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LE PRIX NOBEL POUR OLIVIER COCHON par Elisabeth Lortic «...Et maintenant, petit Olivier, j'ai une question pour toi.» «Qu'est-ce que c'est ?» demande Olivier. «Pourquoi poses-tu tant de questions ?» demande Papa. «Je crois que c'est pour savoir plein de choses», dit Olivier... (1) L es albums ou les petits récits pour en- fants ont-ils quelque chose à voir avec les sciences ? En mars 1985 la Revue des li- vres pour enfants publiait à ce sujet deux ar- ticles : «La formation de l'esprit scientifique chez Sylvestre, Amos, Boris, Lola et un si joli petit chien», traduction d'un article de Geor- sia L. Barlett et Clarence C. Truesdell, et «Ça n'a pas tout à fait le goût de la science et pourtant c'est aussi de la science» de Daniel Raichvarg. Cette idée d'un lien entre la fic- tion et la formation scientifique, difficile à fai- re admettre en France, est prise au sérieux dans d'autres pays : Ainsi la revue «Ap- praisal», publiée par une équipe de biblio- thécaires et de scientifiques de Boston a pro- (1) Jean Van Leeuwen, ill. Arnold Lobe] : Nouvelles histoires d'Olivier Cochon, L'Ecole des loisirs, Joie de lire, 1985. N" 126-127 • MAI 1989 / 63

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LE PRIX NOBEL POUROLIVIER COCHON

par Elisabeth Lortic

«...Et maintenant, petit Olivier,j'ai une question pour toi.»

«Qu'est-ce que c'est ?» demande Olivier.«Pourquoi poses-tu tant de questions ?»

demande Papa.«Je crois que c'est pour savoir

plein de choses», dit Olivier... (1)

L es albums ou les petits récits pour en-fants ont-ils quelque chose à voir avec

les sciences ? En mars 1985 la Revue des li-vres pour enfants publiait à ce sujet deux ar-ticles : «La formation de l'esprit scientifiquechez Sylvestre, Amos, Boris, Lola et un si jolipetit chien», traduction d'un article de Geor-sia L. Barlett et Clarence C. Truesdell, et «Ça

n'a pas tout à fait le goût de la science etpourtant c'est aussi de la science» de DanielRaichvarg. Cette idée d'un lien entre la fic-tion et la formation scientifique, difficile à fai-re admettre en France, est prise au sérieuxdans d'autres pays : Ainsi la revue «Ap-praisal», publiée par une équipe de biblio-thécaires et de scientifiques de Boston a pro-

(1) J e a n Van Leeuwen, ill. Arnold Lobe] : Nouvelles histoires d'Olivier Cochon, L 'Ecole desloisirs, Jo ie de lire, 1985.

N" 126-127 • MAI 1989 / 63

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posé un commentaire critique des Questionsde Sarah, paru chez Gallimard, en 1986 (2).Chaque année, la sélection de Phyllis et Phi-lip Morrisson dans le «Scientific American»,commente cinq à six titres d'albums ou derécits dans sa rubrique des livres scientifi-ques pour enfants, tandis que la version fran-çaise de cette même revue, «Pour la sci-ence», n'a pas encore abordé le domaine dela littérature enfantine.

Le choix de laMédiathèque des enfants

Dès 1982, Annie Pissard, lors de la consti-tution de la Médiathèque des enfants de laCité des sciences et de l'industrie de la Vil-lette, a encouragé un travail de réflexion etde recherche sur le caractère scientifique decertains ouvrages de fiction adressés aux en-fants. Un choix de 150 titres a été réalisé par-mi les livres d'images disponibles sur le marchéfrançais ainsi qu'une sélection d'albumsétrangers : outre les récits qui entraient dansla thématique de la médiathèque, on pouvaity trouver des fictions à personnages (hu-mains, animaux, végétaux) dont raisonne-ments et comportements relevaient d'une at-titude scientifique ; des ouvrages de science-fiction, des romans animaliers, des journauxde nature et certains romans de société - ceuxde Janni Howker, par exemple.Le choix du nom donné à la section des en-fants de la Médiathèque spécialisée en his-toire des sciences : la salle Paul et Lida Fau-cher, témoigne également de cette importanceaccordée à la fiction dans l'approche scien-tifique.

Les questions d'Alice

Si l'on est convaincu que la curiosité natu-relle de l'enfant comme celle de l'enfant d'élé-phant est un comportement scientifique, danssa joie de découvrir, son besoin de manipu-

ler, de ranger, d'ordonner le monde autour delui pour comprendre ; si l'on pense, d'autrepart, qu'il ne sert à rien de donner des ré-ponses - même justes - à quelqu'un qui nes'est pas" réellement posé les questions, on re-garde autrement les fables et les histoires conte-nues dans les albums et les romans pour en-fants. On se souvient alors d'une petite fillede fantaisie qui se posait beaucoup de ques-tions, en a résolu quelques-unes, laissé tom-ber d'autres pour plus tard ou à jamais etnous a profondément entraînés dans ses rai-sonnements, Alice.

«Comment savez-vous que je suis folle ?» de-manda Alice.«Il faut croire, répondit le Chat, que vous Fêtes ;sinon vous ne seriez pas venue ici.»Alice estima que ce n'était pas là une preuve suf-fisante ; néanmoins, elle poursuivit : «Et com-ment savez-vous que vous êtes fou ?»«Commençons, dit le Chat, par le commence-ment : les chiens ne sont pas fous. Vous l'ad-mettez ?»

«Apparemment», répondit Alice.«Eh bien alors, poursuivit le Chat, vour remar-querez que les chiens grondent quand ils sont encolère, et remuent la queue quand ils sont con-tents. Or moi, je gronde quand je suis content etje remue la queue, quand je suis en colère. Doncje suis fou.»(Traduction Henri Parisot, Flammarion.)

A la manière d'Alice, les héros de fiction vontpermettre à l'enfant de s'aventurer à re-connaître son ignorance. Libéré de la peur deparaître «idiot», il pourra «faire de la sci-ence» autrement, avoir un vrai questionne-ment, se mettre dans une attitude de réception-d'un contenu scientifique.Si l'on respecte les façons de questionner lemonde, des enfants, si l'on ne construit pasdans sa tête d'adulte un enfant «idéal» et confor-me, on se souvient alors de Pavel qui de-mandait : «Si on s'embrasse sur la bouche,est-ce qu'on a des jumeaux ?», de Manuel qui

(2) Appraisal : Science buoks for young people, vol. 20, a 3, summer 1987.

64 /LA REVUE DES UVRES POUR ENFANTS

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demandait un livre sur les carnivores et quirevenait peu de temps après, précisant : «Jevoulais quelque chose sur les plantes carni-vores, mais finalement c'était intéressant aus-si». Est-ce vraiment lui qui a mal formulé saquestion ou moi qui l'ai mal entendue, étantdonné la rareté des livres sur les plantes car-nivores et l'abondance des demandes sur lescarnivores ?

Ou encore Vodia qui voulait un livre sur lescollections et qui me l'a rendu déçu : «II n'ya rien sur les tortues» ; formulation, chemi-nement, raisonnement de ce petit collection-neur de tortues à suivre, à comprendre pourréorienter vers les vraies réponses, c'est-à-dire vers ce que, lui, recherche.Il ne pourrait donc y avoir un livre uniquesur telle ou telle question car l'important, c'estla rencontre au bon moment de tel livre etde tel enfant. Les meilleurs livres ont d'ail-leurs bien souvent été écrits par des auteursqui s'adressaient à un ou des enfants précis :que l'on pense aux Lettres du Père Noël de Tol-kien, à Alice de Lewis Carroll, à Grain d'ailed'Eluard ou à Coucou me voilà de MitsumasaAnno, par exemple.

Lire la fiction autrementAinsi bien des livres de fiction peuvent êtrelus ou regardés sous cet angle «scientifique»,mettant en jeu l'observation, la curiosité, l'ex-périmentation, l'initiation à certains con-cepts scientifiques.On proposera ici quelques titres à lire d'unœil différent.D'abord tous les livres qui favorisent l'obser-vation et incitent à l'abstraction. Ainsi la pho-tographe Tana Hoban - mal connue encoreen France alors qu'elle a gagné plusieurs prixscientifiques aux Etats-Unis et publié une ving-taine de livres - propose de regarder les cho-ses d'un certain point de vue, par exempledans Circles, triangles and squares. Elle per-met de partir de sensations et de s'en dé-tacher, de passer de l'objet à l'abstraction desformes.D'autres livres incitent à deviner : Tana Ho-

ban : Look again, Anno : Loup y es-tu ?Certains livres permettent une expérimen-tation :Le plus paradoxal : Sylvestre et le caillou ma-gique de William Steig (Flammarion), où unâne est très occupé à expérimenter et à fairedes hypothèses avec un caillou aux pouvoirsmagiques. Pour déterminer si son caillou estmagique, il manipule une seule variable, il faitun vœu, d'abord en touchant le caillou, puissans le toucher... Pouvoir de la déduction lo-gique et de l'expérimentation minutieuse.Amos et Boris de William Steig (Flamma-rion), «où sont abordés les concepts de grandet petit, où Amos la petite souris construitson bateau, prévoit un long voyage solitaire,étudie la navigation céleste, réfléchit sur l'uni-vers et sa relation à la vie».Un si joli petit chien de Matthew Margolis etMaurice Sendak (Ecole des loisirs), «où la le-çon de l'adulte aux enfants inclut une leçonaux parents sur l'éducation des enfants. Unechose vivante a une nature propre, les don-nées biologiques sont à comprendre et à ac-cepter» - (à propos de l'apprentissage de lapropreté).Les nouvelles histoires d'Olivier Cochon de JeanVan Leeuwen et Arnold Lobel (Ecole des loi-sirs), où l'on assiste à la plantation d'une grai-ne de courgette et au plaisir de l'attente etde la dégustation de son propre travail (dans«La graine-surprise»).La véritable histoire du docteur de Soto de Wil-liam Steig (Flammarion). N'est-elle pas plusefficace (comprendre et savoir pour enrayerla peur, l'angoisse et atténuer la souffrance)que le chapitre sur le dentiste dans Oh ! lesbonnes dents ! (Hatier).D'autres livres proposent un questionnement :Five secrets in a box de Catherine Brighton. C'estl'histoire imaginée de Virginia, fille aînée deGalilée qui a vécu avec lui jusqu'à 12 ans,et qui trouve cinq choses dans une boîte : deuxcercles de verre qui rendent les objets plusgros, un verre bleu et un rouge, et une plume.Un texte en gros caractère qui se contente desuggérer.

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Catherine Brighton : Five secrets in a box, Methuen Children's Books, 1987.

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La famille ours et Madame la taupe d'Olga Le-caye (Ecole des loisirs) ou « de l'utilité destaupes», où l'on voit Grand-papa ours perchésur un escabeau devant la bibliothèque pourtrouver un dictionnaire et Grand-maman ourscrier : «J'ai trouvé, c'est une taupe».Florian et le tracteur Max de Binette Schroe-der (Ecole des loisirs) et Mike Milligan de Vir- 'ginia Lee Burton, posent un problème de so-ciété à partir «des progrès techniques» ; peut-on se contenter de dire que c'est un livrepasséiste qui refuse le progrès ou que les ma-chines dessinées sont fantaisistes ? (Lascience comme les livres doit aider à vivre...)Debbie et les pianos de M.B. Goffstein (Gal-limard), petit bijou de la littérature sur l'amourdu travail bien fait.

Iela Mari réalise un travail de synthèse à par-tir d'une analyse précise : L'œuf et la poule,La pomme et le papillon, L'arbre, le loir et lesoiseaux, Mange que je te mange (Ecole des loi-sirs), version pour les petits de Qui mange qui ?sur la chaîne alimentaire.Les aventures de Lola d'Yvan Pommaux, Lepotiron du jardin potager de Madame Potier, Ala rivière, Le monde est comme une orange, Lola(Sorbier), où l'on apprend habilement à pren-dre au sérieux les idées fausses des enfants,leurs digressions, tous les tours et détours deleurs raisonnements pour faire avancer les «bon-nes» ou «vraies» idées (3), Comment la terreest devenue ronde, dont l'intérêt paraît résiderdans l'appréhension d'un autre mode de pensée,donc dans l'histoire de l'évolution des men-talités et des conceptions plutôt que dans lefait d'attribuer le pendule à Foucault et laplume à Galilée.

On ne peut ici traiter du roman (science-fiction ; roman animalier, etc.), mais on nerésistera pas au plaisir de citer le magnifiqueexemple (si rare que personne ne prend la pei-ne de le rééditer !) des M. Tompkins au paysdes merveilles, M.T. s'explore lui-même, M.T. ex-

plore l'atome, de Gamov, traduits en 1955 chezDunod. Le premier titre développe la théoriede la relativité et la physique des quanta autravers de six rêves que fait un petit em-ployé d'une grande banque après avoir as-sisté à des conférences sur les problèmes dela physique moderne données à l'université lo-cale, un soir où, fatigué, il avait besoin dedistraction et que rien ne l'attirait au pro-gramme des cinémas...On pense souvent que la science est radica-lement différente des mythes • l'une étant ducôté du rationnel et l'autre de l'irrationnel -mais la science moderne et les mythes an-ciens sont tournés vers la même quête. Mor-rison, dans le programme de télévision «Mur-mure de l'espace», voyait «une similitude logiqueentre les faiseurs de mythes et nous-mêmesqui faisons un grand mythe à partir de lascience : on cherche comment rendre simplele complexe».

A partir de cette idée, on peut tirer un grandprofit de la lecture de l'ensemble des contesd'origines, qu'ils soient esquimaux - (Contesde mon iglou, Livre de Poche jeunesse), in-diens (Le cygne rouge), africains (Contes du cielde Béatrice Tanaka, La Farandole) ou des His-toires comme ça de Rudyard Kipling (Delà-grave), et l'enfant apprendra beaucoup sur lui-même et sur le monde, sur le pourquoi et lecomment avec le serpent-python-bicolore-derocher.

Thème de l'origine, des origines, questionne-ment fondamental de toute enfance, que nousredit le petit Olivier Cochon :

«...Papa», dit Olivier, «où j'étais, moi, quand tuétais petit ?»«Quand j'étais petit, tu n'étais pas encore né»,dit Papa.«C'est comme les fleurs du jardin, qui attendentle printemps pour pousser. Il y a un temps pourchaque chose. Et maintenant, petit Olivier, j'aiune question pour loi...» I

(3) Cf. l 'article de Kathleen J . Ro th : «Devons-nous nous inquiéter au sujet des idées faussesdes élèves dans l 'enseignement des sciences» ? dans le même numéro d'Appraisal.

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