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LE PORTRAIT Taos Amrouche Témoignage “Ma mère est un être surgi des siècles” Laurence Bourdil (propos recueillis par Marie Virolle) Laurence Bourdil, comédienne — elle a joué avec des metteurs en scène de renom, tels Peter Brook ou Patrice Chéreau — , est la fille de Taos Amrouche. Elle a monté en 1992 un spectacle, Ghoundja, présenté au théâtre de l'Odéon, sur l'oeuvre de sa mère et la culture berbère profonde. Actuellement, elle travaille à un projet de création d'un Centre de recherches sur la tragédie antique. Cela aussi, c'est la transmission maternelle. Jusqu'à l'âge de 24 ans à peu près, nous nous sommes beaucoup combattues avec maman — j'ai d'ailleurs du mal à dire "maman", c'est "Taos" pour moi : elle n'appartient pas qu'à moi… Il y avait une grande différence entre cette sorte de prêtresse, telle qu'elle est apparue par exemple sur la scène du théâtre de la ville, surgie comme de la nuit des temps, qu'André Breton qualifiait de "reine Néfertiti dans un autre existence", entre cette petite bonne femme gigantesque, juchée sur des talons dorés, des chaussures de star (elle mesurait seulement 1m58), cette espèce de reine atlante, et puis la mère que j'avais à la maison. Hors du temps Elle était cultivée et en même temps profondément archaïque, cet archaïsme sur lequel je travaille maintenant au coeur de la tragédie antique. Elle était radicalement d'un autre monde pourrait-on dire, c'est ce qui la différencie des femmes qui écrivent ou qui chantent. Elle semblait avoir surgi des siècles. Elle disait elle-même : "Je n'ai aucune coquetterie en ce qui concerne l'âge : je suis située hors du temps." Elle était violente, passionnée, possessive, impudique et pudique, à la fois sauvage et assoiffée de douceur, éprise de délicatesse. Elle a souffert toute sa vie de n'avoir jamais vraiment connu l'amour d'un homme. Elle était au sens propre extra-ordinaire. Elle est morte j'avais trente trois ans — elle est morte dans mes bras.

LE PORTRAIT Taos Amrouche “Ma mère est un être surgi des siècles”

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LE PORTRAIT

Taos Amrouche Témoignage

“Ma mère est un être surgi des siècles”

Laurence Bourdil

(propos recueillis par Marie Virolle)

Laurence Bourdil, comédienne — elle a joué avec des metteurs en scène de renom, tels Peter Brook ou Patrice Chéreau — , est la fille de Taos Amrouche. Elle a monté en 1992 un spectacle, Ghoundja, présenté au théâtre de l'Odéon, sur l'oeuvre de sa mère et la culture berbère profonde. Actuellement, elle travaille à un projet de création d'un Centre de recherches sur la tragédie antique. Cela aussi, c'est la transmission maternelle. Jusqu'à l'âge de 24 ans à peu près,

nous nous sommes beaucoup combattues avec maman — j'ai d'ailleurs du mal à dire "maman", c'est "Taos" pour moi : elle n'appartient pas qu'à moi… Il y avait une grande différence entre cette sorte de prêtresse, telle qu'elle est apparue par exemple sur la scène du théâtre de la ville, surgie comme de la nuit des temps, qu'André Breton qualifiait de "reine Néfertiti dans un autre existence", entre cette petite bonne femme gigantesque, juchée sur des talons dorés, des chaussures de star (elle mesurait seulement 1m58), cette espèce de reine atlante, et puis la mère que j'avais à la maison.

Hors du temps

Elle était cultivée et en même temps profondément archaïque, cet archaïsme sur lequel je travaille maintenant au coeur de la tragédie antique. Elle était radicalement d'un autre monde pourrait-on dire, c'est ce qui la différencie des femmes qui écrivent ou qui chantent.

Elle semblait avoir surgi des siècles. Elle disait elle-même : "Je n'ai aucune coquetterie en ce qui concerne l'âge : je suis située hors du temps." Elle était violente, passionnée, possessive, impudique et pudique, à la fois sauvage et assoiffée de douceur, éprise de délicatesse. Elle a souffert toute sa vie de n'avoir jamais vraiment connu l'amour d'un homme. Elle était au sens propre extra-ordinaire.

Elle est morte j'avais trente trois ans — elle est morte dans mes bras.

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Pendant tout ce temps où je l'ai côtoyée, j'étais trop près d'elle pour me rendre bien compte qui elle était. On ne s'est pas dit beaucoup de choses, hélas! De son côté, elle voulait me préserver, et moi, je ne montrais pas beaucoup de curiosité : je n'ai lu Histoire de ma vie qu'après sa mort! Elle voulait me préserver de la souffrance de la double apparte-nance : elle n'arrêtait pas de me répéter "Tu es française, tu es française", même si moi je n'avais de cesse que de me faire des amies algériennes au lycée en pleine guerre d'Algérie, de me mettre des chéchias sur la tête… Elle me disait, et cela la faisait souffrir : "Si tu aimes un Algérien, tôt ou tard, il te dira que tu es une bourgeoise française; si tu aimes un Français, il te traitera de bougnoule!"

Berbéritude

Après avoir traversé tous ces aléas, je n'ai maintenant plus aucun complexe. Comme dit un psaume : "Il fallait que vous passiez par le feu et par l'eau avant que d'entrer dans le rafraîchissement". Je me sens mieux reliée aux racines que beaucoup de ceux qui militent dans des mouvements berbères! La berbéritude remonte à la nuit des temps et si on ne la replace pas dans ce contexte, si on ne comprend pas ce que veut dire la terre antique, on ne peut pas parler de berbéritude. C'est pour moi l'approche d'Euripide et de la tragédie grecque qui a calmé tous les manques, qui a

répondu à toutes les questions identitaires. Ma mère, parfois, remontait ainsi les siècles, mais à l'époque je ne l'écoutais pas, n'y prêtais pas attention. Je la vois maintenant comme une sorte d'Athéna (rappelons que la légende veut qu'Athena soit née sur les bords du lac Titonis, c'est-à-dire le Shott el Djaïd). Le jour où les Maghrébins accepteront de faire ce voyage, accepteront de comprendre leur berbéritude en la faisant découler du monde antique, leur combat identitaire retrouvera son âme. Si ma mère revenait et si elle voyait combien la revendication est actuellement étriquée, conflictuelle, elle en pleurerait, elle qui a quitté l'Académie berbère dès qu'elle a été fondée, dès qu'elle s'est aperçue qu'elle prenait une tournure politique.

Mon grand rêve aurait été de monter Les Troyennes en berbère, de jouer Médée avec des comédiens maghrébins francophones : ils auraient mieux su que quiconque faire passer cette force de la tra-gédie : transformer un événement sordide en signe lumineux! Lorsque les Maghrébins comprendront les trésors qu'ils ont en eux-mêmes et sous leurs pieds, ils pourront faire beaucoup pour les autres. Ils portent l'enfer en eux mais ils portent aussi la délivrance. J'aimerais que la jeunesse d'aujourd'hui comprenne cela.

Quand Taos chantait les chants berbères dans les abbayes sister-ciennes, les gens étaient comme

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fous. A Sénanque, je la revois : il n'y avait pas assez de billets pour faire entrer la foule; elle était là, dans sa djellaba blanche, complètement hors d'elle, dans un état second. Elle était comme ça quand elle chantait. Elle disait qu'elle avait l'impression d'être au milieu d'un chœ ur d'hommes et de femmes qui chantaient en elle. De temps en temps, elle mettait la main derrière l'oreille pour canaliser ces voix. Les gens essayaient de toucher sa djellaba! Mouloud Mammeri, lorsque je lui ai remis Les chants berbères pour publication, peu avant sa mort, m'a demandé pourquoi je ne reprenais pas le flambeau du chant. Je lui ai dit que je n'avais pas de mission en ce domaine, alors qu'elle, elle en avait une.

J'ai été élevée dans un monde, avec maman, où il n'y avait pas de scission entre le quotidien et le sacré. Je voyais ma mère laver le parterre en chantant les chants religieux. Pour elle, tout était dans tout. Elle était dans cette pensée antique pythagoricienne où il n'y a que le spirituel et le sensible, mondes proches et qui s'interpénêtrent. Elle était très étrangère à des catégories comme "le profane" et "le religieux". La grand-mère était comme ça aussi.

La mort

La mort de ma mère est le moment le plus "fantastique" que j'ai vécu. Elle est partie comme un météore! Les portes du ciel se sont

ouvertes devant mes yeux quand ma mère est morte. C'est indicible. Voir quelqu'un entrer comme ça dans la mort, comme si elle l'avait toujours connue! Fidèle au chant berbère : "La mort s'aborde avec courage et se regarde avec orgueil. Le rire des ennemis est seul redoutable". Je n'oublierai jamais l'instant de sa mort. J'ai éprouvé avec certitude qu'il y avait quelque chose après… Comme disait le grand Euripide : "Qui sait si vivre n'est pas mourir et si mourir n'est pas vivre?"

Nous avons fait une bêtise… Deux jours avant sa mort, alors qu'elle se trouvait dans un semi-coma, un ami dominicain a fait prévenir un prêtre pour qu'on lui donne l'extrême-onction. A partir du moment où elle a senti qu'on lui appliquait ce rituel elle s'est mise à secouer la tête en signe de refus. Elle ne voulait pas. Puis elle a levé les yeux au plafond, comme pour dire, avec dépit : "S'il faut encore que je me plie à ce code, soit!"

Maman avait un culte marial très grand, un peu comme les gitans. Alors qu'elle était très malade, en 1975, nous étions allées dans une chapelle à Manosque où il y avait une vierge noire. Elle se savait condamnée — elle savait toujours où elle en était car elle était comme avertie par ses rêves; la nuit du 31 janvier 75, elle avait rêvé, disait-elle, qu'elle cousait une jupe et qu'elle "rejoignait les deux bords" : là elle a su que c'était imminent. Je la revois entrer dans cette église de Manosque. Elle marchait

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difficilement, elle avait mal, le cancer des os était déjà très avancé. Elle s'est approchée de la statue et elle lui a parlé en kabyle "ventre à ventre", ventre de mère à ventre de mère. Et elle l'a invectivée, et elle l'a insultée! Puis elle s'est mise à chanter. C'était hallucinant. Je m'accrochais au prie-Dieu où je m'étais mise, un peu à l'écart; j'avais honte; les gens sont entrés en entendant chanter; elle, elle ne voyait rien autour d'elle. Elle reculait tout en chantant, jusqu'à moi, jusqu'à m'aggripper. Moi, je ne supportais pas qu'elle me touche, car elle avait un pouvoir étonnant, celui de "prendre" : quand, elle vous prenait, le bras par exemple, vous sentiez soudain toute votre énergie, tout votre sang qui partaient. Elle prenait parce qu'elle en avait besoin. Le jour de sa mort, j'avais ma main droite dans sa main droite, paume contre paume et je sentais qu'elle puisait l'énergie en moi par intermittence. Jusqu'au moment où je lui ai dit : "Maintenant, il faut y aller". C'était un être qui magnait des forces, spontanément, naïvement, et sans jamais avoir travaillé là-dessus car elle n'aimait pas l'ésotérisme.

Giono

Ses livres ont été sa grande blessure. Je l'ai vue sangloter plusieurs fois à cause de cela, de son histoire avec Jean Giono, par exemple. Il l'a baîllonnée. Elle s'était "jetée à sa tête". Ma mère était très belle, passionnée, brûlante.

Il semble que Giono ait joué un peu avec elle, mais elle n'avait pas la résistance des grandes maîtresses de cet écrivain! Quand elle a écrit L'amant imaginaire, il l'a encouragée. Puis, quand il a su qu'elle le mettait en lecture et qu'il a reçu quelques coups de fil lui indiquant qu'il figurait dans l'ouvrage, il a paniqué et envoyé une lettre à tous les éditeurs, interdisant que l'on publie quoi que ce soit d'elle. Elle a été muselée comme ça pendant vingt ans… Il a fallu l'autorisation de Giono pour que sorte La rue des tambourins! Quant à Jacinthe noire, c'est son frère, Jean Amrouche, qui l'a "étranglé" chez l'éditeur Charlot… Jean adorait sa sœ ur mais elle était son talon d'Achille. Il y avait entre eux presque une rivalité d'homme à homme. Elle l'a maudit une fois à la maison de la Radio… C'était terrible. Heureu-sement, vers la fin, ils se sont réconciliés et il est mort dans ses bras à elle.

Dans mon enfance, alors que nous habitions rue Brochant, j'avais une chatte siamoise, Lolita, que le peintre Albert Marquet avait offert à mes parents — mon père était peintre, comme vous le savez. Je devais avoir dix-douze ans — je me souviens d'André Breton venant à la maison avec sa fille Aube et maman chantant. Lorsque maman chantait, la chatte se mettait dans un état épouvantable : elle "miaulait à la mort". Et puis, une voisine du rez-de-chaussée, quand maman chantait, faisait des crises

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d'hystérie… Ceci pour dire la force étrange de son chant…

La “mission”

Maman dit que c'est à Bône (Annaba) qu'elle a pris conscience de sa "mission" : chanter les chants berbères. Encore une fois, les livres représentaient la femme, seulement la femme, la femme vulnérable et déchirée. Elle a "crevé", littérale-ment, des souffrances infligées par son côté féminin. Mais elle était Akhénaton. Elle avait en elle les deux principes : le masculin et le féminin. Dans le chant, plus de sexe! Des milliers d'êtres chantaient par elle.

Elle était donc chez son frère à Bône. Elle avait une vingtaine d'années, c'est elle qui me l'a raconté. Il était deux-trois heures de l'après-midi. Elle faisait la sieste; elle était dans cette sorte de demi-sommeil, entre deux eaux, où l'on dit que les rêves sont très importants. Jean était en train de donner un cours dans la pièce à côté. Tout à coup, elle a entendu, dit-elle, une voix chanter en elle. Dans une demi-conscience, elle a essayé de chanter en même temps que la voix. Elle s'apercevait du décalage énorme qu'il y avait entre son chant et cette voix… Soudain, de l'autre côté de la cloison, son frère s'est mis lui aussi, à chanter ce même chant, lointain, plus lointain encore que la voix. Tous les trois, l'être invisible, elle et Jean, chantaient à l'unisson. Elle m'a dit qu'alors une "conscience est montée

en elle", en même temps que le chant s'amplifaiait, enflait, devenait un chœ ur. Sa mission était là : elle devait sauver ces chants.

Elle est rentrée en Tunisie et a dit à sa mère qu'elle voulait se donner à la sauvegarde et à la perpétuation des chants berbères. Fadhma n'y a pas cru une seconde. Elle a dû faire le siège de sa mère pendant des mois pour que celle-ci accepte de lui transmettre la tradition. Taos disait : "Elle ne me l'a pas donnée, je la lui ai arrachée". En 1939, elle est allée à Fès, dans cette robe merveilleuse que l'on voit sur la couverture de la réédition de La rue des tambourins (voir photo p. 196).

Le chant

Elle a chanté au palais du Bata : on avait fait venir les grands Chleuhs de la montagne avec les bendirs, derrière un rideau. A un moment, m'a raconté ma mère, le rideau est tombé, et ils ont chanté avec elle… Ensuite, elle a été envoyée à la Casa Velazquez, avec le grand hispanisant Maurice Legendre. Elle a aussi chanté devant Mohamed V.

J'ai commencé à comprendre très tradivement la vertu de ces chants qui au début n'étaient pour moi que familiaux. Certes, elle avait une voix splendide mais elle aurait aussi bien pu chanter La Tosca ou d'autres opéras, du grégorien… Je ne me rendais pas compte à quoi, et surtout à qui, j'avais à faire. Le grand choc s'est produit quand je l'ai vue chanter en public pour la

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première fois — j'ai honte de le dire mais c'est seulement sept ans avant sa mort… J'ai commencé à comprendre qui était ma mère et la force de ces chants. Eux et elle étaient magiques, tout simplement. Elle était leur réceptacle, c'était la forme et le fond confondus, dans l'évidence. Elle était là pour ça.

Mais vers la fin de sa vie, elle ne supportait plus les chants, elle les combattait parce qu'ils la dévoraient. Le professeur Michel Alio disait qu'elle aurait eu le force de guérir, même du cancer, avec ses chants, mais qu'à partir du moment où elle s'est mise à les redouter, ils se sont retournés contre elle. Elle a tout de même lutté seize ans contre le cancer… Les choses les plus importantes, elle les a faites à partir du moment où elle a eu cette "bête" en elle, qu'elle appelait "son hydre à sept têtes" et avec qui elle parlait!

Une voix pareille, alors qu'elle ne connaissait pas une note de musique! Elle s'est d'ailleurs bien gardée de l'apprendre… Ses chants ont séduit les plus grands musiciens, dont Messiaen. Ils ont été déposés à la Sacem dans les années 50, pour qu'on n'y touche pas. Des compositeurs célèbres ont voulu faire des adaptations. Taos a refusé des ponts d'or afin qu'ils restent intacts. Quatre-vingt quinze monodies berbères, enregistrées sur Nagra avec la voix de ma grand-mère passant la tradition à ma mère, voilà le trésor. La grand-mère avait quatre-vingts ans quand elle a enregistré, sa voix était chevrotante

mais son énergie intacte, et l'on voit que Taos la suivait "à la respiration près", pourrait-on dire, ce qui bat en brêche définitivement les propos qui ont été tenus sur sa réadaptation des chants. Elle a respecté les mesures, les mélodies, les vocalises. Seule la voix diffère. Taos avait une voix puissante, une voix des montagnes, une voix des grands espaces, une voix comme celle de certains noirs; elle avait une voix tellurique. On a dit, par exemple, qu'elle n'avait pas une voix comme celle de Chérifa… mais Fadhma, sa mère, non plus, Aïni, sa grand-mère, non plus. Ce sont ces femmes qui sont dans le vrai de la tradition. Les autres se sont "abâtardies" par le contact avec différents courants musicaux. Taos a insuflé aux chants cette dimension tragique antique qui était la leur originellement.

Elle chantait au-dessus, elle chantait au-delà. C'est pour ça que l'on ressent autre chose que le chant de la tradition. Pourtant, je le répète, elle est restée totalement fidèle aux harmoniques de départ. C'est en tant que pythie, oserais-je dire, qu'elle a apporté son souffle à elle, au plus proche de l'origine et accessible au plan universel.

Taos vivait comme elle chantait, avec la même énergie, avec le même tragique. De temps en temps, elle devenait "sauvage", elle disait : "Je me sens revenir à l'âge de pierre" ou "Je me sens redevenir une bête des cavernes"!

Femme tellurique

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Toutes les femmes du bassin méditerranéen gardent cette dimension… c'est la femme occidentale qui s'est perdue… Elle était cette femme archétypale, "ni homme, ni femme mais les deux à la fois", disait-elle. C'est dans les chants que cela s'exprimait le mieux. Dans les chants, elle ne s'appartenait plus, elle parlait d'elle à la troisième personne; elle disait : "Vous avez entendu? la voix était belle". Tandis que l'écriture, c'était la femme consciemment en quête douloureuse d'identité. Cette dysharmonie, cette scission était en elle.

Elle faisait peur dans la vie, porteuse de cette femme tellurique, archaïque, totale. Les hommes s'enfuyaient… Elle attendait énormément d'un homme, elle attendait Jason, c'était Médée. Elle attendait d'un homme la conquête de la toison d'or! C'est une vieille histoire, une histoire antique… Avec un homme "de sa race" c'était impossible, parce qu'elle avait l'impression "d'un inceste". Elle disait tout cela naïvement.

Elle était aussi terriblement vulnérable; elle aurait eu besoin qu'on la prenne dans les bras, qu'on la couvre de tendresse. Mais un rien peut faire peur à un homme… Avec elle, ils avaient l'impression qu'ils allaient être châtrés, dévorés, avalés, qu'ils allaient disparaître… Et pourtant, elle n'était au fond qu'une petite fille…

En dehors des normes, déconcertante, elle était très

attirante parce que très belle, intelligente, vibrante, hors du commun, mais dès que ceux qui étaient séduits s'approchaient trop près, les voilà qui fuyaient aussitôt… Il a fallu quelqu'un comme mon père pour faire le voyage, mon père qui était un artiste et qui a été fasciné par elle. Il est tombé fou du chant berbère et elle, folle de sa peinture. Ils se sont liés au plus haut, mais en tant qu'homme et femme, ça ne marchait pas. Ils m'ont conçue comme on sacralise quelque chose. Ils m'ont conçue "le jour du printemps". Elle voulait une fille, lassée de l'univers masculin de ses frères. Mais ce qui les occupait le plus c'était leur art. Leur art avant tout. La maladie aussi, hélas.

Le corps de ma mère

Il fallait voir le corps de ma mère quand elle est morte! Très jeune, elle avait fait une chûte à la Casa Velazquez sur la colonne vertébrale. Elle était enceinte et on lui a ouvert le dos de la nuque jusqu'aux reins : elle avait une cicatrice comme l'arête d'un poisson gigantesque. Ensuite, on lui a enlevé la para-tyroïde, et de nouveau une cicatrice, comme un collier. Le sein gauche enlevé, une cicatrice barrait sa poitrine. Et une autre encore sur le tibia, parce qu'on lui avait fait une greffe osseuse. Terribles à voir, toutes ces cicatrices, ces arêtes de poisson! Et elle qui avait tellement le sens de la beauté et de ce qu'est une femme! Quand on lui a pris son

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sein, elle ne voulait plus vivre. Elle chantait ce chant espagnol archaïque, le chant d'Agueda, Agueda, sainte et martyre à qui on avait tranché les seins et qui disait : "Le Seigneur m'en donnera d'autres".

Taos en Algérie

Elle a peu voyagé en Algérie, bien qu'ayant la double nationalité. Elle a été invitée à la fin des années 60 pour donner une conférence à l'Aletti sur son frère Jean Amrouche. Là, elle s'est entendu dire par une chanteuse kabyle qu'elle "chantait les chants des Pères blancs"! Cet anti-christianisme primaire a blessé ma mère. Elle y est retournée quelques temps après, invitée par le ministre Taleb Ibrahimi. On lui avait aussi demandé d'être l'invitée d'honneur du Festrival Panafricain mais de ne pas chanter! Elle a refusé et a écrit un article : "En marge du festival panafricain d'Alger" dans Le Monde. Lors d'une troisième visite semi-officielle, elle a dit à certains ministres, en kabyle, tout ce qu'elle pensait. "Les reins ont fondu", leur a-t-elle déclaré, et elle a ajouté qu'elle allait "maintenant chanter pour faire fondre des colonnes vertébrales en bronze pour les reins déficients"! Elle a été arrêtée à l'aéroport, il a fallu l'intervention de Rédha Malek, alors ambassadeur à Paris, et d'Edmond Michelet pour la sortir de là. Après ç'a été fini, elle n'est jamais repartie.

Elle n'est jamais retournée en Tunisie, je ne sais pas pourquoi. Le Maroc l'a accueillie plusieurs fois, pour qu'elle chante. Mais cela se faisait devant un public trié sur le volet. Un jour Mohamed Arkoun m'a dit : "Heureusement que Moulay Ahmed Alaoui a compris l'importance de ce que faisait votre mère!" Pourquoi fallait-il que ce soient les autres qui "comprennent"?

*

Taos m'a transmis une chose

essentielle : la mort n'existe pas. Ensuite, j'ai compris qu'elle était l'incarnation d'un archétype de femme antique et tragique et que là résident les vraies racines.

Elle devait d'ailleurs ressembler plus à sa grand-mère, Aïni, qu'à sa mère. Fadhma était plus "costaud", elle avait appris à filtrer les forces qui étaient en elle; surtout, elle avait un don du bonheur, un don de vivre l'instant présent que maman n'avait pas. Taos était comme une déesse chtonienne, sombre, alors que pour Fadhma, un rayon de soleil, une goutte de rosée sur une feuille, le rire d'un enfant faisaient oublier le chagrin. Maman, c'était le moulin qui broyait toujours. C'est de ce mouvement perpétuel de la meule en elle et de sa mouture qu'elle se nourrissait pour écrire.

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TAOS AMROUCHE Repères biographiques

• 4 mars 1913 : naissance à Tunis de Marie-Louise Taos, fille de Belkacem et de Fadhma Amrouche. • 1914-15 : la famille Amrouche passe une année en Kabylie. • 1922 : séjour famillial en Kabylie à l'occasion du mariage du frère aîné. • 1934 : Taos vient à Paris après son frère Jean (parti en 1925) pour préparer le concours de l'E.N.S. mais abandonne au bout de deux mois • 1935 : Taos commence l'écriture de Jacinthe noire, achevé en 1939. • 1939 : Congrès de chants de Fès; bourse de la Casa Velazquez à Madrid.

• 1940-42 : Madrid. Elle rencontre le peintre André Bourdil. Naissance de leur fille, en décembre 42. • 1945 : le couple s'installe en France. • 1947 : parution de Jacinthe noire. • 1947-48 : séjour chez Giono à Manosque. • 1957-63 : émission hebdomadaire en kabyle à la radio. • 1960 : publication de Rue des tambourins. • 1964-66 : ses récitals de chants berbères ont un grand succès : Florence, Paris, Rabat, Dakar. • 1966 : publication du Grain magique; Grand Prix d'ethnologie musicale du disque français. • 1971-75 : Immense succès des chants au théâtre de la Ville à Paris. • 1975 : publication de L'Amant imaginaire, écrit depuis 20 ans. • 1976 : Taos meurt d'un cancer, sans avoir publié son dernier roman, Solitude ma mère.

Taos Amrouche

L’impossible “jouissance totale” par

Aïssa Khelladi

Pour préparer le public à la parution des quatre romans de Taos Amrouche (1913-1976), les éditions Joëlle Losfeld ont eu la bonne idée de confier à Denise Brahimi, essayiste et critique, le soin de nous en livrer quelques

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“clés”, dans ce qu’il a été convenu d’appeler un “document” intitulé simplement Taos Amrouche, romancière, remarquable par sa qualité d’écriture, de sobriété et de rigueur.

“Document” n’est peut-être pas le

mot qui convient, mais on peut lui trouver une double justification. D’abord, aucun essai n’a jusqu’ici été tenté sur ce grand écrivain; ensuite, son oeuvre était introuvable sur le marché, quand elle n’est pas restée inédite. Ces deux raisons resteraient également valables pour des essais, qui manquent cruellement, sur de nombreux auteurs algériens, qu’ils soient d’expression française ou arabe.

Soit dit en passant, la quatrième de couverture nous prévient que Taos est la première romancière algérienne de langue française; que devient alors la sétifienne Djamila Debêche, auteur notamment de Leïla, jeune fille d’Algérie, roman publié à Alger en 1947 et de Aziza, roman sorti en 1955? Si les deux femmes ont fait paraître leur “premier roman” à la même date, il semble que celui deTaos, Jacinthe noire, était prêt dès 1939 et que la guerre en a retardé la pubication. Cette version n’étaye en rien l’antériorité de l’une par rapport à l’autre, et n’offrirait d’intérêt que pour l’historien, mais, avérée, elle éclaire mieux l’itinéraire de l’écrivain Taos Amrouche pour qui l’écriture, de bout en bout, n’aura été que souffrance : celle d’écrire et celle de se faire publier ensuite...

Prénom

Une précision qui peut paraître utile à certains : Marie-Louise Taos, tel était son vrai prénom, et on ne comprend pas trop cette volonté de gommer le prénom chrétien (le christiannisme étant la confession de “Taos”, à laquelle elle tenait beaucoup d'ailleurs) au seul profit de son deuxième prénom. Vincent Monteil rappelait, dans une préface (1967) à Histoire de ma vie de Fadhma aït Mansour Amrouche (la mère, ou “yemma” comme dirait Taos), qu’il cita au poète Jean Amrouche (le frère de Taos), un jour que celui-ci lui confiait son “déchirement entre la France et l’Algérie”, ces vers de Pierre Emmanuel (Ordalies, 1957) : Je n’ai qu’un nom : celui d’homme. France n’est que mon prénom. Jean lui répondit, pensif : “Mais,

c’est très important, un prénom...”. On sait toute l’admiration que portait Taos à Jean (“elle était venue à Paris, sur ses traces”, écrit Denise Brahimi...); la complicité aussi, avant la brouille qui les opposa lors des enregistrements pour la radio qu’ils firent tous les deux avec Jean Giono. Pourquoi ne peut-on sup-poser que pour la question du prénom, il en allait de même que pour son frère, mais à l'inverse, lui, ayant choisi le prénom chrétien? Ou, mieux encore, si pour Jean, le déchirement était entre

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deux prénoms (deux pays), pour Taos, il s’offrait une complexité plus grande : elle a publié Jacinthe noire sous le seul prénom de Marie-Louise, son second roman, Rue des Tambourins, sous le prénom chrétien de sa mère, Marguerite, son recueil de contes, poèmes et proverbes, Le Grain magique, sous le prénom composé de Marguerite et de Taos et son troisième roman, L’Amant imagi-naire, sous le seul prénom de Taos. Quant à son quatrième roman, Solitude ma mère, qui vient de paraitre à titre posthume en 1995, alors qu’il avait été écrit vingt ans plus tôt, il est signé Taos sur la couverture de l’éditeur, mais “Marguerite Taos” sur le manus-crit... “Mais, c’est très important, un prénom...”!

Autre précision, tout aussi “secondaire” : Taos Amrouche est née française, en Tunisie, de parents français (naturalisés). Elle l’est restée jusqu’à sa mort, en 1976, devenue entre temps bi-nationale.

"Nationalité"

Elle ne connaît presque pas l’Algérie, si ce n’est par le lointain souvenir d’un séjour estival qu'elle avait fait à onze ans (1922), et par trois séjours éclairs, en visites semi-officielles, après l'indépen-dance. Cette femme qui a assumé sa complexité au plus haut point ne s’est jamais reniée de son vivant, ni dans un sens ni dans l’autre; d’où vient cette unanimité à la considérer seulement comme “Algérienne”, contre sa propre volonté?

Eh bien, peut-être parce que c’est elle-même qui nous y invite et nous en donne le droit... au travers de son oeuvre aussi bien écrite que chantée. Peut-être. Aux yeux de tous, son itinéraire reste celui d’une Algérienne aux prises avec les caprices de l’Histoire, et c’est comme ça. De l’autre côté de la méditerranée, pour beaucoup, Frantz Fanon, Etienne Dinet (en fait, Nasereddine, prénom qu’il s’est choisi après sa conversion à l’Islam) ou même Jean Sénac ne sont pas vraiment considérés comme Algériens ou ne peuvent l’être...

Denise Brahimi contourne la question, la renvoyant à la culture kabyle dont, par contre, Taos n’a pas cessé de se réclamer tandis que les éditeurs (Joëlle Losfeld) parlent d’une femme qui a consacré sa vie à l’affirmation “irréductible de sa maghrébinité”. Et Taos Amrouche, comment se qualifie-t-elle dans ses écrits alors que son état-civil ne contient pas d’équivoque? : “Je suis une hybride de la civilisation”, dit-elle. Tel est le constat d’une vie de quête. L’écriture ne l’aura pas aidée à lever les doutes, panser les blessures invisibles, jeter l’ancre. Elle n’a fait qu’élargir ses déchirures et raviver en elle-même des drames qu’elle n’a pas connus directement mais qui appartiennent à l’imaginaire commun, les drames collectifs d’un peuple d’où elle est issue. On peut dire que, à vingt ans, Taos Amrouche a ouvert la porte de l’écriture pour tenter de mieux se

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voir, elle qui ne comprenait pas bien certains regards qu'on lui jetait; puis elle a passé sa vie à vouloir refermer cette porte car ce qu’elle avait "vu" lui paraissait proprement insup-portable. “L’écriture romanesque occidentale est un leurre, dira-t-elle, on peut certes tout y raconter mais à condition d’en avoir hérité les règles avec la couleur de ses yeux.” Quel aveu!

Cette femme a exploré deux voies parallèles dans sa quête d’elle-même : le roman et le chant. Déchirée par l'exil, se considérant donc comme un “hybride de la civili-sation”, parviendra-t-elle alors, grâce à sa voix qui l’a rendue célèbre, à s’extraire de son hybridité? Ou bien la musique et le chant échoueront-ils là où l’écriture n’a pas su réussir? Dans L’amant imaginaire, elle établit que le chant est l’expression d’un acte sexuel, l’un et l’autre n’empêchent pas qu’on se retrouve après comme on était avant, face à la “recherche d’une impossible tota-lité”. Elle fait dire à l’un de ses personnages, Aména : “Quand elle répond à une nécessité profonde, vitale, on dirait que l’activité artistique est d’ordre véritablement sexuel. Pour moi, chanter signifie m’accoupler avec chacun des grands chants rituels de ma race. Incapable du moindre transport, je ne suis bonne, à ma sortie de scène, qu’à être couchée dans de la soie pour des heures.”

Dédoublement

Née en 1913 à Tunis, elle s’installe à Paris où elle entreprend son premier roman, autobio-graphique sans dissimulation : “Une jeune fille tunisienne, Reine, qui arrive à Paris par un matin pluvieux d’Octobre...”. Elle n’a que vingt ans quand elle écrit Jacinthe noire et l’exil y constitue déjà le thème, même si, comme le rappelle Denise Brahimi, “la force du livre vient de ce que la romancière ne fait pas la théorie de cet exil mais qu’elle écrit de manière à en rendre sensibles à chaque instant les effets.”

Les repères sont posés, la problématique impossible à surmon-ter : comment retrouver son unité en élargissant son dédoublement : double exil, intérieur, extérieur, double spiritualité, chétienne, mu-sulmane, double appartenance cultu-relle, algérienne, française, double aspiration amoureuse...? Le dédou-blement sera la situation initiale et constante de la vie de Taos Amrouche et de son oeuvre. Chaque chemin parcouru mène à deux voies. Chaque pas fait en avant complique l’itinéraire, rend aléatoire la quête, multiplie les possibilités. L’horizon vers lequel elle est tendue ne fait que reculer à mesure qu’elle entreprend de le rejoindre.

Dans Rue des Tambourins, l’évocation du pays occupe parfois avec intensité l’histoire. N’est-ce pas là que tout s’est joué? Les souvenirs sont tirés de deux séjours que la famille Amrouche fit en

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Kabylie, du fait de la guerre (1914-1915). Sentiment de rupture accrue même si l’écriture n’est pas encore surchargée de remords et de honte. “Je me sentais étrangère. J’avais beau n’avoir que onze ans...” Lieu de la mémoire, Gida, restée musulmane, pousse au malaise. Le passé peut n’être qu’un puits dans lequel on chute sans fin. Mais comment comprendre autrement qu’en s’y risquant ?

Au commencement était l’exil irrémédiable, celui de yemma, contrainte de quitter le pays où elle était devenue renégate. Son évangélisation par des missionnaires la désigne, elle et sa famille, comme une “race à part”. Le reste n’est qu’affaire d’ajustements perpétuels. Le père se naturalise à Tunis, où il est fonctionnaire des chemins de fer, dix ans après son arrivée. Les quatre enfants porteront chacun un double prénom. Française, Taos part se chercher en France. Elle ne s’y retrouve pas. Elle écrit pour comprendre, suivant les traces qui n’existent que dans sa fière allure de “race à part”. Son oeuvre se tend vers elle comme le miroir de sa vie. Yemma est l’origine perverse de l’hybridité ressentie par la roman-cière...

Et le père alors? Les problèmes posés par l’exil dans Rue des Tambourins, ne s’estompent qu’au profit des relations conflictuelles avec les hommes.

Le "père"

C’est là, dans les rapports amoureux, que se focalise le déchirement permanent dont il est sans cesse question. Yemma n’est qu’une certaine idée de l’échec programmé par la solitude de Taos. L’impossible joie totale ne serait que l’impossible homme. La quête de soi ne dit au fond jamais son nom, parce qu’elle est quête d’un père. L’adulte préfigure le destin d’un enfant. La jeune fille se recherche comme modèle à offrir à son père. Elle veut donner sens à ses choix brouillés. Elle veut couronner sa longue marche dans le désert de l’exil en s’offrant à lui, à sa mémoire, non comme un mirage, mais comme un paradis, un lieu de “joie totale”.

Il est un “peuple mystérieux”, “un peuple à part”, il est “la Kabylie”, un sentiment qui trenscende la géographie, source des équivoques, il est “le paradis perdu” qui n’est pas une terre, une enfance mais, plus qu’une terre et une enfance, un chant profond, le chant berbère. Le père, on l’ex-plore par l’écriture, on l’atteint par la voix... pour le perdre aussitôt; car il est l’inaccessible aussi. Il est l’autre sexe qui demeurera étranger à jamais.

Mais de cette vérité élémentaire, Taos refuse de se satisfaire car où est le plaisir de s’offrir si ce n’est dans celui de prendre? Aména dit dans L’Amant imaginaire : “Je découvre que j’aimerais, pour être heureuse, n’avoir besoin de personne et former un tout par moi-même, contenir en moi les deux

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éléments, masculin et féminin.” Ce n’est pas là une posture d’échec pourtant, ni un compromis. Au contraire, la dualité est achevée, le dédoublement a mené là où il fallait qu’il mène : la fusion. Cela implique l’idée que Taos a fini par trouver ce qu’elle recherchait, l’entreprise est une réussite. Il ne reste plus qu’à en “jouir”...

Jouissance

Pour Denise Brahimi, il faudra cependant nuancer cet élan vers l’androgynie. Si de ce rêve d’être un homme et une femme, dit-elle, se dégage une “extraordinaire impres-sion de puissance”, il ne s’agit là que d’un rêve dont Taos Amrouche mesure parfaitement toutes les limites. On revient à l’“avant” et l’“après” : l’androgynie est vécue au moment où Taos chante, pour disparaître aussitôt “après”.

Ensuite, continue denise Brahimi, il s’agit moins d’une "jouissance indifférenciée" que d'une "jouissance masculine" que procurent à Taos les hymnes berbères. L’acte d’amour qu’elle a le sentiment d’accomplir quand elle est sur scène — en aucun cas quand elle écrit ! — est “celui de l’homme qui chevauche la femme” (dixit Taos elle-même); plaisir érotique différent, donc, de celui qu’éprouvent les femmes.

Mais qu’est-ce qu’une “jouissance indifférenciée”? Le plaisir érotique féminin, elle le connaît, c’est elle la femme chevauchée, et c’est encore elle

l’homme qui chevauche!... Son seul regret étant que ces moments-là soient éphémères.

Peut-on, alors, considérer Taos Amrouche comme une chanteuse kabyle qui aurait aimé être une romancière française?

Pour Denise Brahimi, le roman français — “un leurre!” — ne pouvait que la renvoyer aux déchirements qu’elle cherchait à dépasser. L’écriture ne pouvait pas la “recomposer” comme elle y aspirait puisqu’elle n’a eu pour effet que d’aggraver la solitude qu’elle désirait fuir. L’exercice du chant, sans doute plus gratifiant, et pour l’interprète et pour son public, ne supprime pas les tourments dont les romans font état mais, au lieu de la renvoyer à une solitude déchirante, ils l'intègrent dans l’âme et l’expression collec-tives.

On peut conclure que le chant était devenu un lieu de réconfort pour un écrivain (ou plutôt un “poète roman-tique”, selon le mot de Denise Brahimi) qui n’a eu qu’un désir, au fond de sa dualité : se singulariser par la parole. “Que d’autres écrivent; que d’autres nient le pouvoir des mots et les disent vains. Je veux parler!” Une singularité dont Taos dit la douleur dans ses romans, et qu’elle a pendant vingt ans “enchantée” par sa voix. Denise Brahimi, Taos Amrouche romancière. Paris : Editions Joëlle Losfeld, 1996, 170 p., 95F.

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Taos Amrouche

“La Femme Sauvage” Jacqueline Arnaud

La solitude dans laquelle étouffe Aména, jeune Kabyle élevée dans une

famille convertie au christianisme, tient au sentiment douloureux de sa différence raciale. Son éclosion à la féminité en est gravement perturbée. Sa beauté étrange, son caractère grave et passionné, attirent un jeune Européen, Robert, mais le frappent aussi d’un malaise profond qu’il ne parvient pas à surmonter. Bien que terrorisée par le tabou de la virginité inculquée par une mère admirable et inflexible — la marque indélébile d’une naissance illégitime renforce l’atavisme et le christianisme conjugués — Aména est prête à se donner. Robert éternise les fiançailles sans parvenir à faire le pas, accumule les maladresses et finit par la brutalité. Après quoi, un abandon lamentable encore plus que cynique révolte Aména dans son sens de l’honneur et de la justice : “Je n’étais pas vierge, puisque mon père n’était pas général et que j’étais une indigène.”

Taos Amrouche, Solitude ma mère, roman. Préface de Jacqueline Arnaud. Paris : Joëlle Losfeld, 1995, 230 p., 108F.

Elle se dresse comme une Electre, retourne à “l’âge du silex”, à la loi du sang, et exige d’un frère très admiré le châtiment du coupable.

“Il n’y a plus un seul homme au monde”, conclut-elle avec amertume quand on lui conseille l’oubli et le mépris : “Le manque de grandeur de ce dénouement m’écrasait.”

Profondément déséquilibrée après cette opération, Aména va d’échec en échec. Elle se ferme comme un coquillage. Belle, elle provoque l’agression et refuse de se laisser apprivoiser. Dès qu’elle n’est plus soutenue par l’amitié fraternelle de Michel, qui en aime une autre, Aména va de faux pas en faux pas. Elle se donne sans se donner, par lassitude, par dégoût, par haine d’elle-même. Elle se rejette de l’un à l’autre : pour éviter le vieux Madrargue, en qui longtemps elle a cru voir un protecteur à l’abri “des passions et des tempêtes”, elle épouse Olivier, mais l’admiration que lui porte le sculpteur Ortéga, en pur esthète, détruira le couple. Divorcée, elle connaît un bref répit avec Adrien, mais la mort lui enlève ce second mari. Quant à Luc, le psychiatre, dont l’attention passionnée guérit Aména de ses

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angoisses, il ne saura pas tenir ses promesses, repousser les pièges d’un conformisme incomplètement banni.

Bien que certains hommes qui l’ont aimée en aient soupçonné la profondeur, Aména a toujours eu le sentiment que “personne ne voulait tenir compte de [ses] racines”. Au cours des longues nuits d’insomnie, elle fouille le passé pour tenter de le comprendre. Elle est de ceux qui “recherchent la confrontation avec la mort”, pour qui l’exigence de vérité est absolue. Elle est désormais capable de dépasser son destin particulier, de lui donner sa place dans le désordre du monde.

“La fatalité qui me poursuit, je sais aujourd’hui qu’elle est le lot de tous les déracinés à qui l’on demande de faire un bond de plusieurs siècles. Ignorante, poussant au gré du souffle rude de nos montagnes, mon destin eût été celui d’une fille de notre tribu, issue d’une orgueilleusse famille. Ni Racine, ni Mozart ne m’eussent manqué. C’est la civilisation qui a fait de moi cet être hybride. Pourquoi faut-il que ce flambeau qu’on se flatte de porter aux populations primitives provoque des déchirements et rende inapte au bonheur tous ceux qui me ressemblent?”

L’originalité du livre, c’est d’exprimer à la fois un effort désespéré pour bondir par-dessus les siècles, et une ferveur indestructible pour les origines. Une scène curieuse montre, à Fès, une Aména avide de bonheur et d’apaisement, bouleversée en écoutant une jeune femme berbère, parée de draperies et de bijoux traditionnels, chanter les vieux chants de sa race “comme des projectiles lancés du fond des âges”. L’auteur se dédouble ici en deux personnages exprimant les deux postulations simultanées auxquelles sa vie est fidèle, puisqu’elle pratique tour à tour, ou à la fois, l’écriture en français et le chant berbère.

Le roman est très fortement composé : le souvenir de Luc, le dernier confident, celui qui a aidé Aména à remonter la chaîne de ses expériences douloureuses, sert de fil conducteur à travers tout le livre. Alternent les chapitres de douceur rêveuse (le Beau Clair, Luison, les passages sur Michel), avec ceux d’une intensité dramatique poussée au paroxysme (les scènes avec Robert, Saphirs, Rachid). Cet art du contraste est un trait maghrébin, comme ceux qui décèlent le ton et le style : le sens de la beauté, des belles matières, des beaux objets, l’ivresse devant le printemps, la profusion sentimentale, font place à l’âpreté tranchante dès que l’honneur ou la justice sont en jeu, à une amère délectation d’Aména devant les contrariétés de sa nature, à un goût de la confrontation cruelle avec le destin. Le style, qui traduit ces nuances et ces mouvements, cultive les images qui allient la succulence à la simplicité, mais se plaît aussi dans les arêtes vives de l’analyse dépouillée. L’ensemble de l’ouvrage a l’unité qui lui vient d’une personnalité forte et fière, à laquelle on ne fait pas facilement courber la tête : “Comme ma mère l’Afrique qui, depuis des millénaires, a

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été convoitée, violée par les invasions successives, mais se retrouve immuablement elle-même, comme elle je suis demeurée intacte, malgré mes tribulations. Car je la sens encore frémissante, en moi, l’ardente jeune fille, l’arbouse flamboyante que je fus à dix-huit ans.” On croirait entendre la Femme sauvage.

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Taos

Amrouche Bonnes feuilles

"Exclue du cercle magique"

Marie-Corail, Kouka pour ses proches, émerge de l'enfance et ouvre des yeux pleins d’angoisse sur l’univers mouvementé d’une famille en exil en Tunisie, loin de la Kabylie natale. L’adolescente, déchirée entre deux cultures, cherche ses racines. Elle découvre l’amour, et son combat intérieur est si intense qu’elle ne sait faire de choix entre les deux hommes qu’elle aime...

“Aux fiançailles de ma cousine, Mina, imitant Zina, l'opulente et

dernière épouse de grand-père, j'ai dansé, moi aussi, la danse des ancêtres.”

Je me sentais étrangère. J’avais beau n’avoir que onze ans, je sentais

obscurément que je ne cadrais avec rien. Il en était ainsi chaque fois que j’accompagnais Gida : j’étais la bête curieuse; les questions pleuvaient sur moi, féroces. Là aussi j’étais assaillie de regards. Ce n’était pourtant pas le patio de marbre de nos voisins de Tenzis, avec son puits, son jasmin et son jardinet émaillé de pâquerettes et de renoncules au printemps, mais la cour de terre battue de mes pères, durement éclairée à l’acétylène.

Les musiciens s’étaient remis à jouer. L’entrain montait. Scandés par des battements de mains, les airs de danse se succédaient, déchirés de temps en temps par des youyous qui partaient comme des fusées. La poudre leur répondait, électrisant le cercle. Une à une, les jeunes filles s’élançaient pour danser cette ardente danse du foulard, si chaste, où la mimique du visage, le frémissement des épaules et le chatoiement des grands châles à franges ont tant d’importance. Les pieds agiles glissent, à pas menus, tintant de tous leurs anneaux. C’étaient vraiment “des femmes aux chevilles d’argent” qui évoluaient devant moi comme des perdrix et se changeaient brusquement en cavales, quand, se renversant en arrière et déployant leurs voiles, elles offraient leur visage aux yeux clos, en laissant traîner à terre les longues crinières de leurs foulards.

Zina, la dernière épouse du grand-père, célèbre autrefois pour sa beauté, avait la réputation d’être une danseuse incomparable. Ayant perdu sa sveltesse, elle ne ressemblait plus à un jonc, elle était, ce soir où je la vis soudain s’emballer, une femme opulente d’une quarantaine d’années, aux

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chevilles massives et aux bras puissants. Mais, bien que modestement habillée, elle n’avait eu qu’à s’emparer d’un foulard de quatre sous et à l’étirer devant ses yeux, pour que tout le monde s’écartât et que les musiciens jouassent avec plus de fougue. Il y avait en elle une telle autorité! Sa passion contenue ne manqua pas de se déchaîner dès que la cornemuse attaqua l’air enivrant de la Danseuse inconnue. Et Zina, une fois de plus, éclipsant toutes les femmes, donna sa mesure dans cette danse que personne, jamais, ne dansa avec une ardeur aussi sauvage, mêlée à tant de dignité.

Oui, j’avais beau avoir les pieds teints au henné, les joues fardées et les lèvres rougies à l’écorce de noyer, je connaissais déjà ce sentiment d’être exclue du cercle magique, j’éprouvais cette envie de courir me réfugier dans les jupes de yemma. Pourquoi fallait-il que je fusse toujours “dépareillée”?... Que je me trouve au milieu de compagnes musulmanes ou françaises, j’étais seule de mon espèce. Aussi loin que je remonte dans le souvenir, je découvre cette douleur inconsolable de ne pouvoir m’intégrer aux autres, d’être toujours en marge.

Je suis née rue des Tisserands — une venelle toute blanche à l’entrée des souks de Tenzis, au numéro 13. Je suis passée maintes fois devant la porte brune de cette maison de ma naissance que nous quittâmes, quand j’avais trois ans, pour la grande maison mauresque de Bab-Abiod, située dans un quartier très aéré et tout bercé du sifflement des trains. C’était encore la guerre, puisque je me revois levant au ciel mon visage pour chercher la trace de mon oncle soldat, parmi les troupeaux de nuages poussés par le vent.

J’avais pour compagnes de petites musulmanes avec lesquelles je jouais à la dînette ou à cache-cache. Tout allait sans drame tant qu’une fête n’intervenait pas (je crois que dès cette époque-là je me mis à redouter les fêtes, musulmanes ou chrétiennes, toutes étant pour moi sources de déchirement).

Au début, cela déclenchait des scènes terribles. Comment admettre, sans révolte, qu’on m’isolât le jour de l’Aïd ou du Mouloud? On me séparait brutalement de mes amies avec qui on me permettait de m’amuser, le reste du temps. J’avais l’impression d’être punie sans l’avoir mérité. Quelle raison, en effet, pouvait motiver qu’on m’enfermât, alors que les rues retentissaient de cris d’allégresse et d’appels? Pourquoi ne me laissait-on pas prendre part à ces réjouissances comme tous les enfants du quartier? Gida, par contre, y participait, en bonne musulmane. Qu’étions-nous au juste, nous les Iakouren? Obsédante question que je me posais très tôt, percevant dès les premières années le malaise qui devait tourmenter Yemma toute sa vie.

Que l’on se mette à la place d’une petite fille hypersensible, élevée dans l’ombre d’une grand-mère qui hantait les maisons indigènes : en une nuit je voyais s’édifier les murs de ma prison. J’assistais aux préparatifs de la fête :

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les plateaux de gâteaux aux amandes et aux dattes prenaient devant moi le chemin du four du boulanger. J’entendais plusieurs jours à l’avance mes amies parler de jouets, d’habits neufs et d’agapes; je les entendais décrire des divertissements féeriques. Et c’était le moment choisi par ma famille pour me tenir à l’écart le temps que brillerait la fête et durerait le festin. Grand-mère, à qui les voisines offraient un peu de chaque plat, s’arrangeait pour me faire goûter de certains gâteaux en cachette. A force de ruse, je réussissais à tromper la surveillance de Yemma et à m’échapper. C’était pour voir passer par les ruelles poussiéreuses de Bab-Abiod mes petites amies en pantalons bouffants, lamés d’or et d’argent, avec leur poitrine plate serrée dans des corselets de velours et de satin, aux ailerons brodés de grosses fleurs enrichies de pierreries. Elles allaient à pas précieux, coiffées d’une toque pailletée penchée sur l’oreille et retenue sous le menton par un ruban, et chaussées de mules perlées. Indifférentes et lointaines, elles passaient sans me reconnaître, avec leurs mains encombrées de jouets et de sucreries, soufflant dans des ballons multicolores, ou agitant des crécelles. Les garçonnets munis de trompettes et de sifflets faisaient un vacarme qui me transportait. J’attendais en vain un regard d’amitié. Moi, la compagne des jours sans joie, des vêtements déchirés, des maigres repas et des pieds sales, je n’avais droit qu’à leur dédain. Avec quelle violence désirais-je pourtant me mêler à ces groupes en liesse pour souffler, moi aussi, dans des ballons et monter sur les chevaux de bois! (c’est de là que me vient, je suppose, mon émotion à la vue d’une roulotte ou d’un manège, et cette joie intense mêlée de nostalgie qui se communique à moi dès que j’aperçois les lumières d’une fête foraine, quand par ailleurs le cirque me plonge dans la tristesse).

Et mon chagrin était si poignant que Gida courait emprunter, pour moi, de petites babouches de cuir jaune vif, tandis que Yemma sortait de l’armoire la grande robe de baptême, en piqué brodé, qu’il me souvient d’avoir mise, tant j’étais menue, jusqu’à l’âge de six ou sept ans pour les circonstances exceptionnelles. Mais, si prestigieuse qu’elle fût à mes yeux, cette robe, pouvait-elle rivaliser avec les tenues chamarrées qui m’éblouissaient?

Aux fiançailles de ma cousine Mina, imitant Zina, l’opulente et dernière épouse du grand-père, j’ai dansé, moi aussi, la danse des ancêtres. Portée par l’exaltation de l’assistance qui chantait en battant des mains, j’ai évoqué d’instinct la petite perdrix et la jeune cavale. Mais ma joie avait quelque chose de factice. Et tous ces regards sur moi me faisaient mal. Les vieilles femmes me baisaient les mains. J’avais fini par devenir une sorte d’idole. Gida exultait. Mais, lorsqu’elle me ramena chez nous, au milieu de la nuit, je grelottais de fièvre. Je fus malade plusieurs jours d’un mal mystérieux.

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Yemma m’installa dans la chambre où l’on mettait à mûrir les poires et appela à mon chevet Soeur Saint-Georges. Mais pour elle le diagnostic était clair : trop de regards envieux s’étaient posés sur moi, aux fiançailles de Mina. Et elle déplora — elle si peu superstitieuse — que je fusse vulnérable à ce point. (… ) On sacrifia un poulet qu’on égorgea et prépara suivant certains rites. Je fus seule à manger de ce poulet qui se révéla (est-ce une coïncidence?) non seulement délicieux, mais efficace, car je ne tardai pas à me lever.

Taos Amrouche, Rue des tambourins. Paris : Joëlle Losfeld, 1996, 336 p., 115F. (1ére éd. La Table ronde, 1960).

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Taos Amrouche

Document

“Jeune fille de ma tribu”

Kateb Yacine*

Pour compléter ce "portrait" de Taos Amrouche, nous reproduisons ci-après de longs extraits d'un texte, un peu oublié, de Kateb Yacine, qu'il écrivit en guise d'introduction à Histoire de ma vie, l'autobiographie de la mère de Taos, Fadhma Aït Mansour. Taos y apparaît sous un autre jour : comme l'un des maillons de la famille de créateurs et de transmetteurs que furent Les Amrouche, quasiment indis-sociables les uns des autres.

Fadhma Aït Mansour Amrouche (...) ne saurait être mieux présentée que par son propre fils, Jean Amrouche, qui la devança dans la mort; il fut en quelque sorte le torrent précurseur de cette source vive où il puisait, dès la plus tendre enfance, avec sa soeur Taos, le don de poésie qui ne les quittera plus :

“Toute poésie est avant tout une voix, et celle-ci plus particuliè-rement. Elle est un appel qui rententit longuement dans la nuit, et qui entraîne peu à peu l’esprit vers une source cachée, en ce point du désert de l’âme où, ayant tout perdu, du même coup on a tout retrouvé... Mais avant que j’eusse distingué dans ces chants la voix d’un peuple d’ombres et de vivants, la voix d’une terre et d’un ciel, ils étaient pour moi le mode

d’expression singulier, la langue personnelle de ma mère.”

Jean Amrouche n’est plus. Il a succombé, dans la force de l’âge, au moment même où l’Algérie allait briser ses chaînes.

Souvent, il parlait de sa mère comme il parlait de l’Algérie, avec la même passion, la même gravité que dans les Chants berbères de Kabylie :

“Je ne saurai pas dire le pouvoir d’ébranlement de sa voix, sa vertu d’incantation. Elle n’en a pas elle-même conscience, et ses chants ne sont pas pour elle des oeuvres d’art, mais des instruments spirituels dont elle fait usage, comme d’un métier à tisser la laine, d’un mortier, d’un moulin à blé ou d’un berceau. C’est une voix blanche et presque sans timbre, infiniment fragile et proche de la brisure. Elle est un peu

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chevrotante et chaque jour plus inclinée vers le silence, son tremblement s’accentue avec les années. Jamais rien n’éclate, pas le moindre accent, pas le moindre effort vers l’expression extérieure. En elle tout est amorti et intériorisé. Elle chante à peine pour elle-même; elle chante surtout pour endormir et raviver une douleur d’autant plus douce qu’elle est sans remède, intimemeent unie au rythme des gorgées de mort qu’elle aspire. C’est la voix de ma mère, me direz-vous et il est naturel que j’en sois obsédé et qu’elle éveille en moi des échos assoupis de mon enfance, où les interminables semaines durant les-quelles nous nous heurtions quoti-diennement à l’absence, à l’exil ou à la mort. C’est vrai. Mais il y a autre chose : sur les longues portées sans couleur de cette voix flotte une nostalgie infiniment lointaine, une lumière nocture d’au-delà, qui impose le sentiment d’une présence insaississable et toute proche, la présence d’un pays intérieur dont la beauté ne se révèle que dans la mesure même où l’on sait qu’on l’a perdu...”

Les chemins de l’orphelinat

Les chants de Jean et de Fadhma sont avant tout les cris du déra-cinement du sol natal. Même promus citoyens français, même convertis au christianisme, les Amrouche restent des intrus, et ils doivent s’expatrier, comme tant d’autres Algériens : la patrie

asservie doit rejeter ses propres fils, au profit de la race des maîtres.

Ce n’est pas tout. A l’étouffement de tout un peuple, à sa détresse et à sa honte, s’ajoute la tragédie de tous et de chacun. Ce n’est plus un pays, c’est un orphelinat.

Fadhma n’a pas de père. Sa mère l’a protégée tant qu’elle a pu contre la famille, contre le village qui la considère comme un être maudit. Enfin, la mère se décide, la mort dans l’âme, à la première séparation :

“Un mercredi, jour de marché, ma mère me chargea sur son dos et m’emmena aux Ouadhias. Je me souviens très peu de cette époque. Des images, rien que des images. D’abord, celle d’une grande femme habillée de blanc, avec des perles noires; à côté du chapelet, un autre objet en cordes nouées, sans doute un fouet...”

“Mais je vois surtout une image affreuse, celle d’une toute petite fille debout contre le mur d’un couloir; l’enfant est couverte de fange, vêtue d’une robe en toile de sac; une petite gamelle pleine d’excréments est pendue à son cou; elle pleure. Un prêtre s’avance vers elle; la Soeur qui l’accompagne lui explique que la petite fille est une méchante, qu’elle a jeté les dés à coudre de ses compagnes dans la fosse d’aisance, qu’on l’a obligée à y entrer pour les y chercher : c’est le contenu de la fosse qui couvre son corps et remplit la gamelle.”

“En plus de cette punition, la petite fille fut fouettée jusqu’au

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sang : quand ma mère vint le mercredi suivant, elle trouva encore les traces des coups sur tout mon corps. Elle passa ses mains sur toutes les meurtrissures, puis elle fit appeler la Soeur, et lui montra les traces des coups, en lui disant : "C’est pour cela que je vous l’ai confiée? Rendez-moi ma fille!..."

“A l’automne, le caïd fit venir ma mère et lui dit : "Ta fille Fadhma te gêne, mène-là à Fort-National où l’on vient d’ouvrir une école pour les filles, elle sera heureuse et bien traitée, et l’Administrateur te protè-gera. Tu n’auras plus rien à craindre des frères de ton premier mari.” Ma mère résista longtemps; mais son jeune mari et les habitants du village, qui voyaient toujours en moi l’enfant de la faute, la regardèrent d’un mauvais oeil. C’est en octobre ou novembre 1886 qu’elle consentit à se séparer de moi. Elle me prit à nouveau sur son dos, et nous partîmes.

La muse matriarcale

“Juchée sur mon mulet, une malle devant moi, je remplissais mes yeux de toute cette nature que je ne devais revoir que bien longtemps après, et pour très peu de temps. Car depuis 1898, je n’ai revu mon village que trois fois, très espacées, et jamais par la route que je venais de par-courir!... J’avais bien pleuré, mais je m’étais dit : Il faut partir! Partir encore! Partir toujours! Tel avait été mon lot depuis ma naissance, nulle part je n’ai été chez moi!”

Et de nouveau, la voix du fils (Jean Amrouche vivait à Tunis lorsque furent publiés les Chants Berbères de Kabylie, en 1939) fait écho à la voix où il retrouve ses origines :

“... Arrachée à son pays natal depuis quarante ans, tous les jours, comme autrefois sa mère de qui elle les tient pour la plupart, c’est sur les ailes du chant que, dans sa solitude, elle lance ses messages aux morts et aux vivants. Elle est d’une famille de clairchantants, et elle parle quelque-fois de sa mère et de ses frères que tout le village écoutait en silence lorsque leur chant se répandait dans les rues. Elle a recueilli les chants du pays Zouaoua, son pays natal; et aussi les chants des Aïth-Abbas, pays de mon père, auxquels se sont ajoutés quelques chants des Aïth-Aydel...”

Ce n’est plus une seule voix, c’est la tribu qui chante, une de ces tribus dont Ibn Khaldoun disait : “Les berbères racontent un tel nombre d’histoires que, si on prenait la peine de les mettre par écrit, on en remplirait des volumes...”

C’est encore l’arbre de la tribu qui a produit en si grande quantité, par branches et par grappes, d’une saveur qui n’en finit pas, ce fruit décon-certant qu’on appelle un poète, la vieille tribu sans feu ni lieu, où brille, étoile secrète, le génie mécon-nu, hérité des ancêtres, reconquis pas à pas dans l’ombre inviolée de la patrie des morts, qui “restent jeunes”, selon le mot d’Anna Seghers.

L'ACTUALITE LITTERAIRE

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Le livre de Fadhma porte l’appel de la tribu, une tribu comme la mienne, la nôtre, devrais-je dire, une tribu plurielle et pourtant singulière, exposée à tous les courants et cependant irréductible, où s’affron-tent sans cesse l’Orient et l’Occident, l’Algérie et la France, la Croix et le Croissant, l’Arabe et le Berbère, la montagne et le Sahara, le Maghreb et l’Afrique, et bien d’autres choses encore : la tribu de Rimbaud et de Si Mohand ou M’hand, d’Hannibal, d’Ibn Khaldoun et de Saint Augustin, un arbre de jouvence inconnu des civilisés, piètres con-naisseurs de tout acabit qui se sont tous piqués à cette figue de Barbarie, la famille Amrouche.

Examinons une dernière fois l’arbre de la tribu, et voyons seulement son bourgeon terminal : Jean, Taos, Fadhma : le fils, la fille, la mère, tous les trois sont poètes! N’est-ce pas merveilleux? Tous les trois sont poètes mais le don poétique ne leur appartient pas comme un méchant volume à son auteur, non, la poésie qu’ils incar-nent, c’est l’oeuvre de tout un peuple. (...)

Trop de parâtres exclusifs ont écumé notre patrie, trop de prêtres, de toutes religions, trop d’enva-hisseurs de tout acabit, se sont donné pour mission de dénaturer notre peuple, en l’empoisonnant jusqu’au fond de l’âme, en tarissant ses plus belles sources, en proscrivant sa langue ou ses dialectes, et en lui arrachant jusqu’à

ses orphelins! Ils devraient désormais comprendre qu’on peut faire beaucoup de mal avec de bons sentiments.

Pour ma part, en signant cette introduction, j’ai tenu à être présent au grand événement que constitue pour nous la parution d’un tel livre. Il s’agit d’un défi aux bouches cousues : c’est la première fois qu’une femme d’Algérie ose écrire ce qu’elle a vécu, sans fausse pudeur, et sans détour. Du plus profond de sa tombe d’exil, en terre bretonne, Fadhma semble nous dire :

“Algériennes, Algériens, témoi-gnez pour vous-mêmes! N’acceptez plus d’être des objets, prenez vous-mêmes la plume, avant qu’on se saisisse de votre propre drame, pour le tourner contre vous!”

Puisse l’Algérie libre ne plus prêter l’oreille aux diviseurs hypo-crites qui voudraient faire de toute vérité un tabou, et de tout être un intouchable... Et qu’on ne vienne pas me dire : Fadhma était chré-tienne! Une vraie patrie se doit d’être jalouse de ses enfants, et d’abord de ceux qui, toujours exilés, n’ont jamais cessé de vivre pour elle. (...)

Je te salue, Fadhma, jeune fille de ma tribu, pour nous tu n’es pas morte! On te lira dans les douars, on te lira dans les lycées, nous ferons tout pour qu’on te lise!

*Introduction à Fadhma aïth Mansour, Histoire de ma vie. Paris : Maspéro, 1968, 223 p.

ALGERIE LITTERATURE / ACTION

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_____________________Taos Amrouche

Ouvrages

• Jacinthe noire, roman. Paris : Charlot, 1947. 2ème éd., Paris : Joëlle Losfeld, 1996. • Rue des tambourins, roman. Paris : La Table ronde, 1960. 2ème édition, Paris : Joëlle Losfeld, 1996. • Le Grain magique, contes, poèmes et proverbes berbères de Kabylie. Paris : Maspéro, 1966. • L'Amant imaginaire, roman. Paris : Nouvelle société Morel, 1975. • Solitude ma mère, roman. Paris : Joëlle Losfeld, 1995.

Disques • Chants berbères de Kabylie. BAM-LD 101 (Grand Prix du disque 1967). • Chants de processions, méditations et danses sacrées berbères. SM 30 2-280. • Chants de l'Atlas. Traditions millé-naires des Berbères d'Algérie et Chants berbères de la meule et du berceau, ARN 34 278 et ARN 34 233, Arion.