t e , j'étais assise a i n s i , u n j o u r , q u a n d s o u d a i n n o t r e l o g e u s e e s t e n t r é e . N o u s lui p a y o n s p l u s d e 250 t h a l e r s p e n d a n t l ' h i v e r e t n o u s a v o n s é t a b l i par c o n t r a t q u e n o u s d e v i o n s u l t é r i e u r e m e n t n o n pas la p a y e r , e l le , m a i s s o n p r o p r i é t a i r e a u p r è s de q u i e l le a é t é f o r m e l l e m e n t p l a c é e s o u s c o n t r a i n t e ; e l l e c o n t e s t e , m a i n t e -n a n t , l ' e x i s t e n c e d e ce c o n t r a t , e x i g e les 5 l i v r e s q u i lui s o n t d u e s , e t , c o m m e je n e les a v a i s pas, d e u x h u i s s i e r s o n t p é n é -t r é d a n s la m a i s o n et o n t m i s s o u s s c e l l é s le p e u q u e je pos-sédais - l its, l i n g e , v ê t e m e n t s , t o u t , m ê m e le b e r c e a u de m o n

p a u v r e b é b é , et le r e s t e des j o u e t s a p p a r t e n a n t a u x f i l les, q u i f o n d i r e n t e n l a r m e s . Ils m e n a c è r e n t d ' e m -p o r t e r t o u t d a n s les d e u x h e u r e s - m e l a i s s a n t a l l o n -g é e s u r les p l a n c h e s n u e s a v e c m e s e n f a n t s f r i s s o n -n a n t s et m o n s e i n d o u l o u r e u x . N o t r e a m i S c h r a m m p a r t i t e n v i t e s s e e n v i l l e à la r e c h e r c h e d ' u n s e c o u r s . Il g r i m p a d a n s u n f i a c r e , les c h e v a u x p r i r e n t p e u r , il s a u t a h o r s d u v é h i c u l e et f u t r a m e n é e n s a n g à la m a i s o n o ù je m e l a m e n t a i s e n c o m p a g n i e de m e s p a u v r e s e n f a n t s q u i t r e m b l a i e n t .

Le l e n d e m a i n , n o u s d e v i o n s q u i t t e r la m a i s o n ; i l f a i s a i t f r o i d , h u m i d e e t s o m b r e , m o n m a r i a l l a c h e r c h e r u n l o g e m e n t ; q u a n d il m e n t i o n n a i t les q u a t r e e n f a n t s , p e r s o n n e n e v o u l a i t n o u s p r e n d r e . À la f i n , u n a m i v i n t à n o t r e a ide, n o u s p a y â m e s , et je v e n d i s à la h â t e t o u s m e s lits a f i n d e r é g l e r les p h a r m a -c i e n s , b o u l a n g e r s , b o u c h e r s e t le l a i t i e r q u i , l e u r s c r a i n t e s a y a n t é t é é v e i l l é e s p a r le s c a n d a l e d e s h u i s s i e r s , m ' a v a i e n t s o u d a i n e m e n t a s s a i l l i e d e l e u r s n o t e s . » •

Lettre de jenny à joseph Weydemeyer, 20 mai 1850, extrait de Francis Wheen, Karl Marx. Biographie inattendue,

trad. Roland Desné, © Calmann-Lévy, 2003.

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LA VIE

••• glera-t-elle la couturière qui vient de lui confectionner une nouvelle garde-robe ? La let-tre ne le dit pas. Mais les Marx ont-ils le choix? Qu'auraient pensé les Westphalen si leur chère Jenny était arrivée misé-rablement vêtue? « Aussi pré-caire que fut leur situation, les Marx sont toujours parvenus à sauvegarder les apparences d'une existence bourgeoise nor-male », constatent Boris Nico-laïevski et Otto Maenchen-Hel-fen dans leur Karl Marx (Table Ronde, 1997). Question de statut, et sur ce point Marx est inflexible. Sa cor-respondance en témoigne : l'auteur du Capital est aussi fier de l 'origine sociale de son épouse qu'il est rongé par la culpabilité de lui avoir imposé une vie misérable. Pourtant, bien que ses livres ne se vendent pas et que le journalisme lui rapporte peu, il n'envisagera que rarement de « travailler » au sens prolétarien du terme. Il aura bien le vague projet, en 1852, de lancer un vernis sur le plan industriel, mais l'affaire fait long feu. De même, dix ans plus tard, écrasé par le montant des dettes et la dépression de Jenny, il cherchera sans succès un emploi comme employé aux chemins de fer. Faute de revenus réguliers, il aura donc besoin toute sa vie, ou presque, des subsides des autres, de sa famille d'abord, de ses amis ensuite, auxquels s'ajoute-ront des héritages familiaux. Il se montrera pourtant toujours soucieux d'élever ses filles, selon « leur rang ». Leur avenir est une inquiétude permanente chez celui qui a perdu quatre

La maison de Marx à Londres, 1 Modena Villas, à Maitland Park Road, où il passa les vingt dernières années de sa vie.

enfants, dont ses deux garçons, Edgar (surnommé Musch) et Guy (Guido). Jennychen, Laura et Eleanor sont la prunel le de ses yeux. Il leur fait donner la meilleure éducation : adoles-centes, elles fré-quentent un pen-sionnat à 8 livres par trimestre, ce qui est beau-coup pour l'époque, et prennent des cours particuliers de fran-çais, d'italien, de dessin et de musique.

Un révolutionnaire bourgeois? En 1865, alors que Marx vient en-fin de recevoir l'héritage paternel (sa mère l'avait bloqué, furieuse de voir ce qu'était devenu son fils), il emménage dans une mai-son décatie mais grande, 1 Mo-dena Villas, à Maitland Park. Les invités s'y pressent, alourdissant

d'autant les dettes du ménage, et les créanciers recommencent à frapper à la porte. « C'est vrai ma

maison est au-des-sus de mes moyens, avoue-t-il à Engels (qui contribue à payer le loyer) dans une l e t t r e du 18 juillet 1865, mais c'est la seule façon

pour les enfants de s'établir eux-mêmes socialement afin d'assu-rer leur avenir. » Et d'ajouter, touchant de sincérité : « Même d'un point de vue purement com-mercial, tenir une maison de pro-létaire ne serait pas approprié aux circonstances, quoique cela eût été fort bien si ma femme et moi étions seuls, ou si les filles étaient des garçons. » Marx, bourgeois? Vieille an-tienne. Cari Vogt (1817-1895), an-cien révolutionnaire allemand réfugié en Suisse, l'accusa en 1859 dans un livre à succès (Mon pro-

Fils d'avocat et époux d'une aristocrate, Marx n'avait nullement l'intention de sortir de sa classe.

38 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

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- Marx au travail à Maitland Park M I T R E .. 1 - • ' " g * "

REGARD B o u r r e a u de t r a v a i l , M a r x a ses h o r a i r e s b ien à lui, et s o n b u r e a u e m p l i de l iv res et de papiers qu'i l i n t e r d i t à q u i c o n q u e de r a n g e r .

Sa j o u r n é e de t r a v a i l « Quoiqu' i l se c o u c h â t à une h e u r e t rès a v a n c é e de la n u i t , il é ta i t t o u j o u r s d e b o u t e n t r e h u i t et n e u f h e u r e s du m a t i n , il a b s o r b a i t son café noir , p a r c o u r a i t les j o u r n a u x et passait d a n s s o n c a b i n e t de t r a v a i l , o ù il t r a v a i l l a i t jusqu'à d e u x o u t r o i s h e u r e s de la n u i t . Il ne s'inter-r o m p a i t que p o u r p r e n d r e ses repas et fa i re, le soir, q u a n d le t e m p s le p e r m e t t a i t , u n e p r o m e -n a d e d u c ô t é de H a m p s t e a d H e a t h ; d a n s la j o u r n é e , il d o r m a i t u n e h e u r e o u d e u x sur s o n c a n a p é . »

Son b u r e a u a u l M o d e n a Vi l las « Des d e u x côtés de la c h e m i n é e et vis-à-vis de la f e n ê t r e se t r o u v a i e n t des r a y o n s c h a r g é s de livres, en haut desquels des paquets de j o u r n a u x et de m a n u s c r i t s m o n t a i e n t jusqu'au p l a f o n d .

[...] A u m i l i e u de la pièce à l'endroit le m i e u x éclairé se t r o u v a i t u n e p e t i t e t a b l e de t r a v a i l t r è s s i m p l e , l o n g u e de t r o i s pieds et large de d e u x , avec u n f a u t e u i l t o u t en bois. U n d i v a n en cuir était placé e n t r e le f a u t e u i l et les r a y o n s de l ivres. Sur la c h e m i n é e , des l ivres e n c o r e se m ê l a i e n t a u x cigares, a u x a l l u m e t t e s , [...] M a r x ne p e r m e t t a i t à p e r s o n n e de m e t t r e de l'ordre, o u p l u t ô t d u d é s o r d r e d a n s ses l i v r e s et ses papiers. Car leur d é s o r d r e n'était q u ' a p p a r e n t : en réal i té t o u t étai t à sa place [...]. M ê m e a u cours d'une c o n v e r s a t i o n , il s ' i n t e r r o m p a i t sou-v e n t p o u r m o n t r e r dans le l ivre u n passage o u un chi f f re qu'i l v e n a i t de citer. » •

Paul Lafargue, Souvenirs personnels sur Karl Marx, 1890.

1851-1852 : Marx contre Louis-Napoléon Le coup d'État du 2 décembre 1851 en France est l'occasion pour Marx de publier l'un de ses textes les plus brillants : Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.

cès contre /'Allgemeine Zeitung) de n'être qu'un charlatan qui se faisait payer par les ouvriers, tout en frayant avec l'aristocratie. On l'accusa aussi de mépriser les ouvriers et de refuser de se mêler à eux. Des calomnies dont Marx se défendra. Mais il ne songera jamais à le nier : fils d'avocat et époux d'une aristocrate, il avait beau se passionner pour l'avenir du prolétariat, il n'avait nulle-ment l'intention de sortir de sa classe. Et n'avait d'ailleurs rien a priori contre le capital en tant que tel. Il s'associera à la fin de sa vie avec l'inventeur d'une ma-chine de reproduction, ancêtre de la photocopieuse, Engels lui ayant encore une fois prêté les fonds pour acheter des parts dans l'af-faire. Les investisseurs se brouilleront en 1874 à propos de la propriété du brevet et l'affaire en restera là. Marx ne fut donc jamais riche : ce fut l'une de ses grandes misères. • C.G.

Le 2 décembre 1851, le coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte met un terme aux espoirs nés des révo-

lutions de 1848. À cette date, Marx est en exil à Londres. En proie aux pires difficultés matérielles. Jenny, sa femme, est au plus mal, et, après le petit Guido en 1850, le couple perd à nouveau un enfant l'année suivante, une petite fille, Franciska, qui meurt à tout juste 1 an. Marx passe sa vie en biblio-thèque à étudier avec acharne-ment la monnaie, le salaire, l'in-vestissement et les conditions de la vie ouvrière : il travaille sur un

ouvrage économique, le futur Ca-pital. Ce n'est pourtant pas ce qu'il rédige et édite cette année-là, mais l'un de ses ouvrages po-litiques et historiques les plus brillants : Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Le titre, allusion au coup d'État de Napoléon Bona-parte contre le Directoire en 1799, dit bien le projet de l'œuvre : Marx cherche à comprendre les racines sociales et politiques du nouveau pouvoir en revenant sur l'histoire de France depuis l'An-cien Régime. Bien que rédigé « à chaud », Le 18 Brumaire livre une analyse des traditions révo- •••

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 39

Page 40: Le Point BIO N°03 - Marx

LA VIE

Le 18 Brumaire est devenu un classique de l'« histoire immédiate ».

••+ lutionnaires sur le long terme. La paysannerie, très lar-gement majoritaire en France, y fait l'objet d'une grande atten-tion; il explique les raisons de son atta-chement à la pro-priété et aux « idées napoléoniennes » dont Louis Bona-parte se veut l'héri-tier. Il tente de comprendre les spécificités de la vie politique française, telle la centralisation, dont il relève le développement croissant depuis la monarchie, se rapprochant en cela de certaines analyses développées par Toc-queville*, bien que leurs conclu-sions soient fort différentes. Quant à son célèbre concept de « lutte de classes* », essentiel pour comprendre ce texte, il l'em-prunte à des historiens français comme Augustin Thierry (1795-1856) ou François Guizot (1787-1874) pour lui donner un nouveau sens politique (cf. p. 78).

Philosophe et pigiste Édité à New York en 1852 par son ami Weydemeyer (cf. p. 63), Le 18Brumaire n'eut à l'époque qu'un très faible écho. Il faudra de nombreux efforts, à commen-cer par ceux d'Engels (cf. p. 27) après la mort de Marx, et plu-sieurs générations de militants et d'historiens pour qu'il soit consi-déré comme le classique de l'« his-toire immédiate » qu'il est devenu depuis. Quand le second Empire naît le 2 décembre 1852, les pers-pectives révolutionnaires sont sombres. Le 3 décembre, Marx termine son manuscrit sur les Révélations sur le procès des com-munistes de Cologne, en défense des amis avec lesquels il a com-

battu en Allemagne pendant la révolution de 1848 et qui subissent la répression prussienne. C'est dans ce contexte qu'est dissoute

la Ligue des commu-nistes, l'organisation qu'il avait fondée en 1847. « Après le pro-cès de Cologne se termine cette pre-mière période du

mouvement ouvrier communiste allemand », écrira rétrospective-ment Engels en 1885. Seule bonne nouvelle, cette an-née-là : Marx démarre une colla-boration de près de dix ans avec le journal américain New York

Daily Tribune. Fondé à l'origine par Horace Greeley, sensible aux idées fouriéristes (cf. p. 23), le journal était entré en contact avec lui par l'intermédiaire de l'un de ses journalistes à Cologne en 1848. Il va rapidement devenir leur principal correspondant en Europe, collaborateur qui multi-plie les analyses, notamment sur l'Asie et la politique coloniale britannique. Payé d'abord 1 livre sterling puis 2,50 livres, ce travail représentera l'essentiel de ses gains pendant longtemps, bien que nombre des articles envoyés n'aient pas été payés et d'autres non publiés... • J.-N. D.

D A N S L E

TEXTE La centralisation en France

M a r x d é c r y p t e les spéci f ic i tés f r a n ç a i s e s .

« Ce pouvoi r exécutif , avec son i m m e n s e organisat ion bureau-cratique et militaire, avec son m é c a n i s m e état ique c o m p l e x e et artificiel, son a r m é e de fonct ionnaires d'un demi-mi l l ion d'hom-mes et son autre a r m é e de cinq cent mille soldats, ef f royable corps parasite, qui recouvre c o m m e d'une m e m b r a n e le corps de la société française et en bouche t o u s les pores, se const i tua à l'époque de la m o n a r c h i e absolue, au déclin de la féodalité, qu'il aida à renverser. [...] La première Révolut ion française, qui se d o n n a pour t â c h e de briser t o u s les pouvoirs indépendants, locaux, terr i tor iaux, municipaux et provinciaux, pour créer l'unité civique de la nat ion, devait nécessai rement d é v e l o p p e r l'œuvre c o m m e n c é e par la m o n a r c h i e absolue : la central isation, mais, en m ê m e t e m p s aussi, l'étendue, les at t r ibuts et l'appareil d u pouvoi r g o u v e r n e m e n t a l . N a p o l é o n acheva de per fect ionner ce m é c a n i s m e d'État. [...] La République p a r l e m e n t a i r e , enf in, se vit contra inte, dans sa lutte contre la révolut ion, de renforcer par ses m e s u r e s de répression les m o y e n s d'action et la centra-l isat ion d u p o u v o i r g o u v e r n e m e n t a l . T o u t e s les r é v o l u t i o n s polit iques n'ont fait q u e per fect ionner cette m a c h i n e , au lieu de la briser. » •

Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, trad. Marcel Ollivier (1928).

Grandes biographies

Page 41: Le Point BIO N°03 - Marx

REPÈRES | LA VIE

Le mouvement ouvrier au xixe siècle Avec l'industrialisation, le nombre d'ouvriers explose durant la première moitié du xixe siècle. Leurs conditions de vie sont très difficiles et les conduisent à expérimenter de nouveaux modes d'action.

A l'aube du XIXe siècle, l'in-dustrialisation n'est pas un paisible chemin vers la modernité. Elle s'ac-

complit en produisant des inéga-lités inédites, en déstructurant les réseaux de solidarité par l'ur-banisation et l'exode rural, en suscitant des crises sociales et environnementales incessantes. On en trouve des indices dans la réapparition des grandes épidé-mies - à l'image du choléra qui balaye le continent euro-péen après 1831 - ou dans la dé-gradation des conditions de vie de nombreux travailleurs ur-bains. Dans La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, Engels se fait le chroniqueur de ces misères. Le publiciste fran-çais Saint-Marc Girardin (1801-1873) illustre quant à lui les in-quiétudes bourgeoises lorsqu'il écrit, en 1831, que « les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ». La notion d'ouvrier reste floue au milieu du xixe siècle. Une grande partie d'entre eux sont des paysans à mi-temps, et la frontière est poreuse entre l'ar-

tisan dépendant, le salarié, le petit patron et le chef d'atelier. En termes statistiques, les ouvriers du textile dominent dans la population industrielle (en France ils sont environ 2 mil-lions, contre moins de 100000 dans les mines de charbon à la fin des années 1860). Les situa-

tions nationales sont également très contrastées. L'abon-dance et le bon mar-ché de la main-d 'œuvre rurale habituée au travail industriel expli-

quent que la France ait connu une mécanisation moins pous-sée que l'Angleterre : les tisse-rands à domicile, qui étaient encore 250000 en 1810, ne sont plus que 3 000 en Angleterre en 1860, alors qu'à cette date il y a encore 200000 métiers à bras en France. La main-d'œuvre indus-trielle est aussi très diverse, puisque l'on emploie longtemps les enfants et que les femmes représentent des effectifs impor-tants des fabriques (plus de 50 % chez les fabricants de coton bri-tanniques en 1844). Face à ces évolutions, le libéra-lisme* dominant répugne à toute forme d'intervention en vue de protéger les travailleurs. Ceux-ci devaient être tenus pour

responsables de leur état. Globa-lement, leurs conditions de vie tendent à se dégrader dans la première moitié du siècle : l'ins-tabilité du marché du travail et les fluctuations de la conjoncture placent l 'ouvrier dans une grande fragilité.

Des législations répressives Sous le second Empire (1852-1870) encore, alors que le salaire réel tend à augmenter, 97 % des ouvriers lillois ne laissent rien à leur mort. Pour les élites, c'est leur vice et leur imprévoyance qui étaient la cause de leur mi-sère. Dans ces conditions, la seule issue possible résidait dans l'élévation morale des masses. Les quelques lois sociales adop-tées dans la première moitié du xixe siècle étaient soit extrême-ment limitées et peu appliquées (comme la loi de 1841 sur le tra-vail des enfants en France), soit fondées sur la contrainte et la dissuasion, comme la Poor Law anglaise de 1834 instituant les workhouses, mixte d'hospices et de prisons-ateliers. Les législa-tions répressives empêchaient les associations et les regroupe-ments et plaçaient l'ouvrier dans une complète subordination à l'ëgard du maître. En Angleterre, les lois sur les associations de 1799-1800, adoptées pour ré- •••

Pour le libéralisme dominant, les travailleurs étaient responsables de leur état de pauvreté.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies |

Page 42: Le Point BIO N°03 - Marx

L A V I E | R E P È R E S

Un souffleur de verre dans un atelier de Montreuil vers 1900, carte postale.

••• primer l'agitation politique radicale, sont supprimées en 1825, mais la loi Master and Ser-vants, qui fait de la rupture du contrat de travail un délit passi-ble de prison, ne l'est qu'en 1875. En France, depuis la loi Le Cha-pelier de 1791, la formation de tout groupement professionnel est interdite, les possibilités d'ac-tions ouvrières restent limitées et le Code civil de 1804 place le maître dans une situation de su-périorité. Il faut attendre 1864 pour que le délit de coalition dis-paraisse en France (1866 en Bel-gique), et 1884 pour que les syn-dicats soient autorisés.

De nouveaux modes d'action Devant ces grands bouleverse-ments économiques et sociaux, et face aux carences d'un État déficient, le monde du travail fait preuve d'une extraordinaire in-ventivité et expérimente de mul-tiples modes d'action dans les-quels Marx va trouver des guides. La révolte violente constituait bien souvent la seule stratégie disponible face aux in-terdits juridiques : des ouvriers vont casser de nombreuses ma-chines en Angleterre en 1811-1812, et les paysans britanniques se soulever massivement lors des émeutes dites du Capitaine Swing en 1830. C'est également à la violence que recourent les ca-nuts lyonnais au début des an-nées 1830 pour protester contre l'absence de respect des tarifs par les maîtres. Les ouvriers de Silésie prussienne se révoltent à leur tour dans les années 1840,

42 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

Page 43: Le Point BIO N°03 - Marx

Le syndicalisme émerge lentement, suivant des rythmes variables selon les pays.

tout comme les travailleurs d'El-beuf réagissant par deux jours d'insurrection à l'arrivée d'une machine dans leur ville en 1846. Pour Marx, ces troubles ouvriers étaient les reliquats d'un passé traditionnel qui devait laisser la place aux formes plus modernes d'organisations syndicales. Mais le syndicalisme émerge lentement, suivant des rythmes variables selon les pays. En Grande-Bretagne, les trade-unions* commen-cent à se développer, principalement sur une base locale, après 1825. En France, le compa-gnonnage* survit en mainte-nant la défense des identités corporatives et de la dignité du travail manuel : 200 000 compa-gnons réalisent leur tour de France sous la Restauration (1814-1830). Le thème de l'asso-ciation fleurit après 1830 et les ouvriers s'associent pour fonder des caisses de secours mutuels, des sociétés de résistance ou les premières expériences coopéra-tives. Ils mettent également sur pied des journaux dédiés aux intérêts des travailleurs, comme L'Écho de la fabrique à Lyon, au début des années 1830, ou L'Ate-lier, publié à Paris dans les an-nées 1840. En 1844, Marx écrit à Feuerbach* : « Il faudrait que vous ayez assisté à une réunion d'ouvriers français pour pouvoir croire à la fraîcheur juvénile, à la noblesse qui se manifestent chez ces ouvriers éreintés. »

U N AUTRE

mmmAmm Engels dans les « mauvais quartiers »

De 1842 à 1844, Engels t r a v a i l l e à M a n c h e s t e r , et p a r t à la r e n c o n t r e des o u v r i e r s .

« Toute grande ville a un ou plusieurs "mauvais quartiers" - o ù se c o n c e n t r e la classe o u v r i è r e . Certes, il est fré-q u e n t que la p a u v r e t é réside dans des v e n e l l e s cachées t o u t près des palais des riches, mais en g é n é r a l , on lui a assigné u n t e r r a i n à par t , où, d é r o b é e au regard des classes plus heureuses, elle n'a qu'à se débrouil ler seule, t a n t bien que mal. Ces "mauvais q u a r t i e r s " sont orga-nisés e n A n g l e t e r r e p a r t o u t à p e u près de la m ê m e m a n i è r e , les plus m a u v a i s e s m a i s o n s dans la part ie la plus laide de la v i l le ; le plus s o u v e n t ce sont des bâti-m e n t s à d e u x étages o u à un seul, e n briques, a l ignés en l o n g u e s files, si possible avec des caves habitées et p r e s q u e t o u j o u r s bât is i r r é g u l i è r e m e n t . Ces p e t i t e s maisons de t rois o u q u a t r e pièces et une cuisine s'ap-pellent des cottages et elles c o n s t i t u e n t c o m m u n é m e n t d a n s t o u t e l ' A n g l e t e r r e , s a u f q u e l q u e s q u a r t i e r s de Londres, les d e m e u r e s de la classe o u v r i è r e . Les rues elles-mêmes ne sont habituel lement ni planes, ni pavées ; elles sont sales, pleines de détr itus v é g é t a u x et a n i m a u x , sans é g o u t s ni c a n i v e a u x , mais en revanche, parsemées de f l a q u e s s t a g n a n t e s et p u a n t e s . De plus, l'aération est r e n d u e difficile par la m a u v a i s e et confuse construc-t i o n de t o u t le quart ier , et c o m m e b e a u c o u p de person-nes v i v e n t ici dans un petit espace, il est aisé d' imaginer q u e l air o n respire dans ces q u a r t i e r s o u v r i e r s . » •

Friedrich Engels, La Situation de la classe laborieuse en Angleterre, 1845, trad. Gilbert Badia et |ean Frédéric,

© Éditions sociales, i960.

Sous la monarchie de Juillet, le nombre de grèves augmente et le mouvement ouvrier s'organise, alors que Flora Tristan* se fait l'apôtre mystique de l'union ouvrière en 1843-1844. À Paris, en 1839-1840, le mouvement gré-viste révèle une indéniable coor-

dination et des solidarités inter-professionnelles. Dans l'espace germanique, les syndicats nais-sent dans les années 1850 à partir des institutions mutuellistes an-térieures, comme les caisses de secours ou les « associations d'éducation ouvrière ». •••

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 43

Page 44: Le Point BIO N°03 - Marx

LA VIE | REPÈRES

Le chef de l'Internationale Devenu l'un des dirigeants de l'Association internationale des travailleurs, Marx se voit très vite confronté à l'opposition des proudhoniens, puis des anarchistes emmenés par Bakounine.

••• Certains, surtout parmi les ouvriers qualifiés des villes, pensèrent trouver une solution à la question sociale dans l'ac-tion politique. En Angleterre, le radicalisme comprenait dans ses rangs de nombreux ouvriers qui entrevoyaient dans les réfor-mes démocratiques un instru-ment d'émancipation. Le mou-vement chartiste naît en 1838, après que l'Association des tra-vailleurs de Londres, dirigée par William Lovett (1800-1877) et Francis Place (1771-1854), a pré-senté au Parlement une Charte du peuple demandant le suf-frage universel*. Durant une dizaine d'années, le mouvement rassemble des foules immenses et fait signer en masse des péti-tions. Sur le continent, où les libertés politiques sont plus li-mitées, les militants agissent dans des sociétés secrètes ou lors des insurrections révolu-tionnaires. En 1830 et en 1848, à Paris comme à Bruxelles, la po-pulation ouvrière participe en masse aux combats qui aboutis-sent au renversement du roi. Après 1850, la réaction triomphe un peu partout en Europe. Mais l'organisation du travail conti-nue de s'étendre. Le 28 septem-bre 1864, à Londres, au cours d'un meeting à Saint Martin's Hall, des ouvriers venus de toute l'Europe fondent l'Association internationale des travailleurs (AIT), la Ire Internationale (ar-ticle ci-contre). Un intellectuel allemand, réfugié à Londres de-puis l'échec des révolutions de 1848, va rédiger ses statuts. Il s'appelle Karl Marx. •

FRANÇOIS JARRIGE Enseignant en histoire à l'université du Maine.

• 'émancipation de la classe ouvrière doit être l'œuvre de la classe ouvrière elle-

même » : c'est sur cette base que Karl Marx a conçu les statuts de la première Association inter-nationale des travailleurs (AIT), fondée le 28 septembre 1864 à Londres. Marx, qui est alors plongé dans la rédaction du Capital, accepte d'en écrire les statuts et va ensuite rapidement en prendre la tête. Il est épuisé, malade, miné par les pro-blèmes d'argent. Mais il s'accro-che : « Tel un incube, l'AIT et tout ce qui s'y rapporte me pèse, écrit-il à Engels (cf. p. 27), le 26 décembre, et je serais content de pouvoir m'en débarrasser. Mais ce n'est pas possible, sur-tout en ce moment. » Pour la première fois, en effet, les ouvriers et artisans européens ont réussi à se rapprocher : l'es-

poir d'une révolution prolétaire? « La classe ouvrière est révolu-tionnaire, ou elle n'est rien », écrit Marx le 13 février 1865 à Jean Baptista von Schweitzer (1833-1875). Mais ses idées sont loin d'être majoritaires. L'AIT s'appuie surtout au départ sur

ses adhérents anglais, plus nombreux et mieux organisés. De-puis les années 1860, les sociétés d'entraide mutuelle qu'étaient les trade-unions* sont devenues de

vraies organisations de combat, dotées de fonds pour organiser des grèves. Leurs chefs sont pour la plupart des pragmati-ques, qui considèrent l'AIT comme un outil contre les bri-seurs de grève, ces travailleurs étrangers à qui les patrons an-glais ont pris l'habitude de faire franchir le Channel en cas de conflit social. Ils comptent sur l'AIT pour convaincre les orga-

28 septembre 1864 Création de l'Association internationale des travailleurs.

Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

Page 45: Le Point BIO N°03 - Marx

LA VIE

nisations ouvrières des autres pays de tenir leurs troupes. Pour les trade-unions, il n'est ques-tion, du moins au départ, ni de révolution ni même de consti-tuer des partis politiques « de classe » : ils préfèrent travailler avec quelques politiciens de gau-che qui défendront leurs intérêts au Parlement.

Un succès extraordinaire Face à eux, les Français sont beaucoup moins bien organisés et relèvent d'une sociologie très différente. L'artisanat est encore très important en France et les nombreux chefs du mouvement ouvrier sont des partisans de Proudhon (cf. p. 23), des adeptes du mutualisme. Leurs exigences sont celles de petits entrepre-neurs : facilités de crédit, mar-chés protégés, des coopératives... Ils refusent aussi bien la collec-tivisation des moyens de produc-tion que la révolution. Même la grève leur semble indésirable, car dangereuse pour l'économie. Pour eux, l'Internationale est là pour enquêter sur les problèmes des ouvriers et mener un travail théorique. Les proudhoniens vont essayer d'imposer leurs idées, mais la crise économique de 1866, provoquée par la faillite à Londres du système financier, va d'une certaine façon donner raison au pragmatisme britan-nique et mettre l'AIT sur orbite : comme le rapporte le conserva-teur Edmond Villetard dans son Histoire de l'Internationale (1872), toute grève, victorieuse ou non, entraîne alors l'adhésion des grévistes à l'Internationale. En 1869, ce ne sont plus quatre mais neuf pays qui sont représentés. À l'Angleterre, la France, l'Alle-

magne et la Suisse se sont joints l'Espagne, l'Italie, les États-Unis, la Pologne et la Belgique. En 1870, l 'AIT comptait ainsi, d'après les sources judiciaires, plus de 435000 membres. Un an auparavant, les Anglais annon-çaient 95000 adhérents. À défaut d'être fiables, ces chiffres témoi-gnent de l'extraordinaire succès de cette organisation, qui ras-semble alors l'élite ouvrière.

Guerres intestines Marx semble avoir gagné la par-tie dès 1868, lors du congrès de Bruxelles : l'AIT se donne désor-mais pour but la prise de pouvoir par les travailleurs et l'institu-tion du collectivisme. Les rela-tions avec les gou-vernements sont de plus en plus ten-dues. En France, le bureau national est dissous ; reconstitué clandestinement, il va activement parti-ciper aux grèves de 1869 et 1870. En 1869, au congrès de Bâle de l'AIT, Marx obtient, contre les trade-unionistes anglais, que le congrès soutienne les peuples exploités (y compris les Irlan-dais). Et contre les proudho-niens, qui veulent expulser de l'AIT tous ceux qui ne sont pas ouvriers, il convainc les adhé-rents d ' incorporer les tra-vailleurs intellectuels au mouve-

ment ouvrier. À ce congrès, Le Capital est même présenté comme « la Bible de la classe ouvrière » ! Mais, depuis 1868, Marx se heurte à l'anarchiste* russe Mikhaïl Bakounine (cf. p. 52) qui entend bien conquérir l'AIT. « Il pourrait arriver, et même dans un très bref délai, que j'engage une lutte avec lui [Marx] pour une question de principe, à propos du commu-nisme* d'État. Alors, ce sera une lutte à mort », écrit Bakounine en octobre à un ami. Marx se re-trouve contourné sur sa gauche. Ce ne sont pourtant pas les manœuvres du militant russe, mais la guerre franco-allemande de 1870 et ses conséquences qui

vont porter un coup fatal à l'AIT. Ses ad-hérents vont jouer un rôle actif pen-dant la Commune (cf. p. 46), mais, après le siège, chez les Français, les survi-vants sont proscrits et les autres essaient

d'entrer dans le jeu démocrati-que. L'AIT se désagrège. Au congrès de Londres de 1871, de-vant une AIT devenue squeletti-que, Marx fait triompher contre Bakounine le principe de la conquête du pouvoir par la voie parlementaire : le prolétariat doit s'organiser en parti indé-pendant. Un an plus tard, au congrès de La Haye, Bakounine est exclu. Et Marx fait voter le transfert du siège de l'AIT à... New York. Manière élégante et radicale de mettre à mort un mouvement auquel il ne croyait plus. Un an plus tard, il ne reste plus rien de la première Internationale. • C.G.

Dès 1868, l'AIT se donne pour but la prise de pouvoir par les travailleurs et l'institution du collectivisme.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 45

Page 46: Le Point BIO N°03 - Marx

LA VIE

Marx, cerveau des communards ? En 1871, la Commune de Paris va faire de Marx une star : pour les autorités comme pour la presse, le penseur de l'Internatio-nale est le deus ex machina du premier « État » ouvrier. Histoire d'un quiproquo.

Le 19 juillet 1870, Napo-léon III déclare la guerre à la Prusse et à ses alliés. Moins d'une année plus

tard, la France est battue et l'aventure tragique de la Com-mune se termine dans un bain de sang. Mais Marx est doréna-vant une star. Pourtant, le philo-sophe n'a pas quitté son repère londonien et c'est uniquement par les trois « Adresses » qu'il rédige au nom de l'In-ternationale qu'il va participer aux événe-ments. Dès le début du conflit, il prend posi-tion : la première Adresse est rédigée le jour de la déclaration de guerre. Ce conflit, écrit-il, n'est pas celui des ouvriers, mais celui des dynas-ties régnantes ; en raison des horreurs qu'il ne manquera pas de provoquer, il devrait pourtant tourner à l'avantage de « l'al-liance des ouvriers de tous les pays ». Le ton est si pacifique que l'Internationale obtient un sou-tien bien inattendu : John Stuart Mill*, figure de proue du libéralisme* anglais, se déclare « hautement satisfait par

28 mars 1871 Proclamation de la Commune de Paris.

l'Adresse ». Mais Marx prédit aussi une victoire de la Prusse, et s'en réjouit. S'il n'apprécie guère Bismarck, il déteste encore plus Napoléon III, « Plon-Plon » comme il l'appelle. Il explique ainsi à sa fille Laura et à son époux Paul Lafargue (cf. p. 58) qu'une défaite complète de Bo-naparte « est susceptible de pro-voquer la révolution en France, tandis que la défaite complète de

l'Allemagne prolonge-rait seulement l'état présent des choses pendant vingt ans ». Évidemment, tant d'espérance en Bis-

marck ne peut manquer de sus-citer des réactions. Au sein de l'Internationale, un bruit court, selon lequel Marx est un agent de la Prusse. Ragot de l'anar-chiste* russe Mikhaïl Bakou-nine (cf. p. 52), qui aimerait bien écarter définitivement Marx de l'Internationale... Mais le philo-sophe a d'autres ennemis, et il s'oppose notamment aux Fran-çais de l'Internationale réfugiés à Londres qui n'ont eu jusque-là qu'une obsession : assassiner Napoléon III. Leur chef, Félix

Pyat (1810-1889), a même orga-nisé une collecte pour acheter un « revolver d'honneur » à Antoni Berezowski (1847-1916), auteur d'un attentat raté contre le tsar Alexandre II en 1867 à Paris, afin qu'il assassine Louis-Napoléon. Ces Français suspectent la direc-tion de l'Internationale, trop ti-morée à leurs yeux, de tendances bonapartistes. Et Antoine Cha-telain, un ami de Pyat, n'hésite pas à annoncer, lors d'une as-semblée générale de l'Associa-tion, que Bismarck entretient son « espion Marx » à hauteur de 250000 francs. Somme si colos-sale pour l'époque que Marx s'en amuse : « Si l'on considère, d'une part, écrit-il à Engels le 3 août 1870, l'idée qu'on se fait en France d'une telle somme, et,

Barricade de la chaussée de Ménilmontant, le 18 mars 1871.

Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point ,1

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LA VIE

d'autre part, la radinerie prus-sienne, c'est pour le moins une accusation de qualité ! »

Paris assiégé Le 2 septembre, la France est bat-tue à Sedan ; deux jours plus tard, la République est proclamée. Mais, partout sur le territoire français, la guerre continue : Bis-marck veut annexer l'Alsace et la Lorraine, conditions d'armistice inacceptables pour les vaincus. Le 9 septembre, deuxième Adresse de l'Internationale rédi-gée par Marx : il y condamne les

'visées expansionnistes prussien-nes. Il craint en effet qu'après un court armistice, elles n'en-traînent un conflit bien pire encore,

Les Parisiens refusent de capituler, c'est le début de

qui impliquerait la Russie, « une guerre contre les races slaves et romanes combinées »... Surtout, il s'inquiète pour sa fille Laura, installée à Paris avec sa famille. Il ignore son départ pour Bordeaux, alors que l'étau se res-serre autour de la capitale. Le 19 septembre, Paris est assiégé par les troupes prussiennes. Deux mois plus tard, alors que les Pari-siens manquent de tout, les bom-bardements commencent. Le 28 janvier, le gouvernement signe l'armistice et, le 17 février, Adol-phe Thiers, ce « nabot mons-trueux », selon Marx, est élu chef

du pouvoir exécutif de la République. La France doit céder l'Alsace et la Lor-raine, mais les Pari-

siens refusent de capituler et em-pêchent la troupe de retirer les canons des fortifications. C'est le début de l'insurrection. Les chan-ces des insurgés? Nulles, pensera Marx, qui considère les aspira-tions des futurs communards comme une « folie désespérée ». Pourtant, les Parisiens tiennent face à la troupe et organisent des élections le 26 mars. Le 28, la Com-mune, dont les 92 élus sont en majorité des ouvriers, est procla-mée à l'Hôtel de Ville. Parmi les élus, dix-sept sont membres de l'Internationale. Au lendemain des élections, le conseil général de l'AIT demande donc à Marx de rédiger une troisième Adresse. Mais une bronchite doublée d'une crise de foie l'empêche d'écrire rapidement. Il mettra deux •••

47

l'insurrection.

Page 48: Le Point BIO N°03 - Marx

LA VIE

D A N S La Commune T E X T E

e t l'Internationale

« L ' e n t e n d e m e n t b o u r g e o i s , t o u t i m p r é g n é d'esprit policier, se f i g u r e n a t u r e l l e m e n t l'Association i n t e r n a t i o n a l e des t ra-vai l leurs c o m m e u n e s o r t e de c o n j u r a t i o n secrète, d o n t l'auto-r i té c e n t r a l e c o m m a n d e , de t e m p s à a u t r e , des e x p l o s i o n s e n d i f f é r e n t s pays. N o t r e A s s o c i a t i o n n'est, en fai t , r ien d'autre q u e le l ien i n t e r n a t i o n a l qui u n i t les o u v r i e r s les plus a v a n c é s des d i v e r s pays d u m o n d e civi l isé. En q u e l q u e l ieu, sous quel-q u e f o r m e , et d a n s q u e l q u e s c o n d i t i o n s q u e la l u t t e de classe p r e n n e c o n s i s t a n c e , il est b ien n a t u r e l q u e les m e m b r e s de notre Associat ion se t r o u v e n t au p r e m i e r rang. Le sol sur lequel elle pousse est la société m o d e r n e m ê m e . Elle ne peut en ê t r e e x t i r p é e , fût-ce a u pr ix de la plus é n o r m e e f f u s i o n de s a n g . P o u r l ' e x t i r p e r , les g o u v e r n e m e n t s a u r a i e n t à e x t i r p e r le d e s p o t i s m e d u c a p i t a l sur le t r a v a i l , c o n d i t i o n m ê m e de leur p r o p r e e x i s t e n c e parasi ta i re. Le Paris o u v r i e r , a v e c sa C o m m u n e , sera c é l é b r é à j a m a i s c o m m e le g l o r i e u x f o u r r i e r d'une société n o u v e l l e . Le s o u v e -nir de ses m a r t y r s est c o n s e r v é p i e u s e m e n t d a n s le g r a n d c œ u r de la classe o u v r i è r e . Ses e x t e r m i n a t e u r s , l'histoire les a déjà c loués à u n pilori é t e r n e l , et t o u t e s les pr ières de leurs prêt res n ' a r r i v e r o n t pas à les en l ibérer. » •

La Guerre civile en France, adresse du Conseil général de l'Association internationale des travailleurs, 30 mai 1871, traduction réalisée par TAIT.

••• mois à la rédiger, tandis que monte son enthousiasme. À son ami Kugelmann (cf. p. 57), il écrit, le 17 avril : quelle que soit l'issue de la Commune, « nous avons ob-tenu un nouveau point de départ d'une importance historique uni-verselle ». Si ce n'est pas lui mais Engels (cf. p. 27) qui écrira que la Commune est « la première dic-tature du prolétariat* », Marx en est pourtant convaincu : pour la première fois, un État ouvrier a vu le jour.

L'ennemi public numéro un Mais, de son lit, Marx s'inquiète. Dans une lettre du 13 mai à Léo Frânkel (1844-1896) et à Eugène Varlin (1839-1871), deux commu-nards membres de l'Internatio-nale, il reproche à la Commune de perdre un temps précieux à légiférer sur tout et n'importe quoi. Pourquoi ne pas immédia-tement s'emparer de l'or de la Banque de France et monter à l'assaut de Versailles où siège le Parlement? Quand il termine sa dernière Adresse, le 30 mai, la Commune a perdu la bataille de-puis deux jours. Cette adresse, écrite sur un ton exalté et publiée sous le titre The Civil War in France, se vendra en Angleterre à plusieurs milliers d'exemplaires en quelques jours. Ce sera le plus grand succès éditorial de Marx. Et le texte a beau avoir été rédigé au nom de l'Internationale, il va en profiter directement. Il est vrai que, charité bien ordonnée com-mençant par soi-même, il a su i vanter les mérites de sa chère As-sociation (ci-dessus). N'est-elle pas toujours au premier rang quand gronde la colère ouvrière? C'était une belle exagération, comme il les aime tant. Et la presse le croit

sur parole. Quelques jours encore et l'Europe se met à voir en Marx la main cachée qui, depuis Lon-dres, a piloté l'insurrection. Le New York World vient l'inter-viewer : le voilà devenu une star, et le bruit court que l'Internatio-nale compte plus de sept millions de membres prêts à se soulever où et quand Marx le souhaite... Elle n'en compte en réalité que quelques dizaines de milliers, mais il n'empêche : le barbu de Londres est devenu l'ennemi pu-blic européen numéro un. Com-ment l'arrêter? L'ambassadeur de

Prusse demande aux Britanni-ques de l'enfermer comme crimi-nel de droit commun. Mais la loi anglaise ne prévoit pas de sanc-tion pour des opinions politiques de ce genre. Sous pression, le mi-nistre de l'Intérieur, lord Aber-dare, lance une enquête à laquelle Marx collabore en lui envoyant sa dernière Adresse et les statuts de l'Internationale. Bakounine l'aurait alors accusé ouvertement d'être un « espion de la police ca-lomniateur et sournois ». On ne peut pas être admiré par tout le monde... • F. G.

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REPÈRES | LA VIE

A Gotha, la naissance de la social-démocratie En mai 1875, le congrès de Gotha achève l'unification du mouvement ouvrier allemand, abandon-nant certaines des positions de Marx. Celui-ci réagit avec une sévère critique du programme adopté par le congrès. En vain, puisque ce sont les positions réformistes qui vont s'imposer.

Le mouvement socialiste allemand a deux compo-santes lorsque s'ouvre le congrès de Gotha, le

* 22 mai 1875 : d'une part, l'Asso-ciation générale des travailleurs allemands, fondée par Ferdinand Lassalle (cf. p. 60) en 1863 ; d'autre part, le Parti ouvrier social-dé-mocrate allemand, fondé en 1869 à Eisenach par Auguste Bebel (cf. p. 64) et Wilhelm Liebknecht (cf. p. 59) sur un programme pro-che des thèses de Marx. Leur fusion va donner naissance au Parti socialiste ouvrier, qui de-viendra le Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD), le Parti social-démocrate d'Alle-magne en 1890.

Notes marginales Marx ne joue pas de rôle direct dans cette fusion. Mais il se sent suffisamment concerné pour ré-diger, en marge du projet de pro-gramme qu'on lui a fait parvenir, une série de notes sévères qui seront publiées en 1891 sous le nom de Critique du programme de Gotha. Ce qui est en jeu à ce moment-là? L'existence ou non d'un parti de la classe ouvrière, le rôle de l'État, et le problème de la question nationale. Des thè-mes déjà débattus lors de la pre-mière Internationale, et aux-

quels la social-démocratie allemande apportera ses propres réponses. Quelles sont, à ce sujet, les positions de Marx? Sur le problème du Parti, il s'est opposé à Bakounine (cf. p. 52) et aux anarchistes* qui refusent d'en-trer dans le jeu politique d'une société où ils entendent porter la révolution. L'expé-rience de l'échec de la Commune de Pa-ris et les difficultés rencontrées à l'inté-rieur de la Ire Inter-nationale (cf. p. 44) ont pourtant amené Marx et Engels à c o n s i d é r e r au contraire que le pro-létariat avait besoin d'une repré-sentation politique spécifique, ce qui fut entériné par la confé-rence de Londres de l'AIT en 1871. L'État? L'un des arguments majeurs de Bakounine consistait à dire que la participation à la vie politique impliquait l'accep-tation de l'État, expression et instrument de la domination de classe. La réponse de Marx, dis-séminée dans plusieurs de ses textes et que l'on peut déchiffrer entre les lignes de la Critique du programme de Gotha, a souvent été mal interprétée. Marx consi-dère que la voie démocratique

peut dans certains cas conduire à la société sans classes et que la révolution, en son sens littéral de transformation radicale, peut s'opérer sans violence. Mais pour cela, il faut que le parti ouvrier s'attaque aux fonde-ments même de la société bour-geoise et donc à l'État, pour ins-

taurer la dictature du prolétariat*. L'État est ainsi voué à disparaître, l'ad-ministration des choses remplaçant le gouvernement des hommes, selon la formule d'Engels (cf. p. 27). À Gotha, toutefois, le conflit

se concentre autour de la ques-tion de l'État ouvrier, qui sera appelé plus tard un État social : un État issu du vote des tra-vailleurs, et qui agit en leur fa-veur sans que ceux-ci exercent directement leur pouvoir. Conception que refuse évidem-ment Marx. L'internationalisme? « Les tra-vailleurs n'ont pas de patrie », disait le Manifeste de 1848. D'où le fameux appel « Prolétaires de tous les pays unissez-vous », réi-téré à la fin de l'Adresse inaugu-rale de la Ire Internationale. Or partout, les ouvriers s'orga- •••

À Gotha, le conflit se concentre autour de la question de l'État ouvrier : un État issu du vote des travailleurs.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies

Page 50: Le Point BIO N°03 - Marx

LA VIE | REPÈRES

••• nisent désormais sur une base nationale, et c'est bien à l'intérieur de cadres nationaux que se développe leur action po-litique. La création de partis na-tionaux prend en compte cette réalité. Comment résoudre alors le problème de l'internationa-lisme? En créant des Associa-tions internationales, comme celle fondée par Marx ou l'Inter-nationale socialiste (la IIe Inter-nationale) lancée par Engels en 1889? L'histoire tragique de l'Eu-rope montrera l'échec de cette ambition... Les notes en marge du pro-gramme de Gotha vont fixer le

cap du marxisme* jusqu'aux années 1970, leur caractère énig-matique ouvrant la porte à tou-tes les interprétations. Les ré-dacteurs du programme définitif ne tiendront pour-tant que peu de compte des remar-ques de Marx, mar-quées il est vrai par la colère à voir quel-ques-unes des idées des lassalliens pren-dre le pas sur ses propres concep-tions. Si en 1891, au congrès d'Er-furt de la social-démocratie allemande, les marxistes triom-phent des lassalliens, le pro-

DANS LE T E X T E

gramme alors adopté donne la mesure du compromis social-dé-mocrate : le principe révolution-naire de transformation radicale de la société s'y accommode du

réformisme théo-risé par Eduard Bernstein (cf. p. 56). Pour lui, l'urgence n'est pas la révolu-tion, mais l'adop-tion de réformes sociales et politi-

ques en faveur de la classe ouvrière, le capitalisme* ayant prouvé sa capacité de résistance ; quant à la lutte syndicale, elle doit conjuguer revendication et négociation. Les débats idéologi-ques demeurent intenses jusqu'à la Première Guerre mondiale, qui scelle l'abandon de l'interna-t ionalisme, tandis que les conceptions réformistes l'empor-tent peu à peu dans la pratique des élus du SPD et des syndicats. En 1919, c'est un gouvernement social-démocrate qui écrase la révolution spartakiste menée par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg*... Les débats entre réformisme et révolution trou-vent leur aboutissement après le nazisme au congrès de Bad-Go-desberg, en 1959 : pour séduire les classes moyennes, le SPD re-fondé renonce à ne servir que la classe ouvrière et devient le « parti du peuple ». Il accepte la libre concurrence, la libre entre-prise et la légitimité de la pro-priété privée. Adieu Marx. •

SONIA DAYAN-HERZBRUN Enseignante à Paris VII, auteur, entre autres, de Mythes et mémoire du mouvement ouvrier. Le cas Ferdinand Lassalle (L'Harmattan, 1990) et de l'édition, avec ).-N. Ducange, de la Critique du programme de Gotha (Éditions sociales, 2008).

Les socialistes et l'État prussien Le d é b a t e n t r e r é f o r m i s m e e t r é v o l u t i o n e s t a u c œ u r d e l ' o p p o s i t i o n d e M a r x a u p r o g r a m m e d e G o t h a .

« P u i s q u ' o n n'a p a s le c o u r a g e e t c'est s a g e , c a r la s i t u a t i o n e x i g e la p r u d e n c e , de r é c l a m e r la r é p u b l i q u e d é m o c r a t i q u e , c o m m e le f a i s a i e n t les p r o g r a m m e s o u v r i e r s f r a n ç a i s s o u s Louis-Phi l ippe et s o u s L o u i s - N a p o -l é o n , o n n ' a u r a i t pas d û t r o u v e r r e f u g e d a n s u n e f e i n t e a u s s i p e u " h o n n ê t e " q u e p e u r e s p e c t a b l e , e n r é c l a m a n t d e s c h o s e s q u i n'ont d e s e n s q u e d a n s u n e r é p u b l i q u e d é m o c r a t i q u e , à u n É t a t q u i n'est q u ' u n d e s p o t i s m e m i l i t a i r e à s t r u c t u r e b u r e a u c r a t i q u e e t g a r d é p a r la p o l i c e ; et t o u t cela d é c o r é de f o r m e s p a r l e m e n t a i r e s , a v e c des m é l a n g e s d ' é l é m e n t s f é o d a u x e t d ' i n f l u e n c e s b o u r g e o i s e s ; et p a r - d e s s u s le m a r c h é e n a s s u r a n t à c e t É t a t q u e l'on c r o i t p o u v o i r lui i m p o s e r de p a r e i l l e s c h o -ses "par d e s m o y e n s l é g a u x " ! » •

Critique du programme de Gotha (1875), trad. Sonia Dayan-Herzbrun.

L'histoire tragique de l'Europe signera réchec de l'ambition internationaliste.

50 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

Page 51: Le Point BIO N°03 - Marx

La tombe de Karl Marx au cimetière de Highgate, à Londres.

Mort d'un révolutionnaire En 1883, Marx s'éteint paisiblement dans son fauteuil. Quelques jours plus tard, ils n'étaient que onze à assister à ses funérailles...

Le 17 mars 1883, Marx est enterré au cimetière de Highgate. « Marx était d'abord et avant tout un

révolutionnaire. Sa mission dans la vie était de contribuer, d'une façon ou d'une autre, à abattre la société capitaliste et les institu-tions d'État qu'elle a créées pour libérer le prolétariat moderne dont il a été le premier à définir les conditions d'émancipation », déclame Engels, les larmes aux yeux. « Marx était l'homme le plus haï et le plus calomnié de son temps [...] Et il mourut adoré, révéré et pleuré par des millions de camarades révolutionnaires des mines de Sibérie en Califor-nie, en Europe et en Amérique. » C'est beau comme l'antique, mais ce jour-là, au pied de la tombe du

cimetière des réprouvés, ils ne sont que onze à assister aux funé-railles, la famille de Marx bien sûr, Hélène Demuth et six fidèles, dont Engels.

Les derniers voyages Marx est mort d'une tuberculose trois jours auparavant. « Vous aurez reçu mon télégramme, écrit Engels à Eduard Bernstein (cf. p. 56), quelques semaines plus tard. Tout s'est passé très vite [...]. En deux minutes, cette tête géniale a cessé de penser. » Et d'écrire encore à Friedrich Sorge (1826-1906), le dernier secrétaire de l'Internationale : « L'art des mé-decins lui aurait peut-être assuré encore [...] une existence végéta-

tive [...]. Marx ne l'aurait pas supporté. Vivre en ayant devant lui tant de travaux inachevés, brûlant comme Tantale du désir de les terminer, et être incapable de le faire »... Bien que miné par la maladie et les deuils - celui de Jenny en 1881 qui le plonge dans la dépression, celui de Jennychen en janvier 1883 - , cherchant la santé de cure en cure, jusqu'en Algérie où il se rend en 1882, Marx continuait à étudier le monde, même du fond de son lit. Il s'était mis à apprendre le russe dans sa vieillesse et s'était lancé dans l'analyse approfondie de la situation russe, affirmant même, en 1881, que, contrairement à ce qu'il avait toujours affirmé, ce pays n'avait peut-être pas besoin

de passer par le capi-talisme* pour aboutir au nirvana proléta-rien... Fin d'une épo-que : l'homme, dont

Engels dira le 17 mars à Highgate que « son nom durera à travers les âges, tout comme son œuvre », mourut apatride, sans un sou ou presque. Les journaux britanni-ques lui accordèrent quelques lignes... • C.G.

14 mars 1883 Mort de Karl Marx.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 51

Page 52: Le Point BIO N°03 - Marx

WHO'S WHO

LE WHO'S WHO DE MARX Amis, parents, adversaires : les hommes et les femmes qui ont compté pour Marx et son œuvre.

Mikhaïl Alexandrovitch Bakounine en 1865.

MIKHAÏL BAKOUNINE, LE MEILLEUR ENNEMI

« La joie de la destruction est en même temps une joie créa-trice », affirme Mikhaïl Bakounine dans son célèbre essai La Réaction en Allema-gne (1842). Cet aristocrate russe (1814-1876) est consi-déré, avec Joseph Proudhon (cf. p. 23), comme l'un des pè-res du socialisme libertaire. D'abord jeune-hégélien, il fré-quente les milieux progres-sistes européens, s'enthou-siasme pour l'indépendance de la Pologne puis pour le mouvement révolutionnaire de 1848 (cf. p. 30), auquél il participe en France et en Al-lemagne. Arrêté, condamné à mort puis déporté à perpé-tuité en Sibérie en 1857, il s'évade, passe par le Japon et les États-Unis pour revenir à Londres, où il retrouve no-tamment Marx, qu'il avait fréquenté en 1844. « Nous nous vîmes assez souvent, raconta par la suite Bakou-nine, car je le respectais beau-coup pour sa science et pour son dévouement passionné et sérieux, quoique toujours

| mêlé de vanité personnelle, à J la cause du prolétariat, et je © cherchais avec avidité sa

conversation toujours ins-

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Page 53: Le Point BIO N°03 - Marx

WHO'S WHO

tructive et spirituelle lors-qu'elle ne s'inspirait pas de haine mesquine, ce qui arri-vait, hélas !, trop souvent. Ja-mais pourtant il n'y eut d'in-timité franche entre nous. Nos tempéraments ne se sup-portaient pas. » De fait, si l'un se veut un penseur scientifi-que, l'autre est moins un théoricien qu'un prophète, au charisme extraordinaire. « Je ne sais plus ce qu'a dit Bakou-nine, raconte ainsi le baron russe N. Wrangel (1847-1920), qui assista à l'une de ses réu-nions politiques. Il n'eût cer-tainement pas été facile de résumer son discours, qui manquait d'enchaînement logique et n'était pas très ri-che en idées. Mots retentis-sants, exclamations, coups de tonnerre, rugissements de lion, ouragan déchaîné, éclairs aveuglants, quelque chose d'élémentaire et de brû-lant, voilà ce discours. Cet homme était un tribun-né, fait pour la Révolution. [...] S'il avait ordonné à ses audi-teurs de se couper mutuelle-ment la gorge, je ne doute pas qu'ils l'eussent fait. » Comploteur hors pair, il va travailler avec succès à l'ex-pansion du mouvement liber-taire en Suisse, en Italie et, surtout, en Espagne où sa pensée devint un véritable évangile auprès des artisans et ouvriers catalans, et des travailleurs ruraux d'Anda-lousie. Très vite, il s'affronte directement à Marx quand, après avoir fondé en 1868 l'Al-liance internationale de la démocratie socialiste, face publique de sa société secrète,

la Fraternité internationale, il la fait adhérer à la Ire Inter-nationale qu'il veut contrôler. Pour cela, il n'hésite pas à jouer double jeu. « C'est éga-lement par tactique, écrit-il à Alexander Herzen le 28 octo-bre 1869, par politique per-sonnelle, que j'ai tant honoré et loué Marx. Ne vois-tu donc pas ce que sont tous ces Mes-sieurs ? Nos ennemis consti-tuent une phalange qu'il faut d'abord diviser, briser, pour pouvoir ensuite les battre plus facilement. [...] Si j'enta-mais une guerre ouverte contre Marx, les trois quarts de l'Internationale se tourne-

raient contre moi, je me trou-verais sur un plan incliné, et je perdrais l'unique terrain sur lequel je veux me tenir. » En 1870, après la défaite des Français à Sedan, il essaie d'organiser un coup d'État à Lyon, sans succès. Il sera fi-nalement exclu de l'Interna-tionale en 1872, soupçonné de plusieurs escroqueries et de s'être compromis avec le ter-roriste russe Sergueï Net-chaïev (1847-1882). Installé en Italie, il participera encore à une insurrection à Bologne en 1874, avant de mourir d'urémie en 1876, couvert de dettes. V.G.

Mikhaïl Bakounine, in L'Égalité, n° 29 à 32,7-28 août 1869.

m Adhérer AUTRE v w

R E G A R D à la Fraternité... « Mais pour que nous puissions t'accepter, t u dois nous p r o m e t t r e : 1° de s u b o r d o n n e r d é s o r m a i s tes i n t é r ê t s personnels, ceux m ê m e de ta famil le, aussi bien que tes conv ict ions et m a n i f e s t a t i o n s pol i t iques et rel igieuses, à l'intérêt s u p r ê m e de notre association : la lutte du t r a v a i l c o n t r e le capital, des t ravai l leurs contre la bourgeois ie sur le t e r r a i n é c o n o m i q u e ; 2° de ne jamais t r a n s i g e r avec les b o u r g e o i s dans u n i n t é r ê t p e r s o n n e l ; 30 de ne j a m a i s c h e r c h e r à t'élever i n d i v i d u e l l e m e n t , s e u l e m e n t pour ta propre p e r s o n n e , au-dessus de la masse o u v r i è r e , ce qui f e r a i t de t o i - m ê m e i m m é d i a t e m e n t u n b o u r g e o i s , u n e n n e m i et un e x p l o i t e u r du p r o l é t a r i a t ; car t o u t e la diffé-rence e n t r e le b o u r g e o i s et le t r a v a i l l e u r est celle-ci, que le p r e m i e r cherche son bien t o u j o u r s e n d e h o r s de la col-lectiv i té, et que le second ne le c h e r c h e et ne p r é t e n d le c o n q u é r i r que sol idai rement avec tous c e u x qui t ravai l lent et qui sont exploi tés par le capital b o u r g e o i s ; 4 0 t u reste-ras t o u j o u r s f idèle à la sol idarité o u v r i è r e , car la m o i n d r e t r a h i s o n de cette sol idarité est considérée par l'Interna-t i o n a l e c o m m e le c r i m e le plus g r a n d et c o m m e la plus g r a n d e infamie qu'un o u v r i e r puisse c o m m e t t r e . » •

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies 53

Page 54: Le Point BIO N°03 - Marx

WHO'S WHO

BRUNO BAUER, LE CHEF DES JEUNES-HÉGÉLIENS

C'est lors de ses études à Ber-lin, en 1837, que Marx se lie d'amitié avec Bruno Bauer (1809-1882), le futur chef de file des jeunes-hégéliens (cf. p. 15) dont il suit quelque temps les cours. Bauer a d'abord ensei-gné la théologie à l'université de Berlin en insistant sur le contenu rationnel du christia-nisme, avant d'adopter un athéisme radical et de nier l'existence même de Jésus. Écarté de Berlin pour ses thè-ses sulfureuses, il s'installe à Bonn, où il espère un poste de titulaire à l'université. En 1841, fraîchement promu doc-teur en philosophie, Marx va l'y rejoindre. L'année suivante, ils publient ensemble, sous un nom d'emprunt, une parodie contre les bien-pensants : La Trompette du Jugement der-nier contre Hegel, l'athée et V Antéchrist. Les autorités sanc-tionnent Bauer et le chassent de l'université. Amer, il re-tourne à Berlin, et Marx com-mence alors à prendre ses distances. En 1843, dans La Question juive, Bauer a en effet pris position contre l'émancipation politique des Juifs non convertis, ce que Marx ne peut accepter, et il lui répond immédiatement par un texte au titre identique. Leur rupture sera consommée en 1845, avec la parution de La Sainte Famille ou critique de la Critique critique contre Bruno Bauer et consorts, où Marx et Engels (cf. p. 27) reprochent à Bauer de se contenter •••

Hélène Demuth : la fidèle servante Pendant près de quarante ans, Hélène Demuth sera la servante des Marx et deviendra une véritable amie. Trop proche de son patron ?

En mars 1845, la baronne von West-phalen envoie une servante à sa fille pour aider le jeune ménage à s'occu-per de la maison et de leur premier bébé, Jennychen. Naturellement, la mère de jenny payera les gages... Originaire de la Sarre - elle parle donc couramment français - , Hélène De-muth (1820-1890), aussi appelée

Lenchen ou Nim, a 25 ans : elle ne sortira plus jamais de la vie des Marx. On la décrit comme petite, gracieuse, toujours bien mise même au milieu de la misère, et d'une grande effica-cité domestique. « Madame Marx considérait Hélène comme une amie très proche, et Marx lui témoignait une amitié toute particulière : il jouait

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Hélène Demuth vers 1850

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Freddy est-il le fils de Marx? Dans u n e l e t t r e , Louise F r e y b e r g e r - K a u t s k y , la d e r n i è r e g o u v e r n a n t e d'Engels, a f f i r m e que M a r x est b ien le père de l'enfant d ' H é l è n e D e m u t h .

un - AUTRE j REGARD

« Ce fait que Frederick D e m u t h était le fils de Karl Marx et d'Hélène Demuth fut encore confirmé par le Général [Engels] quelques jours avant sa m o r t , dans une déclaration à M. Moore [Samuel Moore, t raducteur du Manifeste et du Capital], qui, ensuite, alla c h e z T u s s y [Eleanor] à Orping-t o n et lui parla. Tussy maint int que le Général mentai t et que lui-même avait toujours admis qu'il était le père. Moore revint d'Orpington et de nouveau pressa le Général de questions. Mais le v ie i l h o m m e s'en t i n t à sa déclarat ion que Freddy était le fils de M a r x , et dit à M o o r e : "Tussy v e u t faire une idole de son père." [...] La veille de sa m o r t , le Général écrivit lui-m ê m e sur l'ardoise pour Tussy, et Tussy en fut si bouleversée qu'elle oublia t o u t de sa haine envers moi et pleura sur m o n épaule. Le Général nous donna la permission d'utiliser cette information seulement s'il était accusé de traiter Freddy m e s q u i n e m e n t . Il dit qu'il ne vou-lait pas que son n o m fût calomnié, sur tout que cela ne pourrait plus faire de bien à personne. En prenant le parti de M a r x , il lui avait épargné un grave confl it d o m e s t i q u e . À l'exception de

n o u s - m ê m e s , de M . M o o r e et des enfants de M a r x (je pense que Laura connaissait l'histoire m ê m e si peut-être elle ne la savait pas exacte-m e n t ) , les seuls qui savaient que M a r x avait un fils étaient Lessner et Pfander. Après la publication des lettres de Freddy, Lessner me dit : "Évidem-m e n t , Freddy est le frère de Tussy, nous connais-sions t o u t de cela, mais nous n'avons jamais pu découvrir où l'enfant avait été élevé." Freddy ressemblait d r ô l e m e n t à M a r x , avec ce v isage v r a i m e n t juif et une épaisse c h e v e l u r e noire, c'était s e u l e m e n t par un a v e u g l e m e n t de parti pris qu'on aurait pu voir en lui une ressem-blance avec le Général [...]. Freddy n'a jamais d é c o u v e r t , ni par sa mère, ni par le Général, qui était réel lement son père... [...] M a r x était sans cesse conscient de la pos-sibilité d'un divorce, puisque sa f e m m e était f o l l e m e n t jalouse. Il n'aimait pas l'enfant, et le scandale aurait été t r o p grand s'il avait pu faire quelque chose pour lui. » #

Lettre de Louise Freyberger, 2 septembre 1898, extrait de Werner Blumenberg,

Karl Marx, Mercure de France, 1967.

aux échecs avec elle et il lui arrivait souvent de perdre la partie », ra-conte Paul Lafargue (cf. p. 58) dans ses Souvenirs personnels sur Marx (1890). En échange, Hélène adore ses patrons, qu'elle a complètement adoptés : « L'amour d'Hélène pour la famille Marx était aveugle, poursuit Lafargue, tout ce que Marx faisait était bien et ne pouvait être que bien. [...] Elle prenait sous sa protection maternelle quiconque était admis dans l'intimité de la famille. » Mieux, cette petite femme est la fée du foyer : « Elle était à la fois l'économe et le majordome de la maison, qu'el-le conduisait, témoigne encore Lafar-gue. C'est grâce à son esprit d'ordre

et d'économie, à son ingéniosité, que la famille ne manqua jamais du strict nécessaire. »

Le mystère Frederick En 1851, coup de tonnerre : alors que |enny attend son troisième enfant, Hélène découvre qu'elle aussi est enceinte. Le père ? Elle ne donnera jamais son identité. Freddy naît le 23 juin 1851, et est immédiatement placé en nourrice. Il sera par la suite élevé à Londres, chez les Lewis, une famille dont on ne connaît que peu de chose, et vivra une vie sans his-toire, loin des Marx. Engels (cf. p. 27) endossera la paternité et couvrira tous les frais. À sa mort, toutefois, la

rumeur court : il aurait avoué que le père était Marx. C'est ce qu'affirme en tout cas une lettre de Louise Frey-berger-Kautsky, la dernière gouver-nante d'Engels (ci-dessus). La lettre serait apocryphe, selon l'historienne anglaise Yvonne Kapp. Le doute sub-siste pourtant : en 1851, jenny était partie pour tenter d'obtenir de l'ar-gent d'un oncle fortuné et était restée longtemps absente... Marx ne fera jamais rien pour l'enfant, qu'Engels refusera de voir. Hélène servira Karl jusqu'à sa mort et deviendra ensuite la gouvernante d'Engels. Décédée d'un cancer, le 4 novembre 1890, elle sera inhumée dans la tombe des Marx au cimetière de Highgate. $ V.G.

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WHO'S WHO

••• d'un intellectualisme à outrance sans chercher à changer la réalité concrète. Après la révolution de 1848, Bauer se rapproche des conser-vateurs et, en 1863, cet histo-rien éminent publiera dans un journal prussien « Le judaïsme à l'étranger », un brûlot anti-sémite avant la lettre. F.G.

EDUARD BERNSTEIN, LE « RÉVISIONNISTE »

Né à Berlin, Eduard Bernstein (1850-1932) adhère en 1872 au Parti ouvrier social-démo-crate allemand, créé en 1869. C'est à la même époque qu'il fait la connaissance de Marx. En 1880, il devient l'un des di-rigeants du parti, aux côtés de Kautsky. Exilé à Zurich puis à Londres à la suite de la loi d'exception promulguée par Bismarck contre les socialis-tes (1878), il devient alors ré-dacteur en chef du journal du parti, Le Social-Démocrate, sous la tutelle d'Engels (cf. p. 27), qu'il aide par ailleurs à éditer Le Capital. L'influence du réformisme anglais le mène à une réflexion sur l'adaptation de la doctrine ré-volutionnaire du parti aux réalités de l'Allemagne de son temps. Il en vient à remettre en cause l'analyse marxiste du capitalisme. Son courant de pensée, baptisé « révision-nisme » par ses détracteurs, s'oppose aussi bien à la conception du fonctionnement du capitalisme par les marxis-tes qu'à la lutte des classes*. Rejetant la nécessité d'une révolution, il prône la démo-cratie représentative et l'amé-

lioration par étapes du sort des travailleurs grâce à l'ac-tion parlementaire et syndi-cale. Idées qu'il exprime en 1889 dans Socialisme théorique et social-démocratie pratique. Combattues par l'aile gauche du parti social-démocrate al-lemand, dirigée par Karl Lieb-knecht (le fils de Wilhelm) et Rosa Luxemburg*, mais aussi par les défenseurs de l'orthodoxie marxiste Kautsky et Bebel (cf. p. 64), ses thèses sont condamnées au congrès de Stuttgart en 1898, puis à

celui de Hanovre en 1899. Mais elles s'imposent peu à peu dans le SPD. Il sera député au Reichstag à plusieurs reprises entre 1901 et 1928. v.G.

KARL KAUTSKY, LE VULGARISATEUR

Karl Kautsky (1854-1938) fut le premier vulgarisateur de Marx et l'un des théoriciens de la social-démocratie alle-mande. Né à Prague, il milite d'abord au sein de la social-démocratie autrichienne,

Karl Kautsky en 1929.

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puis devient marxiste en Suisse sous l'influence de Bernstein. Il se rend ensuite à Londres où il rencontre Marx et Engels (cf. p. 27). Non sans appréhension : Marx a la réputation d'être un af-freux atrabilaire. L'accueil est pourtant plutôt bon : « Quoi que Marx ait pu pen-ser de moi, écrira-t-il plu-sieurs années plus tard (Aus der Fruhzeit des Marxismus, 1935), il ne manifesta jamais le moindre signe de mal-veillance. » Se doute-t-il qu'en privé, Marx le consi-dère comme « une médiocrité à l'esprit étroit » ? En 1880, il adhère au Parti social-démo-crate allemand, et fonde trois ans plus tard le journal Die Neue Zeit, l'un des premiers périodiques socialistes d'Eu-rope. Il devient alors pendant deux ans le secrétaire d'En-gels, qu'il aide à éditer Le Capital. « C'est en 1883, écrit-il, que je découvris ma voca-tion : diffuser, vulgariser et, pour autant que j'en fusse capable, approfondir les ré-sultats scientifiques obtenus par Marx sur le plan de la pensée et de la recherche. » Il devient effectivement le pre-mier vulgarisateur de Marx, et celui qui commence l'en-treprise de simplification et de rigidification de sa pensée. Quand il repart en Allema-gne, il emmène avec lui des manuscrits de Marx, qu'il

entreprend d'éditer de 1904 à 1910 sous le titre de Théorie sur la plus-value*, ouvrage considéré comme le livre IV du Capital. S'il s'oppose d'abord à Bernstein, Kautsky adopte lui-même par la suite des positions plus réformis-tes. Dans son ouvrage de 1902, Die Soziale Révolution, il présente la théorie selon laquelle il est possible, dans une démocratie, d'opérer une transition vers la société so-cialiste sans avoir recours à la révolution. Pendant la Pre-mière Guerre mondiale, il se déclare pacifiste et se déta-che, en 1917, des sociaux-dé-mocrates, pour former un parti social-démocrate indé-pendant et plus à gauche. Il rejeta en 1917 la révolution bolchevique. V.G.

LUDWIG KUGELMANN, L'ADMIRATEUR

Pendant l'hiver 1862, Marx reçoit une lettre d'un certain Ludwig Kugelmann (1828-1902), gynécologue réputé de Hanovre. Le médecin se pré-sente comme un fervent adepte de ses idées et l'inter-roge sur la suite de la Contri-bution à la critique de l'écono-mie politique parue en 1859. C'est le début d'une corres-pondance de plus de dix ans. Mais si, au début, Marx s'amuse de l'adulation du mé-decin, l'échange finit par

l'agacer : « Kugelmann est un médecin de grand renom dans sa spécialité qui est la gynécologie, écrit-il à Engels en 1867. Il est deuxièmement un partisan fanatique de nos idées et de nous deux person-nellement. Mais parfois, il m'assomme avec son enthou-siasme. » En véritable grou-pie, Ludwig possède une col-lection des œuvres de Marx et d'Engels plus complète en-core que celles des deux inté-ressés réunies. Il se montre réellement dévoué à son grand homme, quitte à en faire trop. Parce que per-sonne ne parle du Capital à sa sortie en 1867, ce qui dé-sespère Marx, Kugelmann essaie d'alerter la presse al-lemande. Mais il ne com-prend rien à ce texte com-plexe et peine à l'expliquer aux journalistes, d'où l'échec de ses initiatives, et l'agace-ment grandissant de Marx et d'Engels. En 1874, à l'occa-sion d'une cure thermale à Karlsbad (actuelle Républi-que tchèque), Ludwig et Ger-trud Kugelmann rejoignent Karl et sa fille Eleanor. Mais le disciple autoproclamé est si envahissant que Marx cra-que. « Ma patience fut à bout quand il m'imposa ses scènes de famille. Le fait est que ce parfait pédant s'est mis dans la tête que sa femme est inca-pable de le comprendre [...] et il tourmente sa femme qui lui est supérieure à tous égards de la façon la plus ré-pugnante. » Marx déménagea dans une chambre à l'étage supérieur et ne reparla plus jamais au docteur... V.G.

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Maurice Lachâtre : l'éditeur des socialismes Quand il s'attaque à la publication française du Capital, l'éditeur et libraire Maurice Lachâtre n'en est pas à son coup d'essai.

« l'espère que le livre ne vous vaudra pas de nouvelles persécutions. La méthode est tout à fait différente de celle appliquée par les socialistes français et autres. |e ne prends pas pour mon point de départ des idées générales comme l'égalité, etc., mais je commence, au contraire, par l'ana-lyse objective des rapports économi-ques tels qu'ils sont et c'est pour cela que l'esprit révolutionnaire du livre ne se révèle que graduellement. Ce que je crains, au contraire, c'est que l'aridité des premières analyses ne rebute le lecteur français. » Quand Karl Marx écrit ces mots, le 7 mars 1872, à son éditeur Maurice Lachâtre (1814-1900), ce dernier est en exil en Espagne, à San Sébastian. À 58 ans, ce fils d'un baron d'Empire a derrière lui une expérience d'éditeur-libraire de plus de trente ans. Inspiré d'abord par Saint-Simon (cf. p. 25) et Fourier (cf. p. 23), il s'est rapproché du com-muniste* Cabet (cf. p. 23), mais il a édité des auteurs aussi divers qu'Alexandre Dumas, Louis-Napoléon Bonaparte, alors socialisant, Louis Blanc*, etc. Auteur, il a entamé une carrière d'anticlérical notoire et son Histoire des papes, terminée en 1843, aura un destin international (une nouvelle édition a paru en Argentine en 2005). Il a aussi participé en 1848 à la révolution de Février, avant d'en-trer dans l'opposition. Fidèle à ses idéaux socialistes, Lachâtre profite

d'une propriété en Gironde pour y créer une « commune modèle » com-prenant une banque, des écoles, des dispensaires, etc. Comme éditeur d'Eugène Sue, dont il a publié Les Mystères du peuple, interdits en 1857, et comme auteur de dictionnaires progressistes qu'on lit sous le man-teau, il doit s'exiler à Barcelone pour échapper à la prison. Là-bas, il de-vient un héros du spiritisme en pro-voquant le dernier autodafé de l'In-quisition espagnole. C'est à son retour en France, en 1864, qu'il com-mence son Nouveau Dictionnaire universel; sa librairie est alors pros-père ; on y est proche de l'Internatio-nale. Son exil espagnol et le fait qu'il habite à l'hôtel ne mettent pas fin à ses activités : le 12 octobre 1871, Paul Lafargue (ci-contre) annonce à Engels (cf. p. 27) qu'il a trouvé un éditeur pour la traduction en français du Capital. Plus tard, Lachâtre se réfu-giera successivement en Belgique, en Suisse puis en Italie. Gracié en 1879 et revenu en France, il publiera un Dictionnaire-journal de tonalité libertaire puis, à 84 ans, mettra en route l'ultime Dictionnaire Lachâtre (1898-1907). À sa mort, en 1900, il choisira d'être incinéré. À l'époque, un acte militant. Le dernier. •

FRANÇOIS GAUDIN, chercheur en lexicologie à l'université de Rouen, a dirigé Le Monde perdu de Maurice Lachâtre (Champion, 2006).

PAUL LAFARGUE, LE SOCIALISTE

Gendre idéal? Certes non. Marx s'en méfie bien trop. Paul Lafargue (1842-1911) est non seulement français, mais proudhonien et, en prime c'est un créole né à Cuba! Lorsqu'en 1866, il ose lui de-mander la main de la belle et discrète Laura (1845-1911), sa deuxième fille. Marx lui ré-pond : « Si vous plaidez votre tempérament créole, c'est mon devoir à moi d'interpo-ser ma raison entre votre tempérament et ma fille. Si auprès d'elle, vous ne savez pas aimer d'une manière qui cadre avec le méridien de Londres, il faudra vous rési-gner à l'aimer à distance. » Le chantre du prolétariat n'est pas tendre pour un homme qui réunissait pourtant en lui le sang de trois races oppri-mées, juive, caraïbe et mulâ-tre... Après des études de médecine inachevées à Bor-deaux, Paul Lafargue colla-bore au journal proudhonien La Rive gauche. Exclu de tou-tes les facultés de France pour avoir participé au pre-mier Congrès international étudiant à Liège en 1865, il s'exile à Londres, où il ren-contre Marx et lui sert de se-crétaire. Il épouse Laura le 2 avril 1868. Le couple, qui vivra toute sa vie des subsi-des d'Engels et qui héritera en partie de sa fortune, aura

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trois enfants, tous morts en bas âge, et élèvera ensuite les enfants de Jennychen Lon-guet après sa mort. Marx fait entrer ses deux gendres au Conseil général de la Ire Inter-nationale où Lafargue repré-sente l'Espagne. Il suit active-ment les événements de la Commune, mais doit se réfu-gier à Bordeaux puis en Espa-gne. Aux côtés de Pablo Igle-sias, il fonde la Nouvelle Fédération madrilène, qui deviendra le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). En 1880, les Lafargue bénéficient de la loi d'amnistie et revien-nent en France où Paul se lie avec Jules Guesde*, avec qui il fonde le Parti ouvrier fran-çais et son périodique Le So-cialiste (1885-1904). Empri-sonné à plusieurs reprises, il devient cependant député de Lille en 1885 et est réélu en 1891. Le couple travaille à la diffusion de l'œuvre de Marx : Laura se charge après la mort de son père de traduire de l'allemand au français le Ma-

nifeste du parti communiste et on lui doit la fameuse phrase : « Un spectre hante l'Europe, le spectre du commu-nisme* », là où la première édition, à partir de l'anglais, commençait par « Nous som-mes poursuivis par un fan-tôme, le fantôme du commu-nisme. » Lafargue, quant à lui, publie plusieurs ouvrages d'analyse marxiste comme Le Droit à la paresse (1880), Cours d'économie sociale (1884), Le Communisme et l'évolution économique (1892) et Le Socia-lisme et la conquête des pou-voirs publics (1899). Le 26 no-vembre 1911, il se suicide avec Laura, dans leur maison de la région parisienne. En guise d'explication, ces quelques mots de Lafargue : « Sain de corps et d'esprit, je me tue avant que l ' impitoyable vieillesse qui m'enlève un à un les plaisirs et les joies de l'existence et qui me dépouille de mes forces physiques et intellectuelles ne paralyse mon énergie... » V.G.

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WILHELM LIEBKNECHT, LE SOCIAL-DÉMOCRATE

Issu d'une famille de fonction-naires, Wilhelm Liebknecht (1826-1900) fait des études de théologie, de philologie et de philosophie à Giessen, Berlin et Marburg. Il adhère très tôt aux idées socialistes et prend part à la révolution de 1848 à Paris. Puis il émigré en Suisse où il rencontre Engels (cf. p. 27). Secrétaire de l'Associa-tion ouvrière qu'il oriente vers le socialisme, il est ex-pulsé en 1850 et se rend à Lon-dres. C'est là qu'il fait la connaissance de Marx, à l'oc-casion d'une fête d'été de l'As-sociation d'éducation ouvrière allemande. Pourrait-il devenir son secrétaire? Comme à tout nouveau venu, Marx lui fait subir un examen de passage : « Je soutins le regard de cet homme à la tête de lion et au regard noir comme du char-bon », se souv iendra -t-il (Souvenirs sur Marx et Engels). Pour le déstabiliser, Marx et Engels l'accusent alors d'espionnage et de « dé-mocratisme petit-bourgeois ». Mais Liebknecht s'en tire plu-tôt bien et est même convié, privilège rare, à faire la connaissance de Jenny et de ses enfants. « Dès lors, je fus pour ainsi dire de la famille. Mme Marx a eu sur moi une influence peut-être aussi forte que Marx lui-même. Ma mère était morte quand j'avais 3 ans [...], et voici que je rencontrais une femme belle, de grand sens et de haute intelli- •••

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lence de son ressentiment est-elle aussi liée au fait que Lassalle l'a beaucoup aidé? Il sera le seul en effet, en Allemagne, à lui rester fi-dèle, le seul correspondant régulier, à l'exception d'Engels, pendant les années les plus dures en Angleterre, et l'un de ses principaux mécènes. À sa mort, Marx se dira d'ailleurs « bouleversé » : « C'était l'un des hommes auxquels je tenais beau-coup. » Lassalle était de sept ans son cadet. Comme lui, il était juif, de famille aisée, et avait étudié la phi-losophie. Refusant la conversion, il ne pourra jamais exercer de fonction publique, ce qui le contraindra à vivre d'expédients.

Ferdinand Lassalle : l'ami et le rival Très proche de Marx, qu'il aida beaucoup mais qui le jalou-sait, Lassalle fut l'un des fondateurs du mouvement ouvrier allemand.

que la correspondance de Marx à Engels (cf. p. 27), où le philosophe le traite de « youde » ou de « juif nègre ». Ainsi dans cette lettre de juillet 1862 : « |e suis maintenant sûr, comme d'ailleurs sa forme de tête et ses cheveux le prouvent, qu'il descend des nègres, de ceux qui ont suivi Moïse lors de la fuite hors d'Egypte (à moins que sa mère ou sa grand-mère paternelle n'aient forniqué avec un négro). » Il est vrai

que les deux hommes avaient des caractères antagonistes, Lassalle était aussi content de lui, théâtral et exalté, que Marx était atrabilaire et pétri de doutes. L'un était, à cette période, dégagé de tout souci matériel, l'autre s'y trouvait englué. Après avoir reçu fastueusement Marx à Berlin en 1861, Lassalle avait trouvé normal de s'installer chez Marx pendant un mois pour profiter de la deuxième Exposition universelle de Londres, sans se demander s'il pesait sur le budget fami-lial... Surtout, ils sont politi-quement rivaux et Marx supporte d'autant moins les thèses lassalliennes qu'elles sont populaires auprès des ouvriers allemands. La vio-

Ferdinand Lassalle en 1862.

Révéré par les premières générations de socialistes et de sociaux-démo-crates européens comme le cofon-dateur avec Marx du mouvement ouvrier allemand, Ferdinand Las-salle (1825-1864) a été depuis large-ment caricaturé et calomnié. Quel-ques lignes coléreuses jetées par Marx en marge du projet du pro-gramme de Gotha (cf. p. 49) qui re-prenait des thèses lassalliennes y ont sûrement contribué. De même

Un État ouvrier Romantique à souhait, il vient à peine d'achever ses études qu'il s'en-gage corps et âme dans la défense de la comtesse Sophie von Hatzfeld, qui cherche désespérément à obtenir le divorce et à disposer de ses biens. Les péripéties de cette défense lui vaudront d'être emprisonné. Quand éclate la révolution de 1848 (cf. p. 30), il fait la connaissance de Marx et s'engage avec lui dans le mouvement des « démocrates rhénans ». Quand Marx est contraint à l'exil, Lassalle demeure à Dusseldorf. En dépit d'une situation matérielle assez précaire, il s'efforce d'aider les victimes de la répression et organise des cours du soir pour les ouvriers. À partir du printemps 1862, il va déployer une intense activité. L'une de ses confé-rences, connue sous le nom de « Pro-gramme ouvrier », le rendra extrê-mement populaire auprès des ouvriers allemands. C'est alors qu'est fondé l'Adav, le premier parti ouvrier en Allemagne, dont l'objectif est de parvenir au socialisme par la démo-

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Un prétentieux

« Il pliait sous le poids de la g l o i r e q u ' i l s ' é t a i t a c q u i s e c o m m e savant, penseur, poète et h o m m e pol i t ique [...]. Il y avait e n c o r e dans la science t a n t de d o m a i n e s o ù il n'avait pas p é n é t r é ! Il ne s'était pas e n c o r e m ê l é d ' é g y p t o l o g i e : "Dois-je à présent é t o n n e r le m o n d e c o m m e é g y p t o l o g u e o u m a n i f e s t e r l 'universal i té de mes dons c o m m e h o m m e d'act ion ? G r a v e d i l e m m e !" [...] Il t raversai t nos pièces en t o u r b i l l o n n a n t , p é r o r a n t b r u y a m m e n t et g e s t i c u l a n t , poussant parfois de tels ut de poitr ine que nos voisins épou-vantés de cette voix de stentor v e n a i e n t n o u s d e m a n d e r ce qui se passait. » •

Jenny Marx, Brève esquisse d'une vie mouvementée.

cratie. Premier point de son pro-gramme ? L'instauration du suffrage universel*. Une fois conquis le pouvoir politique par les voies par-lementaires pourrait être mis en place un État ouvrier, seul capable de concilier les exigences universel-les du droit et une véritable amélio-ration du sort de la classe ouvrière. Mais, toujours prompt à tomber amoureux, Lassalle va provoquer un rival en duel en août 1864. Il en mourra. $ s. D.-H.

••• gence, qui fut pour moi à la fois une mère et une sœur. » Il fera même office de baby-sitter. En 1861, après dix ans passés à Londres à participer aux colloques et aux conféren-ces aux côtés de Marx (qui critiquera son manque de ri-gueur...), il est amnistié et rentre en Allemagne. En 1869, il crée, avec Bebel (cf. p. 64), le Parti ouvrier social-démo-crate. Devenu journaliste, il se voit confier la rédaction de son organe central, la revue Vorwàrts (En avant!). De 1874 à 1900, il est élu député au Reichstag. V.G.

CHARLES LONGUET, L E F E R V E N T P R O U D H O N I E N

Issu d'une famille monarchiste française, Charles Longuet (1839-1903) étudia le droit à Pa-ris. Férocement opposé au se-cond Empire, il dirigea Écoles de France et Rive gauche, deux journaux d'opposition, dans lesquels il publia, en anglais, le préambule et les statuts pro-visoires de l'Association inter-nationale des travailleurs, ré-digés par Marx. C'est d'ailleurs à cette occasion qu'il rencon-tre l'homme et sa famille. Contraint à l'exil en Belgique, puis à Londres, il entre en jan-vier 1862 au Conseil général de l'Internationale, où il devient secrétaire correspondant pour la Belgique. Tombé amoureux de l'aînée des filles de Marx, Jennychen (1844-1883), il se fiance en 1868. Il va activement participer à la Commune de Paris. Pendant deux mois, du 27 mars au 15 mai, il dirige le

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Journal officiel de la Com-mune. Et le 16 avril, il est nommé à la Commission du travail et de l'échange. À la chute de la Commune, il part se réfugier à Londres. Bien que son gendre demeure un défenseur de Proudhon (cf. p. 23), Marx lui confiera la tra-duction en français de sa Guerre civile en France (1871). En 1872, il épouse Jennychen qu'il ne rendra pourtant pas heureuse. « J'ai beau trimer comme un nègre, écrit-elle à sa sœur Eleanor en 1882, il ne sait que crier après moi. » Lon-guet devient professeur au King's College d'Oxford avant de rentrer à Paris après l'am-nistie de 1880. Là, il collabore à La Justice de Georges Cle-menceau et est élu au conseil municipal. Dix ans plus tard, alors que sa carrière politique est à son apogée, Jennychen succombe à un cancer. Il confie alors ses cinq enfants - dont un bébé de quelques mois à peine - à sa belle-sœur Laura Lafargue. V.G.

ARNOLD RUGE, L ' H O M M E D ' A C T I O N

Quand Marx et sa femme Jenny s'installent en 1843 dans l'appartement d'Arnold Ruge (1802-1880), rue Vaneau, à Pa-ris, ce dernier avait déjà une réputation d'activiste che-vronné. En 1824, alors que Marx a à peine 6 ans, ce fils d'un administrateur de biens originaire de Poméranie est arrêté à Heidelberg pour avoir participé à une organisation étudiante subversive. Il restera six années derrière les •••

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies 61

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WHO'S WHO

Eleanor Marx : la favorite Passionnée, elle rêva de théâ-tre mais donna sa vie à Pœu-vre de son père.

Dernière des enfants Marx, Eleanor (1855-1898), alias « Tussy », est la préférée de son père, peut-être parce qu'elle est celle qui lui ressem-ble le plus. « |enny me ressemble beaucoup. Mais Tussy EST moi », écrit-il en 1873. Quelques mois après sa naissance, les Marx ont perdu un fils de 8 ans, Edgar, de la tubercu-lose. Très affecté, Karl va reporter sur elle tout l'amour qu'il avait pour l'enfant mort. Paul Lafargue dira même en 1865 : « Marx disait que sa femme s'était trompée de sexe en mettant au monde une fille. » Intelligente, cultivée, très vive, « Tussy » devient à 16 ans la secré-taire de son père et l'accompagne à de nombreux congrès.

Un pacte de suicide? C'est une militante volontiers pro-vocante - elle fume beaucoup - qui rencontre à l'âge de 17 ans le jour-naliste français Prosper Olivier Lis-sagaray (1838-1901), « Lissa ». Le père désapprouve : certes, il appré-cie l'homme et ses convictions po-litiques, mais il a 34 ans. Trop vieux pour sa fille ! Eleanor n'en aide pas moins son compagnon à écrire en 1874 son Histoire de la Commune de 1871. Elle démarre avec succès une carrière sur les planches, mais

Eleanor Marx, surnommée « Tussy », vers 1875.

connaît des accès de dépression. Quand en 1880 Marx finit par don-ner son accord à son union avec « Lissa », il est trop tard : Eleanor doute et le couple se sépare. Elle s'occupe alors de ses parents ma-lades. À la mort de son père, elle hérite des manuscrits de Marx écrits en anglais et de la correspondance de son père, à l'exception de celle entre Marx et Engels (cf. p. 27). Plus tard, elle travaillera à une nouvelle traduction en anglais du Capital à partir de la troisième édition alle-mande. Entre-temps, cette mili-tante socialiste passionnée a ren-contré en 1884 Edward Aveling

(1849-1898), homme déjà marié, mais avec qui elle vivra en concu-binage pendant près de quinze ans. Ils intègrent ensemble la Fédération sociale-démocrate. En janvier 1898, elle apprend que son compagnon s'est marié plus d'un an auparavant avec une autre femme. De déses-poir, Eleanor se suicide le 31 mars 1898. Mais les biographes ne s'ac-cordent pas sur les conditions de cette mort. Pour Francis Wheen (Karl Marx, biographie inattendue, Cal-mann-Lévy, 2003), le couple aurait conclu un pacte de suicide, auquel Aveling se serait soustrait une fois sa compagne décédée. • V.G.

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Page 63: Le Point BIO N°03 - Marx

WHO'S WHO

••• barreaux. En 1838, c'est aussi lui qui, dans le journal des jeunes-hégéliens, les Anna-les de Halle dont il est l'un des fondateurs, rédige et publie la première critique politique contre le régime prussien. Après l'interdiction de la revue par Frédéric-Guillaume IV, en 1841, et une tentative avortée de la publier hors de Prusse, il choisit l'exil à Paris. Il va y fon-der avec Marx et le poète Georg Herwegh (1817-1875) les éphé-mères Annalesfranco-alleman-des (deux numéros seulement), puis la revue Vorwàrts (En avant!). Leur but? Faire passer la philosophie de la réflexion critique à l'action. Mais l'at-trait de Marx pour le commu-nisme* déplaît à Ruge qui, fi-dèle à l 'idéal républicain bourgeois, rompt avec lui à la fin de l'année 1844. Après la révolution de 1848, il deviendra l'un des principaux adversai-res libéraux des théories marxistes en Allemagne, F.G.

JOSEPH WEYDEMEYER, LE GRAND AMI

Né la même année que Marx, Joseph Weydemeyer (1818-1866) est officier d'artillerie dans l'armée prussienne. De passage en Rhénanie, il décou-vre la Rheinische Zeitung, feuille éditée par Marx, et de-vient son ami. Il quitte l'ar-mée, devient journaliste et adhère aux idées véhiculées par Marx et Engels (cf. p. 27). Weydemeyer rend visite à son ami en exil, d'abord à Paris en 1845, puis à Bruxelles en 1846. À partir de 1849, il coédite à

Francfort la Nouvelle Gazette rhénane, que Karl continue à diriger depuis Londres. Les lettres échangées avec les Marx témoignent alors de l'in-quiétude de Jenny en ce qui concerne leur situation finan-cière. « Je vous prie de nous envoyer dès que possible l'ar-gent qui est rentré ou qui ren-tre de la Revue », écrit-elle en mai 1850. Gêné, Karl s'em-presse de rassurer son ami : « Veuillez ne pas être offensé par les lettres inquiètes de ma femme. Elle allaite son enfant et notre situation ici est si ex-traordinairement misérable qu'un accès d'impatience est

excusable. » En 1851, c'est au tour de Weydemeyer de quitter le pays : il s'installe à New York. La correspondance entre les deux hommes devient plus abondante encore. Joseph ra-conte étape par étape la créa-tion de son journal La Révolu-tion et Karl confie encore et toujours ses soucis d'argent. En janvier 1852, Weydemeyer propose à Marx d'écrire le ré-cit du coup d'État de 1851 et de le publier dans son périodique. Ce sera Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (cf. p. 39), qui paraît le 20 mai 1852 en alle-mand, dans le premier nu-méro. Échec cuisant... V.G.

PAue " s ' Je n e reçois pas t e x t e d'aide... »

« C h e r W e y d e m e y e r , [ . . .] )e suis ici a v e c m a f a m i l l e sans le sou. Et p o u r t a n t , u n e occasion s'est o f f e r t e q u i p o u r r a i t m e r a p p o r t e r e n q u e l q u e s s e m a i n e s 3-4000 frs. M a b r o c h u r e c o n t r e P r o u d h o n [Misère de la philosophie], qu'il a essayé d ' é t o u f f e r par t o u s les m o y e n s , c o m m e n c e e n effet à a v o i r d u succès et il d é p e n d de m o i de fa i re passer e n d o u c e des c o m p t e s r e n d u s d a n s les p r i n c i p a u x j o u r n a u x d e f a ç o n à r e n d r e nécessaire u n e s e c o n d e é d i t i o n . M a i s p o u r e n a v o i r le prof i t , il m e f a u d r a i t a c h e t e r les e x e m p l a i r e s e n c o r e disponibles à B r u x e l l e s et à Paris p o u r e n d e v e n i r l'unique p r o p r i é t a i r e . A v e c 3-4000 t h a l e r s , je p o u r r a i s à la fois réal iser c e t t e o p é r a t i o n et m e m a i n t e n i r à f l o t ici, les p r e m i e r s t e m p s . T u p o u r r a i s p e u t - ê t r e m e r e n d r e s e r v i c e e n c e t t e o c c u r r e n c e . [...] je crois a v o i r d ' a u t a n t plus d r o i t à u n e t e l l e a v a n c e q u e j'ai mis de m a p o c h e plus de 7000 t h a l e r s d a n s la NRZ [Nouvelle Gazette rhé-nane] qui é t a i t , m a l g r é t o u t , u n e e n t r e p r i s e d u p a r t i . Si cela t'est possible, fais la c h o s e m a i s s a n s e n par ler à d'autres, je t e le dis, si je ne reçois pas d'aide d'un c ô t é o u de l'autre, je suis p e r d u , v u q u e m a f a m i l l e est é g a l e m e n t ici et q u e le d e r n i e r b i jou de m a f e m m e a déjà pris le c h e m i n d u m o n t - d e - p i é t é , j'attends u n e r é p o n s e par r e t o u r d u courr ier . T o n K. M a r x » •

Lettre à Joseph Weydemeyer, 13 juillet 1849, Correspondance, t. Il, 1849-1851, trad. jean Mortier et Gilbert Badia, © Éditions sociales, 1971.

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Page 64: Le Point BIO N°03 - Marx

L'ŒUVRE DE MARX Philosophe, économiste, historien, sociologue... Dans une vie tout entière dévouée à la cause ouvrière, Karl Marx a endossé tous les rôles, au risque parfois de dérouter ceux qui, d'un bord ou d'un autre, préfèrent les classifications commodes.

La guerre des manuscrits La mainmise sur les archives de Marx et d'Engels a fait l'objet d'un long conflit entre les héritiers directs du philosophe, les dirigeants de la social-démocratie allemande et les Soviétiques.

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Ce fut exactement comme dans un drame bour-geois : le cadavre n'était pas encore froid que déjà

les héritiers se disputaient les petites cuillères. Marx n'étant pas riche, ce ne fut pas à l'argen-terie qu'on en voulait, mais à ses manuscrits. L'histoire de l'œu-vre de Marx, c'est aussi la guerre que vont se livrer sa famille et ses amis politiques, puis les par-tis qui se réclameront de lui. Dès le lendemain de sa mort, Auguste Bebel (1840-1913), dirigeant du parti social-démocrate des tra-vailleurs allemands (Sdap) s'in-quiète du sort du Capital, un seul des quatre volumes rédigés par Marx ayant été publié. Marx n'était-il pas en train de devenir

aussi important que Dieu le Père aux yeux des prolétaires? Sa Bi-ble devait être publiée, mais à bon escient, sous le contrôle des socialistes allemands, les plus conscients d'Eu-rope. Or le trésor est à Londres, au 41, Maitland Road, chez Marx. Des liasses de manuscrits en an-glais et en allemand, des lettres et des no-tes en pagaille, im-possibles à lire : le philosophe écrivait mal, si mal que la seule fois où il sollicita un emploi - c'était un poste d'em-ployé aux chemins de fer - , sa candidature fut rejetée pour écri-ture illisible! Seuls Eleanor et

Laura, ses deux filles, et bien sûr Engels (cf.-p. 27), son vieux com-plice, sont capables de déchiffrer « ces abréviations de mots et de phrases entières », pour repren-

dre les termes de Paul La fargue . Laura vivant en France, Eleanor s'attache pendant six mois à trier let-tres et notes, tandis qu'Engels emmène chez lui les manus-crits achevés des li-

vres II, III et IV du Capital. Il a promis à Marx sur son lit de mort de les publier, mais la tâche est lourde : « Si j'avais su, je ne l'aurais pas laissé en paix de jour ou de nuit avant que le travail fût

Les manuscrits, s'entassent chez Marx, impossibles à lire tant le philosophe écrivait mal.

64 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

Page 65: Le Point BIO N°03 - Marx

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terminé et imprimé », écrit-il à Bebel le 30 août 1883. Déjà malade, il accepte donc avec un certain empressement l'aide d'un jeune et brillant social-dé-mocrate allemand, Karl Kautsky (cf. p. 56) qui vient de fonder la Neue Zeit, la revue théorique du parti. Sait-il que Bebel l'a envoyé en mission à Londres pour rap-porter coûte que coûte les fa-meux manuscrits? Rien n'est moins sûr. Kautsky s'installe

L'ŒUVRE

chez Engels avec sa jeune femme, Louise; Engels est sous le charme. À la fin de 1885, ils pu-blient le livre II du Capital chez Meissner en Allemagne, tandis qu'Eleanor (cf. p. 62) édite à Lon-dres les pamphlets (expurgés) de son père contre l'ancien Premier ministre du Royaume-Uni, lord Palmerston (1784-1866). Un an plus tard, Engels édite encore les onze Thèses sur Feuerbach. Il accompagne l'ouvrage d'une préface, où il utilise notamment l'expression « matérialisme dialectique* », quand Marx par-lait de « dialectique matéria-liste ». Premiers pas délibérés vers l'infléchissement du voca-bulaire puis de la pensée marxienne*...

Le testament d'Engels Mais en Allemagne, où depuis le départ d'Otto von Bismarck du gouvernement en 1890, après vingt ans de règne, les sociaux-démocrates retrouvent droit de cité, Bebel s'impatiente : il est urgent de publier Le Capital, et il faut que ce soit en Allemagne ! Il envoie alors auprès d'Engels un autre brillant sujet, Eduard Bernstein (cf. p. 56), tandis que Kautsky, en passe de devenir le principal vulgarisateur de la pensée marxienne, rentre à Ber-lin avec en poche le livre IV du Capital. Cinq ans plus tard, quand Engels fait paraître le livre III, il ré-clame à son ancien secrétaire le manuscrit du livre IV « pour vé-rifier certains points du li-vre III ». En vain, semble-t-il. Kautsky le publiera entre 1904 et 1910 sous le titre de Théorie de la plus-value. Mais le vieux « Géné-ral » se meurt. Il fait encore

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M A M I F E S T

KAHIFIST KOMUNISTKNE mmu

MANIFESI komunisticke

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Karol Marx

Fridrich

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Page 66: Le Point BIO N°03 - Marx

L'ŒUVRE

••• publier dans Vorwàrts, le journal officiel du parti social-démocrate allemand, devenu le SPD en 1890, le texte de Marx sur la révolution de 1848. En mars 1895, il ajoute un codicille à son testament qui précise que toutes les lettres en sa possession, écri-tes par Marx ou par lui, à l'ex-ception de leur correspondance mutuelle, doivent être restituées à Eleanor. Bernstein et le parti social-dé-mocrate allemand hériteront de ses propres manuscrits, de sa correspon-dance avec Marx, et de ses droits d'auteur. Les Alle-mands ont-ils enfin gagné la par-tie? Non, car à Londres, Berns-tein et Louise, l'ex-femme de Kautsky, devenue entre-temps Madame Feyderer et la gouver-nante d'Engels, se partagent la garde des archives du Général. L'ensemble a été déposé dans deux coffres en bois, chez un mi-litant londonien. Chacun des deux compères en possède une clé et ne peut ouvrir les malles sans l'accord de l'autre. Or ils se détestent cordialement, et le ré-formisme croissant de Berns-tein, de moins en moins convaincu du bien-fondé de la lutte des classes* et des théo-ries marxistes, ne fait rien pour améliorer les rapports. La mort d'Eleanor, en 1898, va ajouter au piment de l'affaire : Laura récupère les documents de sa sœur et ramène en France des manuscrits de Marx. La si-tuation devient alors très para-doxale : alors que très peu d'ouvrages de Marx ont été pu-bliés, sa pensée s'impose partout

en Europe, notamment par le biais d'ouvrages de vulgarisa-tion plus fidèles aux program-mes des partis politiques qui s'en réclament qu'aux thèses du philosophe lui-même. Ce n'est qu'en 1902 que les manuscrits d'Engels arrivent en Allemagne, dans les valises de Bernstein qui revient au pays pour se faire

élire député du SPD. Une partie de la bi-bliothèque de Marx et des manuscrits restent alors dans les mains des Feyde-rer, qui en monnaye-ront une partie. La partie de l'œuvre

qui a été envoyée auparavant en Allemagne n'est pas pour autant vraiment étudiée. En 1900, quand le jeune Russe David Borisso-vitch Riazanov (1870-1938) visite les locaux du SPD à Berlin, il découvre « cette bibliothèque éparpillée sans aucun ordre dans plusieurs pièces [...] C'est ainsi que plusieurs milliers d'ouvrages appartenant aux créateurs du socialisme scienti-fique ont disparu » (Sur l'héri-tage littéraire de Marx et Engels, 1923). En 1910, Ria-zanov devient toute-fois le secrétaire de Kautsky qui, en fouillant dans les archives ramenées de Londres par Bernstein, a mis la main sur les travaux prépara-toires aux Manuscrits de 1844, à la Critique de la philosophie du droit de Hegel et aux Grundrisse. Les œuvres de Marx et d'Engels vont ainsi passer progressive-ment sous le contrôle des Russes. Sera-t-elle mieux traitée? Sûre-

ment. Riazanov, qui va devenir le premier « marxologue » à part entière, une espèce actuellement en perdition mais qui eut son heure de gloire, se passionne pour sa tâche et passe ainsi plu-sieurs semaines à Draveil, chez le couple Lafargue, quelques mois avant leur suicide en no-vembre 1911. La fille de Marx lui ouvre ses archives, ce qui lui permet de découvrir les répon-ses de Marx au questionnaire des « Confessions » soumis par Nanette, son flirt hollandais (cf. p. 9). Deux ans plus tard, il pu-blie un premier ensemble de lettres de Marx, malheureuse-ment semble-t-il largement cen-surées par Bernstein et Franz Mehring (1846-1919), un autre dirigeant socialiste.

Lénine réinvente Marx Arrive ensuite la guerre, qui aura trois conséquences majeu-res pour les manuscrits de Marx et d'Engels : d'abord, en 1914, Lénine (cf. p. 94), alors installé en Suisse , « r é i n v e n t e » le marxisme* dans un article pour le Dictionnaire encyclopédique de

la Société des frères Granat : il y déve-loppe l'idée de la révolution dans un seul pays, sous la direction d'un parti unissant paysans et ouvriers. Par la

même occasion, il fait d'Engels le premier passeur de Marx, voire son égal : « En ce qui concerne la position du socia-lisme de Marx à l'égard de la petite paysannerie, qui existera encore à l'époque où les expro-priateurs seront expropriés, il importe de mentionner cette dé-

Alors que très peu d'ouvrages de Marx ont été publiés, sa pensée s'impose partout en Europe.

Les œuvres de Marx et d'Engels vont peu à peu passer sous le contrôle des Russes.

66 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

Page 67: Le Point BIO N°03 - Marx

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Querelles d'éditeurs... S ' é t a n t e m p a r é d ' a r c h i v e s a l l e m a n d e s , D a v i d Riaza-n o v e n t a m e la p u b l i c a t i o n d e s œ u v r e s c o m p l è t e s .

« L ' é d i t i o n d o n t B e r n s t e i n et M e h r i n g s o n t les res-p o n s a b l e s r e c o n n u s est i n d i g n e . À p r é s e n t , les i n n o m -b r a b l e s p a s s a g e s q u ' i l s a v a i e n t é l i m i n é s d e la c o r -r e s p o n d a n c e , s a n s f o u r n i r la m o i n d r e i n d i c a t i o n , s o n t r e m i s à l e u r p l a c e , [ . . . ] e n t o u t cas p o u r les l e t t r e s q u e j'ai p u m o i - m ê m e c o m p a r e r à l ' o r i g i n a l . Il n'y a v a i t pas u n e s e u l e l e t t r e q u e ces m a i n s sacr i -l è g e s n ' a i e n t e n t r e p r i s d e m o d i f i e r . Les e x p r e s s i o n s u n p e u f o r t e s d e M a r x e t d ' E n g e l s a v a i e n t é t é é d u l -c o r é e s o u b i e n r a y é e s d u t e x t e . L o r s q u e M a r x t r a i t e q u e l q u ' u n d"'âne", v o i l à q u e n o s d e u x s a i n t e s - n i t o u -c h e s é p r o u v e n t le b e s o i n de r e m p l a c e r ce m o t par " b ê t e " o u "sot". » •

David Riazanov, Sur l'héritage littéraire de Marx et Engels, 1923.

claration d'Engels, qui exprime la pensée de Marx » (Karl Marx et sa doctrine, Éditions du Pro-grès, 1971). Trois ans plus tard, les bolcheviks prennent le pou-voir et mettent en pratique les thèses léninistes. Enfin, événe-ment certes moins important au regard de l'histoire mais essen-tiel pour ce qui nous concerne ici, le retour de Riazanov dans sa mère patrie, en février 1917. Dans ses bagages : des manus-crits de Marx et d'Engels, des collections de la Rheinische Zeitung de 1842-1843 et du New York Daily Tribune, le journal américain dont Marx était le cor-respondant pour l'Europe, etc. A-t-il l'autorisation des sociaux-démocrates allemands dont il a pillé les archives? Qu'importe. C'est la guerre. Et Marx est une

arme de combat. Une fois au pou-voir, Lénine le cite à tout bout de champ et invente même des cita-tions quand ça l'arrange. Riaza-nov, lui, a adhéré au parti en 1917, mais il n'est pas bolchevik, juste fou de Marx.

Une course contre la montre À la demande de Lénine qui se considère comme un ingénieur de la pensée de Marx, il fonde en 1922 à Moscou l 'Institut Marx-Engels et organise alors la recherche autour de l'œuvre du fondateur du socialisme scientifique. Il repart à Berlin arracher à Bernstein, devenu l'un des ennemis majeurs du bolchevisme, le manuscrit de L'Idéologie allemande. Il en pro-fite pour mettre la main sur la Critique de la philosophie du

L'ŒUVRE

droit de Hegel et sur d'autres documents. En 1920, son institut publie un livre V du Capital, notes éparses sans lien avec l 'œuvre de Marx, et des frag-ments de correspondance bien choisis. Il faut aller vite : la si-tuation politique et économique se durcit en Russie. Se sentant menacé, le chercheur multiplie les recherches et les initiatives : il publie intégralement la cor-respondance de Marx qu'il a pu retrouver et, en 1927, les deux premiers volumes des archives Marx-Engels, puis les cinq pre-miers tomes de la MEGA, l'édi-tion des œuvres complètes de Marx et Engels dont il rêve de-puis trente ans. Mais la terreur s'installe, dans l 'Allemagne bientôt hitlérienne comme dans l'Union soviétique de Staline. En 1931, le maître du Kremlin exige de Riazanov qu'il lui livre les archives du parti menchevik (cf. p. 94), composé de « marxis-tes de type classique » et décimé par Lénine : le chercheur refuse et est envoyé en camp où il sera fusillé en 1938. Il laisse douze volumes de la MEGA sur les quarante qu'il projetait de pu-blier. Après la guerre, l'Union soviétique et la RDA publièrent 43 volumes d'une nouvelle édi-tion complète. En 1989, après la chute du Mur toutefois, c'est à la Fondation internationale Marx-Engels (Imes) d'Amster-dam que revint la tâche de continuer la publication de la MEGA. C'est là en effet qu'après la prise du pouvoir par Hitler et dans des conditions quasiment miraculeuses fut transféré ce qui restait des manuscrits lé-gués par Engels à la social-démocratie allemande... • C.G.

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Page 68: Le Point BIO N°03 - Marx

L'ŒUVRE

Ce que Marx a écrit

Marx a consacré sa vie à l'élaboration d'une philosophie de l'économie. Mais la gestation de son œuvre fut constamment perturbée, tant par ses travaux alimentaires pour dif-

férents journaux que par ses problèmes de santé ré-currents et par la misère dans laquelle il vivait, ou encore par les pamphlets politiques écrits sous la pression des circonstances. Ce sont cependant ses scrupules théoriques qui expliquent l'état dans lequel elle nous est parvenue. Marx n'était en effet jamais satisfait de ses textes, qu'il remaniait et réécrivait sans cesse : ainsi, au moment même où le livre I du Capital, le seul publié de son vivant, est sous presse, il reprend entièrement le premier chapitre, d'où les différences notables entre la seconde édition et la première. La traduction française du livre I sera elle-même une nouvelle rédaction du texte, qu'il aura faite presque entièrement. Son œuvre est donc pour l'es-sentiel posthume : Engels (cf. p. 27) publiera le livre II du Capital en 1885 et le III en 1894. Ses principaux textes philosophiques, comme L'Idéologie allemande, ne seront publiés que dans les années 1930. Le parti socialiste de la RDA fait paraître dans les années 1950 une première édition des œuvres de Marx et Engels en 43 volumes qui fera longtemps référence : cette édition est cependant incomplète, mais elle a surtout pour défaut de présenter l'œuvre de Marx comme un tout achevé et systématique. La nouvelle édition al-lemande en cours, sous l'égide de l'Internationale-Marx-Engels-Stiftung, présentera pour la première fois, en 114 volumes, l'intégralité des textes tels qu'ils ont été laissés par Marx : une masse de manuscrits où il reprend et précise sans cesse ses analyses, un immense chantier théorique fondé sur une démarche critique qui lui fait rectifier en permanence ses pro-pres concepts. Irréductible, donc, à toute forme de dogmatisme. •

JEAN VIOULAC, professeur de philosophie, est l'auteur

de Manœuvre et machination. Essai sur l'époque de la technique (PUF, coll. « Épiméthée », 2009).

Quelles sont les œuvres de Marx ? En voici la liste, en fonction des dates de rédaction, avec les dates de publication et des pre-mières traductions françaises.

1843. Critique du droit politique hégélien Publié en 1927, première traduction française en 1935 Ce premier travail qui nous soit parvenu - sous la forme d'un manuscrit incomplet et inachevé - est un commentaire littéral des Principes de la philoso-phie du droit de Hegel (1818) dont Marx se veut un disciple critique : il y réfute l'idéalisme* philosophi-que de Hegel, en même temps qu'il élabore une critique radicale de la monarchie constitutionnelle, au profit de la démocratie. Il a alors 25 ans...

1844. Manuscrits de 1844 Publié en 1932, première traduction française en 1937. Réfugié à Paris en octobre 1843, Marx commence l'étude systématique de l'économie. Les trois cahiers de travail qui ont été conservés montrent l'ébauche de sa critique de l'économie politique : Marx y élabore une théorie de l'aliénation fondée sur l'analyse du pouvoir de l'argent dans la société moderne. Le déplacement de l'analyse du champ politique au champ économique conduit au dépas-sement de la démocratie au profit du communisme*. Marx reprend et développe en outre sa critique de Hegel, sous la forme d'un commentaire de la Phé-noménologie* de l'esprit (1807) centré sur la ques-tion de l'aliénation.

1845. Thèses sur Feuerbach Publié sous une forme modifiée par Engels en 1888, publié sous sa forme originale en 1924, première traduction française en 1938. En onze notes jetées sur le papier, Marx fonde toute

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L'ŒUVRE

et ils sont chargés d'en écrire le Manifeste, qu'ils rédigent en décembre 1847• À partir de la lutte des classes* posée comme principe directeur de l'histoire, l'époque moderne est présentée com-me avènement de la bourgeoisie, et comme accroissement de son antagonisme avec le pro-létariat. La révolution communiste apparaît alors comme la conséquence inéluctable de cette opposition. Le Manifeste est également une critique systématique de toutes les formes de socialismes.

sa philosophie, en renvoyant dos à dos idéalisme et matérialisme* pour élaborer une philosophie de l'activité (praxis*), qui ne définit le réel ni par l'esprit ni par la matière, mais par l'activité pure d'individus vivants. Des livres entiers ont été consacrés aux Thèses, dont il existe plus de 300 traductions.

1845. L'Idéologie allemande Avec Engels, publié en 1933, traduction française partielle en 1938, première traduction intégrale en 1968. Cette œuvre philosophique majeure de Marx fut rédigée avec Engels. Il y développe pleinement sa conception du matérialisme historique*, fon-dée sur l'activité de production d'individus concrets, et ce à partir d'une critique de la pen-sée de Ludwig Feuerbach* (1804-1872). L'intérêt du texte est de montrer les fondements philoso-phiques de l'économie de Marx : c'est parce que l'homme est désormais défini par son activité concrète de production (et non plus par l'acti-vité abstraite de la pensée, comme dans la phi-losophie classique) que le système économique de production devient un thème philosophique. L'ensemble des idées et des théories est lui-même un résultat de la pratique vivante d'individus déterminés, et c'est ce qui définit l'idéologie. Marx et Engels ne réussissent pas à faire publier leur texte, et l'abandonnent, selon l'expression de Marx, « à la critique rongeuse des souris ».

1847. Misère de ta philosophie Rédigé directement en français par Marx et publié en 1847. Violente critique du livre de Proudhon (cf. p. 23), Philosophie de la misère (1846). Comme toujours, la critique permet à Marx de préciser sa propre pensée, et d'élaborer ici ses premières conceptions du salaire, du temps de travail, de la division du travail ou encore de la concurrence.

1847. Manifeste du parti communiste Avec Engels, publié en février 1848, première traduction française en 1885. En novembre 1847, Marx et Engels participent à Londres au IIe congrès de la Ligue communiste

« U n spectre h a n t e l'Europe : le spectre du c o m m u n i s m e * [...]. L'histoire de t o u t e société jusqu'à nos j o u r s est l'histoire de la l u t t e de classes*. [...] C e p e n d a n t , le c a r a c t è r e dis-t i n c t i f de n o t r e é p o q u e , de l 'époque de la b o u r g e o i s i e , est d'avoir s impl i f ié les a n t a -g o n i s m e s de classes. La société e n t i è r e se scinde de plus en plus en d e u x v a s t e s camps e n n e m i s , en d e u x g r a n d e s classes qui s'af-f r o n t e n t d i r e c t e m e n t : la b o u r g e o i s i e et le p r o l é t a r i a t . » •

Manifeste du parti communiste (1848).

« L'intérêt matériel de la bourgeoisie française est p r é c i s é m e n t lié de f a ç o n t rès i n t i m e au maint ien de cette machine g o u v e r n e m e n t a l e v a s t e et c o m p l i q u é e . C'est là qu'elle case sa populat ion superf lue et complète sous f o r m e d'appointements ce qu'elle ne peut encaisser sous f o r m e de profits, d'intérêts, de rentes et d'honoraires. » •

Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852).

1852. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte Publié en 1852, première traduction française en 1891. Pamphlet politique dirigé contre Napoléon III après le coup d'État du 2 décembre 1851. Marx analyse la révolution de 1848 (cf. p. 30) et son échec en termes de luttes des classes*. Il critique violemment le cynisme, la bêtise et la médiocrité de Napoléon III, mais il est tout aussi sévère pour l'immaturité politique des révolutionnaires.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 69

Page 70: Le Point BIO N°03 - Marx

L'ŒUVRE

1857-1858. Grundrisse Publié en 1939, première traduction française en 1967. À partir des années 1850, Marx consacre tout son effort théorique à la critique de l'économie politi-que. Le premier résultat prend la forme d'un volu-mineux manuscrit connu sous le nom de « Grun-drisse » (« esquisse » ou « ébauche » en allemand). L'importance du texte vient de l'utilisation des concepts et de la logique de Hegel, qui permet de comprendre le statut philosophique des analyses : Marx reproche ainsi à l'économie classique, telle que la pense par exemple Adam Smith*, de rester au niveau des apparences sans jamais être capable d'accéder aux fondements réels des processus.

1859. Contribution à la critique de l'économie politique Publié en 1859, première traduction française en 1899. Première publication de Marx sur la question éco-nomique, souvent considérée comme un chapitre préliminaire au livre de sa vie, Le Capital. Il s'agit d'une étude du mode de production capitaliste, qui part de l'analyse de la marchandise. Celle-ci est définie par la dualité de la valeur d'usage et de la valeur d'échange, ce qui mène Marx à reconnaî-tre l'opposition entre deux types de travail, le travail particulier concret et le travail universel abstrait. Première théorie de la monnaie comme matériali-sation du temps de travail.

« Un é n o r m e progrès fut fait par A d a m S m i t h q u a n d il re jeta t o u t e d é t e r m i n a t i o n part i -c u l i è r e de l ' a c t i v i t é c r é a t r i c e de r i c h e s s e pour ne c o n s i d é r e r q u e le t r a v a i l t o u t c o u r t , c'est-à-dire ni le t r a v a i l m a n u f a c t u r i e r , ni le t r a v a i l c o m m e r c i a l , ni le t r a v a i l a g r i c o l e , mais t o u t e s ces f o r m e s de t r a v a i l d a n s leur c a r a c t è r e c o m m u n . » •

Contribution à la critique de l'économie politique (1859).

1861 et 1863. Théories sur la plus-value Publié entre 1904 et 1910, première traduction française en 1974-1976. Histoire critique de l'économie, où Marx commen-te et analyse les principales théories économiques classiques, en particulier Adam Smith, Thomas Malthus* et David Ricardo*.

1867. Le Capital, livre I Publié en 1867, première traduction française revue et corrigée par Marx en 1875. C'est le grand-œuvre de Marx, entièrement consacré à l'analyse du système de production capitaliste. L'économie y est définie par la production et non par les échanges comme dans l'économie classique,

D A N S i l - / ; : > f|§ LE :^^lâl • Wi^^Mâ^MÊM

TEXTE ^ ^ P I ^ ^ ^ ^ ^ ^ M H H m

La journée de travail Il y a pire e n c o r e q u e l ' e x p l o i t a t i o n * , e x p l i q u e M a r x dans le l iv re I d u Capital, c'est la s u r e x p l o i t a t i o n , qui ne r e s p e c t e pas les c o n d i t i o n s n o r m a l e s de la v i e . D'où la « l u t t e séculai re p o u r les l imi tes de la j o u r n é e de t r a v a i l ».

« T o u t à c o u p s ' é l è v e la v o i x d u t r a -vai l leur : La m a r c h a n d i s e q u e je t'ai v e n d u e se d i s t i n g u e de la t o u r b e des a u t r e s m a r -chandises, parce que son usage crée de la valeur, et une valeur plus grande qu'elle ne c o û t e e l l e - m ê m e . C'est p o u r cela que t u l'as a c h e t é e . Ce qui p o u r to i s e m b l e a c c r o i s s e m e n t de c a p i t a l est p o u r m o i e x c é d e n t de t ravai l . Toi et moi , n o u s ne c o n n a i s s o n s s u r le m a r c h é q u ' u n e loi, celle de l'échange des m a r c h a n d i s e s . La

70 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

Page 71: Le Point BIO N°03 - Marx

L'ŒUVRE

« La t e n d a n c e c r o i s s a n t e du t a u x de p r o f i t g é n é r a l à la baisse est s i m p l e m e n t u n e façon, p r o p r e a u m o d e de p r o d u c t i o n c a p i t a l i s t e , de t r a d u i r e le p r o g r è s de la p r o d u c t i v i t é * sociale d u t r a v a i l . » •

Le Capital (1867).

ce qui amène le philosophe à identifier l'originalité de l'économie capitaliste dans la production de valeurs d'échange (et non la production de valeurs d'usage comme dans les économies préindustrielles). Le livre montre comment la production de valeur d'échange est possible : elle se fonde à la fois sur le salariat (l'achat de puissance de travail) et sur la recherche du profit (la production de plus-value*). En d'autres termes, l'argent achète du travail pour

se produire lui-même : c'est ce processus d'autopro-duction de l'argent (ou autovalorisation de la valeur) que Marx nomme « capital ». La production de plus-value est fondée sur le surtravail, c'est-à-dire sur l'exploitation* des travailleurs, et Marx étudie les modalités de cette exploitation, en particulier dans la question du temps de travail.

1871. La Guerre civile en France Publié en 1871, première traduction française en 1872. Analyse de la Commune de Paris (cf. p. 46) réalisée pour la lre Internationale (cf. p. 44), dans laquelle Marx voit l'invention d'une nouvelle forme politique préfigurant la révolution communiste : l'originalité de la Commune est d'avoir supprimé l'État pour faire exercer le pouvoir directement par le peuple.

c o n s o m m a t i o n de la m a r c h a n d i s e appar-t i e n t n o n a u v e n d e u r q u i l'aliène, m a i s à l 'acheteur qui l 'acquiert . L'usage de m a f o r c e de t r a v a i l t ' a p p a r t i e n t d o n c . M a i s par le pr ix q u o t i d i e n de sa v e n t e , je dois c h a q u e j o u r p o u v o i r la r e p r o d u i r e et la v e n d r e de n o u v e a u . A b s t r a c t i o n f a i t e de l 'âge et d ' a u t r e s c a u s e s n a t u r e l l e s de d é p é r i s s e m e n t , je dois ê t r e aussi v i g o u -r e u x et d i s p o s d e m a i n q u ' a u j o u r d ' h u i , p o u r r e p r e n d r e m o n t r a v a i l avec la m ê m e force. Tu me prêches c o n s t a m m e n t l'évan-gi le de "l'épargne", de "l'abstinence" et de "l'économie". F o r t b ien ! je v e u x , e n a d m i n i s t r a t e u r sage et i n t e l l i g e n t , éco-n o m i s e r m o n u n i q u e f o r t u n e , m a f o r c e de t r a v a i l , e t m ' a b s t e n i r de t o u t e f o l l e prodigal i té , je v e u x c h a q u e jour n'en met-t r e e n m o u v e m e n t , n'en c o n v e r t i r e n t ravai l , en u n m o t n'en dépenser q u e juste ce q u i sera c o m p a t i b l e a v e c sa d u r é e nor-m a l e et son d é v e l o p p e m e n t régul ier . Par u n e p r o l o n g a t i o n o u t r e m e s u r e de la jour-n é e de t r a v a i l , t u p e u x e n u n s e u l j o u r m o b i l i s e r u n e p lus g r a n d e q u a n t i t é de

m a f o r c e q u e je n'en puis r e m p l a c e r e n t r o i s [...], c'est-à-dire q u e t u ne m e payes q u ' u n t i e r s de sa v a l e u r j o u r n a l i è r e , t u m e v o l e s d o n c c h a q u e j o u r d e u x t i e r s de m a m a r c h a n d i s e . T u p a y e s u n e f o r c e de t r a v a i l d'un j o u r q u a n d t u e n uses u n e de t r o i s . T u v i o l e s n o t r e c o n t r a t et la loi des é c h a n g e s , je d e m a n d e d o n c u n e j o u r n é e d e t r a v a i l d e d u r é e n o r m a l e , e t je la d e m a n d e sans faire a p p e l à t o n c œ u r , car, dans les affaires, il n'y a pas de place pour le s e n t i m e n t . T u p e u x ê t r e u n b o u r g e o i s m o d è l e , p e u t - ê t r e m e m b r e de la société p r o t e c t r i c e des a n i m a u x , et , par-dessus le m a r c h é , e n o d e u r de s a i n t e t é ; p e u i m p o r t e . La c h o s e q u e t u r e p r é s e n t e s vis-à-vis de m o i n'a r ien dans la p o i t r i n e ; ce qui s e m b l e y palpiter , ce s o n t les bat-t e m e n t s de m o n p r o p r e c œ u r , j'exige la j o u r n é e de t r a v a i l n o r m a l , parce q u e je v e u x la valeur de ma marchandise, c o m m e t o u t a u t r e v e n d e u r . » •

Le Capital, livre I, chapitre 10, trad. )oseph Roy, 1875.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 71

Page 72: Le Point BIO N°03 - Marx

ENTRETIEN

Certains textes de Marx et Engels n'ont jamais été traduits en français ou sont indisponibles. Les Éditions sociales viennent de lancer une « Grande édition de Marx et Engels » (GEME) qui regroupera la totalité de leurs œuvres.

ISABELLE GARO « MARX N'EST PAS UN AUTEUR COMME UN AUTRE... »

te M i t : Le projet de la « Grande Édition » c o m p t e r a près de 90 mil l ions de signes ! U n e entrepr ise si mo-n u m e n t a l e était-elle nécessaire? Isabelle Garo : En France, malgré un net mais récent regain d'intérêt pour l'œuvre de Marx, nous ne possédons pas l'équi-valent de ce qui existe dans d'autres pays européens : une édition complète des œuvres de Marx et d'Engels. Notre pro-jet se fonde sur l 'édition de langue allemande de référence, la MEGA (Marx-Engels-Gesamtausgabe). Sa première version a été lancée dans les années 1920 en Russie par David Riazanov (cf. p. 65), qui sera victime des purges staliniennes et fusillé en 1938. La deuxième version, lancée dans les années 1970, est actuel-lement en cours de réalisation et compte à présent environ 90 volumes sur les 120 prévus. En France, notre retard est criant, ce qui est d'autant plus paradoxal que Marx y a été traduit très tôt, et qu'il a même supervisé la première édition française du Capi-tal, terminée en 1875 (cf. p. 74).

L U : M a r x parlait bien français : p o u r q u o i cette tra-duct ion est-elle à r e v o i r ? 1.6. : Cette traduction, due à Joseph Roy, manque de rigueur, et elle a très mal vieilli, même si elle constitue un document historique précieux. Après

plusieurs projets éditoriaux demeurés inaboutis, les Éditions sociales, alors dirigées par Lucien

Sève, ont lancé un projet de traduction complète dans les années 1970, mais il est resté lui aussi inachevé. Notre projet en hérite, mais il se veut plus ambitieux puisqu'il s'agit de traduire pour la pre-mière fois intégralement l'ensemble de ce corpus, en ne laissant de côté que cer-taines lettres des correspondants de Marx ou des notes de lectures. Et de rénover de fond en comble l'appareil critique. De plus une édition électronique permettra dès 2010 l'accès à ce fonds en ligne.

L U : C o m m e n t e x p l i q u e r u n t e l retard dans la t raduct ion d'un a u t e u r q u e tout le m o n d e a p r é t e n d u a v o i r lu ? I. G. : Certains textes ont été connus très tardivement. Les contemporains de Marx, même en Allemagne, en ignoraient l'exis-

tence. Les Manuscrits de 1844, par exemple, ont été édités par Riazanov seulement dans les années 1930, et L'Idéologie allemande en 1933. Pour notre part, nous allons éditer prochainement le chapi-tre 6 du Capital, dit le « chapitre inédit », qui n'avait pas été intégré à la première édition, un texte qui a été traduit en 1971 par Roger Dangeville pour les éditions 10/18 mais qui est devenu indis-ponible, en dépit de son importance théorique.

est professeur en classes préparatoires au lycée Faidherbe de Lille. Elle est l'auteur de Marx, une critique de la philosophie (Seuil, 2000) et de L'Idéologie ou la pensée embarquée (La Fabrique, 2009).

72 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

Page 73: Le Point BIO N°03 - Marx

ENTRETIEN

D'autres textes qui ont pourtant marqué l'histoire ou suscité des commentaires importants au cours du xxe siècle sont devenus eux aussi inaccessibles en français, comme les manuscrits de 1857-1858, les Grundrisse, textes préparatoires au Capital, qui seront bientôt réimprimés. Mais la lenteur de ce processus d'édition s'explique aussi par des réticences politiques, voire une franche hostilité : Marx n'est pas un auteur comme un autre...

L R : D'où des erreurs d'interprétation ? LG. : Oui, et d'abord en faisant de Marx cet auteur dont on parle sans l'avoir jamais lu! Beaucoup de textes de circonstance, des interventions poli-tiques notamment, ont été arrachés au contexte historique qui leur donne sens. La tradition « marxiste-léni-niste » a projeté ses propres choix théoriques. Mais c'est aussi le cas de la plupart des lectures libérales ou antitotali-taires. Prenez la Critique du programme de Gotha, que nous avons publiée en 2008 accompa-gnée d 'une présentat ion historique. Ce texte, devenu canonique dans la tradition communiste* internationale, fut avant tout une intervention de circonstance dans le cadre de l'unification du parti social-démocrate allemand en 1875. C'est l'un des rares textes de Marx où l'on voit apparaître la notion de dictature du prolétariat*. L'expression a donné lieu à beau-coup de surinterprétations, favorables ou hostiles, toutes très éloignées du sens que lui donna Marx, qui l'opposait à la « dictature bour-geoise » et l'empruntait à l'histoire romaine. La dictature à Rome en effet était un moment d'ex-ception qui n'avait rien d'arbitraire : un homme seul s'y voyait conférer un pouvoir exceptionnel afin d'assurer la survie de la République. La for-tune et les infortunes de l'expression ont occulté la vraie question, qui est celle de l'État.

L i t : Cette édition est-elle l'occasion, enfin, de rendre justice au rôle d'Engels? I .G.: À mon avis, s'il faut distinguer Marx et Engels, il serait absurde de les opposer. Nous allons prochainement publier dans la GEME des

textes du jeune Engels, écrits en allemand aussi bien que directement en anglais. On se rend compte que très tôt, bien avant Marx, il avait entrepris de décrire et d'analyser l'Angleterre industrielle du xixe siècle. Il en a tiré une analyse précoce du capitalisme envers laquelle son ami reconnaîtra toujours sa dette. Par la suite, un grand nombre de textes seront écrits à quatre mains, et complétés par une correspondance abondante.

L i t : Quels sont les principaux défis de cette traduc-t ion? L G. : Marx utilise un vocabulaire très élaboré ; il remanie des concepts hérités de penseurs qui

l'ont précédé, il en produit de nouveaux. Il ne s'agit pas d'ho-mogénéiser artificiellement les choix de traduction, éventuel-lement différents pour un même terme allemand, mais de les harmoniser et de les justifier, en bannissant les néologismes. Par exemple, le terme d'Aufhe-bung, emprunté à Hegel (cf. p. 18), doit, selon les cas, être traduit par « dépassement »,

« abolition », « suppression », etc. Il appelle des notes explicatives pour permettre au lecteur de s'y retrouver.

L R ; Encore des choses à découvrir sur M a r x ? L 6.: Très certainement. Sa pensée évolue au fil du temps et se corrige sans cesse. On a eu tendance à découper cette œuvre en plusieurs pans, à consi-dérer qu'il existait un Marx sociologue, un Marx économiste, un Marx philosophe, etc. Or ces dif-férentes approches sont indissociables et se nourrissent les unes les autres. En évitant le tra-vers des morceaux choisis, cette traduction nourrira le travail critique sur l'œuvre de Marx, par-delà les caricatures et les simplifications.

Propos recueillis par Sophie Pujas

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 73

Beaucoup de textes de circonstance, des interventions politiques notamment, ont été arrachés au contexte historique qui leur donne sens.

Page 74: Le Point BIO N°03 - Marx

L'ŒUVRE

Le fabuleux destin du Capital Œuvre d'une vie, fruit de multiples rédactions successives, Le Capital est né dans ta douleur. Ne connaissant d'abord qu'un succès mitigé, îl est ensuite devenu une véritable Bible pour ceux qui rêvaient de changer te monde.

Le Capital est considéré comme l'œuvre la plus importante de Marx. C'est l'œuvre de sa vie,

celle qui fait de lui un géant sur l'échiquier des grandes options et interprétations du monde contemporain. Ce n'est qu'en 1857-1858 que Marx fut en mesure d'en rédiger une première es-quisse, connue sous le nom de Grundrisse, mais les textes aujourd'hui rassemblés dans Le Capital, en partie grâce à En-gels, sont le fruit d'une recher-che qu'il poursuivit jusqu'au dernier jour. L'ouvrage ne ren-contra d'ailleurs pas un succès immédiat, mais d'emblée une diffusion assez internationale. Le livre I, paru en 1867, remanié en 1872, fut presque aussitôt tra-duit en russe, puis en français (cf. p. 77), en italien à partir de 1882, en anglais en 1887, en espa-gnol en 1898. Les livres II et III parurent après la mort de Marx, en 1885 et 1894, publiés par En-gels (cf. p. 27). Mais Le Capital ne viendra au centre des débats po-litiques publics qu'une fois ga-gnés à sa cause, à la fin du xixe siècle, le mouvement ouvrier et l'intelligentsia allemande. C'est à partir de cette rencontre qu'il deviendra le foyer dans le-quel d'immenses forces sociales

et intellectuelles entreront en fusion, via des porte-parole émi-nents, de Rosa Luxemburg* à Lénine (cf. p. 95), de Gramsci (cf. p. 99) à Mao (cf. p. 107). Tous ac-teurs politiques et intellectuels. Ainsi est-il devenu, au milieu du xxe siècle, le livre le plus « coté » après la Bible.

Une machinerie conceptuelle Ce qu'annonçait Le Capital, le passage à un type supérieur de société, ne s'est produit nulle part et ne semble plus pouvoir se produire dans les termes qu'il annonçait. Et pourtant ce livre garde le charme de la jeunesse. D'où vient que, gé-nération après gé-nération, c'est dans cet écrit que ceux qui veulent « chan-ger le monde » vien-nent chercher leurs instruments de cri-tique et d'analyse? C'est qu'il n'a pas seulement donné au socialisme sa théorie, il lui a donné aussi son récit. Le « Grand Récit », comme on dit, qui met la théorie en mouvement. Le Capi-tal est un livre de théorie or-donné comme un récit, c'est là le secret de sa puissance. Mais aussi son ambiguïté.

Il commence comme toutes les théories scientifiques par les structures et les notions les plus générales, comme le travail, la marchandise et la valeur. Et il construit progressivement une machinerie conceptuelle qui lui permet d'analyser les phénomè-nes les plus concrets. Il débute ainsi par l'idée que le monde mo-derne est un marché. Rien n'est produit qui ne soit marchandise. Mais - et c'est là où les choses se compliquent - l'une de ces mar-chandises est la « force de tra-vail ». Et le capitaliste qui l'achète va lui faire produire une valeur supérieure à la sienne

propre, que mesure son salaire. Il doit en faire le maxi-mum, sinon il dispa-raît; si ce n'est pas lui, c'est le concur-rent qui gagne; si bien qu'au total le capitalisme n'est pas une affaire entre un travailleur A et

un entrepreneur B, mais entre deux classes sociales, celle qui possède des moyens de produc-tion et celle qui en est dépour-vue. De la concurrence résultera la concentration du capital en grandes corporations, et la constitution d'une « classe

Le Capital n'a pas seulement donné au socialisme sa théorie, il lui a donné aussi son récit, son « Grand Récit ».

74 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

Page 75: Le Point BIO N°03 - Marx

h ii a fact that "Society as a whole is splitting up more and more into two gréai hos-tile camps» into two çreal classes fatiag each other —bourgeoisie and prolé-tariat?"

Wa* Marx right when hm smd$

"Enfland îs the only country where the in-évitable social révolu-tion migbi be efected entireîy by peacefui and îepî means,"

CAPITAL » KARL MARX The writings of Marx are a gmwing world force today» and CAPITAL is the only anaiysis of our present sociely thaï squares with the tacts. Marx deciared that under a system of the privaîe ownership of the means of production and distribution, in which goods are produced for profit, and whereiti men and groups au l nattons are compelled to compete for rnarkeis, and .sources of raw material, and spheres % infiuencet the world would be forced into in-creasing unemployment, poverty, crime, s Bering and wars.

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ouvrière » qui deviendra pro-gressivement une force univer-selle capable de s'organiser et d'instaurer un régime démocra-tique de production concertée entre tous. Pourquoi ce message a-t-il eu un tel succès? Les forces qui l'ont porté se sont désignées comme celles du « mouvement ouvrier » et ont forgé une identité ouvrière, révolutionnaire. En réalité, pour-tant, le marxisme*, dès la fin du xixe siècle, fut aussi un mouve-

ment d'employés, de fonctionnai-res, de cadres et d'intellectuels. On sait la part qu'ont prise les enseignants et les militaires dans les révolutions socialistes. Pour son premier conseil des minis-tres, en octobre 1917, Lénine pou-vait ainsi recruter à bac + 5 parmi les animateurs de son mouvement. Du jamais vu dans l'histoire des démocraties... Cet idéal d'une société planifiée, un idéal d'égalité et de rationa-lité, était bien sûr accessible au

peuple travailleur, qui subissait la loi impitoyable du « marché de la force de travail », mais c'était aussi là le langage spon-tané des fonctionnaires, mana-gers et intellectuels, qui consti-tuaient, jusque dans les couches privilégiées, face au propriétaire capitaliste, cet autre pôle, dont James Burnham (1905-1987) sa-lua l'émergence, en 1941, dans L'Ère des organisateurs. Et les travailleurs savaient d'instinct qu'ils ne pouvaient abattre •••

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 75

Page 76: Le Point BIO N°03 - Marx

JUS.

La souffrance d'un éditeur...

H ^ ; g . ' DAMS î§ ' -/M - LE « Cher citoyen... » Dans u n e l e t t r e f a m e u s e (ci-des-sus), M a r x e x p l i q u e à M a u r i c e L a c h â t r e , s o n é d i t e u r f r a n ç a i s , les d i f f i c u l t é s q u e p r é s e n t e Le Capital.

« Londres, 18 mars 1872 A u c i t o y e n M a u r i c e Lachâtre,

C h e r c i t o y e n , [...] Voi là le b e a u c ô t é de v o t r e médail le, mais en voici le revers : la m é t h o d e d ' a n a l y s e q u e j'ai e m p l o y é e e t q u i n ' a v a i t p a s e n c o r e été a p p l i q u é e a u x sujets é c o n o m i q u e s , r e n d assez a r d u e la lecture des premiers chapitres, et il est à c r a i n d r e q u e le publ ic f rançais , t o u j o u r s i m p a t i e n t de c o n c l u r e , a v i d e de c o n n a î t r e le r a p p o r t des pr incipes g é n é r a u x a v e c les q u e s t i o n s i m m é d i a t e s qui le p a s s i o n n e n t , ne se r e b u t e parce qu'il n'aura pu t o u t d'abord passer o u t r e . C'est là u n d é s a v a n t a g e c o n t r e l e q u e l je ne puis r ien si ce n'est t o u t e f o i s p r é v e n i r et p r é m u n i r les l e c t e u r s s o u c i e u x de v é r i t é . Il n'y a pas de r o u t e r o y a l e p o u r la science, et ceux- là s e u l e m e n t o n t la chance d'arriver à ses som-m e t s l u m i n e u x qui ne c r a i g n e n t pas de se f a t i g u e r à g r a v i r ses s e n t i e r s e s c a r p é s . » •

La traduction française du Capital, qui paraît entre 1872 et 1875, ne connaît d'abord qu'un succès mesuré,

Le projet d'édition française du Capital remontait à 1867. Les proches de Marx avaient pressenti pour traduire l'ouvrage Élie Reclus, Clé-mence Royer, Charles Keller, et, durant la Commune, la police versaillaise saisit la traduction de Victor Jaclar et Anna Corvin. À l'été 1871, on est donc encore loin de choisir un éditeur... À San Sébastian, Maurice Lachâtre s'est installé à l'Hôtel de France où il a pour voisin Paul La fargue (cf. p. 58), l'un des gendres de Marx, qui le convainc d'éditer Le Capi-tal. Le 19 octo-bre, ils sont tom-bés d'accord. Le traducteur, Joseph Roy, est trouvé. Le contrat est établi le 13 février 1872. Lachâtre porte à Marx une admiration sincère. « Vo-tre livre enfanté au milieu des douleurs me vaudra peut-être bien des persécutions ; je les accepte, lui écrit-il. [...] Vous n'avez pas failli à cette tâche; je fais comme vous, cher maître, dans la mesure de mes forces. ». Mais l'édi-tion est compliquée : Lachâ-

« Glissons-nous sans bruit, et atteignons notre but : paraître. » Maurice Lachâtre

tre est en Espagne, Marx à Londres, la maison d'édition et l'imprimeur sont à Paris, le traducteur vit à Bordeaux, son adresse est parfois celle d'un café... Lachâtre appor-tera pourtant un soin constant à la réécriture qui permit de disposer en fran-çais d'une version meilleure que l'original en allemand. Il se montre soucieux des dé-tails, insistant sur les obscu-rités du texte et multipliant

les relectures : « Pour la correc-tion, vous m'avez écrit que vous comptiez sur le c o n c o u r s de quelques-uns de vos amis [...]. Il est de mon de-

voir de vous prévenir que plusieurs de ceux que vous m'avez nommés passent pour être d'une extrême paresse. Je ferai moi-même trois cor-rections des épreuves, Mr Dervaux, une, le prote de l ' imprimerie, une; vous aurez donc cinq lectures en dehors des vôtres et des cor-rections de vos amis. » Mal-gré ces soins, la difficulté du livre demeurera. Dans une lettre inédite de 1875, Lachâ-

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L'ŒUVRE

tre écrit à Marx : « J ' a i conclu que la masse des lec-teurs ne comprendra pas mieux que moi vos admira-bles théories, si vous ne finis-sez pas par les traduire en langage qui soit à la portée du vulgaire dont je fais par-tie. » Les premières livrai-sons, tirées à 10000 exemplai-res, ont été mises en vente le 17 septembre 1872. Au 12 oc-tobre, 576 ont été vendues, discrètement. « L'important pour nous est de paraître, non de vendre, assure l'édi-teur prudent dans une autre lettre. Pendant que la publi-cation se fait, il ne faut ni tambours ni c lairons; le grand sabre de Mac-Mahon1

est suspendu au-dessus de nos têtes ; l'acier tranche la plume; glissons-nous sans bruit, et atteignons notre but : paraître. » Cela n'empê-chera pas les interruptions. Les dernières livraisons sont imprimées à 1000 exemplai-res. Et le livre est enfin mis en vente fin 1875. En 1879, moins de 700 exemplaires ont été vendus. C'est peu; mais le livre est là. La popularisa-t ion du marxisme* en France peut commencer. Ce sera d'abord l'œuvre de Ju-les Guesde*, édité non plus par Lachâtre mais par son gendre . D 'un gendre à l'autre... •

FRANÇOIS GAUDIN

1. Patrice de Mac-Mahon, président de la République française de 1873 à 1879.

••• « le capital » qu'en faisant alliance avec ces forces de l'orga-nisation et de la culture. En 1892, les mineurs et ouvriers de Car-maux en grève iront spontané-ment trouver le leader socialiste Jean Jaurès (1859-1914). Une image à portée générale.

Une nouvelle classe dirigeante Le secret du fabuleux destin du Capital est dans cette alliance historique qu'il allait susciter, fournissant aux uns et aux autres le repérage qu'ils attendaient. Les bolcheviques mirent effective-ment en œuvre, non sans appréhension, cette substitution de la planification au marché qui, déjà, dans la militarisa-tion de l'économie russe au cours de la Première Guerre mondiale, avait fait la preuve de son effica-cité. Passons sur les détails de l'histoire. La conséquence fut que l'encadrement se mua peu à peu en une nouvelle classe diri-geante, sous l'égide d'un « parti unique » que Marx n'avait pas envisagé. « Le » Parti, héros de la geste révolutionnaire, souda la communauté, mais à la façon d'un pouvoir privé, incontrôlé et tout-puissant, sur les affaires publiques, étouffant l'institution démocratique. Marx, comme tous les grands théoriciens, se trouve dépassé par sa théorie. La classe domi-nante à l'époque moderne n'est pas seulement celle des « capi-talistes », comme il la nomme. Elle présente aussi un autre pôle, qui s'appuie non pas sur la

propriété et le marché, mais sur la compétence et l'organisation. Deux positions privilégiées, an-tagoniques mais convergentes, qui se reproduisent structurel-lement. Il y a bien deux classes. Mais la lutte de classes* est un jeu à trois, où ceux d'en bas, la « classe fondamentale », doivent affron-ter les puissances du marché et les hiérarchies de la bureaucra-tie. La théorie de Marx n'est pas une « doctrine » qui serait à prendre ou à laisser. Elle est

construite comme une théorie scienti-fique qui porte en elle la faculté d'être corr igée : il faut chercher à y discer-ner le vrai et le faux. Et c'est à partir de là qu'une nouvelle génération reprend

intérêt à lire Le Capital. Avec cette distance, qui permet de réinterroger l'œuvre. On décou-vre ainsi aujourd'hui dans quel-les limites, mais aussi avec quelle pertinence, ses catégories centrales demeurent d'actualité : exploitation*, fétichisme de la marchandise, plus-value*, re-production des classes sociales, pouvoir de classe, lutte de clas-ses, armée industrielle de ré-serve, paupérisation, crise du capital. C'est en ce sens que les héritiers de Marx tentent de re-prendre le fil du récit. En écri-vant « parti » en minuscules et « révolutions » au pluriel. •

JACQUES BIDET, professeur émérite à l'université Paris-X Nanterre, est directeur honoraire de la revue Actuel Marx. Il a, entre autres, publié Altermarxisme, un autre marxisme pour un autre monde (avec Gérard Duménil, PUF, 2007).

La théorie de Marx est construite comme yrie théorie scientifique qui porte en elle la faculté d'être corrigée,

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L'ŒUVRE | R E P È R E S

Les nourritures libérales Marx a su habilement utiliser les concepts développés par les penseurs libéraux, qu'ils soient philosophes, politiques, historiens ou économistes.

Fils d'un père acquis aux idéaux des Lumières et à la pensée libérale, Marx s'associe quand il

est étudiant avec les jeunes-hé-géliens pour réclamer au roi de Prusse une monarchie constitu-tionnelle. Rien d'étonnant à ce qu'il se soit intéressé aux pen-seurs libéraux et que, toujours éclectique, il leur ait emprunté des concepts, quitte à les criti-

quer crûment. Dès 1844, dans l'un de ses premiers essais phi-losophiques, La Sainte Famille, il reprend la thèse des théori-ciens écossais de la commercial society, tel Adam Ferguson (1723-1816), qui fondaient l'his-toire de la civilisation sur le développement économique : l'État moderne est le produit de la société, on ne peut le com-prendre qu'en analysant cette

dernière. En effet, « c'est l'inté-rêt qui maintient ensemble les membres de la société civile, leur vrai lien, c'est la vie civile et non la vie politique ». Marx appellera « superstition politi-que » l'idée, ou plutôt l'illusion, selon laquelle « la vie civile doit être maintenue par l'État ». De même, c'est chez les historiens libéraux qu'il trouve la thèse selon laquelle la Révolution française s'explique par le che-minement, puis la victoire, de la bourgeoisie sur les corps pri-vilégiés ; victoire politique et idéologique accompagnée du remplacement de la féodalité par la société de marché et de salariat. « Ce n'est pas à moi que revient le mérite d'avoir découvert ni l'existence des classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles », écrit-

UN Deux classes en guerre, selon Guizot A U T R E

En 1820, le f u t u r ministre de Louis-Philippe parlait déjà de l u t t e des classes*.

« La Révolution a été une guerre, la vraie guerre, t e l l e q u e le m o n d e la c o n n a î t e n t r e p e u p l e s étrangers. Depuis plus de treize siècles la France en c o n t e n a i t d e u x , un peuple v a i n q u e u r et un peuple v a i n c u . Depuis plus de t re ize siècles le peuple v a i n c u luttait p o u r s e c o u e r le joug du peuple v a i n q u e u r . N o t r e histoire est l'histoire de cette lutte. De nos jours une bataille décisive a été l ivrée. Elle s'appelle la R é v o l u t i o n . C'est une chose déplorable que la g u e r r e e n t r e d e u x peuples qui p o r t e n t le m ê m e n o m , par lent la m ê m e l a n g u e , o n t v é c u t r e i z e siècles sur le m ê m e sol. En dépit des causes qui les séparent, e n dépit des c o m b a t s publics o u secrets qu'ils se l i v rent i n c e s s a m m e n t , le cours du t e m p s les rapproche, les mêle, les unit par d'innombrables liens, et les e n v e l o p p e dans u n e dest inée com-m u n e qui ne laisse v o i r à la f in qu'une seule et m ê m e n a t i o n là où e x i s t e n t r é e l l e m e n t e n c o r e

d e u x races dist inctes, d e u x s i tuat ions sociales p r o f o n d é m e n t diverses. Francs et Gaulois, se igneurs et paysans, nobles et r o t u r i e r s , t o u s , b i e n l o n g t e m p s a v a n t la R é v o l u t i o n , s'appelaient é g a l e m e n t Français, a v a i e n t é g a l e m e n t la France pour patr ie. Mais le t e m p s qui f é c o n d e t o u t e s choses ne d é t r u i t r ien de ce qui est. Il f a u t que les g e r m e s une fois déposés dans son sein p o r t e n t t ô t ou t a r d leurs f ru i ts . [...] La lut te a c o n t i n u é dans t o u s les âges, sous t o u t e s les f o r m e s , avec t o u t e s les a r m e s ; et lorsqu'en 1789, les d é p u t é s de la France e n t i è r e o n t été réunis dans une seule assemblée, les d e u x peuples se sont hâtés de r e p r e n d r e leur v ie i l le q u e r e l l e . Le j o u r de la v i d e r était enf in v e n u . » •

François Guizot, Du gouvernement de la France depuis la Restauration et du ministère actuel, 1820.

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R E P È R E S | L'ŒUVRE

il ainsi en 1852 à son ami Joseph Weydemeyer (cf. p. 63). Comme auteurs de cette décou-verte, il cite le ministre orléa-niste François Guizot (1787-1874), qui a notamment publié une Histoire de la civilisation en France (1830), ainsi qu'Adolphe Thiers (1797-1877), qu'il surnom-mera « le nabot monstrueux » pendant la Commune de Paris, auteur d'une monumentale His-toire du Consulat et de l'Empire (1845-1862). Marx est également un lecteur d'Augustin Thierry (1795-1856), qui décrivit l'ascen-sion du tiers état* grâce à l 'émancipation des communes bourgeoi-ses vis-à-vis des sei-gneurs et du pouvoir royal. Bien entendu, pour la pensée libé-rale, l'État constitu-tionnel et parlemen-ta i re deva i t être l'achèvement de l'his-toire, alors que pour Marx, l'État libéral n'est que l'instrument de la bourgeoisie.

Le « roman des origines » Il lira aussi assidûment les pen-seurs de l'économie libérale, à commencer par Jacques Necker (1732-1804). Ce banquier suisse, qui fut ministre de Louis XVI, avait très bien perçu la lutte pour la survie des prolétaires et pour l'accroissement du profit chez les propriétaires. Comme le montre Henri Grange (Les Idées de Necker, Klincksieck, 1974), Marx accorde à ce dernier la dé-couverte de la plus-value* rela-tive, partie impayée du travail qui permet le bénéfice d'entre-prise. Cette dette envers les libé-raux ne l'empêche pas de •••

um AUTRE

REGARD \

La naissance de la division du travail, selon Adam Smith P o u r e x p l i q u e r la n a i s s a n c e d e l ' é c o n o m i e m a r c h a n d e , les p e n s e u r s l i b é r a u x f o n t a p p e l à ce q u e M a r x a p p e l l e i r o n i -q u e m e n t d e s « r o b i n s o n n a d e s » .

« Ce n'est pas à moi que revient le mérite d'avoir découvert l'existence des classes. » Karl Marx

« C o m m e c'est p a r t r a i t é , p a r t r o c e t p a r a c h a t q u e n o u s o b t e n o n s des a u t r e s la

p l u p a r t d e c e s b o n s o f f i c e s q u i n o u s s o n t m u t u e l l e m e n t n é c e s -s a i r e s , c ' e s t c e t t e m ê m e d i s p o s i t i o n à t r a f i q u e r q u i a d a n s l ' o r i g i n e d o n n é l ieu à la d i v i s i o n d u t r a v a i l . Par e x e m p l e , dans u n e t r i b u de c h a s s e u r s o u d e b e r g e r s , u n i n d i -

v i d u fa i t d e s arcs et d e s f lè-c h e s a v e c plus de c é l é r i t é et d ' a d r e s s e q u ' u n a u t r e . Il t r o q u e r a f r é q u e m m e n t ces o b j e t s a v e c ses c o m p a g n o n s c o n t r e d u bétai l o u d u gibier, et il n e t a r d e pas à s'aperce-v o i r q u e , p a r ce m o y e n , il p o u r r a se p r o c u r e r p l u s d e b é t a i l et d e g i b i e r q u e s'il a l l a i t l u i - m ê m e à la c h a s s e . Par c a l c u l d ' i n t é r ê t d o n c , il fai t sa pr inc ipale o c c u p a t i o n d e s arcs e t des f l è c h e s , et le v o i l à d e v e n u u n e e s p è c e d ' a r m u r i e r . U n a u t r e e x c e l l e à bâtir et à c o u v r i r les pet i tes h u t t e s o u c a b a n e s m o b i l e s ; ses v o i s i n s p r e n n e n t l'habi-t u d e d e l ' e m p l o y e r à c e t t e

b e s o g n e , e t d e lu i d o n n e r e n r é c o m p e n s e d u b é t a i l o u d u g i b i e r , d e s o r t e q u ' à la f i n i l t r o u v e q u ' i l est d e s o n i n t é r ê t de s ' a d o n n e r e x c l u -s i v e m e n t à c e t t e b e s o g n e et d e se f a i r e e n q u e l q u e s o r t e c h a r p e n t i e r et c o n s t r u c t e u r . U n t r o i s i è m e d e v i e n t d e la m ê m e m a n i è r e f o r g e r o n o u c h a u d r o n n i e r ; u n q u a t r i è m e e s t le t a n n e u r o u le c o r -r o y e u r d e s p e a u x o u c u i r s qui f o r m e n t le pr incipal revê-t e m e n t des s a u v a g e s . A i n s i , la c e r t i t u d e de p o u v o i r t r o -q u e r t o u t le p r o d u i t de s o n t r a v a i l q u i e x c è d e sa p r o p r e c o n s o m m a t i o n , c o n t r e u n p a r e i l s u r p l u s d u p r o d u i t d u t r a v a i l des a u t r e s q u i p e u t lui ê t r e n é c e s s a i r e , e n c o u -r a g e c h a q u e h o m m e à s ' a d o n n e r à u n e o c c u p a t i o n p a r t i c u l i è r e , et à c u l t i v e r et p e r f e c t i o n n e r t o u t ce q u ' i l p e u t a v o i r d e t a l e n t e t d'in-t e l l i g e n c e p o u r c e t t e e s p è c e de t r a v a i l . » •

Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations,

trad. G. Garnier (1881).

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L ' Œ U V R E | R E P È R E S

••• critiquer vertement Adam Smith* (1723-1790) ou David Ri-cardo* (1772-1823) qui, selon lui, inventent un véritable roman sur l'origine des structures de production et d'échange. En ré-férence au livre Robinson Crusoé, il les accuse de créer des « robin-sonnades » (cf. p. 79), de faire sor-tir la vie économique de rien, ou presque, par une géniale inven-tion des individus isolés. Pour Marx, l'analyse scientifique doit partir des « rapports de produc-tion », tels que les agents écono-miques les reçoivent historique-ment, et des « forces productives » dont ils peuvent disposer. Ce n'est que dans ce cadre imposé

qu'ils peuvent travailler, échan-ger ou spéculer. Le moulin à eau, par exemple, représente une so-ciété encore féodale et un certain type de rapports entre les clas-ses, et l'usine sidérurgique, une autre société, où la bourgeoisie conquiert son influence. La classe qui possède les moyens de production dicte sa loi à la so-ciété. Quand une révolution aboutit-elle? Lorsque les forces productives en développement font éclater les rapports de pro-duction vieillis, et donc l'an-cienne domination de classe. Ce que certains libéraux avaient d'ailleurs bien vu, à commencer par Alexis de Tocqueville*

(1805-1859) dans L'Ancien Régime et la Révolution (1856) : l'histoire est l'histoire de la lutte entre les classes.

Démocratie réelle ou formelle S'il se nourrit des concepts libé-raux, Marx considérera pour-tant avec méfiance la démocratie libérale et il attaquera même avec férocité le nouveau caté-chisme promu en 1789 : les droits de l'homme et du citoyen (ci-contre). Pour lui, les droits de 1789 et 1793, présentés comme « naturels », ne servent que l'in-dividu privé, le propriétaire sou-vent détenteur des moyens de production - bref, le bourgeois. Cette critique de la fonction mystificatrice des droits de l'homme allait avoir une im-mense influence. Elle légitimera en Russie, en Chine et ailleurs, l'oppression et l'extermination de milliers d'hommes, prolétai-res ou non. Et même dans les démocraties, on opposera long-temps au xxe siècle, les droits dits « formels », garantis juridi-quement par des déclarations, et les droits réels, qui sont les moyens effectifs de l'individu de mener une vie décente. La démo-cratie dite « formelle » sera ainsi longtemps déconsidérée au pro-fit des conquêtes sociales, consi-dérées comme plus satisfaisan-tes pour les classes populaires. L'influence de Marx sur ce sujet s'est amoindrie, mais elle n'a pas disparu dans les critiques adressées au libéralisme*. •

LUCIEN JAUME Directeur de recherche au CNRS, professeur à l'Institut d'études politiques de Paris, auteur, entre autres, de La Liberté et la loi (Fayard, 2000) et Tocqueville, les sources aristocratiques de la liberté (Fayard, 2008).

daÏe Les droits de l'homme texte bourgeois

Pour M a r x , les droits dits naturels s e r v e n t les intérêts privés.

« O n fait une distinction entre les "droits de l'homme" et les "droits du citoyen". Q u e l est cet "homme" distinct du citoyen ? Personne d'autre que le m e m b r e de la société bourgeoise. [...] "Le droit de propr iété est celui qui a p p a r t i e n t à t o u t c i t o y e n de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du f rui t de son t r a v a i l et de son industr ie" ( C o n s t i t u t i o n de 1793, ar t ic le 16). Le droit de p r o p r i é t é est donc le droit de jouir de sa f o r t u n e et d'en disposer "à son gré", sans se soucier des autres h o m m e s , i n d é p e n d a m m e n t de la société ; c'est le droit de P é g o ï s m e . C'est cette l iberté indiv iduel le, avec son appl icat ion, qui f o r m e la base de la société b o u r g e o i s e . Elle fait vo i r à c h a q u e h o m m e , dans un a u t r e h o m m e , n o n pas la réalisation, mais plutôt la l imitation de sa liberté. Elle proclame a v a n t t o u t le droit "de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du f r u i t de son t r a v a i l et de son indus-tr ie" [...]. A u c u n des p r é t e n d u s droits de l 'homme ne dépasse donc l ' h o m m e égoïste, l ' h o m m e en t a n t que m e m b r e de la société b o u r g e o i s e , c'est-à-dire un indiv idu séparé de la com-m u n a u t é , replié sur lu i -même, u n i q u e m e n t préoccupé de son intérêt p e r s o n n e l et obéissant à son arbi t ra i re pr ivé. » •

La Question juive, 1844, trad. |.-M. Palmier, Union générale d'éditions, 1968.

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L'ŒUVRE

Le penseur et ses machines de guerre Grand lecteur et récupérateur des idées des autres, Marx est aussi un créateur de concepts, qui ne forment pas un système clos mais s'organisent pour former de puissants missiles contre l'ordre établi.

Marx, le premier vérita-ble penseur « euro-péen», a laissé une théorie du monde mo-

derne qui intègre les valeurs les plus significatives de la moder-nité apparue en Europe : la phi-losophie classique allemande, qui culmine chez Kant* et Hegel (cf. p. 18), l'économie, qui naît en Grande-Bretagne avec Adam Smith* et David Ricardo*, la pratique démocratique, qui s'af-firme dans la Révolution fran-çaise. Un missile redoutable lancé contre la société bourgeoise. Son mécanisme se donne dans toute une chaîne de concepts, ici en gras et entre guillemets, qui ont un nom dans la langue qu'il a in-ventée pour les dire...

Le mode de production Marx appréhende les sociétés à partir de leur « mode de pro-duction ». Ne pas y voir un gros-sier matérialisme. Il entend par là que pour analyser une société, il ne faut justement pas partir de la technique, mais de la relation entre technique et social. Les « forces productives » (les tech-nologies, les compéî< nces...) propres à une époque historique sont en effet inséparables de « rapports sociaux de produç-tion » bien définis, c'est-à-dire

des formes toujours particuliè-res d'appropriation ou de contrôle des moyens de produc-tion, de direction, d'organisation du travail et de répartition du produit. C'est ce couple qui forme la « base économique ». Et celle-ci est toujours liée à une « superstructure » politique, juridique et idéologique qui correspond aux rap-ports sociaux de production, qui les encadre et les justi-fie : soit les institu-tions de l'État et de la culture. La société tend ainsi toujours à se diviser en deux classes sociales, car ceux qui possèdent ou contrôlent les moyens de production et d'échange sont en mesure de s'assurer une prééminence so-ciale et politique par rapport à ceux qui ne disposent que de leur « force de travail ». C'est là le fondement d'une « lutte des classes* » qui durera tant qu'il y aura des classes. Mais il survient périodiquement des mutations technologiques. Elles tendent naturellement à bouleverser les rapports sociaux de production établis. Et donc aussi à révolutionner l'édifice social dans son ensemble. C'est

l'« ère des révolutions », qui annoncent le passage à un autre mode de production. Le « mode de production capi-taliste », qui triomphe à l'époque moderne, est fondé sur la pro-priété privée et la production marchande. Le marché est une

invention humaine. Mais il nous appa-raît comme un ordre naturel, comme une loi transcendante. Et l'on a spontané-ment le sentiment que les marchandi-ses s'échangent les

unes contre les autres selon leur valeur intrinsèque. « Féti-chisme », répond Marx. En réa-lité, ce sont nos travaux qui s'échangent. On ne peut cepen-dant en conclure que notre so-ciété serait une « société de marché », où tout ne serait qu'échange entre des libres pres-tataires de travail, l'État assurant l'égalité entre eux. Il est bien vrai qu'en dernière analyse la « va-leur » des marchandises renvoie au temps socialement requis pour les produire. Car le marché com-porte une exigence de producti-vité*. Idéalement, chaque concurrent tend à produire sa marchandise dans le moindre temps, puisqu'elle aura la •••

Pour analyser une société, il ne faut pas partir de ta technique, mais de la relation entre technique et social.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 81

Page 82: Le Point BIO N°03 - Marx

L'ŒUVRE

mmm même valeur sur le marché. Mais il ne s'ensuit pas que cha-cun serait récompensé selon ce qu'il apporte à la société.

Exploitation salariale Car sous cette apparence échan-giste se cache « l'exploitation* salariale » (voir encadré p. 84). Le salarié ne vend pas son travail, ainsi qu'on le dit communément, mais sa « force de travail ». Et il la vend comme une marchan-dise. La valeur de cette marchan-dise est, en bonne logique, égale à celle des biens que son salaire lui permet d'acheter. Et parce qu'il travaille plus longtemps que ne le requiert la production de ces biens, on doit le dire « ex-ploité » : il travaille pour une part gratuitement. Ainsi s'expli-que le profit, ou « plus-value* », qui est l'objet même de la produc-tion capitaliste. Celle-ci, en effet, n'est pas tournée vers les choses concrètes qu'exige la vie des gens, mais vers une « richesse abstraite », qui peut s'accumu-ler à l'infini, quelles qu'en soient les conséquences sur les humains et sur la nature - où l'on voit, au passage, comment Marx fonde une théorie de l'écologie politi-que. La toute-puissance du capi-taliste, qui « consomme » à son gré la force de travail achetée, donne à cette exploitation son caractère d'asservissement et de déshumanisation.

Valeur-travail Le concept marxien* de « va-leur-travail » - qui définit en dernière instance la valeur d'une marchandise à partir du temps de travail que requiert sa pro-duction - a un objet fondamental mais limité : décrire la logique

d'ensemble de l'économie capi-taliste, montrer comment se pro-duisent et se reproduisent les « rapports de classes ». Le cli-vage de classe se reproduit à tra-vers le processus même de la production capita-liste, puisque, au terme de chaque pé-riode, le salarié se retrouve avec son seul salaire, alors que le capitaliste a pu, par la vente des marchandises (avec la plus-value qu'el-les intègrent), d'une part reproduire son capital et payer les salaires, et d'autre part assurer son existence et accumu-ler un profit qui lui permet d'élargir sa production. Mais c'est autour du taux de profit, et non immédiatement du temps de production, que s'établit la concurrence qui gouverne ces prix. Cette concurrence entre capitalistes fait que les plus per-formants en termes de profit absorbent les autres et que le capital se concentre en firmes toujours plus grandes et moins nombreuses. Émerge ainsi, in-terne à la grande entreprise, un nouveau mode de coordination du travail social, qui n'est plus le marché, mais l'« organisa-tion planifiée ».

Le prolétariat C'est dans ce contexte que le ca-pitalisme engendre « ses propres fossoyeurs » (Manifeste du parti communiste). Car un nouvel ac-teur social monte ainsi en puis-sance : le « prolétariat », cette classe ouvrière, toujours plus nombreuse, instruite, unifiée et organisée par le processus

même de production. Elle sera finalement capable de prendre la relève historique de la bour-geoisie. Elle se dressera pour établir des droits sociaux, élar-gir les droits politiques. Et fina-

lement pour instau-rer une propriété c o m m u n e des moyens de produc-tion, établir un or-dre économique et social démocrati-quement concerté et planifié. C'est là le sens du mot d'or-dre de « l'abolition

de la propriété privée » (capi-taliste). En s'émancipant ainsi de la tutelle de classe, le prolé-tariat ouvrira la voie à l'« éman-cipation » de la société tout entière.

L'idéologie bourgeoise Mais il doit vaincre la puissance de l'« idéologie bourgeoise ». Si les idées dominantes sont cel-les de la classe dominante, c'est qu'elles vont de pair avec leur domination. Elles font entendre que dans notre société tout ne serait qu'échange de bons •••

« L'Humanité dans le district de la Ruhr

- Ne pourriez-vous pas procéder à un autre calcul des salaires, grâce auquel

les gars gagneraient encore un peu moins? »

Caricature allemande de 1905.

te capitalisme engendre « ses propres fossoyeurs ». Car un nouvel acteur social monte ainsi en puissance : le « prolétariat ».

82 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

Page 83: Le Point BIO N°03 - Marx

L ' ΠU V R E

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Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 83

Page 84: Le Point BIO N°03 - Marx

D A N S L E

T E X T E

Comment contre un salaire on donne sa peau À la f in d u c h a p i t r e 6 d u Capital, M a r x d é v e l o p p e s o n récit t h é o r i q u e e n p a s s a n t d u n i v e a u dit d e la « c i r c u l a t i o n » - celui de la t r a n s a c t i o n s a l a r i a l e e n t r e le salar ié et le c a p i t a l i s t e - à celui de la « p r o d u c t i o n » . Jeremy Bentham* (1748-1832) est le f o n d a -t e u r de l 'utilitarisme* m o r a l , l'une des s o u r c e s i d é o l o g i q u e s de la p e n s é e b o u r g e o i s e d u xixe s iècle : l ' h o m m e a g i t p a r plaisir et e n f o n c t i o n de ses b e s o i n s .

« N o u s a l l o n s d o n c , e n m ê m e t e m p s q u e le possesseur d ' a r g e n t et le possesseur de f o r c e de t r a v a i l [...] les s u i v r e t o u s d e u x dans le laboratoi re secret de la p r o d u c t i o n , s u r le s e u i l d u q u e l il est écrit : No admit-tance except on business. Là, n o u s a l lons v o i r n o n s e u l e m e n t c o m m e n t le capital produi t , mais e n c o r e c o m m e n t il e s t p r o d u i t lu i-m ê m e . La f a b r i c a t i o n de la plus-value*, ce g r a n d s e c r e t de la société m o d e r n e , va enf in se dévoi ler . La sphère de la c i rculat ion des m a r c h a n d i s e s , où s'accomplis-s e n t la v e n t e et l'achat de la force de t ravai l , est e n réalité u n v é r i t a b l e Éden des droits nature ls de l ' h o m m e et d u c i toyen. Ce qui y r è g n e seul, c'est L iberté, Égalité, Propr iété et B e n t h a m . Liberté ! Car ni l'acheteur ni le v e n d e u r d'une m a r c h a n -dise n'agissent par c o n t r a i n t e ; au contrai re ils ne s o n t d é t e r m i n é s q u e par l e u r l ibre a r b i t r e . Ils p a s s e n t c o n t r a t e n s e m b l e e n qualité de personnes libres et possédant les m ê m e s droits. Le c o n t r a t est le libre produit dans lequel leurs v o l o n t é s se d o n n e n t u n e expression jur idique c o m m u n e . Égalité ! Car ils n ' e n t r e n t e n r a p p o r t l'un a v e c l'autre qu'à t i t re de possesseurs de m a r c h a n d i s e , et ils é c h a n g e n t é q u i v a l e n t c o n t r e équiva-lent. Propr iété ! Car c h a c u n ne dispose q u e de ce qui lui a p p a r t i e n t . B e n t h a m ! Car pour c h a c u n d'eux il ne s'agit que de l u i - m ê m e .

La seule force q u i les m e t t e en présence et en rapport est celle de leur é g o ï s m e , de leur prof i t part icul ier , de leurs i n t é r ê t s pr ivés. C h a c u n ne pense qu'à lui, p e r s o n n e ne s'in-quiète de l'autre, et c'est p r é c i s é m e n t p o u r cela qu'en v e r t u d'une h a r m o n i e préétablie

des choses, ou sous les auspices d ' u n e p r o v i d e n c e t o u t i n g é -nieuse, t ravai l lant chacun pour soi , c h a c u n c h e z soi, ils t r a -vaillent du m ê m e coup à l'utilité g é n é r a l e , à l'intérêt c o m m u n . Au m o m e n t où nous sor tons de c e t t e s p h è r e de la c i r c u l a t i o n s i m p l e q u i f o u r n i t a u l i b r e -échangiste vulgaire ses notions,

ses idées, sa m a n i è r e de v o i r et le c r i t é r i u m de son j u g e m e n t sur le c a p i t a l é t le salariat, nous v o y o n s , à ce qu'il semble, s'opérer une certaine t ransformation dans la physionomie des p e r s o n n a g e s de n o t r e d r a m e . N o t r e ancien h o m m e a u x écus p r e n d les d e v a n t s et, e n qual i té de capitaliste, m a r c h e le pre-mier ; le possesseur de la force de t r a v a i l le suit par d e r r i è r e c o m m e son t r a v a i l l e u r à lui ; celui-là le regard narquois, l'air important et a f f a i r é ; celui-ci t i m i d e , h é s i t a n t , rétif, c o m m e q u e l q u ' u n q u i a p o r t é sa p r o p r e peau a u m a r c h é , et ne peut plus s'attendre qu'à u n e chose : à êt re t a n n é . » •

Le Capital, chap. VI, trad. |oseph Roy, 1875.

« La fabrication de la plus-value, ce grand secret de la société moderne, va enfin se dévoiler...»

Page 85: Le Point BIO N°03 - Marx

L'ŒUVRE

services : les uns apportent leur capital ou leur compétence, les autres fournissent leur tra-vail. L'État serait l'expression de la volonté générale du seul fait qu'il est fondé sur le suf-frage universel*. La lutte vic-torieuse des exploités requiert donc une « critique de l'écono-mie politique » (c'est le sous-ti-tre du Capital), qui rende mani-feste, sous les apparences d'égalité et donc de liberté, les mécanismes d'extorsion d'un « surtravail » et la domination de classe, les contradictions ca-lamiteuses du système et sa ten-dance historique au dépasse-ment dans une forme supérieure de société.

L'État bourgeois L'« État bourgeois » est le corol-laire de l'économie capitaliste. Il repose sur la fiction d'un ordre social qui serait purement contractuel : de chacun à chacun dans les relations privées, et en-tre tous dans le contrat social, fondement supposé de l'État. Dans le meilleur des cas, il as-sure formellement le traitement égal de tous devant un ordre lé-gal censément élaboré selon le processus démocratique. Mais l'imposition du régime de la pro-priété privée capitaliste donne à la classe dominante les moyens de s'approprier pratiquement les grands moyens d'informa-tion, les institutions culturelles qui préparent aux fonctions de direction, et finalement la ma-chinerie de l'État, dont elle fait l'instrument de sa prééminence. La dictature de la bourgeoisie ? Dans les formes légales, elle fait la loi. La révolution visera donc r« abolition de l'État », au

sens d'appareil de manipulation de masse, et la fondation d'une « république démocratique ». Les voies en seront selon les cir-constances plus ou moins vio-lentes, pacifiques ou légales. À la résistance de la bourgeoisie devant la suspension de l'ordre juridique ancien, fondé sur la propriété privée, répondra au besoin une « dictature du pro-létariat* ».

La reproduction élargie Le Capital analyse les condi-tions de la « reproduction élar-gie » du système économique capitaliste, sa complexification et ses crises cycliques qui, loin de mettre en danger le système, contribuent plutôt à le faire re-naître et à reproduire sur une échelle plus vaste les mêmes contradictions. Marx n'a pu réaliser son projet de parachever sa théor ie par un traité du commerce international et du « marché mon-dial ». Il fait pour-tant œuvre de pion-nier en abordant l'économie politi-que, sur l'exemple type de l'An-gleterre, non dans un simple cadre national, mais d'emblée dans sa dimension impériale. Le « pillage colonial » y appa-raît comme la perpétuation de la violence séculaire qui assura au capitalisme européen son « accumulation primitive ». Le capitalisme, ce n'est pas seu-lement la société salariale euro-péenne, c'est aussi bien l'« es-clavage moderne » créé par le colonialisme, système haute-ment profitable. Marx soutient

les révoltes anticoloniales, comme en témoigne entre autres le cinglant article qu'il signe dans le New York Daily Tribune du 16 septembre 1857 en faveur des cipayes. Mais pour Marx, « la révolution » ne pourra se développer à l'échelle mondiale qu'à partir de l'iné-luctable universalisation du capitalisme sur l'ensemble de la planète. Il est en ce sens le premier penseur de la mondia-lisation.

Socialisme et communisme En bref, les conditions d'une révolution sociale résident dans la tendance à la concentration du capital, qui fait émerger la classe ouvrière et les principes d'une organisation planifiée. Ce n'est là pourtant, aux yeux de Marx, qu'une première phase,

que la tradition dé-signera comme le « socialisme ». Car après l'abolition du capitalisme prédo-minera encore la division entre « tra-vail manuel » et « travail intellec-tuel », exécution et

encadrement. Le « commu-nisme* » proprement dit sup-pose que l'on s'émancipe aussi des hiérarchies fondées sur la compétence. Un jour viendra peut-être où nos savoir-faire col-lectifs seront à la hauteur de nos besoins fondamentaux. L'humanité pourra écrire sur ses drapeaux : « De chacun se-lon ses capacités, à chacun se-lon ses besoins. » Alors seule-ment pourra s'épanouir une culture digne de la condition humaine. • J.B.

Loin de mettre en danger le système, les crises cycliques contribuent plutôt à le faire renaître.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 85

Page 86: Le Point BIO N°03 - Marx

ENTRETIEN

Pour l'économiste Michel Aglietta, l'un des fondateurs de l'école de la régulation, l'analyse marxiste de la mon-naie et de la valeur est toujours pertinente.

MICHEL AGLIETTA « MARX A UNE ANALYSE DE LARGENT EXTRAORDINAIRE »

le Poiat : Alors que le dirigisme avait donné un coup de vieux à l'analyse marxiste, le néolibéralisme des années 1980-2000 ne lui a-t-il pas rendu sa pertinence ? Michel Aglietta :Marx n'a pu analyser le capitalisme régulé des années 1930-1970, qui était fondé sur un système de relations salariales contractuelles, médiatisées par un État régulateur des conflits et caractérisé par des salaires indexés sur la croissance. La montée de l'inflation consécutive aux chocs pétroliers et la forte hausse des taux d'intérêt américains de 1979 à 1981 ont fait voler en éclats cette indexation. Les capi-talistes ont alors retrouvé une position de force avec la récession et la montée du chômage. Un autre principe de gouver-nance* fondé sur la valeur actionnariale s'est mis en place, tandis que les politiques étatiques de régulation économique ont été fragilisées par la libéralisation finan-cière. Ce déclin du rôle de l'État dans la relation capital-travail a remis face à face les deux classes antagonistes chères à Marx.

L U : L'accélération de la mondialisation peut-elle être analysée selon une grille marxiste? M.A. : Oui. Cette analyse a surtout été développée par Rosa Luxemburg* qui voyait dans l'exploita-tion de zones nouvelles à bas coût un moyen très efficace de lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit. Chez Marx, il y a la notion de « surpo-pulation relative latente » dont l'utilisation peu coûteuse permet, via des importations bon marché, de maintenir le chômage en Europe et donc des

salaires déprimés. De nos jours, les multinationales ne font pas autre chose en Chine ou en Inde, où l'on peut drainer vers l'industrie une population pay-sanne nombreuse. Cet excès d'offre de travail

engendre des profits potentiels énormes.

L R : La crise actuelle remet Keynes* au goût du jour. Mais dans Keynes, il y a des éléments de Marx . Quels sont-ils? M. A. : L'un et l'autre refusent de croire à l'autorégulation du capitalisme. À cause de la plus-value* et de l'exploitation* croissante pour Marx, du fait de la possi-bilité d'un chômage permanent pour Keynes. Dans les deux cas, l'origine du dys-fonctionnement fondamental du système, c'est que le marché du travail n'est pas un vrai marché. Pour Marx, le rapport salarial engendre des contradictions sociales into-lérables ; pour Keynes, l'offre de travail n'a pas d'influence sur la décision des entre-

prises, car ce sont elles qui déterminent le niveau de l'emploi, qui est lié aux besoins de la production. L'autre approche commune, c'est la monnaie. Chez Marx, la notion de « capital fictif » signifie que l'ar-gent cherche à faire de l'argent indépendamment de toute médiation par les marchandises et la pro-duction. Keynes oppose quant à lui capitalisme de spéculation et capitalisme d'entreprise. La finance qui se détache du rendement réel du capital débou-che sur les cycles financiers et les crises.

L R : Justement, la crise actuelle n'illustre-t-elle pas de manière éblouissante l'analyse de l'argent chez Marx?

Professeur à l'université Paris-X et à HEC, il a notamment publié Crise et rénovation de la finance (avec Sandra Rigot, Odile Jacob, 2009) et Dérives du capitalisme financier (avec Antoine Rebérioux, Albin Michel, 2004).

86 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

Page 87: Le Point BIO N°03 - Marx

ENTRETIEN

M.A.: Absolument. La monnaie est ambivalente : elle est un lien social qui permet l'échange généra-lisé, mais elle engendre aussi la violence lorsqu'elle est désirée pour elle-même. Les biens ne s'accumu-lent pas à l'infini ; la monnaie, si. Elle se thésaurise en temps de crise (les marchés financiers s'assè-chent), alors qu'en cas d'expansion du capital elle s'utilise via le crédit et se recherche à travers des biens liquides que l'on peut à tout moment trans-former en monnaie. Tout cela est dans Marx : son analyse de l'argent est extraordinaire.

LR: Pour M a r x , le capitalisme est « fanatique de la valorisation pour la valorisation ». On dirait qu'il dé-crit la bulle immobilière des années 2000... M. A. : Oui. Une bulle signifie un prix d'actif qui donne une promesse de revenu futur imaginaire. Vous demandez des biens immobiliers parce que vous anticipez que leur prix va monter, vous vous endet-tez pour cela, et vous le faites en mettant le bien en garantie. Il y a donc une demande de crédit crois-sante. De leur côté, les banques utilisent ce bien en garantie collatérale, en faisant la même anticipation que les demandeurs de crédit. L'offre et la demande de crédit étant toutes deux fonction d'une même variable - le prix de l'actif - , le volume peut aug-menter sans que le coût du crédit bouge. Il n'y a pas de force de rappel. Cette montée aux extrêmes se traduit par une bulle spéculative qui n'est que la forme moderne du capital fictif analysé par Marx.

LR : Un des thèmes majeurs de sa pensée économique est la question de la baisse tendancielle du taux de profit. La mondialisation des nouvelles technologies est-elle en train d'effacer la plus-value née de l'inno-vation ? M. A. :Pour Marx, l'innovation permet de réduire la part des salaires (le capital variable) et d'augmenter le taux de plus-value. Mais l'innovation a pour effet de développer le capital constant (la valeur totale des équipements). Ainsi la productivité* a tendance à augmenter avec l'innovation, mais la valeur du capital constant augmente plus vite encore, d'où la baisse du taux de profit. Pour la retarder, il faut des innovations susceptibles d'économiser le capital. Ce n'est pas toujours simple. À la fin des années 1960, on a connu une baisse du taux de profit lorsque la limite du taylorisme a été atteinte. Les nouvelles technologies de l'information ont décollé à la fin

des années 1980 mais sont devenues matures : si elles continuent à se diffuser dans les pays émer-gents, c'est sous une forme standardisée, à des prix plus bas et à un rythme moins rapide : elles n'en-gendreront plus de profits très élevés. Donc Marx reste tout à fait pertinent à cet égard.

LR : Le triomphe des oligopoles et des multinationales conforte-t-il aussi son analyse sur la concentration du capital? M. A. : Il voyait se développer l'industrie lourde où les rendements d'échelle sont importants. En revan-che, plus une économie a des secteurs d'activité innovants, plus le renouvellement des entreprises est rapide, ce qui est un antidote à la monopolisa-tion. Le vrai danger aujourd'hui, c'est plutôt le processus de concentration dans la finance, qui permet de devenir « trop gros pour faire faillite ».

LR: La part des salaires dans le t o t a l de la valeur ajoutée est en baisse. Peut-on parler, comme M a r x , de baisse relative des salaires? M. A. : Pour lui, la plus-value absolue, c'est-à-dire la baisse absolue des salaires ou l'augmentation du temps de travail à salaire constant était un effet de l'accumulation primitive du capital et débouchait sur la prolétarisation-. Ce que l'on observe encore dans les pays en voie d'industrialisation. Mais la baisse des salaires réels dans la valeur ajoutée reflète l'insuffisance des salaires réels par rapport à la productivité. C'est la forme de l'exploitation dans une économie capitaliste développée. L'utilisation à outrance du crédit pendant vingt ans a permis aux gens de consommer plus que leur revenu.

LR:Cette demande dopée par le crédit ne permet-elle pas de résoudre la « surproduction structurelle » dont parlait M a r x ? MJL : Si nous n'avions pas eu cette expansion du crédit depuis la crise asiatique de 1998, il n'y aurait pas eu surproduction, mais une croissance plus faible, moins d'investissement et moins de produc-tion. Mais le progrès technique est là à la fois pour baisser le coût du capital fixe et pour créer des espaces de consommation nouveaux qui évitent la surproduction. Cela, Marx ne pouvait le prévoir. À son époque, la consommation des salariés, c'était la subsistance.

Propos recueillis par Daniel Vigneron

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 87

Page 88: Le Point BIO N°03 - Marx

POINT DE VUE

Marx est-il un philosophe ? Marx assigne à la philosophie un nouveau rôle : transformer le monde. Sa position est celle d'un matérialisme de la pratique, pensant toutes choses à partir de l'activité que déploient les hommes,

DM où vient cette hé-sitation à con-sidérer Marx comme un philo-

sophe à part entière? Pour-quoi ne le considère-t-on pas immédiatement comme l'un des plus grands, aussi impor-tant que Platon*, Descar-tes*, Spinoza*, Kant*, Hegel* ou Nietzsche*? Parce que son œuvre est aussi celle d'un économiste, d'un socio-logue, d'un historien, qu'il est aussi un fondateur et un or-ganisateur du mouvement ouvrier. Les raisons en sont évidemment à chercher d'abord dans son œuvre, et dans les critiques que Marx lui-même a adressées à la phi-losophie. S'il la critique, n'est-ce pas parce qu'il ne se conçoit pas lui-même comme philoso-phe? La question est alors de savoir quels philosophes et quels types de philosophie il a çritiqués. Les idéalistes? Il se considérait certes lui-même comme un philosophe maté-rialiste... Mais c'est loin d'être aussi simple ! Prenez les « thèses sur Feuerbach* » et notamment la fameuse phrase : « Jusqu'ici les philo-sophes n'ont fait qu'interpré-ter le monde, ce qu'il s'agit de

faire, c'est de le transfor-mer »... Marx s'y montre cri-tique vis-à-vis des philoso-phes idéalistes : il leur reproche d'avoir forgé des concepts abstraits (tel « l'es-prit » chez Hegel) et d'avoir fait de ces abstractions les sujets de l'histoire, alors que, pour lui, ces sujets, ce sont les hommes réels, avec des besoins réels, qui travaillent et échangent pour les satisfaire. Mais Marx est tout aussi critique vis-à-vis des philosophes maté-rialistes : malgré les apparences, ils sont en effet aussi abs-traits que les précé-dents, mais pas pour les mêmes raisons. Leur manière de se représenter les cho-ses est abstraite parce qu'elle met de côté la dimension de l'activité, ce qui les conduit à ne plus voir partout que ma-tière inerte. Au moins, des idéalistes comme Kant, Fichte*, Schelling* ou Hegel ont eu le mérite de se propo-ser de penser et de saisir l'ac-tivité, que ce soit celle de la

m

FRANCK FISCHBACH est professeur à l'université de Toulouse-ll Le Mirait, spécialiste de philosophie sociale. Auteur, entre autres, de Sans objet. Capitalisme, subjectivité, aliénation (Vrin, 2009).

nature ou celle des hommes, comme acteurs de l'histoire. Ils n'ont certes pas été capa-bles de penser l'activité réelle des hommes - la production, la c o n s o m m a t i o n et l'échange - , ils l'ont attribuée à un sujet seulement pensant

(le « moi » de Fichte, « l'esprit » de Hegel) et non à des indivi-dus vivants et tra-vaillant, mais leur pensée de l'activité vaut beaucoup mieux que le fixisme des matérialistes. Le mé-rite des idéalistes, selon Marx, est d'avoir pensé l'acti-vité et donc la pra-tique, là où les ma-t é r i a l i s t e s (et notamment Feuer-bach) restent des penseurs de la contemplation, pour

qui prime la théorie. On voit donc qu'en critiquant ses prédécesseurs, Marx ne rejette pas la philosophie en tant que telle : ce qu'il cher-che, c'est à instaurer une po-sition inédite en philosophie, celle d'un matérialisme de la pratique, qui se propose de penser toute chose à par-

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Page 89: Le Point BIO N°03 - Marx

POINT DE VUE

tir et en fonction de l'ac-tivité que les hommes dé-ploient en tant qu'êtres naturels et sociaux.

Une rupture Mais, direz-vous, Marx a écrit qu'il s'agissait désormais de transformer le monde, et non plus de l'interpréter : si ce n'est pas une rupture avec la philo-sophie, alors qu'est-ce? Là encore, il faut aller y voir de plus près. Marx ** ne critique pas le Marx ne critique pas fait d'interpréter je d'interpréter le le monde, mais le ^^^ « ^ -n . ' monde, mais le fait fait de se com-plaire dans l'in- d e s e complaire dans terprétation pure l'Interprétation pure, et d'en faire une fin en soi. Le primat qu'il at-tribue à la pratique a pour conséquence qu'on interprète toujours en vue d'agir : l'inter-prétation est absolument in-dispensable, mais seulement comme un moment ou comme un moyen dont la fin est l'ac-tion et, plus précisément, la transformation pratique du monde. C'est pourquoi, si Marx s'en prend aux représen-tants de ce qu'il appelle le « parti théorique », son oppo-sition est tout aussi grande à l'égard du « parti pratique », celui qui veut immédiatement passer à l'action et dont les représentants « tournent le dos à la philosophie en mar-monnant à son adresse, tête détournée, quelques phrases grincheuses et banales ». Ceux-là voudraient nier la phi-losophie pour faire autre chose : Marx leur oppose que la nier n'a de sens que si c'est pour en faire le moteur pen-

sant d'une transformation réelle de la société. Soit, mais ces considérations, objectera-t-on, s'appuient sur des textes de jeunesse de Marx. Peut-être la rupture avec la philosophie a-t-elle eu lieu plus tard, notamment lorsque Marx a ouvert, vers 1857, le chantier théorique qui devait mener à la publi-cation dix ans plus tard du premier livre du Capital?

> C'est alors qu'il serait devenu un économiste. De grands esprits comme Althus-ser l'ont pensé (cf. p. 108), mais cela me semble

faux : Le Capital est bien un livre de philosophie. Qu'est-ce qui me permet d'affirmer cela? D'abord, la simple lec-ture du sous-titre. Marx ne se propose pas d'écrire un nou-veau système d'économie po-litique, concurrent de ceux de Smith* ou de Ricardo*, il n'écrit pas non plus une « éco-nomie politique critique », un texte qui gloserait sur les sys-tèmes antérieurs, les modi-fiant ici, les complétant là. Non, le sous-titre du Capital le montre, ce que Marx écrit, il l'appelle ainsi : « Critique de l'économie politique ». Or cette entreprise est et ne peut être que celle d'un philoso-phe : elle consiste non pas à critiquer les économies poli-tiques déjà existantes, mais à faire la critique de l'économie politique en tant que telle, c'est-à-dire à l'interroger en lui posant des questions de philosophe, au premier rang

desquelles la question même de la vérité. Les économistes élaborent des concepts pour comprendre la société et l'économie, mais ils n'inscrivent pas leur propre activité théorique au sein de la division sociale du travail, et ils ne peuvent donc pas avoir conscience de la fonction elle-même sociale des concepts qu'ils élaborent. Certes, ceux-ci disent bien quelque chose de la société et de l'économie, ils possèdent donc bien, comme dit Marx, une réalité objective, mais ils ne sont pas réfléchis, ils ne sont pas rap-portés aux conditions elles aussi économiques et sociales qui permettent qu'ils soient des concepts objectifs.

La question critique L'économiste et le sociologue sont satisfaits (et ils ont rai-son de l'être!) lorsqu'ils for-gent des concepts qui par-viennent à rendre compte de la réalité économique et so-ciale. Mais le philosophe en général, et Marx en particu-lier, n'est pas encore satisfait : il veut savoir comment c'est possible et il pose ce qu'en philosophie on appelle juste-ment, depuis Kant, la ques-tion critique. Marx a pensé que ce qui a rendu possible l'économie politique elle-même, c'est l'existence d'un type de société tout à fait par-ticulier : une société fondée sur la valeur. D'où la question pleinement philosophique par laquelle commence Le Ca-pital : qu'est-ce qu'une chose-de-valeur, c'est-à-dire une « marchandise »? •

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies

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LA POSTÉRITÉ DE MARX Les enfants de Marx ont souvent plus ressemblé à leur temps qu'à leur père. De Lénine à Althusser, les multiples réinterprétations ont autant montré la richesse des problématiques soulevées par le philo-sophe que témoigné des limites de l'œuvre marxienne.

« Je ne suis pas marxiste » Devenue la caution scientifique d'un courant politique, l'œuvre de Marx a été privée de la lecture qu'elle méritait. Ce n'est qu'après l'effondrement du dogme marxiste qu'il est devenu possible de la lire en philosophe.

Aucun penseur ne fut ja-mais plus trahi que Marx. De son vivant, déjà, il avait pu consta-

ter la déformation que faisaient subir à sa pensée les premiers socialistes à se proclamer « marxistes ». Il s'en était désoli-darisé aussitôt, au point d'affir-mer : « Ce qu'il y a de certain, c'est que moi, je ne suis pas marxiste. » Il ne pouvait cepen-dant deviner la monstrueuse couche d'idéologie qui allait re-couvrir son œuvre par la suite.

Sa réception fut en effet altérée par deux phénomènes concomi-tants : d'une part, les énormes enjeux politiques de ses analy-ses; d'autre part, l'ignorance de ses textes fondamentaux. Les philosophes anciens étu-diaient la nature, élaboraient une métaphysique* ou en pro-posaient la critique : leurs conclusions ne suscitaient guère de débat hors des milieux lettrés. Marx, lui, étudie le système ca-pitaliste, remet en cause la logi-que même de son fonctionne-

ment, élabore une critique de la science économique, propose enfin une voie de dépassement : il plonge ainsi d'emblée dans les polémiques les plus passionnées de son temps. Aussi a-t-il long-temps été privé de la lecture sans a priori, minutieuse et attentive, qu'exige tout philosophe : la pro-fondeur des analyses du Capital fut ainsi longtemps ignorée par des lecteurs qui se contentaient d'y chercher la confirmation de leurs, préjugés. Et à partir du moment où le nom de Marx est

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Affiche soviétique avec Karl Marx, Friedrich Engels, Lénine et Staline, vers i960. © Rue des Archives/PVDE

devenu la caution scientifique d'un mouvement politique inter-national dans lequel les uns voyaient le sens même de l'his-toire, et les autres une menace pesant sur l'humanité, la vio-lence des désaccords a interdit toute méditation sérieuse de sa pensée.

Naissance d'un dogme À ce contexte déjà largement dé-favorable se sont ajoutés les ef-fets d'une publication tardive de ses textes fondamentaux. L'œu-vre philosophique de Marx est en effet pour l'essentiel pos-thume : entre 1890 et 1930, quand le marxisme* s'élabore comme doctrine officielle du mouvement communiste, ses principaux tex-tes philosophiques ne sont pas connus. Ainsi les Manuscrits de 1844 ne seront publiés qu'en 1932, L'Idéologie allemande en 1933, et les Grundrisse en 1939, à une épo-

que où le stalinisme triomphant a verrouillé toute interprétation de sa pensée. Bien loin d'être dé-coré pour sa contribution au nouveau régime, David Riazanov (1cf. p. 64), éditeur de ces textes posthumes, sera fusillé sur ordre de Joseph Staline (cf. p. 96). Or seuls ces textes éla-borent les concepts fondamentaux de la pensée de Marx, seuls ils mettent à nu son armature philosophique et seuls ils fournissent les clefs permettant de compren-dre les œuvres publiées de son vivant. En se coupant de ses ra-cines philosophiques, et en se soumettant aux luttes politiques, l'idéologie marxiste s'est déve-loppée selon sa propre logique et ses propres problématiques, de façon indépendante de Marx. Les philosophes qui, au xxe siècle,

ont travaillé à partir de ce fonds conceptuel ont pu, bien sûr, pro-poser des analyses importantes, mais celles-ci n'ont aucun rap-port avec sa pensée. En 1976, le philosophe Michel Henry (1922-2002) pouvait ainsi introduire sa relecture intégrale de l'œuvre en

a f f i rmant : « Le marxisme est l'en-semble des contre-sens qui ont été faits sur Marx. » Le contresens ma-jeur a pour nom « m a t é r i a l i s m e

dialectique* ». L'expression ne se trouve nulle part chez Marx : la doctrine est élaborée par Lé-nine en 1908 dans Matérialisme et empiriocriticisme, à partir de l'œuvre d'Engels. Elle devient ensuite le dogme officiel du marxisme-léninisme dans les années 1930, sur décision de Sta-line qui, en 1938, publie m

« Le marxisme est l'ensemble des contresens qui ont été faits sur Marx. » Michel Henry, 1976

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••• Le Matérialisme dialectique et le matérialisme historique. Il pose d'emblée : « Le matéria-lisme dialectique* est la théo-rie générale du parti marxiste-léniniste. » Le marxisme se réduit alors à un matérialisme grossier qui réduit tout donné au degré d'évolution de la matière et à ses « reflets » dans le « cer-veau » des hommes. La pensée de Marx ne saurait se réduire à des thèses aussi indigentes. Comme l'écrit Étienne Balibar (cf. p. 110) : « Le matérialisme de Marx n'a rien à voir avec une référence à la matière1. » L'Idéologie alle-mande montre en effet que Marx ne conçoit l'être des choses ni comme esprit ni comme matière, mais comme « activité subjec-tive », « travail vivant », pure pratique ou, selon un concept d'origine aristotélicienne, praxis* : la seule réalité est l'ac-tion des « individus vivants », et les objets inertes, quels qu'ils soient, matériels ou intellectuels, ne sont jamais que des produits ou des élaborations de cette acti-vité originaire.

Après le marxisme, Marx Or ce contresens ne se réduit pas à une question ontologique abs-truse, il fonde en réalité le tota-litarisme. En affirmant que la réalité est l'ensemble de la ma-tière et que cette matière se dé-veloppe selon des lois implaca-bles, le matérialisme dialectique réduit l'homme à n'être qu'un rouage de l'immense machine de l'univers, et soumet systémati-quement l'individu vivant au fonctionnement de cette totalité. Le matérialisme dialectique est en cela une doctrine totalitaire, même s'il est loin d'être la seule.

Marx, lui, retourne ce schéma : le sujet incarné est le lieu origi-naire de la réalité, et toutes les totalités sont des productions de son activité - l'État, le capital, mais aussi la science, qui seule donne à voir l'univers comme une totalité structurée. Autre exemple? L'interprétation struc-turaliste* de la pensée de Marx, qui s'est développée dans les an-nées 1960-1970 en France autour de Louis Althusser (cf. p. 108). Elle aussi procède de ce contre-sens sur le statut de la science. En postulant que la pensée de Marx est intégralement scienti-fique et déterministe, ce type de lecture réduit le sujet à n'être qu'une des pièces de la structure économique. Le structuralisme gomme ainsi toute la dimension critique de la philosophie de Marx, qui entendait au contraire montrer que toute structure, y compris les systèmes scientifi-ques, est résultat de l'activité concrète des hommes. Bien loin d'avancer dans la direction ouverte par Marx, le structura-lisme retrouvait ainsi la forme la plus traditionnelle et la plus dogmatique de la métaphysi-que*. Il ne faut donc pas croire que l'œuvre de Marx est bien connue : ce n'est au contraire qu'après l'effondrement de tous les dogmatismes marxistes qu'il est devenu possible de la lire en philosophe. •

J E A N V I O U L A C , professeur de philosophie, est l'auteur de Manœuvre et machination. Essai sur l'époque de la technique (PUF, coll. « Épiméthée », 2009).

l . La Philosophie de Marx, Paris, la Découverte, 2001.

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À Saint-Pétersbourg, le 7 novembre 1917 (25 octobre du calendrier russe), les révolutionnaires bolcheviques s'emparent du Palais d'hiver.

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LA POSTÉRITÉ

L'imposture soviétique Les révolutionnaires russes de 1917 ont torturé les concepts de Marx pour justifier une dicta-ture bureaucratique et sanguinaire très éloignée des œuvres du théoricien de la disparition de l'État.

LM approche de l'œuvre de Marx bute encore aujourd'hui sur un événement pivot : oc-

tobre 1917. La révolution russe a en effet prétendu accomplir le dépassement du capitalisme* et installer une société commu-niste en se réclamant de Marx. Dès les années 1920, l'appareil de propagande du nouveau ré-

gime imagine la fameuse affiche représentant côte à côte Marx, Engels et Lénine : c'était affir-mer ainsi comme une évidence la filiation directe entre le phi-losophe et le politique. Staline n'aura qu'à ajouter son propre visage (cf. p. 91) pour maintenir la thèse d'un rapport de cause à effet entre la réflexion d'un phi-losophe allemand du xixe siècle

et l'un des plus effroyables régi-mes totalitaires du xxe siècle. Mais, précisément, il ne s'agit là que du dogme fondateur de la propagande soviétique et il im-porte aujourd'hui de ne plus en être dupe. Marx n'est pas le créateur du socialisme* ni du commu-nisme*. Cette tendance est aussi ancienne que la pensée po- •••

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LA POSTÉRITÉ

mmm litique elle-même : La Répu-blique de Platon* (v. 428-348 av. J.-C.) en constitue la première élaboration philosophique. Mais elle se développe massivement au xixe siècle, en raison de deux événements majeurs : la révolu-tion industrielle*, qui accentue les inégalités à un point jamais atteint auparavant, et la Révolu-tion française, qui a montré que les actions politiques les plus radicales étaient désormais pos-sibles. La réflexion politique est alors véritablement foisonnante et des dizaines d'écoles socialis-tes plus ou moins utopistes ap-paraissent : rien qu'en France, Claude-Henri de Saint-Simon (1760-1825), Charles Fourier (1772-1837), Étienne Cabet (1788-1856), Louis Auguste Blanqui* (1805-1881) ou Pierre-Joseph Proudhon élaborent des projets de sociétés nouvelles (cf. p. 23) ; l'agitation révolutionnaire est permanente et aboutira à la ré-volution de 1848 et à la Commune de 1871.

Les « marmites de l'avenir » Le mouvement communiste et révolutionnaire est ainsi une lame de fond qui agite toutes les sociétés industrialisées du xixe siècle : Marx n'en est pas l'instigateur, il tente d'abord d'en comprendre la signification his-torique. Son analyse du système capitaliste le mène par ailleurs à y détecter une contradiction structurelle, qui fonde la produc-tion de valeur à la fois sur l'ex-ploitation* des hommes et sur la destruction de la nature. Il en conclut que le passage à un autre système est inéluctable et que l'agitation sociale est l'annonce de ce passage. Mais il ne décrit

« Les règles de Part », melm selon Lénine C'est à u n p a r t i de profess ionnels de l'action r é v o l u t i o n -nai re qu'i l r e v i e n t d'encadrer la l u t t e des o u v r i e r s .

« Seul u n part i guidé par une t h é o r i e d'avant-garde peut r e m p l i r le rô le de c o m b a t t a n t d ' a v a n t - g a r d e . [...] La conscience pol i t ique de classe ne peut être a p p o r t é e à l'ouvrier que de l'extérieur, c'est-à-dire de l'extér ieur de la l u t t e é c o n o m i q u e , de l ' e x t é r i e u r de la s p h è r e des r a p p o r t s e n t r e o u v r i e r s et pat rons. Le seul d o m a i n e o ù l'on p o u r r a i t p u i s e r c e t t e c o n n a i s s a n c e est celui des rapports de t o u t e s les classes et couches de la populat ion avec l'État et le g o u v e r n e m e n t , le d o m a i n e des rapports de t o u t e s les classes e n t r e el les. C'est p o u r q u o i , à la q u e s t i o n : "que f a i r e p o u r a p p o r t e r a u x o u v r i e r s les connaissances pol i t iques?", on ne saurait d o n n e r sim-p l e m e n t la r é p o n s e d o n t se c o n t e n t e n t , la p l u p a r t du t e m p s , les praticiens, sans parler de c e u x qui p e n c h e n t v e r s l ' é c o n o m i s m e , à savoi r "aller a u x ouvriers". Pour a p p o r t e r a u x o u v r i e r s les connaissances pol i t iques, les sociaux-démocrates d o i v e n t aller dans t o u t e s les classes de la p o p u l a t i o n , ils d o i v e n t e n v o y e r dans t o u t e s les d i r e c t i o n s des d é t a c h e m e n t s de l e u r a r m é e [...]. Du m o m e n t qu'il ne saurait êt re q u e s t i o n d'une idéologie i n d é p e n d a n t e , é l a b o r é e par les masses o u v r i è r e s elles-m ê m e s au c o u r s de leur m o u v e m e n t , le p r o b l è m e se pose u n i q u e m e n t ainsi : idéologie b o u r g e o i s e o u idéo-logie social iste. C'est p o u r q u o i t o u t r a p e t i s s e m e n t de l'idéologie socialiste, t o u t é l o i g n e m e n t vis-à-vis de cette d e r n i è r e i m p l i q u e un r e n f o r c e m e n t de l'idéologie bour-geoise. O n parle de s p o n t a n é i t é . Mais le d é v e l o p p e m e n t s p o n t a n é d u m o u v e m e n t o u v r i e r a b o u t i t j u s t e m e n t à le s u b o r d o n n e r à l' idéologie b o u r g e o i s e , car le m o u v e -m e n t o u v r i e r s p o n t a n é , c'est le t r a d e - u n i o n i s m e * , or le t r a d e - u n i o n i s m e , c'est j u s t e m e n t l'asservissement idéo-l o g i q u e des o u v r i e r s par la b o u r g e o i s i e . C'est p o u r q u o i n o t r e t â c h e , celle de la social -démocrat ie, est de c o m -battre la spontanéité, de détourner le m o u v e m e n t ouvr ier de cette t e n d a n c e s p o n t a n é e [...]. Cette lut te doit ê t re o r g a n i s é e " s e l o n t o u t e s les r è g l e s de l'art" par des profess ionnels de l'action r é v o l u t i o n n a i r e . » •

Lénine, Que faire ?, 1903.

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LA POSTÉRITÉ

jamais, nulle part, quel sera cet autre système, et jusqu'à la fin de sa vie, il aura à réfuter ce contre-sens sur son œuvre ; en 1880 il répétait encore dans ses Notes sur Wagner : « Je n'ai jamais éta-bli de système socia-liste. » Son œuvre se réduit strictement à ce double objet : d'une part, une analyse éco-nomique du système de production capita-liste; d'autre part, une analyse sociologi-que des luttes de classes*. Quand on lui deman-dait comment fonctionnerait la société communiste, il répondait qu'il n'était pas prophète : il pré-cisait en 1873 que, dans Le Capi-tal, il s'était « borné à une simple

analyse critique du donné au lieu de formuler des recettes [...] pour les marmites de l'avenir ». Les révolutionnaires qui pren-nent le pouvoir en Russie en oc-tobre 1917 en se réclamant de

Marx ne sauraient donc trouver dans ses textes aucun système à mettre en œuvre, aucune méthode de gou-vernement, aucun programme écono-mique : l'idée de planification, par

exemple, n'y apparaît nulle part. Et, de fait, les décisions politi-ques prises par les dirigeants soviétiques furent toutes impo-sées par la pression des événe-ments et, plus encore, par les

rapports de force au sein du Co-mité central : ainsi la dramati-que décision de collectiviser l'agriculture fut prise en 1929 par Staline (cf. p. 96) pour asseoir son pouvoir en justifiant sa ligne du « socialisme dans un seul pays ». Toute l'œuvre de Marx avait d'ailleurs montré l'absur-dité d'une révolution anticapita-liste dans un pays comme la Russie tsariste où le capitalisme n'existait pas. Georges Plekha-nov (1856-1918), le premier disci-ple russe de Marx, avait parfai-tement prévu à quel cataclysme conduirait une révolution pseudo-marxiste en Russie : « Ce serait un monstre politique, écri-vait-il dès 1885, un despotisme tsariste repeint aux couleurs communistes. » C'est •••

Marx avait montré l'absurdité d'une révolution anticapitaliste dans un pays où le capitalisme n'existait pas.

LÉNINE ET LA RÉVOLUTION

Stratège de l'action révolutionnaire, Lénine prend le pouvoir à la faveur de la révolution d'octobre 1917.

Né en 1870, dans la petite aristocratie, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, se rapproche du socialisme marxis-te pendant ses études de droit ; il participe à la création du Parti ouvrier social-démocrate de Russie en 1898. In-fluencé par les nihilistes, il est d'abord un stratège qui prône dans Que foire ? (1903) l'organisation d'un parti centralisé de militants professionnels. Dès son second congrès, en 1903, le Parti se divise sur cette conception de la discipline : les opposants à Lénine prennent le nom de mencheviks, ses fidèles celui de bolcheviks.

Le marxisme* russe est alors agité par des débats : ainsi Serge Boulgakov (1871-1944) et Nicolas Berdiaev (1874-1948) critiquent le positivisme et le scientisme* pour s'en-gager dans une réflexion religieuse. Lénine combat cette tendance dans Matérialisme et empiriocriticisme (1908), où il défend un matérialisme* strict en même temps qu'une conception purement scientifique de la vérité. La guerre, dans laquelle il voyait « le grand accélérateur de l'histoire », précipite les événements : le régime tsariste s'effondre en février 1917. Le gouvernement provisoire se discrédite cependant très vite et le mécontentement po-pulaire grandit. Lénine, qui est en exil, rentre alors en

Russie pour convaincre son parti de passer à l'action : en octobre 1917 il conquiert le pouvoir. Sa conception de l'État est exposée dans L'État et la révolution (1917) : la tâche des bolcheviks est d'instaurer la dictature du prolétariat*, qui nécessite un État fort et discipliné afin de préparer l'avè-nement du communisme*. Dès 1918, le nouveau régime doit se défendre à la fois des contre-révolutionnaires mo-narchistes, de leurs alliés étrangers, et des révolutionnaires non bolcheviks : c'est la guerre civile, où est mis en place le « communisme de guerre » qui militarise l'économie et réquisitionne les paysans. En 1920, l'État soviétique est vainqueur. Pour Lénine, cependant, celui-ci est voué à l'échec s'il ne reçoit l'appui des prolétariats occidentaux : la révolution russe n'a en effet selon lui de sens que comme point de départ d'une révolution mondiale..

En 1921, le constat s'impose : la révolution européenne n'a pas eu lieu, la Russie est seule ; en février de la même année, la paysannerie se soulève, bientôt suivie par la classe ouvrière. Lénine réagit par la Nouvelle politique économique (NEP), qui abandonne le communisme de guerre. Terrassé par une attaque en mai 1922, il s'éloigne du pouvoir. Ses écrits laissent alors transparaître un constat de semi-échec et ses craintes face à l'évolution du régime : son dernier combat sera d'écarter Staline (cf. p. 96) du pouvoir. Sans succès... Il meurt en 1924. J. v.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | loi

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LA POSTÉRITÉ

••# qu'en vérité le nom de Marx a servi en Russie de caution scientifique à un mouvement qui avait ses propres racines et sa propre logique. La Russie du xixe siècle était en effet un pays à part en Europe : une autocratie féodale régnant sur un pays à l'écrasante majo-rité rurale, où la révolution in-dustrielle* était à peine balbu-tiante, mais où les idées occidentales - le scientisme*, le matérialisme*, l'utilitarisme* et l'athéisme - influençaient lar-gement les milieux étudiants et lettrés. Un mouvement révolu-tionnaire proprement russe se développe alors à partir des an-nées 1860, avec des auteurs comme Nikolaï Tchernychevski (1828-1889), Nicolaï Dobrolioubov (1836-1861) et Dimitri Pissarev (1840-1868). Il est caractérisé par la radicalité, l'intolérance et la violence, mais aussi, avec Pierre Tkatchev (1844-1885) et Serge Netchaïev (1847-1882), par le mé-pris du peuple, jugé incapable d'agir si ce n'est sous la férule d'une minorité d'activistes. Pour affirmer leur volonté de détruire la société ancienne et leur refus de toute valeur morale, les révo-lutionnaires russes se dirent « nihilistes ». C'est sur ce terreau que prend racine l'expérience soviétique. Octobre 1917 fut un gigantesque malentendu : ce fut un authenti-que soulèvement populaire, cer-tes, mais fondamentalement an-tiautoritaire, anarchiste* et paysan. Or ce mouvement a porté au pouvoir un parti dictatorial, disciplinaire et ouvrier : le parti bolchevik fondé par Lénine (cf. p. 95) en 1903. Et le bolchevisme n'est pas un marxisme*, c'est un

nihilisme, que sa conquête de l'appareil d'État va aussitôt muer en terrorisme. Dès la prise du pouvoir, Lénine justifie son auto-rité en se réclamant de la « dic-tature du prolétariat* », qui deviendra un des concepts fonda-mentaux du marxisme-léninisme au xxe siècle. Or il ne s'agit là en rien d'un concept central chez Marx : le thème n'est pas de lui, et il n'emploie l'expression en tout et pour tout, sur les 114 vo-lumes que compte l'édition inté-grale de ses œuvres en allemand, que trois fois, en passant, dont deux fois dans une lettre privée. Ce fut donc par un véritable dé-tournement de penseur que la première Constitution de l'Union

Pendant trente ans, le dictateur ré-gnera aussi sur la pensée marxiste.

Né en 1878 en Géorgie, dans une fa-mille paysanne, lossif Vissarionovitch Djougachvili, dit Staline, reste long-temps un personnage de second plan dans le parti bolchevik. Il est can-tonné dans les tâches administrati-ves, mais c'est ce qui lui donne peu à peu la mainmise sur le parti : à la mort de Lénine, en 1924 (cf. p. 95), il est en mesure d'écarter tous ses ri-vaux. C'est alors une seconde révolu-tion qui commence, plus radicale que la première : Staline défend la thèse du « socialisme dans un seul pays » et décide d'imposer une « révolution par le haut » où l'État use de toute sa puissance pour opérer une transfor-mation totale et immédiate de la société. La notion de « marxisme-lé-ninisme », censée définir la réélabo-ration du marxisme par Lénine, est créée pour justifier cette orientation politique. Dès 1928 est mise en place la planification de l'économie qui impose une industrialisation à mar-

soviétique put se réclamer de Marx pour légitimer sa dictature. Le concept de « lutte des clas-ses* » est authentiquement marxien*, lui, mais il subit une altération tout aussi profonde : de concept sociologique, il de-vient concept politique et justifie alors la stratégie de guerre de classes imaginée par Lénine, pour aboutir au projet stalinien d'extermination de classes.

La révolution par le haut Lénine lui-même reconnaissait d'ailleurs que son véritable « maître à penser » était non pas Marx, mais Tchernychevski : c'est la lecture de son roman Que faire ? (1863) qui avait décidé

che forcée. La même année est déci-dée la collectivisation intégrale de l'agriculture par la réquisition des biens des koulaks, les « paysans ri-ches ». Leur résistance conduit à l'« extermination des koulaks en tant que classe » : conjuguée aux effets de la famjne, elle fera 13 millions de morts. La société s'oppose de plus en plus au pouvoir du Parti, et au sein du Parti lui-même se développe une opposition à Staline : celui-ci y répond par la Grande Terreur des années 1936-1938, qui purge le Parti et la société de tous les « éléments socia-lement étrangers », à la fois par des exécutions, 700000 morts, et par la déportation au goulag, qui en 1940 compte 2 millions de détenus. L'agres-sion nazie de 1941 conduit à la mobi-lisation totale du peuple russe qui, au prix de 27 millions de morts, réussit à vaincre le IIIe Reich. L'après-guerre correspond à l'apogée du pouvoir de Staline, qui fait l'objet d'un culte de la personnalité d'envergure interna-tionale. Il préparait de nouvelles pur-ges quand il meurt, en 1953- J.v.

STALINE ET LE MARXISME-LÉNINISME

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Lénine et Staline à Nijni-Novgorod en 1922.

de son destin, et en 1903 il en reprend le titre pour exposer sa doctrine (cf. extrait p. 94). En postulant la nécessité de com-battre la spontanéité des masses par un parti de « révolutionnai-res professionnels », Lénine se plaçait dans l'héritage de Tkat-chev et de Netchaïev. En affir-mant ainsi le primat du politi-que sur l'économique, il opérait d'emblée un retournement com-plet de la pensée de Marx, qui allait justifier la domination to-tale de la société par l'État, ainsi que le projet de « révolution par le haut » soutenu par Staline dès la fin des années 1920. Mais, sur-tout, en affirmant que ce parti devait apporter au peuple une « théorie révolutionnaire », il donnait à la théorie un statut radicalement nouveau : elle de-venait le principe même de la légitimité du pouvoir et de l'ac-tion politique, devait en cela être absolument incontestable et s'imposer à tous, et avait donc besoin du statut de science, ir-réfutable et démontrée. La réfé-rence à Marx remplit alors cette fonction précise : donner à la théorie la caution scientifique dont elle a besoin pour légitimer le pou-voir du Parti sur la société. Or, dès qu'un dis-cours est polarisé par la question du pouvoir et non plus par celle de la vérité, il cesse d'être philoso-phique pour devenir idéologique. Ce qui au xxe siècle s'est appelé « marxisme* » fut la production idéologique de partis politiques soumis à la raison d'État de leur pays de tutelle. En 1919, Lénine

fonde la IIIe Internationale, ou Komintern*, qui devient l'ins-tance dirigeante de tous les par-tis communistes dans le monde.

L'œuvre de Marx en devient aussitôt l'otage, et toute lec-ture indépendante en devient impossi-ble : à titre d'exem-ple, les deux livres importants qui pa-raissent en 1923, His-

toire et conscience de classe de Georg Lukâcs (cf. p. 102) et Marxisme et philosophie de Karl Korsch (1886-1961), sont dès juin 1924 condamnés comme « révi-sionnistes, réformistes et idéa-listes » par le cinquième congrès de l'Internationale. Toute une

partie du mouvement commu-niste du x x e siècle fut ainsi carac-térisée par une soumission totale de la pensée à une véritable foi politique, dogmatique et inté-griste dont Trotsky (cf. p. 98) for-mule le credo dès 1924 : « Le Parti a toujours raison [...]. On ne peut avoir raison qu'avec et par le Parti, car l'Histoire n'a pas fourni d'autre moyen d'être dans le vrai. » Les questions philoso-phiques les plus ardues sont tranchées autoritairement par les instances dirigeantes du Parti : c'est ainsi un décret de Staline qui, en 1931, définit la philosophie marxiste comme « matérialisme dialectique* » - conception totalement étran-gère à la pensée de Marx - , •••

Marx sert de caution scientifique au pouvoir qu'exerce le Parti sur la société.

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UN AUTRE REGARD

L'actualité du marxisme

En 1939, T r o t s k y écr i t la pré-face d'une édit ion amér icaine d u Capital.

« Aujourd'hui le contrôle aveu-gle par la loi de la v a l e u r se refuse à servir encore. Le progrès h u m a i n est bloqué dans une impasse. En dépit des derniers t r iomphes de la pensée techni-que, les forces productives natu-relles ne croissent plus. [...] En dépit de grandioses possibi-lités de p r o d u c t i o n , f r u i t de l'expérience et de la science, l'économie agraire ne sort pas d'une crise de p u t r é f a c t i o n , tandis que le nombre des affa-més, la plus grande partie de l'humanité, continue à croître plus vite que la population de la planète [...]. Pour sauver la société il n'est pas nécessaire d'arrêter le déve-loppement de la technique, de f e r m e r les usines, d'accorder des primes aux fermiers pour saboter l'agriculture, de trans-f o r m e r le tiers des travailleurs en mendiants, ni de faire appel à des fous c o m m e dictateurs

U . Ce qui est i n d i s p e n s a b l e et u r g e n t c'est de s é p a r e r les moyens de production de leurs propriétaires parasites actuels et d'organiser la société d'après un plan rationnel. » •

Léon Trotsky, Le Marxisme et notre époque, 1939, © Selio, 2009.

••• et c'est le même Staline qui en expose le contenu en 1938 dans Le Matérialisme dialectique et le matérialisme historique, qui deviendra le véritable bréviaire du marxisme occidental. L'effondrement de l'URSS et la débâcle de l'idéologie marxiste

Opposé à Staline et au « socialisme dans un seul pays », il est le prophète d'une nouvelle révolution ouvrière.

Lev Davidovitch Bronstein (1879-1940), devenu Trotsky au hasard d'un faux passeport, milite dès son entrée en faculté. En 1898, il écope de deux ans de prison à Odessa. Il y découvre le marxisme*. Condamné à l'exil en Sibérie, il s'évade, fuit à l'étranger, revient en Russie pour la révolution de 1905 où il dirige le soviet de Saint-Pétersbourg. Condamné à la déporta-tion à vie, il s'évade encore. Il orga-nise la prise du pouvoir à Petrograd en 1917, puis l'armée pendant la guerre civile, s'engageant dans la re-construction de l'économie ruinée. Adversaire de Staline (cf. p. 96), il est expulsé d'Union soviétique en 1929, puis assassiné en 1940 par un agent de Staline, et ses partisans sont pour-chassés partout dans le monde.

Trotsky ajoute au moins deux apports spécifiques au marxisme. Le premier, c'est la théorie de la révolution per-manente, fondée sur un constat : « En liant tous les pays entre eux par son mode de production et son commer-ce, le capitalisme* a fait du monde entier un seul organisme économi-que » (Bilan et Perspectives, 1906). Même si les pays se trouvent à des stades de développement différents, les pays arriérés coloniaux et semi-coloniaux ne répéteront pas mécani-quement les étapes franchies par les pays capitalistes avancés : l'irruption des nouvelles techniques et de nou-veaux moyens de production leur

n'ont donc pas été uniquement une bonne nouvelle pour les peuples ainsi libérés d'États totalitaires, ce fut aussi une excellente nouvelle pour la phi-losophie qui a pu redécouvrir la puissance intacte de Karl Marx. • J. V.

permettra de contracter brutalement ces étapes, ce qui rend improbable l'apparition de la démocratie parle-mentaire et ouvre la voie à la révolu-tion. En Russie, entrée tardivement dans l'ère du capitalisme, cette révo-lution exigera d'emblée l'accès au pouvoir de la classe ouvrière et l'ap-propriation collective des moyens de production. Mais Trotsky en est convaincu, l'unification du marché mondial et la division internationale du travail rendent impossible l'édifi-cation du socialisme dans un seul pays, isolé de l'économie mondiale. Il s'oppose sur ce point avec Staline, à la suite du reflux de la vague révolu-tionnaire au début des années 1920.

Second apport : l'analyse de la société soviétique stalinienne. Sur les bases de la propriété d'État, le monopole du parti unique fusionné avec l'État a donné naissance à une caste, la « bu-reaucratie » (nomenklatura) qui en-trave le développement des forces productives par la ponction qu'elle effectue sur elles. Elle couvre du nom de socialisme sa domination politique et l'inégalité sociale croissante orga-nisée à son profit. Pour Trotsky, cette nomenklatura n'est pas une classe au sens marxiste mais une caste parasi-taire qui aspire à transformer son pillage en propriété privée. Elle pré-pare ainsi le renversement de la pro-priété d'État que seule une révolution politique ouvrière peut empêcher.

JEAN-JACQUES MARIE, historien, auteur entre autres de Trotsky (Payot, 2006) et de L'Antisémitisme en Russie (Tallandier, 2009).

LÉON TROTSKY ET L'INTERNATIONALISME

98 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

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POINT DE VUE

Antonio Gramsci, un marxiste du xxe siècle Le penseur italien livre une réinterprétation originale de Marx, avec une théorie qui se veut en prise sur la réalité historique.

ANDRÉI0SEL est professeur émérite de philosophie, université de Nice-Sophia-Antipolis. Il est l'auteur notamment de Marx en italiques. Aux origines de la philosophie italienne contemporaine, (Trans-Europ-Repress, 1991), Un monde en abîme. Essai sur la mondialisation capitaliste (Kimé, 2008) et Spinoza ou l'autre (injfinitude (L'Harmattan, 2008). Antonio Gramsci (1891-1937). © Faraboia/Leemage

CJ est en prison qu'An-tonio Gramsci (1891-1937), l'un des fondateurs et diri-

geant du Parti communiste italien, rédige, entre 1929 et 1934, son chef-d'œuvre! les vingt-huit Cahiers de prison. Il va s'y mon-trer l'un des théori-ciens les plus nova-teurs du marxisme* au xxe siècle, grâce à sa réflexion sur la praxis*, la fonction d'hégémonie et le rôle des intellec-tuels. Ce fils d'une famille modeste de Sardai-gne s'engage en 1911, encore étudiant, sur la voie de la gauche révolutionnaire en apportant son sou-tien au Parti socialiste italien. En 1914, il abandonne de brillantes études de linguisti-que pour se consacrer à la politique et, à l'instar de Marx, devenir journaliste. Il fondera L'Ordine Nuovo, une revue qui va accompagner en 1920 la révolte ouvrière ita-lienne dans le secteur de la métallurgie. Séduit par la révolution bol-chevique, puis par la politi-que de l'Internationale com-

muniste (Komintern*) fondée par Lénine (cf. p. 95) en 1919, il rejoint Moscou pour préparer la bolchevisation du Parti communiste italien et ne rentrera en Italie qu'après la victoire du fascisme de Mussolini en 1922. Élu député en 1924, chef du Parti commu-niste italien en 1926, il est ar-rêté et condamné pour conspi-ration à vingt ans de prison alors qu'il tente de constituer un bloc d'alliance antifasciste.

À cette occasion, Mussolini déclare qu'« il faut empêcher ce cerveau de penser ». Ses vingt-huit Cahiers de pri-son sont un work in progress de réflexions politiques et phi-losophiques qui embrassent une multiplicité de thèmes, de la grammaire à la littérature en passant par l'histoire du christianisme et de l'Italie moderne... Gramsci s'y inter-roge sur les causes de l'expan-sion du fascisme en •••

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies

Page 100: Le Point BIO N°03 - Marx

POINT DE VUE

••• Europe, de la bonne te-nue du capitalisme* dans le monde anglo-saxon et de la stagnation du socialisme, qui semble confiné à l'Est. Il cher-che à voir comment la théorie issue de Marx et de Lénine pourrait faire face à la nou-velle donne historique, et sous quelles conditions les masses subalternes pourront accéder à une hégémonie économique, politique et culturelle.

L'hégémonie de l'État Sa position par rapport au marxisme officiel est cepen-dant critique. Il lui reproche de s'être transformé, après la Révolution bolchevique et sous l'influence de théoriciens comme Nikolaï Boukharine, en une croyance dans le cours automatique et déterministe de l'histoire, fondée sur une représentation purement éco-nomique de la vie historique. Cette nouvelle orthodoxie so-viétique unit une idolâtrie de l'ap-pareil d'État à une thématique anarchiste* et messianique de la fin de l'État. G r a m s c i , au contraire, ne croit plus à l'ex-tinction de l'État, ni en la fin de l'histoire. Ni non plus à la contradiction sommaire, po-sée par Marx, entre la vie so-ciale réelle d'un côté, et de l'autre ce que ce dernier ap-pelait les « superstructures », c'est-à-dire les systèmes juri-diques, politiques et idéologi-ques (morale, rel igion, croyance sociales) qui ne se-raient donc que des phénomè-

nes relativement non essen-tiels. Au contraire, Gramsci constate que ceux-ci sont de-venus consubstantiels à l'État moderne, qui se caractérise justement par sa capacité à intégrer en un « bloc histori-que » des « appareils » privés comme les grandes entrepri-ses, les médias, les institu-tions culturelles, religieuses ou non, la vie associative, etc. C'est grâce à cet immense ré-seau d'institutions et d'orga-nismes privés que l'État as-sure et maintient, lui semble-t-il, son hégémonie. Le risque selon lui est alors d'en arriver à une situation de révolution passive, où les classes dominantes réussis-sent à assimiler les forces antagonistes en les privant de leur capacité d'action, comme c'est le cas dans le fascisme et le capitalisme américain. Pour lutter contre ceux-ci, Gramsci pense que les masses

subalternes ont besoin de l'appa-reil d'un parti révolutionnaire capable d'unifier un nouveau « bloc histori-que » intégrant

toutes les forces sociales né-cessaires pour renverser l'hé-gémonie des classes domi-nantes. Ce qui suppose certes un pouvoir centralisé, comme en URSS, mais plus organi-que (donc moins bureaucra-tique) et pluraliste, donnant droit de cité aux différentes forces du bloc historique, et où les intellectuels joueraient un rôle majeur, celui de pro-mouvoir la culture des mas-

ses subalternes, qui ne peut être réduite à une idéologie. Le statut de la connaissance et de la philosophie est essen-tiel chez Gramsci. La philo-sophie ne peut être un savoir de surplomb, elle doit assu-mer sa réalité de pratique théorique historique. Se fon-dant, à la suite d'Antonio Labriola (1843-1904), promo-teur du marxisme en Italie, sur le fait que la philosophie de Marx est bien une « praxis*» toujours liée à l'action, il affirme que la phi-losophie est bien une part de la totalité sociale, celle des formations de savoir.

Marxisme et cultural studies Miné par la maladie, Gramsci devra interrompre la rédac-tion de ses cahiers en 1934. Trois ans plus tard, une cam-pagne de presse internatio-nale lui vaut d'être libéré, mais il meurt d'épuisement le jour de son transfert vers sa Sardaigne natale, le 27 avril 1937. Publiés d'abord en édi-tion thématique de 1948 à 1951, puis en version intégrale en 1974, les Cahiers de prison seront largement étudiés et discutés, notamment entre 1975 et 1985, où ils fournissent aux chercheurs des outils pour rectifier la vulgate marxiste-léniniste-staliniste et développer une interpréta-tion de Marx en prise sur la nouvelle configuration de la pratique sociale. Les cultural studies{cf. p. 103) voient ainsi en Gramsci, théoricien de l'hégémonisme, l'un de leurs fondateurs. •

La philosophie ne peut être un savoir de surplomb, elle doit assumer sa réalité historique.

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Page 101: Le Point BIO N°03 - Marx

LA POSTÉRITÉ

Le marxisme à l'Ouest Pendant qu'à l'Est la théorie marxiste se fige, en Occident, on tente très tôt de reformuler les fon-dements philosophiques du marxisme en s'intéressant aux aspects politiques et économiques, mais aussi socioculturels.

Peu après la mort d'Engels en 1895, l'un des diri-geants du Parti social-démocrate allemand

(SPD), Eduard Bernstein (cf. p. 56) déclenche une violente po-lémique qui va décider du sort du marxisme* au xxe siècle. Dans une série d'articles publiés dans le journal Die Neue Zeit en-tre 1896 et 1898, il soutient qu'il faut réformer le socialisme et revoir en profon-deur les positions de Marx. Le matéria-lisme* et la dialec-tique* sont pour B e r n s t e i n des concepts métaphy-siques* qui ne sont pas dignes de figu-rer au programme du parti socialiste. De même, l'idée que le prolétariat doive renverser le capitalisme* par une révolution lui semble devenue obsolète : le système capitalisme se montre capable, lui semble-t-il, d'inté-grer des réformes sociales en faveur du prolétariat. C'est contre ce « révisionnisme » que Karl Kautsky (cf. p. 56), l'auteur du programme du SPD adopté en 1891, va réussir à imposer l'idée d'un « marxisme orthodoxe ». De quoi s'agit-il? D'une version sim-plifiée des théories marxistes, comme avait cherché à la pro-duire Engels (cf. p. 27) après la mort de Marx, mais en plus

concentrée, plus efficace aussi. Marx devient un « révolution-naire anticapitaliste » et le « théoricien du matérialisme dialectique* », expression qui pourtant n'est pas de lui, mais d'Engels. Ce marxisme ortho-doxe sera adopté par la IIe Inter-nationale, officiellement consti-tuée au congrès de Bruxelles en 1891 sous le parrainage d'Engels, et surtout par la IIIe Interna-

tionale (le Komin-tern*), fondée en 1919 sous l'égide de l'Union soviétique. I l d e v i e n d r a marxiste-léniniste sous Staline, c'est-à-dire stalinien (cf. p. 96). Marx se re-trouve statufié, sa doctrine pétrifiée, et c'est ce mythe qui

va s'imposer pendant de longues années à tous les communistes (cf. p. 93), nourrissant notam-ment les mouvements révolu-tionnaires anticolonialistes et anti-impérialistes, de la Chine (cf. p. 107) à Cuba en passant par l'Afrique. Une orthodoxie impos-sible à remettre en cause à l'Est, surtout sous Staline, mais très vite interrogée à l'Ouest. Les re-mises en question successives vont alors jouer comme des on-des de choc qui, si elles ne per-mettent pas forcément de revenir aux théories réelles de Marx, fa-voriseront la diffusion de ses

concepts dans tous les domaines de la pensée. Ce que le philosophe Maurice Merleau-Ponty (1908-1961) appel-lera « marxisme occidental » fait son apparition en Allemagne dès 1923 avec deux livres majeurs, Marxisme et philosophie, de Karl Korsch (1886-1961) et Histoire et conscience de classe, de Georg Lukâcs (cf. p. 102). Communistes convaincus, les deux auteurs in-sistent sur l'importance qu'il y a à reformuler les fondements philosophiques de la théorie marxiste si l'on ne veut pas tra-hir la cause prolétarienne. Leur originalité par rapport à la pen-sée dominante est qu'ils ne s'in-téressent pas seulement à la po-litique et à l'économie, mais aussi aux aspects socioculturels des relations de classes. Jugés hétérodoxes, tant par Kautsky que par les Soviétiques, leurs ouvrages sont condamnés offi-ciellement en 1924.

Les « nouveaux » marxistes Mais cette approche de Marx n'est pas perdue pour tout le monde : elle donne le coup d'en-voi à ce que l'on appellera, dans les années 1930, la « Théorie cri-tique », que défendront notam-ment les membres de l'école de Francfort, toujours vivante et aujourd'hui dirigée par Axel Honneth (né en 1949) après l'avoir été par Jiirgen Habermas (né en 1929). Qui sont ces •••

Les remises en question successives favoriseront la diffusion des concepts marxiens dans tous les domaines de la pensée.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | l o i

Page 102: Le Point BIO N°03 - Marx

LA POSTÉRITÉ

GEORG LUKÂCS : UN MARXISTE TRAGIQUE

Spécialiste de littérature, Lukâcs s'in-téresse au phénomène de « réifica-tion » mis en évidence par Marx.

Issu probablement de la petite bour-geoisie juive hongroise, Georg Lukâcs (1885-1971) sera l'assistant à l'uni-versité de Heidelberg du sociologue allemand Max Weber (1864-1920) et étudiera aussi avec Georg Simmel (1858-1918). Il se fait connaître en 1916 par sa Théorie sur le roman, avant de se convertir au marxisme* et de participer en 1919 au soulève-ment communiste hongrois mené par Béla Kun, dont il sera le commis-saire à l'Instruction. Après l'échec du mouvement, il se réfugie en Autriche, puis en Allema-gne, avant de rejoindre Moscou en 1933- En Allemagne, il fréquente l'intelligentsia, et c'est lui que Tho-mas Mann peindra en 1924 à travers le personnage de Naphta dans La Montagne magique. Un an aupara-vant, il avait publié un livre consi-déré comme l'un des plus grands textes de philosophie du xxe siècle : Histoire et conscience de classe. Il y approfondit le thème de la réifica-tion chez Marx, c'est-à-dire la ten-dance du capitalisme* à transformer l'homme en chose (du latin, res, chose). Ce processus recouvre selon lui tous les aspects de l'aliénation de l'hom-me dans l'économie capitaliste et il montre qu'étroitement liée à la ra-tiçnalisation formelle du droit, de l'État et des administrations, la réi-fication tend à tout corrompre, même les syndicats et les partis po-litiques ouvriers. Seule la conscience de classe du prolétariat peut, d'après lui, rétablir sa subjectivité et garan-tir son autonomie. Cette thèse fut u n a n i m e m e n t condamnée par les sociaux-démocra-tes et les bolcheviques, et l'ouvrage fut mis à l'index. Lukâcs réagit en reniant ce livre dont tous les exem-

Georg Lukâcs (1885-1971) en 1955.

plaires seront bientôt détruits. Il échappera au stalinisme et, rentré à Budapest en 1944, il entamera une carrière de professeur d'histoire de l'art et d'esthétique, devenant un expert éminent tant de Goethe et d'Hegel que de Balzac et de Thomas Mann. En 1954, il publie La Destruc-tion de la raison où il expose, sur un ton dogmatique, la décadence men-tale de la civilisation du grand capi-tal et de l'impérialisme à partir du xixe siècle. Paradoxe : lui qui se bat comme un beau diable pour réinté-grer le parti communiste hongrois, dont il a été exclu après sa partici-pation aux événements de 1956 - il a été ministre de la Culture du pre-mier gouvernement Nagy - , est considéré à l'Ouest comme un marxiste dissident. Ses livres, traduits en France dès 1947, rencontrent un grand succès, particulièrement dans les années i960 auprès de penseurs contesta-taires comme le situationniste Guy Debord (1931-1994). Le sociologue marxiste d'origine hongroise joseph Gabel (1912-2004) établira entre autres, dans La Fausse Conscience (Éditions de Minuit, 1962), un lien entre sa théorie de la réification et la schizophrénie analysée du point de vue psychopathologique, P.T.

••• « nouveaux » marxistes? Non pas des politiciens ou des révolutionnaires, mais des uni-versitaires férus d'esthétique, parmi lesquels Theodor W. Adorno (1903-1969), Walter Ben-jamin (1892-1940) et Max Horkhei-mer (1895-1973). C'est ce dernier qui, en 1937, formulera leur pro-gramme dans son essai Théorie traditionnelle et théorie critique (1937) : appréhender la société dans sa totalité en vue d'une émancipation globale des indivi-dus. La Théorie critique s'atta-quera donc aussi bien à l'art qu'à la sociologie, la psychologie, l'ar-chéologie et même à l'écologie. C'est dans cette optique qu'après la Seconde Guerre mondiale, et alors que triomphe le stalinisme, le philosophe américain d'ori-gine allemande Herbert Marcuse (1898-1979) va tenter, dans son li-vre Éros et civilisation (1955), une synthèse entre Marx et Freud, entre la théorie de l'aliénation et celle de l'inconscient. Ce « freudo-marxisme » veut libérer le tra-vail, faire éclore une société non répressive, ouverte aux plaisirs, où la technologie serait au ser-vice de l'homme. Neuf ans plus tard, dans L'Homme unidimen-

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Page 103: Le Point BIO N°03 - Marx

LA POSTÉRITÉ

sionnel (1964), il s'en prend à la civilisation industrielle et tech-nologique qu'il juge responsable, à l'Ouest comme à l'Est, d'une production de besoins artificiels et d'un « prêt-à-penser » véhiculé par des mass média devenus om-nipotents. L'un des premiers, il pointe l'influence politique des technologies et des médias qui tendent à annihiler les forces contestataires, et à « unidimen-sionnaliser » l'homme. Cette ap-proche humaniste fera de lui le « père de la Nouvelle Gauche », et le gourou des mouvements étu-diants des années 1960.

Le temps des intellectuels En France, dès 1945, un Roger Garaudy* (né en 1913) avait dé-fendu lui aussi l'idée d'un marxisme* humaniste, avant de devenir un maître à penser du Parti communiste français, puis d'en être exclu. De son côté, Jean-Paul Sartre (1905-1980) ten-tera de concilier ce que les « or-thodoxes » considèrent alors comme inconciliables : sa philo-sophie existentialiste - pour qui l'homme se définit librement - et le marxisme, qui lui semble « la philosophie de notre temps, in-dépassable » (Critique de la rai-son dialectique, 1960). Synthèse difficile à soutenir... Marx n'avait-il pas écrit exactement le contraire dans les Grundrisse (1857-1858) : « Ce n'est pas la conscience des hommes qui dé-termine leur être; c'est inverse-ment leur être social qui déter-mine leur conscience »? C'est pour rappeler la « vraie » position de Marx que Louis Al-thusser (c/p. 108) va insister dans son Pour Marx, en 1965, sur r« antihumanisme » du père du

Capital. Les positions althussé-riennes rejoignent alors celles du mouvement structuraliste*, en plein essor dans les sciences so-ciales, notamment grâce aux tra-vaux de l'ethnologue Claude Lévi-Strauss* (né en 1908). On parlera ainsi de marxisme struc-turaliste. Mais par-delà les que-relles de clocher, la « pensée marxiste » s'impose déjà comme la lingua franca des chercheurs et intellectuels en tout genre. Ce qui n'empêche pas de rechercher l'originalité, loin s'en faut. Ainsi, le psychanalyste Jacques Lacan* affirme en 1969 à ses élèves : « Le plus-de-jouir est apparu dans mes derniers discours en fonction d'homologie par rapport à la plus-value* marxiste. Dire ho-mologie, c'est bien dire que leur rapport n'est pas d'analogie. Il s'agit bien de la même chose » (Le Séminaire, livre XVI, D'un Autre à l'autre, Seuil, 2006). C'est aussi en empruntant à Marx les concepts d'aliénation, d'idéo-logie et d'antago-nisme sociaux que dans l'univers anglo-américain se sont développées depuis la fin des années 1970 les cultural stu-dies, portant sur les rapports de pouvoir entre hommes et femmes, Blancs et Noirs, homosexuels, hétérosexuels et transsexuels, colonisateurs et colonisés, etc. Ses théoriciens, comme Édward W Said (1935-2003) ou Judith But-ler (né en 1956), ne se réclament pourtant pas du marxisme : on pratique, mais on ne croit pas. Déjà, dans Les Mots et les choses, en 1965, Michel Foucault* (1926-1984), qui était pourtant un élève

d'Althusser, n'hésitait pas à écrire : « Le marxisme est dans la pensée du xixe siècle comme un poisson dans l'eau : c'est-à-dire que partout ailleurs il cesse de respirer. » Il est vrai qu'à la fin des années 1960, le marxisme « orthodoxe », c 'est-à-dire marxiste-léniniste, est une arme au service des seuls apparat-chiks soviétiques et de leurs féaux. En tant que pensée politi-que, il fait de moins en moins recette. La « normalisation » dont a été victime la Tchécoslo-vaquie après le Printemps de Prague en 1968 et la tentative de réformes d'Alexander Dubcek (1921-1992) n'y est sans doute pas pour rien : le 21 août 1968, l'URSS envoyait 200000 soldats et 2000 chars contre le peuple tchèque, coupable de vouloir vivre un

« socialisme à vi-sage humain ». À l'Ouest, tandis que les partis commu-nistes nationaux essaient de justifier cette intervention, nombre de militants rendent leur carte. Et parmi les intel-

lectuels, plusieurs se jettent dans les bras de Mao Tsé-toung dont la Révolution culturelle, vue d'Europe, se pare de tous les at-traits (cf. p. 107). En 1971, Phi-lippe Sollers (né en 1936) écrit ainsi dans la revue Tel quel : « Les Quatre essais philosophi-ques de Mao sont un "bond en avant" considérable et complète-ment original de la théorie ma-térialiste dialectique*. » Les années 1970? Ce seront celles de la désillusion. En 1974 sort L'Archipel du Goulag de Soljénit-syne, qui révèle les crimes •••

Jean-Paul Sartre lui-même dira que le marxisme lui semble « la philosophie de notre temps, indépassable ».

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | loi

Page 104: Le Point BIO N°03 - Marx

LA POSTÉRITÉ

••• à grande échelle du régime soviétique. Pour les intellectuels marxistes, le drame est corné-lien : faut-il abandonner Marx, coupable d'avoir engendré un monstre? Peut-il encore être sauvé? Oui, répond le philosophe Michel Henry (1922-2002), mais à condi-tion de rejeter totalement le marxisme, source de tous les contresens. Dans son Marx (Gal-limard, 1976), il propose de re-

Bien que libéral et pourfendeur du marxisme, Raymond Aron considé-rait Marx comme le grand théori-cien du capitalisme.

Raymond Aron* (1905-1983) s'est imposé en France à partir des an-nées 1950 comme le grand pourfen-deur du marxisme*. Ses thèses libé-rales contre le totalitarisme l'ont fait connaître au-delà de l'Hexagone, et même un Henry Kissinger, proche conseiller du président républicain Richard Nixon, reconnaîtra sa dette envers lui. Dans son livre le plus connu, L'Opium des intellectuels (1955), Aron s'en prend en effet aux marxistes français. Le Parti commu-niste, avec son dogmatisme et sa prétendue infaillibilité, se comporte pour lui comme une Église : « Le marxisme, telle la religion, porte condamnation de ce qui est, dessine une image de ce qui sera et investit un homme ou un groupe qui indi-quera l'avenir rayonnant », écrit-il.

Pourtant, depuis sa découverte du Capitol en 1930, Aron entretient avec Marx, qu'il considère comme le grand théoricien du capitalisme*, une rela-tion passionnée. « j'ai lu et relu les livres de Marx depuis trente-cinq ans », écrira-il. Et à le lire, c'est pres-que à regret qu'il s'intéresse à Alexis de Tocqueville* (1805-1859) : « je

tourner au texte de l'auteur du Capital pour retrouver les vrais fondements de sa pensée. L'ori-ginalité de Marx, selon lui, c'est d'avoir élaboré la première véri-table métaphysique* de l'indi-vidu, individualité irréductible à toute loi générale (économique, politique, historique, etc.). Thèse osée : Henry est convaincu que, si le christianisme a « inventé » l'individualité, Marx est l'un de ceux qui l'a le mieux théorisée.

pense presque malgré moi prendre plus d'intérêt aux mystères du Capitol qu'à la prose limpide et triste de La Démocratie en Amérique. » Les Étapes de la pensée sociologique (1967) al-laient pourtant participer au retour en grâce de Tocqueville auprès des intellectuels français, et cela aux dé-pens de Marx. Mais Aron reviendra à l'auteur du Capital dans les années 1970 et, à défaut du grand livre dont il avait rêvé et que la maladie l'empê-chera de réaliser, il l'enseigne au Collège de France dans un cours aujourd'hui publié sous le titre Le Marxisme de Marx (2002). Il y tente un retour rigoureux et critique vers les écrits de Marx, par-delà le « Marx imaginaire » des marxistes. Il exa-mine certaines de ses thèses crucia-les, notamment la théorie du déclin du taux de profit qui, selon Marx, devrait conduire le capitalisme à sa perte. Aron rejette cette tentation « prophétique » de Marx, tout autant que son utopie d'une humanité sans classes. Mais qui aime bien, châtie bien : dans Le Spectateur engagé, des entretiens publiés deux ans avant sa mort, Aron définira son œuvre com-me « une réflexion sur le xxe siècle à la lumière du marxisme ». Si bien que Nicolas Baverez (né en 1961), spécia-liste d'Aron, verra chez ce dernier le « plus authentique marxiste français du xxe siècle ». F.G.

« Marx certes était athée, "maté-rialiste", écrit-il. Mais chez un philosophe aussi il convient de distinguer ce qu'il est et ce qu'il croit être. Ce qui compte, ce n'est d'ailleurs pas ce que Marx pen-sait et que nous ignorons, c'est ce que pensent les textes qu'il a écrits. Ce qui paraît en eux de façon aussi évidente qu'excep-tionnelle dans l'histoire de la philosophie, c'est une métaphy-sique de l'individu. Marx est l'un des premiers penseurs chrétiens de l'Occident. » Marx, compatible avec le chris-tianisme? Dès les années 1960, des théologiens et des prêtres latino-américains avaient adapté le marxisme au catholicisme, certains acceptant même le prin-cipe de la lutte armée pour lut-ter contre la misère et l'injus-tice. Cette théologie dite de la Libération trouvait en effet, dans ce que Marx appelait « le prolétariat », les pauvres des Évangiles, pris dans un même antagonisme face aux (pécheurs) capitalistes. Théorie âprement combattue par l'Église et à la-quelle Jean-Paul II, le pape de la résistance au soviétisme, por-tera le coup fatal.

Le spectre et la « multitude » Quelques années plus tard, le monde soviétique s'effondre et partout, de Berlin à Vladivostok, on déboulonne les statues de Marx. Aux oubliettes de l'his-toire, le grand Karl? Il est mort et enterré, assure en 1992 l'Amé-ricain Francis Fukuyama (né en 1952) dans La Fin de l'Histoire et Le Dernier Homme, qui annonce la victoire des démocraties libé-rales. Jacques Derrida (1930-2004) se montrera plus prudent.

RAYMOND ARON : UN LIBÉRAL PASSIONNÉ DE MARX

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Le philosophe publie en 1993 un livre qui va faire sensation : Spec-tres de Marx. « En proposant ce titre, je pensais initialement à toutes les formes d'une hantise qui me paraît organiser cela même qui domine le discours d'aujourd'hui, écrit-il. Au mo-ment où le nouveau désordre mondial tente d'installer le néo-capitalisme* et son néolibéra-lisme*, aucune dé-négation ne parvient à se débarrasser de tous les fantômes de Marx. » Ne cherche-t-on pas en effet à faire trop vite le deuil de Marx? Der-rida rappelle l'emploi fréquent et étrange, dans les écrits de Marx lui-même, de métaphores sur la hantise, les fantômes et autres revenants, à commencer par la célèbre phrase qui démarre le Manifeste du parti communiste : « Un spectre hante l'Europe. » Un

Le 1er mai 1968, à Munich, des manifestants défilent avec les portraits de Hô Chi Minh, Karl Marx et Che Guevara.

Marx « spectral », ni tout à fait vivant ni tout à fait mort, n'est-il pas susceptible de « revenir »? Cette thèse va engendrer chez les ténors du marxisme un tir groupé de livres et d'articles filant la mé-taphore. Le trotskiste Daniel Ben-

saïd (né en 1946), tête pensante du Nou-veau Parti anticapi-taliste, dont le porte-parole est Olivier Besancenot, publiera ainsi en 2000 Le Sou-rire du spectre. Nou-

vel esprit du communisme*, pour rappeler que, contre vents et ma-rées, le Manifeste du parti commu-niste demeure un best-seller mon-dial. Certes, mais il date de 1848. Qu'aurait écrit Marx s'il avait connu la mondialisation, l'Inter-net et la fonte de la banquise?

L'heure n'est-elle pas venue d'affronter les réalités actuelles, quitte à forger de nouveaux concepts? C'est ce qu'essaient de faire Antonio Negri (né en 1933) et Michael Hardt (né en 1960) dans leur livre Empire (2000), ouvrage que d'aucuns ont appelé le « Ma-nifeste communiste du xxie siè-cle » ! Les auteurs y affirment qu'à l'heure de la mondialisa-tion, il n'est plus possible de se battre de l'extérieur contre l'im-périalisme capitaliste : tout le monde l'est un peu, capitaliste, et les institutions traditionnelles sont condamnées à être récupé-rées par le système. Pour s'oppo-ser aux injustices, seule peut fonctionner la résistance organi-sée par des cellules autonomes, à l'instar des groupuscules alter-mondialistes, qu'ils appellent la «multitude». David contre Goliath. Mais est-ce encore marxiste?® FRANÇOIS GAUVIN

l 'heure n'est-elie pas venue d'affronter tes réalités actuelles, quitte à forger de nouveaux concepts?

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ENTRETIEN

Pour l'anthropologue Maurice Godelier, pas question de sciences sociales sans Marx, qui leur a fourni les concepts d'aliénation, de domination et d'exploitation.

MAURICE GODELIER « MARX EST L'ARISTOTE DES SCIENCES SOCIALES »

l e Point : Q u a n d l ' a n t h r o p o l o g i e c o m m e n c e - t - e l l e à s'intéresser au marxisme*? Maurice Godelier : Jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les anthropologues s'intéressaient sur-tout aux rites, aux représentations religieuses, aux structures de parenté. Les marxistes vont privilégier l'étude des rapports matériels et intellectuels des sociétés avec la nature qui les entoure, des formes de propriété et de redistribu-tion des richesses. De nouvelles questions vont alors se poser : par exemple, comment définir les modes de production des socié-tés sans classes ou sans castes?

L U : La t e n t a t i o n n'était-elle pas g r a n d e de t o u t expl iquer par l 'économie? M.G. : Ce fut celle d'un grand nombre de marxistes. D'autres, comme Jean-Pierre Vernant, tout en reconnaissant que l'escla-vage était un élément essentiel de l'économie et de la société athéniennes, ne cherchaient pas à en déduire la place de Zeus dans le panthéon des dieux grecs. Je faisais partie de ce groupe-là.

L R : D'où v o t r e tentat ive, dans Horizon, trajets marxis-tes en anthropologie, publié en 1973, de réconcil ier m a r x i s m e et structuralisme*? M. G. : Lévi-Strauss* montrait que les rapports de parenté et les mythes forment systèmes ; Marx, que les structures économiques forment systèmes. Il y avait donc matière à rapprochement entre marxisme et structuralisme. Mais, pour moi, sys-tèmes de parenté et systèmes symboliques ne pouvaient se réduire à leurs éléments formels. Ils étaient porteurs d'enjeux sociaux et de prati-

ques importants à analyser. Cela étant, à l'époque, marxisme et structuralisme proclamaient la mort du sujet, qu'il fallut ensuite réintroduire.

L R : Selon v o u s , que reste-t-il de M a r x ? M. G. : Le Marx théoricien : il est l'Aristote* des sciences sociales. Le premier, il a analysé la fracture entre les classes dans le capita-lisme* industriel naissant. Il a compris l'importance historique des classes sociales. Surtout, il a fait entrer l'économie et les masses dans l'histoire de l'humanité et mis l'accent sur les rapports de domination et d'exploitation*. Pas de Foucault* sans l'analyse du pouvoir chez Marx, pas de Bourdieu non plus, même s'ils s'opposaient à lui. Tout cela aujourd'hui est passé dans les mœurs. On n'a pas besoin d'être marxiste pour étudier des rapports de force et d'in-térêt.

L R : La crise actuel le peut-elle r e m e t t r e au g o û t du jour des analyses spécif iquement m a r x i s t e s ? M. G. : Le système capitaliste était condamné ces dernières années pour sa prédation des ressources naturelles et humaines dans le seul but du profit. Cette crise permet de prendre conscience des limi-tes du dogme libéral selon lequel le marché s'autorégule et aussi de l'échec de ceux qui récla-maient la fin de l'État. Mais c'est plus le retour de Keynes* que celui de Marx. Cela étant, le fait de voir des patrons partir avec 45 millions d'euros après avoir tué leur entreprise ravive évidemment les notions d'exploitation et de plus-value comme travail non payé.

Propos recueillis par Catherine Golliau

est l'auteur, entre autres, d'Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l'anthropologie (Albin Michel, 2007), Communauté, société, culture. Trois clefs pour comprendre les identités en conflits (CNRS Éditions, 2009).

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LA POSTÉRITÉ

Mao Tsé-toung et la maomania Incarnation d'un marxisme antibureaucratique, antiautoritariste et tiers-mondiste ? Le « maoïsme » a séduit nombre d'intellectuels occidentaux dans les années i960 et 1970.

Comment appliquer le marxisme* dans un pays rural et arriéré comme la Chine des an-

nées 1930? En le « sinisant ». « La théorie de Marx, Engels, Lénine et Staline a une valeur univer-selle. Il ne faut pas la considérer comme un dogme, mais comme un guide pour l'action », écrit Mao Tsé-toung (1893-1976) en 1938, onze ans avant de devenir le chef suprême de la Républi-que populaire de Chine. C'est dans les années 1920 que ce fils de paysans aisés du Hunan dé-couvre le marxisme et participe à la fondation du Parti commu-niste chinois. Notamment pen-dant la Longue Marche (1934-1935), quand les communistes fuient vers le nord-ouest de la Chine pour échapper aux forces nationalistes, il découvre le po-tentiel révolutionnaire de la pay-sannerie. Contre les intellectuels qui pourraient douter de son or-thodoxie, il insiste sur la dimen-sion « pratique » du marxisme, et sur l'importance des contra-dictions sociales. « Il est naïf de croire, écrit-il en 1956, qu'il ne peut plus exister de contradic-tions dans une société socia-liste. » Bien au contraire, il est

naturel, précise-t-il, que des contradictions s'installent entre l'État et les masses : le Parti com-muniste chinois (PCC) doit donc accepter la critique et l'autocri-tique. Ce sera le cheval de ba-taille de la « Révolution cultu-relle » contre les valeurs traditionnelles chinoises que Mao mettra en œu-vre à partir de 1966 pour déstabiliser ses adversaires au PCC. Il avait en effet été mis à l'écart après le « Grand Bond en avant », po-litique de collectivi-sation et d'industrialisation for-cées qui avait provoqué une famine et plus de 20 millions de morts entre 1959 et 1961.

Déstabilisation politique Mais les « gardes rouges », des enfants et des adolescents fana-tisés par les citations de Mao recueillies dans son Petit Livre rouge, s'en prendront à tout ce qui peut incarner tradition et hiérarchie, et procéderont au saccage des biens religieux, des œuvres littéraires et artistiques, à des humiliations publiques des intellectuels, parfois exécutés

après un procès sommaire. À partir de l'été 1967, l'objectif de déstabilisation politique est lar-gement atteint et Mao reprend aussitôt les rênes du pouvoir. Le bilan de la Révolution culturelle est aujourd'hui estimé à plu-sieurs centaines de milliers de morts. Ces drames n'ont pas em-

pêché la pensée de Mao, le « maoïsme », de séduire dans les années 1960 et 1970 de nombreux intel-lectuels occiden-taux. Sa critique du Parti communiste par les masses sem-

blait incarner, après la révéla-tion par Khrouchtchev des hor-reurs staliniennes, un marxisme pur, antibureaucratique, anti-autoritariste et tiers-mondiste. L'écrivain et sinologue belge Si-mon Leys (né en 1935) sera l'un des premiers à critiquer cette maomania dans un livre paru en 1971, Les Habits neufs du prési-dent Mao. Ce qui n'empêche pas en 2009 le philosophe Alain Ba-diou (né en 1937) de rechercher dans L'Hypothèse communiste quelles leçons positives peuvent encore être tirées de cette révo-lution communiste... • F.G.

Le bilan de la Révolution culturelle est aujourd'hui estimé à plusieurs centaines de milliers de morts.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | loi

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POINT DE VUE

Louis Althusser et le marxisme scientifique Dans l'effervescence intellectuelle qui précède 1968, Louis Althusser entame une relecture des œuvres de Marx desti-née à les débarrasser des scories déposées par l'histoire. Une entreprise qui connaît alors une véritable vogue.

Dans les années 1960, Louis Althusser (1918-1990) est ce que l'on a pu appeler un

« maître-penseur », au même titre qu'un Claude Lévi-Strauss*, Jacques Lacan*, Roland Barthes* ou Michel Foucault*. Il cu-mule l'avantage d'un discours critique, le marxisme*, et d'un discours scientifique tenus dans le haut lieu de la culture lé-gitime qu'est l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, où il officie comme répé-titeur (« caïman ») pour la préparation de l'agrégation de philosophie. Il de-vient alors la figure tutélaire des jeunes intellectuels contestataires. Membre du Parti communiste français depuis 1948, Althus-ser n'en est pas moins hétéro-doxe par rapport à la vulgate de l'époque, celle de Roger Garaudy*. Son ambition? Resituer le marxisme au cœur de la rationalité contempo-raine et dissocier la théorie

de sa funeste destinée, le tota-litarisme. Sa fonction de répé-titeur à Ulm lui a permis d'in-troduire Marx dans ce saint des saints de la reproduction des élites. Alors qu'il publie en 1960 les Manifestes philoso-phiques de Feuerbach*, il

entame à la demande de ses étudiants un séminaire sur le «jeune Marx » qui s'étalera sur deux ans. On retrouve dans son séminaire Pierre Macherey, Mi-chel Pêcheux, Fran-ç o i s R é g n a u l t , Étienne Balibar (cf. p. 110), Régis Debray, Jacques Rancière*, etc. Lire les textes de Marx comme on lit Aristote* ou Pla-ton* est alors pour

ces normaliens un événement extraordinaire, même si la méthode d'explication litté-rale du texte reste dans des canons bien connus. En 1964, Althusser oriente son sémi-naire sur la lecture collective du Capital de Marx. Or, ce tra-vail, qui devait rester confiné à un cénacle confidentiel, va

connaître un retentissement remarquable un an plus tard quand parait aux éditions Maspero l'ouvrage collectif Lire le Capital, en même temps qu'un recueil d'articles d'Althusser, Pour Marx (La Découverte, 1965), qui sera vendu à 32000 exemplaires. C'est le retour à Marx lui-même après des années d'exé-gèses et de commentaires. Rien d'étonnant si, à une épo-que où le mot d'ordre est de n'avoir ni Dieu, ni César, ni tribun, Althusser apparaît comme un sauveur suprême du marxisme aux yeux d'in-tellectuels choqués par la dé-couverte des crimes staliniens en 1956 et mal à l'aise avec la doxa du PCF, alors la pensée dominante.

Marxisme et humanisme Son intervention s'inscrit en effet aussi à l'intérieur d'une logique politique : contester la validité des positions officiel-les du PCF. De mars 1965 à fé-vrier 1966, la revue du PCF La Nouvelle Critique devient ainsi le lieu d'un grand débat entre intellectuels communistes sur les rapports entre marxisme et humanisme. Les thèses d'Althusser sont repoussées par la direction du PCF en mars 1966, mais il demeure le pôle de ralliement de ceux qui veulent sortir des académis-mes. Et il réussit l'exploit de faire de l'épistémologie, la phi-losophie de la connaissance, une véritable mode, installant le questionnement philosophi-que au cœur des sciences hu-maines qui connaissent alors un moment d'ivresse scien-

FRANÇOIS DOSSE Historien, auteur, entre autres, aux éditions La Découverte, de Gilles Deleuze & Félix Guattari. Biographie croisée (2007) et de Historicités (dir., avec Christian Delacroix et Patrick Garcia, 2009).

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tiste avec la vogue structura-liste*. C'est dans l'acte de « lire Marx » que s'inscrit le premier apport des althussé-riens. La nouvelle pratique de lecture préconisée est dénom-mée lecture symptomale, qua-lificatif emprunté notamment au psychanalyste Jacques La-can. Althusser utilise aussi la notion de « rupture épistémo-logique » qui rompt avec les illusions de l'évolutionnisme et avec le « sens commun » pour leur opposer un regard qui se veut proprement scien-tifique. Notion reprise à Gas-ton Bachelard*, qu'il radica-l ise sous le terme de « coupure » pour en accentuer le tranchant. Dans ce souci de présenter Marx comme le por-teur d'une science nouvelle, Althusser perçoit une coupure radicale entre un jeune Marx, encore englué dans l'idéa-lisme* hégélien, et un Marx scientifique, qui opère une cri-tique radicale de l'humanisme, assigné au statut d'idéologie

de la classe dominante. Ce Marx de la maturation (1845-1857) permet la grande œuvre qu'est Le Capital, véritable science des modes de produc-tion, donc de l'histoire hu-maine. Alors que jusque-là l'œuvre de Marx était perçue comme la reprise de la dialec-tique hégélienne d'un point de vue matérialiste, Al-thusser oppose terme à terme la dialectique* chez Hegel et chez Marx. Celui-ci n'aurait pas seulement remis sur ses pieds l'idéalisme hégélien, mais construit une théorie dont la structure est en tous points différente. Cette discon-tinuité que perçoit Althusser entre Hegel et Marx lui per-met de rompre avec la vulgate stalinienne qui se contentait de substituer à l'essence poli-tico-idéologique de Hegel la sphère de l 'économique comme essence. Mais cette

critique du mécanisme en usage dans la pensée marxiste se fait au nom de la construc-tion d'une théorie pure, qui accède au statut de science : pour Althusser, le matéria-lisme dialectique* est la théorie qui fonde la scientifi-cité du matérialisme histo-rique* et doit donc se préser-ver de toute contamination idéologique.

La disparition du sujet L'engouement pour les thèses althussériennes correspond à un moment de la pensée où le sujet se volatilise de l'horizon théorique. Le programme structuraliste avait déjà réussi à rendre le sujet insignifiant : Althusser situe Marx du côté de ceux qui, à partir des scien-ces sociales, opèrent et ampli-fient cette décentration de l'homme. À partir de cette éla-boration théorique, une science des modes de produc-

tion devient pos-sible puisqu'elle peut atteindre tout à la fois un haut n i v e a u d'abstraction et de généralisa-

tion, et disposer d'un système de causalité pertinent. Dans une telle science, le sujet est introuvable, cadavre exquis parti avec l'eau du bain idéo-logique. Althusser connaîtra une fin de vie tragique : il étrangle son épouse le 16 no-vembre 1980 et est interné à l'hôpital Sainte-Anne. Dix ans après le drame, il meurt d'une défaillance cardiaque au cen-tre de gériatrie de La Verrière, le 22 octobre 1990. •

Althusser demeure le pôle de ralliement de ceux qui veulent sortir des académismes.

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ENTRETIEN

Dans les années 1960, la question « Marx » régnait sans partage sur la philosophie française. Est-elle aujourd'hui périmée? Non, bien au contraire, pense Étienne Balibar, auteur de La Philosophie de Marx (La Découverte, 1993).

ÉTIENNE BALIBAR « MARX NE PROPOSE PAS DE SYSTÈME »

le Mut; Vous avez écrit qu'après M a r x « la philosophie n'a plus été c o m m e avant ». Mais s'il est si f o n d a m e n -t a l , p o u r q u o i est-il p e u é t u d i é dans les facul tés de p h i l o s o p h i e ? Etienne Balibar : Certes, Marx est un philosophe, aussi fondamental que Platon*, Descartes*, Kant* ou Hegel*. Il a donné un véritable statut philosophique à des concepts tels que l'argent ou la production, par exemple. Et il a radicalement mis en question l'image d'une philosophie fermée sur elle-même. Cela, les facultés de philoso-phie ont toujours du mal à l'admettre, et les enseignants se contentent souvent de donner une énième interprétation de sa pensée. Mais on peut aussi revenir à Marx pour mettre en valeur son actualité et sa fonction critique. C'est cela per-sonnellement qui m'intéresse.

L R j O n v o u s s e n t p r e s q u e n o s t a l g i q u e : M a r x , ce g r a n d incompris... D'aucuns pour-raient v o u s j u g e r réact ionnaire. I.B. : Ce le serait s'il s'agissait de simple-ment répéter Marx, de croire que ni la pensée ni l'histoire n'ont rien apporté depuis. Ne pas tenir compte de cet écart entre lui et nous reviendrait à oublier ce que Louis Althusser (cf. p. 108) appelait la « finitude » de Marx. On ne peut pas fermer les yeux sur ce qui

s'est passé après lui et en dehors de lui, voire contre lui.

L R : Vous citez v o t r e maître Althusser, qui a inspiré bien des marxistes, et pourtant vous aff i rmez qu'« il n'y a pas et n'y aura jamais de philosophie marx iste »... I.B. : Vous faites allusion, je suppose, à La Philoso-

phie de Marx, un petit livre que j'ai publié il y a quinze ans, à un moment où Marx était considéré comme mort et enterré. Jacques Derrida venait pour sa part de publier Spectres de Marx (Galilée, 1993). Mon livre devait s'appeler Les Philosophies de Marx. La pensée de Marx, en effet, part dans plusieurs directions et ne propose pas un système. C'est justement ce qui la rend intéressante et vivante. On ne peut pas vraiment parler de « marxisme* » en un sens rigoureux, sauf pour désigner la systématisation qui lui a été imposée par des organisations socialistes et commu-nistes entre 1880 et 1980, entre sa mort et celle de Mao Tsé-toung (cf. p. 107) et le déclin de l'URSS. Elles pensaient trouver chez Marx un fondement pour leur stra-tégie et leur vision du monde. Mais nous n'en sommes plus là, et je ne vois

aujourd'hui que des inconvénients à parler de marxisme au singulier, même pour contrer les préjugés des antimarxistes invétérés.

enseigne la philosophie à l'université de Californie, à Irvine. Il a cosigné avec Louis Althusser l'ouvrage collectif Lire Le Capital (La Découverte, 1965). Son dernier livre paru en français : Europe, constitution, frontière (Éditions du Passant, 2005).

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Page 111: Le Point BIO N°03 - Marx

ENTRETIEN

LP, : Marx a combattu les idéologies. Vous combattez l'idéologie marxiste. Mais la pensée de Marx n'est-elle pas, au fond, une idéologie dépassée? E.B.: Votre question contient implicitement la reconnaissance du fait qu'on ne peut pas se passer d'un des concepts les plus caractéristiques - et controversés - de Marx : celui d'idéologie. Une idéologie est pour lui la façon qu'a une classe sociale ou plus généralement un collectif de se représenter ce qu'elle tient pour la réalité. La religion est une idéologie, mais la philosophie aussi. Autrement dit, elles sont ancrées dans leur temps, qu'elles contribuent aussi à configurer. La pensée de Marx n'échappe pas à la règle. Elle a des présupposés, liés aux condi-tions de son époque, et à ses prises de position. Par exemple, Marx fait du travail une catégo-rie quasi ontologique, mais il a pratiquement ignoré la diffé-rence des sexes en tant que différence anthropologique qui se traduit par un rapport de pouvoir. De ce point de vue, Marx tombe sous le coup de sa propre critique de l'idéologie. On aurait pu s'attendre à ce que le « marxisme » soit particulièrement vigi-lant sur ce point. Mais c'est l'inverse qui s'est produit. La traduction de sa pensée en doctrine officielle par les marxistes, malgré de grandes entreprises « hérétiques », a eu pour résultat d'im-poser une idéologie à une partie de l'humanité. C'est une leçon à retenir. Cela dit, pour que Marx soit devenu inactuel, il faudrait aussi que « son temps » ne soit plus le nôtre. Or c'est très loin d'être le cas. Nous sommes aussi concernés que lui par la domination capitaliste.

L.P. : M a r x voulait changer le monde. Est-ce qu'une révolut ion, au sens où il l'entendait, vous semble toujours souhaitable? Ou même possible? E.B.: Marx n'a inventé ni l'idée de changer le monde, qui vient de Kant, ni celle de révolution, qui pour lui était un héritage de la Révolution française. Il a tenté de leur donner un contenu nouveau en découvrant dans les conflits de clas-ses une puissance de changement matériel. À terme, cela devait donner naissance à des rapports sociaux différents de ceux du c a p i t a l i s m e * , c'est-

à-dire à d'autres formes d'organisation du travail et de distribution de ses produits. Du même coup, l'idée communiste (celle d'une société égalitaire, dans laquelle la dépendance mutuelle des êtres humains fonctionnerait comme un moyen de soli-darité et non de domination) sortait du domaine de l'imaginaire et entrait dans le domaine prati-que. Les choses se sont compliquées quand il a fallu définir les formes politiques de cette trans-formation. Mais, après l'échec de ces tentatives, on peut retourner le problème, et même il le faut : concevoir le caractère révolutionnaire et le com-

munisme lui-même non pas comme un but ultime de la poli-tique, mais comme une qualité et une condition des luttes d'aujourd'hui.

LP* : Est-ce que la politique actuelle v o u s s e m b l e à la h a u t e u r de M a r x ? I. B. : Pour qu'elle soit à la hauteur de Marx, il faudrait qu'elle s'en

soucie. Ni la gauche « libérale » ni la gauche « anti-capitaliste » n'en ont vraiment l'usage. Pour les uns, le nom de Marx est anathème, on en est tout juste à retrouver un peu K e y n e s * . Pour les autres, le nom suffit (alors qu'il faudrait remettre le pro-gramme de travail en chantier, sur de nouveaux « rapports sociaux »). Mais tout ceci est secondaire, puisque les idées de Marx ne coïncideront plus avec l'élaboration d'une ligne d'organisation. C'est justement ce qui leur assurera une fonction poli-tique irremplaçable.

L U : Où trouver Marx aujourd'hui ? E.B. : Ce qui me frappe, très au-delà des frontières françaises - la France est une province du monde d'aujourd'hui, rien de plus - , c'est à quel point des lectures de Marx irriguent la pensée postcoloniale sur les interférences de la race, de la classe et de la culture, ou la critique du « développement » en tant que dévastation écologique, ou celle de la sou-veraineté, bref tout ce que l'on peut appeler le « planétaire ». Ce pourrait être un autre nom pour ce que Marx appelait « internationalisme ». C'est l'un de ses concepts dont il importe le plus de se souvenir aujourd'hui.

Propos recueillis par François Gauvin

Pour que Marx soit devenu inactuel, il faudrait aussi que « son temps » ne soit plus le nôtre. Or nous sommes aussi concernés que lui par la domination capitaliste.

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C H R O N O L O G I E

VIE DE MARX LE CONTEXTE HISTORIQUE

1815 Après la défaite de Napoléon, le Congrès de Vienne redessine l'Europe : la Prusse obtient la Rhénanie. Première locomotive à vapeur, fabriquée par l'An-glais Georges Stephenson.

1817 Des Principes de l'économie politique et de l'impôt de David Ricardo* (1772-1823).

1818 5 mai : Naissance de Karl Marx, à Trêves (Rhénanie 1818 Hegel (cf. p. 18) tient la chaire de philosophie à prussienne). Berlin, jusqu'à sa mort en 1831.

1824 Conversion de la famille Marx au protestantisme luthérien. 1825 Inauguration de la première voie ferrée en Gran-

de-Bretagne. 1829 Le Nouveau Monde industriel, de Charles Fourier

(1772-1837). 1830 Première ligne de chemin de fer moderne : Man-

chester-Liverpool. Révolution en France qui met 1835 Études de droit à Bonn. sur le trône Louis-Philippe. 1836 Été : Fiançailles avec jenny von Westphalen.

Départ pour l'université de Berlin. 1838 Mort du père de Marx. 1838 Cours d'économie industrielle, d'Adolphe Blanqui

(1798-1854). 1839 L'Organisation du travail, de Louis Blanc* (1811-

1882. 1840 Qu'est-ce que la propriété ?, de Pierre-joseph Prou-

1841 Doctorat de philosophie de l'université d'Iéna. dhon (1809-1865). Sujet de thèse : « Différence de la philosophie naturelle chez Démocrite* et Épicure* ».

1842 Octobre : Rédacteur en chef du Rheinische Zeitung 1842 En France, loi relative à l'établissement des grandes (Gazette rhénane), journal d'opposition, basé à lignes de chemins de fer. Invention du marteau-Cologne. pilon au Creusot, machine-outil de forge qui a fait

1843 Mars : Interdiction du Rheinische Zeitung. faire un bond à l'industrie métallurgique. La Réac-19 juin : Mariage avec jenny. Départ pour Paris tion en Allemagne, de Mikhaïl Bakounine. en octobre. Publication de la Critique de la philo-sophie du droit de Hegel.

1844 Collaboration avec Arnold Ruge aux Annales franco-allemandes. Participation à la revue Vorwàrts! Naissance de jennychen. Rencontre avec Friedrich Engels, qui publie sa Critique de l'économie politique.

1845 Expulsion de France. Exil en Belgique. Naissance de 1845 Au Royaume-Uni, le chemin de fer emploie environ Laura Marx. Marx et Engels voyagent en Angleterre, 300000 personnes. Engels publie La Situation de où ils rencontrent les dirigeants chartistes, premier la classe laborieuse en Angleterre. mouvement ouvrier dans le monde.

1846 Naissance d'Edgar Marx. 1846 Philosophie de la misère, de Proudhon.

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Page 113: Le Point BIO N°03 - Marx

CHRONOLOGIE

VIE DE MARX LE CONTEXTE HISTORIQUE

1847

1848

1849

1850

1851

1852

1855

1859

1860

1864

Marx et Engels rejoignent la Ligue des commu-nistes. Marx publie Misère de la philosophie, cri-tique de l'ouvrage de Proudhon Publication du Manifeste du parti communiste. Expulsion de Belgique le 3 mars. Arrivée en Fran-ce le 5 mars. Départ pour Cologne en avril, où Marx fonde la Neue Rheinische Zeitung (Nouvelle Gazette rhénane). Rencontre avec Ferdinand Las-salle, le président de l'Association des ouvriers de Cologne. Installation définitive en Angleterre avec sa fa-mille. Naissance de Guy Marx. Série de conféren-ces, à Londres, sous le titre Qu'est-ce que la pro-priété bourgeoise ? Les Grands Hommes de l'exil, pamphlet contre le révolutionnaire Gottfried Kinkel (1815-1882), et Les Luttes des classes en France. Mort de Guy Marx. Les Marx s'installent à Dean Street (Soho). Naissance de Franciska, qui mourra en bas âge, et de Freddy, le fils d'Hélène Demuth. Début de la collaboration de Marx avec le New York Daily Tribune. Parution à New York du 18 Brumaire de Louis Bo-naparte dans le premier numéro de La Révolution, revue de Joseph Weydemeyer. Naissance d'Eleanor Marx. Mort d'Edgar quelques mois plus tard.

Publication de la Contribution à la critique de l'économie politique.

Début de la rédaction du Capital.

Création de l'Association internationale des tra-vailleurs (lre Internationale). Marx hérite (820 li-vres) de Wilhelm Wolff (1809-1864), un vétéran communiste. Il termine l e Capital.

1848

1851

1857

1859

1860

1861

1862

1863

1864

Principes d'économie politique de |ohn Stuart Mill* (1806-1873). Du 2 au 9 juin : IIe Congrès de la Ligue communiste. En France, les 23, 24 et 25 février, sous l'impulsion des libéraux et des républicains, la Révolution fait chuter la monarchie. Proclamation de la IIe République. Début du « Prin-temps des peuples » : les libéraux et les nationa-listes se soulèvent en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Italie...

Le 2 décembre, coup d'État de Louis-Napoléon Bonaparte.

Crise financière internationale amorcée par l'ef-fondrement d'une banque à New York. Le colonel américain Edwin Drake construit le premier derrick (tour de forage), en Pennsylvanie. Début de l'utilisation du pétrole. Traité de libre-échange entre la France et la Grande-Bretagne. Théorie systématique des droits acquis, de Ferdinand Lassalle (1825-1864). Otto von Bismarck (1815-1898) devient chancelier. Soulèvement polonais contre l'oppression tsa-riste. Ferdinand Lassalle fonde à Leipzig l'Associa-tion des travailleurs allemands. Le droit de grève est autorisé en France.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 113

Page 114: Le Point BIO N°03 - Marx

CHRONOLOGIE

VIE DE MARX LE CONTEXTE HISTORIQUE

1865 Marx devient le dirigeant, de facto, de l'Internatio-nale. 1866 Dirigée par Bismarck depuis 1862, la Prusse

1867 Publication du premier volume du Capital.

gagne la guerre des Duchés contre le Danemark et bat l'Autriche à Sadowa. Elle fonde autour d'elle la Confédération d'Allemagne du Nord,

1869

premier pas vers l'Empire allemand. Le premier congrès paneuropéen de l'Association interna-tionale des travailleurs se tient à Genève. Achèvement aux États-Unis du premier chemin

1870

de fer transcontinental. Fondation, par August Bebel et Wilhelm Liebknecht, du Parti ouvrier social-démocrate allemand. En juillet, la France déclare la guerre à la Prusse.

1871 La Guerre civile en France, sur la Commune de 1871

Le 1er septembre, défaite à Sedan : capitulation des troupes françaises et capture de Napo-léon III. Après l'élection d'un parlement conservateur qui

1872

Paris.

Un désaccord profond entre Marx et Bakounine

souhaite la paix avec la Prusse, les républicains parisiens se rebellent. La Commune de Paris est proclamée le 28 mars. Elle tombe le 28 mai et la rébellion est férocement matée. La Commune aura une influence durable sur le marxisme* et

aboutit à l'exclusion des bakouniniens. Transfert du siège de l'Internationale à New York. Richard Sorge (1895-1944) en devient le secrétaire général. L'Inter-nationale disparaît quelques mois plus tard.

1873

l'anarchisme*. À Versailles, proclamation de l'Em-pire allemand. Par le traité de Francfort, la France vaincue cède à l'Allemagne l'Alsace (sauf Belfort) et une partie de la Lorraine. La Bourse s'effondre à Vienne. Le krach affecte

1874

l'Allemagne, puis les États-Unis : c'est le début d'une crise économique qui perdurera jusqu'en 1896. En France, interdiction du travail des enfants de moins de 13 ans et réglementation du travail des femmes. En Grande-Bretagne, le FactoryAct limite la durée de travail dans les usines. Le Trade Union Congress est légalisé. Le droit de grève est autorisé.

1875 Marx écrit la Critique du programme de Gotha. 1875 Histoire de la Commune de Paris par Prosper-Olivier

1876 Lissagaray. Graham Bell invente le téléphone; Charles Cros et Thomas Edison déposent séparément un brevet d'invention du phonographe; Nikolaus Otto dé-pose celui du premier moteur à explosion à quatre temps.

114 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

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CHRONOLOGIE

VIE DE MARX LE CONTEXTE HISTORIQUE

1878 )ules Guesde* fonde, avec Paul Lafargue, le premier

1879

parti socialiste français, la Fédération des tra-vailleurs socialistes de France, ou « Parti ouvrier ». Le premier éclairage électrique est installé à Lon-dres. Thomas Edison invente la lampe à incandescence.

1881 2 décembre : Mort de jenny Marx. 1883 14 mars : Mort de Marx, trois mois après sa fille

)ennychen. 1884 Loi Waldeck-Rousseau sur la liberté syndicale, en

1885 Parution posthume du deuxième tome du 'Capital, France.

par les soins d'Engels. 1886 Cari Benz brevette la première automobile.

1889 Congrès de Paris. Organisation de la IIe Interna-

1890 tionale. Principes d'économie politique, de l'économiste britannique Alfred Marshall.

1894 Parution du troisième tome du Capital.

1895 Mort de Friedrich Engels.

1898 Suicide d'Eleanor Marx.

1905 Publication des Théories sur la plus-value* de Karl 1905 22 janvier : « Dimanche rouge » à Saint-Péters-1910

1911

Kautsky.

Suicide de Laura et Paul Lafargue.

bourg. Répression sanglante d'une manifestation populaire sur la place du Palais d'hiver, par l'armée du tsar Nicolas II.

1914 Première Guerre mondiale. 1918

1917 Révolution d'octobre en Russie. Coup d'État mené par Lénine et les bolcheviques.

1932 Parution de L'Idéologie allemande.

1939 Parution des Principes d'une critique de l'économie

1941 politique.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 115

Page 116: Le Point BIO N°03 - Marx

LEXIQUE

ANARCHIE Du grecanarkhia, « absence de chef ». Au xixe siècle, le terme acquiert une signifi-cation positive chez des penseurs comme Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865, cf. p. 23), pour qui il désigne non pas le chaos, mais l'ordre social, une fois supprimés la « domination de l'homme par l'homme » et tout principe d'autorité (« ni Dieu ni maître »).

ÀRiSTQTE (384-322 av. J.-C.) Philoso-phe grec, élève de Platon*. Le corpus de ses œuvres tel qu'il a été conservé regroupe exclusivement des notes de cours qui n'étaient pas destinées à être publiées. Il comprend les écrits logiques (Orga-non), les textes sur la phi-losophie de la nature, la

Métaphysique, et les œu-vres morales. Son œuvre logique et éthique de-meure une référence ma-jeure.

ARON, RÀYHOND (1905-1983) Historien et sociologue libéral, consi-déré comme l'un des théo-riciens de l'idéologie tech-nocratique et grand critique du marxisme (L'Opium des intellectuels, 1957).

BABEUF, GRACCHUS (1760-1797) Révolution-naire français et l'un des pères fondateurs du com-munisme*. lise rallie à la Terreur puis tente en 1796 de renverser le Directoire. Il a laissé son nom à un courant communiste par-tisan de l'égalitarisme absolu : le babouvisme.

BACHELARD, GASTON (1884-1962) Philosophe des sciences, il analysa les conditions de la connais-sance, dans une perspec-tive rationaliste (Le Nouvel Esprit scientifique, 1934 ; La Formation de l'esprit scientifique, 1953). On lui doit aussi des analyses de

l'univers poétique et de ses symboliques (La Psychana-

lyse du feu, 1937).

BARTHES, ROLAND (1915-1980) Sémiologue qui révolutionna la criti-que littéraire en travaillant sur les signes et les codes (Le Degré zéro de l'écri-ture, 1953 ; Mythologies, 1957).

BENTHAM, JEREHY (1748-1832) Philosophe et juriste britannique, fon-dateur de l'utilitarisme* moral, l'une des sources idéologiques de la pensée bourgeoise du xixe siècle. Convaincu que le droit et le marché doivent aller de pair, il propose une théorie cohérente des exigences économiques et juridiques delà société moderne en dégageant le principe d'utilité, qui permet de juger de toute action en fonction du plaisir qu'elle procure. Œuvres principa-les : Introduction aux principes de la morale et de la législation (1789), Traité des peines et des récompenses (1811), Déon-tologie (1834).

BLANC, LOUIS (1811-1882) Homme poli-tique et historien français, fondateur de La Revue du progrès en 1839, il se fit connaître par L'Organisa-

tion du travail, publié la même année, dans lequel il expose son programme de réformes socialistes. Membre du gouvernement provisoire en 1848, il est à l'origine des ateliers so-ciaux, ces associations ouvrières financées en partie par l'État, et qui donnèrent naissance aux Ateliers nationaux, dont la fermeture provoqua les journées révolutionnaires de juin 1848. En 1871, il prit position contre la Com-mune de Paris. On lui doit notamment une Histoire de la Révolution française, écrite entre 1847 et 1862.

BLANQUI, LOUIS AUGUSTE (1805-1881) Socialiste français qui doit son sur-nom, « l'Enfermé », aux trente-sept ans qu'il passa en prison. À l'origine du « blanquisme »et partisan de la révolution comme fin en soi, il lutta pour le suffrage universel*, l'éga-lité e n t r e h o m m e et femme et pour une plus juste répartition des ri-chesses. Œuvres principa-les : La Patrie en danger (1871), L'Éternité par les astres (1872) et La Critique sociale (1886).

116 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

Page 117: Le Point BIO N°03 - Marx

LEXIQUE

CAPITALISME Mode social de production des biens et des richesses fondé sur la recherche du profit qui va se développer à partir du xixe siècle. Pour Marx, il se caractérise par l'accaparement des profits par la bourgeoisie qui ex-ploite le travail salarié, devenu lui-même une mar-chandise.

COMMUNISME « Le communisme n'est pour nous ni un efafqui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement effectif qui surmonte l'état actuel », écrivent Marx et Engels dans L'Idéologie allemande. Le «communisme» est le pro-cessus par lequel est résolue la contradiction interne au système capitaliste. Or cette contradiction est l'inversion des rôles entre les sujets et des objets, qui soumet les hommes aux choses : au sens marxien*, le commu-nisme se définit donc par la reprise en main du système des objets par la commu-nauté des sujets.

COMPAGNONNAGE Organisation ouvrière carac-térisée par des sociétés d'entraide mutuelle et de formation professionnelle.

DÉMOCRITE (460-370 av. |.-C.) Philoso-phe grec qui développa les théories de Leucippe, fon-dateur de l'atomismegrec. Sa réflexion sur l'homme (microcosmos) et ses théo-ries sur la tranquillité de l'âme eurent une grande influence.

DESCARTES, RENÉ (1596-1650) Savant et phi-los::--5^":ais,ilal'intui-:ic- : - réelle logique :3 r 5 : e "onder la philo-sophie et la science, le co-g :: e :ense, donc je s. 5 .as °spirer des -55-5-55 ques pour éla-

:. 556 Tie fondé sur 5 5 5 -̂ 5 5" -igoureuse

555 :5"^damentalesde la nature. Par son analyse de l'homme en tant que

f : ~ r : te début de la pf .3sophie moderne.

DIALECTIQUE Des ^ots grecs dialegein 5 55 "5,5 55liialegesthai

(dialoguer). C'est d'abord chez les Grecs, l'art codifié du dialogue philosophi-que, « a r t d'interroger et de répondre ». Aristote* y verra une méthode per-mettant de dégager, sur tous les sujets, les idées communément admises afin d'en tirer des raison-nements probables (Topi-ques, I, l ) . Au xixe siècle, pour Hegel et Marx, elle ne se joue plus à l'intérieur d'un dialogue, mais dans la réalité historique. Le jeu des oppositions explique alors le devenir de la na-ture et de l'esprit.

DICTATURE DU PROLÉTARIAT Pour Marx, phase de tran-sition où, après avoir vaincu la bourgeoisie capitaliste, le prolétariat prend le pou-voir, en attendant que soient abolies toutes les classes sociales.

ÉPICURE (v. 342 -271 av. J.-C.) Philo-sophe grec à l'origine de l'épicurisme, pour qui le but de la vie est de parvenir à l'absence de douleur physi-que et de trouble moral.

EXPLOITATION Chez Marx, c'est le fait pour le capitaliste de subtiliser au travailleur une plus-value*, équivalant pour ce dernier à un surtravail.

FEUERBACH, LUDWIG (1804-1872) Philosophe allemand, humaniste athée et matérialiste, il fut un disciple, puis un critique de Hegel, et l'ins-pirateur du courant « jeu-nes-hégéliens », auquel appartenaient Marx, En-gels (cf. p. 27) et Bakou-nine (cf. p. 62). Parmi ses œuvres majeures, Contri-bution à la critique de la philosophie hégélienne (1839), L'Essence du chris-tianisme (1841) et La Phi-losophie de l'avenir (1843).

FICHTE, JOHANN GOTTLIEB (1762-1814) Philosophe idéaliste allemand héritier d'Emmanuel Kant*, il s'est fait connaître par ses écrits éthiques et politiques dans lesquels il tente notam-ment de fonder le concept de nation allemande sur le droit du sang.

Le Point Hors-série n° 3 | Grandes biographies | 117

Page 118: Le Point BIO N°03 - Marx

LEXIQUE

FOUCAULT, MICHEL (1926-1984) Philosophe et historien, un temps associé au structuralisme*, qui consacra l'essentiel de ses recherches au rôle de l'in-dividu face aux micropou-voirs (famille, écoles, asiles, prisons...). Œuvres princi-pales : Folie et déraison. Histoire de la folie à l'âge classique (1961), Surveiller et punir. Naissance de la prison (1975).

GUESDE, JULES (1845-1922) Homme poli-tique français qui lança en France le premier journal marxiste : L'Égalité (1877-1883). Il est l'un des fon-dateurs du Parti ouvrier français en 1893, puis du Parti socialiste de France en 1902, et de la SFIO en 1905 après sa fusion avec le Parti socialiste français de |ean |aurès.

GARAUDY, ROGER (né en 1913) Philosophe français, membre du Parti communiste français, qui fut député puis séna-teur. Exclu du PCF, il se convertit successivement au christianisme puis à l'islam. Parmi ses ouvra-ges, La Théorie matéria-liste de la connaissance (1953) et De l'anathème au dialogue (1965), dans lequel il tenta d'établir un lien entre marxistes et chrétiens.

GOUVERNANCE Ensemble des mesures, rè-gles et organes qui permet-tent d'assurer le bon fonc-tionnement d'un système.

HEINE, HEINRICH (1797-1856) Grand poète romantique allemand d'ori-gine juive, converti au pro-testantisme en 1825, il fut un polémiste et journaliste redouté. Il vécut à Paris de 1831 à 1856 et travailla au rapprochement entre les Français et les Allemands (De l'Allemagne, 1833).

HÉRACLITE (v. 576-480 av. |.-C.) L'un des premiers philosophes grecs, pour qui l'ordre des choses résulte d'un équilibre constant entre des contrai-res et pour qui le feu est le principe naturel unique qui préside à la création.

HOLBACH, PAUL-HENRI, BARON D5

(1723-1789) Philosophe français d'origine alle-mande qui participa à l'Encyclopédie. Le Christia-nisme dévoilé (1761) et Système de la nature (1770) sont de véritables codes de l'athéisme.

IDÉALISME Caractéristique, selon Marx, de la philosophie classique, de Platon* à Hegel (cf. p. 18), qui consiste à définir la réalité par des idées abs-traites et universelles, et à considérer les choses concrè-tes comme de simples cas particuliers de ces idées.

La philosophie est pour lui une critique du savoir comme substitut de l'ex-périence.

KEYNES, JOHN MAYNARD (1883-1946) Économiste et mathématicien dont la Théorie générale de l'em-ploi, de l'intérêt et de la monnaie (1936) développe l'hypothèse que la deman-de est le facteur détermi-nant pour expliquer le ni-veau de la production, et par conséquent de l'em-ploi. Le keynésianisme inspirera durablement les politiques économiques européennes.

KOMINTERN IIIe Internationale commu-niste, fondée en mars 1919 par Lénine et dissoute en 1943 par Staline.

KANT, EMMANUEL (1724-1804) Philosophe allemand qui bouleversa le rapport de l'homme à la raison et à la liberté avec trois livres majeurs : Criti-que de la raison pure (1781), Critique de la raison pratique (1788) et Critique de la faculté de juger (1791). Il y démontra que la liberté est la condition delà loi et de l'acte moral, et que l'homme est libre parce qu'il peut se penser.

LACAN, JACQUES (1901-1981) Psychiatre et psychanalyste français qui offrira une nouvelle lec-ture de l'œuvre de Freud et aura une grande in-fluence sur le monde intel-lectuel français des années i960 et 1970.

118 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

Page 119: Le Point BIO N°03 - Marx

LEXIQUE

LESSING, 60TTH0LD (1729-1781) Écrivain et auteur dramatique alle-mand, auteur, notamment, de Nathan le Sage (1779) et des Dialogues maçonni-ques (1780).

LÉVI-STRAUSS, CLAUDE (né en 1908) Anthropolo-gue d'origine belge qui étudia les mythes des so-ciétés indiennes tradition-nelles d'Amérique du Sud et lança le structuralisme*. Principaux écrits : Structu-res élémentaires de la pa-renté (1949), Race et his-toire ( 1 9 5 2 ) , Tristes tropiques (1955), La Pensée sauvage (1962), Mytholo-giques (1964-1971).

LIBÉRALISME En philosophie politique, conception qui fait du su-jet, doté de droits inalié-nables (propriété, liberté), la source et le centre des relations sociales. L'État n'a alors pour seule fonction que de garantir ces droits individuels, et ses pouvoirs sont limités. En économie, principe selon lequel les lois du marché doivent rester libres, car elles ten-dent d'elles-mêmes à l ' é q u i l i b r e ( A d a m Smith*).

LUTTE DES CLASSES Concept central de la pen-sée de Marx, pour qui il est

l'un des moteurs de l'his-toire. L'antagonisme qui oppose la bourgeoisie et le prolétariat en est la forme moderne, qui doit s'achever par l'abolition de la propriété privée et de l'exploitation* du travail, et par l'avènement d'une société sans antagonis-mes : le communisme*.

LUXEMBURG, ROSA (1871-1919) Militante ré-volutionnaire allemande exégète du marxisme* et théoricienne de l'interna-tionalisme.

MALTHUS, THOMAS (1766-1834) Pasteur angli-can dont r Essai sur le prin-cipe de population démon-tre que la population croissant de matière géo-métrique et ses moyens de subsistance de matière arithmétique, elle risque de mourir de faim si les guerres et les maladies sont enrayées.

MARXIEN Désigne la philosophie de Marx lui-même, par oppo-sition au marxisme*.

MARXISME Courant de pensée inspiré delà philosophie de Marx et d'Engels.

MATÉRIALISME Le matérialisme commun définit la réalité par la matière, c'est-à-dire une substance inerte. Au contraire, le matérialisme de Marx définit la réalité par une pure activité, la praxis*.

MATÉRIALISME DIALECTIQUE Apparu dans les années 1930 en URSS, le matéria-lisme dialectique est l'éla-boration de certains prin-cipes de la philosophie de Marx en un système méta-physique* censé expliquer l'ensemble des phénomè-nes de la nature et de la société par des lois « dia-lectiques » de la nature en mouvement. Cette philo-sophie s'est réclamée no-tamment de textes d'En-gels, en particulier la Dialectique de la nature.

MATÉRIALISME HISTORIQUE Philosophie marxiste de l'histoire, selon laquelle les rouages d'une société, ainsi que les lois qui prési-dent à ses transformations, s'expliquent par la nature et l'évolution de sa struc-ture économique. Les indi-

vidus agissent alors en fonction des forces sociales qui les déterminent, et non des idéaux et des buts qu'ils se fixent.

MÉTAPHYSIQUE Titre donné au Ier siècle apr. |.-C. à quatorze traités d'Aristote* par Andronicos de Rhodes parce que ces livres venaient dans son édition « après la physi-que » (meta ta phusika). Cette branche de la philo-sophie vise à étudier la réalité au-delà de toute science particulière (qu'est-ce que l'être?, pourquoi le mal?, etc.).

MILL, JOHN STUART (1806-1873) Philosophe et économiste britannique très influent au xixe siècle, il développa un utilitaris-me* plus altruiste que celui de Bentham* qui était son parrain.

NEWTON, ISAAC (1642-1727) Scientifique britannique dont l'œuvre maîtresse, les Principes mathématiques de la phi-losophie naturelle (1687), expose sa théorie de l'at-

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Page 120: Le Point BIO N°03 - Marx

LEXIQUE

traction universelle qui rend compte des révolu-tions des astres autour du Soleil et de la pesanteur des corps sur la Terre.

NIETZSCHE, FRIEDRICH (1844-1900) Philosophe allemand, reconnu pour sa critique du christianisme, delà morale et de la cultu-re occidentale (Par-delà bien et mal, Le Gai Savoir, Humain trop humain, La Généalogie de la morale, Ecce homo, Ainsi parlait Zarathoustra, etc.).

p PHÉNOMÉNOLOGIE Désigne d'abord l'étude des phénomènes, c'est-à-dire de tout ce qui se ma-nifeste aux sens. Avec le philosophe allemand Ed-mund Husserl (1859-1938), ce terme désignera un courant de pensée qui pro-pose de découvrir l'essence des choses par leur des-cription, en dehors de toute construction concep-tuelle préalable.

PLATON (428-348 av. J.-C.) Philoso-phe grec dont l'œuvre consiste principalement en

dialogues où il aborde les grands problèmes méta-physiques* et philosophi-ques. Son œuvre donnera naissance au « platonis-me », caractérisé par le dualisme âme-corps et le primat de l'idée sur le monde tangible.

PLUS-VALUE Chez Marx, différence entre la quantité de valeur ajou-tée parle travail à la mar-chandise initiale et la va-leur du travail nécessaire à cette transformation.

PRAXIS Mot grec signifiant « pra-tique », « action », que Marx emprunte à Aristo-te*. Il lui permet de s'op-poser à toute forme de phi losophie t h é o r i q u e (autant le matérialisme* que l'idéalisme*) pour définir la réalité par l'acti-vité concrète d'individus vivants en société. La pra-tique individuelle devient le fondement de tout ce qui existe : les choses, les idées, les structures politi-ques et sociales ne sont que les produits de cette activité originaire.

PRODUCTIVITÉ Rapport entre la produc-tion et la quantité de capi-tal et de travail utilisés pour réaliser cette produc-tion.

RANCIÈRE, JACQUES (né en 1940) Philosophe français, élève de Louis Al-thusser (cf. p. 108) qu'il contestera en 1974 dans La Leçon d'Althusser, ce pen-seur marxiste a apporté une contribution originale à l'analyse du champ politi-que, s'intéressant autant au monde ouvrier et au problème de la transmis-sion du savoir qu'à l'esthé-tique du cinéma.

RÉVOLUTION INDUSTRIELLE C'est en Angleterre, vers 1760-1770, qu'est née la grande industrie. Son essor fut si prompt et eut de telles conséquences qu'on a pu le comparer à une révolution.

RICARDO, DAVID (1772-1823) Économiste anglais. Adepte de l'utili-tarisme* de )eremy Ben-tham* (1748-1832), il lit Adam Smith*, correspond avec Malthus*, et publie en 1817 Des principes de

l'économie politique et de l'impôt. Devenu député, il défend le principe du libre-échange. Pour lui, c'est le travail nécessaire à la pro-duction d'un bien qui fait sa valeur, idée reprise par Marx.

ROUSSEAU, JEAN-JACQUES (1712-1778) L'œuvre de ce philosophe d'origine gene-voise eut une importance fondamentale tant sur la philosophie politique -Dis-cours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755), Du contrat social (1762) -que sur la pédagogie (,L'Emile, 1762).

SCHELLING, FRIEDRICH WILHELM JOSEPH VON (1775-1854) Philosophe idéaliste contemporain de Hegel. Sa première philo-sophie de l'Absolu consi-dère que la Nature et l'Esprit ne sont que les deux faces de l'Absolu, l'une inconsciente, l'autre consciente. Par la suite, il a rapproché sa philosophie du mysticisme et s'est in-téressé à la mythologie.

120 | Grandes biographies | Hors-série n° 3 Le Point

Page 121: Le Point BIO N°03 - Marx

LEXIQUE

SCHILLER, FRIEDRICH (1759-1805) Grand poète et dramaturge allemand, spécialiste des grands dra-mes romantiques (Les Brigands, 1781 ; Intrigue et amour, 1784 ; Don Carlos, 1787) avant de se rappro-cher du classicisme (Les Ballades, 1797; Le Chant de la cloche, 1800).

SCIENTISME Mouvement apparu au xvme siècle qui confère à la science le monopole de la connaissance véritable et lui attribue la capacité de résoudre progressive-ment l'ensemble des pro-blèmes qui se posent aux hommes.

SMITH, ADAM (1723-1790) Philosophe et économiste d'origine écos-saise qui publie en 1776 La Richesse des nations; livre fondateur du libéralisme* économique.

SOCIALISME Doctrines politiques qui, affirmant la priorité du bien général de la société sur l'intérêt particulier des individus, implique la limi-tation, voire la suppression de la propriété privée et l'idée que l'État doit contrô-ler l'économie. Au xixe siè-cle, ce concept désigne notamment chez les pen-seurs utopistes le principe

d'une organisation collec-tive de la production et de la vie sociale. Les régimes issus de la révolution bol-chevique se nommèrent en ce sens socialistes. Dans les démocraties parlemen-taires, au contraire, le mot a perdu progressivement sa charge révolutionnaire. pour désigner une orien-tation politique plus sou-cieuse de justice sociale que le strict libéralisme*.

SPINOZA, BARUCH (1632-1677) Philosophe hollandais d'origine juive portugaise. De tous les rationalistes du xvne siècle, il est celui qui va tirer le plus radicalement les conséquences de la révo-lution scientifique en vou-lant établir de manière quasi géométrique son analyse de l'homme. Œu-vres principales : Traité théologico-politique, Éthi-que, Traité politique.

STRUCTURALISME Apparu pour la première fois dans le Cours de linguis-tique générale (1916) de Ferdinand de Saussure, développé dans le domaine anthropologique par Lévi-Strauss*, ce terme désigne un courant des sciences humaines qui propose d'ap-préhender tout domaine d'étude comme un système dans lequel chacun des

éléments se pense en rela-tion aux autres (équiva-lence, opposition...).

SUFFRAGE UNIVERSEL Reconnaissance du droit de vote à l'ensemble des citoyens d'une nation.

TIERS ÉTAT Désigne, sous l'Ancien Régime, l'ensemble des hommes libres n'apparte-nant pas aux deux « or-dres » privilégiés (noblesse et clergé).

TOCÛUEVILLE, ALEXIS DE (1805-1859) Historien et homme politique français, auteur de De la démocratie en Amérique (1835), ana-lyse fondatrice du fonction-nement de la démocratie moderne, puis, en 1856, de L'Ancien Régime et la Révo-lution, réflexion sur les origines du système politi-que français.

TRADE-UNION En Grande-Bretagne, syndi-cat ouvrier corporatiste.

TRISTAN, FLORA (1803-1844) Fille d'un aris-tocrate péruvien et d'une

Française, elle fut ouvrière et lutta pour la condition féminine et contre l'exploi-tation* de la classe ouvriè-re. Cinq ans avant la paru-tion du Manifeste du parti communiste, elle publia L'Union ouvrière, où elle affirme la nécessité de « l'union universelle des ouvriers et ouvrières qui aurait pour but de consti-tuer la classe ouvrière ».

UTILITARISME Doctrine représentée no-tamment par les philoso-phes anglais Bentham* et |ohn Stuart Mill*, pour qui l'utilité est le seul critère de la moralité : une action est bonne dans la mesure où elle contribue effective-ment au bonheur du plus grand nombre.

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BIBLIOGRAPHIE Sauf exception, ne sont mentionnés ici que les ouvrages utilisés pour la rédaction de ce hors-série et non cités ailleurs.

LES SOURCES

LA VIE

LES CONTEMPORAINS

LE XIXe SIECLE ET SES

RÉVOLUTIONS

APRES MARX

MARX (Karl), Œuvres, édition de Maximilien Rubel, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 4 vol., 1963-1994. Correspondance Marx-Engels (12 vol.), Messidor.

ATTALI (Jacques), Karl Marx ou l'esprit du monde, Fayard, 2005. BERLIN (Isaiah), Karl Marx. His Life and Environment Oxford University Press, 1978. CORNU (Auguste), Karl Marx et Friedrich Engels, PUF, 3 vol., 1955-1961. NICOLAIEVSKY (Boris) et MÀNCHEN-HELFEN (Otto), La Vie de Karl Marx. L'homme et le lutteur, La Table Ronde, 1997. WHEEN (Francis), Karl Marx. Biographie inattendue, Calmann-Lévy, 2003.

FOURIER (Charles), Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, Presses du Réel, 2001. KAMINSKY (Hans-Erich), Bakounine, la vie d'un révolutionnaireLa Table Ronde, 2003. KAUTSKY (Karl), La Révolution sociale, Éditions du Sandre, 2008. LABICA (Georges), Engels, savant et révolutionnaire, PUF, 1997-LALLEMENT (Michel), Le Travail de l'utopie. Godin et le familistère de Guise, Les Belles Lettres, 2009. LASSALLE (Ferdinand), Capital et travail, V. Giard et E. Brière, 1904. PROUDHON (Pierre-Joseph), Théorie de la propriété, L'Harmattan, 2000.

HOBSBAWM (Eric), L'Ère du Capital. 1848-1875, Fayard, 1978. LISSAGARAY (Prosper Olivier), Histoire de la Commune, Maspero, 1967. TILLIER (Bertrand), La Commune de Paris, révolution sans image ? Politique et représentations dans la France républicaine (18711914h Champ Vallon, 2004.

ARON (Raymond), Le Marxisme de Marx, Éditions de Fallois, 2002. BADIOU (Alain), Circonstances, 5. L'hypothèse communiste, Nouvelles Éditions Lignes, 2009. BENSAÏD (Daniel), Marx l'intempestif Grandeurs et misères d'une aventure critique ( X I X e - X X e siècles), Fayard, 1996. BOURSEILLER (Christophe), Les Maoïstes. La folle histoire des gardes rouges français; Seuil, coll. « Points », 2008. CALVEZ ()ean-Yves), Marx et le marxisme. Une pensée, une histoire, Eyrolles, 2006. COLIN (Denis), Comprendre Marx, Armand Colin, 2006. DERRIDA (Jacques), Spectres de Marx, Galilée, 2006. HENRY (Michel), Marx, Gallimard, coll. « Tel », 2 vol., 1991. HOBSBAWM (Eric), Marx et l'histoire, Demopolis, 2008. LÉNINE, L'État et la Révolution, Messidor, 1976. MAO TSÉ-TOUNG, Le Petit Livre rouge. Citations du président Mao Tsé-toung, Seuil, 1967. RUBEL (Maximilien), Marx critique du marxisme, Payot, 2000. TROTSKY (Léon), Ma vie, Gallimard, coll. « Folio », 1973-TROTSKY (Léon), La Révolution trahie, Éditions de Minuit, 1977-VAKALOULIS (Michel) et VINCENT (Jean-Marie), dir., Marx après les marxismes, L'Harmattan, 2 vol., 1997-

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Un maître a vivre Pierre Bayard-Umberto Eco Qu'est-ce que lire veut dire ? g|

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MARX N'EST PAS MORT !

idées reçues

Kari Marx

Proclamée morte à la fin du xxe siècle, convoquée aujourd'hui pour comprendre l'effondrement annoncé du capitalisme... la pensée de Marx n'en finit pas de susciter les commentaires : « Marx croit au progrès », « La lutte des classes est une pure invention de Marx », « Pour Marx, la religion est "l'opium du peuple" », « Marx veut rendre tous les hommes égaux », « Le communisme est une utopie, il a échoué partout »...

Yvon Quiniou

Le C a v a l i e r B l e u

Karl Marx, Yvon Quiniou, collection « Idées Reçues », Le Cavalier Bleu, 9,50 euros.

Yvon Quiniou, agrégé de philoso-phie et membre de la rédaction de la revue Actuel Marx, procède ici, de manière vivante et précise, à l'analyse d'une pensée comT

plexe et mal connue, souvent déformée par ceux-là même qui se déclarent «marxistes».

Issues de la tradition ou de l'air du temps, mêlant souvent vrai et faux, les idées reofes reçues sont dans toutes les têtes. Les auteurs les prennent chaque fois pour point de

départ et apportent un éclairage distancié et approfondi sur ce que l'on sait ou croit savoir. Pour découvrir les quelque 200 titres de la collection : www.lecavalierbleu.com

Le C a v a l i e r B l e u 31, rue de Bellefond - 75009 Paris Tél : 01 44 69 15 27 - contactOlecavalierbleu.com EDITIONS