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1 LE RÉFORMISME DANS LES RELIGIONS ABRAHAMIQUES SÉMINAIRE PROPOSÉ PAR DR. STÉPHANE LATHION Chaire de Science des Religions Univesité de Fribourg 2005-2006

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LE RÉFORMISME DANS LES RELIGIONS ABRAHAMIQUES

SÉMINAIRE PROPOSÉ PAR DR. STÉPHANE LATHION

Chaire de Science des Religions Univesité de Fribourg

2005-2006

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Réformisme dans les trois religions abrahamiques Entre texte et contexte, répondre aux défis sociaux

Les objectifs du séminaire sont les suivants:

a) Appréhender les notions de Réforme et de Réformisme dans l’étude

comparée des religions.

b) Elaborer une définition du Réformisme à partir de différents auteurs

et de l’évolution du concept dans les trois monothéismes.

c) Définir des indicateurs susceptibles de nous permettre de comparer

différentes religions et différents contextes historiques.

d) Offrir un aperçu du Réformisme au travers de deux

moments/courants/personnalités représentatives des trois religions

monothéistes.

e) Effectuer une recherche sur un mouvement/courant/personnage/

pouvant être considéré comme Réformiste selon les différents

indicateurs mis en évidence ensemble (pour ce faire, vous aurez une

liste de sujets ainsi qu’une bibliographie qui pourra vous guider dans

la partie initiale de votre travail).

f) Comparer à partir des diverses présentations les différents

Réformismes en vérifiant la pertinence des indicateurs définis.

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A DISPOSITION DES ETUDIANTS : - Un corpus de texte de plus de 1000 pages divisé en parties afin que chaque groupe s’approprie l’un des auteurs/courants proposés. - Une bibliographie de base et indicative pour la préparation du séminaire : Pour le Judaïsme : JONSON, Paul, A History of the Jews, Weinenfeld and Nicholson, Londres, 1987. BARNAVI, Elie, Une histoire moderne d’Israël, Flammarion, Paris, 1988. CHALIER, Catherine, Lévinas. L’utopie de l’humain, Albin Michel, Paris, 1993. NEHER, André, Le puits de l’exil, Cerf, Paris, 1991. ABECASSIS, Armand, La pensée juive, vol. 2, Le livre de poche, Paris, 1987. ABECASSIS, Armand, La pensée juive, vol.4, Le livre de poche, Paris, 1987. MECHOUAN, Henry, Etre juif à Amsterdam au temps de Spinoza, Albin Michel, Paris, 1991. GOLDSTEIN, Niles et KNOBEL, Peter (ed), Duties of the Soul, UAHC PRESS, New-York, 1999. MEYER, Michael, Response to Modernity, Wayne State University Press, Detroit, 1995. PLAUT, Gunther, The Rise of Reform Judaism: A Sourcebook of Its European Origins, New-York 1963. PLAUT, Gunther, The Growth of Reform Judaism: American and European Sources until 1948, New-York 1965. Pour le Christianisme : MONTCLOS, Xavier de, Réformer l’Eglise, Cerf, Paris, 1998. BOFF, Leonardo et BOFF, Clodovis, Introducing Liberation Theology, Orbis Books, New-York, 1987. BOFF, Leonardo et BOFF, Clodovis, Qu’est-ce que la théologie de la liberation?, Cerf, Paris, 1987. GUTIERREZ, Gustavo, A Theology of Liberation, SCM Press, Orbis Books, New-York, 1973. THOMAS, Joseph, Le Concile Vatican II, Cerf, Paris, 1989. MORIN, Dominique, Les grandes intuitions du concile Vatican II, Cerf, Paris, 1996. Le point théologique (coll.) Théologies de la libération en Amérique Latine, CERIT de Strasbourg, Beauchesne, Paris, 1974.

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MOTTU, Henry et PERRIN Janique (eds), Actualité de Dietrich Bonhoeffer en Europe Latine, Actes du colloque international de Genève, 23-25 septembre 2002, Labor et Fides, Genève, 2004. CORBIC, Arnaud, Camus et Bonhoeffer, Labor et Fides, Genève, 2002. BONHOEFFER, Dietrich, Ethique, Labor et Fides, Genève, 1965. TEILHARD DE CHARDIN, Pierre, Genèse d’une pensée – Lettres 1914-1919, Grasset, Paris, 1961. TEILHARD DE CHARDIN, Pierre, L’avenir de l’homme, Le Seuil, Paris, 1961. CALVIN, Jean, Œuvres choisies, FolioGallimard, Paris, 1995. MÜTZENBERG, Gabriel, Thomas Münster ou l’illuminisme sanglant, Belle Rivière, Lausanne, 1987. ZWEIG, Stefan, Castellio contra Calvino, Quaderns Crema, Barcelone, 2001. CHRISTIN, Olivier, Les Réformes – Luther, Calvin et les protestants, Découvertes Gallimard, Paris, 1995. JOUTARD, Philippe (sous la dir.) , Historiographie de la Réforme, Delachaux et Niestle, Paris, 1977. Pour l’Islam : MOHAMMED, Riza et Hussain, Dilwar (eds), Islam the Way of Revival, Revival Publications, Markfield, 2003. RAMADAN, Tariq, Aux sources du renouveau musulman, Bayard Editions, Paris, 1998. RAMADAN, Tariq, To be a European Muslim, The Islamic Foundation, Markfield, 1999. BENZINE, Rachid, Les nouveaux penseurs de l’islam, Albin Michel, Paris, 2004. ESACK, Farid, Coran, Liberation and Pluralism, OneWorld, Oxford, 1997. ESACK, Farid, On being a Muslim, OneWorld, Oxford, 1999. ESACK, Farid, Coran, mode d’emploi, Albin Michel, Paris, 2004. AL-QARADAWI, Yusuf, Priorities of the Islamic Movement in the coming Phase, Awakening Publications, Swansea, 2000. AL-QARADAWI, Yusuf, Le licite et l’illicite en Islam, International Islamic Federation of Student Organisations, Al-Faisal Press, Koweit, 1989. TALBI, Mohamed, Plaidoyer pour un islam moderne, Le Fennec, Casablanca, 1996. TAHA, Mohamed Mahmoud, Un islam à vocation libératrice, L’Harmattan, Paris, 2002. BENNABI, Malek, Le phénomène coranique, International Islamic Federation of Student Organisations, Al-Faisal Press, Koweit, sans date. NADWI, Abul Hasan Ali, Islam and the World, International Islamic Book Center, Koweit, 1994.

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NADWI, Abul Hasan Ali, Muslims in the West, The Islamic Foundation, Markfield, 1993. NADWI, Abul Hasan Ali, L’autre face du monde, Al Qalam, Paris, 1992. COOPER, John, NETTLER Ronald et MAHMOUD Mohamed, Islam and Modernity, I.B.Taurus, Londres, 1998. KURZMANN, Charles (ed.), Liberal Islam, Oxford University Press, New-York, 1998. - Trois séances introductives sur la thématique afin de mettre en evidence les indicateurs qui seront utiles à la redaction des travaux:

- rapport à Dieu - rapport au texte - conception de l’autorité - définition du croyant - relation à l’autre - statut de la femme - éducation - engagement social/politique - pluralisme religieux - critiques adressées à l’orthodoxie - propositions de changement…sur la communauté des croyants, sur les

« autres » EXIGENCES DE VALIDATION DU SEMINAIRE: Un document écrit d’environ 5 pages remis la veille de l’exposé comprenant : a) Titre du travail – références du groupe – séminaire… b) Question de recherche – problématique soulevée c) Contexte géographique, historique d) Etapes essentiels de la recherche e) Conclusion f) Sources bibliographiques g) Plan de présentation – séquence bien structurée d’env. 30’ h) Bilan du travail remis une semaine après la présentation (env. 1 page) CI-APRES : Une sélection de différentes productions issus des présentations orales ou des travaux de séminaires rédigés dans le cadre de celui-ci classés chronologiquement : Judaïsme, Christianisme et Islam.

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JUDAÏSME

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Réponse à la modernité Une histoire du Mouvement de Réforme dans le Judaïsme

Michael A. Meyer Par Sylvie Ayari, David Crittin, François Roland, Jean-Jacques Moix

0. Introduction 1. Adaptation du Judaïsme au monde moderne

1.1 Introduction 1.2 Lumières et premières pensées de la Réforme 1.3 L’élan français

2. La première vague de la Réforme en Allemagne 2.1 La Réforme juive en Westphalie 2.2 La Réforme à Berlin 2.3 La Réforme à Hambourg

3. La deuxième vague de la Réforme 3.1 Causes 3.2 Acteurs 3.3 Objectifs et démarches

3.3 1) Objectifs 3.3 2) Démarches

3.4 Conséquences, impactes et acquis 3.4 1) Hambourg, où la Réforme prend racine 3.4 2) Le contexte intellectuel 3.4 3) Nouvelles conceptions du Judaïsme 3.4 4) Science du Judaïsme

4. Les réformateurs de la deuxième vague 4.1 La Haskala et ses acteurs après 1830 4.2 Zacharias Frenkel 4.3 Abraham Geiger 4.4 Samson Rafael Hirsch 4.5 Samuel Holdheim

5. Conclusion 6. Compléments

6.1 Vocabulaire 6.2 Bibliographie

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0. Introduction Le travail présenté ici est un exercice de synthèse qui s’inscrit dans une volonté particulière : mettre en perspective les éléments propres à la typlogie du réformisme. L’ouvrage de Michael A. Meyer suit une logique historique et non pas globalisante de la Haskala. Cette méthodologie semble pertinente car elle permet de rendre comte de la pluralité du phénomène et de ses différentes phases conditionnées chacunes par des contextes particliers. Gageons qu’il eût été passionant de superposer la trame de l’histoire de la Haskala à celle de l’histoire du Saint Empire Romain Germanique qui vivait là ses dernières années et à celle de l’Europe. Nous avons choisi de garder une logique chronologique en développant dans un premier temps la première vague de réforme de la Haskala et dans un deuxième temps la seconde. A ce niveau intervient une seconde subdivision relative aux contributions respectives des auteurs de ce travail. L’objectif de cet exercice est de déterminer si la Haskala est une réforme ou non. Le principal outil de comparaison est la typologie du réformisme. Malgré la difficulté inhérente à l a complexité du phénomène, nous verrons si nous pouvons bien parler du mot « réforme » lorsque nous appréhendons ce sujet. 1. Adaptation du Judaïsme au monde moderne 1.1 Introduction Au début du XIXème siècle, le mouvement de réforme qui modifia le vécu religieux des Juifs ne put s’amorcer que suite à de grands changements dans leur situation sociale et suite à une réflexion approfondie sur eux-mêmes. Durant les XVIIème et XVIIIème siècle, les conditions historiques favorisèrent leurs contacts avec les européens. En effet, les dirigeants des états qui se constituèrent après la guerre de 30 ans cherchèrent à s’appuyer sur des Juifs capables d’assumer de hautes fonctions administratives afin de renforcer leur pouvoir économique et politique. Une élite d’entre eux se trouva donc projetée dans la sphère gouvernementale de plusieurs régions et elle adopta souvent de ce fait les mœurs des non-juifs. Bien qu’aucun réformateur n’ait émergé de ce contexte, cette période n’en fut pas moins significative dans le cheminement qui amena aux modifications religieuses du XIXème siècle car les échanges qui eurent lieu de part et d’autre permirent une première ouverture entre ces deux mondes. A la fin du XVIIIème siècle, le gouvernement de Prusse décréta que seuls les chefs de famille juifs détermineraient désormais le rituel effectué dans leur propre foyer, ce qui revenait à saper l’autorité des rabbins. Suite à cette décision, un véritable chaos s’instaura en raison du manque d’unité entre les divers membres de la communauté. Ainsi, les premiers réformateurs d’Europe centrale ne se trouvèrent pas face à un groupe religieux uniforme, mais au contraire

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profondément divisés. On voit par là que dans les décennies précédant la Révolution française, les chefs d’Etat cherchèrent à contrôler ce milieu en éliminant la fonction des rabbins, fonction qui avait permis jusqu’alors la survie d’un groupe social autonome au sein des royaumes d’Occident. L’affaiblissement de l’unité religieuse protectrice s’effectua parallèlement à l’élan intellectuel du siècle des Lumières. Ce dernier eut pour corollaire une plus grande compréhension des chrétiens à l’égard du Judaïsme. Mais cette religion ne pouvait, avec ses nombreuses particularités, s’intégrer telle quelle dans l’ambiance moderne. Ainsi apparurent en Allemagne à la fin du XVIIIème siècle un certain nombre d’intellectuels juifs cherchant des solutions aux problèmes posés par leurs traditions. 1.2 Lumières et premières pensées de Réforme Moïse Mendelssohn (1729-1786) fut un réformateur de la vie juive et non du Judaïsme. En harmonie avec l’air du temps, il considérait sa religion parfaitement compatible avec la raison, refusant de ce fait de considérer la philosophie comme une ennemie du sacré. Fervent pratiquant de la Loi juive, Mendelssohn ne trouvait pas nécessaire de la modifier. Rationnellement et universellement interprété, le Judaïsme, bien que statique et éternel, pouvait selon lui s’intégrer sans difficultés dans le monde moderne. En effet, la vérité intrinsèque de celui-ci était de tous temps accessible à la raison. Le contenu de la Loi pouvait faire l’objet d’une réflexion, mais l’observance rigoureuse n’en était pas moins nécessaire. Seul Dieu, par une nouvelle révélation, abrogerait ce qu’Il avait ordonné jadis au Sinaï. Mendelssohn ne fut pas un réformateur. Il devint même le modèle du Judaïsme orthodoxe qui se développa en Allemagne deux générations après sa mort. En dépit de sa position assez traditionnelle, on peut déceler chez lui déjà quelques ébauches de réflexions susceptibles d’alimenter plus tard le moulin des réformateurs. Ainsi, en 1772, sollicité par la communauté juive de Mecklenbourg-Schwerin dans le but de produire un memorandum contre un décret promulgué par son gouverneur, Mendelssohn, bien qu’ayant accédé à la demande de celle-ci, se montra cependant modéré au sujet du problème qu’on lui soumettait. De quoi s’agissait-il ? La Loi juive ordonnait d’enterrer les morts le jour même, coutume mal perçue par les contemporains qui attendaient 3 jours. L’édit ducal ordonnait donc aux Juifs de Mecklenbourg-Schwerin de suivre la pratique habituelle en Europe. Pour cette raison, ils demandèrent à Mendelssohn d’intervenir en leur faveur pour défendre la Loi. Ce dernier produisit en effet le memorandum soutenant la position de la tradition, mais il adressa en outre une lettre en hébreu aux leaders de la communauté, dans laquelle il se montrait conciliant avec les exigences politiques. Se basant sur le « principe de conservation de la vie » contenu dans la Loi, il argumentait ainsi la position médicale. Il proposait en outre une alternative susceptible de contenter tout le monde. Mendelssohn pensait que ses

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compatriotes devaient obéir aux lois des états dans lesquels ils vivaient, attribuant davantage d’importance à la conscience individuelle au détriment de l’usage extérieur. On voit déjà chez cet éminent personnage un début de remise en question des coutumes lorsque les contingences externes l’exigeaient. Cette sensibilité vis-à-vis de la société ambiante trouva son couronnement dans sa traduction du Pentateuque en allemand, ce qui permit de casser ainsi la barrière linguistique entre Juifs et non-juifs. En fait, la remise en question du Judaïsme suivait le même cheminement que celui du Christianisme. Alors que Luther avait prôné une stricte soumission à la volonté divine, dans les siècles qui suivirent la Réforme protestante la foi centrée en Dieu se déplaça de plus en plus vers une foi encrée dans la conscience individuelle. De même, la tradition juive se vit peu à peu réévaluée selon un paramètre logé dans la conscience. Ainsi, toute coutume ou cérémonie qui ne servait pas à rehausser le sentiment religieux fut l’objet d’une réflexion et évaluation afin d’être remodelées en un véhicule servant à cette fin. D’autres que Mendelssohn posèrent les premiers pavés de la route menant à la Réforme. Morderai Gumpel Schnaber, physicien juif du XVIIIème siècle établi à Berlin puis à Hambourg, illustrait bien le portrait de ces penseurs de transition. Schnaber distingua la croyance en l’existence de Dieu, fondement de la Torah, de tous les autres commandements. Considérant que le seul élément inaltérable consistait en la croyance en Dieu, il était d’avis que tout le reste pouvait faire l’objet d’un changement. Séparant radicalement l’essentiel de ce qu’il estimait accessoire, ce physicien ouvrait la voie à toutes les remises en question excepté la reconnaissance de l’existence de Dieu. Saul Ascher (1767-1822), journaliste berlinois, publia un ouvrage en 1792 intitulé Léviathan dans lequel il déclarait que les lois ne constituaient pas l’essence du Judaïsme. Avec le temps, elles avaient en effet dégénéré en de simples pratiques vides de sens. Les dogmes en revanche reflétaient l’intériorité de la religion juive. Ascher appela ses compatriotes à réviser l’ensemble des pratiques traditionnelles et à mettre l’accent sur l’aspect religieux au détriment de l’aspect politique. Sans détailler ce qu’il entendait par réforme, il en donna cependant quelques indices au sujet du dogme et de la pratique. Ainsi, cette dernière, par exemple, se limitait pour lui à suivre le rite de la circoncision, le sabbath, les fêtes et la pénitence. Il imaginait en fait une religion épurée de tout un rituel encombrant et mettant l’accent sur Dieu et ses Prophètes. Mais il ne fut pas écouté par ses contemporains. Isaac Euchel (1756-1804) mit en relief la signification de la prière en tant qu’engagement de l’esprit envers Dieu. Effectuée avec un cœur pur, elle avait des conséquences morales dans le vécu quotidien de l’individu et permettait une communion avec le divin. Elle se distinguait de l’avodah ou culte sacrificiel de l’ancien temple.

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Ces trois exemples montrent que les précurseurs se rendaient compte du décalage existant entre le mode de vie de leur communauté et celui du monde extérieure. Leur point commun a été de tenter de distinguer l’essentiel de l’accessoire dans le Judaïsme, en mettant l’accent sur le vécu spirituel. D’autres événements encore préparèrent le terrain des réformateurs, que l’on ne peut tous rapporter ici. Il convient cependant d’ajouter qu’en 1786 la liturgie juive fut traduite à deux reprises en allemand, parce que l’hébreu n’était plus compris par la majorité des gens. Aucun des deux auteurs de cette entreprise, ni David Friedländer ni Isaac Euchel, n’avaient songé à une utilisation de leur ouvrage à la synagogue ou à une quelconque réforme. Euchel, par exemple, pensait que sa traduction servirait surtout à l’éducation religieuse des enfants à domicile. 1.3 L’élan français En France, lors de la Révolution, deux partis divisaient la communauté juive : les Sephardîm très adaptés au milieu occidental et peu pratiquants et les Ashkenazîm restés fidèles aux pratiques de la Loi. Nouvellement émancipés, les Juifs vécurent un moment particulièrement difficile sous la Terreur et la réaction termidorienne où toute pratique religieuse était suspecte. En 1801, lorsque Napoléon, par un concordat avec le pape, restaura le Catholicisme comme religion nationale, ce fut un soulagement pour les croyants. Mais l’Empereur entendait bien se servir de la religion comme d’un instrument par lequel l’Etat contrôlerait les citoyens. Ainsi, en 1808, un décret promulguait la soumission de tous les Juifs de France au Consistoire qu’il avait établi pour eux. Cette hiérarchie centralisée, composée de rabbins et de laïcs, restait conservatrice en matière religieuse et se montrait réformatrice sur les questions traitant de citoyenneté. On voit apparaître ici la reconnaissance de deux sphères : la sphère religieuse et la sphère politique comme deux domaines séparés qui ne doivent pas devenir conflictuels. 2. La première vague de la Réforme en Allemagne 2.1 La Réforme juive en Westphalie A la demande de Jérôme, roi de Westphalie, un Consistoire juif est formé en 1808 à Cassel. Le gouvernement de Westphalie décide de nommé comme président Jacobson. Celui-ci est chargé de choisir les membres du consistoire. Son choix se portera sur trois rabbins : Löb Mayer Berlin, Simeon Isaac Kalkar, et Menahem Mendel Steinhardt ainsi que deux laïcs : Jeremiah Heinemann et David Fränkel, tous deux maskilim.

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Ce consistoire disposait, dans une certaine mesure, d’un statut gouvernemental et avait pour tâche d’uniformiser des pratiques qui, jusque là, étaient des traditions locales. Le consistoire nommait des rabbins dans tous les départements et districts de Westphalie. Il donnait aussi les lignes directrices de la réforme. Son premier ordre important fut intitulé « devoirs des rabbins » et tendait à concilier judaïsme et patriotisme westphalien. L’article qui stipule que les sermons devaient être dits en allemand l’illustre bien. Le consistoire ne se sentait pas à l’aise avec les rituels physiques traditionnels, tels que la flagellation dans les synagogues le jour précédant le Yom Kippour et pensa donc les abolir graduellement. Ce faisant, il cherchait à éliminer l’esprit d’oppression, de souffrance et de culpabilité face à Dieu dans lequel évoluaient les traditionalistes. On régula le culte en interdisant les adorations publiques en dehors des synagogues. On autorisa la consommation de pain avec levain pour les soldats et les pauvres. Ce dernier point allait être âprement critiqué par les rabbins du consistoire central de France qui demanda des justifications auprès du consistoire de Cassel, car il violait là une loi très ancienne. Le rabbin Steinhardt se chargea de leur répondre sur le sens de leur démarche. Une seconde critique faite aux réformes du consistoire de Cassel concernait l’utilisation de l’allemand dans le culte car elle pouvait, si elle venait à remplacer l’hébreu, contribuer à une désunion des divers diasporas mondiales dont le ciment était la langue sacrée. Un autre objectif important du consistoire fut la modernisation de l’éducation juive en créant une « école du consistoire » qui ouvrit ses portes en 1809 et qui se concentra sur une compréhension rationnelle des textes sacrés. De plus, un séminaire ouvrit ses portes en 1810 pour former rabbins et enseignants. L’accès à l’école et au séminaire nécessitait une confirmation, institution adoptée des chrétiens, et qui consistait en un questions-réponses technique sur le catéchisme. Cette confirmation se différenciait de la Bar Mitzvah traditionnelle dans le sens où elle demandait une compréhension des principes et devoirs du judaïsme en tant que religion. Elle était une confession de foi, alors que la Bar Mitzvah demandait de savoir faire un discours interprétatif de la Torah et représentait un rite de passage pour le jeune juif. De 1805 à 1810, Jacobson dirigea la construction d’un temple à Seesen. Celui-ci était surmonté d’une cloche, symbole éminemment chrétien qui fut un grand point de controverse. Il comportait, de plus, de grandes innovations internes : la lecture ne se faisait plus au centre, mais devant l’auditoire, et un orgue fut installé pour accompagner des chœurs. Cela voulait symboliser le rapprochement entre les cultes juifs et chrétiens comme ce fut le cas avec l’égalité des droits promulguée par Jérôme. La cérémonie d’inauguration du temple rassembla de nombreux notables juifs et chrétiens, et Jacobson y fit un discours sur l’amitié entre membres des deux

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confessions ainsi que sur l’importance de la rationalité dans la compréhension de la religion. Malgré un période de grand foisonnement réformateur entre 1808 et 1812, le consistoire ne devait plus exister très longtemps. En effet, avec l’effondrement du Royaume de Westphalie en 1813, le soutient royale ne fut plus assuré et le consistoire disparut. Cette tentative de réforme par le haut montra bien ses limites. Premièrement, elle dépendait essentiellement du pouvoir qui la soutenait et, secondement, elle semblait trop lointaine pour la majorité de la population juive de Westphalie qui n’en comprenait pas les grands principes et n’était donc pas prête à accomplir une mutation durable. Synthèse analytique : 1. Causes :

1. Culturelle : héritage des lumières 2. Politique : tolérance de Jérôme 3. Sociale : émancipation des juifs, desghettoïsation

2. Acteurs : 1. Jérôme : monarque tolérant 2. Consistoire

a. Jacobson : président b. Berlin, Kalkar, Steinhardt : rabbins c. Heinemann, Fränkel : maskilim

3. Opposition a. Le consistoire central français b. Les rabbins et les milieux traditionalistes de Westphalie

3. Objectifs 1. Améliorer la compréhension rationnelle de la religion 2. Eliminer la superstition 3. Garder des bonnes relations entre juifs et chrétiens 4. Eduquer les jeunesses juives

4. Démarche : 1. Théologique :

a. ordres donnés aux rabbins b. réforme du culte c. institution d’une confirmation d. fondation d’un temple

2. Pédagogique : a. création d’une école et d’un séminaire du consistoire b. insistance sur la compréhension

3. Sociopolitique : réforme par le haut 4. Culturelle : ajout d’éléments chrétiens dans le culte

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5. Conséquences, impacts, acquis : 1. Faible impacte car ça touche peu les populations juives et

écroulement rapide du royaume 2. Esprit eucuménique inédit

2.2 La Réforme à Berlin La communauté juive berlinoise comptait environs 3500 juifs au début du 19ème siècle. Ils étaient tenus pour arriérés par les intellectuels allemands, par le double effet des Lumières et d’un romantisme patriotique. Cependant, la politique napoléonienne leur garanti, en 1812, les mêmes droits qu’aux non-juifs. La tête de la communauté était tenue par quelques personnalités religieuses très conservatrices. Mais la communauté allait être divisée en deux partis : d’une part les traditionalistes, appelés « les anciens », d’autre part les réformateurs, appelés « les nouveaux ». Tout cela chapeauté par un gouvernement prussien très suspicieux à l’égard de toute tentative de développement du Judaïsme. L’homme fort de la réforme est ici David Friedländer, un disciple de Mendelssohn qui pensait qu’une alternative aux conversions massives des juifs au Christianisme était une réforme extrême du Judaïsme. Il fut l’auteur d’un texte où il explique se vision de la réforme : éliminer tous les éléments liturgiques qui font des juifs des étrangers, remplacer les lamentations par des chants de gratitude et limiter l’importance du Talmud et de l’Hébreu. Ce texte polarisa fortement la communauté juive berlinoise et fut en partie responsable de sa division. Fin 1814, Jacobson arriva de Westphalie après l’échec du Consistoire et mit en place chez lui des offices privés, à la manière de Westphalie, où se retrouvait le gratin juif de Berlin. Cela attira tellement de monde (notamment des chrétiens) qu’il fallut transférer la cérémonie chez Jacob Herz Beer, un richissime juif berlinois. Ces offices privés parurent suspects à Frédéric III, roi de Prusse, qui ordonna en 1815 la fermeture des offices, ce qui eut pour effet de ramener les réformistes dans la synagogue où la confrontation avec les traditionalistes était inévitable. Par chance, la reconstruction de la synagogue, qui dura de 1817 à 1823, permit de recommencer les offices chez les Beer. La nouvelle congrégation qui s’établit chez les Beer était dirigée par des réformistes modérés tels que Beer lui-même, Jacobson, et un autre juif influent, Ruben Samuel Gumpertz. Ils assuraient aussi le financement de la congrégation ainsi que des études d’un petit cercle de jeunes intellectuels juifs. Ces jeunes pouvaient être prêtres, organiser l’office, ou encore être les tuteurs de jeunes juifs de familles plus défavorisées. Ils créèrent en 1819 la « Société pour la culture et l’étude scientifique des juifs ». Mais il existait une fraction qui allait être de plus en plus évidente entre le groupe de jeunes intellectuels et les

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autorités de la réforme. Les jeunes en effet, à l’image de Leopold Zunz ou encore Isaac Noah Mannheimer, trouvaient qu’on avait remplacé une religion superstitieuse par une autre qui l’était tout autant. En d’autres termes, il fallait, selon eux, continuer l’effort de rationnalisation. Le culte donné chez Beer comportait des éléments inédits à Berlin, comme l’emploi de la langue sépharade jugée plus originelle que l’ashkénaze alors langue liturgique. Les sermons étaient donnés en allemand et un « gentil » venait jouer de l’orgue pour accompagner un chœur d’enfants qui chantait des hymnes en allemand. Tous ces éléments nouveaux suscitaient aussi bien la suspicion des juifs traditionnels que du gouvernement prussien, si bien que le groupe de réformateur dut chercher à se défendre. Une aide précieuse vint de Eliezer Liebermann, un rabbin hongrois acquis à la cause du cercle Beer, qui publia une collection de réponses rabbiniques contenant des opinions favorables aux innovations introduites à Berlin. A cette collection de réponses rabbiniques, Liebermann ajouta un texte de défense de ces innovations qu’il rédigea lui-même. Ces deux textes allaient être repris dans la réforme de Hambourg. Le fait qu’une forme religieuse proche du christianisme attirait autant de chrétiens déplaisait à Frédérique William III qui interdisit en 1821 la fréquentation de cérémonies juives par le clergé ou les officiels chrétiens. Enfin, comme l’idée d’une réforme juive lui semblait dangereuse pour le royaume prussien, il fit fermer le temple du cercle Beer en 1823 et obligea l’emploi des rites traditionnels à la synagogue. A partir de là et pour un temps, il fut impossible pour les juifs de faire des réformes dans le royaume prussien. 2.3 La réforme à Hambourg Par opposition à la Prusse, le sénat de la ville libre de Hambourg ne s’opposait pas aux institutions établies par les réformateurs juifs. Les quelques 6000 juifs de la ville avaient vécu l’émancipation de 1810 à 1814 et une grande partie d’entre eux, surtout des marchands et des banquiers, n’avaient pas l’envie de se recloisonner. Dans ce milieu de marchands et de banquier il y avait une nécessité économique de s’inculturer afin d’être plus proche de la société hambourgeoise, de gagner sa confiance afin de permettre un plus grand commerce. Cependant, après 1814, le patriotisme revivifia la religion chrétienne et les valeurs prérévolutionnaires. Les juifs, peu religieux à Hambourg, furent donc amenés à se tourner vers leur communauté et vers leur religion, tout en rejetant le traditionnalisme. Dès 1815, on tâcha d’établir un temple sur le model de celui de Jacobson. Le projet commença avec l’arrivée d’un prêtre juif dénommé Eduard Kley de Berlin pour s’occuper de l’école juive qu’il organisa avec des éléments égalements adoptés aux chrétiens : orgue, chœur,…En décembre 1817, soixante-

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cinq membres de la communauté juive d’Hambourg signèrent les statuts de la « Nouvelle Association du Temple Israélite de Hambourg » qui visait à revivifier le culte juif. Les signataires élurent quatre directeurs et cinq députés et l’association se composa essentiellement de représentants de la classe moyenne, marchands pour la plupart, et de jeunes. Deux membres du directorat se démarquèrent bientôt : Seckel Isaac Fränkel et Meyer Israel Bresselau… 3. La deuxième vague de la Réforme juive 3.1 Causes

- sociales : Une des causes sociales semble être la présence d’une revendication « gender » (p. 55), féministe au sein des réformateurs. De plus les gens trouvaient les services du temple plus compréhensibles et religieusement plus porteurs de sens par rapport à ceux de la synagogue. Les juifs acculturés et sécularisés retrouvent au Temple un endroit pour pratiquer et espèrent que par une réforme leur émancipation sera plus rapide. Regain de religiosité.

- historiques : situation de ségrégation et ghettoïsation sous une législation discriminatoire. Mouvement de réforme rationaliste avec des tendances romantiques. Emancipation durant l’occupation française de 1810 à 1814 et tendance à des valeurs prérévolutionnaires suite à la restauration de la souveraineté locale à Hambourg et au retrait des français.

- économiques : la réforme prend racine dans la Hambourg commerçante où l’on trouve banquiers et marchands juifs.

- théologiques : il y a des questionnements sur la relation foi-raison, sur la rédemption messianique et sur le retour à Sion avec la reconstruction du Temple.

- politiques : Le sénat de Hambourg n’use pas de son pouvoir, à l’inverse du monarque prussien, sur les communautés juives qui ont le champ libre quant à leur pratique tant qu’elles respectent l’Etat. Les réformistes peuvent dès lors s’établir sans avoir peur du pouvoir.

3.2 Acteurs Dans les acteurs, on trouve deux pôles hétérogènes, d’un côté les orthodoxes « halakhiques », de l’autre les réformateurs idéologiques.

- principaux : dans un premier temps, lors de la controverse du Temple de Hambourg, on trouve Meyer Israel Bresselau (1785-1839), Seckel Isaac Fränkel (1765-1835), Liebermann et Aaron Chorin. Dans un

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second temps on trouve Solomon Ludwig Steinheim (1789-1866) qui rejette les idées de Mendelssohn, puis Solomon Formstecher (1808-1889)) et le radical Samuel Hirsch (1815-1889).

- opposants : les orthodoxes et les juges rabbiniques se basant sur la halakha et qui sont contre toute réforme, par exemple Abraham Löwenstamm et Nachman Berlin un maskil repenti ainsi que rabbi Eliezer. On trouve des opposants modérés comme Lazarus Jacob Riesser et Issaac Bernays (1792-1849) qui voient la nécessité d’une réforme interne selon les principes de la halakha.

- précurseurs : à la suite des « Lumières » et des philosophes modernes, en corrélation ou en confrontation avec eux, on trouve Mendelssohn Moses (1729-1786) qui est lié à Lessing à qui il inspirera la figure principale de Nathan Der Weise. Mendelssohn, philosophe, est un juif parfaitement intégré à l’intelligentsia protestante du Berlin de Frédéric II ; il s’élève contre Spinoza, lutte contre l’intolérance religieuse des luthériens rigoristes et les rabbins traditionalistes et plaide pour une séparation de l’Eglise et de l’Etat, pour une tolérance religieuse, pour une certaine relativisation des dogmes. Chez les précurseurs, il faut également nommer Baruch Spinoza (1632-1677), appartenant à une communauté Sépharade, qui développe un système philosophique contredisant les bases de la doctrine juive. Il fut excommunié mais son œuvre influença les réformateurs et penseurs suivants et certaines de ses idées furent diffusées mais surtout critiquées.

- radicaux : Samuel Holdheim et Samuel Hirsch. - modérés : Abraham Geiger et Zacharias Frankel

3.3 Objectif et Démarches

3.3 1) Objectifs Inculturation au monde européen moderne afin d’améliorer la foi, la pratique religieuse et favorise l’émancipation. Accès aux textes facilité grâce à des traductions en langues vernaculaires. Volonté de revenir aux valeurs fondamentales d’où le développement des Temples et des sermons en vue d’enseigner la communauté. Faciliter l’adoration.

3.3 2) Démarches

- théologiques : réformes liturgiques comme l’insertion de musiques interdites le jour du Sabbat selon la halakha, réforme des livres de prière. Ces réformes, à la base de réformes plus profondes, se trouvent confrontées à des difficultés intellectuelles.

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- socio-politiques : création d’une association – Nouvelle Association israélite du Temple – culturelle et religieuse.

3.4 Conséquences, impactes et acquis

3.4 1) Hambourg, où la Réforme prend racine La controverse du Temple de Hambourg, après celle de Berlin, va mettre à jour des dissensions dans la communauté juive et un réel besoin de réforme. Cette controverse ne sera que la première étape d’un mouvement plus long qui a des raisons d’abord sociales, économiques et esthétiques puis seulement plus tard philosophiques et intellectuelles. Tout commence par la publication d’un nouveau livre de prière pour le temple de Hambourg par Bresselau et Fränkel à la suite de la création de la « New Israelite Temple Association ». Par ailleurs, une certaine revendication de la part des femmes de la communauté va influencer le mouvement. On voit également la fondation d’une association. Les buts sont une réforme liturgique pour dynamiser la prière, la publication de textes en langue vernaculaire et le prêche, sermons en vue d’enseigner la communauté par des gens qui ne sont pas rabbins. Ce mouvement va engendrer une réaction qui va se cristalliser autour de la question de la musique au temple. Les orthodoxes dénoncent l’association, le Temple et le nouveau livre de prière en se basant sur la halakha. Il y a un durcissement contre les innovateurs, une volonté de brûler leurs oeuvres et la création d’un clivage in/out group par une condamnation sévère de ceux qui ne se sont pas repentis. Cependant, cela crée un mouvement de questionnement au sein des rabbis orthodoxes ; on remplace les anciens dayanim par un délégué. Les réformistes, qui ne se prétendent pas comme tel, se retrouvent sur la défensive et se basent sur la tradition pour justifier une réforme. On voit que chacune des communautés, de leurs côté, tentent d’apporter des réponses aux problèmes causés par la modernité. C’est une ambiance de pluralisme et de tolérance qui prévaut finalement en ce début de XIXème s.

3.4 2) Le contexte intellectuel La deuxième génération des réformateurs, voyant la réforme basée sur des éléments sociaux et esthétiques, décide de fonder des bases plus intellectuelles ; c’est le début d’une deuxième phase de réforme. Les principaux courants philosophiques, en confrontation avec lesquels le judaïsme devra s’harmoniser pour entrer dans la modernité, sont développés ci-dessous : Baruch Spinoza (1632-1677) fut le premier déclencheur de la pensée moderne dans le judaïsme dont il critiqua les fondements. Son système philosophique montre un Dieu purement immanent. Il est déterministe et sera rejeté par

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Mendelssohn. La Raison du philosophe est au-dessus de la religion, laquelle, avec la Bible est bonne pour les masses ignorantes. Il critique le côté exclusiviste du Judaïsme et son caractère centré sur les biens matériel au profit d’un christianisme universaliste et spirituel. Il remet en cause l’autorité mosaïque du Pentateuque et s’astreint à une sévère critique biblique. Rejeté par la majorité des réformateurs il est cependant utilisé par des radicaux comme Samuel Holdheim. Il influença notamment Gotthold Ephraïm Lessing (1729-1781) pour qui Révélation et raison, en relation réciproque, faisaient progresser l’esprit humain d’étape en étapes. Cette idée fut reprise par les idéologistes réformateurs pour qui la révélation se faisait progressive d’âges en âges mais, à l’inverse de Lessing, ils laissaient la possibilité au Judaïsme de progresser. Dans le contexte allemand il faut également nommer Immanuel Kant (1724-1804) qui eut une influence directe et durable sur les penseurs juifs. Il souligne la possibilité d’une foi rationnelle viable ; la foi religieuse est avant tout morale, la morale est au-dessus de toute religion, de toute cérémonie, et elle est à la base des sermons et réformes. Les textes conduisent à cette foi morale qui surpasse tout. Nommons encore Friedrich Schleiermacher (1768-1834), romantique, qui croit, comme Kant ; que le Judaïsme n’a dans le monde moderne aucun futur. Il minimise la connexion Judaïsme-Christianisme et déplore son manque d’universalisme. Sa vision est que la religion est animée par le sentiment plus que par des postulats rationnels. Pour lui, si le Judaïsme est l’unique foi d’une communauté particulière contenant sa propre individualité, sa propre expérience et révélation, si ce n’est pas une religion naturelle universelle avec ses observances particulières, alors le rejet du cérémonial ne serait pas la fin de la particularité juive. Ceci influencera sur les réformateurs à venir. Finalement pour Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) et son sens dialectique de l’histoire, le Judaïsme fut une poussée violente dans le progrès dialectique du Monde de l’Esprit. Voici quelles sont les bases intellectuelles sur lesquelles s’érigera l’entreprise théologique du mouvement réformateur dont nous allons rapidement voir quelques exemples.

3.4 3) Nouvelles conceptions du Judaïsme Trois penseurs majeurs font passer la réforme du côté de la théologie et des intellectuels. D’abord Solomon Ludwig Steinheim (1789-1866) rejette à la fois les idées de Mendelssohn et celles des orthodoxes juifs contemporains et, confronté à la conversion de ses amis au christianisme, se doit de défendre le judaïsme. Il montre que celui-ci est au-delà de l’histoire. Il récuse l’idée de religion naturelle

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et se base sur la révélation, opposée au paganisme, en tant que don parfait de Dieu et base de la doctrine. Cette révélation renforce ce qui est latent dans l’esprit humain mais implique une complète transformation de la personne. Il place le judaïsme, gardien de la pureté de la révélation, au-dessus du christianisme. Il rejette le « paganisme » de Spinoza, le déterminisme de Hegel mais se rapproche de Kant quant à l’idée de la limitation de la raison humaine, de la liberté humaine avec cependant, à l’inverse de Kant, une forte insistance sur la révélation. Il soutiendra la réforme liturgique et saluera la venue du Temple de Hambourg bien qu’il dénoncera la théologie d’autres réformateurs. Le plus original des réformateurs, il est celui qui aura le moins d’influence. Puis Solomon Formstecher (1808-1889), rabbi, veut élever le judaïsme à une respectabilité intellectuelle en lui appliquant la terminologie académique et ceci afin d’être plus un critique juif contre la philosophie idéaliste qu’un juif philosophiquement idéaliste. Il insiste sur l’importance de la raison dans la religion et distingue le phénomène historique du Judaïsme et le Judaïsme en tant qu’idée. Il déclare cependant la philosophie comme un produit du paganisme et condamne les philosophes modernes de même qu’il renonce à toute philosophie juive. Enfin le radical Samuel Hirsch (1815-1889), également rabbi, ordonné par Samuel Holdheim, joua un rôle actif dans le mouvement de réforme. Hirsch base ses théories sur la Bible, le Talmud et les Midrash. Il revendique une réaffirmation des particularités juives dans le contexte de la philosophie moderne. Il s’oppose à la philosophie hégélienne et réaffirme la pureté du Judaïsme face aux autres religions. Tous trois ont une remarquable indépendance par rapport au milieu dans lequel ils écrivent. Ils ont la conviction que la déghettoisation des communautés juives devait être accompagnée d’une déghettoisation du Judaïsme et que la foi ancienne nécessitait une reconceptualisation intellectuelle en confrontation avec les systèmes philosophiques et théologiques contemporains. Ceci nécessitait une traduction des valeurs juives dans le langage philosophique moderne.

3.4 4) Science du Judaïsme Le renouveau du judaïsme ne pouvait cependant pas se limiter au côté intellectuel et se développa aussi sur l’étude empirique de l’histoire. Les sciences du judaïsme, selon les méthodes modernes, créèrent des ponts entre les différents groupes du judaïsme, réformistes ou non, et permirent le départ d’une nouvelle vague de réformateurs.

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4. Les réformateurs de la deuxième vague 4.1 La Haskala et ses acteurs après 1830 La réforme juive qui nous occupe ne doit pas être appréhendée comme un tout parfaitement homogène. Plusieurs courants, plus ou moins suivis, l’animent. Si les thèmes abordés et les préoccupations majeures sont les mêmes, il y a souvent disparité sur le fond. Tous par exemple n’accordent pas le même statut à donner au talmud, à la torah ou à la loi en général… et évidemment tous ne s’accordent pas sur le rôle que doit jouer la modernité dans le Judaïsme rabbinique. On peut distinguer 4 grandes personnalités dans la deuxième phase de la Haskala : Samson Raphael Hirsch (1808-1888) marque l’aspect orthodoxe ou néo-orthodoxe de la réforme ; Samuel Holdheim (1806-1860) représente le réformisme radical, à l’opposé de Hirsch ; Zacharias Frankel (1801-1875) et Habraham Geiger (1810-1874), eux, ont essayé de concilier modernité et Judaïsme dans un esprit de continuité. A noter enfin que chacun d’entre eux était rabbin, donc engagé dans la conservation de la communauté. 4.2 Zacharias Frankel Zacharias Frankel est considéré aujourd’hui comme le père idéologique du Judaïsme conservateur moderne. Il plaidait pour une réforme modérée, réconciliant l’autorité des textes et le criticisme historique. Il est né dans une famille importante de la communauté juive de Prague et eut l’opportunité de fréquenter l’université avant de commencer son rabbinat à Leitmeritz, puis à Dresde. Frankel a toujours placé l’unité juive avant la réforme, insistant sur l’idée de continuité. Il a également profondément insisté sur la foi comme élément capital du Judaïsme et vis-à-vis de laquelle toute réflexion doit être subordonnée, notamment la science moderne. Comme Mendelssohn, il pensait que la Torah contient une loi révélée par Dieu à Moïse et qui se situe au-delà de l’histoire. Cette aspect est lié à la foi et constitue l’aspect « positif » du Judaïsme. Ce qui peut être appréhendé par la critique historique et que Frankel défend également est donc traité à part et considéré comme l’aspect historique du Judaïsme. Ces deux aspects forment un tout se complétant et liant orthodoxie (positif) et réforme (historique). Donc, si le Pentateuque et hors du champ historique, la tradition ne l’est pas. Frankel a essayé de démontrer que la loi rabbinique a toujours évolué dans l’histoire et qu’elle en est donc un produit. Par extension, il pense que les juifs peuvent réformer la loi et l’adapter aux circonstances historiques. Durant son rabbinat, Frankel a joint la parole aux gestes, proposant de petites réformes au sein de la communauté comme l’abolition de la circoncision. Il a en revanche beaucoup insisté pour garder l’hébreu lors des liturgies. Il a également

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participé aux travaux de la réforme mais, en désaccord, a quitté le mouvement. Sa pensée originale sur la conception historique et dynamique de la tradition en fait un réformiste, mais un réformiste conservateur et prudent. 4.3 Abraham Geiger Considéré comme le père fondateur du mouvement de réforme, Geiger est en fait une figure de la seconde génération. Sa personnalité charismatique et ses talents oratoires en firent rapidement le champion de la haskala. Né dans une famille strictement observante de Francfort, il devint après des études universitaire un orientaliste doué. Il s’inscrivit ensuite à Bonn où il étudia l’histoire et la philosophie. C’est au cours de ses études qu’il fut très influencé par la théologie chrétienne et par sa relation avec la modernité. Il considérait le Judaïsme comme une relique et voulait le rendre adapté à son temps… mais il croyait également que Judaïsme et modernité étaient inconciliables. Geiger était très attaché à sa religion et voulait qu’elle puisse jouer un rôle déterminant dans le monde. Son principal paradoxe était qu’il ne voyait qu’une destruction du Judaïsme antique qui puisse poser les bases d’une reconstruction saine… mais il désirait en même temps préserver les connections émotionnelles de la communauté juive. Devenu rabbin, fonction qui exige l’art du compromis, il sera continuellement tiraillé par son engagement pour la réforme et la préservation du Judaïsme. Il est, durant la même période, à la tête de deux revues du Judaïsme contemporain et écrit des essais philosophiques scientifiques. Il considère, comme Frankel, que la réforme est une continuation logique de l’histoire. Il prendra une grande part dans la critique historique et s’attaque, dans le Talmud, à la Mishna et à la Gemara. Il tente de démontrer qu’ayant été écrites dans des contextes différents, le texte s’en ressent naturellement. Cela tend à démontrer le caractère dynamique et déterminé de la tradition. Il entreprend plus tard une critique historique de la Bible et défend son travail en argumentant qu’une critique n’implique pas un rejet mais au contraire une reconstruction. Geiger entreprit ensuite une histoire du Judaïsme afin de démontrer l’extraordinaire dynamisme des pensées et des courants. Il devint rapidement très controversé par certains et adulé par d’autres. Sa vision d’un judaïsme prophétique, universalisé, appel des changements. Il rejette les rites qu’il considère comme purement fonctionnels mais change très peu la liturgie et se montre à nouveau très ambivalent dans son attachement aux prières en hébreux. Geiger préférait considérer les juifs comme une communauté religieuse que comme une nation. Il se sentait complètement allemand et était favorable aux mariages mixtes et aux conversions facilités pour les non-juifs… mais il refusait en bloc une réforme menée au nom d’une quête pour l’égalité civique. L’émancipation devait venir du triomphe du libéralisme politique en Allemagne.

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On remarque une fois de plus le rôle central du statut de la révélation et de la tradition dans la réforme. Cette relation de la religion à ses livres est la clef de voûte d’une critique théologique du Judaïsme. Cette réinterprétation légitime le rôle que la Haskala doit jouer dans l’histoire. Geiger a joué un rôle important dans cette direction mais a également illustré personnellement l’ambivalence de la réforme entre attachement à la tradition et à la modernité. 4.4 Samson Raphael Hirsch Samson Raphael Hirsch n’aurait pas sa place dans une stricte histoire de la Haskala. Il est considéré comme le fondateur de la contre-réforme néo-orthodoxe mais n’est en aucun cas assimilable au Judaïsme médiéval. Sa volonté de créer une relation harmonieuse entre la modernité et la religion en choisissant une autre voie que la Haskala fait de lui un réformateur au sens stricte du terme mais agissant contre la réforme proposée. Hirsch est né dans une famille acquise à la cause de Mendelssohn. Il reçut une éducation religieuse et universitaire. Dès le début de son rabbinat, il introduisit des réformes telles que la liturgie en allemand. Dans ses écrits, Hirsch défendait un Judaïsme humaniste universaliste (comme les réformistes) mais observant strictement la loi. Il a combattu l’idée d’un retour en Palestine, défendant l’idée que Israël est une unité spirituelle et non politique. Il pensait que hâter le retour en Terre Sainte était une grave erreur et que l’exil de la communauté était la volonté de Dieu d’envoyer son peuple jouer un rôle spirituel mondial. Hirsch, comme Mendelssohn, était persuadé que les 613 commandements contenus dans la loi orale et dans la loi écrite étaient révélés par Dieu. Il en expliqua le contenu symbolique et moral afin de leur donner un sens dans un contexte moderne. Les Juifs sont appelés à obéir. Il réfute la critique historique en mettant le Talmud au même niveau que la Torah et les lois cérémonielles au même niveau que les morales. La Torah est éternelle, complète et révélée, hors de l’histoire. Contrairement aux réformateurs, il défend la loi comme étant le caractère spécifique du judaïsme, son « bastion inviolé ». Hirsch se voyait lui-même comme le seul défenseur de la tradition contre la Réforme et la critique historique. Bien qu’ayant eu une influence très durable, sa position dès la seconde moitié du XIXème siècle devint bientôt minoritaire. Si Hirsch combattit la Réforme, il introduisit lui-même quelques nouveautés et surtout l’idée d’une relation harmonieuse avec la modernité. La contre-réforme, bien souvent, reste une réforme en soit car introduisant de nouvelles problématiques visant à couper l’herbe sous le pieds d’une critique plus radicale.

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4.5 Samuel Holdheim A l’opposé de Hirsch, beaucoup plus virulent que Frankel et que Geiger, Holdheim se plaisait à se considérer lui-même comme un réformateur et a participé à la conférence rabbinique du mouvement de la Réforme. Ses positions marquent la limite la plus radicale de la Haskala. Sa vie commence dans l’austère communauté juive de Pologne et se termine dans les milieux jufs assimilés de Berlin. Il est très tôt considéré comme un excellent polémiste aux opinions inédites et sans compromis. Durant ses deux Rabbinats à Francfort et dans le Mecklenburg-Schwerin, il aura une intense activité pamphlétaire qui va faire de lui le champion de la réforme radicale. Il réfute le Talmud puis en vient à considérer la Bible comme « la réflexion humaine sur la divine illumination ». L’autorité rabbinique ne doit pas s’appuyer sur les textes mais sur la raison et la conscience. Holdheim releva notamment les ambiguités des textes qui sont parfois très oniriques, parfois très normatifs. Il prend notamment l’exemple du mariage : Si la Bible parle parfois de manière exaltée de l’amour (Cantique des Cantiques), la tradition interdit le mariage mixte. Holdheim considère la loi comme un élément non-religieux et préservé artificiellement. Enfin, il considère lui aussi que le judaïsmea un rôle messianique et universel à jouer... et que le système légal juif est un frein intolérable à cet effet. Le judaïsme de Holdheim est certainement celui qui ressemble le plus à la réforme protestante. Le nouvel âge devait aboutir selon lui à une nouvelle religion juive et non pas s’inscrire dans un simple processus historique. En 1847, il devint le Rabbi de la Reform Society de Berlin, une congrégation séparatiste. Il voulait que que le judaïsme soit le principal servant d’un Etat idéal qui restait encore à être créé. Déçu par un Etat allemand chrétien discréminatoire, à l’image de Geiger, il devint à la fin de sa vie conservateur. Holdheim par de nombreux aspects, représente l’idéal-type d’un réformateur à l’exemple d’un Luther ou d’un Calvin. Sa réforme, qui n’a pas abouti, avait le caractère radical d’un séparatisme et d’une refonte de l’institution religieuse. 5. Conclusion A la fin de ce travail et à la lumière de la typologie que nous avons employée, nous pouvons admettre que la Haskala a été un mouvement de réforme. Le Judaïsme est une religion animéepar de nombreux mouvements qu’ils soient orthodoxes ou progressistes. La Réforme allemande qui nous occupe n’a pas réformé le Judaïsme dans sa globalité mais a été une force nouvelle vers la modernité et a eu une influence durable. Le secret de cette influence réside dans le fait qu’elle a réussi à focaliser l’attention de la société juive sur des problématiques avec lesquelles, aujourd’hui encore, elle est aux prises. Avec la montée en puissance des communautés juives américaines et l’établissement

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d’un Etat juif, le conflit entre la modernité et la tradition est plus que jamais d’actualité et les réformistes (et contre-réformistes) d’alors font figure de pères idéologiques. Si il y a eu des volontés séparatistes, la majorité des réformateurs ont insisté sur la continuité de la comunauté et sur l’importance d’une tradition orale dynamique. La démarche donc, on le voit bien, agit autant sur l’aspect social que théologique. La Haskala illustre bien la typologie sur laquelle nous avons travaillé, tout en restant authentiquement juive.

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La Haslaka en Allemagne aux XVIIIème et XIXème siècle 1. Les préréformateurs (XVIIème → fin XVIIIème siècle)

CAUSES Cause philosophique : - Siècle des Lumières. Causes sociales : - Une élite de Juifs atteint de hautes charges administratives et adopte les mœurs européennes. - L’hébreu n’est plus compris que par une minorité. Causes politiques : - Le gouvernement de Prusse décrète que seuls les chefs de famille déterminent le rituel de leur foyer → il n’y a plus de rituel unifié dans la communauté. - Les chefs d’Etat veulent contrôler la communauté et diminuer l’autorité des Rabbins.

ACTEURS Acteurs : 1) Moïse Mendelssohn (1729-1786) : - La Loi juive n’a pas besoin de modifications. - Seul Dieu peut modifier la Loi. - Il faut obéir à la loi des Etats, la religion est liée à la conscience. - Traduction du Pentateuque en allemand. 2) Morderai Gumpel Schnaber (XVIIIème siècle) : - Seule la croyance en Dieu est inaltérable, tout le reste peut être modifié. 3) Saul Ascher (1767-1822) : - La religion doit être épurée du rituel encombrant et mettre l’accent sur Dieu et les Prophètes. 4) Davide Friedländer et Isaac Euchel (1756-1804) : - Traduction de la liturgie en allemand → Outil pour l’éducation des enfants et mise à la portée de tous des textes liturgiques.

OBJECTIFS - Distinguer l’essentiel de l’accessoire en mettant l’accent sur la conscience. - Casser les barrières linguistiques. - Trouver un compromis avec le monde ambiant.

CONSÉQUENCES - Première ouverture entre deux mondes qui s’ignorent. - Les Chrétiens montrent plus de compréhension face au Judaïsme.

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2. La première vague de Réforme 2.2. Westphalie (début XIXème siècle)

CAUSES Causes politiques : - 1807 : Le gouvernement promulgue une Constitution où tous les citoyens sont égaux devant la loi. - Le gouvernement créée un Consistoire chargé de réglementer la vie des Juifs. Causes sociales : - 1805-1810 : Création d’un temple à Seesen comprenant un orgue et une cloche. - Emancipation des Juifs.

ACTEURS 1) David Fränkel (1779-1865) et Joseph Wolph (1762-1826) : - Ils éditent une revue : Sulamith, porte-parole du Consistoire de Westphalie. 2) Israël Jacobson (1768-1828) : - Considéré comme le fondateur du mouvement de Réforme. 3) Jérôme Bonaparte : - Frère de Napoléon, il était ouvert d’esprit sur la question religieuse. 4) Les 3 Rabbins du Consistoire : Berlin, Kalkar et Steinhart : - Ils étaient disposés aux idées réformatrices.

OBJECTIFS - Concilier l’héritage juif et les valeurs modernes. - Enlever les barrières entre Juifs et non-juifs. - Développer le sentiment de loyauté envers l’Etat. - Lancer le mouvement de Réforme à travers le Consistoire de Westphalie. - Moderniser l’éducation juive. - Améliorer la compréhension rationnelle de la religion. - Rapprocher l’Eglise et les synagogues.

CONSÉQUENSES - Unification du rituel. - Réglementation des horaires des offices religieux. - Institution d’un programme clair dans les écoles. - Sermons en allemand. - Abolition du rituel en dysharmonie avec le temps. Ex. : La flagellation à la veille du Yom Kippour. - Réaction du Consistoire juif de France : il critique certains points de Réforme. - Faible impact car les règles de Réforme sont entreprises par le haut et le peuple a du mal à les comprendre. - Le faible impact vient aussi de la disparition rapide du Consistoire en 1813 suite à la chute du Royaume de Westphalie.

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2.3. Berlin (début XIXème siècle)

CAUSES Cause philosophique : - Siècle des Lumières. Cause politique : - 1812 : Les Juifs acquièrent les mêmes droits que les non-juifs grâce à la politique de Napoléon. Cause sociale : - Création d’un cercle de réformateurs chez Jacob Herz Beer.

ACTEURS 1) David Friedländer 2) Israël Jacobson : - Il organise chez lui des offices à orientation réformatrice. 3) Léopold III roi de Prusse : - Il ordonne en 1815 la fermeture des offices à tendance réformatrice. 4) Jacob Herz Beer 5) Ruben Samuel Gumpertz 6) Eliezer Liebermann

OBJECTIFS - Eliminer tous les éléments liturgiques incompatibles avec le milieu et limiter l’importance de l’hébreu et du Talmud. - Dans le culte, rapprocher le culte juif du modèle chrétien.

CONSÉQUENCES - Division de la communauté en traditionalistes et réformateurs. - Le gouvernement prussien voit d’un mauvais œil le cercle de réformateurs. - 1821 : Frédéric William III interdit aux chrétiens de fréquenter les cérémonies juives. - 1823 : Frédéric William fait stopper les activités du cercle Beer et oblige les réformateurs à suivre les rites à la synagogue → Les Juifs ne peuvent plus entreprendre de réforme. 2.4. Hambourg (Moitié XIXème – Fin XIXème )

CAUSES Cause politique : - Le gouvernement laisse la communauté libre de ses pratiques pour autant qu’elle respecte l’Etat. Cause économique : - La réforme s’instaure chez les banquiers et marchands juifs. Causes sociales : - 1810 – 1814 : émancipation juive. - Revendications féministes.

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Causes religieuses : - Un temple est créé sur le modèle de celui de Jacobson. - 1817 : La communauté adopte les statuts de la « Nouvelle Association du Temple Israëlite de Hambourg. - Publication d’un nouveau livre de prières par Bresslau et Fränkel.

ACTEURS Acteurs réformateurs : 1) Meyer Israël Bresselau (1785-1839) 2) Seckel Isaac Fränkel (1765-1835) 3) Samuel Hirsch (1815-1889) Opposants à la Réforme : 1) Abraham Löwenstamm 2) Rabbi Eliezer 3) Isaac Bernays (1792-1848)

OBJECTIFS - Ecole juive instituée sur le modèle chrétien. - Réformer la liturgie et revivifier le culte juif. - Acculturation au monde européen moderne afin d’améliorer foi et pratique. - Faciliter l’accès aux textes grâce à des traductions en langues vernaculaires. - Développement de temples et sermons pour instruire la communauté.

CONSÉQUENCES - Les Juifs qui fréquentent le Temple trouvent le service divin plus compréhensible et plus porteur de sens que celui de la synagogue. - Réaction des orthodoxes qui dénoncent le Temple et le nouveau livre de prières. - Clivage de la communauté. 3. La seconde vague de Réforme (XIXème siècle)

CAUSES Causes philosophiques : - Différents courants philosophiques animés par Emmanuel Kant (1724-1804), Friedrich Hegel (1770-1831), Baruch Spinoza (1632-1677) et Friedrich Schleiermacher (1868-1834) influencent le milieu juif de l’époque. - Le Judaïsme a besoin d’une métamorphose intellectuelle → La philosophie permet de poser de nouvelles bases intellectuelles à la Réforme.

ACTEURS 1) Zacharias Frankel (1801-1875) 2) Abraham Geiger (1810-1874) 3) Samson Raphaël Hirsch (1808-1888) 4) Samuel Holdheim (1806-1860)

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OBJECTIFS 1) Zacharias Frankel : - Concilier modernité et Judaïsme dans un esprit de continuité. - Maintenir la foi au-dessus de la Science. - Le Pentateuque est hors de l’histoire, par contre la tradition est dans l’histoire → La Loi rabbinique peut être réformée et adaptée aux conditions historiques. 2) Abraham Geiger : - Changer certains rites mais maintenir la liturgie et les prières en hébreu. - Casser les barrières avec les non-juifs → Il est favorable aux mariages mixtes et aux conversions facilitées. - Réformer certains aspects de la tradition (Mishna et Gemara), car celle-ci est dynamique et non figée. 3) Samson Raphaël Hirsch : - Recherche d’une harmonie entre modernité et religion en choisissant une autre voie que la Haslaka. - Liturgie en allemand. - Etablir un Judaïsme humaniste et universaliste observant la Loi, qui demeure inchangée. 4) Samuel Holdheim : - Réforme radicale : il réfute le Talmud. - L’autorité rabbinique ne doit pas s’appuyer sur les textes mais sur la conscience. - Le Judaïsme a un rôle messianique à jouer au-delà de la Loi.

CONSÉQUENCES - Aucune de ces 4 personnalités n’a provoqué un changement réel dans le Judaïsme. - Ce courant a été une force nouvelle vers la modernité et pour cela on peut dire qu’il a laissé une empreinte durable. - Mise en évidence des problématiques avec lesquelles la communauté est encore aujourd’hui confrontée.

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1ÈRE PARTIE : RÉFORME ET CONFLITS Présenté par Sophie Margaronis et Bibiche Cavalho

1. Les Trois courants principaux : A) JUDAÏSME RÉFORMÉ : B) JUDAÏSME ORTHODOXE : C) JUDAÏSME CONSERVATEUR : 2. LA RÉFORME JUIVE EN ALLEMAGNE : A) INTRODUCTION : B) HISTOIRE MARQUEE DE CONFLITS 2ÈME PARTIE : DIFFUSION DE LA RÉFORME 1. RAPPEL DE LA CONDITION JUIVE EN EUROPE 2. CAUSES SOCIALES DE LA RÉFORME EN ALLEMAGNE 3. Diffusion de la réforme dans quelques régions d'Europe:

A. COPENHAGUE B. VIENNE C. PRAGUE D. GALICE E. HONGRIE F. FRANCE CATHOLIQUE G. ITALIE DU NORD H. ANGLETERRE

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1. LES TROIS COURANTS PRINCIPAUX : JUDAÏSME RÉFORMÉ : « Courant du judaïsme qui nie le caractère immuable de la loi écrite et qui adapte, en conséquence, la pensée et la pratique juives aux exigences et à l’esprit du temps ». Wigoder G., Goldberg S. A. et al., Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, Cerf/Laffont, 1996, Paris, p.540. JUDAÏSME ORTHODOXE : Il se définit par opposition au mouvement réformé. Courant qui accepte la totalité de la loi écrite et orale et observe strictement la Halakha et tient le texte pour révélé. Se veut gardien de la Torah et s’oppose aux courants de sécularisation touchant la société juive. Il a des difficultés à trouver des moyens afin de faire face à la modernité, et se trouve souvent en conflit avec le courant réformateur. La néo-orthodoxie fondé par Samson Raphaël Hirsch défend la préservation de la tradition tout en cherchant un modus vivendi avec la modernité ; il fallait selon lui accepter la culture occidentale et y adhérer. A l’opposé, Moise Sofer (Hongrie) représente la branche ultra-orthodoxe qui refuse violemment toute interprétation ou innovation du judaïsme afin de se conformer à l’époque présente. JUDAÏSME CONSERVATEUR : Représenté par l’éminent rabbin Zacharias Frankel. Il se situe entre les deux courants réformé et orthodoxe. Selon lui, les réformateurs prônent une approche trop radicale et les orthodoxes rejettent l’érudition critique et l’investigation scientifique du judaïsme. Frankel est de l’école « historico-positiviste », le premier terme indique qu’il est légitime de recourir aux méthodes de la critique biblique, et le deuxième marque son orthopraxie. On parlera de courant conservateur surtout aux Etats-Unis.

2.LA RÉFORME JUIVE EN ALLEMAGNE :

A) INTRODUCTION : Origine : Allemagne Pourquoi en Allemagne ? en partie grâce à la prééminence de celle-ci dans

les domaines de la théologie et de la philosophie et également grâce à la présence d’un certain pluralisme religieux. En outre, il n’existe pas en

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Allemagne une communauté unifiée sous la gouverne d’un pouvoir central édictant la voie à suivre comme en France. De ce fait, chaque synagogue peut avoir sa propre opinion, de la plus libérale à la plus traditionaliste. D’autres causes seront traitées ultérieurement.

Causes : Avec la Révolution Française, l’émancipation devient un élément concret. La sortie des ghettos et l’accès à l’éducation laïque et aux métiers séculiers sortent les Juifs allemands de leur isolement, ainsi ils peuvent se comparer aux autres Eglises et se remettre en question.

Les Juifs ayant vécu à l’intérieur d’une majorité chrétienne ou musulmane ont toujours été confinés dans un statut « d’étranger » ; cet isolement leur a également attribué un statut de « peuple » qui est régi par ses propres lois (Halakha). Avec leur émancipation, ils se retrouvent dans une situation où ce n’est plus le peuple mais l’individu qui prévaut, où le droit rabbinique perd de son autorité, où l’individu peut finalement mener sa vie hors de la communauté et sans suivre ses préceptes. Comment faire pour concilier ce nouvel environnement, moderne, et la culture juive sans aller jusqu’à l’assimilation et une inévitable perte identitaire? La réforme essaiera d’y répondre à tout prix.

Précurseur : Moïse Mendelssohn (1729-1786) - resté orthodoxe - a crée le climat qui a permis cette réforme. Image d’un guide des Juifs sur le chemin de l’émancipation. - Thèmes : possibilité pour les Juifs de vivre comme citoyens libres et

égaux, il rejoint la philosophie des Lumières en avançant que la religion juive est née de la raison, ses principes sont donc universalistes, il est pour la tolérance religieuse et une certaine relativisation des dogmes, traduit le Pentateuque en Allemand, séparation Eglise-Etat, etc.

Réforme hétérogène : les réformes varient d’une communauté (locale) à l’autre et ne sont pas définitives car il n’existe pas d’hiérarchie nationale ou transnationale.

Conséquence : les divers communautés avec leur propres convictions vont entrer en conflit.

Rapport État – Judaïsme : primordial pour la réforme juive et l’assimilation des Juifs. Selon la région, attitude différente face à la communauté juive et ses possibilités de modernisation.

Réformes principales : questions surtout pratiques ; texte et langue de la liturgie, utilisation d’instruments musicaux tels que l’orgue, modernisation des airs anciens, droits des femmes, Sabbat…

Réforme des « éclairés »: la réforme n’a jamais vraiment réussi à pénétrer la masse populaire.

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B) HISTOIRE MARQUÉE DE CONFLITS 1808 : Création du Consistoire de Westphalie (par le roi Jérôme, frère de

Napoléon), Israël Jacobson président. 1810 : Construction d’un Temple de style nouveau en Westphalie (alors

occupation française) par Israël Jacobson qui fut un sujet de controverse. En 1815, à la fin de l’occupation, le temple fut fermé par les autorités et ce dernier transféra son activité à Berlin. Les orthodoxes protestent et le gouvernement prussien interdit les offices. En 1823, un décret interdit également toute innovation dans la langue, cérémonies, prières et chants.

1818 : création du Temple réformé à Hambourg, utilisation de son propre livre de prières remanié. => défi direct envers l’autorité du rabbinat de la ville ! - Question de tradition : la modification des prières et l’utilisation de

langues vernaculaires (propre à la communauté juive : yiddish) est considéré par les orthodoxes allemands et leurs coreligionnaires européens comme une violation grave de la Tradition.

- Réponse : Léopold Zunz, et la Science du Judaïsme en plein essor, démontrent que les sermons/culte s’étaient de tout temps transformés pour répondre aux exigences de l’époque.

La formation des rabbins : remise en question de la limitation du savoir au Talmud et aux règles qui en découlent. Une nouvelle génération de rabbins apparaît : selon David Caro de l’Haskala, les rabbins en place d’un côté ne vivent plus dans les standards de vie traditionnels, et d’un autre ils ne sont pas qualifiés à répondre aux défis contemporains. Cette nouvelle génération doit avoir suivi une école laïque et un enseignement universitaire.

Controverse de Breslau, 1938 : Le chef rabbin de la communauté de Breslau, Salomon Abraham Titkin, est jugé trop traditionaliste, le comité de Breslau étant moderniste et une pétition de 120 membres les poussent à engager un assistant. La communauté de Breslau met ainsi en place un rabbin de la nouvelle école, Abraham Geiger. Controverse importante sur sa nomination exigeant, lors d’un incident ultérieur, l’intervention de la police. Les traditionalistes pensent encore avoir le gouvernement prussien à leurs côtés mais celui-ci se désintéresse de la question et il sera impossible de le renverser. Les orthodoxes s’y opposent car Geiger ne réforme pas uniquement des éléments de la pratique juive, mais touche aux doctrines et aux principes mêmes du Judaïsme traditionnel, selon lui évolutives. (Il y a tout de même un décalage discours – actes chez Geiger étant finalement plus conventionnel que ce que ses propos prétendent.) Il en résulte une division de la communauté en deux sociétés séparées : l’Orthodoxie et la Réforme.

Controverse de Hambourg, ~1842: La communauté du Temple de Hambourg, réformé, vit isolé des autres communautés tant socialement que

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religieusement. Le conflit entre ces derniers et les orthodoxes s’enclenche lorsque l’association du Temple décide de casser cet isolement en 1842. La cause étant que la synagogue voit une tentative d’infiltrer la communauté afin d’y exercer une influence dominante. Leur demande est bien entendu refusée. Le Temple répond à ce rejet par deux éléments : premièrement la construction d’un Temple immense alors que les structures de leurs adversaires tombaient en ruine ; deuxièmement ils publient une nouvelle version de leur livre de prières avec l’intention sous-jacente de le destiner à d’autres communautés que celle du Temple. La question de l’autorisation ou non du livre va jusqu’au sénat d’Hambourg et le Temple assure ses arrières en demandant l’opinion d’autres rabbins. Frankel et Geiger l’approuvent malgré certaines failles, mais arrivent à des conclusions différentes : Frankel pense qu’ils vont trop loin contrairement à Geiger qui pense qu’ils ne l’ont pas assez été.

1846 : Samuel Holdheim, réformiste radical, devient premier rabbin de la communauté réformée de Berlin, il supprime l’hébreu et fait le sabbat le dimanche.

LES TROIS CONFENCES RABBINIQUES :

Participants : rabbins ou prêtres de tout horizon, assez jeunes, nés en Allemagne et exerçant autant dans de grandes communautés comme Francfort, Hambourg ou Breslau, que dans des petites villes. La participation est réservée aux rabbins ou prêtres pratiquants. Les orthodoxes n’y ont jamais assisté. Forme : parlementaire et délibérations publiques. Attaques : outre les opposants à la réforme deux hommes hautement respectés pour leur contribution à la modernisation du savoir juif attaquent l’assemblée : Salomon Judah Rapoport et Frankel. 1. Conférence de Brunswick, 1844 : - Les mariages mixtes ne sont pas interdits tant que l’état permet d’éduquer

les enfants dans la tradition juive. On évite ainsi la question vu qu’à ce moment aucun état allemand ne le permet.

- La patrie du Juif est le lieu de sa naissance et de sa citoyenneté et il doit se soumettre à sa législation.

2. Conférence de Francfort-sur-le-Main, 1845 : - La plus significative des trois rencontres car Z. Frankel rompt avec la

réforme plus radicale que ces partisans proposent. Il diverge fortement sur la question de l’utilisation de l’hébreu dans la prière. En effet, lors de cette conférence, il a été jugé qu’il n’y avait « objectivement pas de nécessité légale » à garder l’hébreu dans les prières, même si « il est subjectivement nécessaire ».

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- Réinterprétation du concept de « mission d’Israël » : selon lequel Israël en tant que nation a la responsabilité d’être un guide pour l’humanité. Israël ne doit plus être considérée comme une nation et les prières pour un retour sur leurs terres comme la création d’un état juif doivent être éliminées.

3. Conférence de Breslau, 1846 : - Dilemme du Sabbat : d’un côté on ne veut pas toucher à ce fondement du

Judaïsme, et de l’autre on doit se soumettre à l’état (repos du dimanche). On décide de redonner signification et importance à ce jour en mettant l’accent sur sa sainteté plutôt que sur son aspect contraignant. De plus des concessions sont faites pour ceux qui travaillent.

- Question de la femme : jusque là mise à l’écart de la vie religieuse et peu instruite. Il est décidé de leur octroyer un enseignement religieux, une cérémonie de confirmation et d’introduire des sermons qui font appel aux deux sexes.

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H A S K A L A

JUDAÏSME CONSERVATEUR

Fondements : Zacharias Frankel et Judaïsme historique

positif ; les changements doivent venir du peuple en son entier et les « besoins de l’époque » ne

peuvent pas tout justifier. Surtout USA : Schechter

Salomon

JUDAÏSME ORTHODOXE

Néo-orthodoxie : Samson Raphaël Hirsch

Solomon Abraham Tiktin

Ultra-orthodoxe :

Moise Sofer

CONFLITS

DESACCORDS DESACCORDS

DESACCORDS

ETATSSoutien ou non selon la région et le moment.

REJET

POUVOIRPOUVOIR

POUVOIR

Laïques : (réf. radicaux) - Amis de la Réforme,

METHODE/APPUI

Judaïsme Réformateur Moïse Mendelssohn

Modérés

Léopold Stein Ludwig Philippson

Israël Jacobson Abraham Geiger

Radical : Samuel Holdheim

Mendel Hess

Science du Judaïsme Léopold Zunz. Fonder une connaissance scientifique du Judaïsme pour pouvoir

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Diffusion de la réforme à travers l’Europe

Cause de la réforme en Allemagne Plusieurs facteurs peuvent expliquer pourquoi la Réforme a démarré en Allemagne au début du 19ème siècle

1) Démographie : la population juive est d’environ 400.000 âmes et est donc très diversifiées. Ainsi bien que minoritaires au départ les réformés se sont groupés et ont donc pu créer leurs propres institutions comme à Hambourg et à Berlin

2) Processus d’acculturation en marche : de nombreux juifs commençaient à éprouver un certain sentiment de malaise, se trouvant souvent dans une situation où ils se voient coincés entre deux société très différentes mais auxquelles certains se sentent également liés : la société allemande ou plus généralement occidentale et la culture juive.

3) Position sociale occupée par les juifs : leur situation politique et sociale

pouvait très vite basculer suivant le régime en place. L’attitude des gouvernements à leur égard oscillait généralement entre le désir de les intégrer voire de les assimiler à un rejet plus ou moins marqué envers eux et au meilleure des cas une certaine indifférence. La question se posait alors pour les juifs de la place qu’ils devaient occuper dans la société dans laquelle ils vivaient. C’était une question importante car elle renvoyait à la question l’élément national de l’identité juive. était-elle encore concevable dans les sociétés nations qui émergeaient ? était-elle réalisable ? certains réformateurs souhaitaient simplement l’éliminer de l’identité juive au profit d’une émancipation sociale, économique et politique.

4) influence de la réforme luthérienne qui donna un élan idéologique à

certains mouvements réformateurs surtout au niveau théologique. Dans la société allemande où la réforme luthérienne s’était imposée, le religion était définie comme relevant du privée, d’une relation direct entre le croyant et son Dieu sans passer par les intermédiaires hiérarchique d’un clergé. Durant le 18ème siècle, la religion protestante se des idées sur le rationalisme et l’universalisme des lumières

5) nouveau leadership religieux qui se développa au cours des siècles et

l’émergence de certaines idées notamment grâce à l’arrivée de rabbins plus jeunes et ayant de plus en plus suivi une double éducation : juive et séculaire.

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Régions Copenhague

- assez grande communauté juifs acculturés. - réformes entreprises au niveau de l’éducation

o 1805 la première école moderne et quelques années plus tard une école identique pour les filles.

- 29 mars 1814, décret royal qui octroie à 2000 juifs des droits civiques - Mendel Levin Nathanson, un riche homme d’affaire a été à l’origine de

l’ouverture d’écoles libres à Copenhague et joua un rôle important dans la proclamation du décret royal qui assurait l’égalité quasi totale des Juifs. C’est lui également qui permit à Mannheimer de se faire nominer en tant que catéchiste royale.

- communauté divisée en une dizaine de groupes de prière

Vienne - 19éme siècle présence juive est simplement tolérée - jusqu’en 1811, la communauté n’aura pas le droit de construire une

synagogue publique, elle ne sera pas reconnue comme étant une communauté religieuse et les rabbins ne seront reconnus qu’au titre de contrôleur de la viande kasher. Il n’y aura aucune émancipation sur le statut des juifs jusqu’à la révolution de 1848

- les juifs riches éduquaient leurs enfants à la maison et seule les pauvres envoyaient leurs petit à l’école juive.

- énormément de conversion au christianisme. - désir de moderniser le culte religieux, à l’exemple de ce qui avait été fait

ailleurs en Europe et surtout en Allemagne. - 22 janvier 1820, un décret ordonne que les services religieux se fassent en

langue vernaculaire. - 9 avril 1926 l’ouverture de la nouvelle synagogue qui donne aux juifs une

présence publique. - réforme surtout dans la forme (bâtiment moderne, cérémonie plus vive :

Chants allemands, réduction de piytim, élimination du kol nidre) plus que dans le fond (contenu théologique)

Prague

- 10000 juifs à Prague. C’est alors une des plus grande communauté d’Europe

- elle possède 9 synagogues publiques - des rabbins parmi les disciples et les mystiques les plus notables

d’Europe.

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- communauté très ouverte sur son environnement extérieure avec un certains nombres de maskilim modérés très actifs.

- en 1781, l’édit de tolérance de Joseph II - de légères réformes équivalentes à celles de Vienne se produisirent

partout en Bohème. Galice

- communauté de 350.000 juifs, majoritairement de condition modeste. - communauté très conservatrice - Nachman Krochmal (1785-1840) réflexions philosophiques autour de la

philosophie juive - Joseph Perl (1773-1839) crée la première école juive moderne de Galice

en 1813 à Tarnopol. - violente confrontation dans la commune de Lemberg où un rabbin nommé

Kohn (1807-1848) à orientation modéré ainsi que son jeune fils furent assassinés pour des raisons idéologiques mais également politique et financière.

Hongrie

- très forte présence de l’orthodoxie. - la communauté juive vivait surtout dans les campagnes loin de la

Haskalah. - premiers désirs de réforme vinrent des juifs immigrés - jusqu’à la révolution il y a un nombre restreint de réformistes. - réformes inspirées du rite viennois dont le nouveau service débuta en

1827. - deux rites distincts sur le sol hongrois mais unité maintenue notamment

avec Low Schwab devenu rabbin en 1836 qui alternait en donnant des sermons dans le style moderne au Temple et dans le style anciens à la synagogue.

- 1852 : vague de conservatisme au niveau du gouvernement La France catholique

- terrain peu favorable aux mouvements de réforme. - l’identité religieuse ne représentait plus qu’une partie (parmi d’autres) de

l’identité d’une personne. - la religion, judaïsme inclus est reléguée à la sphère privée. - la communauté juive cherche avant tout l’intégration économique et

sociale de ses membres. - très peu de littératures et de mouvements réformateurs. Pas de leadership

religieux et intellectuel - Orly Terquem ou l’enfant terrible du judaïsme de tendance radicale

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- Samuel Cahen (1796-1862) modéré qui cherche plutôt à améliorer ou modifier le judaïsme plutôt que de le réformer et veut éviter le schisme apparu en Allemagne

- des changements se feront tout de même au sein de la communauté juive française

Italie du Nord

- pas de mouvement de réforme connu. - les juifs d’Italie sont intégrés dans la société et participent librement à la

culture italienne. - leurs enfants reçoivent une double éducation : séculaire et - le culte déjà très moderne pour l’époque : le sermon est donné en italien,

l’orgue n’est pas considéré comme un instrument typiquement chrétien,…

Angleterre - petite communauté de 35000 en 1851 dont les deux tiers habitent à

Londres. - toutes les catégories sociales sont présentes (pauvres, classe moyenne,

riches) - faible niveau d’éducation aussi bien juive que non juive. - communauté de plus en plus éloignée de la religion - peu de gens demandent une révision du judaïsme. - le plus radical : Isaac Disraeli. Pour lui ce qui est immuable sans le

judaïsme sa philosophie - autres réformateurs demandent souvent d’adhérer à la Bible (textes écrits)

et de se débarrasser de la tradition orale. - parallèle avec la réforme (anglaise entre autres) pour qui le retour au texte

plus que l’autorité papale est importante. - la communauté réformée n’arrivera jamais à vraiment étendre son

influence au reste de la communauté juive. - ennemis influents - caractère des anglais très attaché à la tradition des - pas de leadership fort - des modifications apparaîtront avec le temps également à l’intérieur de

l’Eglise traditionnelle, rendant commun ce qui dans le passé aurait passé comme révolutionnaire.

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La réforme classique du judaïsme aux Etats-Unis

aux 19ème et 20ème siècles Présenté par Leonhardt Simone, Valencia Jorge, Kummer Benoît

1. Introduction

Au début du 19ème siècle, de nombreux émigrés allemands partirent vers les

Etats-Unis principalement pour échapper aux répressions du gouvernement mais

aussi pour des raisons purement économiques. Parmi les émigrés, de nombreux

juifs étaient également dans l’espoir d’y trouver une nouvelle « Terre Promise ».

Ces juifs allemands voyaient dans les Etats-Unis une terre libre, plus accessible

que la Palestine où ils pourraient créer un nouveau centre identitaire et culturel

de leur religion. Réunis dans cet espoir et menés par des rabbins charismatiques

ils s’éloignèrent de la pure tradition hébraïque et adaptèrent leur foi à leur terre

d’accueil. Dans cette optique réformatrice de nombreuses querelles surgirent

suite aux désaccords de leurs rabbins dont les idées divergeaient de façon

notable. On ne parvenait pas à trouver un compromis même si l’objectif

demeurait fort et commun, à savoir un judaïsme fondé sur l’idée d’unité et

d’identité et d’intégration à la modernité.

Notre démarche consiste à suivre l’évolution de cette idée réformiste d’un

judaïsme uni et américain, de savoir si elle aboutira ou si les objectifs vont être

anéantis par les multiples querelles et désaccords.

2. Amérique: Le mouvement réformiste de la Terre Promise

La situation du judaïsme juste avant la première guerre mondiale en Europe

n’était pas réformiste, pour ainsi dire. En Allemagne il y avait un judaïsme

libéral qui opprimait la plus part des juifs hongrois. De pareilles tendances

existaient aussi dans la réforme anglaise, dans les synagogues françaises, en

Autriche et dans les synagogues de l’Europe de l’Est.

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Les gouvernements en général ne voulaient pas d’une réforme en raison du

contrôle renforcé dont il aurait du faire preuve et les juifs non plus sous peine

d’affaiblir l’unité hébraïque. Pour les juifs européens une réforme consistait

surtout en une rébellion contre une tradition établie depuis longtemps et en une

lutte contre un leadership profondément enraciné : une réforme signifiait le

renversement d’une structure autoritaire et d’un mode de vie qui dominaient

depuis des siècles. Le peuple des juifs a toujours été considéré comme un peuple

outsider.

En comparaison avec l’Europe, l’Amérique n’affichait aucune tendance pareille

envers la réforme. Il n’y existait ni un contrôle gouvernemental des religions, ni

une église conservatrice établie. Au contraire, il y avait une compétition entre les

paroisses et sectes pour gagner des membres. A cette époque vivaient environ

600 personnes à Charleston, South Carolina où, en 1750, ils ont formé la

paroisse Kaal Kodesh Beth Elohim, la cinquième congrégation juive en

Amérique.

Pour unir tous les coreligionnaires, les réformateurs juifs de Beth Elohim

appelaient à une réforme pour tous les juifs américains. Leur leader s’appelait

Isaac Harby.

En 1836 Gustavus Poznanzki est devenu le nouveau président de Beth Elohim et

malgré les espérances de la commune, il suivait une optique réformatrice assez

poussée. Etant un musicien très doué, il introduisit la musique de l’orgue dans la

synagogue et soutenait les messes haranguées en dialecte.

En raison de ces derniers faits, les traditionalistes de Beth Elohim rompaient

avec l’ancienne congrégation et fondaient en 1841 la leur du nom de Shearith

Israel, d’après le nom de la congrégation juive la plus longtemps établie en

Amérique. Ce fut Poznanzki qui dit l’un des premiers que les Etats-Unis étaient

la nouvelle Palestine – que la Terre Promise des juifs maintenant s’appelait

l’Amérique.

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A la fin de la première vague de réformes à Charleston il y restait deux

congrégations : la première, Shearith Israel qui servait les orthodoxes et la

deuxième, Beth Elohim appartenant aux réformateurs.

Jusqu’à 1840 il n’y existait aucun rabbin ordonné et le mariage mixte n’était pas

une exception. Pour les Américains, le judaïsme légué signifiait un phénomène

du vieux monde. Les intérêts de l’homme libre en Amérique venaient avant ceux

de l’état ou de l’église. Sous le prédicat de l’unitarianisme, des puritains, des

évangélistes et des libéraux tous pouvaient vivre leur foi et leur religion

personnelle en tant qu’américain. Les juifs eux aussi pouvaient compter sur une

large diffusion de leur religion, il n’existait aux Etats-Unis aucune religion

nationale.

Après 170 ans de judaïsme en Amérique, en 1824, il y avait les premières

rumeurs d’une réforme. A l’époque il y avait à peu près 5000 juifs qui y vivaient

et la plupart d’entre eux parlaient l’anglais. Tous suivaient le Sephardi rite qui

venait à l’origine de la péninsule ibérique.

L’américanisation de la réforme

L’idée d’une réforme religieuse commençait à se diffuser dès 1840. A l’époque,

il y avait déjà des congrégations réformistes à Charleston, Baltimore, New York,

Albany et Cincinnati. En 1875 la majorité des 250'000 juifs américains venait

des pays germanophones. La plus part d’eux n’était pas très cultivé, venant en

Amérique pour des raisons politiques et économiques. Plusieurs laïc essayaient

de faire une réforme, soit des laïc en Baltimore qui fondaient l’association Har

Sinai soit l’Allemand Leo Merzbacher de la congrégation Emanu-El, qui

prêchait seulement en allemand. Mais, en 1840, il manquait toujours un leader

qui possédait la même influence que Isaac Leeser.

Isaac Mayer Wise est né en 1819 à Steingrub en Bohème qui était à cette époque

une propriété tchèque. Il a fréquenté beaucoup d’écoles juives en Bohème et il a

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étudié à Prague et à Vienne. Il était très doué et à l’âge de 23 ans, en 1842, il

reçut le titre de rabbin. Il décida d’émigrer en Amérique à cause des restrictions

qui existaient encore contre les juifs.

En 1846 il arriva à New York. Peu après, le compositeur et joueur passionné

d’orgue devint rabbin de la congrégation Beth El à Albany. Pendant quatre ans il

entreprit des réformes, comme par exemple le chant choral, l’augmentation de

l’âge de la confirmation et le mélange des hommes et des femmes dans les

synagogues. En 1850, le matin du nouvel an juif, il fut destitué. Beth El se divisa

en deux parties : la congrégation de Anshe Emet qui signifie « Hommes de la

Vérité » et une autre qui garda le nom de Beth El mais qui renonça aux

changements réformistes apportés par Wise. Mais celui-ci continuait avec sa

volonté d’unir les juifs américains. Quatre ans plus tard, il quitta Albany pour

être rabbin de Bene Yeshurun à Cincinnati dans l’Ohio. Depuis là-bas il tentait

encore de créer une union des congrégations juives malgré les rabbins

orthodoxes qui refusaient l’idée d’un judaïsme réformé. En 1855 il organisa la

Cleveland Rabbinical Conference qui décida une union fondée largement sur les

tendances du judaïsme américain. Là-bas, neuf rabbins ont signé l’approche qui

appelait à la délibération en union, un synode régulière, une liturgie commune et

un plan pour l’éducation juive. De plus la conférence adoptait l’exigence d’un

synode des congrégations proposée par Merzbacher, Leeser et Wise. Wise

croyait qu’avec ce synode envisagé, la faction de la réforme réussirait et en

même temps il composait des hymnes triomphants. Pour mieux unir tous les

juifs, il publia un journal hebdomadaire qui s’appelait Israelite. Il se voyait dans

le rôle d’intermédiaire religieux du monde civilisé. Jusqu’à sa mort, en dépit

des coups du sort, il soutint l’union des congrégations, la production d’un livre

de prières commun et la construction d’un collège pour éduquer et entraîner les

rabbins américains.

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Une partie de ses rêves s’accomplit quand en 1873 des délégués de 34

congrégations réformistes s’unirent à Cincinnati et organisèrent l’Union of

American Hebrew Congregations. Deux ans plus tard, il est devenu professeur

au Hebrew Union College, le premier séminaire juif aux Etats Unis, formé par

l’UAHC. Par ailleurs, il a organisé la Central Conference of American Rabbis en

1889 dont il fut président jusqu’à sa mort en 1900.

Wise et Einhorn furent deux hommes de caractères très différents. Le rabbin de

Cincinnati fut beaucoup de fois accommodant, dynamique, plutôt imprudent

avec ses expressions, Einhorn au contraire était réservé, savant, très sérieux et

prudent en formulant ses opinions.

Ce dernier inspirait le respect, était enthousiaste, il possédait toutes les qualités

d’un intellectuel, pas d’un leader populaire comme Wise. Wise représenta

pendant plusieurs années la réforme américaine modérée, mais à la fin du siècle

ce fut la réforme radicale d’Einhorn, qui représentait la réforme en Amérique.

Pour Einhorn la révélation ne s’est jamais arrêtée. Il remarquait que la révélation

était inhérente à l’esprit humain depuis le commencement de l’univers, et pas

seulement dans l’histoire juive.

Il lui importait plus la liberté religieuse que l’aspect politique de celle-ci.

Les causes de la première étape de l’immigration étaient surtout l’oppression de

la religion et des leaders religieux européens par la situation politique en

Europe. Il n’existait pas encore un leader principal. Mais l’objectif était déjà très

clair : il s’agissait de diffuser efficacement et rapidement leur foi à l’aide de

mouvements différents. A l’époque on espérait encore que le judaïsme devienne

la religion mondiale ou au minimum la principale religion américaine.

Avec le temps les croyants aspirèrent à un leader qui pourrait unir toutes les

congrégations dont la majorité venaient originalement des pays européen. Le

premier rabbin qui bénéficia d’un grand soutient de ses membres était Isaac

Leeser et après lui le réformateur modéré Isaac Mayer Wise.

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Les objectifs des juifs américains étaient la création un judaïsme fort et commun

en Amérique et l’unité entre les juifs mais ce ne fut pas le cas. La faction autour

de Mayer Wise se sépara et il semble que Wise fut trop enthousiaste avec ses

idées de la réforme, introduisant des innovations liturgiques. Par la suite

l’opposition la plus forte ne venait pas de la partie orthodoxe mais plutôt du

milieu du mouvement réformiste américain.

Dans une troisième phase en Amérique on voyait l’idéologie Mayer Wise

comme de la tromperie et on attendait un nouveau leader juif américain. C’était

à cette même époque que David Einhorn commençait avec sa réforme radicale.

Il se développait une grande concurrence entre les deux leaders de caractères

très différents. A la fin de cette époque restait une réforme incomplète et

effrangée d’Einhorn.

La période faste et la le début des discordes

La période qui suit directement la guerre civile est, pour les Juifs américains,

une période faste. Ils vont amasser une richesse considérable pendant la guerre

et en profiter pour édifier de nouvelles synagogues toujours plus grandes et plus

belles. Entre 1860 et 1870, leur nombre va doubler. On passera de 77

synagogues d’une capacité totale de 34412 fidèles en 1860 à 152 édifices pour

une capacité de 73256. Une des raisons majeures d’une telle prolifération réside

certainement dans cette volonté de faire des Etats-Unis la nouvelle Terre

Promise des Juifs du monde, de créer dans ce pays la plus grande et la plus

influente communauté, en somme, de faire des Etats-Unis le centre du Judaïsme.

Si cette idée est généralement acquise auprès des réformateurs, une série de

querelles vont néanmoins apparaître sur des questions plus pointues concernant

la tradition du Judaïsme et les pratiques qui en découlent.

Une des premières discordes va surgir après l’installation d’un orgue par la

communauté de Wise dans la grandiose synagogue de Cincinnati. Les

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traditionalistes reprochèrent à cet instrument de ne pas appartenir à la culture

juive mais chrétienne et accusèrent, en outre la nouvelle tendance à remplacer

les chœurs juifs par d’autres, chrétiens par exemple.

Toujours dans le cadre de la rivalité entre orthodoxes ( les traditionalistes) et

réformateurs, on peut noter que, dans les synagogues des réformateurs, le châle

du prêtre officiant est progressivement supprimé malgré les protestations

orthodoxes.

Une autre discorde va, elle, tourner autour d’un aspect nettement plus

primordial : le livre de prière. Dans beaucoup de ces nouvelles synagogues, une

nouvelle tendance consistant à abréger ou modifie le livre de prière va se

propager. On peut distinguer deux premiers camps, les orthodoxes et les

réformateurs. Si les premiers sont pour une lecture du traditionnel livre de prière

du conservateur Benjamin Stolz, les seconds, eux, vont se procurer leur propre

et nouveau livre de prière. La congrégation de Wise va opter pour le « Minag

America », tandis que celle de Einhorn pour le « Olat Tamid ». La querelle qui

va entourer le livre de prière utilisé pendant la liturgie est d’une importance

capitale. Il faut noter ici que la querelle se situe encore à ce moment, c’est à dire

en gros avant 1870, entre deux partis : les orthodoxes et les réformateurs mais,

petit à petit, le mouvement orthodoxe va être supplanté et laisser place à une

nouvelle querelle entre réformateurs et, plus spécifiquement, entre la

congrégation de Wise et celle de Einhorn.

Le grand défenseur d’une américanisation du Judaïsme est, dans conteste, Wise.

Il se donne comme principal objectif l’union des Juifs américains et considère

que la réflexion talmudique, comme elle se pratique en Allemagne, est démodée

et, surtout, qu’elle est loin de représenter la vraie préoccupation des Juifs

américains. Il faut, selon lui, adapter le Judaïsme à la société américaine

moderne.

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Face à cette vision des choses, Einhorn est, lui, fervent défenseur de la

germanisation. L’origine de la querelle est, tout d’abord, d’ordre linguistique. En

effet, les Juifs d’Amérique sont majoritairement des Allemands émigrés qui ont

conservé leur langue, par nostalgie si l’on peut dire. Dans les écoles juives, au

cours des liturgies et des sermons, c’est toujours l’allemand qui est utilisé et si

l’anglais, la langue nationale, se parle dans les rues, c’est toujours l’Allemand

qui a parlé dans les synagogues. Ceux qui sont pour conserver cette tendance

sont donc, comme Einhorn, les adeptes de la germanisation tandis que ceux qui

désirent un Judaïsme américain à part entière et non un Judaïsme d’Allemands

émigrés appartiennent, comme Wise, au mouvement de l’américanisation.

En réponse au succède Wise, de ses théories et, surtout, de son livre de prière, le

Minhag America, les adeptes de germanisation et Einhorn en particulier, vont

lancer un journal : « le Jewish Times ». Ce dernier va violemment critiquer les

positions de Wise.

Dans un soucis de retrouver une union entre les congrégations juives et dans une

volonté commune d’établir des bases et des compromis dans l’intérêt général de

la réforme, on va organiser dans la demeure à Philadelphie de Hirsh, un rabbin

plutôt radical, une conférence rabbinique. Celle-ci eut lieu en toute intimité, on y

parla allemand, ce qui n'est guère étonnant puisque l’initiative provenait du

camps de la germanisation. (D’ailleurs, Wise arriva avec un jour de retard…)

Sans entrer dans les détails de la conférence, il convient de diviser en deux

parties ce qui est ressorti des débats. La première partie de la conférence se

donnait comme objectif une entente entre tous les rabbins sur ce que l’on

pourrait définir comme les bases immuables du Judaïsme, ce que la réforme ne

devait pas changer. Tous, en effet, souhaitaient que leur réforme ait une base

théologique solide, un objectif clair. Ce qui en ressort n’est guère étonnant mais

suffisant : premièrement les buts véritables d’Israel sont l’union et le

messianisme, deuxièmement la langue officielle est et reste l’Hébreu enfin,

l’âme est immortelle. En résumé, on se mit d’accord sur des sujets qui ne

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provoquaient pas, finalement, de disputes. Ces conclusions consistent en une

sorte de confirmation des valeurs de la religion juive, les questions « de détails »

doivent être abordées en second plan.

La deuxième partie de la conférence traita justement des aspects secondaires.

Or, bien qu’ils paraissent d’ordre mineur, ceux-ci déterminent, somme toutes, le

quotidien du Juif et provoquèrent de nombreuses divisons tout au long de cette

réforme. En effet, si l’idée de réformation dans le but de la création d’un centre

juif mondial aux Etats-Unis est partagée par tous (si l’on excepte, comme

toujours, les orthodoxes désormais en nombre insignifiant), les réformateurs ne

réussirent pas à se mettre d’accord sur des questions comme le mariage mixte, le

divorce, la circoncision, … etc. Certains étaient désireux de réformer de façon

radicale le Judaïsme tandis que d’autres avaient des positions moins tranchées et

insistaient sur la nécessité de conserver certains aspects du Judaïsme de leurs

ancêtres, c’est à dire plus ou moins traditionnel.

Si l’on reprend la question du livre de prière et des débats qu’il va soulever à

maintes reprises, tous sont pour une nouvelle version qui réponde aux attentes

de la réforme : la version orthodoxe va être dès le début écartée et ce, dans une

mouvance de renouveau, de réformation. Cependant, jusqu’au bout, les

réformateurs ne parviendront pas à s’entendre sur le nouveau livre de prière qui

devait être adopté et les discordes vont se succéder. La conférence de

Philadelphie va relancer le sujet sensible et intensifier encore plus violemment la

mésentente. Plusieurs suggestions vont être émises comme, par exemple, celle

de Einhorn qui proposa d’imposer une fois pour toute un livre de prière commun

à toutes les congrégations. L’idée était louable mais elle fut rejetée avec énergie

par ses opposants. On peut dire, peut-être, que derrière une volonté d’union

sincère, alimentée, il est clair, par un sentiment d’appartenance à la même

communauté minoritaire et même Religion, se cache un désir de chaque rabbin

influent d’imposer sa réforme jugée comme la meilleure pour le peuple juif, et,

pour ce faire, son livre de prière et ses pratiques. Pour exprimer ces propos on

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peut relever, par exemple, la proposition de Wise d’écrire un nouveau livre de

prière mais sur les bases du Minhag America, son livre de prière… Les

exemples sont nombreux et il ne s’agit pas de faire ici une liste exhaustive de

ceux-ci mais on peut éventuellement en tirer cette conclusion qui est que, si les

rabbins ne renoncent pas à l’idée d’une union ni à leurs propres convictions

quant aux bases du Judaïsme, ils ne sont pas pour autant enclin à accepter ni le

livre de prière ni l’ensemble des positions réformistes d’un autre, craignant

d’être perçu aux yeux de leurs collègues et des autres congrégations comme

faibles. Cette période de discorde doit être perçu comme une guerre théologique

d’influence entre rabbins uniquement, une succession de débats subtils au cours

desquels il s’agit de ne pas perdre la face.

Malgré la continuité des querelles, l’auteur souligne une unité éphémère au

début des années septante. En effet, la vie juive ne se résume pas aux

synagogues et aux débats lors des conférences rabbiniques. Cette unité eut lieu

malgré que les rabbins, pointus sur certaines questions et en perpétuel désaccord

quant à certains aspects de la pratique et des rites du Judaïsme, ne parvenaient

pas s’entendre et à œuvrer communément pour l’avancée de la réforme. Le Juif

américain de l’époque est plongé dans un système libéral caractérisé par

l’individualisme et axé intégralement sur le profit et le rendement. La société

américaine du XIXème est en pleine expansion économique et les Juifs

commencent à percevoir ce libéralisme comme une menace du sentiment

religieux. En d’autres termes ils craignent que ce système n’affaiblisse leur

identité juive, disperse, à cause de l’individualisme, l’esprit communautaire, ce

sentiment d’appartenir, on l’a vu, à une culture spécifique, à un peuple réuni

autour de la même foi et des mêmes valeurs.

La réforme « Classique » est définie par l’auteur comme le plus grand

éloignement du Judaïsme orthodoxe et conservateur. Les idées, bien que

divergentes quant à certains aspects, des réformateurs vont, pour ainsi dire,

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porter leurs fruits et il n’est, en tout cas, plus question d’orthodoxie chez les

Juifs américains. Ce radicalisme passe essentiellement par l’enseignement non

plus uniquement du Judaïsme mais aussi de la critique Biblique, du Darwinisme

et des sciences naturelles. C’est un Judaïsme résolument moderne et adapté à la

culture américaine qui a surgi, dans lequel est mis en avant une éthique juive et

une idée d’universalisme dominant. Cette réforme fut fixée par la réunion de

Pittsburgh (The Pittsburgh platform) où de nombreux thèmes furent abordés

soulevant une multitude de débats mais dont il ressort les deux buts définitifs de

la réforme qui sont un universalisme non sectaire et une expression plus

traditionnelle du Judaïsme. En gros, on veut un Judaïsme ouvert, moderne et

intégré mais conservant les valeurs traditionnelles qui lui sont propres, au nom

de l’identité juive.

La réforme dite « classique » du judaïsme aux Etats-Unis se proposait avant tout

et comme but principal le maintien, ou vu sous un autre angle la création d’une

nouvelle unité et identité juive au sein de ce Nouveau Continent, prometteur et

considéré par une grande partie des réformateurs comme la « Nouvelle Terre

Promise » en substitution à l’état d’Israël :

« Wise gave relatively less credit to the German Reformers of the nineteenth

century, for the future of the movement by then, he believed, lay in America. A

new stage in Jewish had begun on this side of the ocean. Late in life he wrote :

« American Judaism, Judaism reformed and reconstructed by the beneficient

influence of political liberty and progressive enlightenment, is the youngest

offspring of the ancient and venerable faith of Israel…It is the Amercan phase of

Judaism. » »1

Tous les espoirs sont tournés vers cette Amérique moderne qui devrait devenir le

nouveau centre identitaire et spirituel du peuple élu, le nouveau point de départ 1 P. 241

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du judaïsme messianique. Le retour à un judaïsme prophétique, plus pur et basé

sur la foi en Dieu et l’amour des hommes est perçu comme la clef de voûte pour

la création de cette nouvelle communauté juive américaine prête à faire des

sacrifices pour s’intégrer à ce nouveau monde, pour faire face aux exigences

d’un capitalisme sauvage et complètement déréglé.

Les réformateurs ont donc dès le début de la réforme classique tenté de

minimiser le rôle des symboles et des rituels qui n’apportent finalement que très

peu au fidèle, encombrent le judaïsme de vieilleries et ne lui permettent pas de

répondre de façon satisfaisante aux demandes de la modernité. De grands débats

ont eu lieu au sein même du judaïsme, des congrégations, des synodes et des

réunions ont vu le jour pour essayer de retrouver un certain équilibre religieux

et permettre un dialogue.

Plusieurs partis juifs américains ainsi que le CCAR (Central Conference of

American Rabbis) et l’ HUC (Hebrew Union College) … ont également été

créés pendant cette période de la fin du 19ème siècle.

La volonté d’intégrer le peuple juif à la modernité a parfois mené à de fortes

tensions entre les réformateurs et les conservateurs, mais aussi et bien plus

souvent au sein même des réformateurs. L’un des sujets de conversation les plus

problématique est certainement le jour du Sabbat. Certains juifs « extrêmement

modernes » étaient prêts à abandonner le samedi, le jour officiel du Sabbat, pour

le dimanche et ainsi permettre à une plus vaste majorité de juifs de participer

aux services religieux offerts par la communauté ecclésiastique juive. En effet

en raison de la dureté du système capitaliste américain nombreux étaient les juifs

obligés de travailler le samedi et ne pouvant participer au service religieux. En

conséquence les personnes présentes le samedi étaient surtout des retraités, des

enfants et des femmes.

La situation n’a pas vraiment changé malgré les demandes, le jour du Sabbat est

resté le même, à savoir le samedi quoique quelques services religieux ont été

offerts le dimanche par certains rabbins.

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De nombreux autres débats ont eu lieu au sein du judaïsme par rapport aux

mariages mixtes, aux conversions et aux enterrements, à la crémation, à la

suppression de certains passages exprimant la cruauté ou la vengeance, à

l’élimination de passages en hébreux, à la nature de la juiveté :

« In 1907 the Union Hagadah appeared, providing a Passover eve home ritual

that eliminated all passages which expressed cruelty or vengence (the Ten

Plagues, the petition that God spill out His wrath on the Gentiles who did not

know Him), or which indulged in a fanciful exegesis that violated sober

rationality. »2

Peu importe au fond de savoir qui était pour tel point ou tel autre, pour

l’abolition des rituels ou des symboles ou pas, l’essentiel est de retenir que toute

cette discorde au sein du judaïsme est née de la volonté de la communauté

religieuse juive d’intégrer le peuple juif à la modernité américaine, à ce monde

rationnel, en d’autres termes d’américaniser les juifs vivant aux Etats-Unis, de

créer une nouvelle unité et identité juive au sein de ce continent perçu comme la

« Nouvelle Terre Promise ».

D’un idéalisme prophétique à une justice sociale

La réforme classique a évidemment évolué tout au long des années, son contenu

a changé selon l’intervention de tel ou tel acteur, des différentes revendications

personnelles, de l’appartenance politique, sociale, religieuse ou laïque des

personnes…

Les premières revendications de la réforme classique ont plutôt été de niveau

théorique et abstrait, la volonté de revenir à un judaïsme prophétique, plus pur.

Par la suite il y a eu un renversement de tendance, une envie croissante 2 p.280

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d’appliquer ce côté théorique (prophétique) à la société américaine, de passer

d’un judaïsme prophétique à un judaïsme qui propose des voies sociales

spécifiques. Emil G. Hirsch, l’un des réformateurs les plus en vue de ce moment

parlait de lutte contre le « laissez-faire capitalism » et de préoccupations au

niveau social :

« Emil G. Hirsch was exceptional when, as early as the late eighties and

nineties, in the wake of increasingly violent strikes and riots, he spoke out

forcefully against laissez-faire capitalism. Hirsch condemned the sweatshops

and argued in favor of the six-day work week, unemployment insurance, and

provisions for workers’old age. »3

Il ne nous faut tout de même pas croire que ce judaïsme social est apparu

comme par enchantement et à la volonté de tous. Pendant les années 1880-1890

la majorité des rabbins craignait de loin plus le socialisme que les horreurs

engendrées par les excès du capitalisme et prêchait la morale personnelle plutôt

que l’action publique. Si la société américaine avait ses problèmes, ils ne

résidaient pas dans le système lui-même mais dans un manque de caractère

personnel tout comme le pensait monsieur Berkowitz :

« …let the workers ‘’vanquish sloth’’ and the employers check their greed. A

higher level of individual conduct would then dissolve class enmity. »4

Une collaboration interreligieuse entre le mouvement progressif américain, le

gospel social et les juifs sociaux a permis de faire avancer les choses et de

changer ces mentalités un temps soi peu rétrogrades. On ne s’occupe plus

vraiment des problèmes liés à la pratique religieuse (conversion…) ou à la

3 p.287 4 p.287

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liturgie mais de l’esclavage des blancs, des maladies vénériennes, des conditions

de travail et de la délinquance juvénile, du travail des enfants, des quotas de

restriction par rapport à l’immigration, de la xénophobie et de l’anti-sémitisme

croissants…

En 1918 le CCAR a même adopté une déclaration de principes qui appelait à

une distribution équitable des profits industriels, aux 8 heures de travail

quotidien, à l’abolition du travail des enfants, à l’assurance maladie…

Ces revendications sociales n’ont pas lieu uniquement au sein de la société

américaine mais aussi à l’intérieur du judaïsme lui-même. On commence à se

préoccuper du statut de la femme par rapport à l’homme, à ses droits dans les

synagogues, à ses devoirs... et il est à reconnaître que la situation de la femme a

évolué de façon admirable malgré l’opposition de certains milieux conservateurs

et même de certaines femmes et que la mentalité masculine s’est modernisée, à

l’instar de celle du réformateur Kaufmann Kohler :

« Kaufmann Kohler held up and ideal of gentle feminity and doubted that i twas

woman’s vocation ‘’to become a man’’. But he decried the discrimination

against women in traditional Judaism and early declared that the synagogues,

too long dominated by the petty commercialism of the men, required the

idealism of women’s spirit. He even added : ‘’Yes we need Reform Jewish

leaders from the feminine sex.’’ »5

Une autre lutte avait lieu au sein du judaïsme, celle pour la démocratisation des

synagogues. En effet il était courant que les meilleurs bancs à l’intérieur des

synagogues soient assignés aux personnes les plus fortunées en raison de

quelques monnaies et que les individus les plus pauvres se retrouvent au fond ou

même dehors de leur lieu de prière commun. En 1911 le processus de

démocratisation s’est accéléré et en 1917 est sorti le modèle de constitution 5 p.285

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d’une synagogue devant respecter 3 points fondamentaux, à savoir que les bancs

ne peuvent être assignés à quiconque, que les synagogues sont ouvertes à tout le

monde sans tenir compte des ressources financières et que le droit de vote à

l’intérieur de celles-ci est universel.

Toute la lutte sociale du judaïsme au sein de la société américaine et en son for

même ne se résume pas aux quelques points cités précédemment mais ils nous

permettent de comprendre le changement de préoccupations et d’application de

la réforme classique, le passage d’un judaïsme prophétique à un judaïsme plus

pratique qui se bat contre les injustices sociales.

Réforme de l’éducation juive

Le mouvement réformiste ne s’est pas seulement intéressé aux injustices

sociales et aux questions liturgiques. Il a également déployé une énergie

considérable à l’amélioration du système éducationnel juif, jusqu’alors pauvre

en matière d’enseignement et peu fréquenté par la deuxième génération des juifs

immigrés venant de l’Allemagne et de l’Europe de l’est.

S’il nous faut citer un nom en particulier c’est bien celui d’Emanuel Gamoran

qui a présidé le système éducationnel de 1923 à 1958 et lui a redonné une

deuxième vie et a permis aux jeunes juifs américains de mieux s’identifier à leur

peuple, à leur origine ethnique.

L’intention principale de Gamoran était de toute évidence de perfectionner le

système afin de permettre aux jeunes juifs de s’intégrer plus facilement à la

modernité, l’éducation selon lui étant synonyme de socialisation avant tout. Il

pensait pouvoir atteindre cet objectif de socialisation en augmentant tout d’abord

le budget destiné à l’éducation afin de proposer des activités et des projets aux

étudiants et non pas seulement un cursus théorique. Gamoran étant lui-même un

fervent partisan du sionisme il s’était également proposé d’élargir l’offre

d’enseignement de l’hébreu afin de préserver leur identité culturelle hébraïque

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au sein des nouvelles générations. Il voulait également donner accès à une

éducation religieuse à toutes les familles juives vivant dans des zones reculées.

Les conséquences de l’implication personnelle d’Emanuel Gamoran dans la

réforme de l’éducation juive ont été plus qu’importantes. Si en 1924 le système

était extrêmement pauvre au niveau quantitatif et qualitatif, 24 ans plus tard, en

1948 l’offre et la demande avait pratiquement doublé dans une large partie de

l’enseignement. La durée des cours a nettement augmenté et l’hébreu s’enseigne

et s’étudie également plus. Vu l’orientation politique sioniste de Gamoran le

sionisme a également pénétré dans le système grâce à la littérature. On étudie de

nouveau les prophètes, leur enseignement, on retourne aux sources en d’autres

morts et la liberté d’expression est de plus en plus respectée.

Nombreux sont les changements qui ont été effectués entre 1923 et 1958 au sein

de l’éducation juive mais ce qu’il est nécessaire de souligner c’est la volonté

constante et dans tous les domaines d’intégrer le judaïsme à cette nouvelle

culture capitaliste tout en préservant leur identité et unité pendant plus d’un

demi siècle et cela jusqu’à l’entre deux guerres et parallèlement jusqu’à la

montée en puissance du sionisme.

Le sionisme en quelques phrases

Un changement d’attitude et de façon de penser s’est opéré de façon brutale au

sein de la communauté juive tant ecclésiastique que laïque à l’approche de la

première guerre mondiale et surtout pendant l’entre deux guerres.

En effet l’arrivée massive des juifs de l’Europe de l’est après la première guerre

mondiale a complètement bouleversé l’unité juive américaine présente depuis

déjà plusieurs décennies. La majorité de ces nouveaux immigrés étant plutôt de

tendance sioniste, socialiste, orthodoxe ou athée, le champ politique juif a

également subi un changement plus que notable.

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La grande sécularisation pendant l’entre deux guerres a mené à un abandon

important des pratiques religieuses de la deuxième génération juive, les

universités et le radicalisme politique sont devenus les nouveaux centres

d’attention de ces jeunes.

La menace nazie et la xénophobie croissante aux Etats-Unis contre les juifs et

les noirs ont engendré une profonde désillusion chez les réformateurs juifs qui

voyaient les USA comme la nouvelle terre d’accueil du peuple élu. Cet

engouement a été trop précoce :

« How rudely have we all been roused from our dream ! How shockingly were

all the illusions of the beginnning of the nineteenth century destroyed by the

facts developed at its close ! What a mockery has this so-called Christian

civilization turned out to be ! What a shame and a fraud has this era of tolerance

and enlightenment become !... »6

En conséquence à cette profonde désillusion due en grande partie au racisme

envers les juifs, le sionisme a augmenté de façon massive en très peu de temps et

le but initial de la réforme classique de créer une unité et identité juive aux USA

a complètement échoué. La tendance à l’aube de la deuxième guerre mondiale

est de nouveau un retour à Sion, à Israël, leur Terre Promise afin de crée un état

juif et de préserver leur identité culturelle. L’enjeu qui à la base était

principalement religieux a pris une ampleur politique énorme puisque les

sionistes et même certains non sionistes demandent à ce qu’Israël leur soit rendu

pour y créer leur état. La citation suivante venant de Kaufmann Kohler, un pur

non sioniste montre parfaitement ce renversement d’idéologie au sein de la

communauté juive pendant l’entre deux guerres :

6 p.292

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« Let Palestine, our ancient home, under the protection of the great nations, or

under the specific British suzerainty, again become a center of Jewish culture

and a safe refuge for the homeless. We shall all welcome it and aid in the

promotion of its work. Let the million or more of Jewish citizens dwelling

there… be empowered and encouraged to build up a commonwealth boad and

liberal spirit to serve as a school for international and interdenominational

humanity. We shall all hail the undertaking and pray its prosperity »7.

Conclusion

L’objectif général de la réforme juive était clair et incontesté par tous les

réformateurs, il fallait faire des Etats-Unis la nouvelle « Terre Promise »,

adapter l’identité juive jusque dans les pratiques la société américaine.

Malgré cette volonté commune, dès le début on ne parvint pas à s’entendre

complètement et l’on du se contenter d’une sorte de compromis plus ou moins

stable, la réforme dit « classique ». Cette unité éphémère comme la dénomme

l’auteur du texte ayant servi à notre analyse, fut confrontée par la suite à un

contexte de plus en plus rude traduit par une perte de fidèles du en partie à une

sécularisation galopante pendant l’entre deux guerres et à l’émigration massive

de juifs de l’Europe de l’est, et une montée générale de la xénophobie aux Etats-

Unis.

Tous ces facteurs autant intérieurs si l’on considère les querelles rabbiniques

qu’extérieurs, c’est-à-dire au niveau de l’Amérique en général, poussèrent les

juifs à une réorientation de leur objectif qui consiste en un retour à la

traditionnelle « Terre Promise » : la Palestine. Ce mouvement dit « sioniste » fut

partagé progressivement par une grande majorité des juifs, ce qui signifie en

d’autres termes, une forme d’échec de la réforme « classique » du judaïsme.

7 p.294

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Martin Buber, un réformateur ?

Présenté par Camilla Cereghetti, Valérie Dénervaud, Martine Granger Dubosson, Emilie Sieber.

I. INTRODUCTION ............................................................................................ - 24 -

1.1CONTEXTE HISTORIQUE.................................................................................... - 25 - 1.2 BIOGRAPHIE .................................................................................................... - 26 -

II. LES INDICATEURS ...................................................................................... - 27 -

2.1 LES CAUSES .................................................................................................... - 27 - 2.2 LES ACTEURS: PRECURSEURS .......................................................................... - 30 -

1. Le hassidisme : ............................................................................................ - 30 - 2. Le Christianisme primitif : .......................................................................... - 31 -

2.3 LES OBJECTIFS : LE RENOUVELLEMENT DU JUDAÏSME ..................................... - 31 - 2.5 DEMARCHE SPIRITUELLE : LE CHEMINEMENT INDIVIDUEL............................... - 34 -

III. SOUS L’ANGLE DES RÉFORMISTES JUIFS ........................................ - 35 - IV. CONCLUSION .............................................................................................. - 39 - V. BILAN .............................................................................................................. - 41 - BIBLIOGRAPHIE .....................................ERROR! BOOKMARK NOT DEFINED.

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I. Introduction

Buber est-il un réformateur? Voici la question qui nous a préoccupées

durant toute notre recherche. Au premier abord, il nous semblait évident qu’il en

était un. En effet, comment douter que dans le cadre d’un séminaire qui porte sur

les réformismes, on nous donne un texte qui parle d’un réformateur. Cependant

au vu de la complexité de la pensée de Buber, nos évidences ce sont quelques

peu effritées voire ont complètement disparu. Nous avons donc décidé de

procéder le plus systématiquement possible.

La pensée d’un auteur peut-être envisagée comme une réponse à une

question, voir à une problématique. Dès lors, il nous a paru nécessaire de nous

pencher à la fois sur sa pensée et le contexte dans lequel est apparu sa réflexion.

Son œuvre, indissociable de sa vie, nous a conduit a rechercher les éléments

significatifs de son existence qui ont conduit à la fois sa recherche mais aussi

son cheminement spirituel. D’autre part, Buber se situant dans le cadre du XIX-

XXe siècle, nous ne pouvions faire l’économie de préciser rapidement le

contexte historique dans lequelle se situe l’ensemble de ses ouvrages.

Dans un deuxième temps, et c’est là que la tâche devient ardue, nous

avons analysé le texte à la lumière des indicateurs d’une réforme. Si ce travail de

décryptage ne fut pas aisé c’est en raison de la structure du texte même, qui est

philosophique.

N’étant pas pleinement satisfaites des éléments que nous apportaient cette

partie, nous avons recherché les points communs entre le “réformisme présumé”

de Buber et celui des autres réformateurs du judaïsme.

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Enfin, après mûre réflexion et discussion nous avons tenté d’apporter une

réponse à la question de savoir si Buber est un réformateur, un réformiste ou ni

l’un ni l’autre...

1.1 Contexte historique

Les juifs se sont vus accorder la citoyenneté lors de la Révolution

française. L’émancipation civile et politique de la communauté juive a ensuite

essaimé en Europe, au gré des guerres napoléoniennes et du suivi de la France

comme modèle. Cette possibilité d’intégration, voire d’assimilation, a soulevé

de nombreuses réactions de la part des juifs : volonté de réformer le judaïsme

pour répondre au défi de la modernité, ou au contraire, volonté de préserver à

tout prix les traditions, pour ne pas se dissoudre dans la société civile. Au niveau

économique, l’amélioration des conditions sociales et politiques des juifs

entraîne une croissance démographique. Les juifs investiront dans le monde des

affaires, se destineront aux professions libérales, etc. avec comme conséquence

une vie juive traditionnelle complètement bouleversée. La réforme s’est

cependant traduite par un mouvement de distanciation croissant par rapport au

judaïsme orthodoxe traditionnel, substituant à la force unificatrice de la religion

l'aspiration à un sentiment national juif.

Le tournant de la fin du XIXè siècle est l’affaire Dreyfus, en France.

Celle-ci a montré à quel point l’antisémitisme restait persistant, et

l’émancipation politique trompeuse. Parallèlement, le sionisme, mouvement

militant pour la création d’un État juif dans l’ancien territoire d’Israël, prend de

l’ampleur. Il naît à travers la doctrine de Theodor Herzl, qui publie en 1896

L’Etat des Juifs. Si c’est un mouvement politique et laïc, il ne faut pas oublier

qu’il plonge ses racines dans la tradition religieuse : la croyance que Dieu, tôt ou

tard, permettra au peuple juif de rentrer en Palestine pour l’instauration de Eretz

Israël. Cet espoir de retour est profondément enraciné dans le messianisme juif

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traditionnel. L’antisémitisme croissant a donc poussé nombre de juifs,

notamment russes qui subissaient de terribles pogroms, à émigrer aux Etats-

Unis, mais également en Palestine. Et l’Organisation Sioniste Mondiale (OSM)

trouvera des appuis auprès de privés, comme Edmond de Rothschild, mais

également auprès du gouvernement britannique, pour soutenir cette installation.

Buber s’inscrit dans cette époque troublée : la volonté de s’intégrer est

confrontée à un antisémitisme patent. La question est de savoir comment

concilier cette double identité, cette double appartenance. Comment peut-on être

juif en Europe ? Que veut dire être juif ?

1.2 Biographie

Mordehaï Martin Buber est né à Vienne en 1878. Il séjourne de 1881 à

1892 chez ses grands-parents paternels qui l’ont recueillis à la suite de la

séparation de ses parents à Lemberg (Ukraine). C’est durant ce temps que M.

Buber aura ses premiers contacts avec les communautés hassidiques. Il effectue

ensuite des études universitaires en philosophie et histoire de l’art et obtient son

doctorat en philosophie en 1904 à l’âge de 26 ans.

Dès 1898, il devient militant sioniste et signe par là-même l’importance

du rapport étroit entre la vie intellectuelle et la vie pratique qu’il considère

comme indissociable. Il épouse en 1901 Paula Winkler (de son nom de plume

Georg Munk) qui selon Buber aura une grande influence dans son activité

créatrice. Il devient en 1901 rédacteur en chef de " Die Welt " à Vienne, journal

qui publie l’organisation sioniste de T. Herzl et avec lequel Buber est en

opposition. Il le considère en effet comme incapable d’être à la hauteur de son

ambition : la création d’un Etat Juif. Suite aux conférence de 1909-10-et 1911 à

Prague auprès de jeune étudiants juifs, sa notoriété est grandissante, et il

redoublera d’activité tant comme écrivain, conférencier et journaliste jusqu’en

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1920. Buber publie en 1923 une de ses œuvres majeures " Je et Tu " qu’il n’aura

de cesse de renouveler. Elle sera traduite en 12 langues. Il commence la

traduction de la Bible en allemand avec F. Rosenzweig en 1925, et poursuivra

seul la tâche après la mort de celui-ci en 1929. Il terminera ce travail en 1961 à

Jérusalem 4 ans avant son décès. Durant la prise de pouvoir de Hitler en

Allemagne (IIIe Reich) Buber crée et dirige un mouvement de résistance nazie.

Ses prises de position au travers d’écrits et de conférences lui ont valu une

interdiction de parole par la gestapo. En 1938, Buber est nommé professeur de

philosophie à Jérusalem. Il milite en faveur d’un rapprochement judéo-arabe et

souhaite la création d’un état bi-national. Après la création de l’Etat d’Israël en

1948, il militera au sein du nouvel Etat pour la suprématie du spirituel sur l’Etat.

Dès lors, Buber effectue de nombreux voyages, tente de nouer ou renouer des

liens en Europe et aux USA. Il réaffirmera sa foi en l’instauration d’un dialogue

mondial, foi en Dieu et foi en l’homme envers et contre tout ! M. Buber meurt à

Jérusalem en juin 1965, à l’âge de 87 ans.

II. Les indicateurs

Dans cette partie, nous rechercherons les différents indicateurs qui

pourraient témoigner d’une pensée réformiste chez M. Buber, ceci en nous

basant uniquement sur les extraits du texte : Judaïsme. Ce texte représentant une

pensée philosophique, certains indicateurs étaient moins développés que

d’autres ou ne l’étaient pas du tout (par ex : les conséquences). Néanmoins,

beaucoup d’éléments typiques d’une réforme peuvent être relevés.

2.1 Les Causes

Quelles sont les diverses raisons qui ont induit la pensée de M. Buber ?

Nous avons découvert diverses causes qui peuvent expliquer sa réflexion.

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- Causes personnelles : Buber l’explique très clairement dans la préface, ces

discours correspondent à son propre cheminement personnel. C’est donc

ce qu’il vit en tant que juif qui le pousse, en partie du moins, à

s’interroger sur le statut du judaïsme de l’époque.

- Causes en lien avec la Terre promise:

1) La destruction du Royaume d'Israël en 70 de notre ère transforme

le combat de l'esprit créateur en combat pour préserver la spécificité d'un

peuple. Avant dans le Judaïsme, il y avaient des hommes de choix et des

hommes du laisser-faire. Il y avait alors un combat des esprits créateurs,

c'est-à-dire des chefs qui luttaient contre l'inertie de la masse. Les

prophètes s'engageaient dans ce combat pour que la masse choisisse Dieu.

Avec la destruction d'Israël, ce combat est abandonné, car ce qui compte

désormais c'est de conserver la spécificité du judaïsme. De créateur on

passe à un esprit conservateur et rigide. Cependant, la force créatrice fut

maintenue parmi les " hérétiques " : mouvements messianiques, mystiques

et surtout l’hassidisme, qui furent pourtant incapables de reprendre le

combat authentique de l’esprit et qui donc échouèrent. Pour Buber le juif

doit retrouver ce combat pour l'esprit créateur qui reste enraciné dans sa

nature.

2) Pour Buber, l’homme juif ressent deux types d’appartenance.

Premièrement celle avec les gens dont il partage la même expérience. Le

peuple avec lequel il partage un environnement natal, un langage et des

usages. Au cours de son développement, le juif découvre un second degré

d’appartenance, c’est ce que Buber appelle la communauté de sang.

L’adulte découvre qu’il est issu de nombreuses générations et qu’il n’est

qu’un maillon d’une chaîne immense. Il partage avec d’autres la même

substance. Ce sentiment naît d’une démarche intérieure. Il se conçoit

comme faisant partie d’une unité. Pour Buber on ne peut trouver

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l’harmonie que si ces deux degrés d’appartenance se retrouvent dans le

même peuple. Pour les juifs en Occident, ceci n’est pas possible. Il

faudrait que le juif n’ait pas besoin de renier son origine.

- Causes liées à la crise de la religion dans la modernité:

1) La religion est considérée par la génération actuelle comme

" une forme de la créativité humaine qui s’inscrit dans le contexte culturel

régulier d’une époque, sans laquelle le vie de l’esprit serait en quelque

sorte incomplète […] ". Dieu ne serait qu’une fiction entretenue pour sa

valeur esthétique et ses vertus multiples et salutaires. Pour Buber, une

réalité religieuse perdure au cœur de la religion. Seule la religion est

soumise aux pressions de la culture qui l’entoure, la réalité religieuse est

immuable.

2) De plus, il n’y a plus comme au temps de Jacob ou de Moïse une

religiosité juive qui se ressent dans la vie de tous les jours. C’est-à-dire

que la vie du juif ne témoigne plus de la présence de Dieu. De plus en

plus de gens adhèrent au judaïsme pour de mauvaises raisons (fidélité,

orgueil ou paresse). " Du point de vue de la réalité intérieure, la religiosité

est un souvenir, peut-être un espoir, mais elle n’est pas parmi nous une

présence. " La religiosité doit lutter pour ne pas être enfermée dans la

religion. Depuis la destruction de Jérusalem, la tradition est au centre de

la vie religieuse juive. La religiosité est trop souvent ignorée.

3) Ce qui préoccupe le plus Buber, et c’est la principale raison qui

le pousse à faire ces discours, c’est la manière dont la jeunesse actuelle vit

la religion. Buber ne pense pas qu’il faille imposer la religion à la

jeunesse. Ce qui importe, c’est de préparer les jeunes à leur rencontre avec

l’Absolu. Il faut former les jeunes afin qu’il ne passe pas à côté de cette

découverte.

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4) Le judaïsme actuel est en crise, il oscille entre vie et mort. Il

faut une intervention et une transformation, un rétablissement et une

libération. Malgré l’époque stérile dans laquelle il vit, Buber ressent ce

désir de renouvellement qui survit.

2.2 Les acteurs: précurseurs 1. Le hassidisme :

Le hassidisme est un mouvement piétiste juif né au 18ème siècle en

Europe de l’Est. C’est une religion populaire, dans laquelle le pratiquant est

invité à entretenir une relation personnelle avec Dieu. Les persécutions envers

les Juifs étaient dures et nombreuses à l'époque, et beaucoup s'étaient repliés

dans l'étude du Talmud, ce qui fait que beaucoup de personnes trouvaient la vie

juive académique, sans spiritualité et sans joie. Rav Israël ben Eliezer, fondateur

du hassidisme, s'employa à remédier à cette situation en mettant l'accent sur la

célébration, la danse, la joie mais sans pour autant négliger l'étude. Le

hassidisme intègre les acquis de la Kabbale. Au sens moderne, le hassidisme est

un mouvement de renouveau spirituel du judaïsme ashkenaze. Le hassid

bubérien est caractérisé par son authentique religiosité qui lui permet d’accéder

à Dieu par l’amour de l’humanité.

Le hassidisme est considéré comme renouvellement du judaïsme car il a

revitalisé des modes de vie que la dureté des temps avait sclérosé. Il a aussi

influencé le peuple juif de manière « revivifiante » par la communion immédiate

avec Dieu.

Mais ce renouvellement du judaïsme a été perdu suite à l’institution de la

méditation tsaddiq qui substitua l’influence revitalisante.

Buber est très subjectif par rapport au hassidisme. Il ne voit que le côté

spirituel et omet le côté rituel, c’est à dire la loi.

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2. Le Christianisme primitif : Le christianisme primitif a aussi été considéré comme renouvellement du

judaïsme. Le message de Jésus était à la base destiné aux juifs mais il a tété

transformé par les chrétiens. En effet, selon la proclamation authentique juive de

Jésus, « tout homme pouvait, par une vie inconditionnelle, devenir fils de

Dieu ». Or, les chrétiens en ont fait une doctrine selon laquelle seule la foi dans

le fils unique peut les sauver. Le renouvellement du judaïsme par le

christianisme primitif a donc été perdu, lui aussi.

2.3 Les Objectifs : le renouvellement du judaïsme

L’objectif de Buber est le renouvellement du judaïsme. Avant de décrire

en quoi consiste ce renouvellement nous devons d’abord répondre à une

question. Qu’est-ce que le judaïsme pour Buber ? C’est un processus spirituel,

attesté par l’histoire du peuple juif. Il s’accomplit dans la réalisation la plus

parfaite de trois idées connexes :

1. L’unité : cette idée puise dans le fait que le juif a mieux perçu la relation

entre les phénomènes et dans le désir ardent de celui-ci de se libérer de sa

dualité intérieure afin de s’élever à l’unité absolue.

2. L’action : cette idée trouve son origine dans le système de type moteur du

peuple juif.

3. L’avenir : cette idée se fonde sur le développement majeur du sens du

temps par le peuple juif.

En quoi consiste le renouvellement du judaïsme pour M. Buber ? Le

renouvellement n’est pas un processus graduel, une progression, mais quelque

chose de soudain et énorme, un revirement, une métamorphose. Buber s’oppose

à la conception du renouvellement qui repose sur deux manières d’envisager la

nature du judaïsme, notamment comme une communauté religieuse et comme

une communauté nationale. La première est vue comme anémique, du moment

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que la rationalisation de la foi et la simplification du dogme qu’elle prêche

entraîne une perte d’authenticité et de sainteté de l’acte ; la deuxième, qui prône

l’établissement d’un centre spirituel du judaïsme en Palestine en vue d’un

renouvellement, n’est pas suffisante aux yeux de Buber, car le retour n’est pas

une fin en soi : le centre du judaïsme doit se créer par et à travers le

renouvellement.

D’autre part, le renouvellement du judaïsme signifie le renouvellement de

la religiosité juive. Cette notion est primordiale pour le philosophe et s’oppose à

celle de religion. La religiosité est le sens toujours renouvelé de

l’émerveillement et de l’adoration, c’est-à-dire le sentiment qu’il existe une

inconditionnalité ; le désir d’établir avec cette inconditionnalité une communion

vivante ; la volonté de la réaliser en actes. La religiosité est donc le principe

créateur, l’activité qui met en relation le soi avec l’Absolu. La religiosité, selon

Buber, s’oppose à la religion. Cette dernière est la somme des coutumes et des

doctrines dans lesquelles la religiosité d’une époque particulière et d’un peuple

donné s’exprime ; elle est fixée dans les prescriptions et les dogmes ; et elle se

transmet aux générations nouvelles. La religion est vraie aussi longtemps qu’elle

est féconde : cela est possible uniquement par la religiosité qui, acceptant le joug

des dogmes, parvient malgré tout à leur insuffler une signification nouvelle. De

cette manière, à chaque génération, la religion arrive à répondre aux besoins de

l’époque. Elle devient stérile au moment où la religiosité n’arrive plus à

imprimer un élan à cause de la sclérose des rites et des dogmes.

Le fondement de la religiosité est le choix, l’acte en tant que décision

(techouvah). Cette décision permet de surmonter le dualisme intérieur et

d’atteindre l’unité. L’unification intérieure n’est pas objet de foi, mais

d’expérience. La doctrine de la décision est que chacun, par soi-même, s’efforce

vers la liberté divine de l’inconditionnalité. Pour cela il n’y a aucune médiation.

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Dans le judaïsme, l’acte de décision n’est pas limité à l’éthique. C’est l’acte

religieux par excellence. Cet acte de décision se pose à trois niveaux :

1. Dieu est le but de l’homme, il faut s’efforcer de devenir son image. C’est

le chemin de la décision et de l’inconditionnalité.

2. Dieu est plus réel en étant réalisé par l’être humain dans le monde : par la

vertu de ce qui s’effectue en bas, est suscitée l’œuvre de l’haut.

3. Idée d’une influence de l’acte humain sur la destinée terrestre de Dieu.

Celui qui hausse la conditionnalité au niveau de l’inconditionnalité permet

l’ascension du monde à travers lui, et donc de la Chekhinah, la présence

dispersée de Dieu dans le monde conditionné.

On voit donc que ces trois niveaux expriment la valeur absolue de l’action

humaine : la destinée de l’univers passe par ses actes.

Dans l’acte inconditionnel, l’être humain connaît la communion avec

Dieu. Pour celui qui choisit, qui vit inconditionnellement, Dieu est proche.

Toute action, même celle que l’on peut compter parmi les plus profanes, est

sainte lorsqu’elle est exécutée dans l’inconditionnalité. Cette dernière est le

contenu religieux spécifique du judaïsme. La religiosité juive n’est pas fondée

sur un dogme ou un code éthique, mais sur le sentiment qu’une seule chose est

nécessaire : l’acte. L’acte librement choisi par l’individu est la seule chose qui

compte vraiment, puisque c’est la disposition du cœur qui importe, pas la

soumission aux pratiques religieuses.

Un objectif relié à celui du renouvellement est le retour à la situation

objective naturelle, c’est-à-dire à l’adéquation des deux degrés d’appartenance

(développés dans les causes). Ce retour ne sera possible qu’au moment où

l’unité du peuple juif sera rétablie en Palestine. Selon Buber, le judaïsme a donc

un avenir car il n’a pas encore accompli son œuvre.

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2.5 Démarche spirituelle : le cheminement individuel

Le but, comme on vient de le voir, est le renouvellement du judaïsme qui

se fonde sur l’acte, personnel et inconditionnel, en tant que décision. Pour

atteindre cela il y a une démarche à suivre, qui est évidemment individuelle et

spirituelle. Pour expliquer cela Buber part du " type humain oriental moteur ".

Celui-ci représente tous les peuples orientaux des grandes civilisations du

troisième millénaire avant notre ère (Inde, Chine, Egypte, Asie mineure), dont le

peuple juif est le représentant le plus tardif mais aussi le plus représentatif. Cet

" idéal type " est caractérisé par six facteurs, tous enchaînés les uns aux autres :

- L’opération psychique qui procède de l’âme et qui devient mouvement :

l’oriental perçoit en mouvements et il traduit sa perception en actes. Cela

est possible puisque ses pouvoirs sensoriels sont interconnectés et reliés

dans son organisme.

- L’expérience et l’exigence de l’acte intérieur : c’est la voie. Cette

exigence doit être satisfaite dans un acte purement intérieur qui concerne

toute la conduite de vie et qui est dirigée vers l’unification. La destinée

intérieure du monde même dépend de l’acte de celui qui agit.

- L’instinct unitaire : l’oriental fait l’expérience de la dualité avant tout en

soi-même, mais il réalise l’unification dans la décision. L’acte de décider

est une certitude due au fait même d’exister. Le fait de choisir avec toute

l’âme est la décision unifiée et authentique où l’union se réalise. Cette

exigence d’unité est inspirée par la voie.

- La démarche intérieure : l’oriental est dirigé vers le subjectif car il

contemple le monde comme une chose qui lui arrive et il le comprend à

partir de ses sensations. Il procède de l’intériorité du monde, qu’il éprouve

dans sa propre intériorité.

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- L’acte religieux qui correspond au processus du don et de la découverte

en un seul mouvement : l’être humain et le monde ne sont qu’une seule et

même chose et ils se révèlent l’un à l’autre.

- La réalisation du monde : volonté de compléter l’univers, de s’y

impliquer. L’intervention de l’esprit humain est nécessaire afin de le

libérer de la dualité et de l’unifier.

En conclusion, le juif doit devenir un nouveau juif. Tous ces facteurs

constituent le cheminement individuel qui conduit vers l’état idéal, parfait, du

nouveau juif. La démarche est donc spirituelle et personnelle. Celle-ci peut se

synthétiser dans les éléments essentiels de l’acte et de l’unité. Ce cheminement

n’est cependant pas une démarche individuelle au niveau égoïste : pour la

personne unifiée, l’individu idéal, la réalité de la relation avec Dieu inclut la

relation avec tout le reste. De plus, il inclut les notions de responsabilité et de

vérité. Les individus doivent être responsables envers la vérité telle qu’elle se

manifeste dans leur contexte historique et ils doivent tenir leur rôle face à la

globalité de l’existence qui s’y présente. Cela permet la véritable vie

communautaire.8

Tout juif, même s’il ne met pas en pratique cette démarche spirituelle

intérieure, possède en lui les germes de l’orientalisme. Cette possession orientale

latente représente, selon Buber, l’espoir pour un renouveau de la créativité

spirituelle et religieuse dans le judaïsme. Cependant, cet espoir ne peut se

concrétiser qu’avec le retour de l’unité juive dans la terre de Canaan.

III. Sous l’angle des réformistes juifs

8 Cf. VERMES Pamela, Martin Buber, Albin Michel, Paris, 1992, p. 130.

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Tenter de qualifier une pensée philosophique et théologique comme

réformatrice ou non, par le biais de causes et conséquences, n’est pas évident.

L’aspect historique est quelque peu gommé. Il devient dès lors utile d’envisager

un comparatisme avec les idées-phares de tout réformiste juif, idées que l’on

retrouve au long de l’histoire du judaïsme.

Le réformiste juif désire un dialogue entre tradition et modernité. Cela

signifie qu’il admet devoir prendre en considération le contexte de l’époque et

du lieu où l’on vit, tout en maintenant les éléments centraux de la foi : Dieu, la

Torah, Israël. De plus, sa vision religieuse lui assure une ouverture au monde,

aux autres. Le dialogue prend donc une importance accrue. Il faut ajouter à ce

portrait-type la caractéristique de défendre la paix et la justice sociale. Dans le

contexte juif, cela amène à la notion de " peuple élu ". Cette notion n’est pas

péjorative, mais implique au contraire une responsabilité alourdie, celle d’être

un modèle pour l’humanité.

Appliquons donc cet idéal-type à Martin Buber, et voyons ce qu’il en ressort…

On ne peut nier que Buber ait tenté d’établir un dialogue entre modernité

et tradition, d’autant plus que, même si cela n’apparaît pas dans les textes, la

philosophie du dialogue est l’œuvre bubérienne par excellence. Ces discours ont

notamment été présentés lors d’une conférence à Prague, entre 1909 et 1911.

Dans une Europe en mutation, qui a vu l’émancipation juive, leur intégration

mais également le sursaut antisémite, la jeunesse juive demeure en plein

désarroi. Or, Buber est le modèle d’un universitaire allemand qui revendique son

appartenance juive9, qui allie modernité de par son appartenance occidentale et

son métier, tout en conservant une foi vive.

Buber réaffirme les fondements du judaïsme : l’unicité et la réalité de Dieu, la

valeur de la Torah (traduction en allemand de la Bible hébraïque, 1961), Israël 9 DREYFUS, Théodore : Martin Buber. Paris, Ed. du Cerf, 1981, p. 27.

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qui englobe une réalité religieuse, mais également physique (terre de Palestine).

Mais il estime que la religiosité juive se perd, " elle est un souvenir, peut-être un

espoir, mais pas une présence ". Cela sera son cheval de bataille, expliquer la

différence entre la religion et la religiosité juive, entre l’acte ritualiste et l’acte

sacré. Buber insiste sur l’aspect intérieur de la foi. Il insiste également sur la

notion d’acte, qui tend vers Dieu et vers l’unité. Il souhaite ardemment un

renouvellement de la religiosité juive. Sa démarche est d’analyser ceux qui ont

existé (christianisme primitif et hassidisme particulièrement), mais surtout leur

démarche. Cependant, nulle part, dans ces discours, il n’est question de la Loi,

de la pratique des commandements. La tradition juive semble être dépoussiérée,

voire remise en question dans ce qu’elle comporte de ritualiste, légaliste. Il

estime que la religiosité s’est sclérosée dans un carcan de lois, qu’elle n’est plus

créatrice. Cette attitude est celle, fondamentale, d’un réformiste.

L’ouverture aux autres n’est cependant pas évidente à ressortir de ces

textes. Il en est de même pour le désir de justice sociale et de paix. Ces deux

points sont particulièrement liés à la philosophie du dialogue, et aux actions

mêmes que Buber a entreprises dans le monde, plus spécifiquement en Palestine,

puis dans l’Etat d’Israël. Cela implique de revenir sur sa vie et non de se

focaliser sur ces textes.

Le centre de la pensée bubérienne est véritablement la rencontre.

L’environnement et le monde qui entoure l’homme, l’expérimentation des

choses, permettent d’engranger des connaissances, particulièrement utiles pour

la vie (dialogue Je-Cela). Cependant, la relation pure, avec une personne mais

surtout avec Dieu, engage la vie de l’esprit (dialogue Je-Tu). C’est cette relation

qu’il faut privilégier, et Dieu en est la trame. Ainsi, pour Buber, Dieu est

inextricablement lié à tous nos actes. Sa spiritualité ne se traduit pas par un

formaliste rituel (il ne pratique plus les prescriptions juive depuis ses 14 ans),

mais pas des actes quotidiens qui, accomplis dans la vision du dialogue Je-Tu,

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deviennent religieux10. Fidèle à sa pensée " dialogale ", Buber applique

concrètement ses idéaux. Cela est particulièrement frappant en Palestine, où il a

milité pour un dialogue avec les Arabes. S’il était convaincu de la nécessité d’un

Etat juif, il était cependant conscient de l’opposition arabe, qu’il jugeait somme

toute naturelle, et du nationalisme juif trop virulent. Il a donc prôné un Etat

binational, à travers la fondation de l’association Ichûd (unification),

promouvant une équité et une justice légitime. A la création de l’Etat d’Israël en

1948, il reste réaliste, même si cela ne correspond pas à ses attentes, et estime

que c’est au sein des institutions que l’on peut tenter de changer l’orientation. Il

luttera toute sa vie pour un dialogue judéo-arabe. De même, Buber est le premier

intellectuel juif à avoir entrepris une tournée européenne de conférences au

lendemain de la Seconde Guerre mondiale, débutant en Allemagne…

La notion de peuple élu est par contre sous-jacente dans les discours de

Buber. Il souligne le concept de communauté de sang, qui est désormais refoulée

en Occident par les juifs, au profit de l’appartenance à l’environnement (langue,

usages, etc). Il faut donc surmonter cette fragmentation, puiser en soi la source

du judaïsme, et la vivre, même si le juif est coupé de ses racines. Pourtant,

Buber estime que le juif est profondément lié à sa terre (la Palestine), et que cela

détermine " la genèse de sa productivité spirituelle ". Buber militera donc, au

sein de l’Organisation sioniste, pour l’établissement d’un centre (spirituel) juif

en Palestine. Pour lui, la créativité de la religiosité juive, donc le renouvellement

du judaïsme, " reviendra seulement au moment où sera rétablie l’unité juive en

Palestine ". Si l’Etat nouvellement créé ne correspondra pas aux attentes de

Buber, si le renouvellement attendu du judaïsme ne se déroulera pas selon ses

espoirs, il restera cependant convaincu de la nécessité de cet établissement : " les

juifs sont le peuple médiateur en Europe entre l’Orient et l’Occident ". Cela

implique cette notion de peuple élu, impliquant un modèle de nation 10 DREYFUS, Théodore : op. cit., p. 69.

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universaliste fondée sur l’égalité et la réciprocité. Dans ce sens, le peuple

d’Israël a une vocation à assumer pour lui-même mais aussi pour l’humanité

entière. En point final, on retrouve l’idée de messianisme. Il ne faut pas perdre

de vue l’espoir juif en l’avenir, l’arrivée du Messie qui ne pourra se dérouler que

lorsque le peuple juif aura retrouvé sa terre….

Buber possède une confiance totale en l’existence de Dieu, qui se traduit

dans la vie quotidienne et ses actes. Il se défie cependant des religions et des

orthodoxies qu’elles imposent. S’il est juif à part entière, il reste atypique.

IV. CONCLUSION

Buber un réformateur? Le grand problème que nous avons rencontré en

cherchant une réponse à cette question est l'oppostition entre le texte et la vie de

Buber. Après la lecture de ses discours, nous nous attendions presque à

découvrir un militant sionniste à la limite de l’extrêmisme, un homme convaincu

de la suprématie du judaïsme et refusant le dialogue. A notre grande surprise,

Buber est un personnage bien différent. S’il fut membre du sionisme, il quitta

rapidement le mouvement, n’appréciant pas les actions diplomatiques du parti.

De plus, nous découvrons en Buber un homme ouvert au dialogue interreligieux,

notamment avec les musulmans. Progressiste, moderne, ouvert, Buber ne semble

pas correspondre à ce que nous en avions perçu à la première lecture. Face aux

contradictions entre notre texte et la vie de l’auteur, nous avons été amenées à

réfléchir sur les étiquettes parfois rapides que l’on colle sur un auteur. Qualifier

un penseur de réformateur sur la base d’un seul texte, n’est-ce pas un peu

mince? Ne doit-on pas aussi tenir compte de l’évolution de l’auteur au fil de ses

expériences.

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La difficulté réside aussi dans le fait que la démarche préconnisée par

Buber est avant tout personnelle et intérieure. Il est donc difficile de mesurer les

insidences d'une telle pensée sur le monde judaïque. Mais cette absence de

réforme mesurable nous a conduit à une autre réflexion. Faut-il réellement

inscrire ses idées dans des actes pour qu’elles soient réformatrices? A ce stade

de la réflexion, est venu, à notre secours, un goupe qui tenta de faire une

différence entre réformiste et réformateur dans son exposé11. Jusque là notre

vision d’une réforme était trop liée aux actes, nous avions à l’esprit un Martin

Luther. Si l’influence de Buber sur le 20ème siècle ne fait aucun doute, nous

avions du mal à le voir rivaliser dans la cour des grands réformateurs du

protestantisme.

C’est alors que plus que comme un réformateur, nous avons considéré

Martin Buber comme un réformiste. Buber souhaite créer un renouvellement qui

part de l'intérieur du Judaïsme. Il veut redonner un second souffle au Judaïsme,

sans rupture avec celui-ci. Pour nous, Martin Buber est donc un réformiste. Plus

précisément encore, il est un réformiste de la religiosité, qui devrait elle-même

induire un changement dans la religion, et non un réformiste de la religion en

tant que telle.

11 P. Bondallaz, L. Tinguely, C. Zanni, F. de Raemy : Pierre Teilhard de Chardin. Dans le cadre du séminaire: Le réformisme dans les religions abrahamiques, SE 2005 (non pub).

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V. BILAN Pour le développement de ce travail nous avons rencontrés deux types de

problèmes :

1) Au niveau du texte : Buber étant un philosophe, ce texte est extrêmement

philosophique et théologique. La difficulté réside en premier lieu dans le

" décryptage " de l’écrit même, dans la compréhension des idées, des

conceptions et des significations. De plus, nous avons dû placer le tout dans le

contexte historique et biographique de l’auteur, afin de mieux le comprendre,

mais cette clarification nous a amené à une autre problématique : l’apparente

incohérence entre les théories contenues dans notre texte et la réalité

biographique de Buber. En lisant seulement cet extrait, nous avons eu

l’impression que ce philosophe poussait vers un sionisme sans courts termes et

qu’il avait une mentalité très close envers les autres cultures / religions. Cet

aspect négatif se heurte avec tout le travail de dialogue qu’il a prôné tout au long

de sa vie. Effectivement, Buber est considéré comme un intellectuel

extrêmement ouvert, tolérant et prêt au dialogue.

2) Au niveau du groupe : les problèmes des travaux de groupes sont toujours les

mêmes : difficulté à partager, à organiser et à gérer le travail, à se rencontrer, à

considérer les idées de tous, à tenir une rigueur dans le développement, à

homogénéiser le travail écrit… Toutes ces difficultés se sont multipliées par le

fait que nous étions cinq.

Le but du débat était de confronter en classe la définition minimale de réforme

avec des extraits du texte de Buber. Du moment qu’il n’y a pas eu assez de

temps pour réaliser ce débat, nous proposons ici par écrit ce que nous aurions

voulu en ressortir.

Définition minimale de la Réforme

1) Innovation – interprétation – changement structurel

2) Défi face à la modernité = adaptation à un lieu et à une époque

3) Ouverture à l'autre – liberté/paix/justice – éthique sociale

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Extrait 1

Buber critique Lazarus suite à la parution de son ouvrage " Le

renouvellement du Judaïsme " :

" Cette résurrection du judaïsme prophétique n’était fondamentalement rien

d’autre qu’une variante juive de ce que Luther avait à l’esprit lorsqu’il

parlait de la renaissance du christianisme évangélique : rationalisation de la

foi, simplification, adoucissement des rigueurs de la loi rituelle – c’était tout.

Négatif rien que du négatif !…… il n’y avait rien qui ressemblât à une

réforme, mais seulement des réformes ; rien qui soit transformation, mais

seulement allégement ; non pas un renouvellement du judaïsme mais sa

perpétuation sous une forme plus aisée, plus élégante, plus occidentale, plus

présentable.

Exigeons autre chose que cette religion qui se prétend " purifiée ", exigeons

l’acte dans son inconditionnalité pure, et alors nous pourrons nous réclamer

des prophètes d’Israël !" (p.47)

Buber affirme ici que le renouvellement du judaïsme doit s’effectuer non pas

de manière graduelle, une simple addition de petites modifications, mais au

contraire ce dernier doit être un changement radical, un revirement, une

métamorphose. Le renouvellement du Judaïsme tel que Buber l’envisage est

une véritable innovation., car il va s’intéresser non pas à la religion juive en

tant que structure, institution, mais à son essence : la religiosité . Conscient

des difficultés que cela suppose dans un monde « moderne », happé par le

temps et la futilité, il réaffirme néanmoins cette nécessité et dans ce sens , on

peut considérer sa pensée comme un véritable défi face à la modernité.

Extrait 2

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" [L’enchaînement des trois niveaux de l’acte de décision] révèle le

développement de ce judaïsme souterrain, qui […] constitue le judaïsme

authentique et porteur de témoignage, par contraste avec l’officiel pseudo-

judaïsme, dont le pouvoir et la fonction de représentation ne reposent sur

aucune vocation ni aucune légitimité. " (p. 97)

Le judaïsme souterrain est celui qui est imprégné de religiosité, donc, le

véritable judaïsme. Buber stigmatise le judaïsme de son époque, qu’il déclare

" pseudo ", car il est beaucoup trop axé sur la Loi, sans laisser l’espoir qu’une

créativité parvienne à se maintenir en son sein. Seule la religiosité donne une

légitimité à la religion. Or, la religion juive ne fait que se défendre à travers

le respect de la Loi, elle n’est plus féconde. Le judaïsme officiel se défend

pour maintenir son existence et son pouvoir, il n’est plus tendu à la recherche

de Dieu. Ce n’est pas ce que Buber attend d’une religion. Il veut un

changement structurel, pour que le judaïsme authentique puisse revenir au

grand jour.

Extrait 3

" […] Dieu fût-il simplement une fiction ce serait alors un devoir pour

l’humanité de détruire cette fiction ; car je ne puis imaginer rien de plus

insipide et de plus offensant que cette attitude consacrée qui consiste à

feindre que Dieu existe, et quiconque procède suivant des programmes

établis " comme s’il y avait un Dieu " mériterait bien – contrairement à

l’athée honnête – que Dieu se conduise comme si lui, le simulateur, n’existait

pas. " (p. 12)

Nous voulions montrer à travers cet extrait que Buber montrait dans son texte

des signes d'ouverture à l'autre. Il a plus de respect envers un athée honnête

qu'envers un juif qui fait semblant de croire en Dieu. Buber pourrait

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envisager de croire à la non-existence de Dieu si l'on arrivait à le lui prouver.

A nos yeux, ceci montre de la tolérance et de l'ouverture au dialogue avec

celui qui pense autrement.

Extrait 4

" " Ce qu’il y a dans le christianisme de créateur n’est pas christianisme,

mais judaïsme, et de cela nous n’avons pas besoin de nous rapprocher. Il

nous suffit de le reconnaître en nous-mêmes, d’en reprendre possession, car

nous le portons en nous, et ne pouvons le perdre. Mais ce qui n’est pas

judaïsme, dans le christianisme, n’est pas créateur, c’est un mélange de rites

et de dogmes innombrables, et avec cela nous le disons en tant que juifs et en

tant qu’hommes – nous ne voulons pas de rapprochement. " A vrai dire,

nous ne pourrons nous permettre de fournir une telle réponse que le jour où

nous aurons surmonté l’horreur superstitieuse que nous nourrissons à

l’égard du mouvement nazaréen, et lorsque nous l’aurons replacé là où il se

situe : à l’intérieur de l’histoire du judaïsme. "(p.57)

Nous avons choisi cet extrait pour illustrer, les problèmes que nous avons

rencontrés. La position de Martin Buber semble ici très fermée. Nous avons

de la peine à faire correspondre cet extrait avec les critères de notre

définition. Alors que dans sa vie Buber était ouvert au dialogue, à la première

lecture ce texte nous paraît plutôt réfractaire à tout contact œcuménique avec

les chrétiens. Il est important ici de considérer le fait que notre texte fait

partie de discours qui ont pour objectif le renouvellement du judaïsme. Ce

refus de rapprochement et peut-être le refus d'un amalgame qui pourrait

conduire le judaïsme à disparaître…

Extrait 5

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" …mais une grande oeuvre de création, qui fasse fusionner le tout dans un

système unique, reprenne la continuité du devenir juif et redonne à

l’immortelle aspiration juive vers l’unité une expression adéquate, ne verra

le jour que lorsque sera réétablie la continuité de la vie en Palestine, d’où

jadis émergea cette grande conception unitaire. " (p.89)

Cet extrait, même s’il peut être compris comme un appel sioniste, peut pour

nous se placer au niveau d’innovation, interprétation et changement

structurel. Buber envisage le renouvellement du judaïsme comme un vrai

changement, un revirement, une métamorphose à l’intérieur de tout juif, mais

qui peut se réaliser uniquement en Palestine.

Extrait 6

" La religion est vraie aussi longtemps qu’elle reste féconde ; […] donc aussi

longtemps que la religiosité, acceptant le joug des prescriptions et des

propositions dogmatiques, parvient à leur insuffler une signification nouvelle

[…]. " (p. 93)

Cet extrait s’insère bien au niveau du défi face à la modernité, d’adaptabilité

au lieu et à l’époque : la religion arrive à répondre aux besoins d’une époque

et d’un peuple donnés seulement si la religiosité parvient à lui donner un

élan.

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Peut-on considérer la Shoah comme un facteur déclencheur d'une réforme

au sein du judaïsme?

Présenté par Auriane Bavaud

1. Introduction ........................................................................................... p. 2

2. La Shoah et la conception de Dieu........................................................ p. 3

2.1. Le problème de la Shoah dans le contexte de la modernité..... p. 4

3. Première interprétation : intervention de Dieu...................................... p. 6

3.1. La Shoah en tant que punition divine ...................................... p. 6

3.2. La Shoah en tant que non-punition divine ............................... p. 7

4. Deuxième interprétation........................................................................ p. 8

4.1. La conception de Rubenstein ................................................... p. 9

4.2. La conception de Greenberg .................................................. p. 10

5. Conclusion .......................................................................................... p. 11

Annexes .................................................................................................. p. 13

Bibliographie ........................................................................................... p. 14

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1. Introduction

Dans l’histoire du judaïsme, il existe trois événements d’une importance capitale

qui ont bouleversé tragiquement le monde juif, et ceci de façon absolue : le

premier est la défaite de la Judée en 586 av. J-C et, avec elle, la destruction du

1er Temple par Nabuchodonosor. Le deuxième apparaît comme la destruction du

second Temple par Titus en 70, et par conséquent la chute de Jérusalem, qui doit

ainsi s'incliner devant les Romains. Quant au troisième événement, il s’agit de la

Shoah.12

Les horreurs de la Shoah restent et resteront gravées dans les esprits à jamais,

plus particulièrement pour le peuple juif, qui a perdu six millions d’individus.

Après Auschwitz, les questions viennent naturellement à l’esprit : comment

Dieu a-t-il pu laisser faire ça ? Comment a-t-il pu rester passif face au génocide

de tant d’êtres humains ?

Pour comprendre l’ampleur qu’Auschwitz a eu sur les interrogations des

penseurs juifs, il faut se tourner du côté des notions bibliques d’alliance et

d’élection : elles prennent une importance primordiale lorsqu’il s’agit de donner

un sens à l’Holocauste. En effet, la Bible nous montre l’image d’un Dieu qui

choisit tout d’abord un peuple ; d’où l’appellation de peuple élu. Ce Dieu fait

ensuite la promesse à cette communauté de la protéger à condition qu’elle lui

reste fidèle et qu’elle lui obéisse. Enfin, il l’avertit des conséquences terribles si

elle désobéit, rompant ainsi le pacte.13 On trouve ces éléments lors de l’alliance

entre Dieu et Abraham (cf. annexe 1). On reconnaît ces mêmes éléments lors du

renouvellement de l’alliance entre Dieu et Moïse (cf. annexe 2). Emil

Fackenheim explique que les croyants en général ont pu remettre leur foi en

question à cause de catastrophes telles Hiroshima ou Auschwitz ; mais il ajoute

que le peuple juif est un cas particulier, pour qui ces événements ont été encore

12 RUBENSTEIN Richard, Alliance et divinité. L’holocauste et la problématique de la foi, in : TRIGANO Shmuel (sous la direction de), Penser Auschwitz, 9-10 (1989), p. 99. 13 RUBENSTEIN Richard, op.cit. p. 97.

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plus difficiles à comprendre : «La foi religieuse a subi le traumatisme des

événements contemporains. Mais c’est la foi religieuse juive qui a subi le plus

grand traumatisme. Le peuple juif a été le premier à affirmer le Dieu de

l’histoire. Il a soutenu avec ce Dieu, pour lui-même et pendant près de quatre

mille ans, une relation unique, ne fût-ce que parce qu’il dépendait de Lui pour sa

survie. »14

Voilà pourquoi la question paraît encore plus frappante : pourquoi le peuple élu

de Dieu a-t-il subi un tel massacre ? Comment Dieu, qui a choisi une

communauté, qui a passé une alliance avec elle, a-t-il pu laisser son peuple se

faire persécuter pareillement ? Dieu a-t-il par conséquent voulu de tels

événements ?

Ce qui est évident, c’est que ces interrogations ont suscité le débat parmi la

communauté juive, et même au-delà. Je me suis donc posée les questions

suivantes : peut-on considérer la Shoah comme un facteur déclenchant une

réforme au sein du judaïsme ? Ces réflexions ont-elles eu un tel impact qu’elles

ont donné naissance à un réformisme du judaïsme ?

Le premier obstacle que nous rencontrons lorsque nous nous penchons sur la

question vient de la définition du mot « réforme » lui-même. Il est en effet

extrêmement complexe de définir de manière adéquate la notion de

« réformisme ». Je me suis basée ici sur les définitions vues au séminaire. La

réforme est définie comme un « changement qu’on apporte (dans les mœurs,

lois, institutions) dans l’espérance d’en obtenir de meilleurs résultats »15 ; ou

encore, il s’agit d’une « amélioration », d’un « changement progressif ». Il est

important pour cette dernière définition de la distinguer de la révolution, qui

possède également la volonté de changer, mais de manière brusque, radicale.16

Nous avions finalement défini le réformisme de cette manière : « Doctrine,

courant de pensée, capable au regard de ses références et de nouvelles 14 FACKENHEIM Emil, Penser après Auschwitz, Paris, 1986, p. 32. 15 LATHION Stéphane, Réformisme dans les trois religions abrahamiques, Séminaire à l’Institut de Science des Religions de la Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg, Fribourg, 2005 (notes de cours personnelles du 26.10.05). 16 Ibid.

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interprétations de ses sources de s’adapter à son temps et aux exigences de la

modernité. Ses objectifs sont la défense de valeurs telles que liberté, paix, justice

au travers d’une éthique sociale respectueuse des différences. »17

Réformer peut également être pris dans un sens plus général, et signifier

« corriger, ramener à la vertu ; changer en mieux »18. Cette explication a

l’avantage d’être large, et d’englober ainsi un plus grand nombre d’éléments.

A mon avis, ce qu’il faut retenir de ces différentes définitions, ce sont les

notions suivantes : un changement, mais en vue d’une amélioration, de quelque

chose évoluant vers le mieux ; une réinterprétation du fondement, de la doctrine

de base ; et enfin une adaptation à la réalité du moment, au contexte actuel.

Pour l’élaboration de ce travail, j’ai procédé en trois étapes. Premièrement, je

me suis penchée sur la Shoah en elle-même ; j’ai également essayé de la

restituer dans son contexte, c’est-à-dire celui de la modernité. Deuxièmement,

j’ai étudié les différentes réflexions des penseurs juifs concernant Auschwitz.

Deux interprétations principales sont données; ces réflexions divergent plus ou

moins les unes des autres selon leurs auteurs. Pour finir, je me suis intéressée au

lien existant entre l’événement de la Shoah et les préoccupations qui en

découlent, pour tenter de répondre à ma problématique de départ.

2. La Shoah et la conception de Dieu

Après la Shoah, plusieurs questions se posent de manière automatique,

particulièrement aux Juifs : comment croire encore en la présence d’un Dieu

miséricordieux, bienveillant ? Comment Dieu aurait-il pu laisser faire de telles

atrocités ? Comment interpréter cela ? Shmuel Trigano exprime le problème en

ces termes : « Ce Dieu absent pourrait à ce point être absent qu’il ne se

17 LATHION Stéphane, op. cit. (notes de cours personnelles du 16.11.05). 18 Id. (notes de cours personnelles du 26.10.05).

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manifeste plus ? »19 Léon Ashkenazi exprime ceci : « Peut-on, en faisant

l’économie d’une réflexion approfondie, continuer à croire, après la Shoa, de la

même façon qu’avant elle, pour tout ce qui concerne les rapports entre le

Créateur et le monde – ce même Dieu qui contracte une alliance avec son

peuple ? »20 ; « (…) comment la conscience traditionnelle juive peut-elle réagir à

la Shoa pour l’inclure dans sa conception du monde ? »21.

Le problème soulevé va même plus loin : pour les Juifs religieux, Dieu est tout-

puissant. Il décide de tout, rien n’arrive sans sa volonté. Dans ce cas, les

événements de l’Holocauste auraient été voulus par Dieu… Richard Rubenstein

formule ce dilemme ainsi : « Après l’événement de la Shoa, on peut se poser la

question de savoir si Dieu, tel qu’il est traditionnellement perçu dans le judaïsme

biblique et rabbinique, a été l’acteur ultime de la catastrophe. (...) Du point de

vue du judaïsme biblique et rabbinique, ni la justice ni le pouvoir de Dieu ne

pourront jamais être déniés. (…) Dans la mesure où Dieu, tel qu’il se le

représente, est impliqué de manière toute particulière dans l’histoire et la

destinée d’Israël, comme il l’est en effet dans l’Ecriture et la littérature

rabbinique, on ne peut d’aucune façon éviter la conclusion qu’il est en fin de

compte le seul auteur de tout ce qui est arrivé au peuple d’Israël, l’Holocauste

inclus. »22 Pour Ariane Kalfa, le fait de continuer à croire en Dieu après

Auschwitz est vu comme une folie. Il existe un paradoxe important selon elle,

car « croire en Dieu, c’est être fou car comment accepter que Dieu soit passif

devant le mal absolu ? Un Dieu de justice, de bonté et tout-puissant a laissé

faire, il est donc complice. (…) Si je crois en Dieu, alors je suis fou. Car

comment accepter que Dieu ait abandonné son peuple à la cruauté absolue ?

Dieu pourrait-il être le complice de la barbarie ? Et si je ne crois pas en Dieu, je

deviens fou. Car, comment légitimer ma survie ? Et comment abjurer le Dieu

19 TRIGANO Shmuel, Les Juifs comme peuple à l’épreuve de la Shoa, in : TRIGANO Shmuel (sous la direction de), Penser Auschwitz, 9-10 (1989), p. 183. 20 ASHKENAZI Léon, « Et il arriva, à la fin des temps », in : TRIGANO Shmuel (sous la direction de), Penser Auschwitz, 9-10 (1989), p. 122. 21 Id., p. 123. 22 RUBENSTEIN Richard, op. cit., p. 94.

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qui, en quelque sorte, bien qu’ayant abandonné les miens, ne m’a pas

abandonné ? Et comment continuer à vivre avec un Dieu qui m’a sauvé, sans

sauver les miens ? Ou encore, comment continuer à vivre sans Dieu ? »23.

2.1. Le problème de la Shoah dans le contexte de la modernité

Selon Jacques Ellul, le problème principal est bel et bien celui de la Shoah et de

la modernité.24 Auschwitz, ainsi que les autres camps de la mort, ont réussi à se

fixer dans une structure particulière de la société, celle de la modernité. Selon

lui, il y a eu trois transformations primordiales qui distinguent la société d’avant

de la société moderne : l’institution, la technique, l’individualisme.25

Le fait d’institutionnaliser permet de faire rentrer des traits humains dans une

certaine administration, un système de règles rigides, une configuration

hiérarchique. L’être humain se retrouve coincé dans une société bureaucratisée,

composée d’obligations et d’interdits.

La technique se développe de manière très forte à cette époque : non seulement

matériellement, mais aussi « humainement », c’est-à-dire en ayant de l’effet sur

l’individu lui-même, d’un point de vue psychologique (publicité, télévision,

etc…). Ellul souligne le fait qu’institutionnalisation et technique ne fonctionnent

pas l’un sans l’autre : en effet, une institutionnalisation ne peut pas avoir lieu

sans technique.

Quant à l’individualisme, il apparaît comme allant à l’encontre de l’institution et

de la technique. Pourtant, ce que veut désigner Ellul en utilisant le terme

d’individualisme est justement ce conformisme auquel chaque individu doit se

rapporter. Ce conventionnalisme strict possède des règles, et chaque personne

doit y obéir, dans l’unique but de faire fonctionner la société. Le fait de se

conformer à un modèle précis va même plus loin : il ne s’agit pas seulement de

se soumettre à un système, il s’agit également de lutter pour sa propre survie. En 23 KALFA Ariane, L’Alliance et l’Exil, Paris, 2004, p. 32-33. 24 ELLUL Jacques, La Modernité et la Shoa, in : TRIGANO Shmuel (sous la direction de), Penser Auschwitz, 9-10 (1989), p. 189. 25 Id., p. 190-191.

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effet, celui qui ne se plie pas aux exigences de la société n’a pas de moyen de se

maintenir en vie. Cette partie de la modernité veut véritablement réduire

l’homme à l’individu solitaire, le couper de tous ses liens avec la communauté,

et par conséquent avec la Tradition.

Ce n’est pas par hasard que le nazisme a réussi à fonctionner à ce moment

précis : en effet, l’Holocauste a pu se fixer dans une structure moderne bien

précise de la société, modernité caractérisée par les trois mutations décrites

précédemment. Le nazisme a en effet utilisé de façon abusive l’institution et la

technique, pour pouvoir réduire l’être humain à l’individu.

Et pourtant, la modernité n’a pas atteint son objectif face au peuple juif. En

effet, la Shoah met en confrontation deux notions précises: le peuple face à

l’individu. La volonté des dirigeants des camps d’Auschwitz étant de détruire les

Juifs, d’exterminer le peuple juif en tant que tel, ce n’est pourtant pas ce qui

s’est passé en réalité. Dans les camps, les Juifs se sont retrouvés : ils ont été

réunis en tant qu’entité, ils se sont rassemblés. D’une manière paradoxale, alors

que le but était de désunir le peuple juif, l’ensemble de la communauté juive

s’est au contraire vue rassemblée à Auschwitz et ailleurs. La cohésion de leur

groupe s’est en quelque sorte renforcée.26 Voilà pourquoi nous pouvons dire que

la Shoah n’a pas mis en danger véritablement le peuple, mais plutôt l’individu :

Auschwitz signifie réellement la destruction de l’individu, sa mise à mort, sa

disparition. Le peuple juif survivra aux horreurs de la Shoah ; l’individu juif

n’en sortira que passablement endommagé, même s’il ne s’en remettra jamais

totalement.

De tels événements ont par conséquent remis en cause le peuple juif non

seulement dans la modernité, mais aussi dans la Tradition, ce qui est plus

grave encore; les Juifs assistent donc à une remise en question de la Tradition,

26 TRIGANO Shmuel, op. cit., p. 181.

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qui vacille. Et on connaît l’importance de la Tradition juive, véritable bouée à

laquelle les croyants peuvent se raccrocher dans un monde en crise.

Comment a été expliquée l’absence de Dieu pendant l’Holocauste ? Il est

possible de regrouper les interprétations principalement sous deux entrées. Nous

allons maintenant les étudier de plus près, et voir ce qu’elles postulent.

3. 1ère interprétation : intervention de Dieu

3.1. La Shoah en tant que punition divine

Il est intéressant de noter pour commencer qu’à travers l’histoire, lorsque le

peuple d’Israël dans son ensemble subit une catastrophe, les penseurs religieux

attribuent très souvent la cause des malheurs à la main de Dieu, et ceci dans une

volonté de punir la communauté juive désobéissante.27

La première interprétation est l’interprétation orthodoxe, voire ultra-orthodoxe :

elle voit en l’Holocauste une punition de Dieu, un châtiment divin. Dieu aurait

de cette manière sanctionné les Juifs infidèles, c’est-à-dire ceux ayant désobéi à

la Torah ou adhéré à la modernité.

Des penseurs religieux allant dans ce sens, comme Rabbi Schneersoh par

exemple, comparent Hitler à un instrument : Dieu se serait servi de cet

instrument pour punir les Juifs infidèles.28 La Shoah est vue comme une sanction

divine, dont Dieu est l’unique auteur ; Hitler n’est rien d’autre qu’un « outil »

terrible, utilisé par la volonté divine.

Les Juifs ne sont pas les seuls à s’être interrogés sur cette question. Selon une

certaine vision chrétienne, ce qui est arrivé aux Juifs renforce leur croyance dans

le christianisme : ils voient là une preuve que leur foi est la « vraie » foi. Pour

eux, la foi chrétienne est certifiée par la Shoah. En effet, tous ces événements

27 RUBENSTEIN Richard, op. cit., p. 99. 28 Id., p. 97.

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sont des preuves du témoignage de Dieu contre le peuple juif ; ce sont des

marques visibles de la justice de Dieu.29 Luther a publié un livre en 1543 intitulé

Les Juifs et leurs mensonges, qui allait déjà dans ce sens : les malheurs des Juifs

ne sont que le témoignage de l’authenticité du christianisme.

Par conséquent, il n’y a pas de différentes interprétations entre les autorités

chrétiennes et juives quant à la question des souffrances du peuple juif et de

Dieu. La seule différence réside dans la cause des malheurs des Juifs. En effet,

pour les chrétiens, les souffrances des Juifs sont vues comme des preuves de la

vérité de la religion chrétienne ; tandis que d’après les Juifs eux-mêmes, le

peuple d’Israël a été puni à cause de son infidélité à Dieu.

On peut prendre pour exemple celui du doyen Grüber, doyen à l’époque de

l’Eglise évangélique de Berlin Est et Ouest, interrogé le 17 août 1961 par

Rubenstein. Selon Grüber, la Shoah ne pouvait qu’être l’œuvre de Dieu. Dieu

utiliserait certaines personnes, comme Hitler et les nazis par exemple, pour punir

le peuple juif ; mais ces « instruments » au service de Dieu sont ensuite punis à

leur tour de manière encore plus terrible.30 Les Juifs sont donc coupables d’avoir

désobéi à Dieu aux yeux de Grüber.

3.2. La Shoah en tant que non-punition divine

Cette interprétation orthodoxe varie parfois : elle peut également considérer les

événements de la Deuxième Guerre Mondiale comme « le sacrifice préalable

conditionnant la venue du Messie»31. La souffrance est absolument nécessaire à

la réalisation du projet universel, c’est-à-dire à la venue du Messie, qui amènera

ainsi à la Rédemption. Certains penseurs religieux, comme Wassermann, ont

même affirmé que « plus la souffrance du peuple était intense, plus proche était

l’avènement du Messie »32. Il y aurait donc un lien important entre le fait de

souffrir et la venue du Royaume de Dieu sur terre. Les événements de 29 Ibid. 30 RUBENSTEIN Richard, op. cit., p. 97. 31 Ibid. 32 Id., p. 96.

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l’Holocauste ont pu être considérés par conséquent comme une réalisation du

projet divin.

Une conception intéressante est celle du rabbin Ignaz Maybaum. Ce dernier a

donné son avis sur les causes de l’Holocauste dans The Face of God After

Auschwitz, publié en 1966. D’après lui, Dieu intervient encore et toujours dans

l’histoire, spécialement quand il s’agit du peuple élu. La Shoah est considérée

par conséquent comme une intervention divine particulièrement forte.33 Mais

Maybaum ne croit pas à l’hypothèse de la punition divine : il donne une

interprétation piaculaire de la Shoah. Rubenstein commente le texte de

Maybaum ainsi : « Selon lui, de même que Jésus fut l’innocente victime dont la

mort rendit possible le salut de l’humanité, les millions de victimes de

l’Holocauste doivent être regardées comme des offrandes expiatoires choisies

par Dieu. (…) Ce fut le destin terrible de six millions de Juifs, précisément parce

qu’ils étaient le peuple élu de Dieu, de devenir des victimes expiatoires à

Auschwitz et dans les autres camps, afin que le projet de Dieu concernant le

monde moderne puisse être compris et réalisé (…) ».34

Maybaum pensait également, comme d’autres maîtres spirituels, qu’il avait

existé trois événements tragiquement bouleversants pour le Judaïsme, à savoir la

destruction du 1er Temple par Nabuchodonosor, la destruction du second Temple

par Titus, et la Shoah. Il présente chacun de ces événements comme un

Hourban, c’est-à-dire un « événement totalement dévastateur, de portée

universelle dans sa dimension et sa signification »35. Chaque Hourban a pour

origine l’intervention de Dieu ; les conséquences apparaissent comme la fin de

quelque chose, la fin d’une période (destruction) mais aussi comme le début

d’une nouvelle ère (création). A chaque fois, il y a donc un anéantissement suivi

immédiatement d’une progression : Rubenstein qualifie ceci de « destructivité

33 Id., p. 99. 34 Id., p. 100. 35 Ibid.

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créatrice » divine.36 Par exemple, lors de la destruction du Temple en 586 av. J.-

C., la conséquence positive fut la dispersion de la religion juive hors du territoire

de la Judée : en effet, en étant condamné à l’exil en Babylonie, les connaissances

des Juifs ont été transmises à d’autres régions.

Ainsi, même un événement comme la Shoah aurait également eu une

conséquence positive. La Shoah marquerait en effet le renversement irréversible

du Moyen Âge, ainsi que le début de la modernité. L’Holocauste est un « moyen

terrible mis en œuvre par Dieu pour faire pleinement entrer le monde dans l’âge

moderne. »37 Voilà pourquoi, selon Maybaum, les horreurs du massacre de six

millions de Juifs ont eu un effet positif. Rubenstein souligne tristement que

c’était également l’avis des nazis, mais pour des motifs qui divergent.38

Dieu se serait donc servit d’Hitler comme d’un instrument, qu’il aurait utilisé

pour mener à bien son projet. L’intention divine était de punir un monde de

pécheurs, ce qui a été réalisé par l’intermédiaire des Juifs : ces derniers sont

morts innocents, ils ont été massacrés à cause du péché des humains.39

Cette vision des événements ne peut que choquer violemment: cela nous montre

l’image d’un Dieu prêt à laisser mourir des millions de victimes innocentes

d’une mort abominable et ignoble. Non seulement Dieu aurait laissé faire ces

horreurs, mais en plus il aurait voulu que ça se passe ainsi, en utilisant Hitler

pour réaliser ces massacres. Mais on peut se poser la question suivante: le projet

divin désiré, c’est-à-dire l’entrée définitive dans la modernité, valait-il des

millions de sacrifices humains ? Rubenstein déclare que cette entrée dans la

modernité ne valait pas même une seule vie humaine.40 Mais il est vrai que

Maybaum cherche, par cette interprétation qui dérange, à justifier les notions

d’élection et d’alliance juives. En effet, il savait pertinemment qu’on ne pouvait

pas postuler de telles notions sans postuler également la responsabilité de Dieu

36 RUBENSTEIN Richard, op. cit., p. 100. 37 Id., p. 101. 38 Ibid. 39 Id., p. 102. 40 Id., p. 103.

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dans la Shoah. De plus, on peut tout de même apercevoir la présence de l’amour

divin, de la grâce divine dans les horreurs de l’Holocauste, et ceci grâce à trois

conséquences. Premièrement, la majorité des Juifs a survécu à l’extermination ;

deuxièmement, la Shoah n’a pas duré éternellement ; troisièmement, la période

qui a suivi a été celle de la modernité.41

4. 2ème interprétation

Il existe une seconde interprétation, qui provient plutôt du judaïsme

d’inspiration libérale. Cette seconde conception préfère ne pas donner

d’explication précise, et laisser dans l’ombre certains questionnements. Elle

privilégie également les considérations sur l’alliance et son prolongement.

4.1. La conception de Rubenstein

Rubenstein se pose cette question cruciale : « Comment les Juifs peuvent-ils

encore croire en un Dieu tout-puissant et bienfaisant après Auschwitz ? »42 Mais

il n’adhère pas aux conclusions des théologiens juifs traditionnels, qui

considèrent l’Holocauste comme la punition d’un peuple fautif. C’est d’une

manière radicale qu’il va tenter de trouver une réponse à cette question :

Rubenstein va carrément remettre en question la notion même de peuple élu.43

En effet, ce qui est contesté par Rubenstein, c’est l’image traditionnelle biblique

du peuple juif élu par Dieu. La problématique doit être formulée de la manière

suivante : on ne peut pas attester de l’innocence des Juifs et de la justice divine

pendant l’Holocauste.44 Entre les deux affirmations, il faut choisir.

En récusant l’idée que le peuple juif ait été choisi par Dieu, Rubenstein refuse

également l’opinion selon laquelle ce peuple aurait été victime d’une punition

41 Id., p. 104. 42 RUBENSTEIN Richard, op. cit., p. 107. 43 Id., p. 109. 44 Id., p. 108.

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divine.45 Il le dit lui-même, « les Juifs sont un peuple comme les autres »46. On

imagine combien cette déclaration apparaît comme scandaleuse dans l’univers

juif, univers où le principe religieux de base est justement cette notion d’élection

divine. Les affirmations de Rubenstein sont considérées comme très graves par

plusieurs rabbins ou penseurs juifs, car il remet en cause des siècles de

Tradition.

La réflexion de Rubenstein possède une dimension fortement critique ; à cause

de cela, il s’est vu accusé d’athéisme. Rubenstein se défend de cette accusation,

mais il concède néanmoins avoir affirmé que « nous vivons à l’époque de la

mort de Dieu »47. Il est vrai que les horreurs de la Shoah ont à ce point marqué

Rubenstein qu’il a fini par perdre sa foi en Dieu. Il ne nie pas l’existence de

Dieu, mais il proclame la mort de ce dernier. Après Auschwitz, Dieu n’agira

plus jamais dans l’histoire.

La création d’Israël en 1948 possède une importance cruciale aux yeux de

Rubenstein. Si le but à atteindre, d’après le judaïsme, est ce retour en terre

d’Israël, l’histoire juive arrive à son terme en 1948. Et à ce moment, la situation

change complètement : non seulement le but final est atteint, mais surtout on ne

peut plus croire en Dieu après la Shoah.48 En effet, le Dieu de l’histoire du

judaïsme a cessé d’être crédible aux yeux des Juifs qui s’installent en Israël ; ces

derniers préfèrent alors se tourner vers un Dieu « qui se manifeste (…) dans et à

travers la nature »49. Rubenstein voit ici un rejet du monothéisme biblique pour

une sorte de « paganisme naturaliste »50.

Mais cette théorie est fragile, pour la simple et bonne raison que tous les Juifs ne

se sentent pas vraiment chez eux en Israël, et qu’une grande partie d’entre eux

n’a aucune envie de s’y installer. Dans ce cas, on ne peut pas considérer le but

45 Id., p. 109. 46 Ibid. 47 Id., p. 108. 48 Id., p. 113. 49 Ibid. 50 Ibid.

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du judaïsme comme atteint. Rubenstein est revenu par après sur ses réflexions,

et il affirme que les Juifs ont abandonné le Dieu biblique pour se tourner vers le

sécularisme plutôt que le paganisme.51 Il dit ceci : « Quand la foi en le Dieu

biblique a été perdue, les humains se sont retrouvés seuls dans un univers

absolument vidé de Dieu. »52.

4.2. La conception de Greenberg

Irving Greenberg, tout comme Rubenstein, rejette la pensée traditionnelle juive

qui voit en la Shoah une punition de Dieu contre le peuple élu. Mais Greenberg

préfère réfléchir aux conséquences d’Auschwitz plutôt qu’expliquer la non-

présence de Dieu.

Greenberg fait un rapprochement intéressant entre l’Etat d’Israël et Auschwitz.

Tout le problème est de relier les deux événements, tout en évitant d’affirmer la

naissance d’Israël par l’Holocauste. En effet, il serait faux de considérer la

proclamation de l’Etat d’Israël en 1948 comme la conséquence découlant de

l’Holocauste : ce projet existait depuis plusieurs années déjà, et ceci dès le XIXe

siècle. On peut également rappeler la déclaration de Balfour en 1917, c’est-à-

dire plusieurs années avant la Deuxième Guerre Mondiale. Ce qui est vrai par

contre, c’est que la Shoah a fait accélérer le processus de création de l’Etat

d’Israël. On peut par conséquent affirmer que l’Holocauste a contribué d’une

certaine manière à la création d’Israël, mais elle n’en est aucunement l’unique

responsable. L’édification d’Israël pourrait donc être vue en partie comme un

prolongement de ce qui s’est passé pendant l’Holocauste.

Selon Greenberg, la création d’Israël autant que la Shoah sont des événements

qui bouleversent la Tradition. Il parle de « scandale » dans la mesure où les deux

circonstances ont introduit un énorme bouleversement à l’intérieur du milieu

traditionnel.53

51 RUBENSTEIN Richard, op. cit., p. 114. 52 Id., p. 115. 53 GREENBERG Irving, La nuée et le feu. Judaïsme, christianisme et modernité après l’Holocauste, Paris, 2000, p. 78.

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Et pourtant, il affirme que ces deux événements se trouvent en opposition :

d’une part, Auschwitz signale une séparation radicale par rapport à Dieu ; il y a

rupture, destruction de l’alliance. D’autre part, Israël signifie au contraire la

réalisation de la promesse divine ; Dieu a tenu sa promesse, il offre protection à

son peuple.54 Greenberg met encore en évidence un autre paradoxe : après la

Shoah, ce sont les sionistes qui ont permis la mission religieuse des Juifs, c’est-

à-dire la création d’Israël ; mais ces sionistes sont souvent accusés d’être anti-

religieux par les Juifs croyants, ou de ne pas respecter la Loi juive.55

54 Ibid. 55 Id., p. 113.

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5. Conclusion

Nous avons pu observer jusqu‘ici les différentes interprétations de la Shoah. Les

questions à ce sujet sont nombreuses : quelles réflexions un tel événement a-t-il

suscité dans le monde juif ? De quelle manière les penseurs, juifs ou non-juifs,

s’y sont-ils pris pour donner un sens à ces horreurs ? Le problème maintenant est

le suivant : l’Holocauste a-t-elle véritablement donné lieu à une réforme ? Il est

évident que des réflexions nouvelles sont apparues à la suite d’Auschwitz, mais

peut-on réellement parler de « réformisme » de la religion juive ?

Ce qui est évident c’est qu’il y a eu questionnement suite à la Shoah, un

questionnement incessant jusqu’à aujourd’hui. Ces interrogations sont

extrêmement douloureuses pour les Juifs, voire intolérables. Les interprétations

divergent selon les penseurs. Ce que je veux mettre en évidence en conclusion

de ce travail, c’est que ces réflexions peuvent aller jusqu’à remettre en question

le fait même d’être Juif, de croire au judaïsme ; il peut donc s’agir

d’interprétations radicales, bouleversant ce qu’il y a de plus profond en

l’individu juif, c’est-à-dire son identité juive. Fackenheim exprime bien cette

idée : « (…) aujourd’hui il semble qu’au moment même où d’autres croyants

trouvent des motifs de rejeter le Dieu de l’histoire, le Juif, lui, n’en a rien moins

que l’obligation. A Auschwitz, les Juifs ont été massacrés, non pour avoir

désobéi au Dieu de l’histoire, mais plutôt parce que leurs grands-parents Lui

avaient obéi. Ils Lui avaient obéi en faisant de leurs enfants des enfants juifs. Un

Juif d’aujourd’hui peut-il encore continuer à obéir au Dieu de l’histoire et ainsi

s’exposer au danger d’un second Auschwitz, exposer ses enfants et les enfants

de ses enfants ? »56

Je vais maintenant utiliser les différents indicateurs vus en cours57, à savoir les

causes, les acteurs, le message, la démarche et les conséquences, ceci toujours

56 FACKENHEIM Emil, op. cit., p. 32. 57 LATHION Stéphane, op. cit. (notes de cours personnelles du 02.11.05).

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dans le même but, c’est-à-dire essayer de déterminer si ces événements ont

provoqué un réformisme du judaïsme.

Causes : les causes de ce questionnement douloureux, c’est-à-dire

comment Dieu a-t-il pu laisser son peuple se faire massacrer de telle manière,

paraissent très claires ; il s’agit de la Deuxième Guerre Mondiale et plus

précisément de l’Holocauste, de l’extermination massive des Juifs, organisée par

Hitler et les dirigeants nazis. La Shoah a en effet provoqué cette interrogation

sur le rôle de Dieu dans de tels événements.

Acteurs : on peut citer plusieurs individus, juifs ou non-juifs, ayant eu

une influence plus ou moins grande dans ces réflexions. Il faut rappeler les noms

déjà évoqués dans ce travail, comme Rubenstein, Maybaum, Greenberg, etc…

Mais ce ne sont pas les seuls, loin de là ; il n’est pas possible de donner une liste

exhaustive de tous les penseurs sur la Shoah.

Message : le message diffère selon les individus. En résumé, il y a deux

grandes conceptions différentes, que l’on peut chacune à son tour séparer encore

en deux. La première interprétation postule l’intervention directe de Dieu ; soit

comme punition contre un peuple infidèle, idée formulée par Schneersoh ou

Grüber, soit comme non-punition, selon la conception de Maybaum (selon lui,

les Juifs ont servi d’« offrande expiatoire »). La deuxième interprétation préfère

une explication mystérieuse, obscure.58 Rubenstein propose l’idée de la « mort

de Dieu » ; quant à Greenberg, il voit la naissance d’une deuxième alliance

grâce à la Shoah, par le biais d’Israël.

Démarche : la démarche principale est la réflexion. Ces penseurs cités

précédemment ont participé à cette vaste perspective, entre autres en publiant

des livres ou des articles à ce sujet. Comme exemple, je peux citer The Face of

God After Auschwitz, publié en 1966, du rabbin Ignaz Maybaum ; ou encore

58 TRIGANO Shmuel, Le Judaïsme contemporain, in : LENOIR Frédéric ; TARDAN-MASQUELIER Ysé, Encyclopédie des religions, vol. 1, Paris, 2000, p. 360.

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After Auschwitz, de Richard Rubenstein, publié la même année que l’ouvrage de

Maybaum.

Conséquences : quelles sont les implications de cette réflexion autour de

la Shoah? La Shoah elle-même a sûrement accéléré le retour des Juifs en Terre

sainte. Quant aux diverses réflexions, elles ont pu avoir des répercutions sur les

croyances des Juifs ; ces derniers se sont interrogés à ce sujet, et ils ont

forcément pris position par rapport à ça d’une manière ou d’une autre. Il n’est

pas exclu que, dans certains cas, des croyants aient perdu leur foi en Dieu. Ce

qu’il faut dire, c’est que l’impact demeure à un niveau très théorique.

Lors du séminaire, nous avions mis en avant trois points communs du

réformisme dans les trois monothéismes : l’interprétation, l’adaptabilité au lieu

et à l’époque, l’éthique sociale.59 Dans le cas de ce travail, je peux également

lier ces trois points avec le processus engendré par la Shoah. Premièrement, il

est clair qu’il y a eu interprétation de certains événements, ce qui a conduit à la

réinterprétation de la religion juive, dans un certain contexte ainsi qu’à une

certaine époque. Il est également évident qu’il s’agit d’un processus

d’adaptabilité, adaptabilité à ce nouveau contexte qui chamboule la réalité du

moment. Enfin, cette réinterprétation a pour but la liberté, la paix, la justice ; il

s’agit réellement d’un phénomène d’éthique social. Face à la persécution nazie,

les Juifs doivent trouver le moyen de survivre ; ils doivent assurer leur liberté,

revendiquer leur droit à la vie comme n’importe quel autre être humain.

Peut-on alors parler de réformisme de la religion juive, réformisme engendré par

la Shoah ? Nous l’avons vu, certains éléments vont dans le sens d’une réforme

du judaïsme. Mais il reste très difficile de répondre à cette question et, à ce stade

de mes recherches, je ne pense pas qu’il soit possible d’affirmer de façon

catégorique une réponse précise. Ce sujet reste très intéressant, et c’est pourquoi

il mériterait, à mon avis, d’être creusé de manière plus approfondie. Je me

contenterai donc ici de laisser la question en suspens…

59 LATHION Stéphane, op. cit. (notes de cours personnelles du 16.11.05).

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Annexes

-Annexe 1 :

Abram tomba la face contre terre, et Dieu lui parla ainsi : « Moi, voici mon

alliance avec toi : tu seras père d’une foule de nations. » (Genèse,17,3-4)

J’établis mon alliance, entre moi et toi et ta descendance après toi, de

génération en génération, alliance perpétuelle, pour être ton Dieu et le Dieu de

ta descendance après toi. Je donnerai à toi et à ta descendance après toi le pays

où tu séjournes comme étranger, tout le pays de Canaan, en possession

perpétuelle, et je serai leur Dieu. (Genèse,17,7-8)

Voici mon alliance à garder, entre moi et vous, et ta descendance après toi :

circoncire chez vous tout mâle. (Genèse,17,10)

L’incirconcis, mâle non circoncis dans la chair de son prépuce, sera retranché

de son peuple : il a violé mon alliance. (Genèse,17,14)

-Annexe 2 :

Je suis Yahweh, ton Dieu, qui t’ai tiré du pays d’Egypte, de la maison de

servitude. Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi. Tu ne te feras pas d’image

taillée, ni aucune image de ce qui est en haut dans le ciel, ou de ce qui est en

bas sur la terre, ou de ce qui est dans les eaux au dessous de la terre. Tu ne te

prosterneras pas devant elles et tu ne les serviras pas. Car moi Yahweh, ton

Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punis la faute des pères sur les enfants, sur la

troisième et sur la quatrième génération de ceux qui me haïssent, et témoigne de

la bonté jusqu’à mille générations, à ceux qui m’aiment et qui gardent mes

commandements. (Exode,20,2-6)

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Bibliographie

-ASHKENAZI Léon, « Et il arriva, à la fin des temps », in : TRIGANO Shmuel

(sous la direction de), Penser Auschwitz, 9-10 (1989), pp. 120-147.

-ELLUL Jacques, La Modernité et la Shoa, in : TRIGANO Shmuel (sous la

direction de), Penser Auschwitz, 9-10 (1989), pp. 189-195.

-FACKENHEIM Emil, Penser après Auschwitz, Paris, 1986.

-GREENBERG Irving, La nuée et le feu. Judaïsme, christianisme et modernité

après l’Holocauste, Paris, 2000.

-JONAS Hans, Le Concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, Paris,

1984.

-KALFA Ariane, L’Alliance et l’Exil, Paris, 2004.

-RUBENSTEIN Richard, Alliance et divinité. L’holocauste et la problématique

de la foi, in : TRIGANO Shmuel (sous la direction de), Penser Auschwitz, 9-10

(1989), pp. 94-119.

-TRIGANO Shmuel (sous la direction de), Religion et politique en Israël, 11

(1990).

-TRIGANO Shmuel, Les Juifs comme peuple à l’épreuve de la Shoa, in :

TRIGANO Shmuel (sous la direction de), Penser Auschwitz, 9-10 (1989), pp.

178-188.

-TRIGANO Shmuel, Le Judaïsme contemporain, in : LENOIR Frédéric ;

TARDAN-MASQUELIER Ysé, Encyclopédie des religions, vol. 1, Paris, 2000,

pp. 351-362.

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Le judaïsme réformé en Israël Présenté par Sylvie Ayari

Introduction Depuis la fin de l’Antiquité jusqu’au XVIIIème siècle, les juifs vécurent généralement repliés sur leur communauté, sans grands contacts avec le monde extérieur. Les érudits parmi eux passaient leur temps à étudier la Halakha, la loi juive, et la tradition. L’autorité des rabbins régissait les communautés, autorité qu’ils s’étaient acquis par leur grand attachement à la loi et par leur piété.60 La vie juive changea avec l’émancipation survenue dans le contexte de la Révolution française. Les conditions politiques, culturelles et sociales se modifièrent alors et le judaïsme se trouva confronté à celles-ci de manière directe. Le mouvement de réforme apparut à ce moment, tentant d’apporter une réponse religieuse au défit de la modernité.61 Il s’intégrait dans un courant intellectuel répandu parmi les Juifs du XVIIIème siècle, la Haskala, courant né des échanges entre la pensée juive et la pensée européenne.62 Le mouvement de réforme se manifesta de différentes manières selon les endroits et il se modifia au cours du temps. D’Allemagne où il naquit, il se propagea ensuite aux Etats-Unis, où il s’implanta durablement et d’où il rayonne dans le monde entier. Les protagonistes de ce courant religieux affirmaient unanimement la légitimité de modifier la tradition et ils refusaient d’adhérer à l’idée que celle-ci était immuable.63 Comment dès lors le mouvement de réforme, confiné surtout aux Etats-Unis, a-t-il pu prendre pied en Israël et y exprimer son point de vue ? Telle est la question qui sera développée dans ce travail. Dans le premier chapitre, il sera question de l’orientation sociologique à travers laquelle sera abordée cette question. La réforme en Allemagne et aux Etats-Unis fera l’objet du second chapitre. Le troisième chapitre traitera des liens entre réformisme et sionisme. Dans le dernier chapitre, on effectuera une analyse sociologique de la réforme en Israël selon la perspective définie au début de cette recherche.

1. Orientation sociologique

Né en 1934, Raymond Boudon devint professeur de sociologie et sciences sociales à l’Université de Bordeaux. Vers 1970, il fut nommé à l’Université de Paris-Sorbonne. Il a été le moteur de recherches sociologiques au CNRS. Actuellement, ses théories sont très prisées car elles s’apparentent à celles de certains milieux économistes et libéraux.64 Pour parvenir à une explication sociologique, il faut, selon Boudon, passer par trois étapes : premièrement,

60 The Universal Jewish Encyclopedia / Vol. 9. New-York, Isaac Landman, 1948, p. 101. 61 Encyclopedia Judaica / Vol. 14. Jérusalem, Keter Publishing House Ltd, 1971, p. 23. 62 STRAUSS Janine : La Haskala. Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1991, p. 5. 63 Encyclopedia Judaica / Vol. 14. Jérusalem, Keter Publishing House Ltd, 1971, p. 23-24, 26-27. 64 BRÉCHON Pierre : Les grands courants de la sociologie. Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2000, p. 205.

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identifier le fait social, secondement utiliser une théorie, troisièmement, expliquer le phénomène social à l’aide de celle-ci.65 Ce processus apparaît clairement dans son analyse du problème de « […] l’inégalité d’accès des différentes classes sociales à l’enseignement supérieur. »66 On recourra ici au même procédé. L’utilisation de la théorie de Boudon dans ce travail requiert quelques explications supplémentaires. Pour analyser un phénomène unique, ce qui est le cas ici, on peut, selon Boudon, utiliser trois méthodes : a) Admettre au départ l’existence de lois historiques ou de lois du changement par rapport auxquelles les faits particuliers sont expliqués ; b) Montrer une implication logique entre un phénomène social général et un phénomène isolé. L’explication se base sur la démonstration de la parenté logique entre des faits sociaux. Telle était la méthode utilisée par Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme ; c) Recourir à l’analyse fonctionnelle : un phénomène social est impliqué par l’ensemble des autres faits sociaux. Dans ce travail, on utilisera la méthode b), au sujet de laquelle on donnera maintenant encore quelques compléments. Revenant à L’éthique protestante de Weber, Boudon relève que cet ouvrage comporte deux notions méthodologiques : celle de l’idéal-type qui revient à choisir des traits caractéristiques de la réalité du fait social et celle d’homologie structurale qui consiste à expliquer un phénomène par comparaison entre deux structures. Chez Weber, cette comparaison s’effectuait entre l’attitude de l’entrepreneur capitaliste et celle engendrée par la philosophie calviniste. Bien que Weber ait établi que le protestantisme soit à l’origine du capitalisme, son explication sociologique se basait sur une identité de structure. Cette méthode recourant aux homologies structurales est toujours d’actualité.67 En effet, « […] le sociologue a fréquemment recours, lorsqu’il analyse des phénomènes sociaux complexes, à une méthode qu’on peut caractériser par deux étapes : 1) La constitution de types idéaux ; 2) La recherche de correspondances structurelle entre ces types. »68 On reprendra ici le même procédé d’explication. Au deuxième chapitre, on commencera par établir un idéal-type du judaïsme réformé allemand et américain quant à ses principes religieux. Puis au début du quatrième chapitre, on identifiera le judaïsme réformé en Israël comme fait social. Sur les pas de Max Weber, Raymond Boudon adhère à la théorie de l’individualisme méthodologique : « Selon ce principe, tout phénomène social doit être analysé comme la résultante d’un ensemble d’actions individuelles. On ne peut comprendre le social qu’à partir des intentions des acteurs individuels, qu’en reconstruisant les motivations des individus concernés par ce phénomène social. »69 Les faits économiques et sociaux se traduisent mathématiquement, 65 BOUDON Raymond : La logique du social. S.l., Hachette, 1979, p. 239-257. 66 Ibidem, p. 239-240. 67 BOUDON Raymond : Les méthodes en sociologie. Paris, Presses Universitaires de France, 1991, p. 97-98, 100-102. 68 Ibidem, p. 105. 69 BRÉCHON Pierre : Op. cit., p. 206.

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d’après lui, par une équation : M = ∑ m S M’. Dans ce calcul, M représente l’ensemble ∑ des actions m des acteurs sociaux, qui évoluent dans un contexte macro-social ou économique défini M’, où ils sont influencées par leur situation S.70 Boudon illustrait cette théorie par un exemple : Tocqueville, au XVIIIème siècle, a cherché à savoir pourquoi l’agriculture française stagnait par rapport à l’agriculture anglaise (M = phénomène social constaté). Quelles actions individuelles provoquaient ce fait social ? En fait, les propriétaires terriens français bénéficiaient d’une baisse d’impôts s’ils allaient s’installer en ville, ce qui les induisait souvent à s’y établir et à délaisser leurs propriétés (m = choix individuel des propriétaires dont l’ensemble des actions s’exprime par le ∑). Leur vie citadine, outre le fait qu’elle était fiscalement avantageuse, leur donnait la possibilité d’accéder à des charges royales, nombreuses à cette époque (S = situation). En effet, la centralisation de l’administration française avait accru le nombre des charges royales davantage qu’en Angleterre (M’ = contexte macro-social). En France, l’ensemble des choix individuels des propriétaires terriens de s’établir plutôt en ville a privé les campagnes de nombreux entrepreneurs agricoles. En Angleterre, les paysans vivaient dans une autre réalité. Leur intérêt consistait plutôt à améliorer leurs exploitations.71 Par ces deux types de comportements s’expliquent les développements différents observés respectivement dans l’agriculture anglaise et française : « Cette différence de développement s’explique par des actions individuelles différentes d’acteurs rationnels qui s’adaptent à des situations macro-sociales différentes. »72 A la fin du quatrième chapitre, on passera le judaïsme réformé en Israël au philtre de l’idéal-type déterminé, ce qui constituera l’analyse proprement dite.

2. Origines et développements de la réforme

2.1. Le développement de la réforme en Allemagne Pour rester bref sur le développement de la réforme en Allemagne, dans les confrontations qui eurent lieu au XIXème siècle entre orthodoxes, conservateurs et réformés radicaux, différents noms apparaissaient au premier plan : Zunz (1794- 1886) et Fränkel (1801-1875) pour les conservateurs, Holdheim (1806-1860) et Geiger (1810-1874) pour les réformateurs radicaux.73 On ne considérera ici que les trois derniers en commençant par les radicaux. Abraham Geiger, né en mai 1810 à Francfort, considérait l’interprétation talmudique comme valable à une époque déterminée. Le Talmud devait être interprété selon les besoins présents. Il pensait que le judaïsme était une religion en constante évolution.74 Ainsi, les rabbins d’aujourd’hui étaient autorisés à réviser le

70 Ibidem, p. 207. 71 Ibidem, p. 208. 72 Ibidem, p. 208. 73 EISENBERG Josy : Histoire moderne et peuple juif. S.l., Stock, 1997, p. 478. 74 HAYOUN Maurice-Ruben : Le judaïsme moderne. Paris, Presses Universitaires de France, 1989, p. 94-95.

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judaïsme médiéval, comme autrefois les sages avaient reformulé le judaïsme biblique. Mais les modifications ne devaient pas entraîner de rupture avec le passé. La morale et le monothéisme formaient pour lui l’élément central de la religion. Les rituels, en tant que symboles de ces principes, n’avaient de raison d’être que s’ils jouaient ce rôle. Ils pouvaient donc subir des modifications.75 Samuel Holdheim, né à Kempen en 1806, devint rabbin de Francfort-sur-l’Oder en 1836, puis de Mencklenburg-Schwerin en 1840 et enfin de Berlin en 1846.76 Célèbre par sa phrase : « Le Talmud parle avec la conscience de son temps et il a raison, je parle avec la conscience de mon temps et j’ai raison »77, il n’hésita pas à adopter une attitude radicale, à célébrer des mariages mixtes, à organiser des offices le dimanche et à abandonner l’hébreu dans les services religieux.78 Selon son point de vue, la Bible contenait des éléments toujours valables et d’autres temporaires. Ces derniers, correspondant au monde antique des Hébreux, devinrent caducs au moment de la destruction du Temple en 70 ap. J.-C. Cette considération incluait les lois cérémonielles. Suite à cet événement, seuls les aspects inchangeables de la religion, le monothéisme et la morale, restèrent d’actualité.79 Zacharias Fränkel, fut à l’origine du judaïsme conservateur. Né à Prague en 1810, il étudia à l’Université de Budapest, puis devint rabbin à Leitmeritz puis à Dresde. Préconisant une réforme prudente, il situait la Torah au-delà de l’histoire, donc au-delà de toute discussion. Par contre, la tradition, en tant qu’élément inclus dans l’histoire, pouvait faire l’objet d’une adaptation. En effet, la loi rabbinique avait subi des changements au cours du temps et donc les Juifs pouvaient procéder à des modifications selon les conditions de temps et de lieux. Sa pensée tentait de concilier orthodoxes et réformés. Mais en admettant la possibilité de réadapter la loi rabbinique, il s’ attira l’hostilité des orthodoxes.80 Ces quelques aperçus biographiques suffisent à mettre en évidence que, dans le courant de réforme deux tendances se dessinaient : les conservateurs, très prudents dans les modifications à entreprendre, et les réformés radicaux, plus incisifs dans l’effort de réinterprétation de la tradition. Comment établir la différence entre les deux tendances ? On peut avancer que celle-ci résidait dans le fait que les conservateurs, bien qu’ils approuvent une modification possible des lois rabbiniques, ne l’effectuaient qu’avec une grande modération. Les réformés, quant à eux, en distinguant l’essentiel de l’accessoire, attribuaient le caractère inaltérable de la religion à des aspects abstraits : le monothéisme et la morale, ce qui leur laissait davantage de marge pour la réinterpréter.

75 Encyclopaedia Judaica / Vol. 14. Jérusalem, Keter Publishing House Ltd, 1971, p. 25. 76 HAYOUN Maurice-Ruben : Op. cit., p. 99-100. 77 Ibidem, p. 101. 78 Ibidem, p. 100. 79 Encyclopaedia Judaica / Vol. 14. Jérusalem, Keter Publishing House Ltd, 1971, p. 25. 80 MEYER Michael A. : Response to Modernity. Détroit, Wayne State University Press, 1995, p. 85-87.

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En Allemagne toutefois, le mouvement de réforme ne dura pas et il s’épuisa peu à peu. Une autre nation prit alors le relais : les Etats-Unis. En effet, dans les autres pays d’Europe, il eut peu de retentissements, à l’exception de l’Angleterre.81 L’immigration juive allemande vers le nouveau monde au milieu du XIXème siècle donna alors une nouvelle impulsion au mouvement.82 2.2. Le développement de la réforme aux Etats-Unis 2.2.1. Isaac M. Wise et David Einhorn L’extension du judaïsme réformé aux Etats-Unis constitue un chapitre important du mouvement, difficile à condenser en quelques mots. Deux personnages jouèrent un rôle essentiel dans cette revivification : Isaac M. Wise (1819-1900) de Steingrub en Bohème, qui devint rabbin d’Albany en 1846, et David Einhorn (1809-1879), nommé rabbin de la Congrégation de Har Sinai à Baltimore en 1855. Brillants intellectuels tous les deux, ils permirent au mouvement de se développer et lui donnèrent son cadre définitif. Leurs pensées divergeaient quant à la doctrine et aux moyens d’action, mais leur influence n’en était pas moins considérable sur l’esprit de leurs contemporains.83 En fait, la distinction entre réforme modérée et radicale se retrouvait aux Etats-Unis, Wise incarnant la première et Einhorn la seconde.84 Les deux tendances existant autrefois en Allemagne, conservatrice et radicale, poursuivaient donc leur développement dans le nouveau monde. Wise trouvait que les radicaux n’abordaient pas les lois religieuses de manière appropriée. D’après lui, il fallait que le judaïsme, en continuité avec le passé, parle à l’homme actuel : « There is now a wide schism between life and religion…[…] Some assert that, since rabbinic Judaism has preserved Biblical Judaism for nearly 2000 years, to touch it is to make the whole edifice unstable. […]. But now cardinal principles are lost sight of for the multitude of thoughtless observeances. Hence the only choice now is conformity or indifference. The essential spirit of Judaism must be liberated. The principle of Reform is : All forms, to which no meaning is attached any longer, are an impediment to our religion and must be done away with…Whatever makes us ridiculous before the world as it now is, may safely be and should be abolished…Whatever tends to the elevation of the divine service, to inspire the heart of the worshiper and to attract him, should be done without any unnecessary delay… Whenever religious observances and the just demands of civilized society exclude each other, the former have lost their power…Religion is intended to make man happy, good, just, charitable, active and intelligent. » 85 Ce passage montre clairement la détermination de Wise d’adapter la religion à l’environnement pour qu’elle réponde aux exigences de la vie contemporaine et lui donne sens. Un exemple illustre bien ses propos : il 81 The Universal Jewish Encyclopedia / Vol. 9. New-York, Isaac Landman, 1948, p. 103. 82 EISENBERG Josy : Op. cit., p. 479. 83 The Universal Jewish Encyclopedia / Vol. 9. New-York, Isaac Landman, 1948, p.103. 84 Encyclopedia Judaica / Vol. 14. Jérusalem, Keter Publishing House Ltd, 1971, p. 26. 85 HELLER James G. : Isaac M. Wise ; His Life, Work and Thought. New-York, The Union of American Hebrew Congregations, 1965, p. 556-559.

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instaura l’office du Shabbat le vendredi soir au lieu du samedi. Dans la Diaspora, travailler le Shabbat était devenu plus important que de renoncer à toute activité ce jour-là. En 1869, à Cleveland et Louisville, face au désintérêt général pour l’adoration du samedi matin, Wise et ses collègues introduisirent un office le vendredi soir. Cette pratique fut ensuite vouée à un succès durable. Personne n’avait dès lors d’excuse de manquer l’office du Shabbat, d’autant plus que l’élévation spirituelle n’en était en rien affectée.86 La première congrégation à instituer la réforme fut celle de Har Sinaï à Baltimore en 1842. Puis de nombreuses communautés suivirent ses traces, ce qui incita Wise à instaurer un lien entre elles. En 1873, il créa l’Union des Congrégations Hébraïques Américaines (UAHC : Union of American Hebrew Congregations). Deux ans plus tard, il fonda le Collège de l’Union Hébraïque (HUC : Hebrew Union College) à Cincinnati chargé de l’instruction des rabbins réformés.87 Les efforts de Wise ne permirent cependant pas de maintenir l’unité entre conservateurs et radicaux. 2.2.2. L’orientation spirituelle de la réforme américaine Au cours du XIXème siècle, la tendance radicale devint prépondérante et sa doctrine continua de s’affirmer durant le siècle suivant. En 1885, la Conférence Centrale des Rabbins Américains (CCAR), appelée Pittsburgh Platform, établit que la priorité du mouvement consistait à s’occuper de justice sociale, reléguant ainsi le rituel et la pratique religieuse au second rang. Lors de cette assemblée, les membres affirmèrent clairement leur intention de renoncer à tout ce qui apparaissait en désaccord avec l’époque.88 Mais cette attitude changea aux environs de 1930, moment où les rituels reprirent de l’importance. Cette tendance se profilait nettement à la Columbus Platform en 1935. Reconnaissant que certaines lois étaient caduques aujourd’hui89, les rabbins n’en affirmaient pas moins que le « Judaism as a way of life […] requires in addition to its moral and spiritual demands, the preservation of the Shabbath, festivals, and Holy Days, the retention and development of such customs, symbols, and ceremonies as possess inpirational value. »90 Le rabbin Salomon Freehof déclarait quelques années plus tard que le mouvement de réforme devait énoncer clairement son rapport à la loi juive.91 En effet, celui-ci restait ambivalent au sujet de la pratique des mitzvot92 : fallait-il imposer un cadre obligatoire à respecter ou laisser l’individu décider ? Cette ambivalence demeure encore actuellement.93 Selon 86 MEYER Michael A. ; PLAUT Gunther W. : The Reform Judaism Reader. New-York, UAHC Press, 2001, p. 78-80. 87 The Universal Jewish Encyclopedia / Vol. 9. New-York, Isaac Landman, 1948, p.103. 88 GOLDSTEIN Niles E. ; KNOBEL Peter S. : Duties of the Soul. New-York, UAHC Press, 1999, p. 8-9. Dès lors, lorsqu’on parlera du mouvement de réforme aux USA sans autre précision, il s’agira de son aile radicale. 89 Ibidem, p. 11-12. 90 Ibidem, p. 12. 91 Ibidem, p. 11. 92 Mitzvah au singulier et mitzvot au pluriel signifient « commandement divin ». LEIBOVITZ Yeshayahou : Judaïsme, Peuple juif et Etat d’Israël. Tel-Aviv, J.-C. Lattès, 1985, p. 18. 93 GOLDSTEIN Niles E. ; KNOBEL Peter S. : Op. cit., p. 17.

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rabbin Schaalman, accomplir un mitzvah signifie accepter sa soumission à Dieu et affirmer son intention de vivre comme partenaire de Dieu. Si le mouvement de réforme a élevé la conscience individuelle comme autorité finale, le choix du croyant engage sa responsabilité personnelle devant Dieu.94 A travers ces quelques explications, on peut maintenant élaborer l’idéal-type du mouvement de réforme en Allemagne et aux Etats-Unis en mettant en relief les trois critères suivants : - l’autorité ne se base plus sur les pieux Anciens ; - l’adaptation à l’environnement moderne ; - le retour à l’essentiel i.e. réévaluer la Halakha. La communauté réformée américaine constitue actuellement le groupe le plus puissant du mouvement en raison du grand nombre de ses membres et des moyens financiers considérables qu’elle possède. Au niveau mondial, elle dirige les communautés réformées des autres pays, même si à l’étranger, celles-ci demeurent plus traditionnelles dans leurs pratiques.95 Ce survol a montré les débuts du mouvement de réforme aux Etats-Unis et son orientation doctrinale générale. Cependant, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, le monde juif était secoué par l’apparition d’une nouvelle doctrine : le sionisme. Quelle position adopta le judaïsme réformé à son égard ? Et comment la situation évolua-t-elle avec la Deuxième Guerre mondiale et la création de l’Etat d’Israël ? Ces questions feront l’objet du prochain chapitre.

3. Sionisme et réforme : un revirement

3.1. L’émergence du sionisme et l’opposition réformée La vague d’antisémitisme qui balaya l’Europe à partir de 1880 remit en question l’émancipation des Juifs.96 Autrefois, les crises qu’ils traversèrent se cristallisèrent en mouvements messianiques. A la fin du XIXème siècle, l’hostilité que la société occidentale montra envers eux engendra dans leur communauté l’apparition d’un messianisme politique, plus adapté à l’ère du temps : le sionisme. Le moteur de ce mouvement fut Théodore Herzl (1860-1904). Né à Budapest dans une famille de commerçants sépharades, il entreprit des études de droit à l’Université de Vienne puis se consacra à la littérature, faute de trouver un emploi dans la magistrature en raison de ses origines juives.97 L’affaire Dreyfus ébranla sa conscience : « Ce fut l’affaire Dreyfus, à laquelle j’avais assisté en 1894, qui fit de moi un sioniste. »98 Il écrivit un ouvrage Der Judenstaat (L’Etat Juif) en 1895, dans lequel il développait l’idée qu’il n’y avait pas d’autre salut pour le peuple juif que le retour vers la terre de ses ancêtres. L’œuvre de Herzl rencontra immédiatement le soutien des Juifs d’Autriche, de Roumanie, de Galicie et de Russie. Travaillant sans relâche pour son projet, il

94 Ibidem, p. 31-32. 95 Encyclopaedia Judaica / Vol. 14. Jérusalem, Keter Publishing House Ltd, 1971, p. 27. 96 EISENBERG Josy : Op cit., p. 490, 492. 97 DOUBNOV Simon : Histoire Moderne du Peuple Juif 1789-1938. Paris, Cerf, 1994, p. 1377-1379. 98 Ibidem, p. 1379-1380.

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organisa le premier congrès sioniste à Bâle en 1897, qui se fixa pour tâche de recréer en Palestine une nation juive et d’obtenir des appuis politiques pour parvenir à cette fin. On détermina aussi à ce moment le fonctionnement du parti sioniste. Lors du second congrès en 1898, il fut question de gagner les communautés juives au mouvement. Les deux derniers congrès en 1899 et 1900 n’apportèrent pas de résultats tangibles.99 Dans les milieux religieux, le sionisme engendra différentes réactions. Chez les orthodoxes européens, il provoqua de grands débats et des divergences de vue. Pour certains d’entre eux en effet, le sionisme politique sentait le soufre. Ils considéraient que le peuple juif, exilé par Dieu loin de sa terre, n’y serait rassemblé que par le Messie. Toute entreprise humaine allant à l’encontre de cette croyance revêtait l’aspect d’une rébellion contre le Créateur. D’autres ne voyaient pas d’inconvénient à participer au nouveau mouvement politique. Les émeutes antijuives de 1929 en Palestine et la Seconde Guerre mondiale déterminèrent un revirement de position chez les orthodoxes anti-sionistes, dès lors acquis en masse à l’idée de la création d’un Etat juif.100 Qu’en était-il maintenant des Juifs réformés ? Les adhérents aux idées de la réforme en Allemagne au XIXème siècle, puis aux Etats-Unis aux XIXème et XXème siècle, pensaient que le judaïsme se limitait à l’aspect religieux depuis la destruction du second temple, et qu’il était dès lors privé de toute identité nationale. Ils avaient préféré abandonner l’idée du retour en Palestine, probablement par crainte d’être accusé de déloyauté envers leur pays d’accueil. Pour ces raisons, dans un premier temps, ils prirent position contre le mouvement sioniste.101 En outre, pour les Juifs réformés, l’antisémitisme ne remettait pas en question l’émancipation et l’intégration de leurs coreligionnaires dans les sociétés occidentales. Bien que quelques groupes marginaux aient adhéré au sionisme assez rapidement, la majeure partie de la communauté réformée s’opposa à celui-ci jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Tandis qu’une aile de l’orthodoxie avait combattu le sionisme pour des motifs religieux, on s’aperçoit que les réformés avaient adopté la même position pour d’autres raisons, des raisons sociales, car ils tenaient à l’intégration.102 Les événements du milieu du XXème siècle modifièrent ce point de vue. 3.2. Le revirement de position et la concrétisation du rêve sioniste Vers 1930, la dégradation des conditions de vie des Juifs en Europe incita le mouvement de réforme américain à changer de position, d’autant plus que de nombreux orthodoxes des pays de l’Est, jusque là hostiles au sionisme, s’étaient finalement ralliés à cette cause en raison des circonstances menaçantes. Alors qu’en 1935, la Conférence Centrale des Rabbins Américains (CCAR), renonçant à son opposition de 1897, adopta une attitude neutre, deux ans plus tard, à la 99 Ibidem, p. 1380, 1386, 1391, 1396-1397, 1401-1402. 100 BAUER Julien : Les partis religieux en Israël. Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 18-20, 27. 101 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (Israel Movement for Progressive Judaism : IMPJ). 102 Conférence du Professeur Jacques Ehrenfreund à l’Université de Fribourg le 1er février 2006.

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Columbus Platform, elle se déclara ouvertement pro-sioniste.103 En 1937 toujours, l’Union des Congrégations Hébraïques Américaines (UAHC) se déclara favorable à l’établissement d’un foyer juif en Palestine : « Resolved that the Union of American Hebrew Congregations, in council assembled, expresses its satisfaction with the progress made by the Jewish Agency in the upbuilding of Palestine. We see the hand of Providence in the opening of the Gates of Palestine for the Jewish people at a time when a large portion of Jewry is so desperately in need of a friendly shelter and a home where a spiritual, cultural center may be developed in accordance with Jewish ideals. The time has now come for all Jews, irrespective of ideological differences, to unite in the activities leading to the establishment of a Jewish homeland in Palestine, and we urge our constituency to give their financial and moral support to the work of rebuilding Palestine. »104 On voit qu’avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, le sionisme était déjà répandu parmi les Juifs réformés américains et qu’il occupait même une position forte. Le 8 mai 1945, la fin de la Seconde Guerre mondiale laissait la communauté juive d’Europe dans une situation humaine épouvantable. En juillet de la même année, 94 représentants des rescapés de la Shoah s’assemblèrent près de Munich et réclamèrent un Etat juif en Palestine. Le 14 mai 1948 à Tel-Aviv, David Ben Gourion (1886-1973) prononçait la Déclaration d’Indépendance d’Israël.105 Peu avant la création de l’Etat juif, Ben Gourion s’était engagé par lettre au nom de l’Agence Juive auprès d’Agoudat Israël, parti orthodoxe, que le futur état respecterait certains principes religieux.106 Vu l’importance de cette lettre pour le présent sujet, laquelle détermine le Status Quo en matière religieuse, il est nécessaire d’en reproduire un passage : « Messieurs, […]. Cela étant, la direction de l’Agence juive comprend vos demandes. Elle sait que ces demandes ne sont pas seulement celles d’Agoudat Israël, mais de tous les croyants de la foi d’Israël, dans le camp sioniste ou en dehors de tout parti politique. […]. Nous vous faisons donc connaître la position de la direction de l’Agence juive : a / Chabat : Il est évident que le jour de repos légal dans l’Etat juif sera le Chabat (samedi), étant entendu que les chrétiens et les personnes appartenant à d’autres religions pourront choisir leur propre jour de repos. b / Cacherout : Tous les efforts seront entrepris afin de garantir que dans toute cuisine publique destinée à des Juifs la nourriture soit cachère. c / Droit des personnes : […]. Tous les organes représentés par la direction s’engagent à faire tout ce qui sera possible pour satisfaire l’exigence profonde des croyants, en vue d’éviter à tout prix le

103 MEYER Michael A. ; PLAUT Gunther W. : Op. cit., p. 132, 138. 104 Ibidem, p. 138-139. 105 EISENBERG Josy : Op. cit., p. 571-573, 583. 106 KLEIN Claude : Le caractère juif de l’Etat d’Israël. Paris, Cujas, 1977, p. 119. L’Agence juive représentait les sionistes en Palestine sous le mandat britannique. Ibidem, p. 19. L’Agouda fut fondé en 1912 à Kattowitz. Au départ, le mouvement se voulait orthodoxe et anti-sioniste. Cependant les circonstances historiques, notamment la guerre 1939-1945, obligèrent l’Agouda à revoir sa position et elle adopta finalement le sionisme. Mais elle resta longtemps indécise sur son rôle politique en Israël. BAUER Julien : Op. cit., p. 25-27, 29.

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malheur que constituerait la scission du peuple d’Israël en deux. d / Education : L’autonomie complète des différentes branches de l’enseignement sera garantie […]. Il n’y aura aucune atteinte de la part des autorités publiques à la foi et à la conscience religieuse d’aucun groupement en Israël. […]. »107 Cet extrait montrait déjà un premier profil de l’Etat juif qui s’annonçait alors comme imminent. Le contexte religieux général sera abordé dans le prochain chapitre lorsqu’on parlera de l’environnement macro-social. Pour revenir au sionisme et à la réforme, en 1951 se déroula le 23ème congrès sioniste, le premier à avoir eu lieu en Israël, où le Programme de Jérusalem fut adopté. Ce dernier consistait en trois points : consolider l’Etat, rassembler les exilés et promouvoir l’unité du peuple juif. Le sionisme devenait dès lors gestionnaire d’un Etat.108 Mais le mouvement, après avoir réalisé son objectif majeur, la création de l’Etat juif, n’a pas été en mesure d’édifier un nouveau but capable de mobiliser ensemble les Israëliens et les Juifs de la Diaspora. Aussi l’Organisation Sioniste Mondiale déclare qu’Israël doit devenir une puissance mondiale à tous les niveaux, pour servir l’humanité.109 Actuellement, ARZENU, fondé en 1980, représente l’organe principal des sionistes réformés radicaux (Progressive Judaism) du monde entier. Il défend leurs intérêts dans l’Organisation Sioniste Mondiale et dans l’Agence juive en Israël. Au nombre de ses objectifs figure l’encouragement à l’Aliyah ou retour à la patrie des ancêtres et le développement du judaïsme réformé radical en Israël, où il s’efforce de promouvoir un pluralisme religieux.110 De même, MERCAZ est le porte-parole du mouvement réformé conservateur dans l’Organisation Sioniste Mondiale et dans l’Agence juive.111 Il est temps d’aborder maintenant le sujet central du travail.

4. Analyse sociologique de la réforme en Israël

4.1. L’environnement macro-social en Israël 4.1.1. Le contexte politique Israël, selon la déclaration d’Indépendance de 1948, est une démocratie. Bien que le pays ne soit pas encore pourvu d’une constitution, il est régi par un ensemble de lois fondamentales. Le parlement, la Knesset comprend 120 députés élus à la proportionnelle d’après une liste nationale. Le Président de l’Etat est choisi par la Knesset, tandis que le Premier Ministre est élu au suffrage universel. Les lois sont votées et adoptées par le Parlement. La Cour Suprême arbitre les conflits et jouit de pouvoirs étendus.112 Cette dernière joue le rôle de garde-fou de la démocratie avec les tribunaux civils et le Président de la 107 KLEIN Claude : Op. cit., p. 120-121. 108 BAUER Julien : Op. cit., p. 74-75. 109 http://www.wzo.org.il/en/resources/view.asp?id=2000 Date de consultation le 22 janvier 2006 (Organisation Sioniste Mondiale). 110 http://www.arzenu.org.il/ Date de consultation le 22 janvier 2006 (ARZENU). 111 http://www.masortiworld.org/about/mercaz.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Mouvement conservateur israélien Masorti). 112 EISENBERG Josy : Op. cit., p. 681-682.

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République.113 Deux éléments interviennent dans la politique en matière religieuse : les interdictions en vigueur dans le judaïsme et le poids des partis religieux. On traitera de ces deux faits dans l’ordre. Les interdictions religieuses se réfèrent à la lettre de Ben Gourion mentionnée précédemment et écrite en 1947. Celle-ci définissait l’orientation de la politique israëlienne dans le domaine religieux ( = le Status Quo ) au sujet du Shabbat, de la Kasherout, du droit des personnes et de l’éducation.114 Au sujet du droit des personnes, en 1953, une loi appelée « Loi sur la juridiction des tribunaux rabbiniques » décrétait que les mariages et divorces des Juifs en Israël relevaient uniquement des tribunaux rabbiniques et s’effectuaient selon la Thora. Cette disposition non seulement interdit les mariages mixtes, mais elle entraîne en outre de nombreux problèmes entre Juifs : un Cohen, c’est-à-dire un membre de la caste sacerdotale de l’ancien Temple, ne peut épouser une femme divorcée. Une femme Halitza, c’est-à-dire une femme veuve sans enfants non libérée par le frère de son mari de son obligation de l’épouser, n’est pas autorisée à se remarier. De plus, une femme dont le divorce religieux n’est pas achevé ne peut se remarier. Si elle conçoit un enfant d’un autre homme avant que le tribunal rabbinique ne se soit prononcé, des interdits pèsent sur l’enfant. La Cour Suprême est intervenue à de nombreuses reprises sur ces questions. Quant aux Juifs souhaitant un mariage civil, ils ne trouvent aucune ouverture en Israël. Incontestablement, le rôle du statut personnel montre la volonté du gouvernement de maintenir l’identité juive en Israël, et il manifeste au plus haut point l’influence de la religion dans la législation.115 Au sujet du Shabbat, le premier texte de loi a été adopté en 1948 et il concerne aussi les jours fériés. La loi décrète une interdiction absolue de travailler le Shabbat. Si l’on veut travailler malgré tout ce jour-là pour un motif quelconque, il faut une autorisation spéciale du gouvernement.116 Par rapport à la Kasherout, la législation est moins pesante. La Kasherout signifie l’interdiction de consommer certaines viandes, et pour les viandes autorisées la nécessité d’abattre rituellement l’animal. De plus, il y a des règles diététiques particulières, comme ne pas mélanger viandes et laitages. En ce domaine, aucune contrainte ne pèse sur les citoyens. Hôtels et restaurants peuvent choisir de l’appliquer ou non. Par contre, tous les établissements publics contrôlés par l’Etat (écoles, armée etc…) suivent rigoureusement les règles de la Kasherout et sont contrôlés par le Grand Rabbinat selon l’engagement pris dans la lettre de 1947.117 Quant à l’éducation, deux sortes d’écoles publiques, religieuses et laïques, laissent aux parents le choix quant à la scolarité de leurs enfants, droit qui leur a été accordé par la grande loi sur l’enseignement public de 1953.118 En dehors de la lettre de 1947 définissant les bases du Status Quo, il existe d’autres 113 BENSIMON Doris : Religion et Etat en Israël. Paris, L’Harmattan, 1992, p. 256. 114 KLEIN Claude : Op. cit., p. 118-121. 115 Ibidem, p. 118, 122-126. 116 Ibidem, p. 127-128. 117 Ibidem, p. 131-133. 118 Ibidem, p. 133.

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lois en rapport avec la religion. Celles-ci concernent l’exemption possible des femmes dans l’armée (1952), l’autorisation de pratiquer des autopsies pour des raisons scientifiques et judiciaires (1953 et 1958), la protection des lieux saints (1967) et l’interdiction de l’élevage du porc (1962).119 Mais la plus importante d’entre elles est incontestablement la Loi du Retour, adoptée en 1950 : « Tout Juif a le droit d’émigrer en Israël. »120 Cette définition entraîne la question de savoir « Qui est Juif ? »121 En raison des nombreux problèmes engendrés par l’identité, la loi a été complétée en 1970 : « Pour les besoins de cette loi, est considérée comme juive une personne née d’une mère juive ou convertie (au judaïsme) et qui n’appartient pas à une autre religion. »122 On verra par la suite les problèmes engendrés par cette définition. D’autre part, cette loi est en rapport avec les conversions. Dans la politique israélienne, outre la législation, les partis religieux orthodoxes possèdent un pouvoir important. Se basant sur la Halakha, ils tentent d’intégrer une religion ancienne dans un Etat moderne.123 Leibovitz montre bien la problématique touchant à cette prétention. La Halakha concerne la sphère individuelle et le temps de l’exil. Elle n’est pas adaptée à des réalités modernes telles que la société, l’Etat, le peuple, la patrie. Il faudrait, selon lui, élaborer de nouvelles lois tirées de la Halakha concernant la vie publique et sociale. Mais jusqu’à aujourd’hui, personne n’a osé se lancer dans une telle entreprise.124 Pour en revenir aux partis religieux, tentons un rapide inventaire de l’échiquier politique. A gauche se trouvent le Parti Travailliste, le Mapam (Parti uni des travailleurs), le Ratz (Mouvement pour les droits civiques), le Shinoui (Changement), le Parti Communiste et les partis arabes. A droite siègent le Likoud (Union), parti nationaliste et populiste, et les 4 partis ultra-nationalistes : le Tehya (Renaissance), le Kach, le Tsomet et le Moledet. Il n’existe aucun parti centriste. Depuis 1981, le Likoud et le Parti Travailliste s’opposent l’un l’autre et il leur est de plus en plus difficile de former des gouvernements. Dans cette situation, les partis religieux orthodoxes jouent un rôle toujours plus important. Ceux-ci comprennent le Mafdal ou Parti National Religieux (moderniste), l’Agouda Israël (théocratique), le Goush Emounim (Bloc des croyants), le Shas (parti ultra-orthodoxe sépharade) et le Deguel Hathora (parti ultra-orthodoxe ashkénaze). Le Mafdal a toujours lutté pour maintenir le Status Quo. Mais religieux et laïcs interprétent le Status Quo différemment et s’opposent toujours sur cette question. En Israël, le gouvernement se constitue sous forme de coalitions, selon le résultat des élections se basant sur la proportionnelle 119 Ibidem, p. 135-136, 162. 120 Ibidem, p. 27, 30. 121 Ibidem, p. 37. 122 Ibidem, p. 156. 123 BAUER Julien : Op. cit., p. 81. 124 LEIBOVITZ Yeshayahou : Judaïsme, Peuple juif et Etat d’Israël. Tel-Aviv, J.-C. Lattès, 1985, p. 70-71, 150-152. Leibowitz (1903-1994) naquit à Riga en Lettonie. Neurobiologiste et philosophe, il enseigna à l’Université de Jérusalem. Il composa de nombreux ouvrages comprenant des points brûlants pour le peuple juif et il fut un militant engagé contre le conflit isrélo-arabe. LEIBOWITZ Yeshayahu : Peuple, Terre, Etat. Paris, Plon, 1995, dos du livre.

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intégrale.125 Le Mafdal étant le soutien indispensable à la formation de toute coalition, le Status Quo a été maintenu.126 En outre, les partis religieux orthodoxes trouvent une unité dans leur lutte contre le judaïsme réformé radical et conservateur. En effet, les mouvements de réforme s’attaquent aux institutions publiques contrôlées par le rabbinat dans le but de voir instauré un pluralisme religieux, i.e. la fin de l’establishment orthodoxe dans les sphères politiques et religieuses.127 4.1.2. Le contexte religieux Les institutions religieuses comprennent une direction spirituelle et administrative incarnée dans le Grand Rabbinat, les conseils religieux et les tribunaux rabbiniques. Au dessus se trouve le Ministère des Affaires religieuses, qui lui s’occupe également des autres religions présentes dans l’Etat. Le Grand Rabbinat est constitué d’un conseil de douze membres : les deux grands rabbins (un sépharade et un ashkénaze) et dix autres rabbins, tous élus chaque cinq ans. Les deux grands rabbins sont d’office présidents du Grand Tribunal rabbinique, qui coiffe les tribunaux rabbiniques régionaux. Ces tribunaux religieux possèdent l’exclusivité pour traiter des mariages et des divorces. Le Grand Rabbinat délivre également les certificats de Kasherout. En outre, les deux grands rabbins représentent officiellement le judaïsme. Au niveau local, les conseils religieux s’occupent d’organiser les cultes. Les membres qui y siègent sont désignés par le ministre des Affaires religieuses, le conseil municipal et le rabbinat local. Ces conseils religieux sont financés par l’Etat et les collectivités locales.128 Actuellement, le rabbinat à tous les niveaux est exclusivement dans les mains des orthodoxes. C’est pourquoi, réformés radicaux (Pogressive Judaism) et conservateurs (Masorti Movement) se virent, dans un premier temps, empêchés de siéger dans les conseils religieux. Ceux-ci s’étant adressé à la Cour Suprême en 1995, cette dernière leur donna raison contre les orthodoxes et ordonna la dissolution de trois conseils religieux où réformés des deux tendances avaient été évincés. Généralement, la Cour Suprême est tolérante en matière religieuse. D’autre part, les partis religieux se disputent le contrôle des conseils religieux, mais à l’avenir ils risquent de s’allier ensemble pour y empêcher l’entrée des deux représentants du judaïsme réformé.129 Il faut relever que les mouvements non-orthodoxes deviennent peu à peu connus. Ainsi, lors d’une enquête menée par le Shiluv-Konso Researchers and Strategic Planning en 1999 sur 501 individus, 92 % connaissaient le mouvement réformé radical (Progressive Judaism) et 85 % le mouvement conservateur (Masorati). Parmi ceux-ci, 36 % s’identifiaient au mouvement de réforme radicale et 11 % au

125 BENSIMON Doris : Op. cit., p. 81-85, 87-88, 91. 126 KLEIN Claude : Op. cit., p. 131. En fait, le parti Mafdal donne son accord pour participer à une coalition contre l’engagement de celle-ci à maintenir le Status Quo. 127 BAUER Julien : Op. cit., p. 100. On retrouve en Israël les deux tendances réformées qui s’étaient développées en Allemagne et aux Etats-Unis : le courant radical et le courant conservateur. 128 KLEIN Claude : Op. cit., p. 114-117. 129 BAUER Julien : Op. cit., p. 101 et 111.

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mouvement conservateur (ce qui donnait au total 47 % des personnes interrogées), alors que seulement 24 % de ceux-ci se reconnaissaient dans la mouvance orthodoxe.130 L’influence croissante de ces courants alternatifs du judaïsme dans la société israélienne annonce des débats animés sur la scène religieuse dans ces prochaines années. 4.2. Position du judaïsme réformé en Israël Le judaïsme réformé, tant la tendance radicale que la tendance conservatrice, n’est toujours pas reconnu par les autorités politiques et religieuses. C’est pourquoi, Israel Religious Action Center (IRAC) a souvent dénoncé ce fait. L’IRAC est l’organe public et légal du mouvement réformé radical en Israël (Israel Movement for Progressive Judaism). Créé en 1987, l’IRAC a déjà mené beaucoup de combats pour la liberté de conscience.131 Par exemple, à l’occasion de la Journée Internationale des Droits de l’Homme (10 décembre) en 1999, il a rappelé que l’Etat juif avait signé en 1966 la « Convention Internationale des droits civils et politiques », approuvée en 1992 par la Knesset, laquelle convention garantit les droits fondamentaux de l’être humain, dont le droit de liberté de religion et de mariage. Or en Israël, les rabbins non-orthodoxes ne sont pas reconnus comme tels, et les mariages et conversions qu’ils effectuent ne possèdent aucune valeur aux yeux du gouvernement. De plus, au mur des Lamentations, les prières des non-orthodoxes sont dérangées par les autres Juifs.132 En fait, les membres du judaïsme réformé souffrent d’un double handicap. D’une part, en raison de leur petit nombre, ils n’intéressent pas les partis religieux. D’autre part, le public israélien ne les appuie pas car ils sont considérés comme un phénomène américain.133 Mais comme on l’a vu dans le sondage mené par le Shiluv-Konso (4.1.2.), l’opinion publique commence à prendre conscience de ces mouvements réformés et à soutenir leur point de vue. Le fait est que le judaïsme réformé peut être perçu comme un facteur de division. Leibovitz montrait bien l’enjeu du problème : « Chaque Juif désigne par ‘son judaïsme’ ce qu’il considère être l’expression de sa judéité, et celle-ci sera sans doute différente pour un autre juif, tout aussi conscient de sa judéité, mais qui aura ‘son judaïsme’ à lui. Dans ces conditions, qu’est-ce-que la nation juive ? Nous n’avons pas de réponse à cette question. Telle est aujourd’hui la crise du peuple juif et de son sentiment national. »134 Malgré leur position inconfortable, les réformés radicaux et conservateurs continuent leur lutte pour s’affirmer, ainsi qu’on va le voir dans le prochain sous-chapitre. Mais le chemin qui mène au but est semé d’embûches. L’establishment orthodoxe utilise parfois des moyens de pression indirects contre les membres du judaïsme réformé. Le premier exemple date de 1999 et se déroule à Beer Sheva. Le conseil religieux 130 http://www.irac.org/article_e.asp?artid=140 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (Israel Religious Action Center : IRAC). On reviendra ultérieurement sur le rôle de ce centre. 131 http://www.irac.org/we_e.html Date de consultation le 14 mars 2006 (IRAC). 132 http://www.irac.org/article_e.asp?artid=188 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC). 133 BAUER Julien : Op. cit., p. 101. 134 LEIBOVITZ Yeshayahu : Peuple, Terre, Etat. Paris, Plon, 1995, p. 158.

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de la ville menaça d’ôter le certificat de Kasherout à un restaurant si le propriétaire autorisait un mariage réformé radical dans son établissement. Sans ce certificat, le tenancier était économiquement en danger. Cette menace avait, dans un premier temps, eu lieu par téléphone, puis ensuite par lettre du responsable du conseil religieux au propriétaire, l’avertissant que tous les moyens seraient utilisés pour empêcher ce mariage. La lettre contenait en outre des propos irrespectueux envers les adeptes du judaïsme réformé. Les fiancés se tournèrent alors vers l’IRAC , qui s’adressa directement par courrier au conseil religieux de Beer Sheva en les mettant en garde que des moyens légaux seraient pris contre lui s’il empêchait ce mariage et s’il ne s’excusait pas envers les mouvements réformés. La lettre relevait que la menace d’enlever le certificat de Kasherout constituait un abus de pouvoir. En outre, le père de la fiancée était journaliste à Beer Sheva. Il menaça le conseil religieux de rendre l’affaire publique. Ce dernier revint alors en arrière et tout rentra dans l’ordre.135 Un autre cas a été rapporté dans le journal Ha-aretz en février 2001. Deux rabbins conservateurs qui fréquentaient des synagogues orthodoxes n’étaient jamais appelés à lire la Thora. Finalement, ils décidèrent d’aller à une synagogue de leur mouvement, même si la distance à parcourir était plus grande.136 Rabbin Garaï déclare avoir vécu ce type de discrimination en Suisse, où un rabbin orthodoxe l’a ignoré jusqu’à la fin, lui proposant de venir lire la Thora en dernier, ce qu’il a poliment décliné.137 Ces quelques exemples suffisent à montrer les difficultés auxquelles peuvent se heurter les adeptes du judaïsme réformé. Passons maintenant aux mouvements eux-mêmes et à leur travail concret sur le terrain. 4.3. Actions et revendications des mouvements de réforme 4.3.1. Les mouvements de réforme en Israël Il existe deux représentants du judaïsme réformé en Israël : la tendance radicale (Progressive Judaism) et la tendance conservatrice (Masorti). Le Mouvement Israélien pour le Judaïsme Réformé radical (Israel Movement for Progressive Judaism : IMPJ) est la branche la plus importante de la tendance radicale.138 Israel Movement for Progressive Judaism : En 1958, la première synagogue du mouvement réformé radical « Jerusalem’s Congregation Har-El, voyait le jour. En 1973, l’Union Mondiale du Judaïsme Réformé radical (World Union for Progressive Judaïsm : WUPJ) établissait son centre à Jérusalem dans le but d’y développer un mouvement local : l’IMPJ. Aujourd’hui, ce groupe comprend une trentaine de congrégations et deux Kibbutz pour un nombre d’adhérents toujours en croissance. L’IRAC assure sa défense légale sur la scène publique. Un tribunal religieux, le Progressive Beit Dîn, s’occupe des conversions et offre

135 http://www.irac.org/article_e.asp?artid=142 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC). 136 http://www.irac.org/article_e.asp?artid=504 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC). 137 Entretien du 28 février 2006 à la Communauté Israélite Libérale de Genève. 138 Ibidem.

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une assistance pour les rituels.139 Les rabbins du mouvement jouent un rôle diversifié dans les différentes communautés. Ils sont tantôt conseillers, tantôt éducateurs, tantôt guide spirituel et religieux. Parfois ils représentent le mouvement dans les manifestations publiques. Dans les congrégations où il y a un rabbin, celui-ci oriente la communauté par ses conseils, son savoir et son exemple. Celles qui n’ont pas de rabbins se gèrent de manière autonome. Au-dessus des rabbins se trouve un conseil des rabbins réformés (Council for Progressive Rabbis : le MARAM) qui prend les décisions pour le mouvement au niveau national, par exemple interdire aux rabbins de célébrer des mariages mixtes.140 Masorti (Conservative) Movement in Israel : Le mouvement conservateur, tout en se basant sur la foi en Dieu et l’attachement à la tradition, garde une attitude ouverte envers le monde moderne.141 Fondé en 1979, il comprend environ 50 000 membres affiliés à une cinquantaine de congrégations.142 En fait, ce sont les Américains qui ont fondé les premières synagogues conservatrices en Israël, et actuellement un tiers des membres du mouvement israélien vient des Etats-Unis.143 Les rabbins conservateurs sont regroupés dans une assemblée : Rabbinical Assembly of Israel.144 Cette dernière, conjointement au Bureau des Affaires religieuses, s’occupe des problèmes concernant la tradition et les rituels marquant le cycle de vie : naissances, enterrements etc...145 Le mouvement conservateur possède un « Bureau Légal du Mouvement Masorti » qui le défend légalement dans la sphère publique. Il travaille souvent avec l’IRAC pour dénoncer le non-respect des Droits de l’Homme en Israël.146La principale voie de diffusion des idées du mouvement passe par les congrégations et son éventail d’activités. Ces centres communautaires comprennent, pour les plus grands, une synagogue, des services réguliers, des programmes d’étude et des activités de groupe.147 4.3.2. Revendications politiques et religieuses Depuis 1996, suite au refus par les partis religieux de reconnaître les conversions réformées en Israël, les Américains conservateurs et radicaux ont passé à l’attaque contre le gouvernement de l’Etat juif. Des organisations juives américaines ont menacé de couper les fonds à Israël. Appuyés par leurs confrères américains, les mouvements réformés conservateurs et radicaux luttent par tous les moyens pour se faire reconnaître dans la sphère publique.148 Ainsi,

139 http://www.reform.org.il/english/About/ProgressiveJudaismilnIsrael.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ). 140 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ). 141 http://www.masorti.org/about/principles.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 142 http://www.masorti.org/about.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 143 http://www.masorti.org/about/faqs.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 144 http://www.masorti.org/related.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 145 http://www.masorti.org/religious.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 146 http://www.masorti.org/programs/legal.html Date de consultation le 17 mars 2006 (Masorti). 147 http://www.masorti.org/about/congregations.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 148 BAUER Julien : Op. cit., p. 101-103.

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en 1999, la Radio Publique Israélienne, Kol Israel, permit pour la première fois la diffusion d’une publicité financée par l’IMPJ et le mouvement Masorti, suite à une pétition de leur part auprès de la Cour Suprême. L’annonce comportait le slogan suivant : There is more than one way to be Jewish, accompagné de This is our way. You can choose. De plus, ce slogan apparaissait partout, aux arrêts de bus, sur des affiches, etc…Les journaux, en plus du slogan, indiquaient aussi les références des synagogues des deux mouvements réformés, le public étant invité à participer aux offices religieux de ces synagogues.149 Leurs revendications politiques et religieuses comportent essentiellement les points suivants : 1) La fin du monopole orthodoxe en matière religieuse : Selon l’IMPJ (Progressive Judaism), la Déclaration d’Indépendance de 1948 garantit la liberté de conscience et de religion à tout citoyen. Face à la non-reconnaissance des mouvements non-orthodoxes, l’IMPJ se bat par l’IRAC et la Cour Suprême au niveau légal et public pour changer cette situation. Mais la lutte est loin d’être terminée.150 Le mouvement Masorti cherche également à promouvoir le pluralisme religieux et la reconnaissance officielle du judaïsme conservateur.151 2) La fin du Status Quo : Pour l’IMPJ, le Status Quo définit les liens religion-Etat. Cet arrangement formulé à la veille de l’indépendance ne correspond plus à la réalité actuelle. L’IMPJ revendique la séparation entre la Synagogue et l’Etat. Le gouvernement ne doit pas imposer la loi religieuse interprétée de manière orthodoxe de façon contraignante à tous les citoyens. En outre, les droits des Juifs laïcs devraient également être reconnus.152 Les conservateurs vont dans le même sens et souhaitent la fin du Status Quo.153 Par contre, ils ne soutiennent pas la séparation entre la Synagogue et l’Etat mais uniquement le pluralisme religieux.154 3) Une autre lecture de la Halakha : L’IMPJ considère la Halakha comme un cadre moral qui peut prendre différentes formes. Tout ce qui entre en contradiction avec les valeurs morales actuelles doit être réévalué par la conscience individuelle et le consensus de la communauté, en tenant compte du contexte historique dans lequel ces lois ont été formulées et des découvertes scientifiques actuelles.155 Le mouvement conservateur pense que la Halakha est un code de conduite exprimant les valeurs du judaïsme. Mais ces lois se veulent dynamiques et susceptibles d’être changées selon les conditions de temps et de lieux.156 Comme exemple de mitzvot pouvant entrer en conflit avec la conscience morale actuelle, rabbin Garaï citait la polygamie. Il y a dix siècles, le

149 http://www.irac.org/article_e.asp?artid=138 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC). 150 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ). 151 http://www.masorti.org/about/goals.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 152 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ). 153 BAUER Julien : Op. cit., p. 102. 154 http://www.masorti.org/media/02032005_ip.html Date de consultation le 17 mars 2006 (Masorti). 155 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ). 156 http://www.masorti.org/about/principles.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).

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rabbin ashkénaze Gershom (960-1030) décréta que désormais on ne pouvait plus avoir plusieurs femmes car d’une part la société dans laquelle vivaient les Juifs de l’époque était monogame et d’autre part la polygamie entraînait de nombreux problèmes. Il promulgua alors un moratoire de dix siècles qui arrive actuellement à terme mais qui va être reconduit.157 Toujours est-il que la réévaluation de la Halakha est un problème délicat et complexe à exposer. Les partis religieux rejettent cependant unanimement toute légitimation de groupes n’appliquant pas scrupuleusement la loi juive.158 4) Un réexamen du statut des personnes : les mariages : Les orthodoxes ont le monopole sur les mariages. Il n’existe pas de mariages civils et les cérémonies effectuées par les rabbins radicaux et conservateurs sont sans valeur aux yeux de l’Etat. Ceci pose de multiples problèmes, car de nombreuses personnes ne peuvent tout simplement pas se marier. A titre d’exemple, on citera les 800 000 Juifs russes arrivés en 1989. Parmi ceux-ci, 30 % ne possèdent pas le statut de Juif selon la Halakha, ce qui leur dénie le droit de se marier. L’IMPJ et le mouvement conservateur ont élaboré le moyen de contourner la loi en proposant aux intéressés un mariage alternatif : il faut d’abord célébrer le mariage en mode réformé, puis partir ensuite à l’étranger faire un mariage civil, qui lui est ensuite reconnu par les autorités israéliennes. L’IRAC a même préparé un guide décrivant les possibilités de mariages dans les pays étrangers. Mais l’IRAC et d’autres organisations essayent d’intervenir auprès de la Knesset pour faire changer la loi en faveur des mariages civils et réformés.159 Ceci d’autant plus que ces mariages alternatifs intéressent de plus en plus de monde. Environ 200 mariages sont célébrés chaque année par des rabbins réformés.160 Selon rabbin Garaï, le monopole orthodoxe sur les mariages conduit à une supercherie. Dans les cérémonies traditionnelles, l’acte de mariage appelé Kutuba est aujourd’hui vidé de son sens juridique. Pourquoi ? Autrefois, la Kutuba mentionnait les biens de l’épouse lors du mariage, car elle demeurait propriétaire de ceux-ci. Or actuellement, la Kutuba est préimprimée et ne laisse aucune place pour décrire les possessions individuelles. Cet acte conçu autrefois pour préciser l’état des biens de l’épouse au moment du mariage ne répond actuellement plus à ce besoin. Ensuite, la dote de la mariée se calculait en fonction de la virginité de la femme, le montant étant plus élevé pour une vierge. Or aujourd’hui, aucun rabbin n’ose plus demander à une femme si elle est vierge ou non, car cette question est indélicate. La Kutuba ne mentionne plus ce fait, qui autrefois avait son importance, donc sur ce point elle ne répond également plus au but pour lequel elle avait été élaborée. En conclusion, la législation israélienne reconnaît un acte vidé de toute valeur juridique. Il faudra que ces paradoxes soient une fois sérieusement discutés et cela amènera peut-être à la reconnaissance des 157 Entretien du 28 février 2006 à la Communauté Israélite Libérale de Genève. 158 BAUER Julien : Op. cit., p. 103. 159 http://www.irac.org/article_e.asp?artid=16 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC). 160 http://www.wzo.org.il/en/resources/view.asp?id=1833&subject=175 Date de consultation le 22 janvier 2006 (Organisation Sioniste Mondiale).

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mariages civils et réformés.161 Pour terminer sur la question du mariage, la principale différence entre les cérémonies orthodoxes et réformées réside dans le regard posé sur la femme. Radicaux et conservateurs accordent à la femme un statut égal à celui de l’homme dans la cérémonie de mariage, contrairement aux orthodoxes.162 5) Un réexamen du statut des personnes lié aux conversions : Selon la Loi du Retour, n’est reconnue comme juive que la personne née d’une mère juive ou convertie aux judaïsme.163 Par conséquent, ceux qui veulent bénéficier de la Loi du Retour et ne répondent pas aux critères sus-mentionnés doivent se convertir selon une procédure orthodoxe, la seule reconnue jusqu’à aujourd’hui. En 1987, la Cour Suprême décida que les convertis à l’étranger dans n’importe quelle congrégation juive devaient être reconnus comme Juifs et bénéficier de la Loi du Retour. En 1995, elle décréta que les conversions non-orthodoxes effectuées en Israël devaient être reconnues mais les orthodoxes empêchèrent l’application de cette décision. Les deux mouvements réformés continuent leur lutte auprès des tribunaux pour obtenir la reconnaissance des conversions faites par leurs rabbins.164 En novembre 2005, l’IRAC a déposé une nouvelle pétition à la Cour Suprême, lui demandant de reconnaître les conversions effectuées par les deux mouvements réformés en Israël, pour que les immigrés convertis sous ce mode puissent bénéficier de la Loi du Retour. La pétition incluait la demande de mettre un terme au monopole orthodoxe sur cette question.165 Les procédures de conversion pour les deux mouvements exigent des études poussées du judaïsme, le suivi du candidat par un ou plusieurs rabbins sur une durée variable, l’implication de l’intéressé dans la communauté et la pratique de sa part des coutumes juives.166 6) Une autre vision du Shabbat : Pour l’IMPJ, les orthodoxes se basent uniquement sur les interdictions formulées pour ce jour dans la tradition. Les réformés radicaux pensent en revanche que l’essentiel n’est pas d’appliquer strictement chaque interdiction, mais plutôt de considérer le samedi comme un jour sacré spécial, détaché des soucis mondains. Diverses pratiques religieuses sont conseillées par eux pour distinguer ce jour des autres, comme par exemple d’assister aux cultes publics à la synagogue, de lire la Thora ou de lire le Kiddush, prière de sanctification du Shabbat et des jours fériés. La vie familiale doit aussi être privilégiée ce jour-là. Les adeptes de l’IMPJ attribuent donc davantage d’importance à l’état intérieur de la personne qu’aux pratiques méticuleuses. 167 Par contre, le mouvement conservateur observe le Shabbat 161 Entretien du 28 février 2006 à la Communauté Israélite Libérale de Genève. 162 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ) et http://www.masorti.org/religious/weddings.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 163 KLEIN Claude : Op. cit., p. 155-156. 164 http://www.irac.org/article_e.asp?artid=15 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC). 165 http://www.masorti.org/media/11292005_h.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 166 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ) et http://www.masorti.org/religious/conversion.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 167 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ).

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avec toutes les règles.168 Au niveau public, l’observation stricte du Shabbat peut conduire à des différends. Dans une enquête menée par le Smith Institute en septembre 2000, un grand pourcentage des interrogés se montrait favorable à l’ouverture des centres commerciaux ainsi qu’au fonctionnement des transports publics et aériens le samedi.169 7) Un autre point de vue sur la Kashrut : L’IMPJ encourage ses membres à suivre les principes de la Kashrut, mais il effectue une distinction entre la sphère publique et la sphère privée. Dans les manifestations publiques, il est obligatoire d’observer la Kashrut pour que tous les Juifs puissent manger à la même table. Dans les Kibbutz du mouvement, la cuisine kasher est strictement appliquée. En privé, chaque famille et chaque individu choisissent ce qu’ils veulent appliquer des règles de la Kashrut selon leurs connaissances et conscience. Le mouvement donne donc une orientation en la matière à ses membres, mais il ne les contraint pas. Le choix individuel implique le respect de la liberté des autres.170 Le mouvement conservateur préconise par contre l’observation stricte de la Kashrut.171 Les revendications politiques et religieuses des deux mouvements réformés contrent principalement les obligations imposées par le Status Quo en matière religieuses. Il convient d’ajouter que les conservateurs réclament haut et fort le droit d’obtenir un lieu du mur des Lamentations, situé à l’aile sud, où les Juifs réformés pourraient prier loin du regard désapprobateur des orthodoxes. Ils invitent l’IMPJ à se joindre à leur requête.172 4.3.3. Actions religieuses et sociales spécifiques Chacun des deux courants réformés a mis en place différentes alternatives concernant les services religieux et les rituels. En outre, ils fournissent une gamme de prestations sociales. Au sujet des services religieux et des rituels, on se focalisera ici sur le rôle des femmes dans la vie religieuse, sur le livre de prière et sur les circoncisions. Concernant le rôle des femmes, les deux mouvements prônent l’égalité des sexes. Ils considèrent donc qu’elles doivent accomplir tous les commandements comme l’homme, qu’elles peuvent lire la Thora et devenir rabbin. Dans leurs synagogues, il n’y a pas de séparation des sexes, hommes et femmes prient ensemble.173 Le 20 février 2006, le Jérusalem Post rapportait qu’une centaine de femmes du mouvement conservateur s’étaient rassemblées dans une de leur synagogue pour y étudier la Thora et le rôle des femmes dans le judaïsme. Un groupe de femmes rabbins, dont l’influence ne cesse de croître, dirigeait cette assemblée.174 Le livre de prières traditionnel, le

168 http://www.uscj.org/Shabbat5092.html Date de consultation le 17 mars 2006 (Mouvement conservateur). 169 http://www.irac.org/article_e.asp?artid=338 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC). 170 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ). 171 http://www.uscj.org/Kashrut5091.html Date de consultation le 17 mars 2006 (Mouvement conservateur). 172 http://www.masorti.org/media/02222005_h.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 173 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ) et http://www.masorti.org/religious/bm.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 174 http://www.masorti.org/media/02202006_ip.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti).

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Siddur, a été abandonné par les deux mouvements. Chacun a créé le sien propre. Pour l’IMPJ, il s’agit du Ha’avoda Shebalev (le travail du cœur) et pour le mouvement Masorti du Va’ani Tefillati. Ces deux livres sont adaptés à la vie moderne et tiennent compte d’événements contemporains, comme par exemple la Shoah ou la journée commémorant l’Indépendance de l’Etat juif, pour lesquels des prières spéciales ont été rédigées.175 Concernant la circoncision (Brit Milah), l’IMPJ met l’accent sur la signification importante de cette fête : l’entrée du jeune garçon dans l’Alliance d’Abraham et dans le peuple juif, raison pour laquelle la cérémonie doit être préparée soigneusement et non accomplie à la hâte. Une cérémonie marque aussi l’entrée d’une petite fille dans le peuple d’Israël : la zevot habat, instaurée en raison du concept d’égalité.176 Le mouvement conservateur quant à lui possède son propre circonciseur (mohel) qui célèbre la cérémonie dans une salle d’opération. En outre, le mouvement paye la circoncision de personnes pour lesquelles le Ministère des Affaires religieuses refuse de la faire. En effet, normalement cet office finance les circoncisions de ceux qui possèdent les documents satisfaisant le rabbinat orthodoxe. Dans le cas contraire, il peut refuser d’accomplir ce rituel, et le mouvement Masorti vient alors en aide à ces personnes.177 Les prestations sociales fournies par les deux courants se focalisent surtout sur la justice sociale, l’assistance aux immigrés et les programmes éducationnels. Par rapport à la justice sociale, l’IMPJ déclare que celle-ci se fonde sur l’enseignement des Prophètes, qui a encouragé l’aide aux défavorisés, et sur la Déclaration d’Indépendance. L’IMPJ concentre ses actions concrètes sur l’aide aux pauvres, aux couches défavorisées et aux minorités dont les Arabes.178 Au sujet des programmes concernant les Palestiniens, Moti Inbari de l’IMPJ déclare : « IRAC is working on projects with Israel Arabs and went to court in order to demand more funds for this population. The movement also raises money for charity and those funds goes as well to Muslim and Christians in Israel, not just Jews. »179 Concernant l’assistance aux immigrés, le mouvement conservateur comme l’IMPJ s’occupent de leur intégration dans la société israélienne, notamment pour ceux qui proviennent de Russie. Ils sont pris en charge dès leur arrivée, accompagnés les premiers jours et aidés dans leur recherche de travail et d’appartement. Des programmes éducationnels leur enseignent les bases du judaïsme et les traditions. En outre, il existe un éventail d’activités culturelles et de loisirs pour enfants et adultes.180 Les mouvements réformés agissent sur le terrain social à différents niveaux en déployant un réseau organisationnel 175 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ) et http://www.masorti.org/publications/siddur.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti) et http://www.masorti.org/religious/prayers.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 176 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ). 177 http://www.masorti.org/religious/brit.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 178 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ). 179 Réponse par E-Mail de Moti Inbari de l’IMPJ le dimanche 12 février 2006. 180 http://www.masorti.org/programs.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti) et http://www.reform.org.il/english/communities/default.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ).

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conséquent. En conclusion, pour dresser un tableau rapide du judaïsme réformé comme fait social, radicaux comme conservateurs luttent par les moyens légaux disponibles, notamment la Cour Suprême, pour faire reconnaître leurs droits, ils font parler d’eux dans les médias, ils développent partout des institutions propageant leurs idéaux et ils défendent des positions ou valeurs en décalage avec leur environnement. 4.4. Analyse du thème selon une comparaison de structures 4.4.1. Analyse mouvement de réforme radicale (IMPJ) Dans cette partie, on confrontera chacun des deux mouvements réformés à l’idéal-type élaboré précédemment : - L’autorité ne s’appuie plus sur les pieux Ancêtres ; - adaptation à l’environnement moderne ; - retour à l’essentiel i.e. réévaluer la Halakha. Ensuite, on effectuera une synthèse des données. On commencera par l’IMPJ en passant ce mouvement au philtre de l’idéal-type et en procédant dans l’ordre. Sur la question de l’autorité, les réformés radicaux accordent une place centrale à l’individu. C’est lui qui décide en sa propre âme et conscience ce qu’il souhaite appliquer comme mitzvot. Donc dans l’application de la loi juive il n’y a pas de contrainte. L’individu choisit lui-même son orientation spirituelle. Ainsi, certains mettent l’accent sur le respect de la Kashrout, tandis que d’autres trouvent ces règles diététiques caduques. D’autres observent strictement le Shabbat, alors que d’autres le fêtent à leur façon. Mais dans les rencontres publiques, les réformés radicaux suivent les règles strictes pour ne pas se marginaliser du peuple juif. Cependant, l’IMPJ ne se considère pas comme un judaïsme facile. Le choix individuel se fait sur la base de connaissances acquises au sujet des traditions et des textes religieux. Cette manière de procéder est complexe si on la suit avec engagement, en tant qu’image de Dieu. Elle engage l’individu à sa responsabilité devant Dieu.181 Quant à l’adaptation à la modernité, elle transparaît à travers trois types d’innovations prônées par le mouvement : la création de livres de prières adaptés au contexte contemporain, le statut de la femme considérée comme l’égale de l’homme et le renouvellement des cérémonies marquant les étapes de la vie : naissances, circoncision et autres événements importants de la vie. On ne s’attardera ici que sur le statut de la femme qui a le plus d’impact social. Ce statut d’égalité lui accorde par exemple le droit de pratiquer les commandements normalement réservés aux hommes : les mitzvot positifs. Rabbin Garaï a expliqué que les mitzvot positifs comprennent les commandements exprimés de manière positive, tandis que les négatifs incluent ceux énoncés avec une négation : Tu n’auras pas d’autre dieu devant Ma Face. Les rabbins d’autrefois avaient décidé que la femme était exemptée des commandements positifs liés à un moment, par exemple la prière, pour être totalement dévouées à leur travail à la maison et à leur famille. Cette exemption, avec le temps, est devenue une interdiction. Dans le judaïsme réformé en général, on a considéré que si, à

181 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ).

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certains moments, la femme ne pouvait pas accomplir les mitzvot positifs, alors elle s’en abstenait. Si, à d’autres moments, elle en avait les moyens, elle les accomplissait si elle le souhaitait. Cela ne constitue pas une obligation, mais cela ne lui est pas interdit non plus. Si elle est investie des mêmes obligations que l’homme, par conséquent elle peut alors témoigner, ce qui lui donne une identité juridique, et elle a donc la possibilité de devenir rabbin, juge ou d’accéder à d’autres fonctions importantes.182 On a ici l’exemple d’un rituel réévalué et adapté au contexte moderne. Par rapport au retour à l’essentiel, en établissant l’individu comme autorité suprême, le mouvement de réforme radicale ne donne pas une direction uniforme à ce qu’il convient ou non d’appliquer en matière de Halakha. Ce que l’IMPJ considère comme essentiel ne relève pas du rituel mais se situe à un autre niveau. Ce qui se profile à travers son site, par rapport à l’essence du judaïsme, indique que ce courant se base plutôt sur quelques valeurs fondamentales : la croyance en Dieu, l’enseignement des prophètes et son corollaire : la justice sociale et l’aide au prochain, les relations interpersonnelles fraternelles et l’unité du peuple juif. L’accent est mis sur des valeurs religieuses et morales et non sur l’observance stricte de la loi.183 Cette approche très libérale du judaïsme se révèle peu contraignante et proche de la branche-mère américaine. 4.4.2. Analyse du mouvement conservateur (Masorti) Par rapport à l’autorité, le mouvement conservateur se veut plus classique. Il se sent lié à la tradition, mais pas comme les orthodoxes qui vénèrent certains rabbins d’autrefois jugés infaillibles.184 La Halakha peut être modifiée mais uniquement par le consensus de ses rabbins : « Accordingly, Conservative Judaism holds itself bound by Jewish legal tradition, but asserts the right of its rabbinical body, acting as a whole, to interpret and to apply Jewish law. »185 L’autorité relève donc ici du corpus de rabbins du mouvement et non de la conscience individuelle, ce qui permet une certaine uniformité de pratique entre les adhérents. Par rapport à l’ouverture à la modernité, la tâche des rabbins du mouvement consiste à revoir les points de la tradition qui posent problème dans le contexte actuel. En outre, le courant conservateur met l’accent sur différents thèmes : il possède son propre livre de prières, il promeut l’égalité des sexes et se montre favorable à l’homosexualité. Pour revenir au statut de la femme, réformés radicaux et conservateurs se rejoignent sur cette question, comme l’a expliqué rabbin Garaï. Cependant, ce statut d’égalité ne va pas sans poser problème aux femmes elles-mêmes. Si l’on revient à l’assemblée des femmes conservatrices rapportée par le Jérusalem Post le 20 février 2006, un certain nombre de femmes ont témoigné de leur malaise à ce sujet dans cet article. L’une d’elles se sentait coupable face à ce nouveau statut de la femme et

182 Entretien du 28 février 2006 à la Communauté Israélite Libérale de Genève. 183 http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ). 184 http://conservative-judaism.brainsip.com/ Date de consultation le 17 mars 2006 (Mouvement conservateur). 185 Ibidem.

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souhaitait que son père n’en sache rien. Une autre Juive de la communauté yéménite avouait qu’à la synagogue yéménite on lui avait dit que la mixité dans une synagogue et la lecture de la Thora par les femmes étaient comparables à de l’idolâtrie.186 Ce qui semble évident en Occident peut ne pas l’être en Orient. Par rapport à l’homosexualité, si le mouvement se veut traditionnel, il reconnaît le changement continuel de la morale comme une norme, changement où l’homosexualité trouve sa place. Ainsi, il admet qu’un rabbin soit homosexuel. Mais sur ce sujet en général, les membres divergent quant à leur opinion.187 Si le statut d’égalité des sexes pose problème dans un contexte traditionnel, il semble difficile d’imaginer combien l’homosexualité peut de surcroît frapper les esprits : « A l’été 1997, […] le très séculaire quotidien Ha-aretz a rapporté qu’un rabbin réformé israélien proéminent avait béni le mariage de deux lesbiennes, montrant ainsi à quel point il était coupé de la réalité israélienne et peu respectueux de la Halakha. »188 Ce genre de procédure apparaît en décalage avec la société ambiante. Finalement, concernant le retour à l’essentiel, le mouvement se révèle par contre beaucoup plus traditionnel. Sur les traces de Zacharia Fränkel, les conservateurs se considèrent comme de fidèles adhérents de la loi juive. Il faut suivre la Halakha plutôt que de l’abandonner. La loi est normative et les Juifs doivent l’incorporer dans leur vie, c’est-à-dire qu’il est de leur devoir de suivre les principes de la Kashrut, d’observer le Shabbat, d’effectuer les prières quotidiennes et de participer aux fêtes juives. Mais en réalité, peu de personnes fréquentant leurs centres s’astreignent à une pratique rigoureuse.189 4.4.3. Confrontation des deux analyses et intégration dans le macro-social Après avoir passé les deux mouvements de réforme au philtre de l’idéal-type établi précédemment, il apparaît clairement que les conservateurs demeurent proches, par leurs principes, du point de vue orthodoxe. Le fait qu’ils ne rejettent pas la Halakha comme norme leur permet de se trouver facilement en harmonie avec le contexte social et religieux israélien. Alors que le mouvement réformé radical s’est implanté en Israël en 1973, il ne possède actuellement qu’une trentaine de congrégations. Par contre, le mouvement conservateur, qui s’y est établi en 1979, a aujourd’hui déjà une cinquantaine de congrégations, soit presque le double. Ce dernier s’est développé beaucoup plus vite que le premier. De cette analyse, il ressort que le mouvement Masorti, en minorité aux USA dans un environnement occidental et individualiste, se trouve à l’aise en Israël dans un contexte oriental. Par contre le mouvement réformé radical, très répandu en Amérique du Nord, a davantage de peine à s’implanter dans le milieu traditionnel israélien, où l’autorité des anciens sages et des religieux est vénérée et prime sur le choix de l’individu. Malgré ces considérations très générales, les

186 http://www.masorti.org/media/02202006_ip.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). 187 http://www.masorti.org/media/02032005_ip.html Date de consultation le 17 mars 2006 (Masorti). 188 BAUER Julien : Op. cit., p. 103-104. 189 http://conservative-judaism.brainsip.com/ Date de consultation le 17 mars 2006 (Mouvement conservateur).

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deux courants prônent des valeurs ou principes qui restent en porte-à-faux avec la société et leur combat n’est pas terminé. L’accès à la reconnaissance par le haut, la voie politique, demeurant close, les deux mouvements tentent d’agir par le bas en sensibilisant la population à leur cause par l’augmentation du nombre de leurs congrégations. En effet, chacun des deux courants forme une sous-culture avec ses réseaux.190 Conservateurs comme réformés possèdent leurs congrégations avec synagogues, leurs kibbutz, leur tribunal religieux, leurs rabbins et leur conseil rabbinique qui s’occupe des questions religieuses au niveau national. A côté de ces structures de base identiques, chacune a développé des organismes et groupes particuliers. Ces réseaux constituent de puissants moyens de propagande. Premièrement, au niveau religieux, ils dispensent de multiples services comme les offices divins, des conseils légaux ou autres prestations. Secondement, ils aident ceux qui se trouvent en difficulté avec la Halakha, c’est-à-dire surtout les immigrés dont le statut ne répond pas aux exigences orthodoxes. En outre, les deux courants offrent des moyens de conversion plus faciles que les orthodoxes, dont la reconnaissance officielle arrangerait la situation de nombreuses familles. Troisièmement, les congrégations des deux tendances constituent des lieux de vie, où se déroulent de multiples activités communautaires, tant pour les enfants que pour les adultes, telles des excursions en famille ou des programmes d’étude sur la religion adaptés à tous les âges de la vie. Quatrièmement, ces congrégations sont sensibles à l’aide au prochain. Par leurs entreprises sociales et religieuses touchant la population au plus près, ils parviendront probablement à leurs fins. Conclusion En conclusion se pose la question de savoir si, dans un proche avenir, le judaïsme réformé trouvera sa place en Israël dans les institutions publiques. Alors que la Cour Suprême se montre tolérante en matière religieuse, le rabbinat orthodoxe et les partis religieux lui bloquent l’accès à une reconnaissance officielle. En lutte perpétuelle et courageuse avec leur environnement, réformés conservateurs comme radicaux gagnent peu à peu des sympathies dans tout le pays, par leurs activités, leurs congrégations et leurs revendications. La reconnaissance du judaïsme réformé pose problème car elle touche à la question de l’identité, en crise selon Leibovitz. Si les mouvements réformés avaient de la peine à s’imposer officiellement dans un proche avenir, il est fort probable que l’establishment orthodoxe et les partis religieux devront céder sur certains points et trouver des accommodements avec eux au niveau religieux et politique. On se trouve face à un double mouvement, l’un qui tient le pouvoir par le haut, l’autre qui s’infiltre par le bas en gagnant de l’influence sur le terrain. Jusqu’à aujourd’hui, le dialogue avait du mal à s’établir, malgré la pression faite par les

190 BAUER Julien : Op.cit., p. 124.

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Juifs américains. La complexité de la société israélienne permet difficilement d’entrevoir où l’opposition cédera. Peut-être que la stratégie de proximité portera ses fruits et que la pression populaire constituera dans l’avenir l’élément fort qui provoquera un renversement de situation.

Bibliographie Ouvrages de référence BAUER, Julien : Les partis religieux en Israël. Paris, Presses Universitaires de France, 1998. BENSIMON, Doris : Religion et Etat en Israël. Paris, L’Harmattan, 1992. BOUDON, Raymond : Les méthodes en sociologie. Paris, Presses Universitaires de France, 1991. BOUDON, Raymond : La logique du social. S.l., Hachette, 1979. BRÉCHON, Pierre : Les grands courants de la sociologie. Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2000. DOUVNOV, Simon : Histoire Moderne du Peuple Juif 1789-1938. Paris, Cerf, 1994. EISENBERG, Josy : Histoire moderne du peuple juif. S.l., Stock, 1997. GOLDSTEIN, Niles E. ; KNOBEL, Peter S. : Duties of the Soul. New-York, UAHC Press, 1999. HAYOUN, Maurice-Ruben : Le judaïsme moderne. Paris, Presses Universitaires de France, 1989. HELLER, James G. : Isaac M. Wise ; His Life, Work and Thought. New York, The Union of American Hebrew Congregations, 1965. KLEIN, Claude : Le caractère juif de l’Etat d’Israël. Paris, Editions Cujas, 1977. LEIBOWITZ, Yeshayahu : Peuple, Terre, Etat. Paris, Plon, 1995. LEIBOVITZ, Yeshayahu : Judaïsme, Peuple juif et Etat d’Israël. Tel-Aviv, Editions J.-C. Lattès, 1985. MEYER, Michael ; PLAUT, Gunther : The Reform Judaism Reader. New-York, UAHC Press, 2001. MEYER, Michael A. : Response to Modernity. Détroit, Wayne State University Press, 1995. STRAUSS, Janine : La Haskala. Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1991. Références de sites Internet Références internet du mouvement de réforme radical (Progressive Judaism) en Israël http://www.reform.org.il/english/About/Faq.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (Israël Movement for Progressive Judaism = IMPJ).

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http://www.reform.org.il/english/About/ProgressiveJudaismilnIsrael.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ). http://www.reform.org.il/english/communities/default.htm Date de consultation le 9 mars 2006 (IMPJ). Références internet du mouvement conservateur (Masorti) en Israël http://www.masorti.org/about/principles.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). http://www.masorti.org/about.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Masorti). Références internet du mouvement conservateur hors Israël http://conservative-judaism.brainsip.com/ Date de consultation le 17 mars 2006. http://www.uscj.org/Shabbat5092.html Date de consultation le 17 mars 2006. http://www.uscj.org/Kashrut5091.html Date de consultation le 17 mars 2006. Références internet des organisations sionistes http://www.wzo.org.il/en/resources/view.asp?id=2000 Date de consultation le 22 janvier 2006 (Organisation Sioniste Mondiale). http://www.wzo.org.il/en/resources/view.asp?id=1833&subject=175 Date de consultation le 22 janvier 2006 (Organisation Sioniste Mondiale). http://www.arzenu.org.il/ Date de consultation le 22 janvier 2006 (ARZENU). http://www.masortiworld.org/about/mercaz.html Date de consultation le 9 mars 2006 (Site des sionistes réformés conservateurs). Références internet tirées de l’Israel Religious Action Center (IRAC) http://www.irac.org/we_e.html Date de consultation le 14 mars 2006 (IRAC). http://www.irac.org/article_e.asp?artid=15 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC). http://www.irac.org/article_e.asp?artid=16 Date de consultation les 25 février et 9 mars 2006 (IRAC). Interview Interview avec Monsieur le rabbin François Garaï au Centre de la Communauté Israëlite Libérale à Genève le 28 février 2006. Conférence Conférence du Professeur Jacques Ehrenfreund sur Les différents courants dans le judaïsme contemporain donnée à l’Université de Fribourg le 1er février 2006. Correspondance avec l’IMPJ Echange de correspondance avec Motti Inbari de l’IMPJ par E-Mail le dimanche 12 février 2006.

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CHRISTIANISME

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REFORME ET NAISSANCE DE MOUVEMENTS SCHISMATIQUES OU SECTAIRES

Présenté par Aude-May Cochand 1. INTRODUCTION ___________________________________ - 95 - 2. RÉFORME ET RÉFORMISTE ________________________ - 95 - 3. LA RÉFORME, OBJET DE DÉSIR_____________________ - 96 -

3.1. LE XIIE SIÈCLE ET LA QUESTION DE L’ENGAGEMENT DES LAÏCS - 96 - 3.1.1. Les Pétrobrusiens_______________________________ - 97 - 3.1.2. Les Henriciens _________________________________ - 97 - 3.1.3. Les Vaudois ___________________________________ - 98 -

3.2. LE XVIE SIÈCLE ET LA RÉFORME MAGISTÉRIELLE __________ - 99 - 3.2.1. La Réforme zwinglienne_________________________ - 100 - 3.2.2. La Réforme anglicane __________________________ - 100 -

4. LA RÉFORME, OBJET DE REFUS ___________________ - 101 - 4.1. LES VIEUX-CROYANTS ET LA RÉFORME DE NICON ________ - 101 - LA FRATERNITÉ SACERDOTALE SAINT-PIE X ET LE CONCILE DE VATICAN II - 102 -

5. LA RÉFORME INACHEVÉE ________________________ - 103 - 5.1. L’ANABAPTISME PACIFIQUE. _________________________ - 104 - 5.2. LES QUAKERS ____________________________________ - 105 -

CONCLUSION _______________________________________ - 107 - BIBLIOGRAPHIE : ___________________________________ - 109 -

OUVRAGES : _________________ ERROR! BOOKMARK NOT DEFINED. SOURCES INTERNET : __________________________________ - 109 -

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1. Introduction Des Vaudois du XIIe siècle à la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X en passant par les Quakers anglais, le Christianisme regorge d’exemples de mouvements schismatiques ou sectaires dont les racines ont la Réforme pour source. De plus, la Réforme et les luttes d’intérêts qui la constituent ont été un puissant moteur pour le développement de ces mouvements religieux, du moins durant les premières années de leurs existences. Si, aujourd’hui, la Réforme ne représente plus qu’un lointain souvenir pour plusieurs de ces mouvements, elle a pourtant été à l’origine de leur naissance : Réforme en tant qu’idée, en tant que projet ou désir, Réforme en tant que réalité espérée, vécue, subie ou refusée. Devant la diversité de ces mouvements, on peut légitimement s’interroger. Quels sont donc les liens qui les rattachent à la Réforme pour que des mouvements religieux si différents trouvent leurs sources dans le même concept, le même processus ? En vue de répondre à cette question, je vais procéder par classification, espérant rendre ainsi plus évidente la nature des liens qui peuvent unir des courants religieux schismatiques ou sectaires à la Réforme. Je soumettrai cette classification à plusieurs exemples historiques ou contemporains, pris essentiellement dans le Christianisme, puisque c’est là mon espace de recherche. Mais avant même de présenter ces différents mouvements et leurs liens avec la Réforme, il me semble important de préciser ce que j’entends par Réforme, cette définition ayant conditionné le choix des mouvements qui constituent l’essentiel de mon travail. 2. Réforme et réformiste Il n’est pas aisé de définir ce qu’est la Réforme. On entend souvent par Réforme un changement amorcé au niveau des structures de l’Église, de sa doctrine et de ses rites. Cette définition de la Réforme renvoie à la Réforme protestante qui agit dès l’origine sur plusieurs plans simultanément. Non content de faire évoluer la doctrine de l’Église et ses rites, les réformistes en changèrent également la structure. Pourtant, il semble imaginable qu’une Réforme ne s’attaque qu’à un seul de ces aspects. Elle pourrait, par exemple, porter uniquement sur le changement des structures des liens entre l’Église et l’État sans pour autant s’intéresser à un changement doctrinal et rituel. Arnauld de Brescia désirait une telle Réforme, lui qui protestait contre les richesses de l’Église et son pouvoir temporel sans avoir d’avis réel sur sa doctrine.191 Cela semble pourtant être un cas rare et, la plupart du temps, un changement effectué sur quelque aspect que ce soit ne manquait pas de bouleverser les autres fondements de l’Église. 191 Cf. « Les sectes ». In : Regard. Bibliothèque chrétienne online. http://www.regard.eu.org/Livres.1/Eglise.d'Occid.%20au.moyen.age/32.html, 11.02.2002.

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Peut-on en déduire que tous les réformistes ont tenté, d’une manière ou d’une autre, de réformer une Église ? Il me semble que non. L’histoire nous donne quelques exemples de personnalités réformistes qui ne s’attelèrent jamais directement à la Réforme de leur Église d’origine. Ils n’étaient pas pour autant des révolutionnaires, car ils s’inscrivaient dans une tradition de Réforme ou de recherche spirituelle. De plus, ils cherchaient la plupart du temps à re-former l’Église des premiers jours. On peut donc en déduire qu’ils ne voulaient pas faire table rase du passé, mais au contraire le revivre, sans pour autant passer par l’Église officielle. Dans la grande majorité des cas, ces réformistes qui refusaient l’Église institutionnelle, fondèrent leurs propres Églises, libres de tout lien avec le pouvoir en place. C’est le cas de Georges Fox qui ne tenta jamais de transformer l’Église anglicane mais fonda son propre mouvement : le Quakerisme. Dans ce travail, je traiterai le cas des réformistes qui se penchèrent sur la Réforme de leur Église et celui des réformistes qui fondèrent une Église en marge de l’Église officielle. Les deux cas me semblent dignes d’intérêt. De plus, si l’on excluait les réformistes-fondateurs, on se priverait de l’analyse de nombreux mouvements dont l’apport reste significatif, non en terme qualitatif, mais plutôt au niveau de l’évolution de la foi chrétienne. 3. La Réforme, objet de désir Les exemples suivants vont montrer comment un mouvement à tendance réformiste en vient à rompre avec son Église d’origine. La plupart du temps, le mouvement religieux est convaincu d’hérésie et ses chefs sont excommuniés. Dans les cas extrêmes, les mouvements n’ont pas survécu aux persécutions qu’ils ont subies. Le désir de Réforme de ces mouvements est à la base du schisme qu’ils ont vécu, car il a poussé leurs chefs à critiquer fermement l’Église d’origine qui refusait de se remettre en question. 3.1. Le XIIe siècle et la question de l’engagement des laïcs Le XIIe siècle est traversé par les figures de plusieurs grands « hérétiques » dont les prêches ont connu un certain succès auprès du peuple. Ces croyants, qui souvent défendaient des idées réformistes, annonçaient « la laïcisation de l’esprit religieux populaire »192. En effet, ils condamnaient les institutions de l’Église et exhortaient les laïcs à prendre leur part de responsabilité dans la vie religieuse. Ces hérétiques permirent aux foules de prendre conscience qu’il existait différentes options religieuses. Pourtant, l’urgence dans laquelle ils désiraient accomplir leurs réformes les desservit. Les esprits ne semblaient pas encore 192 Centre interdisciplinaire des Facultés catholiques de Lille (éd.) : Catholicisme : hier, aujourd'hui, demain : encyclopédie. Paris, 1948.

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prêts pour des changements si radicaux. Malgré certains succès, dans le sud de la France par exemple, leurs mouvements devaient tous s’éteindre assez rapidement.193 Il ne subsiste de cette époque que le mouvement Vaudois. 3.1.1. Les Pétrobrusiens Le terme de Pétrobrusien désigne les disciples et suivants de Pierre de Bruis, un prêtre du XIIe siècle. Celui-ci prônait le retour à la vie apostolique et la participation des laïcs à la vie religieuse. « Au nom d’un évangélisme antisacerdotal »194, il refusait le baptême des enfants, l’eucharistie, les dons en faveur des morts.195 Comme il était prédicateur itinérant, il niait qu’il y eut un sens à construire des églises et refusait le symbole de la croix qui était pour lui le signe de l’abaissement du Seigneur. Violemment anticlérical, il en vint, avec ses suivants, à détruire des églises et à brûler des croix. Il mourut sur le bûcher en 1126, ses disciples se joignant dès lors à ceux d’Henri l’hérétique.196 Avec des dérapages certains, Pierre de Bruis semble avoir fait preuve d’un réel esprit réformateur. Il avait pressenti à quel point il devenait important que les laïcs se sentent investis par les questions religieuses. L’église catholique ne comprit pas cette nécessité, ce qui mena, plus tard, les Vaudois à s’emparer de ce problème. 3.1.2. Les Henriciens Henri de Lausanne ou Henri l’hérétique était un contemporain de Pierre de Bruis. Il partageait d’ailleurs avec Pierre de Bruis de nombreuses idées. Tout comme lui, religieux itinérant, Henri se révélait très critique à l’égard de l’Église, au niveau de la doctrine et des rites. Il déniait à l’Église le droit d’accorder des mandats pour prêcher. Henri encourageait le peuple à ne plus suivre les ordres du clergé qu’il accusait d’être vénal et qui ne méritait pas, selon lui, le respect qu’on lui porte. De plus, il contestait le rôle joué par le prêtre pour l’acquisition du salut. Se basant sur le Nouveau Testament, il niait violemment la nécessité du baptême des enfants, la foi personnelle lui paraissant indispensable au salut. Il considérait de plus que chaque homme était responsable de sa destinée et que, par conséquent, il n’existait pas de péché originel. Enfin, il refusait le rôle sacramentel de l’eucharistie, de la pénitence et du mariage. Ce dernier n’était pour lui qu’un acte consensuel que l’Église s’attachait à compliquer en y ajoutant des empêchements.197

193 Cf. « Les sectes ». In : op.cit. 194CHAUNU Pierre : Le temps des réformes. La crise de la chrétienté. L’éclatement 1250-1550. Paris, Ed. Fayard, 1975. 195 Cf. Centre interdisciplinaire des Facultés catholiques de Lille (éd.) : op.cit. 196 Cf. « Les sectes ». In : op.cit. 197 Cf. Centre interdisciplinaire des Facultés catholiques de Lille (éd.) : op.cit.

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Henri voulait d’une Église spirituelle qui n’aurait aucun signe extérieur.198 Comme nombre de religieux de son temps, il croyait au rôle des laïcs dans la vie religieuse. Il fut convaincu d’hérésie au concile de Toulouse en 1119 ; emprisonné en 1135, il abjura ses erreurs. Pourtant, dès sa libération, il recommença ses prêches. Henri serait mort en 1147, dans l’attente de son jugement.199 3.1.3. Les Vaudois Le mouvement vaudois naquit à la fin du XIIe siècle avec Valdès, un riche marchand qui fit voeu de pauvreté et se mit à parcourir la France, prêchant la nécessité d’un retour à une vie conforme à l’idéal évangélique. Valdès, comme certains de ses prédécesseurs, était marqué par l’impossibilité vécue par le commun des mortels de comprendre l’essence de la religion. A l’époque, la religion du peuple était essentiellement gestuelle et sacramentel et restait éloignée de toute explication religieuse.200 L’Église se contentait de l’administration des sacrements et n’envisageait pas de répondre au défaut de prédication, qui eut pu porter la foi au niveau du peuple. Valdès pensait que certains laïcs se devaient de palier ce manque au travers de « la prédication et [de] l’exemple des bonnes œuvres sans lesquelles nul ne peut être sauvé »201. Ces laïcs pourraient alors assumer pleinement la vie chrétienne qu’ils entendaient mener. Pour permettre aux laïcs d’avoir accès à la Bible, Valdès la fit traduire et recopier en langue vernaculaire. Il est bon de remarquer qu’à l’époque, rares étaient les laïcs qui savaient lire, même la langue vulgaire, d’où la nécessité de la prédication pour sauver les foules. Au départ, le mouvement vaudois s’inscrivit plutôt en accord avec l’Église catholique romaine, son désir de Réforme portant presque uniquement sur la question des laïcs. Ainsi, lors du concile de Latran II, les pauvres de Lyon, comme on les appelait, vinrent demander une dispense à l’interdiction faite aux laïcs de prêcher. Le pape la leur accorda mais elle leur fut bien vite retirée par l’archevêque de Lyon. Dès lors, les Vaudois suivirent le raisonnement d’Henri l’hérétique selon lequel il valait mieux obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Ils continuèrent donc à prêcher malgré l’interdiction qui leur était faite. Cela mena à leur excommunication par le concile de Vérone en 1184.202 Le mouvement s’écarta dès lors de l’Église catholique. Les Vaudois condamnèrent alors l’Église romaine pour le luxe dans lequel elle vivait et la corruption qui la rongeait. Ils attaquèrent également la société 198Cf. Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme. Paris, Ed. Albin Michel, 2000, (Encyclopaedia Universalis). 199 Cf. « Les sectes ». In : op.cit. 200 Cf. CHAUNU Pierre : op.cit. 201 AMARGIER Paul. Une Eglise du renouveau. Réformes et réformateurs de Charlemagne à Jean Hus 750-1415. Paris, Ed. Cerf, 1998. 202 Cf. AMARGIER Paul : op.cit.

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médiévale, prétendant qu’elle n’était chrétienne qu’en apparence. Ils rejetèrent les doctrines de l’Église, s’opposèrent au commerce des indulgences et refusèrent la vénération de Marie et des saints. Ils restèrent pourtant liés au Catholicisme par leur foi dans les sept sacrements et dans la transsubstantiation, jusqu’au moment où ils se fondirent dans la Réforme protestante.203 Comme les autres mouvements de leur époque, les Vaudois furent durement persécutés. Seuls d’entre tous, ils survécurent pourtant jusqu’à devenir une Église réformée. Leur histoire est étroitement liée aux idées de réforme. Tout d’abord parce que leur fondateur partageait avec Henri l’hérétique le désir d’une Réforme de l’Église qui donnerait plus de place aux laïcs. Ensuite parce que les actions et croyances qu’ils dénoncèrent dans leur développement plus tardif préfiguraient les condamnations que fit la Réforme protestante. 3.2. Le XVIe siècle et la Réforme magistérielle Dans un article sur la pré-réforme, Hubert Bost s’exprime au sujet des différents mouvements réformistes qui, comme les Vaudois, ont précédé la Réforme protestante. Il prétend que la connaissance de ces courants permet « de comprendre que la Réforme protestante n’est qu’une modalité particulière – assurément la plus spectaculaire – d’une vague socio-religieuse aux aspects variés et complexes qui a traversé toute l’Europe pendant plusieurs siècles »204. Ainsi, la Réforme protestante n’est pas apparue au milieu d’un désert religieux, mais elle s’inscrit dans la continuité d’un raisonnement réformiste dont les prémices sont à chercher dans le XIIe siècle déjà. Alors que les courants issus du XIIe siècle échouèrent, la réforme protestante du XVIème siècle réussit. Force est de constater qu’une plus grande implication des laïcs dans la vie religieuse fut obtenue dès lors que l’accès à la Bible, en tant que lien unique entre l’homme et Dieu, se démocratisa. Avec le Protestantisme, l’homme se retrouvait lié au salut non plus par ses œuvres ou ses exercices religieux, mais par sa foi205 qui est « le consentement de l’homme à la volonté de Dieu, en même temps que la confiance en l’amour de Dieu. »206 Dans cet esprit, on ne pouvait plus être faussement Chrétien, car la foi se révélait être question de conscience et non plus de rites et de gestes religieux. La Réforme protestante sous tous ses aspects apporta un regain de vitalité à l’Église, et elle lia religion, structures politiques et sociales. Etant advenue par l’entremise du

203 Cf. Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme : op.cit. 204 Cf. GISEL Pierre et al. : Encyclopédie du protestantisme. Paris, Ed.du Cerf, Genève, Ed. Labor et Fides, 1995. 205 Cf. LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé : Encyclopédie des religions. Paris, Ed. Bayard, 1997. 206 BOISSET Jean : Histoire du Protestantisme. Paris, Presses universitaires de France, 1970, (Que sais-je ?).

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pouvoir politique, elle reçut le nom de Réforme magistérielle. Elle devint bien vite un des instruments de contrôle social de ce même pouvoir.207 Dans ce chapitre, je traiterai des Réformes zwinglienne et anglicane. Bien que les autres Réformes magistérielles soient également intéressantes, mon choix s’est dirigé vers Zwingli et l’Église anglicane dans un souci de cohérence : Ces réformes sont à l’origine des mouvements anabaptistes et quakers dont nous allons parler par la suite. 3.2.1. La Réforme zwinglienne La Réforme de Zwingli, comme celle de Luther, partait de l’Église catholique pour s’en détacher. Zwingli était un curé et il avait étudié les Pères de l’Église. Tout comme les autres réformateurs protestants de l’époque, Zwingli insistait sur le rôle premier de la Bible. L’importance qu’il octroyait à l’Écriture sainte le poussait à critiquer vivement les pratiques et croyances de l’Église, telles que la vénération de la Vierge et des saints.208 Zwingli croyait que l’Esprit saint pouvait seul rendre capable de comprendre les Ecritures. Ce même Esprit était « présent dans la célébration de la Cène»,209 même si, pour Zwingli, la cène avait une valeur symbolique, le pain et le vin étant des symboles en souvenir de Jésus-Christ. Cette conception de la scène amena de nombreuses polémiques et rendit l’alliance entre les protestants zwingliens et luthériens impossible. Zwingli, bien que d’abord réformateur religieux, se montrait très attaché aux réformes sociales. Le développement de la communauté civil devait, d’après lui, être orienté par l’Écriture sainte.210 Il en vint à constituer à Zurich, à l’instar de Calvin de Genève, un véritable État chrétien qui évolua rapidement vers le césaro-papisme.211 3.2.2. La Réforme anglicane Née en 1533 du désir du roi d’Angleterre Henri VIII qui, se voyant refusé le divorce d’avec Catherine d’Aragon, priva le pape de tout pouvoir sur l’Église de son pays, l’Église anglicane apparaît comme une « via media »212 entre le Catholicisme et le Protestantisme. En effet, le roi Henri VIII ne rompit jamais totalement avec le catholicisme. Son désir n’était pas de créer une Église nouvelle mais plutôt de se libérer de l’influence de Rome.213 De son vivant, les progrès de la Réforme en terre anglaise furent donc minces. Tout juste concéda-t-il aux protestants les « dix articles » pour des raisons qui semblent plus

207 Cf. Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme : op.cit. 208 Cf. id. 209 LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé : op.cit. 210 Cf. LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé : op.cit. 211 Cf.BOISSET Jean : op.cit. 212 LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé : op.cit. 213 Cf. BOISSET Jean : op.cit.

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politiques que religieuses.214 Cette profession de foi vaguement luthérienne ne reconnaissait que trois sacrements (baptême, cène et pénitence) mais n’interdisait ni le culte des saints ni les œuvres en faveur des défunts. « En somme, du catholicisme, on rejetait les indulgences, et, avec la Réforme, on affirmait le salut par la foi. Une forme catholique, et un fond… un peu réformé. »215 A sa mort, les deux « protecteurs » de son successeur Édouard VI, imposèrent une Réforme plus affirmée et fortement teintée de Calvinisme. Lorsque Édouard VI mourut, c’est Marie Tudor, une fervente catholique qui monta sur le trône. Elle voulut au travers de persécutions réinstaurer la pratique du Catholicisme, mais n’en eut pas le temps. Cette expérience violente renforça le sentiment national et antipapiste en Angleterre.216 A la suite de Marie Tudor, on réinstaura la religion anglicane avec son influence calviniste : « l’Écriture est la seule base de la foi ; la cène est une communion réelle, mais spirituelle, avec le Christ ; la foi seule justifie. »217 L’Église anglicane resta une Église d’État avec une interprétation de la foi assez large pour accueillir en son sein de nombreuses tendances. Les plus importantes étaient les pro-catholiques qui, bien qu’en acceptant la Réforme, auraient préféré un retour au Catholicisme d’avant Henri VIII et les puritains qui regrettaient que la Réforme n’ait pas été portée à son paroxysme en épurant, par exemple, les apparences catholiques du culte. 4. La Réforme, objet de refus Les mouvements que je vais présenter dans ce chapitre sont issus d’un schisme. Ils se sont tous deux détachés de leur Église d’origine à la suite d’une Réforme amorcée par celle-ci, une Réforme dont ils contestaient le sens et l’utilité. On retrouve de tels mouvements tout au long de l’histoire de l’Église. Par exemple, les Vieux-Catholiques qui s’opposèrent fermement au dogme de l’infaillibilité pontificale lors du concile de Vatican I. 4.1. Les Vieux-Croyants et la Réforme de Nicon218 L’histoire des Vieux-Croyants russes prend sa source dans les Réformes de Nicon, patriarche russe du XVIIe siècle. Nicon voulait moderniser l’Église russe afin de la rapprocher de l’Église grecque. Pour ce faire il n’hésita pas à transformer l’Église dans son entier. Il fit remplacer les anciens livres de piété et de liturgie par des nouveaux, interdit les icônes de facture récente, sous prétexte qu’elles étaient inspirées de l’art italien, allant même jusqu’à les faire brûler, et proscrit le signe de croix à deux doigts en faveur du signe de croix à trois. Dans 214 Cf. LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé : op.cit 215 BOISSET Jean : op.cit. 216 Cf. Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme : op.cit. 217 id. 218 Cf. POLIVAKOV Léon. L’épopée des Vieux-Croyants. Paris, Ed. Perrin, 1991.

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une Église dont le fondement religieux était constitué de rites, un tel changement ne manqua pas d’ébranler les mœurs et croyances religieuses. Cette Réforme occidentalisante fut particulièrement mal reçue par le peuple qui n’en comprenait pas la nécessité. Le pays fut dès lors scindé en deux, d’un côté le pouvoir étatique et le haut clergé étaient acquis à la Réforme, de l’autre, le peuple et quelques personnalités religieuses luttaient intensément contre. La situation s’aggrava avec le concile de 1666 qui niait la mission universelle de la troisième Rome. Dès lors que la fonction quasi messianique du peuple russe fut désavouée, le schisme entre les deux tendances était consommé. Les Vieux-Croyants pensèrent que l’Apocalypse était arrivée et que l’Antéchrist siégeait à la tête de l’Église russe ou sur le trône de l’empereur. Les persécutions qu’ils subissaient ne faisaient qu’accréditer cette idée. Pour fuir le règne de l’Antéchrist, les Vieux-Croyants se jetèrent par milliers dans les flammes, les autres s’enfuirent dans d’autres pays ou en des lieux reculés de la Russie. Les Vieux-Croyants se constituèrent en secte à la fin du XVIIe siècle. Deux conciles les menèrent aux considérations suivantes : Le règne de l’Antéchrist au travers de l’Église visible étant advenu, les sacrements devenaient nuls et la grâce était épuisée. Il n’y avait donc plus de nécessité de recourir aux prêtres. Le mouvement ne resta pas longtemps homogène et il apparut deux tendances : celle des sans-prêtres et celle des presbytériens. Au XVIIIe siècle, avec l’accession au trône de Pierre le Grand, les autodafés cessèrent. La vie des Vieux-Croyants devint moins difficile, même s’ils continuaient à être des parias ayant un minimum de droits civils. La réforme de Nicon, qui sur un plan purement théologique avait un certain sens, n’avait pas assez pris en considération les besoins spirituels du peuple. Elle avait mené l’Église russe à une rupture radicale dont devait souffrir le pays tout entier. La Fraternité sacerdotale Saint-Pie X et le concile de Vatican II La Fraternité sacerdotale Saint-Pie X est née d’un différent entre Mgr. Lefebvre et Rome. A la suite du concile de Vatican II, Mgr Lefebvre refusa de mettre en place les nouvelles réformes. Par la suite, il durcit ses positions jusqu’à rejeter le concile de Vatican II, le considérant comme un complot satanique.219 L’œcuménisme, la liberté religieuse, l’ouverture de l’Église sont autant de thèmes dont Mgr Lefebvre ne voulait pas entendre parler. Conservateur, il considèrerait que le nouveau rite de la messe voulu par Paul VI dénaturait le sacrement de l’eucharistie, faisant de ce sacrifice un simple repas de commémoration. C’est pourquoi son mouvement continue de célébrer le rite

219 Cf. LAFAGE Franck : Du refus au schisme. Le traditionalisme catholique. Paris, Ed. Seuil, 1989.

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selon Pie V.220 Il refusait également le nouveau missel qui est un signe de l’unité de la prière pour les Catholiques. Pour lui, Vatican II était à la base de la crise des vocations à laquelle devait était confrontée l’Église catholique romaine.221 Par sa remise en cause de Vatican II, Mgr Lefebvre « conteste que la hiérarchie soit seule dépositaire pour défendre l’intégrité de la foi. »222 Rome lui reprocha de « subordonner à son propre jugement les directives venant du pape »223, ce qui, aux yeux du Vatican, correspondait aux dérives sectaires. La communauté de croyants qui suivirent Mgr Lefebvre fut fondée en 1970 sous le nom de Fraternité sacerdotale Saint-Pie X ; suivit l’édification d’un séminaire à Écône en 1971. Malgré de nombreuses tentatives de rapprochement entre la Fraternité et Rome, le schisme fut consommé en 1988, Mgr Lefebvre ayant désobéi à une ordonnance de Rome lui interdisant de consacrer des évêques. Dès lors, Mgr Lefebvre, ainsi que les quatre évêques alors consacrés furent excommuniés.224 On reprocha au mouvement de Mgr Lefebvre de s’être élevé contre les réformes de Vatican II au nom de la tradition et d’avoir ainsi omis une des règles traditionnelles de l’Église catholique, à savoir le respect de l’autorité du pape.225 5. La Réforme inachevée Dans ce chapitre, j’aborde la question des mouvements nés de l’idée que la Réforme entreprise n’avait pas été menée jusqu’à son terme. On peut citer d’abord la Réforme radicale sous toutes ces aspects qui, rompant les liens avec les différentes Réformes protestantes (calvinienne, zwinglienne, luthérienne), prit un chemin nouveau, au travers soit de la résistance armée, soit du pacifisme le plus total. Il y a ensuite l’exemple des Églises libres en Angleterre, nées du courant puritain, qui se donnaient pour but de rendre la Réforme anglicane plus « pure ».226 Dans cette optique, je présente deux courants, l’Anabaptisme pacifique et les Quakers. Ceux-ci sont vite devenus des sectes autonomes, liées à la Réforme de leur Église d’origine uniquement par leur naissance. Ils ont poursuivi leur Réforme en marge de cette Église qui n’avait pas su, à leurs yeux, pousser la logique de la Réforme à son paroxysme.

220 Cf. Wikipedia : « Fraternité sacerdotale Saint-Pie X ». In : Wikipedia, l’encyclopédie libre. http://fr.wikipedia.org/wiki/Fraternit%C3%A9_Sacerdotale_Saint-Pie_X, 10.03.2006. 221 Cf. ANZEVUI Jean : Le drame d’Écône. Sion, Ed. Valprint, 1976. 222 LAFAGE Franck : op.cit. 223 id. 224 Cf. Wikipedia : « Fraternité sacerdotale Saint-Pie X ». In :op.cit. 225 Cf. LAFAGE Franck : op.cit. 226 Cf. GISEL Pierre et al : op.cit.

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5.1. L’Anabaptisme pacifique. L’Anabaptisme appartient au courant de la Réforme radicale. Celle-ci se développe au XVIe siècle, en parallèle à la Réforme protestante dans laquelle elle a pris naissance. Cette Réforme est constituée de nombreux mouvements religieux très différents les uns des autres. Ainsi, si certains étaient fondamentalement non-violents, d’autres n’hésitèrent pas à prendre les armes pour défendre ou imposer leurs idées. Pourtant, ils avaient tous en commun le refus des ingérences de l’Etat dans les affaires religieuses et la conscience de « l’importance de l’engagement de l’individu »227. L’Anabaptisme que je vais présenter est l’Anabaptisme pacifique. L’Anabaptisme pacifique naquit à Zürich en 1525 des suites d’une dissension entre Zwingli et certains membres de son Église. A l’époque, l’Église zwinglienne était déjà fortement liée au pouvoir politique, donnant au Conseil un grand poids dans le choix des moyens pour faire advenir la Réforme. Pour les dissidents ce n’était pas au pouvoir politique d’en décider, mais à l’Écriture et à la communauté chrétienne.228 L’autre source principale de conflit venait de la question de l’adhésion des hommes à l’Église réformée. A l’époque, on organisait des disputes théologiques au terme desquelles les dirigeants du canton choisissaient si celui-ci devait rester Catholique ou devenir Protestant. Ce n’était donc pas à l’individu de choisir mais à l’organe dirigeant d’imposer une appartenance religieuse. Les Anabaptistes contestaient cette idée, affirmant qu’un retour à l’Église des premiers jours ne pouvait advenir que sur l’adhésion volontaire de chaque croyant, dans la foi et sans pression d’une quelconque autorité ecclésiastique ou civile. C’est pourquoi ils rejetaient le baptême des enfants en vue d’obtenir une Église pure et non « multiple ». Le baptême qui reste la marque de l’entrée dans la communauté ne doit plus advenir qu’à l’âge adulte, lorsque le croyant est capable de saisir la portée de son acte.229 Cette pratique permit aux Anabaptistes d’obtenir des communautés parfaitement autonomes dans lesquelles le contrôle social était aisé. L’Anabaptisme pacifique reprochait à l’Église protestante de ne pas avoir tout à fait rompu ses liens avec l’Église catholique. En effet, même si Luther, Zwingli et Calvin, pour n’en citer que quelques-uns, protestaient vivement contre le catholicisme, ils n’en restaient pas moins des lettrés qui étaient très influencés par leurs études et leurs lectures des Pères de l’Église. Aussi concédaient-ils à quelques pratiques et croyances catholiques une certaine légitimité. Pour les Anabaptistes, il n’y avait plus d’Église depuis Constantin, celle-ci ayant failli. C’est pourquoi ils ne pouvaient accorder aucune légitimité aux pratiques

227 GISEL Pierre et al. : op.cit 228 Cf. SÉGUY Jean : Conflit et utopie, ou réformer l’Église. Parcours wébérien en douze essais. Paris, Ed. Cerf, 1999. 229 Cf. CHÉRY Henri-Charles : L’offensive des sectes. Paris, Ed. Cerf, 1954.

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perpétuées par les Protestants.230 Cette conception d’une Réforme protestante vouée à l’échec explique pourquoi les anabaptistes ne désiraient pas simplement corriger une Église déformée, mais voulaient plutôt restituer l’Église selon le modèle des origines. L’Église devint dès lors un simple rassemblement de croyants convertis volontairement. 231 A la naissance de l’Anabaptisme, régnait dans les populations un grand désir d’égalitarisme social et religieux. C’est cet égalitarisme que les Anabaptistes pacifiques réussirent à produire dans leurs petites communautés, au travers du soutien qu’ils s’apportaient mutuellement, qu’il soit matériel ou religieux.232 Leur conception confessante de l’Église, en tant que communauté, poussa les Anabaptistes à se retirer de plus en plus du monde. Ils refusèrent certaines normes et activités de la société globale, se soustrayant par exemple à l’obligation de service militaire ou à toute action politique, pour se tourner essentiellement vers la vie de la communauté de croyants.233 L’Anabaptisme pacifique fut durement persécuté, principalement pour son refus de toute ingérence du politique dans l’Église. Son influence a été décisive dans la formulation publique de la liberté de croyance et a permis une première application du principe de séparation entre Église et État. L’Anabaptiste pacifique a survécu jusqu’à nos jours dans le mouvement mennonite. 5.2. Les Quakers Il est difficile de savoir si le Quakerisme doit être vu comme une branche tardive de la Réforme radicale ou si le mouvement doit plutôt être relié à la tradition mystique hérétique qui prend sa source dans le Christianisme primitif. Le mouvement partage de nombreux points communs avec d’autres mouvements de la Réforme radicale, tels que le rejet des liens entre l’Église et l’État ainsi que la mise en avant de l’engagement de l’individu.234 De plus, son fondateur, George Fox, était né au sein de l’Église anglicane et avait poussé « le principe du libre-examen jusqu’à l’extrême, en rejetant toutes les autorités extérieures : Eglise et Bible, pour ne reconnaître que l’autorité intérieure : l’Esprit parlant en chacun. »235 Pourtant, le désir des Quakers de recréer le Christianisme des origines n’empruntait pas au Protestantisme mais aux groupes mystiques antérieurs à celui-ci. Ainsi, la question de savoir si le Quakerisme est l’expression du désir de prolongement d’une Réforme ou, au contraire, s’il représente une Réforme indépendante reste ouverte. Je justifie le choix d’avoir adjoint les Quakers à cette classification par la considération suivante : si on ne 230 Cf. GISEL Pierre et al : op.cit. 231 Cf. Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme : op.cit. 232 Cf. GISEL Pierre et al : op.cit. 233 Cf. Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme : op.cit. 234 Cf. GISEL Pierre et al : op.cit. 235 VAN ETTEN Henry : Georges Fox et les Quakers. Paris, Ed. Seuil, 1956, (Maîtres spirituels).

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peut prétendre que le Quakerisme est uniquement un rejeton tardif de la réforme anglicane, il faut admettre que, enfant de son époque, il est le fruit d’une effervescence sociale et religieuse qui doit beaucoup à cette Réforme. Il y est donc lié pour des raisons historiques et sociologiques évidentes. Le Quakerisme naquit au XVIIe siècle en Angleterre dans un pays en proie à une vive instabilité, aussi bien sociale que politique et religieuse. Le lent avènement du capitalisme, la guerre civile, la multiplication des sectes et courants de pensées poussaient les gens à se détourner de l’Église officielle, pressentie comme partie prenante d’un système oppressif. Entre 1530 et 1641, le pays vécut huit révolutions religieuses, chaque roi imposant, lors de son accession au trône, sa religion au peuple. Dans une situation aussi conflictuelle, les questions religieuses prenaient de plus en plus d’importance aux yeux du peuple. Ainsi celui-ci, ayant perdu confiance en l’Église officielle, se mit à chercher ailleurs un soutien spirituel. On donna à ceux qui participaient à ce mouvement de recherche religieuse, qui du reste n’avait rien d’organisé, le nom de « Seekers » (les chercheurs). C’est parmi les Seekers que se recrutèrent plus tard la plupart de Quakers.236 Georges Fox, le fondateur du mouvement, appartenait aux Seekers. Dans un monde fortement marqué par l’anarchie sociale, Fox mettait l’accent sur la responsabilité individuelle.237 Orateur charismatique, il fut vite suivi dans sa recherche spirituelle par de nombreuses personnes. Pour Fox, un retour au Christianisme primitif devait être amorcé, les liens directs entre l’homme et Dieu devaient être rétablis. Pour ce faire, il ne fallait pas se contenter d’un intermédiaire, comme c’est le cas avec la Bible chez les Protestants. Fox croyait qu’il existait une étincelle divine en chaque homme et que Dieu s’exprimait dans le cœur même des êtres humains. En cela, Fox apparaît réellement comme un réformiste : Allant plus loin que les Catholiques, dont le lien à Dieu est assuré par l’Église, et que les Protestants, dont il poussa la logique à l’extrême, il désira restaurer l’Église des premiers temps, celle à laquelle, pensait-il on adhérait par les mouvements de son cœur.238 Dans l’esprit du Christianisme primitif, les Quakers se déclaraient hostiles à toute forme d’organisation et de pratique rituelle. Ainsi, ils refusaient les traditions de l’Eglise comme le prêche financé. Ils n’avaient, par conséquent, pas de clergé spécialisé. Leur culte se déroulait dans la plus grande simplicité, les membres se regroupant en un lieu de silence. Il n’y avait expression orale que si l’un deux se sentait poussé par la lumière intérieure à prendre la parole. Cette pratique semble si lointaine des cultes catholiques ou protestants qu’on 236 Cf. DOMMEN Edouard : Les Quakers. Paris, Ed. Cerf ; Montréal, Ed. Fides, 1990. 237 Cf. id. 238 Cf. VAN ETTEN Henry : op.cit.

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pourrait presque la qualifier de révolutionnaire. De plus, l’absence de sacrement chez les Quakers conduit au déni du sens donné habituellement à l’eucharistie et au baptême, ce qui les éloigne encore plus des deux confessions citées ci-dessus. Pourtant, le Quakerisme n’en est pas moins un mouvement réformiste chrétien : un de ses plus grands désirs est de re-former l’Église des premiers jours dans toute sa pureté au travers de la rencontre directe avec Dieu. 239 Les Quakers, pensant que l’on ne peut se joindre à l’Église que poussé par son désir personnel, furent parmi les premiers à reconnaître réellement la liberté de conscience. L’un d’eux, William Penn, alla jusqu’à inviter les autres confessions persécutées en Europe à venir pratiquer librement leur foi dans le nouvel État qu’il venait d’acquérir : La Pennsylvanie. Cette invitation est à l’origine de la migration de nombreux Mennonites européens vers les Etats-Unis. A la Réforme religieuse des Quakers, s’ajoute un désir de Réforme sociale. Farouchement égalitaristes, ils donnèrent dès leurs débuts la même place à la femme qu’à l’homme. Lors de la Sainte-Expérience en Pennsylvanie, les Quakers furent également les premiers colons à vivre en bonne intelligence avec les amérindiens. Enfin, pacifiques convaincus, les Quakers se sont particulièrement distingués dans l’aide humanitaire à travers le monde.240 Les Quakers subirent de nombreuses persécutions. Ils furent emprisonnés entre autres parce qu’ils refusaient de payer la dîme (pour les Quakers la prédication devait être gratuite car on a reçu Dieu gratuitement) et qu’ils manifestaient leur objection au service militaire. On alla jusqu'à détruire leurs lieux de réunions et tuer les participants à leurs cultes. Si Georges Fox n’a jamais envisagé réformer l’Eglise anglicane ou protestante, cela ne signifie pas qu’il n’ait pas désiré une Réforme des croyances, voire même des croyants. Les Quakers sont nés d’un désir de Réforme, la Réforme des liens qui unissaient les hommes à Dieu. Le quakerisme a permis, à l’instar de bien des mouvements réformistes, une plus grande implication des laïcs dans la sphère religieuse ainsi que la découverte d’une foi plus intérieure. Conclusion Au terme de ce travail, j’ai pu identifier trois liens premiers entre les mouvements religieux schismatique ou sectaires et la Réforme en tant que principe ou processus : la naissance d’un mouvement devant le refus de l’Église d’origine de procéder à une Réforme, la naissance d’un mouvement s’opposant à l’Église d’origine désireuse de procéder à une Réforme et enfin la naissance d’un mouvement comme continuation d’une Réforme considérée comme n’ayant pas été menée à son paroxysme. Cette classification m’a permis 239 Cf. DOMMEN Edouard : op.cit. 240 Cf. id.

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d’étudier plus avant ces mouvements, leurs doctrines, la raison de leur naissance et leur évolution. Le principe ou processus de Réforme et la naissance de mouvements schismatiques ou sectaires sont intrinsèquement liés. Dans l’histoire du Christianisme, il existe sans doute bien peu d’exemples de Réformes ayant fait l’unanimité. Aussi, lorsqu’il y a changement en religion, il y a toujours possibilité, voir risque, d’apparition de nouveaux mouvements religieux. La controverse, lors de la conduite d’une Réforme, n’est cependant pas toujours synonyme de schisme, à l’exemple des pro-catholiques anglais qui, bien que regrettant la Réforme, restèrent fidèles à l’Église anglicane. Pourtant, dans la plupart des cas, la séparation est consommée, bien souvent au détriment des deux partis. En effet, dans le schisme, l’Église d’origine se défait souvent de brillants théologiens et laïcs engagés, et par là même d’une bonne occasion de se remettre en cause, alors que le mouvement schismatique se retrouve en marge, persécuté. De plus, tous deux perdent leurs légitimités auprès d’une importante partie de la population des croyants, ce qui les affaiblit considérablement. Le schisme n’est donc que rarement désiré par les deux parties et c’est souvent à la suite de bien des incompréhensions et des transgressions qu’il est réalisé. Les mouvements sectaires qui ne sont pas nés d’un schisme mais qui ont tout simplement été créés en marge de l’Église d’origine sont également intéressants. Dans leur refus de tenter la Réforme d’une Église, à leurs yeux, défaillante, ils peuvent apparaître comme révolutionnaires. Pourtant, ils se rattachent tout de même à la tradition, celle de l’Église des premiers jours qu’ils aimeraient restituer à la lumière de l’Écriture. Leur naissance semble moins conflictuelle, en cela qu’ils n’ont pas dû s’arracher à leurs vieilles loyautés. Pour autant, ils n’en furent pas moins persécutés que les autres mouvements, la liberté de conscience étant une invention récente chez les Chrétiens.

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Bibliographie : AMARGIER Paul. Une Eglise du renouveau. Réformes et réformateurs de Charlemagne à Jean Hus 750-1415. Paris, Ed. Cerf, 1998. ANZEVUI Jean : Le drame d’Écône. Sion, Ed. Valprint, 1976. BOISSET Jean : Histoire du Protestantisme. Paris, Presses universitaires de France, 1970, (Que sais-je ?). Centre interdisciplinaire des Facultés catholiques de Lille (éd.) : Catholicisme : hier, aujourd'hui, demain : encyclopédie. Paris, 1948. CHAUNU Pierre : Le temps des réformes. La crise de la chrétienté. L’éclatement 1250-1550. Paris, Ed. Fayard, 1975. CHÉRY Henri-Charles : L’offensive des sectes. Paris, Ed. Cerf, 1954. Dictionnaire de l’Histoire du Christianisme. Paris, Ed. Albin Michel, 2000, (Encyclopaedia Universalis). DOMMEN Edouard : Les Quakers. Paris, Ed. Cerf ; Montréal, Ed. Fides, 1990. GISEL Pierre et al. : Encyclopédie du protestantisme. Paris, Ed. Cerf, Genève, Ed. Labor et Fides, 1995. LAFAGE Franck : Du refus au schisme. Le traditionalisme catholique. Paris, Ed. Seuil, 1989. LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé : Encyclopédie des religions. Paris, Ed. Bayard, 1997. POLIVAKOV Léon. L’épopée des Vieux-Croyants. Paris, Ed. Perrin, 1991. SÉGUY Jean : Conflit et utopie, ou réformer l’Église. Parcours wébérien en douze essais. Paris, Ed. Cerf, 1999. VAN ETTEN Henry : Georges Fox et les Quakers. Paris, Ed. Seuil, 1956, (Maîtres spirituels). Sources internet : « Les sectes ». In : Regard. Bibliothèque chrétienne online. http://www.regard.eu.org/Livres.1/Eglise.d'Occid.%20au.moyen.age/32.html, 11.02.2002. Wikipedia : « Fraternité sacerdotale Saint-Pie X ». In : Wikipedia, l’encyclopédie libre. http://fr.wikipedia.org/wiki/Fraternit%C3%A9_Sacerdotale_Saint-Pie_X, 10.03.2006.

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François d’Assise :une attitude chrétienne à l’extérieur et à l’intérieur des confins ecclésiastiques

Présenté par Sarah Lou Beltrami

1. INTRODUCTION

Le cadre historique de François d’Assise est caractérisé par des grands

changements et des grandes transformations culturelles. En effet, au cours du

XIIème siècle naissent les premières universités, se développent les communes et

avec eux les incitations aux échanges commerciaux. Dans ce contexte

caractérisé par l’avènement de la bourgeoisie et d’affairistes dépourvus de

scrupules, la déplorable condition des pauvres et la corruption qui incluait

souvent l’Eglise241, de nouvelles exigences religieuses et des critiques

réformistes mises en oeuvre par les mouvements religieux populaires font leur

apparition. Ces derniers sont caractérisés par un retour aux Ecritures et sont

inspirés par l’esprit de pauvreté. Ils débouchent soit sur l’hérésie (comme c’est

le cas du mouvement Vaudois, des Cathares et des Patari242), soit sur

l’orthodoxie et donc sur leur intégration au sein de l’organisme de l’Eglise.

Mû par un esprit de déception et une envie de réforme qui manifestés par les

mouvements religieux populaires précédents, François décide de quitter son

milieu. Il ne s’agit pas d’un détachement univoque; nous sommes face à un

éloignement ambivalent. D’un part nous trouvons un éloignement que nous

pourrons définir au niveau socio-économique Il s’agit d’une prise de distance

vis-à-vis de l’esprit communale fondé sur l’initiative privée et concurrentielle.

241 FUSI, A., GIAPPICHELLI, M., POLCRI, A., Storia 1 : Dalla fine dell’Impero Romano al secolo XVII, Firenze, Giunti, 1995, p. 271. 242 Pour ce dernier mouvement, malheureusement je n’ai pas trouvé la traduction en français.

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D’autre part nous sommes confrontés à un éloignement qui se caractérise par sa

distanciation à l’égard de l’Eglise, de sa mondanité, de sa corruption et de sa

« soif » d’expansion territoriale.

Paradoxalement, malgré ce double éloignement effectué par François à partir

de son milieu, après quelques années, lorsque son attitude de rupture connaît le

support des autres adeptes, François ressent la nécessité de se rapprocher à

nouveau de son milieu. Le rapprochement se manifeste à travers la demande

d’approbation et de légitimation du mouvement que François adresse à

l’autorité pontificale de l’époque incarné par le pape Innocent III.

Comment comprendre alors ce paradoxe qui voit d’une part le détachement

critique de François à l’égard de son milieu et d’autre part sa demande

d’intégration et reconnaissance au sein de ce dernier ?

Etant donné le fait que par son attitude, François se place en même temps à

l’extérieur et à l’intérieur des confins ecclésiales, pouvons-nous considérer le

mouvement franciscain en tant que mouvement réformateur de l’Eglise

Romaine ? Et si oui dans quelle mesure, dans quels termes ?

La première partie de ce travail sera dédiée à la biographie de François

d’Assise et à ses écrits principaux ; en particulier, nous nous concentrerons sur

le texte qui est considéré comme la source originelle de l’esprit franciscain, la

première Règle (ou Regula non bullata).

Dans la seconde partie, nous analyserons le premier de deux pôles qui

constituent le paradoxe exposé dans la problématique, notamment l’éloignement

double de François de son milieu. Premièrement nous nous pencherons sur la

distanciation vis-à-vis de la commune d’Assise, deuxièmement sur celle vis-à-

vis de l’Eglise.

C’est dans la troisième partie que nous prendrons en compte le deuxième

pôle de la tension, notamment le rapprochement de François à son milieu. Plus

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spécifiquement, nous chercherons de comprendre les motivations qui incitent

François à rechercher l’approbation de son mouvement par l’Eglise Romaine.

En dernier lieu, à la suite de l’analyse de tous ces éléments, nous essayerons

de faire émerger des éléments cohérents sous jacents qui nous permettrons de

clarifier le paradoxe initial, illustré dans la problématique.

2. BIOGRAPHIE ET ECRITS PRINCIPAUX DE FRANÇOIS

2.1. Qui était François d’Assise ?243

François naît en 1182. Issu d'une riche famille marchande d’Assise, en

Ombrie, il mène d'abord une vie dissipée de jeune noble et rêve de devenir

chevalier. Après l’expérience de soldat dans une guerre contre Pérouse244, il

abandonne la chevalerie, puis tombe malade. Le changement de vie se produit

vers 1206. Il se retire dans une pauvreté absolue, se consacrant à la prédication

et gagnant son pain par le travail manuel ou l'aumône. Il va chez les gens

prédiquer la pauvreté, l’amour et le refus de l’argent et du luxe; il se met au

service des autres et invite à vivre de pénitence et de charité selon les percepts

évangéliques. Très vite, d'autres le rejoignent, et il se retrouve à la tête d'une

petite communauté.

Les disciples qui le suivaient furent appelés les Frères Mineurs (fratres di

penitentia). Ils avaient l’obligation d’effectuer des travails humbles nécessaires à

la survie et de ne recourir à l’aumône que dans des cas exceptionnels. Le

nombre des disciples augmenta très rapidement. Cela amena François, en 1210 à

soumettre la première règle des Frères Mineurs –Regula non bullata- (une règle

constituée par une série de principes évangéliques très simples)245 à

l’approbation du pape Innocent III. Le pontife ne lui accorda que l’autorisation à

243 Références : - DE ZURBARAN Francisco, François d'Assise, http://fr.wikipedia.org/wiki/François_d’Assise, consultation

du 2.03.2006. - FUSI, A., GIAPPICHELLI, M., POLCRI, A., Storia 1 : Dalla fine dell’Impero Romano al secolo XVII,

Firenze, Giunti, 1995, pp. 271-272. 244 Pérouse →commune confinant à celle d’Assise 245 Cfr. avec chapitre qui suit.

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continuer sa prédication.

Rapidement, l'ordre franciscain tel que l'avait conçu François est dépassé

par son succès. Il s'organise contre ses vœux, si bien qu'après un voyage en

Égypte et une tentative ratée de convertir le sultan (1219), il abandonne la

direction de l'ordre.

En 1223, François se retire dans un ermitage pour réécrire sa règle (qui avait été

reconnu seulement verbalement par Innocent III), qui sera cette fois approuvée

par bulle (Solet annuere ) par Honorius III .

En août 1224, François se retire avec quelques amis au monastère de La

Verna.

Le 17 septembre il reçoit les stigmates. Désormais, il est souvent malade, et est

en proie à des crises d'angoisses. Il se réfugie dans une hutte près de l'église

Saint-Damien, où il avait commencé son itinéraire spirituel. C’est à ce moment

qu’il écrit son « Cantique du soleil » (ou « Cantique des créatures »), célébration

de Dieu en sa création, et l'un des grands poèmes italiens.

Il meurt le 3 octobre 1226, laissant derrière lui un Testament où il professe

son attachement à la pauvreté évangélique.

Il a été canonisé en 1228 par Grégoire IX.

Sa vie est racontée par Thomas de Celano et par saint Bonaventure. Elle a

également fait l'objet des Fioretti, recueil anonyme du XIVe siècle qui raconte

en ton naïf et humoristique les miracles et petites histoires qui seraient advenus

autour de François et de ses premiers disciples. L'une des anecdotes les plus

célèbres est la conversion d'un loup qui aurait terrorisé la population de la ville

de Gubbio. Sa vie, enfin, a été peinte par Giotto dans l'église Sainte-Croix de

Florence.

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2.2. La première Règle : les principes évangéliques de François

La première Règle, rédigée par François dans le laps de temps qui va de

1210 à 1221, constitue la vie et la règle des frères. Elle représente la source plus

importante des origines franciscaines.

K. Esser, se réfère à la première Règle de la manière suivante : « elle est

peut être la source la plus authentique : ne prenait-elle pas forme, ligne pour

ligne, pendant les Chapitres de la première génération franciscaine ? »246 ; D.

Flood ajoute : « l’histoire des origines franciscaines n’a pas de témoin plus

éloquent que le texte de la Règle »247.

En effet, il s’agit d’un document de base pour François et ses frères pour

exprimer leurs intentions qui résultent de leurs interprétations de l’Evangile248.

François et ses frères voyaient dans l’Evangile leur règle de vie. François

résume dans la Règle ce qu’il retient comme l’essentiel de ce Texte Sacré : le

respect total des enseignements de Jésus. De manière générale, la règle

correspondrait à vivre dans l'obéissance, dans la chasteté et sans aucun bien

d’appartenance, et surtout suivre la doctrine et les traces de Jésus-Christ. Elle

constitue le texte plus long et le plus représentatif de la spiritualité de François et

de la première fraternité de franciscain : de fait elle contient leur façon

d’interpréter et de vivre l’Evangile et décrit minutieusement la vie quotidienne

des frères.

Au sein de la première Règle nous trouvons ce qui constitue le

témoignage chrétien de François et de ses premières « fratres ». Ce témoignage

consiste dans le « vivere secundum formam sancti Evangelii »249.

246 ESSER K. cité in : DOZZI, Dino, Il Vangelo nella Regola non bollata di Francesco d’Assisi, Roma, Edizioni Collegio S. Lorenzo da Brindisi, 19892, p. 30. 247 FLOOD D. cité in : Ibidem. 248 Environ la moitié de la Règle est constitué par des phrases évangéliques. 249 DALARUN, Jacques, Francesco d’Assisi : il potere in questione e la questione del potere, Milano, Edizioni Biblioteca Francescana, 1999, p. 9.

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La première Règle est nommé aussi Regula non bullata : « ainsi l’appelle-

t-on, en dépit de l’assertion initiale selon laquelle le ″seigneur pape″, Innocent

III, aurait concédé et confirmé cette ″vie de l’Evangile de Jésus Christ″, à

François et ses frères, aucune lettre émanant de la chancellerie pontifie n’est

venue officiellement approuver ces dispositions réglementaires »250.

Jugée trop longue et trop stricte, elle est remplacée en 1223 par une

seconde règle, elle aussi de la main de François, approuvée par bulle par

Honorius III , d'où son nom de Regula bullata.

3. UN ELOIGNEMENT DOUBLE DE SON MILIEU

3.1. Eloignement au niveau de la commune

Dans cette partie de la recherche nous prendrons en considération la

distanciation opérée par François vis-à-vis de la commune d’Assise. Afin de

comprendre les motivations qui ont poussé l’homme à agir de cette manière,

dans un premier temps nous analyserons ce qui constituait l’esprit de la ville et,

dans un deuxième moment, au contraire, nous nous pencherons sur les principes

à la base de l’esprit de François d’Assise.

3.1.1. L’esprit d’Assise : une économie d’appropriation

La forme féodale de la société se modifie profondément après l’an Mil et

débouche sur le type d’organisation sociale qui se définit comme« communal »

et qui pour ce qui concerne l’Italie, trouve son épanouissement au cours des

XIIème et XIIIème siècles251.

Tout au long de cette période la commune se consacre à la conquête territoriale

des campagnes afin d’élargir sa juridiction et son pouvoir252. Les nouvelles

250 DALARUN, Jacques, François d’Assise ou le pouvoir en question : Principes et modalités du gouvernement dans l’ordre des Frères mineurs, Paris, Bruxelles, De Boeck et Larcier s.a., 1999, p.29. 251 GUGLIELMINO, Salvatore, GROSSER, Hermann, Il sistema letterario: duecento e trecento, Milano, Principato, 19922 , p. 31. 252 Idem, p.32.

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ordonnances que la commune élabore, sont perçu comme des réponses aux

nouvelles réalités sociales.

Assise, décrète sa charte en 1210253. Celle-ci établit la forme

fondamentale de la commune pour les années futures. Elle décrit ce qui devra

constituer la dynamique sociale ; c’est-à-dire les conditions qui permettent

l’enrichissement matériel. C’est donc l’argent qui occupe la place d’honneur à

l’intérieur de l’ordre social d’Assise. De ce fait, le système socio-économique de

la commune est donc caractérisé par une économie individualiste

d’appropriation. L’objectif des citoyens c’est l’accumulation des possessions et

d’honneurs.

D’après un des plus connus historiens de l’économie du Moyen Age, Roberto

Lopez, « la démocratie communale ne pouvait pas être égalitaire car cela aurait

certainement renversé tout l’ordre décrété par Dieu, qui selon l’opinion

religieuse de l’époque, avait crée les hommes inégaux et subordonnés en sens

hiérarchique selon leur valeur »254. Outre les divisions et les inégalités entre les

classes sociales, l’âge communal – comme d’ailleurs tout le Moyen Age- fut

caractérisé par d’importantes formes de préjugés et d’importants phénomènes de

marginalisation. C’est à cause de ça, que souvent lorsque on prend en

considération cette période historique, on parle de communauté et de chrétienté

fermée255pour se référer à la hiérarchie autoritaire et méfiante à l’égard de

chaque individu ou groupe qui manifestaient des diversités ; ces personnes

étaient perçues comme une menace pour l’équilibre sociale et ses valeurs.

C’est exactement ce qui se vérifie dans la commune d’Assise. En effet,

afin de se protéger contre la contagion des lépreux, la misère des pauvres et des

mendiants, la commune « refusait de reconnaître l’humanité de ces

malheureux : pour la ville ils étaient des hommes morts256 ».

253 FLOOD, David, Frère François et le mouvement franciscain, Paris, Les Editions ouvrières, 1983, p.17. 254 LOPEZ R. cité in: FUSI, A., GIAPPICHELLI, M., POLCRI, A., Storia 1 : Dalla fine dell’Impero Romano al secolo XVII, Firenze, Giunti, 1995, p. 264 (traduction faite par moi). 255 LOPEZ R. cité in: Idem, p. 269 (traduction faite par moi). 256 FLOOD, David, Frère François et le mouvement franciscain, Paris, Les Editions ouvrières, 1983, p.31.

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3.1.2. L’esprit de François : une économie de fraternelle

Le mouvement franciscain vivait une réalité autre que celle professée par

la charte de 1210, qui comme nous venons de le voir en haut constituait le

principe organisateur d’Assise. « Le jeu fondamentale d’Assise, c’était

l’appropriation : les règles du jeu favorisaient la nouvelle classe marchande. Le

jeu fondamental du mouvement, c’était la fraternisation, dans le sens de la

rencontre et du partage avec l’autre ; (…) pour pouvoir vivre ce jeu, les frères

avaient mis sur pied un comportement économique approprié »257. En effet,

François et ses disciples coupent les relations aux hommes et les relations aux

biens qui les intégraient à Assise ; ils définissent un nouvel ensemble de

relations aux biens et aux gens et manifestent une aversion pour toute forme de

pouvoir. Ils développent une économie de subsistance et de service qui ne donne

droit qu’aux possessions qui s’imposent: les vêtements258 et les instrument de

travail. Leur système économique leur assure les choses nécessaires à la vie ;

l’argent est catégoriquement exclu de leur base économique. En effet, François

et ses frères refusent à l’argent toute reconnaissance et toute fonction dans leur

vie : « nous ne devons pas attacher ou accorder plus grande utilité à l’argent et

à la monnaie qu’à des cailloux »259. En outre, l’argent représente un grand

danger car il risque d’éloigner les frères de la vie de précarité continuelle des

autres pauvres, et de cette manière il leur « empêcherait de vivre concrètement

en tant que ″frères mineurs″ »260. Ils accordent la priorité absolue aux

sentiments de fraternité et minorité. Les frères s’engagent contre l’esprit

d’Assise en prônant le partage des biens. De plus, pour ce qui concerne leurs

relations aux gens, par le fait qu’ils se soient rangés de la part des plus démunis,

257 FLOOD, David, op. cit., p.71. 258 Mais dans ce cas aussi, par leurs habits humbles, les frères se placent aux antipodes des marchants et des nobles qui faisaient de leurs vêtements un signe de distinction. 259 François d’Assise cité in: FLOOD, David, op.cit., p.25. 260 DOZZI, Dino, Il Vangelo nella Regola non bollata di Francesco d’Assisi, Roma, Edizioni Collegio S. Lorenzo da Brindisi, 19892, p. 179.

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François et ses frères sont allés au-delà des règles de conduite inculquée par leur

milieu : l’intégration sociale des pauvres va contre les pratiques et les lois de la

ville. « Le fait que les frères se solidarisent avec eux dans leurs grands besoins

démontre qu’ils avaient pris parti pour ces malheureux contre la ville qui leur

déniait leur humanité »261. Vivre en tant que « frates minores » correspond

impérativement à partager la vie de tous les pauvres. François et ses disciples

veulent rapprocher le plus possible leur conduite de vie à celle de « Jésus Christ

pauvre et humilié (…) ils désirent partager son destin ; (…) les frères veulent

entrer par leur vie dans la vérité de Jésus Christ, une vérité qui, de fait, ne

cadrait guère avec le monde d’Assise qui se voulait chrétien »262. Cette

identification avec le Christ, leur permet aussi de développer les théories de la

quête et de la mendicité263. La première s’explique par le fait que si Jésus Christ,

le Fis de Dieu n’a pas eu honte de vivre d’aumône, les frères non plus, ne

devront pas avoir honte264 . La deuxième s’impose comme une pratique

nécessaire afin de faire passer la vérité de Jésus pauvre et humilié, qui incarne le

modèle à suivre.

S’il est vrai que la charité publique à l’égard des « débris humains »

exercée par François et ses frères pouvait aussi être jugée positivement par les

citoyens d’Assise, il est aussi vrai qu’en même temps, à cause de leur distance

critique par rapport aux intérêts de la commune, ils continuaient à être regardés

avec dédain265.

3.2. Eloignement au niveau de l’Eglise

A ce point du travail, après avoir traité de l’éloignement de François et de

ses frères à l’égard du système socio-économique d’Assise, nous nous

pencherons sur ce qui constitue la prise de distance de François au niveau de

l’Eglise romaine. Même si cette distanciation ne s’effectue point de manière

261 FLOOD, David, op. cit., p.32. 262 Ibidem. 263 Idem, p.45. 264 DOZZI, Dino, op. Cit., p. 187. 265 FLOOD, David, op. cit., p.66.

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directe et explicite, il est vrai, comme le souligne bien Flood, que « en quittant

Assise, François et ses frères ont quitté l’Eglise d’Assise »266. Dans le but de

mieux saisir ce détachement, nous prendrons en compte premièrement la

mondanité manifestée par l’Eglise au cours des premiers siècles après l’an Mil et

deuxièmement, nous opposerons à cela l’attitude solidaire et pauperiste de

François vis-à-vis des plus fragilisés.

3.2.1. Les fastes, la mondanité la soif d’expansionnisme manifestés

par l’Eglise Romaine

Comme le constate bien David Flood267, dans la poursuite et le maintient

de la paix au Moyen Age, l’Eglise joue un rôle ambigu ! En effet, même si, en

tant qu’institution chrétienne, elle était tenue à prêcher et promouvoir la paix, en

réalité, étant donné le fait qu’elle représentait un gros propriétaire territoriale,

elle donnait la priorité à des intérêts strictement territoriaux. C’est donc à cause

de cette motivation, qu’elle donne son soutien aux guerres de la commune. Un

exemple illustratif de l’attitude débordée des religieux à cette époque, est

incarné par Giovanni Lotario qui, en 1198268, à la veille du XIII siècle fut élu

comme pontife sous le nom d’Innocent III269. Avant tout, le pape se préoccupa

d’ « avoir solidement dans ses mains » le domaine de l’état de l’Eglise et d’en

élargir les confins. Après s’être servis de la curie romaine en comme instrument

de contrôle de la société occidentale entière, Innocent III programma un ample

plan d’extension de l’influence de l’Eglise dans d’autres régions270. De suite, je

mentionne un extrait d’une lettre écrit par Innocent III (Epistolae, I, 401) qui

énonce de manière explicite sa prétention d’affirmation de l’autorité papale et du

prestige politique de l’Eglise : « L’Eglise romaine, que j’ai marié, m’a apporté

une dot : de la part de Rome j’ai reçu soit la mitre -symbole de ma fonction

religieuse, soit la tiare qui me confère le domine sur la terre. Je suis établit par

266 Idem, p.153. 267 Idem, p.66. 268 FUSI, A., GIAPPICHELLI, M., POLCRI, A., op. cit., p. 232. 269 Giovanni Lotario, nommé comme pape Innocent III, fut pape du 1198 au 1216. 270 Idem, p. 233.

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Dieu au-dessus des peuples et des royaumes. Rien de ce qui se passe dans

l’univers doit échapper à l’attention et au pouvoir du souverain pontife. »271

3.2.2. La pauvreté, la charité professées par François et ses frères

François a toujours été loin de critiquer ou de désapprouver ouvertement

l’Eglise de Rome. Plutôt que de juger négativement l’attitude matérialiste et

égoïste de l’institution ecclésiastique, François s’est limité à adopter une

attitude différente de cette dernière Dans sa conduite de vie il n’a donné espace

qu’à l’humilité, la pauvreté et la charité qui le rapprochaient des plus fragilisés

et de Jésus Christ lui-même. Afin d’être fidèle à ses principes jusqu’au fond,

comme nous l’avons vu juste en haut, pour commencer François se dépouille de

tous ses avoirs et richesses. En suite il renie et condamne la centralité revêtue

par l’argent et tous types d’appropriation. Pour n’aller pas contre son idéologie,

François refuse même l’élévation et le prestige social qu’à un moment donné la

collectivité voulait accorder à lui et à ses frères pour les services sociaux offerts.

François n’a aucun autre désire que partager le chagrin des pauvres, leur

humiliations et leur souffrance. Ce n’est qu’à travers cette attitude de vie que

l’on peut saisir, comprendre et partager le destin de Jésus Christ, le plus grand

pauvre et humilié que peut être l’histoire n’aille jamais connu.

4. LE RAPPROCHEMENT A SON MILIEU

4.1. La recherche d’approbation du mouvement de la part de

l’Eglise

Tout au long de cette quatrième partie de la recherche, nous nous

occuperons de l’analyse des éléments qui ont poussé François à se rapprocher de

nouveau à son milieu.

L’intérêt repose dans la découverte des vrais motivations qui auraient induits à

la recherche par François de la prise en compte officielle de la part de l’Eglise

271 GUGLIELMINO, Salvatore, GROSSER, Hermann, Il sistema letterario: duecento e trecento, Milano, Principato, 19922 , p. 285.

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de son courant. Est-ce que cette attitude résulte d’une nécessité de profonde

cohérence avec sa théologie ou plutôt s’agit-il d’un escamotage pour éviter

l’hérésie ?

4.1.1 L’approbation comme choix stratégique ?

Est-ce que nous devons concevoir comme une contradiction le fait que

dans un premier temps François refuse le pouvoir et qu’après il fait le choix de

l’institutionnalisation ? En effet, si nous prenons en compte le détachement -bien

que indirect- opéré par François et ses premiers disciples vis-à-vis de l’Eglise,

de prime abord la demande soudaine d’approbation au sein du système

ecclésiastique, nous parait ambiguë et paradoxale.

Flood est de l’avis que « l’éducation sociale que le jeune François c’est

donné à Assise [lorsqu’il menait encore une vie aisée, en tant que fils d’un riche

marchant] (…) (le rend capable de) reconnaître le savoir-faire politique exigé

pour lancer un mouvement en brèche avec le monde, sans s’attirer l’hostilité de

ce monde »272. En effet, cette recherche de « mise en règle » nous amène à

supposer que peut-être l’intérêt sous-jacent de l’institutionnalisation,

correspondrait à éviter de lourdes répercussions pour le mouvement. Il s’agirait

donc d’un choix stratégique mise en oeuvre par François afin de ne pas se

brouiller avec l’institution de l’Eglise de Rome et ne point subir le même sort

des mouvements populaires religieux accusés d’hérésie.

Mais est-ce vraiment le cas ? C’est ce que nous chercherons de découvrir par la

suite !

4.1.1.1. La persécution des mouvements religieux populaires

Tout au long des siècles successifs à l’an Mil, l’Europe chrétienne a été

caractérisé par une contestation religieuse contre le clergé, considéré comme

corrompu, et contre certaines ordonnances de l’Eglise de Rome273. L’agitation

fondait ses racines dans la situation crée par la mondanité de l’Eglise, par

272 FLOOD, David, op. cit., p.74. 273 FUSI, A., GIAPPICHELLI, M., POLCRI, A., op. cit., p. 197.

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l’interférence du pouvoir mondain au sein de l’institution de l’Eglise et dans

l’élection des religieux.

De manière générale, les protestations hérétiques considéraient le christianisme

des origines comme son point de référence idéologique. D’après les

historiens274, les mouvements religieux populaires qui de fait incarnaient cette

protestation, cherchaient à animer à nouveau la vie apostolique de Jérusalem où

les premiers chrétiens partageaient leurs biens et proclamaient l’Evangile. Ces

mouvements se caractérisaient par trois traits principaux : envoi évangélique,

pauvreté et prédication pénitentielle275. De fait, ces comportements moraux

rigoureux, en particulier la pratique de la pauvreté communautaire, constituaient

l’accusation la plus efficace contre le clergé. Ce dernier était intégré dans le

système du pouvoir et se préoccupait surtout des richesses territoriales. A la

mondanité exercée par l’Eglise on opposa soit des attitudes qui se référaient à la

pauvreté évangélique soit un sens profond de solidarité sociale.

Cependant, jusqu’au moment où ces mouvements réformateurs se maintenaient

à l’intérieur de l’orthodoxie et de l’institution ecclésiastique, la hiérarchie et

donc le pape, ne pouvaient que les approuver. Le problème se posait lorsque le

renouvellement religieux se « manifesta (…) en formes moins mystiques, selon

une perspective de vie associée et non pas conventuelle ou encore dans une

implacable désapprobation vis-à-vis des fondements religieux : à ce moment le

conflit était inévitable. C’est ce qu’arrive avec ces mouvements que -d’après

l’avis de l’Eglise- seront désignés comme « hérétiques » : ces des Patari, des

Vaudois, des Cathares »276.

274 FLOOD, David, op. cit., 1983, p.61. 275 Ibidem 276 GUGLIELMINO, Salvatore, GROSSER, Hermann, op. cit. , p. 42.

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4.1.1.2. Similitudes et différences entre les mouvements religieux

populaire et le mouvement franciscain

L’envie de renouveau religieux, le refus de l’aisance et de richesse, la

pratique de la pauvreté, la solidarité à l’égard des autres, la référence directe aux

sources évangéliques : voilà toutes les exigences, les motivations et les

caractéristiques que le mouvement franciscain (lors de sa naissance) avait en

commun avec les mouvement hérétiques. De manière générale, le mouvement

franciscain se distingue de ces derniers par le fait que François d’Assise canalise

tout ce que nous venons d’exposer en haut, à l’intérieur de l’Eglise officielle.

Mais il existe d’autres distinctions entre les mouvements religieux populaires et

le mouvement franciscain277. Pour commencer, comme nous avons eu l’occasion

de le constater au sein du chapitre 3.1.1., le mouvement de François part d’un

comportement économique en nette opposition avec les structures sociales de ce

temps, tandis que les mouvements religieux populaires provoquent un

redressement moral qui ne met pas en question le système socio-économique. En

suite, François et ses disciples se mêlent à la vie des hommes et des femmes

dans le sens qu’ils sont ouverts aux autres; à donner mais aussi à recevoir.

L’échange entre François, ses frères et les autres personnes, est donc réciproque.

Au contraire, les mouvements religieux populaires, semblent rester plus à

l’extérieur de la vie de gens qui écoutent leur prêche.

4.1.2. L’orthodoxie en tant que choix

Et si la demande de légitimation par l’Eglise, au lieu de correspondre à

une nécessité (née par des pressions circonstancielles) coïnciderait, au contraire,

avec un choix délibéré fait par François ? En effet, pour François,

l’institutionnalisation représentait « d’abord la transposition d’une expérience

277 FLOOD, David, op. cit., pp.62-63.

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individuelle en entreprise collective, le passage de l’ego au nos »278 mais aussi

et surtout, une « garantie d’inscription d’une idée dans la durée »279.

De toute façon, il est important de dire que même si François a cherché la

légitimation de son mouvement par l’Eglise, cela ne signifie point que ses

principes coïncidaient avec ceux de cette dernière ; en effet, entre les deux ils

existaient quand même des écarts évidents. « Innocent III (…) et Honorius III

(…) ont toujours supposés que les frères et eux appartenaient au même univers

social de l’Eglise (…), mais comment ces hommes d’Eglise, universitaires et

administrateurs, auraient-ils pu apprécier les conditions de vie concrètes des

frères alors qu’ils ne les partageaient pas ? »280. En effet, la première éclatante

différence entre le mouvement franciscain et l’Eglise correspondait au fait que

cette dernière était prise par le monde de l’argent, tandis que le mouvement de

François ne l’était pas. En deuxième lieu, la notion de pénitence281 revêt une

grande importance pour François : elle constituait un changement de vie exigé

pour suivre Jésus Christ dans toute son humilité et sa pauvreté. De son côté le

haut clergé, se voyait difficilement privés de ses richesses et de son pouvoir. De

plus, au lieu de « subir les rites et les paroles de la culture chrétienne »282,

François se réfère constamment de manière directe à l’Evangile et met en

pratique ses principes dans la vie de tous les jours. François et ses frères se sont

engagés concrètement dans le monde, tandis que l’Eglise ne s’est limitée

qu’aux «grandes théories ».

4.1.2.1. Le principe évangélique d’obéissance

« François et ses frères, soumis à toute créature humaine à cause de Dieu

ne se sont certainement pas révoltés contre les responsables de l’Eglise.»283. Ce

principe d’obéissance est inspiré par leur attitude de minorité qui les induit à

278 DALARUN, Jacques, François d’Assise ou le pouvoir en question : Principes et modalités du gouvernement dans l’ordre des Frères mineurs, Paris, Bruxelles, De Boeck et Larcier s.a., 1999, p.26. 279 Ibidem. 280 FLOOD, David, op. cit., pp. 150-151. 281 Idem, p. 156. 282 Idem, p. 125. 283 Idem, p. 154.

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considérer tout le clergé et tous les religieux en tant que leurs propres supérieurs.

Nous en trouvons l’explicitation au sein des chapitres XVIII et XX de la

première Règle qui présentent la vie des frères en tant que vie d’absolue

obéissance à l’Eglise et de pleine orthodoxie.

Mais quelles sont les raisons qui motivent cette obéissance ?

4.1.2.2. La présence de Jésus Christ dans l’Eglise

C’est seulement dans l’institution de l’Eglise que l’on peut trouver le

pardon des péchés, le corps et le sang du Christ. Les motivations profondes qui

induisent François à vivre dans l’Eglise sont les sacrements de la confession et

de la communion. En d’autres termes, l’Eglise accueille la présence du Christ.

D’ici résulte donc la signification d’une prédication évangélique en harmonie

avec l’Eglise qui met en relief le lien inséparable entre l’obéissance et le Christ,

lequel « parle au sein de l’Evangile qui est vécu dans l’Eglise »284.

5. CONCLUSION

Tout au long de cette recherche, nous avons essayé de faire ressortir des

éléments pertinents pour chercher à répondre aux questionnements initiaux,

notamment :

Comment comprendre le paradoxe qui voit d’une part le détachement

critique de François à l’égard de son milieu et d’autre part sa demande

d’intégration et reconnaissance au sein de ce dernier ?

Etant donné le fait que par son attitude, François se place en même temps

tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des confins ecclésiales, dans quelle mesure

pouvons-nous considérer le mouvement franciscain et tant que mouvement

réformateur au sein de l’Eglise Romaine ?

Comme nous avons eu l’occasion de le constater, l’éloignement de

François à l’égard de son milieu est motivé par le refus d’un esprit matérialiste

et capitaliste. 284 DOZZI, Dino, op .cit., p. 242.

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La commune d’Assise donne la priorité à l’argent, à l’enrichissement individuel,

à l’expansionnisme territorial et marginalise les pauvres (les malades, les

lépreux, les mendiants) tout en oubliant leurs conditions de vie pénibles.

L’Eglise, de sa part, au lieu de concrétiser les principes évangéliques de charité

et pénitence, s’adonne au soutien du jeu organisé par la commune. Elle partage

avec la commune l’envie d’enrichissement financière et d’expansionnisme

territoriale. Mais pour ce qui concerne l’éloignement vis-à-vis de l’Eglise, il faut

mettre en évidence une nette distinction opérée par François : plutôt que prendre

de la distance à l’égard de l’institution de l’Eglise, François effectue une

distanciation vis-à-vis de son clergé corrompu. En effet, comme nous l’avons

vu, François reconnaît que au sein de l’Eglise, parmi l’Eucharistie et la

Communion, on retrouve la présence de Jésus Christ. Par conséquence et

compte tenu du fait que François veut suivre les traces du Messie, le

détachement à l’égard de l’institution ecclésiastique est improbable.

La recherche de légitimation faite dans un deuxième temps aux ministres de

l’Eglise, en premier lieu, se justifie donc pour rendre possible le rencontre avec

le Christ. Une deuxième raison c’est le principe de minorité mis en acte par

François et ses frères à l’égard de tout être vivant ; l’obéissance à ses propres

supérieurs constitue une des principes doctrinaux enseignés par le Christ.

Enfin, une motivation plus subtile qui justifierait ce rapprochement,

correspondrait au souci de survivance dans le temps du mouvement franciscain,

réalisable uniquement par l’institutionnalisation de ce dernier.

A la lumière de cette attitude à la fois critique et complaisante de

l’institution catholique, peut-on qualifier François de réformateur ?

Au travers de son exégèse, François a mis en évidence plusieurs passages

de l’Evangile qui lui ont permis de ressortir les principes qui ont justifié sa

démarche sociale. Par la mise en oeuvre de ces principes évangéliques

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(notamment la pauvreté, la fraternité, la charité et la pénitence) dans la

quotidienneté de son temps et aux bénéfices des plus démunis, François a mis en

action une réforme des mœurs. Il ne destinait pas ses frères au service politique

de l’Eglise ; il ne semblait avoir d’autres buts que de vivre humble, pauvre mais

joyeux, parmi le chagrin et la tristesse des malades et des pauvres. Dans une

époque marquée par l’indifférence de la part du clergé à l’égard des plus

misérables, François et ses frères, au travers de leur foi laborieuse et active dans

le contexte social, ne peuvent donc qu’être considérés en tant que membres d’un

mouvement réformiste.

R. de Gourmont dans son portrait de François, le qualifie comme « un très

libre esprit (…) qui respecte beaucoup l’autorité ecclésiastique, mais il la

redoute encore davantage. Il n’est pas l’homme de la tradition, mais il imagine,

il innove, il crée, il n’a pas peur d’être original. (…) (Il est donc à considérer)

comme un réformateur de la vie religieuse » 285. BIBLIOGRAPHIE

DALARUN, Jacques, François d’Assise ou le pouvoir en question : Principes et modalités du

gouvernement dans l’ordre des Frères mineurs, Paris, Bruxelles, De Boeck et Larcier s.a.,

1999.

DOZZI, Dino, Il Vangelo nella Regola non bollata di Francesco d’Assisi, Roma, Edizioni

Collegio S. Lorenzo da Brindisi, 19892.

FLOOD, David, Frère François et le mouvement franciscain, Paris, Les Editions ouvrières,

1983.

FUSI, A., GIAPPICHELLI, M., POLCRI, A., Storia 1 : Dalla fine dell’Impero Romano al

secolo XVII, Firenze, Giunti, 1995.

Sources Internet

- http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/saint_Francois_d_Assise, consultation du 2.03.2006.

- http://fr.wikipedia.org/wiki/François_d’Assise, consultation du 2.03.2006.

285 DE GOURMONT Remy, Portrait de Saint François, http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/saint_Francois_d_Assise, consultation du 4.03.2006.

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Deux fonctions de l’Eglise comme lieu dans l’œuvre de Dietrich Bonhoeffer

Présenté par Gael Calame

• Introduction Dans le cadre d’une réflexion sur le réformisme, l’œuvre de Dietrich Bonhoeffer mérite toute notre attention. Alors que l’Allemagne traverse, entre 1930 et 1945, une sombre période au niveau spirituel -et à plus forte raison, politique- la pensée du célèbre théologien protestant ouvre de nouvelles voies dans l’approche du rapport que peut entretenir la religion avec le politique, avec l’autre, avec une société en phase de sécularisation. De même, l’œuvre de Bonhoeffer inaugure - parmi d’autres- une nouvelle définition (ou une re-définition) de ce que doit être pour l’avenir l’institution religieuse (l’Eglise) et aussi bien la modalité des rapports qu’elle doit entretenir avec le non-religieux ou l’a-religieux, que le statut ou l’espace qu’elle doit occuper dans l’ensemble de la société moderne. En effet, une partie non négligeable de la pensée de Bonhoeffer se concentre sur l’actualisation de l’Eglise, ses fonctionnaires et son rôle. Somme toute la direction que prendra ce travail, dans le cadre d’une étude sur le réformisme, aura pour objet la fonction ou les fonctions de l’Eglise dans la société moderne, fonction d’une Eglise redéfinie par Bonhoeffer. L’ensemble du travail portera d’abord sur la re-définition de l’Eglise et son actualisation, ensuite sur l’ « espace » que doit occuper l’Eglise selon notre auteur, aussi bien que sur le rôle de l’Eglise dans l’espace social ; enfin, les deux fonctions de l’Eglise : fonction sociale, fonction politique, que nous définirons ultérieurement et qui respectivement entretiennent un rapport étroit avec les questions de l’Autre et de la Sécularisation. Le choix d’une telle orientation d’étude n’est pas hasardeux. En effet, dans le cadre d’une réflexion sur le réformisme, force est de constater l’importance que prennent, pour les acteurs d’un élan réformiste, des questions comme le statut et le rapport de l’Autre (qu’il soit avec ou sans-Dieu, pour reprendre une formule de Bonhoeffer), ou simplement le rôle et l’espace que peut ou doit occuper l’institution religieuse, son influence possible, dans l’organisation sociale. De même, l’élan réformiste ne passe pas à côté d’une redéfinition de l’institution religieuse qui l’a vu naître, c’est peut être même là, l’action première d’une

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démarche réformiste. C’est pourquoi nous nous efforcerons, comme dit plus haut, de bien cerner la conception nouvelle d’un Bonhoeffer dans la définition de ce qu’est l’Eglise. Pour conclure, il sera nécessaire de s’arrêter quelque peu sur la réception actuelle de Bonhoeffer. En effet, et c’est là notre avis, toute entreprise réformiste ne peut s’engager -nécessairement et absolument- que dans une perspective historique. En effet, l’effort réformiste est principalement motivé par le besoin de répondre hic et nunc aux travers par lesquels passe l’institution religieuse. Quand bien même la volonté du réformiste est d’inscrire sa pensée, sa réforme dans une démarche à long terme (qu’on pense par exemple à la démarche luthérienne qui, même si elle donna naissance à une nouvelle confession, n’avait pour volonté première que de répondre à la confusion institutionnelle et mystique de l’église catholique du XVIème siècle), sa motivation originelle est d’apporter une réponse à l’ici et au maintenant d’une institution ou d’une pratique religieuse qu’il considère sur le moment comme détournée, oublieuse de ses fondements premiers et primordiaux. C’est pourquoi l’on peut caractériser la perspective dans laquelle s’inscrit l’élan réformiste d’historique. Sur une telle base, l’intérêt d’une étude de la réception d’une action réformiste sera de faire la part des choses entre les éléments qui ne s’adressaient effectivement qu’à l’ici et au maintenant et les éléments qui auront été gardés ultérieurement, retenus comme éléments essentiels à l’adaptation de l’institution ou de la pensée religieuse face à l’évolution de l’espace dans lequel elle évolue, face à la modernité.

1. Définition et actualisation de l’institution religieuse Une question qui aurait pu être la base de la réflexion de Dietrich Bonhoeffer nous est posée par H. Mottu, grand commentateur de notre théologien : « Pour qui, avec qui et au nom de qui sommes-nous l’Eglise ? »286. Un cours de Bonhoeffer sur l’essence de l’Eglise287 (1932) ainsi que plusieurs écrits ultérieurs tentent de répondrent à cette question. « Christ existant en tant que communauté : c’est la une réalité de foi, non visible. Il va de soi que le Christ se tient aussi vis-à-vis de la communauté. L’humanité reste toujours l’humanité d’Adam. La croix reste valable. Dans le catholicisme, ce vis-à-vis est aboli. L’Eglise est considérée comme étant délivrée du monde, de la bassesse, de l’humanité adamique. L’identité du Christ et de la communauté devient une identification absolue »288. La formule est restée célèbre. Que cherche à dire par là Bonhoeffer ? Un trait capital de l’œuvre de Bonhoeffer se caractérise par sa théorie de « réappropriation incarnationiste »

286 MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, Cerf, Paris, 2002. p.63. 287 BONHOEFFER, D., La nature de l’Eglise, Otto Dudzus éd., Labor et Fides, Genève, 1972. 288 BONHOEFFER, D., La nature de l’Eglise, op.cit., p.54.

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du monde. Comme il est possible de le lire dans l’Ethique289, Bonhoeffer tente de faire l’illustration d’un monde réconcilié et unifié en Christ. Contre une éthique et une théologie chrétienne qui définit un monde divisé : monde sacré (message divin, Parole, institution religieuse hors-monde) et monde terrestre (humanité, péché) ; le théologien allemand démontre une réalité unifiée par et en Christ, par la Parole et le Commandement. Quel rapport peut bien entretenir une telle théorie avec la formule du « Christ existant en tant que communauté » qui est censée caractérisée l’Eglise ? Nous l’avons vu, Bonhoeffer reproche à l’institution catholique, ou à sa Tradition d’avoir aboli, malgré sa compréhension de l’incarnation christique, le « vis-à-vis » du Christ et sa communauté, et d’y avoir substituer une représentation d’une Eglise délivrée du monde, de son humanité adamique. Dès lors, « l’identité du Christ et de la communauté devient une identification absolue ». C’est là le point essentiel de la théorie institutionnelle de Bonhoeffer. Car notre auteur n’a de cesse d’insister tout au long de son œuvre sur l’importance, premièrement de l’attachement au monde de la part de l’humanité (humanité adamique), et deuxièmement de la « mondanéité » de l’Eglise (contre une Eglise délivrée). C’est dans une prédication à Barcelone en 1928 qu’il dira « Il n’y a rien de ce qui existe dans le temps qui soit divin, sûrement pas l’Eglise, même pas notre religion »290. De même, pour exprimer cette loyauté, cet attachement que doit l’homme à la terre il dira plus loin : « Dieu veut que nous soyons totalement ce que nous sommes, [...]. Il veut voir des êtres humains, non des fantômes qui auraient honte de la surface de la terre, il a fait de la terre notre mère, Lui qui est notre Père. Nous n’avons pas été créé anges, mais enfants de la terre »291.Nous voyons la le rôle de l’humain et plus encore celui de l’Eglise qui est de dire oui à la terre, à affronter son temps. Sous ces accents parfois nietzschéens, se cache le « refus de toute dichotomie entre le spirituel et le corporel, entre l’éternel et le temporel, et [le refus] avec la même énergie [de] toute complaisance à l’égard du Zeitgeist et de ses modes »292. Nous voyons ici les prémisses de la volonté dont Bonhoeffer fera preuve d’inscrire l’Eglise dans son époque, d’insister sur son rôle au sein de la politique des années 1930 à 1945. Nous voyons donc en quoi ce « vis-à-vis » d’une communauté et du Christ mérite d’être sauvegardé face à la volonté d’une théologie qui voudrait lui substituer une Eglise délivrée. Cette affirmation d’une « mondanéité » de l’Eglise comporte, et c’est là tout l’enjeu réformiste de notre auteur, des accents éminemment pratiques. L’impératif stipulant que rien, pas même l’Eglise temporelle n’est divin, demande une relecture et une redéfinition de l’organisation religieuse et des rôles internes et externes qu’a à jouer l’Eglise. Tout d’abord, au niveau structurel et communautaire. Aucun clerc n’est (même si toutefois il incarne le substitut du commandement sur Terre [Ethique])

289 BONHOEFFER, D., Ethique, Labor et Fides, Genève, 1969. 290 Cité par MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.64. 291 Cité par MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.65. 292 MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.66.

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détenteur d’une forme de sacralité ou de Vérité dont lui seul peut jouir a contrario de ses pairs humains. Bonhoeffer insiste sur l’idée d’un sacerdoce universel, c’est dire qu’il n’existe pas de nature différente entre le clerc et le laïque. Si tout deux participent de la même nature, leur rôle seul diffère, dans la mission qu’ils ont à assumer sur terre, leur mandat293 . Enfin, comme nous le verrons plus loin, cette « mondanéité » de l’Eglise suppose une redéfinition du lieu et de la forme que prend l’Eglise dans le monde, lieu et forme jamais définis et déterminés de façon absolue. Ces affirmations sont en partie là pour répondre aux tentatives de sécularisation de l’Eglise, entre autres, entreprises par le théologien Dibelius. Celui-ci avait pour volonté d’affirmer une Eglise et ses droits dans la vie publique face à un état en voie de sécularisation. Ceci dans le but de proposer à la société civile des valeurs et une éthique sur laquelle se fonder, même indépendamment de l’institution religieuse. Mais une telle volonté ne fait pas raison aux yeux de Bonhoeffer. Lui, affirme qu’une telle démarche se résume à une vaine entreprise de sécularisation et de christianisation de l’Etat. Il oppose à cela sa volonté d’une Eglise qui ne s’en tienne qu’à la Parole seule du Christ et aux pardons des péchés. L’accent est mis sur l’esprit communautaire qui doit faire face à « l’homme fort », individu-idole, détenteur d’une éthique basée sur des axiomes moraux uniquement humains (Führer). C’est ici que nous rejoignons l’idée du « Christ existant en tant que communauté ». L’Eglise ne s’adresse pas à une catégorie privilégiée ou choisie de la communauté humain, elle doit, et contre Dibelius, ne pas s’adresser qu’aux seuls bourgeois, mais bien plutôt à l’ensemble de l’humanité, les bourgeois, les travailleurs, les exclus, les athées, les sans-Dieu. La Parole, le commandement s’ouvre et s’affirme à l’ensemble du vivant, l’incarnation Christique embrassant la somme de tous les possibles humains, de toutes les modalités d’existence humaines. Cette affirmation capitale, nous le verrons plus bas, révolutionne une fonction capitale de l’institution religieuse aux yeux de Bonhoeffer : la fonction sociale et la place de l’Autre. Dès lors, « qu’est-ce que l’Eglise en tant que révélation de Dieu »294 ? La question sera donc ici de savoir comment et « [...] à quelles conditions l’Eglise sert Dieu, se met au service du prochain suit l’appel de Dieu »295. La réponse que propose Bonhoeffer est en tout novatrice : « L’Eglise sera ce lieu (humain) où l’on pose cette question et où l’on vit cette inquiétude »296.

2. L’Eglise comme lieu

293 BONHOEFFER, D., Ethique, op.cit. 294 BONHOEFFER, D., La nature de l’Eglise, op.cit., p.21. 295 MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.68. 296 MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.68. (C’est nous qui soulignons).

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Comment comprendre cette formule complexe d’ « Eglise comme lieu » ? Une première indication nous est offerte par les différentes représentations de l’Eglise avant Bonhoeffer. L’Eglise catholique parle d’ « Eglise comme être ». Détentrice de la Tradition véritable, de la Parole et du Commandement divin, dispensatrice du message biblique et de la vérité mystique, l’Eglise catholique « porte » le christ en elle-même et le partage dans un mouvement vertical aux croyants. Le Théologien et ami de Bonhoeffer, Karl Barth, parle d’ « Eglise comme acte ». Affirmant que la liberté de la grâce ne doit être reçue ni mesurée par la seule institution pieuse, religieuse, Barth écrit que le premier rapport s’inscrit dans un dialogue entre le croyant et sa divinité ; dialogue, affirmation de sa foi, autant d’actes qui doivent être la base de l’organisation religieuse (Römerbrief). Enfin, Bonhoeffer affirme une Eglise comme lieu. La finesse et l’originalité d’une telle définition tiennent en ce qu’elles ne mettent de côté ni le message ni l’action, mais les regroupent plutôt dans un même élan. Fondée sur l’idée de « réappropriation incarnationiste » du monde, et sur la définition d’une Eglise «dans et pour le monde », L’Eglise comme lieu incarne la promesse d’une réalité et d’un Dieu réconciliés, ré-unifiés par le Christ. L’Eglise devient dès lors, comme « Christ existant en forme de communauté », le lieu où se maintient l’incarnation du Christ au milieu du monde. Mais pourquoi affirmé un lieu, quelle est son utilité pratique ? « [..] parce que si Dieu est réconcilié avec le monde, cette réconciliation doit s’extérioriser, avoir de la place, non pas du tout comme une plateforme supérieure (ou inférieure !), au monde, ou comme un tremplin vers l’au-delà (ou l’au-dedans !), mais comme une structure, où cette réconciliation se fasse jour »297. Véritable appartenance au monde, l’Eglise doit être dans le monde car Dieu est lui aussi, plus encore, dans et pour le monde. Véritable communauté, « l’Eglise manifeste le caractère concret et communautaire du Christ, comme Christ est en lui-même une personne structurante, représentative et collective »298. L’Eglise est donc plus la présence du Christ, Christ présent au monde, qu’une institution chargée d’être la médiatrice du Christ, ou chargé d’être tournée insuffisamment vers Lui. L’importance ici est de relevée la nouveauté et la rareté (encore actuellement) d’une telle position. La « spatialité » christique n’est en effet que rarement comprise ou interprétée en ces termes. Il est plus commun de trouver une interprétation du type théologie dialectique de la transcendance. Une position comme celle de Bonhoeffer mérite qu’on s’y arrête pour comprendre en quoi elle apporte quelque nouvel élément : « le pourquoi de l’Eglise va apparaître fondé, non face à la réalité, mais en son milieu »299. Si la « mondanéité » de l’Eglise prend tant d’importance aux yeux de Bonhoeffer c’est parce qu’elle est 297 DUMAS, A., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, Labor et Fides, Genève, 1968. p.92. (C’est nous qui soulignons). 298 DUMAS, A., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, op.cit. p.92. 299 DUMAS, A., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, op.cit. p.98.

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originelle, reliquat d’une humanité qui a été crée une, « elle est le corps de la société manifesté sans brisure »300 . Et si l’Eglise doit faire preuve de son appartenance au monde, c’est également et surtout parce qu’elle s’adresse, ou plutôt parce qu’elle est le christ s’adressant à la réalité mondaine, à l’humanité adamique, brisée dans son unité première par le péché. Face, donc, au péché, l’Eglise doit affirmer la réalité originelle de l’humanité : l’unicité. Cette idée est magistralement résumée par A. Dumas : « Le péché est la brisure de cette communauté originelle. Il est ontologique et social. Il amène l’atomisme éthique, la scission de la conscience contre elle-même, la solitude infinie. Mais le péché est aussi le lieu où se redécouvre la plus étroite solidarité. Il est la réalisation inverse de l’Eglise par la réalité de la communion des pécheurs »301. Voilà sûrement la pierre angulaire de toute la construction théologico-sociale Bonhoefferienne sur la conception de l’Eglise comme lieu. Ici, dirons-nous, ce révèle un trait proprement réformiste. L’Eglise n’est plus uniquement institution intellectuelle, l’Eglise n’occupe plus une place délivrée du monde, l’Eglise n’est plus uniquement un message s’adressant, dans un mouvement vertical, du clerc au croyant, l’Eglise devient le lieu de la réalité. Qu’est-ce à dire ? L’Eglise à pour rôle de rappeler cette unicité originelle d’une humanité divisée. « Atomisme éthique », « péché ontologique et social », voilà, comme le rappelle l’Ethique, les bases de la réalité divisée que le christ vient réunifié au travers de l’Eglise. Et si le péché est le lieu où se redécouvre « la plus étroite solidarité », « la communion des pécheurs », une caractéristique spécifiquement sociale de l’Eglise sera de partir de cette base, non plus de la société bourgeoise comme le proposait Dibelius, mais bien de la totalité du genre humain, car cette totalité toute entière participe de l’humanité adamique. En somme, si le péché est l’origine de la division, paradoxalement, il est une base unique sur laquelle notre théologien peut se baser pour rappeler l’unicité première de la communauté humaine. Ainsi, « l’Eglise est [...] au cœur de la réalité. Elle n’est ni la cercle intime ou l’on cultive le souvenir de la personnalité de Jésus, ni la chaire critique d’où l’on proclame au monde de l’extérieur sa perdition et son salut, ni l’institution sacrée dépositaire des moyens de grâce. L’Eglise n’est ni mise à distance, ni sacralisée. Elle est la réalisation parcellaire, cachée, mais aussi objective, empirique de la réunification du réel, de la communauté humaine, par Dieu en Jésus-Christ »302. La perspective de Bonhoeffer est donc celle d’une Eglise concrète. L’Eglise concrète comme lieu n’est pas à comprendre comme un ici ou là définit. Selon notre auteur, l’Eglise est là seulement où et quand elle sert le prochain et l’évangile ; véritable « centre critique du monde »303, elle le juge, le représente devant Dieu, pas en dehors mais bien au centre du monde : « elle doit essayer de

300 Idem 301 DUMAS, A., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, op.cit. p. 99. 302 DUMAS, A., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, op.cit. p.102. 303 BONHOEFFER, D., La nature de l’Eglise, op.cit., p.26.

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donner de l’espace à l’action de Dieu »304. L’Eglise doit donc se situer au sein d’un monde qu’elle doit servir, contre lequel elle ne doit pas se défendre. Son engagement doit être pour et dans le monde. Toute forme de défense contre le monde la forcerait à se séculariser. Mais reste, que, comme le rappelle avec insistance Bonhoeffer, tout doit se faire au nom de l’attachement au Christ, dont l’Eglise n’est qu’une forme de substitut (selon le respect de son mandat). Pour conclure citons H. Mottu, dans son ouvrage sur Bonhoeffer : « Finalement, Bonhoeffer insiste, par sa notion de lieu, sur l’aspect concret de l’Eglise appelée à s’engager vraiment au service de l’action de Dieu. Ce lieu concret, toujours à rechercher, doit se situer non dans les rites et les cérémonies visibles, mais dans « la sphère du quotidien » au sein même de la profanité (ainsi valorisée). Bref, l’Eglise n’a pas à miser sur la religiosité, ni sur la ritualité mais sur l’action de Dieu qu’elle doit suivre dans le monde »305. 3. Fonctions de l’Eglise Notre choix de développer seulement deux fonctions de l’Eglise au sein de l’œuvre de Bonhoeffer est avant tout fonder sur l’orientation que prend notre étude. Dans le cadre d’une réflexion sur le réformisme avec les outils proposés par la science des religions, nous avons choisis de ne pas rentrer dans l’analyse de sujets proprement théologiques, mais plutôt une analyse de sujets qui s’adaptent facilement à une réflexion de type sociologique ou phénoménologique, sujets qui permettent d’être envisager sans posséder une connaissance trop approfondie de l’outil théologique. 3.1 Fonction sociale Est-il vraiment pertinent de parler de fonction sociale dans le cadre de l’Eglise ? Il est nécessaire, pour pouvoir répondre par l’affirmative de bien définir ce que nous entendrons ici par « social ». Nous l’avons vu, la théorie de Bonhoeffer sur l’Eglise comme lieu attache une importance toute particulière au rôle que l’institution doit jouer dans le cadre de la communauté humaine. L’Eglise est ce lieu où se réconcilient la réalité humaine et la réalité christique pour ne former plus qu’une seule réalité. Or, cette réalité une, si elle veut l’être, doit impérativement embrasser l’ensemble de l’humanité, c’est dire que l’Eglise doit représenter, si besoin défendre, l’ensemble des « existants » humains. Dès lors, si l’Eglise signifie le « Christ existant en tant que communauté », elle doit faire preuve de cette communauté qu’elle représente. Le chemin emprunté par Bonhoeffer pour arriver à cette fin sera en premier lieu de rétablir et redéfinir la problématique de l’altérité au sein du message protestant. C’est particulièrement dans sa première thèse sanctorum communio que le théologien allemand posera les bases essentielles du dialogue Moi-Toi. Sa volonté première est combattre 304 Idem 305 MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.70.

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l’individualisme moderne qui enferme la relation Moi-Toi protestante dans une conception faible et étriquée du prochain. L’outil idéal pour combattre cette déviance individualiste, contraire au message christique reste aux yeux de Bonhoeffer la notion de responsabilité. Comme il l’écrit dans sa thèse : « La catégorie sociale de base est la relation moi-toi »306. La rencontre avec autrui prend une importance capitale dans la théologie de Bonhoeffer car elle est la forme sous laquelle l’homme fait l’expérience du Divin. Il faut passer par le Toi, par l’Autre pour arriver à Dieu. La foi et son exercice ne peuvent se résumer à un dialogue individuel et fermé entre le croyant et sa divinité, mais exige le passage par l’ouverture à l’Autre, l’expérience de l’altérité qui ne peut s’éprouver qu’au sein de la communauté, dans l’exercice communautaire. La présence christique se fait jour non pas uniquement en christ (prière individuelle), mais également dans le Toi, l’autre qui est toujours à découvrir, affronter. Il est capital de voir comment, dans le cadre d’une étude sur le réformiste, notre théologien actualise sa pensée avec les outils de son temps. Alors que la théologie libérale reste fortement teintée de l’idéalisme allemand -moteur premier de cette « déviance » individualiste-, Bonhoeffer n’hésite pas à intégrer les premiers pas de la phénoménologie (Dilthey) et de la réflexion sociale (Scheler) pour ouvrir de nouvelles perspectives au dialogue socioreligieux. Voyons, maintenant, quelles sont les répercutions pratiques d’une telle théorie de l’ « exister-en-communauté » et ce qu’elles impliquent. Si comme le dit Bonhoeffer : « L’être humain n’est pas seul, il est en dualité, et son état de créature consiste précisément dans le fait qu’il soit orienté vers l’autre. Le caractère de créature de l’être humain, pas plus que sa liberté, ne constitue une qualité, un donné préalable, un existant, on ne saurait le déterminer autrement qu’en disant que les êtres humains sont orientés vers l’autre, avec l’autre, pour l’autre »307, le statut de croyant, donc de créature, nécessite un véritablement engagement au nom du Christ dans l’univers social. Nous relèverons ici deux situations capitales où le rapport à l’autre prend tout son sens dans l’optique bonhoefferienne : la question juive et la question des sans-dieu. Comme nous le verrons plus loin, Bonhoeffer fut l’un des premiers théologiens à revendiquer un rôle de l’Eglise dans la question juive. Alors que nombres de pasteur et docteurs de la foi suivaient aveuglement la montée en puissance de l’antisémitisme allemand, Bonhoeffer s’impliquera avec force, accompagné de Niemöller, dans la lutte pour la reconnaissance du martyr juif. Ce combat n’est pas sans fondements théologiques. Nous l’avons vu sa conception de l’ «exister-en-communauté » suppose la reconnaissance de l’alliance du Christ avec sa communauté, or cette alliance n’est pas nouvelle et spécifiquement chrétienne (nouveau testament) mais bien ancienne -l’ancienne alliance- et donc interne aux livres de l’ancien testament (l’ancienne alliance étant instaurée originellement 306 BONHOEFFER, D., Sanctorum communio, cité par Mottu, H., in Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.87. 307 BONHOEFFER, D., Création et chute, cité par Mottu, H., in Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.94.

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avec le peule juif). La question du rejet des juifs par l’Eglise allemande pose un problème théologique de fond : c’est rejeté le salut en lui-même puisque, en somme, il s’agit de rejeter l’ancienne alliance. Bonhoeffer dira : « c’est la tâche de la prédication chrétienne de dire : ici, là où le Juif et l’Allemand se tiennent ensemble sous la Parole de Dieu, là est L’Eglise »308. Enfin, s’engageant totalement pour le peuple juif, Bonhoeffer ira jusqu’à en faire les frères des chrétiens en Jésus-christ, c’est dans l’Ethique qu’il écrira : « Chasser les juifs de l’Occident signifie chasser le Christ ; car Jésus-Christ était juif »309 et plus loin : « L’Eglise confesse avoir vu l’usage arbitraire de la force brutale, la souffrance morale et physique d’innombrables innocents, l’oppression, la haine et le meurtre sans élever la voix, sans trouver le moyen de se hâter au secours des victimes. Elle s’est rendue coupable de la mort des frères les plus faibles et les plus désarmés du Christ »310. Outre la question juive, c’est dans ces pages de l’Ethique (Chap. Faute, justification, renouvellement), que Bonhoeffer montre le plus l’attachement dont l’Eglise doit faire preuve à la condition de la communauté humaine qu’elle symbolise. Véritable mea culpa, ce chapitre montre le véritable rôle social que l’Eglise doit ou aurait du jouer contre l’oppression et le martyr. Passons maintenant à la question des « sans-dieu ». Le terme « sans-dieu » est à bien comprendre. Plus encore que le terme athée, il s’attache à définir le statut des « éloignés du christ », « éloignés » qui sont aussi bien les athées, les agnostiques, que les « faux chrétiens » (excusez la rudesse du terme). C’est avec force que Bonhoeffer combat « l’éloignement de la croix », c’est à dire l’attachement hypocrite à la religiosité, à la ritualité, masquant un désintéressement des exigences premières de l’Eglise : la foi, la reconnaissance de l’Autre le respect de la Parole et du Commandement. Ayant lu le Zarathoustra de Nietzsche et sa critique du faux amour du prochain, il exhorte lui aussi à l’amour du prochain le plus lointain et non à l’amour du proche prochain qui ne symbolise que faiblement le Christ : « Derrière le prochain, que l’appel de Jésus nous recommande, se tient en effet le plus éloigné, à savoir le Christ, Dieu lui-même. Celui qui ne voit pas le plus éloigné derrière le prochain, et dans le plus éloigné le plus proche, ne sert pas le prochain, mais soi-même, et se réfugie hors du grand air de la responsabilité dans l’étroitesse du devoir accompli. La loi de l’amour ne signifie donc pas une limitation légaliste de la responsabilité à celui qui est mon prochain sur le plan local, social, professionnel et familial »311. Véritable apologie de la responsabilité, la théorie de l’altérité chez Bonhoeffer aidera à faire le fond d’une théologie de la libération comme nous le verrons plus loin.

308 BONHOEFFER, D., Dietrich Bonhoeffer Werke, cité par Mottu, H., in Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p100. 309 BONHOEFFER, D., Ethique, op.cit. p.66. 310 BONHOEFFER, D., Ethique, op.cit. p.87-88. 311 BONHOEFFER, D., Ethique, op.cit. p.212-213.

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3.2 Fonction politique « Qui se sépare délibérément de l’Eglise confessante en Allemagne se coupe du salut »312, la formule est restée célèbre bien qu’elle ne soit pas la plus représentative da la pensée de Bonhoeffer. Ce qu’elle exprime toutefois c’est la ferveur et la puissance avec laquelle notre théologien inscrit le rôle de l’Eglise dans la situation politique du Reich. Il suffit de parcourir ses œuvres Ethique et Le prix de la grâce, pour voir l’importance que Bonhoeffer accorde à la politique dans son œuvre. Il serait vain de vouloir ici résumer la problématique des mandats, mais rappelons toutefois que : « le commandement de Dieu révélé en Jésus-Christ nous est transmis dans l’Eglise, la famille, le travail, et par les autorités »313, parmi ces cinq mandats, deux nous intéressent particulièrement : l’Eglise (que nous avons pu entrevoir plus haut) et l’Etat. Les mandats se doivent de respecter le Commandement divin, et le statut des mandats qui lui font face. Nul « mandé » ne peut s’autoriser les pleins pouvoirs, la possession d’une Vérité qui lui soit propre et imposer sa représentation du monde, son éthique aux autres mandats. Ce qui est en jeu ici semble bien être le respect d’une responsabilité (commandement divin) que doit assumer chaque mandat. Si Bonhoeffer réagit avec une telle force au Synode de Dalhem, puis Barmen, face à la « politique » de l’Eglise, c’est bien parce que, et l’Eglise et l’Etat, ne sont plus dans l’exercice juste de leur mandat respectif. Par le « paragraphe aryen » l’Etat se pose en « référence éthique absolue », le jugement humain n’est plus le commandement de Dieu, mais la vision d’un Parti, voir d’un seul homme. De même la communauté chrétienne en souscrivant au « paragraphe » ne reconnaît plus la validité de la communauté humaine universelle, et se coupe ainsi de l’ancienne alliance comme le dira Bonhoeffer dans l’Ethique. Est-ce dire que l’Eglise doit juger le mandat octroyer à l’Etat, est-ce dire qu’elle possède un quelconque pouvoir sur l’Etat ? Je ne crois pas que Bonhoeffer serait allé dans ce sens, comme nous l’avons vu, sa volonté première était que l’Eglise serve le monde et non pas qu’elle s’oppose à lui, risquant ainsi de se séculariser. De même sa théorie des mandats s’oppose à toute forme d’union entre l’Etat et l’Eglise. Il reste toutefois que la mission de l’Eglise est bel et bien de rappeler le message christique, de rappeler que l’éthique n’est pas l’affaire du jugement de l’homme mais de la Parole divine. Dès lors, si comme le dit Bonhoeffer dans Résistance et soumission, la sécularité n’est plus une exigence mais devient une nécessité, il n’empêche que le rôle de l’Eglise reste d’affirmer encore et toujours face à l’évolution sociale la primauté de l’éthique divine face aux balbutiements du jugement humain. Il n’est pas d’écrits à proprement parlé « politiques » de Bonhoeffer, mais la force avec laquelle il insiste sur la fonction sociale que doit également remplir l’Eglise peut 312 Remarque de Bonhoeffer datant de 1936 lors du Synode de Dahlem, cité par Mottu, H., in Encyclopédie du Protestantisme, Cerf - Labor et Fides, Paris -Genève, 1995. p.156. 313BONHOEFFER, D., Ethique, op.cit. p.229.

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nous faire entrevoir qu’elle était sa position sur le sujet. Jamais le théologien n’a entrevu le sécularisme comme néfaste à l’épanouissement religieux, il parle même dans ses dernières lettres d’un christianisme non-religieux. Ce qu’il faut garder en tête, c’est l’insistance dont il fait preuve pour réaffirmer l’unité première de la réalité terrestre et de la réalité divine qui doit être la source de toute prise de position et réflexion dans quelques domaine que ce soit. S’il ne nous reste donc pas d’écrits politiques, certains passages de l’éthique -les mandats- peuvent nous donner une direction qu’aurait prise Bonhoeffer. Que ce soit l’Eglise ou l’Etat, totalement détachés des puissances idéologiques et historiques, puisque inspirés par le commandement divin, ces mandats sont forcés (dans le leur liberté !) à réaliser le genre humain au travers de leur mission en plein accord avec l’idéal christologique (l’idéal christologique étant le monde). On le voit, force est pour le mandat, de s’exercer en plein accord avec les mandats qui lui font face, dans le respect de ses propres limites et de celles des autres mandats. Il en va de même pour le mandataire, qui, humble substitut, ne peut nullement s’ériger en autorité absolue. Conforme au dessein divin, inspiré par lui, chargé de le transmettre, le mandataire perd sa crédibilité et son rôle s’il s’éloigne du commandement et peut dès lors être destitué sur la base de repères concrets. Cette représentation théologique, en prise avec le réel, exclue toute forme d’abus de pouvoir, de domination, de fanatisme, de la part des mandats et mandataires ; et en cela, peut bien être observée comme une réponse admirable aux problèmes éthiques qui restent sans réponses avec des systèmes moraux basés sur la simple spéculation métaphysique dépourvue de tout repère dans le vécu humain, de tout encrage dans le réel. 4. Réception actuelle de Bonhoeffer314 Il serait vain de rendre ainsi une analyse exhaustive de la multitude des courants d’interprétations de l’œuvre de Dietrich Bonhoeffer. Outre une quantité d’articles, de chapitres non négligeable, un livre entier s’attache à ce sujet315. Retenons parmi d’autres les interprétations de type : herméneutique, théologie dite « de la mort de Dieu » (Altizer, Hamilton), séculariste, ontologie théologique, juive, féministe, théologie de la Libération, oecuménique. L’intérêt peut être ici de noter l’évolution dans l’interprétation des écrits du théologien allemand. Alors que les années 1960-1970, sous l’influence des textes Résistance et soumission, l’Ethique, insistaient particulièrement sur un Bonhoeffer défenseur de la sécularisation, sur sa théorie d’un monde devenu

314 DUMAS, A., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, op.cit., MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., Encyclopédie du Protestantisme, op.cit, MOTTU, H., PERRIN, J., éd, Actualité de Dietrich Bonhoeffer en Europe latine, Labor et Fides, Genève, 2004. 315 MOTTU, H., PERRIN, J., éd, Actualité de Dietrich Bonhoeffer en Europe latine, op.cit.

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majeur, la théologie actuelle s’attache plus aux problématiques de la théologie de la Libération et de l’œcuménisme, (entre autres). La complexité des textes, les changements de perspectives de la part de l’auteur lui-même, la nouveauté et la finesse de sa théologie, rendent impossible une interprétation univoque de son œuvre. Retenons ici, dans la juste ligne de notre travail, quelques traits « sociologiques » et « politiques ». L’intérêt que marqua Bonhoeffer pour la défense de la question juive, pour les sans-Dieu, les éloignés du Christ, trouve des retentissements dans bien des domaines, en particulier celui de la théologie de la Libération. Un de ces plus grands interprètes sur le sujet reste certainement Gustavo Gutiérrez. Théologie invitant à partir de « l’envers de l’histoire »316, l’action de Gutiérrez en droite ligne de celle de Bonhoeffer en appelle à reconsidérer l’appel du Christ dans le cri du pauvre et non plus dans celui de l’homme majeur, moderne. Gutiérrez insiste enfin sur le Bonhoeffer des années de prisons, des lettres qui fait appel à la communion, à l’esprit communautaire d’une humanité une au-delà de l’histoire et des conditions et inégalités sociales. Bonhoeffer, attiré par et sensible sur plus d’une point à la théologie catholique, ne trouve pas des interprètes qu’au sein seul de l’église luthérienne d’Allemagne. Véritable défenseur d’un œcuménisme en marche, il insista plus d’une foi sur la nécessité de reconnaître aux différents courants chrétiens leur base commune : l’incarnation du Christ, sa Parole, son Commandement. Les interprètes contemporains s’accordent sur l’extrême importance de la théorie « spatiale » de l’Eglise et donc du Christ (Eglise comme lieu), pour fonder une base commune et solide au dialogue interconfessionnel. 5. Conclusion : Dietrich Bonhoeffer réformiste ? Dietrich Bonhoeffer, à mon avis, ne se considère pas au travers de son œuvre comme réformiste (même si en de nombreux endroits il mentionne la nécessité de « réformer » l’Eglise sur certains points bien précis). Faut-il dès lors le considérer comme réformiste ? Pouvons-nous dégager de son œuvre qui s’adressait en majeur partie à l’ici et au maintenant de l’Eglise Allemande des années 1930-1945 des traits capitaux qui gardent encore à l’heure actuelle des répercutions majeures ? Reprenons la définition du réformisme élaborée par S. Lathion : « [réformisme] Un courant de pensée capable, au regard de ses références et de nouvelles interprétations de ses sources, de s’adapter à son temps et aux exigences de la modernité. Ses objectifs sont la défense de valeurs telles que la liberté, la paix et la justice dans le respect des différences »317 ; n’est-il pas possible de retrouver l’élan bonhoefferien au sein de cette formule ? Dans un strict respect des sources chrétiennes et luthériennes, Bonhoeffer engage une nouvelle lecture, 316 MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, op.cit., p.155. 317 LATHION, S., citation tirée du séminaire « Réformisme dans les trois religions abrahamiques », SH 05-06, chaire de sciences des religions, université de Fribourg.

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actualisante, de la tradition protestante. Cette actualisation ou re-définition -nous l’avons vu- s’inscrit dans la volonté d’adapter le rôle ou la fonction de L’Eglise à son temps, de répondre aux exigences de la modernité, tout en gardant une fidélité infaillible à la source première (la Parole et le Commandement du Christ). Les valeurs défendues par Bonhoeffer ne sont-elles pas également la liberté (humains condamnés à être libres, comme dit dans l’Ethique, la liberté retrouvée par le Christ, reconnaissance interconfessionnelle), la Paix (mission de l’Eglise, rôle politique, œcuménisme), la justice (déclaration de Barmen, question juive, mandats divins, Commandement). Enfin, le respect des différences qui s’incarnera majestueusement sous la formule « [...] des frères les plus faibles et les plus désarmés du Christ. »318 avec laquelle Bonhoeffer passera outre la différence confessionnelle, la pression politique et l’ignominie nazie pour reconnaître à tout être le droit de participation à une nature première et commune à l’humanité, le droit à la reconnaissance et à l’égalité, le droit d’être homme avec ou sans la même image de Dieu. Sûrement pouvons-nous, au vu de l’action de Bonhoeffer dans son temps et des répércutions majeures de sa théologie, de l’actualité de ses réflexions, le reconnaître comme réformiste.

6. Bibliographie BONHOEFFER, D., La nature de l’Eglise, Otto Dudzus éd., Labor et Fides, Genève, 1972. BONHOEFFER, D., Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité (1951), Bethge. E., éd., Labor et Fides, Genève, 1973. BONHOEFFER, D., Ethique, Labor et Fides, Genève, 1969. BONHOEFFER, D., Qu’est-ce que l’Eglise ?, Dumas, H., (trad.) in Dumas, H., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, Labor et Fides, Genève, 1968 DUMAS, A., Dietrich Bonhoeffer. Une théologie de la réalité, Labor et Fides, Genève, 1968 MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, Cerf, Paris, 2002. MOTTU, H., PERRIN, J., éd, Actualité de Dietrich Bonhoeffer en Europe latine, Labor et Fides, Genève, 2004. ENCYCLOPEDIE DU PROTESTANTISME, Cerf - Labor et Fides, Paris -Genève, 1995.

318 BONHOEFFER, D., Ethique, op.cit. p.87-88.

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Une approche au réformisme dans le christianisme à l’aide de l’oeuvre «Ethique» de Dietrich Bonhoeffer

1. Contexte général de l’œuvre de Bonhoeffer a. Contexte historique Situation du protestantisme dans l'Allemagne des années 1930 : -Extrême division à l'intérieur du protestantisme allemand (28 Eglises, 3 dénominations) mais diffus mépris de la république de Weimar et de ses institutions. -Fascination par le nazisme. En 1932 fondation de la Glaubensbewegung Deutscher Christen. But = unification des Eglises + adoption de thèses racistes et antisémites. -1933: naissance avec le soutien de Hitler de l'Eglise protestante allemande: introduction du paragraphe arien dans le but de déjudaïser le christianisme. -En réaction le pasteur Martin Niemöller fonde la Pfarrernotbund (ligue de détresse des pasteurs) -Par l'œuvre d'une quarantaine de pasteurs autour de la figure charismatique de Karl Barth naît, à partir des synodes de Béthel (1933) et Barmen (1934) l'Eglise confessante. But = affirmation de l'indépendance de l'Eglise et de la foi face à l'Etat. -Divisions théologiques internes diviseront l'Eglise confessante entre une aile qui se conforme aux propositions du ministre des affaires religieuses du Reich Kerrl, et une aile "dure" résistante.

b. Contexte théologique

Théologie : -Von Harnack, Schleiermacher et la théologie libérale « néo-protestante » : Le point de départ pour une compréhension des Evangiles se situe en l’homme, en ses questions existentielles, sa destinée, sa mort. L’homme est réalité certaine, mais Dieu pas encore, il reste à découvrir. -Karl Barth et la précédence divine : Acteur principal de l’Eglise confessante. Révolution de la théologie libérale : Ce n’est plus l’homme mais Dieu qui est au centre. Il est l’origine du dialogue entre Lui-même et l’homme. Connaissance objective-existentielle : Dieu n’est pas un objet que l’homme pourrait connaître sans s’engager vis-à-vis de lui. Religion et révélation : effort humain de connaissance et don divin d’humanité véritable. Engagement éthique : l’homme face au monde, responsable face à son prochain. « Toute action authentique en faveur des hommes ne peut, pour Barth, que découler de la transcendance divine, faute de quoi elle dégénèrerait en idéologie, abandonnée aux aléas de l’histoire ».319 -Rudolf Bultmann et l’herméneutique démythologisante : En tension avec l’Eglise confessante. Réinterprétation du langage mythologique qui fait obstacle à l’élaboration et à la compréhension de l’homme moderne. Foi et compréhension intimement liées. Réflexion herméneutique sur le rôle et statut du Jésus historique. -Kirchenkampf : Responsabilité et action du chrétien, de L’Eglise dans un contexte de tourmente. Religion et politique : déclaration de Barmen.

c. Biographie de l’auteur

Vie de Dietrich Bonhoeffer: -Dietrich Bonhoeffer naît à Breslau le 4 février 1906. Sa vocation est précoce (14 ans) -Il fait ses études à Tübingen et à Berlin. Parmi ses séjours d'étude, il faut citer l'année qui passe à l'Union Theological Seminary de New York -En 1927 il défend sa thèse en théologie intitulée Sanctorum communio.

319 J.L. Leuba , Bonhoeffer, Encyclopédie du protestantisme.

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-En 1931 il est ordonné pasteur, il devient délégué de jeunesse auprès de mouvements œcuméniques et il commence sa carrière comme professeur universitaire. -Proche de la Pfarrernotbund et de l'Eglise confessante, il se transfère en 1933 à Londres auprès de la communauté allemande pour ne pas devoir souscrire le paragraphe arien. -En 1935 il rentre en Allemagne sous invitation de Barth pour diriger un séminaire clandestin de l'Eglise confessante. Le séminaire sera fermé en 1937 par Himmler. -Dès 1938 il est employé dans le contre-espionnage allemand. Il est proche du cercle qui veut assassiner Hitler. -Afin de lui sauver la vie des amis américains lui organisent une tournée de conférences aux Etats-Unis en 1939: Bonhoeffer, qui avait accepté, décide de rentrer en Allemagne après trois semaines seulement. -À cause de ses activités en faveur des juifs et pour les suspects qui pesaient sur lui après une première tentative d'assassiner Hitler en 1943, il est emprisonné a Berlin -Il est exécuté le 9 avril 1945 dans le camp de Flossenburg, par ordre personnel de Hitler. 2. L’oeuvre: “Ethique” a. Causes et démarche divine -L’éthique chrétienne cherche à surmonter, dépasser la connaissance du Bien et du Mal en l’abolissant ; en allant plus en profondeur dans la problématique éthique, en se situant pour ainsi dire sur un autre niveau de réalité, en s’orientant à «l’origine des tous les problématiques éthiques»320. -Les 5 éléments qui montrent le déchirement entre Dieu et l’homme : la honte, la conscience, la réalité vécue est en soi divisée, le jugement, l’hypocrisie dans l’action humaine. -Jésus Christ est «La réconciliation»:notre réalité réunie par son action rédemptrice et par lui même en permettant ainsi le dépassement de la division entre Bien et Mal. En connaissant Dieu l’homme ne connaît plus le déchirement, mais en agissant en et pour le Christ tout le monde se connaît par lui-même.

b. Démarche humaine : la «responsabilité christologique »

Ethique conforme à la réalité

Le fondement de l'éthique n'est pas dans une formule abstraite que l'on applique fanatiquement en toute occasion. L'éthique est contingente, liée à la réalité, à l'histoire, à la vie. "Puisqu'en Jésus-Christ, le Dieu réel toute réalité est acceptée et réunie puisqu'elle a en lui son origine, son essence et son but, une action conforma à la réalité n'est possible qu'en lui et à partir de lui."321

Éthique conforme à la réalité = éthique conforme au Christ. Ethique non-idéologique 320 Bonhoffer, Ethique, 1. 321 D. BONHOEFFER, Ethique, Genève, Labor et Fides, 1965, p. 186

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Le principe de substitution: l'objet de l'éthique n'est pas l'homme isolé mais l'homme en relation avec les autres. La vie, en suivant le modèle du Christ qui est "la Vie", est destinée à être vécue pour les autres. "La substitution et donc la responsabilité n'existent que dans l'abandon total de toute vie personnelle à autrui".322 On doit même être prêt à assumer la faute autrui comme le Christ a assumé les fautes de toute l'humanité. L'action libre

c. Moyens : les quatre mandats dans la société

Commandement divin :

La seule réalité qui puisse faire l’objet d’une éthique chrétienne : le commandement de Dieu, qui ne peut être compris que localement et historiquement. Il n’émane pas du monde crée mais de Dieu : hiérarchie irréversible du commandement sur la terre. Le commandement est supérieur au « phénomène éthique » (loi « biblique »), celui-ci découle, se comprend par celui-là. C’est sous la forme de 4 mandats que le commandement divin vient concrètement à la rencontre de l’humanité. Mandats : Le commandement divin est étranger aux puissances historiques, aux idéologies, il prend forme dans les mandats divins fondés sur la révélation christique : l’Eglise, la famille, la travail, les autorités (l’Etat). Ce sont des missions divines et non des institutions terrestres. Ils n’ont de sens et de validité d’existence que vivant les uns avec les autres dans leurs limites réciproques. Fondés sur le commandement divin, la révélation christique, ils sont saufs de toutes formes d’abus. Mandat de l’Eglise : annoncer la Parole ; mandataire : substitut de Dieu : le pasteur par la confession et la prédication. 3. Conclusion a. Réception de Bonhoeffer dans la théologie contemporaine I

La réception de Bonhoeffer qui influence la nouvelle réflexion théologique en Amérique latine suit les suivants éléments/concepts323:

322 Ibid., p. 183

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a. «être là, aider pour les autres», comme essence même de l’existence chrétienne. b. la renonciation au privilège pour être vraiment l’église de Jésus Christ. c. la réflexion théologique (sur la théologie de la libération) est toujours en fonction de l’action. d. l’ «interprétation non-religieuse» comme point de départ d’une redécouverte de «Dieu -libérateur ». e. la vie même et la mort de Bonhoeffer comme exemple d’un nouveau et chrétien et homme mûr et engagé dans la politique. b. Réception de Bonhoeffer dans la théologie contemporaine II

Sécularisation et Religion.

Ethique, Lettres de prison : Sécularisation et christianisme non religieux : Constat pessimiste sur la société occidentale sécularisée : Weber, Simmel. Problématique d’une société arrivée à maturité (« Mündigkeit »), qui peut laisser de côté la référence à la religion et fonctionner de manière régulière. Réappropriation incarnationiste du monde : les 4 mandats. Religion et foi : méthodisme et négativité. Défi hérité de Bonhoeffer : théologie qui ne craigne le monde et son autonomie, qui transmette toutefois une expérience de foi qui ne s’assimile pas au monde, re-définition de religion chrétienne. c. Réformisme comme “défi de la modernité”et Réformisme comme “ouverture à l’autre”: -Relation étroite entre La vie de Bonhoeffer, son éthique et le contexte historique L'éthique de Bonhoeffer est influencée par le contexte historique et personnel et en même tempes, elle est la base pour son action. -En quoi peut-il être défini comme réformiste: Défi avec la modernité: Théorique: renouveau de l'éthique innovation dans l'interprétation du Nouveau Testament Pratique: lutte contre le nazisme, action responsable fondée sur son éthique.

Fusion de ces deux nivéaux dans l'idée de mandat: Réforme des institutions

Ouverture à l'autre: Théorique: éthique qui prend en considération l'Autre Pratique: refus du paragraphe arien

323 Cfr. SCHÖNHERR Albrecht/KRÖTKE, Wolf (Hgg), Bohoeffer-Studien, Beiträge zur Theologie und Wirkungsgeschichte Dietrich Bonhoefers""", Berlin 1985, 142.

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ETHIQUE de

Dietrich Bonhoeffer

Une approche au réformisme dans le christianisme de l’entre-deux-guerres à l’aide d’un texte du

théologien reformé allemand Dietrich Bonhoeffer

Présenté par :

Gaël Calame Davide Pesenti Andrea Rota

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TABLE DES MATIÈRES

1. Contexte général de l’œuvre du Bonhoeffer

1.1 Contexte historique

1.2 Contexte théologique

1.2.1 L’Eglise protestante et sa théologie au début du XXème siècle

1.2.2 L’Eglise catholique et sa théologie au début du XXème siècle

1.3 Biographie de l’auteur

2. L’oeuvre: “Ethique” 7 2.1 Causes et démarche divine : la division entre “Bien” et “Mal” et leur dépassement

2.2 Démarche humaine : la «responsabilité christologique »

2.3 Moyens : les quatre mandats dans la société

3. Conclusion

3.1 Réception de Bonhoeffer dans la théologie contemporaine

3.1.1 Bonhoeffer et la théologie de la libération en Amérique latine 3.1.2 Bonhoeffer et le monde sécularisé

3.3.3 Bonhoeffer et son «Ethique» sur le regard de la théologie catholique

3.2 Eléments principales réformistes

Réformisme comme “défi de la modernité” Réformisme comme “ouverture à l’autre”:

4. Commentaire personel

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1. Contexte général de l’œuvre de Bonhoeffer 1.1Contexte historique l'Eglise protestante dans l'Allemagne des années 1930.324 Une profonde division règne à l'intérieur du protestantisme allemand pendant l'entre-deux-guerres. On compte 28 différentes Eglises à leur tour divisées en 3 différentes dénominations.325 Toutefois un trait commun peut être remarqué dans plusieurs de ces Eglises, c'est à dire un diffus mépris pour la république de Weimar, anticléricale et née à la suite de la défaite allemande lors de la première guerre mondiale. Chez les milieux protestants conservateurs, le nazisme est vu d'une façon positive comme un moyen de redressement national. En effet, l'humiliation pour la défaite étant toujours brûlante, l'Allemagne doit aussi faire face à la crise économique la plus sombre de son histoire. À partir de ces milieux iront naître, en 1929, les premiers groupes de "chrétiens allemands" qui en 1932 fusionneront dans la Glaubensbewegung Deutscher Christen. Le but du mouvement était celui de fonder une Reichskirche unifiée, tout en adoptant des thèses racistes et antisémites. Hitler avait séduit ces groupes en soutenant aussi bien leur théologie - qui se voulait "ancrée dans le peuple - que leur désir d'unité. Le Führer cherchait en cette période d'obtenir une certaine reconnaissance par les milieux religieux. Dans cette ligne, le 20 juillet 1933, il avait obtenu la signature d'un concordat avec le Vatican. Le 11 juillet 1933 on assiste à la fondation de l'Eglise protestante Allemande, guidée par un Reichsbischof, Ludwig Müller, un "chrétien allemand", ancien aumônier militaire proche de Hitler. Très vite cette Eglise adopte un paragraphe arien qui, dans le dessein de déjudaïser le christianisme, défendait à tout chrétien d'origine juive de devenir pasteur. Les positions des "Chrétiens allemands" n'étaient pas partagées par la totalité des protestants et contre la mainmise de ces groupes sur plusieurs Eglises et en rupture ouverte avec les thèses du paragraphe arien, le pasteur Martin Niemöller fonde en 1933 le Pfarrernotbund (la ligue de détresse des pasteurs). C'est à l'initiative d'une quarantaine de pasteurs dans la mouvance de Niemöller que, sous le guide charismatique du théologien d'origine suisse Karl Barth, naîtra, des synodes de Béthel (1933) et de Barmen (1934), l'Eglise confessante. L'Eglise confessante n'est pas une nouvelle dénomination chrétienne, mais plutôt une Eglise qui revendiquait son indépendance, et l'indépendance de la foi plus en général, face à l'Etat.

324 Pour la rédaction de ce paragraphe on s'est basés principalement sur le chapitre de J.-M. MAYEUR, L'Allemagne et l'Autriche, in: J.-M MAYEUR (dir.), Histoire du catholicisme des origines à aujourd'hui, vol. XIII, pp. 567- 610 325 Sept Eglises regroupent quatre cinquièmes des Protestants. Vingt et une autres Eglises locales ne réunissent qu'un cinquième des protestants. Le protestantisme allemand se partage en trois dénominations principales: les Eglises luthériennes, les Eglises réformées et les Eglises Unies. Cf. J.-M. MAYEUR, L'Allemagne et l'Autriche, in: J.-M MAYEUR (dir.), Histoire du catholicisme des origines à aujourd'hui, vol. XIII, p. 586

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Malheureusement des divisions théologiques internes porteront à la division de cette Eglise. Une aile fidèle au commandement chrétien d'obéissance à l'autorité terrestre sera portée, après 1937, à se rallier aux dispositions de Hans Kerrl, le nouveau ministre des affaires religieuses du Reich, qui avait promulgué une loi visant à mettre sous "protection" de l'Etat toute Eglise protestante. Pour l'aile "résistante" de l'Eglise confessante, représentée par des personnalités comme Niemöller, Barth ou Bonhoeffer, cette intervention de l'Etat dans les questions d'Eglise était en revanche inacceptable. Cette division durera jusqu'en 1945. Il faut bien se rappeler que l'Eglise confessante n'était pas un groupe d'opposition politique, mais théologique. Toutefois, suite à ses prises de position contre les initiatives de Hitler en matière de religion, elle remettra implicitement en discussion l'ensemble de l'Etat totalitaire nazi.326 1.2 Contexte théologique 1.2.1 L’Eglise protestante et sa théologie au début du XXième siècle327 Il peut être intéressant de faire un survol du contexte théologique au sein duquel Bonhoeffer grandit et développa ses idées, afin de mieux comprendre les orientations que prend sa théologie et afin de constater si cet auteur peut ou non répondre au terme de réformiste. Schleiermacher, Harnack et la théologie libérale « néo-protestante » : La modernité pose pour toute théologie un problème de taille qui est celui d’une liberté qui se veut de plus en plus individuelle et dégagée de tout schéma, de toute représentation du monde. La Réforme bien qu’insistant déjà sur une liberté de conscience, l’envisageait toutefois toujours et uniquement comme inscrite dans une représentation du monde religieuse, protestante. La théologie libérale aura donc pour tâche de révéler en quoi et comment l’homme moderne libre peut exercé cette liberté avec et en Dieu. Au delà d’un protestantisme normatif, la théologie néo-protestante se veut théologie moderne définissant la place et le rôle de la théologie dans le monde moderne, tout en reconnaissant la légitimité religieuse de la modernité. Acteur principal de la modernité, l’homme est au centre du monde, l’habite. La théologie devra dès lors, pour enseigner les évangiles, partir de cet homme, de son questionnement existentiel, sa destinée, sa mort. Seule réalité certaine, 326 L'attitude que sera propre de l'Eglise confessante ressort très bien d'un texte de Barth de 1933 (Theologiche Existenz heute) où il affirme: "Je m'oppose à une théologie qui cherche appui aujourd'hui auprès du national-socialisme. Mais je ne m'oppose pas à la Constitution nationale-socialiste de l'Etat et de la société. Certainement pas par indifférence monacale à l'égard de (ces) questions […] mais simplement parce que j'ai la conviction que […] l'Eglise est le domaine supérieur, mis à part, que les décisions véritables même concernant l'Etat et la société ne sont pas prises dans ceux-ci mais dans l'Eglise." Cit. in: J. BAUBEROT, Les Eglises protestantes, in.: J.-M. MAYEUR, Histoire du Christianisme des origines à aujourd'hui, op. cit., Vol XIII, p. 276 327 Encyclopédie Du Protestantisme, Cerf - Labor et Fides, Paris-Genève, 1995. et A. DUMAS, Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer, Labor et Fidès, Genève, 1968,

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empirique, l’homme n’est pas à démontrer, prouver, découvrir. Ces efforts seront, par contre, à faire pour établir une connaissance puis une relation avec Dieu. L’homme ainsi est l’instigateur du dialogue avec sa divinité, il fait appel à Dieu et Dieu doit répondre. Karl Barth et la précédence divine : Effectuant une véritable révolution, Barth renverse toute la représentation de l’homme moderne et de son rapport avec Dieu. L’homme n’est plus au centre, instigateur du dialogue avec Dieu, mais devient l’appelé du Christ. C’est Dieu qui est au centre. C’est le christ qui prend l’initiative du dialogue. Précédence absolue, Il est « avant et premier » tant dans le domaine de l’être que dans celui de la connaissance. Mais une précédence qui implique toujours et déjà l’humanité de Dieu, par un Christ qui se fait Dieu. L’essentiel sera donc l’humanité de Dieu et non une divinité de l’homme. (Nous verrons ô combien cette précédence aura une influence sur la théologie incarnationiste de Bonhoeffer). La théologie de Barth aura dès lors de grandes répercutions sur une foi qui se veut existentielle, et qui par là même, s’inscrit également comme active dans l’agir politique. Rudolf Bultmann et l’herméneutique démythologisante : Un outil essentiel à la théologie moderne voit le jour avec Dilthey et Bultmann : l’herméneutique religieuse. Le rapport aux évangiles se veut de plus en plus actualiste et plus normatif, figé. L’herméneutique sera l’outil principal dans cette démarche interprétative. Pour Bultmann, le texte biblique devra non plus être lu du point de vue normatif mais de son point de vu existentiel, son véritable kérygme. Ceci devant poussé l’homme à une réflexion fondamentale sur son soi. La compréhension devient intimement liée à la foi, l’un n’allant plus sans l’autre. Foi et compréhension, cette représentation amènera Bultmann à élaborer son programme de démythologisation (démarche qui le mettra en tension avec l’Eglise confessante, particulièrement avec Barth). Une réinterprétation du langage mythologique est nécessaire pour l’élaboration et la bonne compréhension de l’homme moderne. Kirchenkampf : Il serait vain, ici, de vouloir résumé et synthétisé en quelques lignes la période du kirchen kampf. Notons toutefois quelques éléments essentiels. L’église allemande, d’abord favorable à l’arrivée et au programme politique d’Hitler, se divisera ensuite comme nous l’avons vu plus haut. L’Eglise confessante et ses principaux acteurs (Niemöller, Barth, Bonhoeffer) développa une théologie indissociable des concepts de responsabilité et de politique, élaborant ainsi une théologie mondaine et « du moment ». Le chrétien devient responsable dans un monde de tourmente où les valeurs humaines et chrétiennes sont foulées au pied.

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De même, l’assemblée des chrétiens est responsable face aux abus de l’Etat et de la politique et ne doit pas hésiter à faire entendre son mécontentement : déclaration de Barmen. 1.2.2 L’Eglise catholique et sa théologie au début du XXième siècle Pour toute la théologie catholique, les premières décennies du XXième siècle ont étés une époque préparatoire décisive en vue du grand changement et renouvellement interne qui a été le Concile Vatican II (1962-1965). Une période qui présentait -aux plusieurs niveaux- des précises intensions de changements, vu le développement de la société et les difficultés de l’église à trouver sa vrai place dans la société d’ailleurs. La confrontation avec la culture moderne naissante, qui avait commencée déjà en XIX siècle voyait au début du XX siècle avec les théologiens réformistes que Pie X nommait «Modernistes» sa continuation et devenait toujours plus importante. Notamment il y avait d’un côté des catholiques attachés au passé, au enseignement traditionnel, avec une attitude d’immobilisation et qui étaient ainsi fidèle à une la ligne restauratrice du Vatican. D’autre côté on trouvait des courants théologiques projetés dans l’avenir qui postulaient une réforme autant au niveau formel (dans les structures des diocèses, des études, des séminaires…) que des contenus (liturgiques, pastorales, exégétiques…). On peut brièvement résumer la situation théologique dans les principales branches comme suit :

- liturgie: le mouvement liturgique de Romano Guardini postulait une reforme de la liturgie romaine pour une « participation active » des fidèles dans les messe. - exégèse: on est surtout confronté avec la problématique naissante de l’exégèse critico-historique (un des majeurs acteur était Alfred Loisy) et à laquelle Pie XII répondait avec l’encyclique «Divino afflante Spiritu» en 1943. - éthique sociale : surtout avec l’encyclique « Quadragesimo anno » (1931) qui élargissait les conclusions du «Rerum novarum» (1891), l’église, consciente de la problématique sociale de cette période, montre la claire intension de instaurer un esprit chrétien dans les activités humaines. - pastoral et ecclésiologie: l’intense activité missionnaire de Pie XI qui augmentait la formation du clergé autochtone en orient et l’intégration des collaborateurs laïcs dans les activités grâce à la création de l’action catholique, montrent une redécouverte du sens et mystère de l’église. - œcuméne : soi l’Eglise officielle, malgré une certaine réticence à son intérieur, depuis Benoît XV (avec la création en 1917 de la Congrégation pour l’Eglise orientale), que beaucoup de religieux et mouvements montrent un nouvel intérêt et effort pour s’approcher aux autres églises.

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L’activité de l’Eglise catholique ne se limitait pas au niveau théologique, mais elle était présente aussi au niveau sociopolitique. En effet dès 1931 Pie XI dénonça le fascisme et le communisme athée, en rappelant les droits que chaque homme a (cfr. «Divini Redemptoris» et «Mit brennender Sorge»). 1.3 Biographie de l’auteur Dietrich Bonhoeffer naît le 4 février 1906 à Breslau, mais il ira bientôt se transférer avec toute sa famille à Berlin pour suivre le travail du père, un célèbre psychiatre. La vocation de Bonhoeffer est précoce: déjà à l'âge de 14 ans, il exprime la volonté de devenir pasteur. Il fera ses études à Tübingen et à Berlin, en défendant sa thèse en théologie, Sanctorum communio, en 1927. Une partie importante de sa formation lui est donnée par nombreux voyages et séjours d'étude dont le plus important est sûrement celui d'une année à l'Union Theological Seminary de New York. En Amérique, il aura la possibilité d'expérimenter les conditions de vie des immigrés noirs de Harlem et se liera d'amitiés précieuses pour l'avenir. En 1931, à l'âge de 25 ans, il est nommé pasteur, il commence sa carrière de professeur universitaire, et est nommé délégué des jeunesses auprès du naissant mouvement œcuménique. Dès 1933 il est un opposant résolu du nazisme. Dans un discours radio (qui lui fut coupé avant qu'il le puisse terminer) Bonhoeffer tranche nettement avec le problème de la soumission à l'autorité qui préoccupait de nombreux chrétiens. Il explique que lors qu'on se dévoue complètement au Führer, celui-ci devient le Verführer, le séducteur, le Malin. Proche des idées du Pfarrernotbund de Niemöller et de l'Eglise confessante, pour ne pas devoir souscrire le paragraphe arien en 1933, il se refuge à Londres auprès de la communauté allemande. Il rentre en Allemagne en 1935, appelé par Barth - pour lequel Bonhoeffer avait, dès les temps de l'université, une grande admiration - pour diriger à Finkenwalde un séminaire qui devait former les pasteurs pour l'Eglise confessante. Ce séminaire sera fermé en 1937 par Himmler dans la vague de déchristianisation et de néo-paganisme qui caractérisa la politique nazie de cette période. L'activité de Bonhoeffer continua alors dans la clandestinité. Il lui sera défendu d'enseigner, de publier, de parler en publique et il sera aussi banni de Berlin. En 1939, la guerre étant toujours plus proche, ses amis américains lui organisent une série de conférence de la durée de deux ans aux Etats-Unis dans le but de lui sauver la vie. Après avoir dans un premier temps accepté, Bonhoeffer rentra néanmoins en Allemagne après trois semaines seulement, afin de participer aux souffrances de sa nation. Déjà dès 1938, Bonhoeffer remplissait des fonctions dans le contre-espionnage allemand et il était proche du cercle qui voulait organiser un attentat contre Hitler. La Gestapo suspecte toutefois de lui et le tien sous stricte surveillance. En 1943, suite à ses activités en faveur des juifs, conduite de l'intérieur du contre-espionnage, et à une première tentative d'assassiner Hitler, il est

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emprisonné à Berlin. À fur et à mesure que des détailles sur son activité sont découvert, sa situation s'aggrave. En février 1945 il sera transféré au camp de concentration de Buchenwald et il sera exécuté le 9 avril au camp de Flossenburg, par ordre personnel de Hitler. 2. L’oeuvre: “Ethique” 2.1 Causes et démarche divine : la division entre “Bien” et “Mal” et leur dépassement Toute l’analyse de l’éthique de Bonhoeffer débute d’une conception, une définition très précise et certainement particulière de ce qu’ est l’éthique chrétienne. Elle n’est pas comme les autres éthiques, lesquelles cherchent à réfléchir sur l’action humaine (partant des lois qu’elles se donnent) afin de connaître ce qui est «Bien» et ce qui est «Mal». L’éthique chrétienne cherche, selon l’auteur, à surmonter, dépasser cette connaissance en allant plus en profondeur dans la problématique éthique. Elle se situe, pour ainsi dire, sur un autre niveau de réalité en s’approchant et s’orientant à «l’origine des tous les problématiques étiques»328. C’est précisément «la possibilité de connaître le bien et le mal»329 qui constitue notre réalité limitée en opposition à la réalité divine suprême: cette séparation, ce déchirement entre l’homme et Dieu. Partant de cette approche et préalable fondamentale, Bonhoeffer jette les bases de son éthique. Il analyse la condition de divorce avec Dieu avec le chapitre 3 du livre de la Genèse et énumérant cinq aspects qui la révèlent : un déchirement après lequel l’homme désire la redécouverte de l’unité perdue : ce qui nous montrera l’« Ethique ». Pouvant connaître le bien et le mal, l’homme se met en opposition à Dieu. Séparé de son origine, il éprouve de la honte (décrite comme «nudité»), qu’il essaie de couvrir mais il n’y arrive pas. Cette recherche de retrouvé l’unité perdue se fait soi dans l’union sexuelle, soi dans la religion, mais elle reste toujours partielle. Le deuxième élément qui montre la division de l’homme est sa conscience pour laquelle il y a seulement des «actions admises ou défendues»330. Le troisième élément est le fait que pour cet homme séparé, qui doit se connaître, toute réalité qu’il vit est en soi divisée (vie-loi, raison-instinct, connaissance- action,…) et révèle un monde déchiré : un déchirement présent soit dans l’homme lui-même, soit entre l’homme et Dieu. Bonhoeffer voit cette réalité de séparation par exemple dans le pharisiens et son attitude. Il est l’exemple de l’homme qui en réfléchissant, en jugeant, en accusant incarne la problématique éthique de la connaissance du bien et du mal. Vivant cela il ne fait pas autre que aggraver la division déjà existent. Il agit en partant d’une 328 D. BONHOEFFER, Ethique, Genève, Labor et Fides, 1965, p. 1. 329 idem. 330Ibid , p. 3.

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norme suprême qu’il se donne lui-même dans le processus intellectuel du jugement . Il y a là dedans toute les limites de l’homme, qui doivent être dépassé pour qu’il puisse bien vivre et retrouver sa unité primordiale en faisant disparaître le déchirement. Cette attitude de jugement (quatrième élément de la séparation) est vu contraire à un des aspects éthiques centraux de Bonhoeffer: l’action. Si le jugement exclus l’action, alors celui qui juge se met au dessus de la loi et ainsi il ne peut pas l’accomplir (ce qui serait la seul attitude convenable pour la loi divine). C’est exactement cette différence qui est décrite comme hypocrisie. Cette hypocrisie de l’homme consiste en une «pseudo-action» donnée oui par une connaissance et dans l’écoute de la loi, mais pas dans une «vrai action spontanée» qui naît de la Parole de Dieu »331, elle-même authentique, car pas décidé par notre connaissance. Dans ce discours sur l’action à accomplir (thème central de chaque réflexion étique), on souligne le concept important de l’ «amour». C’est lui «qui distingue l’homme uni à l’origine de celui qui en est séparé»332 et c’est donc par l’amour que nous arrivons à rétablir l’union avec Dieu. Vu qu’il y a plusieurs formes d’amour Bonhoeffer spécifie qu’il s’agit d’un vrai et unique amour qui donnera la réconciliation avec Dieu. Quel ou Qui et donc cet amour? Comment le connaître, le vivre et expérimenter? La réponse à cette question est Jésus Christ qui est «La réconciliation». En effet notre réalité divisée est réunie par lui-même et son action rédemptrice, ce qui permet ainsi le dépassement de la division entre le Bien et le Mal. C’est en connaissant Dieu que l’homme ne connaît plus le déchirement. En agissant dans et pour le Christ chaque homme se connaît par lui-même. Cette nouvelle connaissance qui à l’origine d’une vraie nouvelle réalité : une réalité qui selon l’auteur comporte -dans la vie humaine quotidienne- une précise éthique de responsabilité. 2.2 Démarche humaine: «la responsabilité christologique» Quels sont-ils les attributs et les conséquences de l'éthique de responsabilité que la réconciliation du monde en Christ et par le Christ permet et demande? Une éthique conforme à la réalité Pour Bonhoeffer, la question éthique ne peut pas être séparée de celle de la Vie et de l'Histoire. Le bien ne peut pas être pensé de façon abstraite, de même que l'individu ne peut pas être pensé isolé du reste du monde. Par conséquent l'éthique ne peut pas être réduite à un ou plusieurs principes abstraits, à une formule qu'il faudrait fanatiquement appliquer à tout contexte. Une telle conception de l'éthique arracherait l'homme aux données de la Vie. L'homme, occupé à suivre des principes "hors du monde", serait porté à oublier son prochain. L'éthique au contraire doit être continuellement conforme à la réalité. 331D. BONHOEFFER, Ethique, op.cit, p. 27. 332Ibid, p. 29.

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Cela ne signifie pas que l'éthique proposée par Bonhoeffer est un éthique opportuniste. La réalité a été en effet complètement transformée par Jésus-Christ. Le monde réconcilié avec Dieu ne peut être compris qu'à partir du Christ qui est la réalité réelle.

Puisqu'en Jésus-Christ, le Dieu réel, toute réalité est acceptée et réunie, puisqu'elle a en lui son origine, son essence et son but, une action conforme à la réalité n'est possible qu'en lui et à partir de lui. 333

Une éthique conforme à la réalité est donc une éthique conforme au Christ. En Jésus-Christ, l'action "mondaine" et l'action "chrétienne" se fondent (pourvu que l'on soit prêts à assumer l'assomption du monde par le Christ). Contre une éthique idéologique L'homme qui agit conformément à la réalité n'agit donc pas en appliquant un principe abstrait quelconque. Il évalue plutôt pragmatiquement ce qu'il faut faire. En agissant de cette façon, il n'anticipe pas le jugement sur l'origine et le but de ses actes. Par cette démarche, Bonhoeffer veut créer une éthique qui ne soit pas idéologique. Une éthique idéologique, victime du déchirement primordial d'avec Dieu, d'avec l'Origine, cherche en elle-même, dans la connaissance du bien et du mal, la justification de l'action (j'ai fait bien/mal en raison de tel ou tel principe). L'agir responsable, au contraire, renonce à connaître sa justification en remettant le jugement à Dieu. On agit de façon responsable seulement dans l'ignorance du bien et du mal (ce qui signifie en connaissant Dieu).

Celui qui agit selon son idéologie se voit justifié par son idée; par contre le responsable remet ses actes entre les mains de Dieu, et vit de la grâce et de la bienveillance divines.334

Le principe de substitution Comme on vient de voir, l'objet de l'éthique pour Bonhoeffer n'est pas le sujet isolé, mais le sujet en relation aux autres. La responsabilité qui incombe à l'individu est par conséquent la responsabilité envers les autres hommes. Comme Jésus-Christ, qui est "la Vie", s'est substitué à l'humanité entière en mourant sur la croix, la vie de l'homme responsable est destinée à être vécue pour les autres.

La substitution et donc la responsabilité n'existent que dans l'abandon total de toute vie personnelle à autrui.335

Cette substitution doit arriver jusqu'au point de s'assumer la faute autrui. Le Christ est encore une foi l'exemple de l'attitude à suivre. Comme le Christ, le "pécheur innocent", a assumé toute les fautes de l'humanité pour permettre la rédemption, l'homme responsable doit être prêt a assumer les fautes de son prochain en se remettant à la grâce de Dieu. 333 D. BONHOEFFER, Ethique, op.cit, p. 186 334 Ibid., p. 191 335 Ibid., p. 183

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Toute action substitutivement responsable a donc son origine en Jésus-Christ, le pécheur innocent. Elle ne peut se soustraire à la solidarité avec le péché humain, puisqu'elle s'occupe exclusivement d'autrui, et qu'elle procède de l'amour désintéressé pour l'homme réel, le frère. […] Qui veut se soustraire à cette culpabilité se détache du mystère rédempteur du Christ-pécheur-innocent et n'a pas de part à la justification divine qui repose sur cet événement.336

L'action libre De l'application de l'étique de responsabilité, découle finalement la possibilité d'une action libre. L'homme responsable peut agir sans devoir se cacher derrière ses semblables, derrière les circonstances (son action n'est donc pas opportuniste) ou des principes. Il peut par conséquent se concentrer sur l'action: il est indépendant, libre et responsable.

C'est en cela précisément que l'action responsable constitue un risque libre; elle n'est justifiée par aucune loi; elle renonce à toute auto-justification valable, à sa connaissance dernière du bien et du mal.337

2.3 Moyens : les quatre mandats dans la société Commandement divin et mandats : Nous l’avons vu, la théologie de Bonhoeffer tend à dépasser une dualité qui tiendrait en un monde humain et un monde divin, ou plutôt, entre une réalité humaine et une réalité christique. Par son commandement Dieu réunifie le monde en une seule réalité ; nous pouvons ici parler à juste titre de « réappropriation incarnationiste » du monde : « Le créateur habite la créature »338. Par là même, le connaître humain doit dépasser, comme susmentionné, la dichotomie bien/mal. C’est ici que le terme « éthique » prend tout son sens : il ne s’agit plus -comme héritage de la spéculation philosophique et morale- d’un jugement de valeur reposant sur des critères purement humains et terrestres hérités de l’expérience et de son évaluation par le seul homme. Non pas, le terme « éthique », trouve avec Bonhoeffer, une nouvelle acception : « [...] le mot éthique a deux sens très différents. Il désigne soit les dilemmes de la conscience dans la connaissance du bien et du mal, soit la reconnaissance de la réalité unifiée par le commandement de Dieu »339. L’éthique et son but devient donc cette reconnaissance de la réalité, reconnaissance possible seulement par la connaissance du commandement divin : « La tâche de l’éthique consiste non pas à exhorter à partir du divorce entre le devoir et le réel, mais à décrire ce qui dans

336 D. BONHOEFFER, Ethique, op.cit, p. 196 337 Ibid., p. 203 338 A. DUMAS, Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer,op.cit, p. 161. 339 Ibid. p.168.

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la réalité est commandement concret de Dieu. L’éthique est le compte rendu ontologique du monde, où Dieu ordonne et non la prédication métaphysique d’un Dieu extérieur au monde [...] »340. Cette définition très personnelle soulève un problème de taille qui consiste en la reconnaissance de l’autorité qui sera à même de traité de l’éthique. « Tout d’abord, l’on peut imaginer deux réponses : ou bien on trouve cette autorité dans la réalité donnée, à la manière positiviste, sans procéder à une tentative d’interprétation plus poussée ; ou bien l’on construit un système d’ordres et de valeurs dans lequel cette autorité est attribuée au père, au patron et au magistrats »341. La première réponse ne peut satisfaire au corollaire qui veut que l’éthique ne consiste pas en une représentation « bien/mal » de la réalité. La deuxième réponse nous rapproche un peut plus du but : comme nous le verrons, père, patron, magistrats, sont autant de statut, d’autorités fondés par le « commandement de Dieu ». Or, si ces autorités sont à même d’être des autorités éthique c’est uniquement en raison de leur subordination au commandement divin. Dès lors, « le commandement constitue la seule autorisation à parler éthique »342. Mais, dès à présent, comment définir ce commandement de Dieu ? En quoi consiste-t-il ? Seule réalité qui puisse faire l’objet d’une éthique chrétienne, le commandement est la revendication totale et concrète de l’homme en Jésus-Christ (réappropriation incarnationiste du monde) : « Le commandement est la parole que Dieu adresse à l’homme, une parole au contenu et à la forme concrets adressée à l’homme concret »343. Commandement qui ne peut être compris que localement et historiquement par l’homme, quels sont donc son contenu et sa forme ? Concrètement, c’est sous la forme de quatre mandats qu’ils est transmis à l’humanité : « le commandement de Dieu révélé en Jésus-Christ nous est transmis dans l’Eglise, la famille, le travail, et par les autorités »344 ; « C’est sous quatre formes différentes, unies par le seul commandement, que celui-ci, révélé en Jésus-Christ, vient concrètement à notre rencontre, dans son unité qui comprend la vie entière, revendiquant l’homme et le monde dans leur totalité par l’amour réconciliateur de Dieu »345. Eglise, famille, travail, autorités, les mandats ne sont en aucun cas des institutions terrestres élaborées par le seul vouloir humain, mais bien des missions divines : « Les mandats ne sont pas des institutions en soi, par exemple des ordres de création, subsistant par eux-mêmes, mais, selon l’étymologie personnaliste du mot, des missions de Dieu, qui prennent la forme concrètes

340 A. DUMAS, Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer, op.cit, p. 170. 341 D. BONHOEFFER, Ethique, op.cit, p.226. 342 Ibid. p.228. 343 Ibid. p.228. 344 Ibid. p.229. 345 Ibid. p.236.

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d’instances terrestres ayant le caractère d’un commandement divin »346. Missions divines, les mandats ont à jouer sur terre un rôle concret : « Nous entendons par ‘mandats’ la mission divine concrète, basée sur la révélation christique et attestée par les Ecritures, l’autorisation d’accomplir un commandement déterminé, l’octroi de l’autorité divine à une instance terrestre »347. Octroi d’autorité divine, ce terme n’est pas sans conséquences. En effet, Le mandataire incarne sur terre le substitut de l’autorité divine. C’est à bien comprendre : il ne s’agit nullement ici d’une forme de réification divine qui ferait de l’homme autorisé une nouvelle divinité. Non pas, c’est le terme de substitution -déjà rencontré plus haut- qui prend tout son sens. Avec humilité et responsabilité, le mandataire se substitue à l’autorité divine pour exercé la part de commandement qui lui est conférée. Bonhoeffer insiste particulièrement dans son Ethique sur le mandat de l’Eglise. Chaque mandat porte une responsabilité et une mission bien déterminée que lui seul est à même d’exercer. Dans l’Eglise, le commandement divin prend une forme concrète dans la prédication et la confession. Ces deux « disciplines », s’il on peut s’exprimer ainsi, ont pour seule mission l’annonce de la parole : « Dieu veut l’existence d’un lieu où sa parole est sans cesse prononcée, communiquée, interprétée, propagée, jusqu’à la fin du monde »348. Le mandataire sera ici le pasteur, qui est seule autorité, seul substitut autorisé à la mission divine de l’annonce de la Parole. Nous parlions plus haut des conséquences de cet « octroi d’autorité divine », l’essentiel est à venir. Théologie qui se veut éminemment concrète, traitant de la réalité et de l’agir humain, elle trouve ici une forme particulièrement intéressante dans la réglementation des abus. En effet, tout mandat tien sa légitimité du commandement divin. En aucun cas, un mandat ne peut s’autoriser à s’ériger en autorité absolue, totale et se soumettre les autres mandats. Totalement détachés des puissances idéologiques et historiques, puisque inspirés par le commandement divin, les mandats sont forcés (dans le leur liberté !) à réaliser le genre humain au travers de leur mission en plein accord avec l’idéal christologique (l’idéal christologique étant le monde). On le voit, force est pour le mandat, de s’exercer en plein accord avec les mandats qui lui font face, dans le respect de ses propres limites et de celles des autres mandats. Il en va de même pour le mandataire, qui, humble substitut, ne peut nullement s’ériger en autorité absolue. Conforme au dessein divin, inspiré par lui, chargé de le transmettre, le mandataire perd sa crédibilité et son rôle s’il s’éloigne du commandement et peut dès lors être destitué sur la base de repères concrets. Cette représentation théologique, en prise avec le réel, exclue toute forme d’abus de pouvoir, de domination, de fanatisme, de la part des mandats et mandataires ; et en cela, peut bien être observée comme une réponse admirable aux problèmes 346A. DUMAS, Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer, op.cit. p.170. 347D. BONHOEFFER, Ethique, op.cit. p.237. (C’est nous qui soulignons). 348 Ibid. p.241.

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éthiques qui restent sans réponses avec des systèmes moraux basés sur la simple spéculation métaphysique dépourvue de tout repère dans le vécu humain, de tout encrage dans le réel. 3. Conclusion 3.1 Réception de Bonhoeffer: dans la théologie contemporaine

3.1.1 Bonhoeffer et la théologie de la libération en Amérique latine

Une des approches théologiques contemporaines où l’on trouve une importante réception de Bonhoeffer est le mouvement complexe qu’on appelle «théologie de la libération» et qui est actif en Amérique latine. Les motifs des intéressants liens aux niveaux des contenus et des pratiques entre Bonhoeffer et les théologiens de la libération se trouvent soit dans la ressemblance des questions posées sur la réalité ou les difficultés des fidèles et de l’Eglise, soit dans l’attitude critique contre les pouvoirs politiques auxquels par et grâce à la foi faut résister. En effet, le centre de la réflexion qui intéresse ces théologiens est notre réalité moderne qui est considérée et analysée en lien/avec celle de Dieu (Lui, qui au même temps, est Dieu de toutes réalités). L’idée d’une «interprétation non-religieuse des concepts bibliques» ou d’un «christianisme non-religieux » est le premier motif qui soutient les nouveaux efforts théologiques (qui sont en même temps politiques et sociaux) en Amérique latine. La religiosité vécue se montrait d’ailleurs trop peu présente comme «expression de protestation sociale». Selon ces théologiens, elle n’était pas assez concrète et pas liée à la réalité terrestre (en étant conscients de la présence de Dieu sur la terre), mais au contraire, devait être vraie pratique de l’amour et de la fraternité. Deuxième c’est particulièrement chez les protestants que croît l’intension d’une nouvelle évangélisation qui sensibilise et défend une justice sociale. C’est ainsi au début des années ’60, avec le mouvement «Eglise et société en Amérique latine» et le protestantisme à Cuba, que commence le processus de réception de Bonhoeffer (surtout de ses lettres en prisons qui ont été écrits à Eberhardt Bethge et qui ont été publiées dans l’ouvres «Résistance et Soumission). Cette réception, à l’intérieur d’un contexte socialiste, est influencée par les concepts bonhoefferiens suivants 349:

a. « être là pour les autres » comme essence même de l’existence chrétienne. b. le renoncement aux privilèges pour être vraiment Eglise de Jésus Christ. c. la réflexion théologique (sur la théologie de la libération) toujours en fonction de l’action humaine responsable, un engagement personnel.

d. l’ «interprétation non-religieuse» comme point de départ d’une redécouverte de «Dieu

349 SCHÖNHERR Albrecht/KRÖTKE, Wolf (Hgg), Bonhoeffer-Studien, Beiträge zur Theologie und Wirkungsgeschichte Dietrich Bonhoeffers, Berlin 1985, p.142.

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Libérateur». e. la vie et la mort de Bonhoeffer comme exemple d’un nouveau chrétien, un homme murs, engagé dans la politique.

Ces éléments sont mêmes présents dans la «Confessio cubana», un texte qui, en lui-même, montre comment et en quoi se constitue la réception de Bonhoeffer. Cette approche théologique en Amérique latine, naît -troisième- dans les milieux intellectuelles qui participaient au mouvementes oecuménique où son influence était aussi sensible, montre comme la théologie du Bonhoeffer a été recepée et au niveau théorique (analyse de la réalité) et pratique (libération concrète). Cela on peut le noté dans ces trois autres aspects de la réflexion:

a. l’importance de dépasser la distance, la séparation qui était présente entre l’Eglise et le

Monde mondaine. b. la volonté de gérer les tensions qui existaient entre la foi des chrétiens et l’idéologie

politique présente dans la société des années 60. c. grâce à l’œuvre «Le Prix de la grâce» beaucoup des intellectuels (pas seulement des

protestants, mais tous les chrétiens qui luttaient pour la libération) se sont sentis soutenus

dans leurs efforts révolutionnaires. C’est ainsi que Bonhoeffer a contribué au discours théologique qui à débouté il y a presque un demie siècle et est devenu un interlocuteur important en Amérique latine, même si quelques intellectuels l’ont critiqué à cause de sa caractérisation de l’homme adulte et de la considération de la société vue trop limitée dans des conceptions occidentales (liées aux théories de Max Weber). En résumant, il faut souligner comment la justice, la paix, l’action personnelle en vu du royaume de Dieu déjà ici sur la terre, l’ engagement de l’homme dans sa société et pas seulement la pratique extérieure des cultes et rites caractérisent les aspects centraux de cette théologie d’ Amérique latine qui s’est inspirée à Bonhoeffer, dont il a été -en quelque sort- un «ouvre-piste», un stimulateur, un précurseur et il continue à l’être, vu les significatifs liées politico - sociales qu’on y trouve.

3.1.2 Bonhoeffer et le monde sécularisé Sécularisation, foi et religion350 : La théologie de Bonhoeffer ne passe pas à côté de la modernité, nous l’avons vu, mais l’affronte de face. Alors que des auteurs étudiés par le théologien allemand pose un constat pessimiste d’un monde moderne qui tend à devenir sans religion 350 LLUIS OVIEDO, sécularisation et critique de la religion chez Bonhoeffer, in H. MOTTU, JANIQUE PERRIN ED. Actualité de Dietrich Bonhoeffer en Europe latine, Labor et Fides, Genève, 2002. et H. MOTTU, Dietrich Bonhoeffer, Cerf, Paris, 2002. et A. DUMAS, Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer, op.cit.

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(Weber, Simmel), Bonhoeffer fait preuve d’un réel optimisme face à la modernité. Certes, il ne nie pas la sécularisation, mais il l’interprète de façon originale. Pour lui, le monde est arrivé à un tel stade de maturité qu’il peut se permettre de se passer de toute référence à la religion pour évoluer de façon autonome et régulière. Cette maturité permet au monde de se passer de la religion même pour la gestion des domaines sociaux et éthiques. Mais le constat de Bonhoeffer ne s’arrête pas là. La sécularisation soulève la question du rapport qu’entretient le monde avec la foi, et plus encore avec la religion. En tant que système métaphysique abstrait, voir dégagé du monde (acception ancienne de la religion), la religion ne fait plus sens avec la modernité. La vitalité de la religion ne peut que s’atténuer si elle est considérée comme telle. Reste donc que la foi chrétienne doit se repenser en termes non religieux (acception ancienne). Constat de l’époque et toujours d’actualité, la foi subsiste malgré une désertion flagrante des rites pratiqués dans les églises, la communauté des croyants peine à se retrouver dans l’image que propose l’Eglise. Dès lors que doit faire la théologie pour offrir une voie de survie à la foi, de peur qu’elle ne s’éteigne comme la pratique commune au sein de l’église ? Faudra-t-il recourir à une récupération (fanatique ?) de la religion, recourir au méthodisme ; où plutôt dépasser la religion ? Bonhoeffer ne nous a laissé que peu d’explications, reste toutefois un élément essentiel que l’on trouve dans l’Ethique. Le seul outil pour réconcilier foi et modernité et, à plus forte raison, religion et modernité consiste une réappropriation incarnationiste du monde. La théologie doit démontrer l’impossible dualisme consistant en un monde terrestre et un monde divin, en un monde a-religieux et un monde religieux. En aucun cas il s’agira donc de méthodisme et, même si cette démarche passe par un au-delà de la religion, reste que celle-ci gardera sa place au sein d’au moins un mandat : l’Eglise. Un tel regard sur la modernité a certes eu plusieurs répercutions. La théologie actuelle n’a malheureusement, pour diverses raisons (qu’il serait vain de vouloir résumer ici), pas réussi à amener le programme proposer par Bonhoeffer à son terme. Il reste un grand écart de nos jours entre monde a-religieux et religieux, l’Eglise peine à se situer au sein du monde moderne et il semble que de plus en plus de croyants peinent à se retrouver dans l’image de la communauté chrétienne que propose l’Eglise. Reste, toutefois, que nombre de théologiens puise à la source de Bonhoeffer pour répondre à la crise de la modernité, source qui fait preuve d’optimisme et de confiance en l’avenir.

3.3.3 Bonhoeffer et son «Ethique» sur le regard de la théologie catholique Vu qu’à l’intérieur de la théologie catholique j’ai rencontré une réception plutôt «individuelle» (faite par plusieurs différents théologiens) que «officielle», comme «exemple représentatif» d’une vue catholique sur l’ouvre de Bonhoeffer dans ce chapitre je prend l’analyse de Martino Dotta351 (théologien catholique

351 DOTTA, Martino, Bonhoeffer: lo strutturarsi della fede nel mondo, Comano, 1995, p.47-64.

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qui a fait ses étudies sur Bonhoeffer a Fribourg). En mettant on relief certains aspects de l’«Ethique», Dotta souligne l’importance de 5 concepts qui -dans uns optique œcuménique- ont même aussi une grande valeur dans la théologie catholique:

la théologie de l’Incarnation et la centralité de la personne, de la morte et la résurrection du Christ qui est considéré comme «parole ultime et définitive de Dieu sur ce monde»352 qui est une réalité dans la quelle Dieu est présent.

l’importance donnée au message biblique (spécialement au évangile), ou on présente pas une réalité divisé, mais unit dans le Christ.

une ecclésiologie vivante et liée strictement au Christ : dans l’Eglise on connaît l’acte divin de la rédemption. Le témoignage et l’annonce du salut sont vus comme mission dans la réalité.

l’action responsable est la concrétisation de notre correspondance au Christ et de notre écoute des commandements divins.

la force des concepts «justification» et «croix» et leur importance dans le monde réconcilié.

En résumant, l’originalité de cette théologie est vue dans l’approche christologique des concepts «action», «substitution au Christ, «conformité au Christ» et «dernière/avant-dernière» qui décrivent pas une séparation, mais un nouveau rapport (de réconciliation) entre notre réalité et celle de Dieu. 3.2 Eléments principales réformistes Réformisme comme “défi de la modernité”

Réformisme comme “ouverture à l’autre”: En conclusion on peut remarquer une étroite relation entre la vie de Dietrich Bonhoeffer, son Ethique, et le contexte historique dans lequel il a vécu et écrit. Les contenus de l'Ethique sont évidemment influencés par ses expériences personnelles et par les événements de son temps. En même temps, l'étique "liée à la Vie et à l'Histoire" que Bonhoeffer développe lui sert de fondement théorique pour son agir concret. À la lumière de ce qu'on a vu jusqu'à présent, on peut maintenant montrer en quoi Bonhoeffer peut être considéré un réformiste. En premier plan ressort le défi avec la modernité que Bonhoeffer assume aussi bien au niveau théorique (ou théologique) qu'au niveau pratique. Au plan théorique, il l'assume par une tentative de renouveau de l'étique chrétienne replaçant au centre de l'action la dimension christologique du monde. Ses thèses s'opposent à la théologie libérale, dominant à son époque, par un innovation dans l'interprétation des sources, donc de l'Ancien et du Nouveau Testament. Pratiquement, sa réponse au défi de la modernité se concrétise dans sa lutte contre le totalitarisme nazi en traduisant dans les faits son éthique de l'action

352DOTTA, Martino, Bonhoeffer: lo strutturarsi della fede nel mondo, op.cit, p. 62.

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responsable. Son choix de rentrer en Allemagne des Etats-Unis - où il aurait été sauvé - en 1939, exemplifie très bien ce principe de substitution qui est une partie centrale de son éthique. Le moyen d'application du renouveau éthique proposé, c'est-à-dire les quatre mandats divins, sous-entend cette réforme des institutions qu'on a vue être un des traits de la pensée réformiste. Finalement Bonhoeffer invite à une ouverture vers l'autre. Son éthique, qui ne se cache pas derrière des principes abstraits, demande explicitement de se préoccuper du prochain, jusqu'au point de se substituer à lui et d'assumer sa faute. Bonhoeffer concrétisera cette attitude dans son travail en faveur des juifs persécutés par le régime nazi et en refusant ouvertement le paragraphe arien. 4. Commentaires personnels Même si j’ai dû me confronter avec certaines difficultés, j’ai trouvé la préparation de l’exposé et la rédaction du travail écrit très agréable et positif. La longueur du texte qu’on a reçu, la complexité du thème (l’éthique) traité, l'étendue des contenus et des bases historico - théologiques et mes connaissances linguistiques pas encore si élevées comme il faudrait, n’ont pas rendu le travail facile, mais ont développé sûrement un intérêt à l’égard d’un théologien et son approche que je considère surprenant et toute moderne. En détail je évalue le travail comme il suit: Premièrement je trouve que le travail en groupe a très bien fonctionné (rendez-vous, réflexions ensemble, subdivision des taches,…) et qu’on a eu un bonne collaboration entre nous (ce que n’ai pas toujours le cas). Deuxièmement le temps à disposition, même s’il n’était pas beaucoup, a été suffisant pour trouver les informations essentielles et préparer tout. Troisièmement je crois qu’a été important le fait de pouvoir se confronter et contribuer à l’exposé, car on apprend toujours beaucoup chose sûr des contenus, mais aussi sur soi-même. Le problème le plus grand, pour moi, a sûrement été la compréhension du texte. Parfois un langage théologique presque "initiatique" demandait qu'on relise des passages plusieurs fois. Si le sens général du livre sort assez clairement, la lecture de certaines parties a été fatigante. Cela dit, je ne pense pas que le texte était excessivement difficile ou trop long, même s'il a fallu plusieurs heures de travail personnel pour le "déchiffrer". Les discussions avec les collègues du groupe ont sûrement aidé la compréhension du texte. Je pense qu'on a eu dès la première rencontre une très bonne entente à l'intérieur du groupe et cela a vraiment aidé au bon résultat final. On s'est rencontré 4 fois: 1) après une lecture personnelle du texte pour en discuter les contenus; 2) après des approfondissements personnels (contexte historique, vie, théologie) pour établir un plan de travail et partager les chapitres; 3) afin d'harmoniser les parties; 4) pour discuter les détails. À chaque rencontre, tout le monde apportait des

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informations et des idées intéressantes. D'autres idées sont ressorties des discussions qu'on a eues lors de ces rencontres. Malgré la longueur notoire du texte et l’effort de lecture qu’il suppose (plus complexe qu’un texte historique ou critique), malgré le temps nécessaire aux recherches annexes (courant de pensée, personnage, répercutions), ce fut un réel plaisir de travailler avec une équipe qui fonctionnait bien. Reste également que le choix de l’auteur tombait à merveille, idées passionnantes autant que déroutantes. J’approfondirai. BIBLIOGRAPHIE ADAM, Adolf, Grundriss Liturgie, Freiburg, Basel, Wien, 1985. BOHNOEFFER, Dietrich, Ethique, Genève, Labor et Fides, 1965. BAUBEROT, J., Les Eglises protestantes, in.: J.-M. MAYEUR, Histoire du Christianisme des origines à aujourd'hui, Vol XIII. DOTTA, Martino, Bonhoeffer: lo strutturarsi della fede nel mondo, Comano, 1995. DUMAS, A., Une théologie de la réalité : Dietrich Bonhoeffer, Labor et Fides, Genève, 1968. Encyclopédie Du Protestantisme, Cerf - Labor et Fides, Paris-Genève, 1995. FISCHER, Helmut, Christentum. (Schnellkurs DuMont), Köln 2003. MAYEUR, J.-M., L'Allemagne et l'Autriche, in: J.-M MAYEUR (dir.), Histoire du catholicisme des origines à aujourd'hui, vol. XIII. MOTTU, H., Dietrich Bonhoeffer, Cerf, Paris, 2002 OVIEDO, L., sécularisation et critique de la religion chez Bonhoeffer, in :H. MOTTU, J., PERRIN ED. Actualité de Dietrich Bonhoeffer en Europe latine, Labor et Fides, Genève, 2002. PIERRARD, Pierre, Histoire de l’Eglise catholique, Paris, 1972. SCHÖNHERR Albrecht/KRÖTKE, Wolf (Hgg), Bohoeffer-Studien, Beiträge zur Theologie und Wirkungsgeschichte Dietrich Bonhoefers, Berlin 1985.

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Présenté par : Patrick Bondallaz François de Raemy Léa Tinguely Claudia Zanini

1. Introduction 3 2. Biographie 3 3. Le contexte historique des XIXe–XXe siècles 4

3.1. L’Eglise et la science 4

3.2. Les courants idéologiques 6 4. L’originalité de l’oeuvre 8

4.1. Généralités 8

4.2. Le paradigme évolutionniste 5. Le message de Teilhard 11

5.1. Le futur est dans l’hominisation 11

5.2. Les lignes directrices de l’évolution 12

5.3. La moralisation de l’évolution 13

6. La portée de son oeuvre dans le monde ecclésiastique 14 6.1. Une oeuvre livrée à la polémique (1955-1961) 14

6.2. La révision d’un procès (1961) 15 7. Conclusion 16 8. Bilan 18 9. Bibliographie 19

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1. Introduction

Nous allons nous intéresser à l’une des pensées philosophiques et théologiques les plus originales du XXe siècle, celle de Pierre Teilhard de Chardin, considéré par certains comme « le plus éminent jésuite du siècle »353. Son œuvre est foisonnante, polymorphe et, comme le laisse entendre le titre de sa pièce maîtresse – Le phénomène humain – elle possède un caractère totalisant peu commun pour une œuvre explicitement rattachée à la tradition chrétienne. Le principal enjeu de notre propos, aussi limité soit-il par les contraintes dues aux exigences de ce séminaire, consistera à déterminer de quelle manière la pensée de Teilhard peut être assimilée à une démarche réformiste. Sachant que l’importance et l’impact d’une pensée se mesure en partie à l’aune des remous qu’elle a pu provoquer, nous placerons les jalons de notre analyse d’abord à son amont, pour saisir le contexte dans lequel elle fut produite, puis à son aval, afin de connaître les réactions et les éventuels changements dont elle fut à l’origine. Nous commencerons toutefois par donner quelques indications biographiques concernant l’auteur et nous décrirons sommairement les principaux thèmes que son œuvre recouvre. 2. Biographie354

Pierre Teilhard de Chardin est né en 1881 dans une famille paysanne aisée du Puy-de-Dôme (en France). Il se peut d’ailleurs que ce milieu rural, proche de la terre, ait influencé son avenir. En effet, après avoir été ordonné prêtre au sein de la Compagnie de Jésus en 1911 et après la Première Guerre mondiale, notre théologien a obtenu un doctorat de sciences naturelles qui lui a permis d’enseigner la géologie et la paléontologie à Paris. Sa compétence de paléontologue reconnue, il fut chargé de postes importants dans les organismes scientifiques internationaux (ex. : direction de l’étude stratigraphique, paléontologique et archéologique lors des grandes fouilles de Choukoutien en Chine).

Par contre, sur le plan philosophique et théologique, le Vatican l’a considéré comme un innovateur dangereux (ex. : par rapport au péché originel) et lui a interdit de publier des textes de cette allure, sans pour autant le condamner. Cela explique ses émigrations en Chine et aux Etats-Unis. Néanmoins, entre 1916 et 1955, notre auteur a écrit, en plus de ses dix grands volumes scientifiques, trois livres et un grand nombre d’essais sur la signification philosophique et religieuse de l’évolution et sur la spiritualité chrétienne qui ont finalement tous 353 DELUMEAU J., « Jésuites » in Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1968, vol. 9, p.

424. 354 Cf. CUENOT C., Ce que Teilhard a vraiment dit, Paris, Stock, 1972, pp. 13-36 ; CUENOT C., « Teilhard de

Chardin » in Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis, 2002, vol. 22, pp. 251-252 ; MOONEY C. F., « Teilhard de Chardin, Pierre », in ELIADE M. (éd.), The Encyclopedia of Religion, New York, 1987, pp. 366-368.

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été publiés en quinze volumes après sa mort à New York en 1955. En effet, on respecta son vœu testamentaire selon lequel il avait demandé de publier ses œuvres, dont Le Phénomène humain, qui lui conféra une immense célébrité. 3. Le contexte historique du XIXe–XXe siècle

3.1. L’Eglise et la science Il convient de situer le point de rupture entre l’éclosion des idées nouvelles et

l’ordre établi en 1789. En effet, dès la Révolution et jusqu’en 1860, le conflit entre la science et l’Eglise s’est accru, même si des savants de la Renaissance (ex. : Galilée) avaient déjà bousculé les dogmes ecclésiastiques. La première moitié du XIXe siècle connaît donc un écart de plus en plus marqué entre foi et raison suite au développement des nouvelles sciences (archéologie, paléontologie, géologie, biologie, …). Deux illustres intellectuels du XIXe siècle, Félicité Robert de Lamennais et Ernest Renan ont été victimes de cette crise. A cause de leurs idées progressistes qui souhaitaient davantage d’interaction entre science et religion, ils se sont heurtés à l’intransigeance de l’Eglise et n’ont finalement pas eu d’autre choix que de se séparer radicalement de la Hiérarchie (Renan tomba même dans l’athéisme).

Sur le plan scientifique, la géologie pose de sérieux problèmes aux Ecritures. En effet, les études géologiques foisonnent durant tout le siècle et essaiment à travers toute l’Europe. La première à défrayer la chronique est celle de Sir Lyell. Il esquisse en 1830, une chronologie géologique de la genèse terrestre qui outrepasse radicalement la chronologie biblique qui fixait la Création à 6000 ans av. J.-C.355 Mais l’Eglise refuse obstinément de prendre en compte ces découvertes et se tient à sa chronologie révélée jusqu’au début du XXe siècle…

D’autre part, les premières critiques scientifiques de la Bible commencent à fleurir. Elles débutent d’abord dans les pays protestants, notamment en Allemagne (ex. : La vie de Jésus, en 1835, de D. F. Strauss, qui réduit la figure du Christ à un simple mythe.356), avec l’essor des universités protestantes dès le XIXe siècle, et en Angleterre et gagnent même les Etats-Unis. Comme l’Eglise avait interdit cette pratique aux intellectuels catholiques, ceux-ci se sont donc trouvés incapables de contrer raisonnablement les arguments de leurs adversaires protestants, libéraux, rationalistes ou athées. C’est un coup dur pour la crédibilité de l’Eglise catholique qui s’efforce de défendre des positions de plus en plus ambiguës, floues et caduques jusqu’aux environs de 1870. Ainsi, les catholiques accusent un retard de plus en plus marqué en ce qui concerne les sciences, la technique et l’exégèse. En réaction, des tendances favorables à l’élaboration d’une science catholique ont émergé dans les milieux intellectuels 355 Cf. MINOIS G., L’Eglise et la science, Histoire d’un malentendu. De Galilée à Jean-Paul II, France, Fayard,

1991, p. 215. 356 Cf. idem., p. 218.

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catholiques, mais, immédiatement contrées par l’autorité romaine, sont vouées à l’échec.

Dans ce climat très tendu, les attitudes des papes envers les sciences modernes ont un impact déterminant sur la relation entre le dogme chrétien et la raison. Pie IX (1846-1878) s’est farouchement opposé à la science moderne. Dans son encyclique Quanta cura (1864), il condamne en bloc toutes les nouvelles doctrines de l’époque (démocratie, socialisme, science, rationalisme, etc.) que l’Eglise a allègrement amalgamées.357 Trois sciences sont particulièrement prohibées, à savoir l’astronomie, la géologie et la physiologie. D’autre part, six ans plus tard, le deuxième texte du concile Vatican I, Dei filius, souligne qu’il n’y a pas de contradiction entre foi et raison mais une primauté absolue de la foi.358 S’ensuit le magistère de Léon XIII (1878-1903), qui semble se montrer plus souple envers les sciences modernes. En effet, il accepte d’organiser des congrès entre théologiens et scientifiques de 1887 à 1900 dans l’espoir d’élaborer une science conforme au catholicisme. Or, comme l’illustre l’encyclique Providentissimus, Léon XIII n’apporte finalement que peu de changements par rapport à Pie IX : la théologie est toujours la reine des sciences, la Bible détient la vérité et les critiques bibliques des catholiques qui apparaissent dès 1890, telles L’histoire du canon de l’Ancien Testament de l’abbé Loisy sont dénoncées.359 Puis, le conflit se poursuit sous Pie X (1903-1914) qui radicalise la position de l’Eglise en condamnant globalement la modernité au travers de l’encyclique Pascendi dominici gregis (1907)360 : le vocabulaire est virulent contre la modernité et la supériorité de la foi sur la raison est réaffirmée. S’ensuit la période dite de « l’intégrisme » (1909-1914) durant laquelle les mises à l’index et les excommunications sévissent durement.361 Ainsi, l’Eglise du début du XXe siècle rejette totalement les conclusions de la science moderne au sujet de l’âge du monde, de l’apparition de l’homme et du transformisme pour s’en tenir scrupuleusement au seul contenu de la Bible.362 Elle est plus que jamais cantonnée dans ses dogmes qu’elle ne veut pas changer malgré les progrès scientifiques.

Parallèlement et paradoxalement à cette époque durant laquelle l’Eglise est totalement hermétique à la science, des études d’abbés préhistoriens, que l’on peut considérer comme les prédécesseurs de Teilhard de Chardin, apportent de nouvelles perspectives sur l’origine de l’homme (ex. : J. Bourgeois, L. Bardon ou A. Bouysonie qui a découvert en 1908 un homme de Neandertal vieux de 45000 ans.).363 On peut estimer qu’il y avait un décalage idéologique au sujet des rapports à la science entre, d’un côté, la Hiérarchie, et de l’autre, le bas

357 Cf. id., p. 220. 358 Cf. id., p. 242. 359 Cf. id., p. 271. 360 Cf. id., p. 281. 361 Cf. id., p. 285. 362 Cf. id, p. 289. 363 Cf. id., p. 319.

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clergé et les intellectuels catholiques. Puis une période de prudentes mutations s’ouvre avec Pie XI (1922-1939), dont nous retiendrons seulement l’ouverture de l’académie pontificale de la science en 1936 en vue de réaliser une véritable science catholique. Enfin, il faut attendre Pie XII (1939-1958), pour voir un pape définitivement favorable aux sciences. L’encyclique Humani generis (1950) souligne son ouverture. Mais l’autorité ecclésiastique n’approuve pas les conclusions sur l’origine de l’homme, dernier point conflictuel entre science et foi. En effet, cette encyclique exclut la possibilité d’un évolutionnisme absolu qui fait naître l’esprit de la matière, ce qui condamne implicitement les idées de Teilhard de Chardin.364 Finalement, l’hypothèse monogéniste, qui confère à Adam et Eve la place d’ancêtres communs à toute l’humanité, est la seule théorie approuvée et recommandée par le pape pour expliquer le péché originel. 3.2. Les courants idéologiques

Avant de pousser notre investigation plus en avant, jetons un œil sur le contexte intellectuel et scientifique dans lequel émergea l’œuvre de Pierre Teilhard de Chardin. Cet aperçu – très large - pourra nous permettre de mieux comprendre les réticences qu’elle suscita dans les rangs catholiques.

Commençons par rappeler qu’au début du XXe siècles, les esprits étaient encore fortement marqués par l’héritage idéologique du siècle précédent – emprunt notamment du positivisme d’Auguste Comte et d’une foi vivace dans le progrès (inspirée notamment par la pensée d’Herbert Spencer). Or on sait que cet héritage, participant d’une lame de fond scientiste d’une grande amplitude, mettait directement en cause les positions théologiques et eschatologiques de l’Eglise. La vision historicisante de Comte, pour reprendre son exemple, avait fait du dépérissement de la religion une des principales caractéristiques du stade ultime de l’évolution humaine. Les avancées fulgurantes réalisées dans le domaine des sciences « dures », et avec elles l’essor des grandes théories de l’évolution (darwinisme, lamarckisme) avaient en outre profondément dérouté les conceptions fixistes qui lui étaient chères. Le tableau du moment était d’autant plus accablant pour l’Eglise que c’est aux environs de cette période qu’elle dut faire le deuil de son implication politique en France. La persévérance de l’ordre laïque était en effet parvenu à la bouter hors du cadre républicain – mise au ban stigmatisée par la bien fameuse loi de 1905. Après des siècles d’ingérence gallicane, s’en était définitivement fait de son autorité temporelle – ce qui explique peut-être pourquoi elle fut si intransigeante dans les domaines qu’on ne lui contestait pas, à l’image de la période de l’avant-guerre (cf. supra). Notons en sus qu’il y avait déjà longtemps que les milieux philosophiques, enhardis par une liberté de penser chèrement conquise, ne se sentaient plus l’obligeance d’accorder à la religion de cette nécessité impérieuse qu’on lui

364 Cf. id., pp. 365-366.

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vouait jadis. En effet, malgré un regain de religiosité lors de la seconde moitié du XIXe - marqué chez certains intellectuels par la conversion, à l’image de Paul Claudel ou de Léon Bloy365, on osait désormais sabrer dans le vif de la tradition sans craindre de froisser les âmes dévotes - à l’image de Schopenhauer, de Feuerbach, de Nietzsche et de bien d’autres figures intellectuelles de l’époque. La sociologie naissante n’était pas en reste puisque, à la suite de Comte, Durkheim et Weber s’étaient attelés à l’étude méthodique du fait religieux et avaient contribué par la sorte à lui donner une portée proprement humaine. Mentionnons encore que la situation était d’autant plus rude que la fronde ne se cantonnait pas aux seuls cénacles de l’intelligentsia européenne mais avait gagné, par l’entremise des doctrines socialistes, l’ensemble des couches sociales. Les discours d’obédience marxiste, incitant les masses prolétaires à s’émanciper du giron paternaliste de l’Eglise, contribuait à l’effritement d’une part importante de son audience traditionnelle366. L’alliance « clérico-conservatrice », scellée entre des catholiques réactionnaires de tous bords, eut beau tenter, vers la fin du XIXe , d’ancrer la religion dans la modernité, elle ne parvint jamais à ressusciter la cohésion idéologique qui fut la sienne du temps de l’Ancien régime367. Et comme si cela ne suffisait pas, il fallut que la crise se mît à gangrener l’édifice de l’intérieur. C’est en effet aux environs du début du siècle qu’émergea ce qu’on appelle la « crise moderniste » - modernisme, mot qui fait écho à « modernité » et qui désigne par là ses déviances. On doit cet épisode sensible de l’histoire du catholicisme à l’attitude cavalière de certains hommes d’église qui souhaitaient donner au christianisme romain les moyens de s’inscrire pleinement dans la modernité, quitte à faire fi de quelques préceptes utiles à son autorité. Les principes modernistes aspiraient à des réformes profondes de la structure institutionnelle, approuvant la sécularisation et exigeant des sciences religieuses qu’elles soient affranchies de la tutelle magistérielle et qu’elles disposent d’une véritable autonomie critique. Des motifs suffisants pour provoquer l’ire papale qui, par l’encyclique Pascendi (1907), s’empressa de condamner en bloc ce qu’elle considérait comme une hérésie. On citera parmi les figures les plus éminentes de ce mouvement réformiste, Alfred Loisy (excommunié en 1908), Lucien Laberthonnière ou encore Max Blondel368.

365 Cf. PELLETIER D., Du dialogue philosophique à la crise du modernisme chrétien, Association Religions –

Laïcité – Citoyenneté, http://www.arelc.org/article.php3?id_article=152, 12.10.2005. 366 On sait en effet le peu d’estime que tant les pères fondateurs du socialisme (les utopistes de la première heure

à la Saint-Simon, Fourier, Owen et autre Cabet) que ses théoriciens radicaux (sauce Marx - Engels) vouaient à l’institution religieuse. S’il fallait d’ailleurs leur trouver un point commun, ce serait certainement d’avoir attribué à la religion - du moins sous sa forme catholique cléricale - un rôle aliénant qui ôtait au peuple l’envie de se libérer du joug bourgeois.

367 Cf. POULAT E., « Modernisme » in Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1968, vol. 11, p. 136.

368 Cf. COLIN P., Modernisme et crise moderniste, Esprit & Vie – Revue catholique de formation permanente, http://www.esprit-et-vie.com/breve.php3?id_breve=63, 14.12.2005.

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4. L’originalité de l’œuvre

4.1. Généralités

Que ce soit dans son contexte ou non, l’œuvre philosophique et théologique de Teilhard est hors du commun. Notre penseur est effectivement inclassable. Il a synthétisé un grand éventail de pensées interdisciplinaires allant de la science positive à la voie unitive de la mystique, en passant par une nouvelle théologie qui dynamise la théologie classique à l’aide de la théorie de l’évolution.369 Plus schématiquement, nous pouvons reconnaître l’originalité de l’œuvre de Teilhard à travers son but, son style et son contenu.

Tout d’abord, Teilhard désire renverser le mur élevé entre croyants et évolutionnistes, qui recherchent tous deux la vérité selon leurs propres méthodes. Cette volonté d’adaptation fait figure de proue au sein d’une Eglise encore attachée à ses traditions.

Pour ce faire, notre auteur a développé un style particulier qui lui a servi à renforcer sa pensée. Nous pouvons observer que son discours se compose d’archétypes ouverts à l’intervention d’expériences religieuses (ex. : métaphores telles que les énergies « intercentriques »370, « l’Amour-Energie »371, etc.), ce qui permet d’ailleurs d’unir sans problème des Absolus que la foi, la science et l’art tendent en général à rechercher séparément. De plus, il utilise beaucoup de néologismes (ex. : « noosphère »372).

4.2. Le paradigme évolutionniste Quant à l’originalité du contenu, elle touche aussi bien la doctrine

évolutionniste que la théologie. Tout d’abord, notre penseur considère que la matière contient une puissance spirituelle qui évolue vers un point de convergence : le point Oméga. Désormais, l’évolution est la condition même de toute pensée scientifique car elle envahit tout l’univers. Le monde n’est plus un cosmos immobile, mais une cosmogenèse, car il se déploie dans l’espace et dans le temps.373 Le mécanisme générateur de la complexification de l’Univers s’explique en deux temps. D’abord, à l’instar du néodarwinisme, il procède du dehors en ce qui concerne les zones pré-humaines de la vie, c’est-à-dire par tri ou sélection de hasards. Puis le dedans reprend l’avantage à partir de l’Homme, car ce dernier a la capacité de choisir et de conscientiser (cf. le néolamarckisme).374 369 Cf. CUENOT C., « Teilhard de Chardin » in op. cit., p. 251. 370 Cf. TEILHARD DE CHARDIN P., Le Phénomène humain, Paris, Le Seuil, 1955, p. 265. 371 Ibidem. 372 Ibid. 373 Cf. ARNOULD J., L’Eglise et l’histoire de la nature, Paris, Cerf, 2000 (Histoire du christianisme), p. 65. 374 Cf. TEILHARD DE CHARDIN P., L’Avenir de l’Homme, Paris, Le Seuil, 1961, pp. 226-227.

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Mais la particularité de sa perspective évolutionniste se situe surtout dans l’assimilation de ce point de convergence à la figure divine du Christ universel. Ce Christ universel est en fait une synthèse du Christ et de l’Univers. Ainsi, le Jésus de l’histoire prend toute sa dimension, car il prend sur lui non seulement l’histoire de la réalité humaine, mais encore toute l’histoire de l’univers auquel il est biologiquement lié. Si bien que les transformations de l’univers (l’histoire, le devenir et l’évolution) s’identifient à celles du Verbe de Dieu lui-même.375

On peut ainsi se demander comment Teilhard conçoit le péché originel, si la science ne lui trouve aucune place temporelle. Cette question l’a justement incité à écrire une « Note sur quelques représentations historiques possibles du Péché originel » (15 avril 1922).376 Celle-ci présente deux thèmes essentiels du débat entre la théologie chrétienne de la création et la vision scientifique de la nature au cours du XXe siècle. Le premier thème concerne justement l’état de péché à interpréter comme une rupture de l’homme avec lui-même, avec sa propre conscience, avec les autres, avec l’évolution, et enfin avec Dieu, et cela par un acte libre. Autrement dit, Teilhard propose de diffuser la Chute dans l’histoire universelle et de renoncer à une Chute initiale (cf. Adam et Eve) : si le péché est apparu avec l’homme, il appartient avant tout au domaine coextensif de la conscience et de la liberté.377 De plus, le second thème soutient que non seulement la Chute, mais encore la Création, l’Incarnation et la Rédemption sont des événements coextensifs à la durée et à la totalité du Monde en devenir. Mais, comme pour la conception du rapport entre la matière et l’esprit et pour l’idée d’une unification progressive des éléments de la réalité, cette « Note » a donné lieu à des débats et à des critiques.378

En contraste avec ces originalités conflictuelles, nous pouvons cependant constater que notre penseur est « hyperorthodoxe »379, car il insiste sur la personnalisation de chacun tout en fortifiant l’harmonie communautaire. Il s’oppose ainsi à la simple individuation qui émane de la société moderne et nous encourage à travailler constamment au développement de notre identité : le Christ. Bien qu’il reprenne l’annonce du Christ cosmique de saint Paul, son originalité réside ici dans la mise en évidence de la personne au sein du christianisme.380 Cela crée aussi une grande potentialité d’affirmation sociale, contrairement à la neutralité d’un simple groupe d’individus, car la dimension collective reste importante. En effet, Teilhard invite les chrétiens à repenser le sens du travail, de la recherche et du progrès, car ils semblent manquer de

375 Cf. BERGERON I. ; ERNST A.-M., Le Christ universel et l’évolution, Paris, Cerf, 1986, pp. 170-171. 376 Cf. ARNOULD J., op. cit., pp. 66-73. 377 BERGERON I.; ERNST A.-M., op. cit., p. 79. 378 Ibid. 379 Cf. CUENOT C., « Teilhard de Chardin » in op. cit., p. 251. 380 TEILHARD DE CHARDIN P., Le Phénomène humain, p. 264 : « c’est vers l’Autre, qu’il nous faut avancer.

Le bout de nous-mêmes, le comble de notre originalité, ce n’est pas notre individualité, - c’est notre personne ».

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sympathie à l’égard des personnes qui se vouent corps et âme à l’avènement d’un monde meilleur, d’une nouvelle humanité.381

Après cette esquisse générale, nous pouvons désormais approfondir le contenu des extraits que nous avons abordés dans notre analyse : ceux du Phénomène humain382 et de L’Avenir de l’homme383.

5. Le message de Teilhard de Chardin

5.1. Le futur est dans l’hominisation

L’auteur est assez optimiste en ce qui concerne le futur des hommes. Il affirme qu’une progression ultérieure dans le sens d’une hominisation est encore possible, condition nécessaire à cette montée vers la conscience est l’unification de l’Humanité. C’est à travers la synthèse de ce qu’il y a de plus original en chaque individu que chacun peut découvrir sa personne :

« Pour être pleinement nous-mêmes, […] c’est dans le sens d’une convergence avec tout le reste, c’est vers l’Autre, qu’il nous faut avancer. Le bout de nous-mêmes, le comble de notre originalité, ce n’est pas notre individualité, mais notre personne ; […] nous ne pouvons la trouver qu’en nous unissant. […] l’élément ne devient personnel qu’en s’universalisant. » 384.

La personnalisation est le processus par lequel l’élément devient pleinement

soi grâce à la réflexion. C’est « un approfondissement de la conscience sur elle-même »385. Il faut faire attention à ne pas confondre personnalisation avec individualisation. L’individualisation est le processus qui pousse les individus à s’éloigner les uns des autres, en entraînant le Monde en arrière vers la pluralité.386

Maintenant, la question est de savoir suivant quel principe l’Humanité peut s’unifier. Teilhard de Chardin réfléchit au pouvoir de l’amour, la seule force capable d’unir les hommes au fond d’eux-mêmes et de les achever en tant qu’êtres. Il suffit donc d’élargir ce sentiment à tout être. Si l’univers se personnifie et se constitue en foyer des attractions personnelles des hommes, alors l’amour universel devient possible.

381 Cf. BLANCHET B., Teilhard de Chardin, son héritage scientifique et spirituel, Archidiocèse de Rimouski

(Canada), www.dioceserimouski.com/ecol/documents.html, 16.3.05. 382 Op. cit., pp. 256-274. 383 Op. cit., pp. 207-277. 384 Cf. TEILHARD DE CHARDIN P., Le phénomène humain, p. 264. 385 Cf. id., p. 261. 386 Cf. id., p. 264.

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Dans L’avenir de l’homme387, l’auteur précise que le principe de rapprochement doit venir de l’intérieur. Un principe imposé de l’extérieur ne peut que donner lieu à une union temporaire. C’est pourquoi Teilhard de Chardin creuse dans le cœur des hommes pour trouver un sentiment fort, irréversible, qui puisse être le ciment de l’Humanité. Sa recherche aboutit à la foi en l’homme : existant depuis toujours, elle est la seule foi commune à tout le monde. Elle est à la base de toute idéologie, car si l’on n’a pas confiance en l’homme, on ne peut pas espérer qu’un monde meilleur soit possible et atteignable. Etant donné que « par nature tout ce qui est foi monte et tout ce qui monte converge inévitablement »388, la rencontre de toutes les croyances à l’apparence si inconciliables (ex. christianisme et marxisme) est possible.

En conclusion, pour évoluer, il suffit de reconnaître Oméga, le Centre de nos centres, le « groupement où personnalisation du Tout et personnalisation élémentaires atteignent leur maximum. »389

5.2. Les lignes directrices de l’évolution

Dans L’avenir de l’homme,390 Teilhard de Chardin affirme qu’il est vain de

faire des calculs précis concernant l’évolution, sa durée, etc. Cependant il est possible de retracer ses trois lignes directrices : unification, technisation et rationalisation. Premièrement, comme conséquence de la croissance démographique, les hommes sont contraints à l’interaction et ils réagissent en s’organisant. L’aboutissement est une organisation au niveau global, l’Humanité. Deuxièmement, la montée de la technique : elle est un phénomène irréversible, car elle facilite et multiplie notre action en nous conduisant vers un « maximum de conscience par un minimum d’effort »391, la réalisation d’un rêve. Troisièmement, le processus de rationalisation, selon lequel l’homme cherche à tout penser et à tout expérimenter jusqu’au bout.

Dans L’avenir de l’homme392 Teilhard de Chardin affirme que l’évolution se définit par quatre propositions conséquentes:

1. Dans l’Univers matériel, la Vie est l’essence du phénomène : la Vie est rare, parce que, en étant une forme supérieure de l’évolution, elle n’arrive pas à se former partout.

2. Dans le Monde biologique, la Réflexion (=Homme) est une forme supérieure de la Vie : l’espèce humaine a acquis la possibilité de prévoir et d’inventer, en devenant le moteur et le guide de l’Evolution grâce à l’émergence de l’intelligence et de la pensée.

387 Cf. TEILHARD DE CHARDIN P., L’avenir de l’homme, pp. 207-214. 388 Cf. id., p. 213. 389 Cf. TEILHARD DE CHARDIN P., Le phénomène humain, p. 264. 390 Cf. id., pp. 259-269. 391 Cf. id. p. 261. 392 Cf. TEILHARD DE CHARDIN P., L’avenir de l’homme, pp. 243-255.

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3. Dans le Monde humain, le phénomène social marque un progrès essentiel de la Réflexion : comme atomes et cellules se sont organisés suivant la loi de la sélection naturelle, les hommes ont choisi de vivre en société.

4. Dans l’organisme social humain, le phylum chrétien représente l’axe de la socialisation. C’est la rencontre entre la foi chrétienne et la science : l’aboutissement de la maturation envisagé par la science. L’accomplissement de la personne par l’association aux autres, coïncide avec l’état qui surviendra au moment de la Parousie (établissement du Royaume de Dieu). C’est pourquoi on peut affirmer que le christianisme est la foi qui soutient l’Evolution : elle active les hommes en maintenant vif leur « élan vital ». En outre, pour le chrétien :

« le succès biologique finale de l’Homme sur Terre est, non seulement une probabilité, mais une certitude : puisque le Christ (et, en Lui, virtuellement le Monde) est déjà ressuscité. »393

5.3. La moralisation de l’évolution

Comme on l’a vu, l’évolution ne se termine pas avec l’Homme, car

l’Humanité a une nature convergente : l’espèce humaine tend inévitablement vers l’unification. C’est pourquoi sur Terre la Matière est engagée dans un processus d’arrangement continu. Deux éventualités sont aux origines de cette marche vers une organisation croissante. Selon la logique de la théorie darwinienne, Teilhard de Chardin envisage un arrangement « du dehors », guidé par la sélection automatique. Suivant la pensée de Lamarck, il propose une origine interne : l’invention, c’est-à-dire toute activité humaine qui contribue à la construction de la Noosphère à travers le déploiement de nouvelles forces d’agencement de la Matière. Précisons que la Noosphère correspond spatialement à la biosphère, mais par sa nature centrée, réfléchie, elle est une sorte d’ « individualité supérieure », de « super-conscience »394.

Même si dans l’histoire, la sélection automatique a occupé une place dominante, c’est dans l’invention que se trouve la puissance de renouvellement et de rebondissement du Monde :

« Née sous les apparences et le signe du Hasard, c’est seulement par la finalité réfléchie lentement conquise, que la Vie peut espérer s’élever désormais plus outre, par effet d’auto-évolution, dans la direction conjuguée de la plus haute complexité et de la plus grande conscience. »395

393 Cf. id., p. 269. 394 Cf. id., p. 224. 395 Cf. id., pp. 226-227.

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A ce stade, une question se pose : comment alimenter l’« élan humain » vers l’Evolution ? Comment entretenir son inventivité ? Si le but est la montée irréversible dans le Personnel, conjugaison de complexité et de conscience, alors l’Univers doit répondre aux exigences fonctionnelles de l’activité humaine. L’Univers le plus stimulant est celui qui a le plus haut « coefficient d’activance ».

Cependant, arrivé à un certain bout, le progrès de la science se charge d’obligations internes : l’autorégulation correspond à une moralisation, dont découle un nouveau besoin spirituel. Les différentes croyances expliquent la recherche de l’homme d’une vision du monde qui active et libère l’âme humaine. Selon Teilhard de Chardin le christianisme est la foi destinée à triompher grâce à « son extraordinaire pouvoir d’immortaliser et de personnaliser dans le Christ »396.

En résumé:

« l’évolution terrestre de la Vie, si vraiment elle se prolonge et se continue dans une hominisation étendue à l’échelle de la Noosphère, ne saurait rejaillir pour un nouveau bond sans se moraliser, et même, dans la mesure où elle requiert une “foi”, sans se “mysticiser”. »397

6. La portée de son œuvre dans le monde ecclésiastique

6.1. Une oeuvre livrée aux polémiques (1955-1961)

Du vivant de Teilhard de Chardin, l’Eglise catholique lui a imposé le silence

sur ses idées et ses ouvrages n’ont jamais paru. Or, dans les jours qui suivent sa mort, la presse l’acclame comme un génie (ex. : Le Monde du 13.04.55, Le Figaro du 16.04, etc.). Ces journaux relatent la censure implicite dont il a été victime et soulignent une fâcheuse conséquence : l’impossibilité de débats publics qui auraient non seulement facilité la compréhension de son œuvre mais qui auraient aussi contribué à alimenter les réflexions du penseur.398

En France, sa congrégation réagit dans la revue jésuite Etudes en honorant le bon comportement du scientifique mais ne porte pas de jugement clair sur le fond de son œuvre, encore mal connue.399 Dans un premier temps, les jésuites tentent d’empêcher la publication de ses essais pour ne pas causer de scandale. Puis, devant le fait accompli, ils s’abstiennent de toute condamnation officielle pour éviter une nouvelle polémique avec le monde scientifique.400 Toujours est-

396 Cf. id., p. 235. 397 Cf. ibid. 398 Cf. D’OUINCE R., Un prophète en procès : Teilhard de Chardin dans l’Eglise et son temps, Aubier-

Montaigne, Paris, 1970, p. 188. 399 Cf. id., pp. 198-199. 400 Cf. id., p. 201.

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il qu’il est accusé « d’égarer les croyants ».401 Aujourd’hui, il demeure suspect aux yeux de sa congrégation et plutôt mal considéré. Par contre, les jésuites d’Italie se montrent plus sévères dans l’examen de l’Auvergnat. Quelques-unes de ses idées fondamentales sont réprouvées le 17.12.1955 dans la Civilta cattolica, à savoir l’évolutionnisme comme paradigme scientifique incontestable (car il ne se plie pas aux recommandations de Humani generis), sa conception moniste de l’univers (en vertu de laquelle rien ne peut apparaître à un stade de l’évolution s’il n’est pas en germe dans un stade inférieur), l’absence de création ex nihilo sui et subjecti et l’absence d’allusion au monogénisme défendu par le Vatican.402 Du coté du Vatican, Teilhard est honorablement considéré en tant que savant mais qualifié d’ « amateur incompétent et dangereux » en matière religieuse.403

Or, ses écrits deviennent des succès littéraires qui provoquent l’effervescence des lecteurs. Ainsi, neuf mois après son décès, en face d’une audience populaire passionnée, la revue Etudes porte enfin un jugement plus détendu sur le jésuite. Trois ouvrages sont édités en 1958 sur le Père Teilhard.404 Néanmoins, de 1955 à 1961, une grande tension reste palpable dans l’opinion publique et l’autorité ecclésiastique.

6.2. La révision d’un procès (1961) Le revirement de l’opinion romaine sur Teilhard de Chardin a justement lieu

en 1961, lorsque le T.R.P. Janssens (Supérieur Général de la Compagnie de Jésus) lève l’interdit qui pesait sur sa mémoire.405 René d’Ouince ne donne pas d’explications très claires sur les détails qui entourent sa réhabilitation. Il semble qu’il fut le bénéficiaire de l’attitude favorable de Jean XXIII et des dissensions entre les écoles théologiques et les congrégations romaines lors des phases préparatoires du concile Vatican II. Quoiqu’il en soit, le Père de Lubac, l’un des meilleurs théologiens de la compagnie jésuite et aussi ami de Teilhard, commente moins d’un an après ses réflexions dans La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin. Pour la première fois, ses écrits reçoivent une appréciation positive et sont même jugés conformes à l’orthodoxie. C’est le début de ce que René d’Ouince qualifie de « révision d’un procès »406, à laquelle plusieurs théologiens vont s’aligner pour réhabiliter le jésuite français.

Par conséquent, le climat s’envenime au Saint-Siège et, sous la pression des théologiens du Saint-Office, toujours hostiles à la théologie de Teilhard, un Monitum paraît dans l’Osservatore Romano le 1er juillet 1962.407 Les griefs à son

401 Cf. id., p. 203. 402 Cf. id., p. 204. 403 Cf. id., p. 200. 404 Cf. id., p. 210. 405 Cf. id., p. 214. 406 Id., p. 219. 407 Cf. id., p. 220.

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encontre sont « les ambiguïtés au sujet de la notion de création et de la liberté de l’acte créateur, la répugnance à admettre la transmission héréditaire du péché originel, la méconnaissance des frontières profondes qui séparent la matière de l’esprit ».408 Désormais, deux positions s’affrontent sur le sort de l’œuvre de Chardin : certains théologiens de sa compagnie reconnaissent que, malgré les ambiguïtés, le sens de son œuvre est profitable au christianisme, alors que les théologiens du St- Office stipulent que « les erreurs de Teilhard sont telles que son œuvre est inutilisable par un chrétien soucieux de témoigner authentiquement de Jésus-Christ. »409 Ainsi, le débat se poursuit dans les milieux ecclésiastiques, où le Monitum de 1962 pèse toujours sur le Père jésuite.

Relevons également que l’influence de la pensée teilhardienne interfère indirectement dans les débats du concile Vatican II. On peut y percevoir l’influence de ses idées dans le texte conciliaire Gaudium et Spes. Les thèmes suivants, inaugurés par le Concile, se rapprochent étrangement du sens de l’œuvre teilhardienne410 : optimisme convaincu dans l’avenir, achèvement du monde comme tâche essentielle de l’homme et socialisation comme processus d’unification. Ainsi, l’Eglise prend conscience que l’Amour de Dieu passe par l’Amour des hommes et que la construction de la cité céleste passe à travers celle de la cité terrestre. Par contre, le thème de l’évolution biologique est totalement absent des débats. 7. Conclusion À présent que nous connaissons mieux les caractéristiques de l’œuvre de Teilhard de Chardin, nous pouvons essayer d’en tirer quelques conclusions probantes d’abord en relevant les points qui nous semblent importants puis en tentant de les inclure dans une perspective réformiste. Commençons par relever qu’elle constitue une manière originale de repenser la place de Dieu, celle de l’homme et du rôle de ce dernier. Elle a redéfini leur relation en des termes radicalement innovants puisqu’il lui a intégré des variables dynamiques et scientifiques. Elle a par ailleurs offert à l’humanité de reconsidérer sa véritable dimension en expliquant qu’elle se trouvait à la pointe de l’évolution universelle et que, de ce fait, elle disposait d’un rapport privilégier au divin. D’un point de vue idéologique, elle ne cherche pas à conformer l’ordre du monde aux impératifs de la théologie classique. Elle procède même de manière inverse : c’est au cœur même des ressources eschatologiques traditionnelles qu’elle puise les figures qui lui permettent de démontrer la cohérence de l’évolution. Cette audace intellectuelle confère à l’œuvre de Teilhard un indéniable statut

408 Id., p. 221. 409 Id., p. 222. 410 Cf. ARNOULD J., Darwin, Teilhard de Chardin et Cie, l’Eglise et l’évolution, Paris, Desclée de Brouwer,

1996, pp. 104-115.

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visionnaire – certains ont même dit « prophétique »411. Il a, entre autres, pressenti le grand retour des aspirations mystiques et spirituelles au sein de la société occidentale - retour qui va véritablement se populariser dans le sillage de Vatican II et que certains sociologues des religions ont évoqué en termes de « recomposition du fait religieux »412. Il est à ce propos intéressant de constater que, parmi les formes chrétiennes issues de ce regain spirituel, il en est de nombreuses qui revendiquent explicitement leur attachement à l’œuvre de Teilhard de Chardin - à l’image de certaines mouvances du Renouveau charismatique français413. On pourra en outre reconnaître dans la description de certains concepts teilhardiens l’annonce des grands changements qui vont bouleverser la société vers la fin du XXe siècle – l’émergence des phénomènes de conscience collective, de réseau ou encore de globalisation (cf. la notion de noosphère). Cette originalité de pensée ne va d’ailleurs pas sans poser des questions essentielles sur la dimension identitaire d’une religion. Peut-on encore rattacher une vision aussi téméraire que celle de Teilhard au canon traditionnel chrétien ou est-elle déjà trop altérée pour y prétendre ? Cette question de filiation figure bien le défi que représente, pour une institution religieuse, une pensée réformiste issue de ses propres rangs – ce considérant qu’il est toujours inconfortable pour elle d’accuser l’un de ses membres de dissidence alors que ce dernier, dans les faits, ne défie ni son autorité ni sa hiérarchie. C’est d’autant plus vrai lorsque que celui-ci possède des compétences qui ne relèvent pas du seul domaine théologique et qu’elles sont, de surcroît, unanimement saluées dans le monde scientifique…

Le revirement progressif de l’Eglise catholique à l’égard de l’œuvre de Teilhard laisse penser que, à défaut d’avoir ouvertement cédé aux pressions réformistes, elle entendait désormais intégrer à ses réflexions les perspectives révélées par la science. En ce sens, Teilhard a su démontrer que le catholicisme disposait au cœur même de sa tradition de puissantes ressources pour appréhender l’évolution du monde.

Il pourrait à présent être intéressant de s’inspirer de la posture adoptée par Teilhard pour discuter des différences que l’on peut relever entre la démarche du réformateur et celle du réformiste.

8. Bilan

411 Cf. CUENOT C.: « Teilhard de Chardin » in op. cit., p. 844 . 412 Cf. HERVIEU-LEGER D. : « Croire en modernité : aspect du fait religieux contemporain en Europe », in

LENOIR F. ; TARDAN-MASQUELIER Y.(dir.) : Encyclopédie des religions, Paris, Bayard Editions, 2000, p. 2089.

413 Cf. BASTIAN B., La fécondité spirituelle de Teilhard de Chardin : Témoignage de la Communauté du Puits de Jacob, Fondation Pierre Teilhard de Chardin, www.teilhard.org/panier/ 1_fichiers/Pere.Bernard.Bastian.pdf, 8.11.2003.

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Sur un plan méthodologique, nous n’avons pas rencontré de difficultés majeures dans l’élaboration de notre travail. Un large éventail d’ouvrages est facilement accessible sur l’œuvre de Teilhard de Chardin, ce qui a rendu les recherches documentaires peu contraignantes. La confrontation de ces nombreuses études nous a justement permis de mieux saisir toute la complexité de la pensée teilhardienne.

Sur un plan plus pratique, le véritable défi fut d’agencer adéquatement le travail entre quatre personnes, sans compter les inévitables dilemmes lorsqu’il s’agit de fixer une date de rencontre entre quatre emplois du temps différents.

D’autre part, la densité du sujet est telle, qu’il devient très ardu de cantonner une analyse à une quinzaine de pages. D’une manière plus générale, le thème du séminaire peut sembler trop vaste… En effet, il est difficile d’avoir une vision globale du phénomène de réforme dans un champ de comparaison si large. Les divers réformismes abordés dans les trois traditions religieuses ne nous apparaissent que comme des aperçus fugitifs. Il aurait été plus profitable de resserrer les bornes spatiales ou temporelles, en demandant éventuellement de plus courts travaux, et en diversifiant les méthodes d’enquêtes. Il en résulterait peut-être une approche mieux ciblée sur la question de la réforme avec d’avantage de réflexions personnelles et de débats. De plus, une base de connaissances communes et approfondies dans un seul domaine d’étude (p.ex. le réformisme dans le christianisme) ainsi qu’une continuité dans l’enchaînement des exposés aurait apporté plus de cohésion à ce séminaire.

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9. Bibliographie

Œuvres de P. Teilhard de Chardin :

- L’Avenir de l’Homme, Paris, Le Seuil, 1961, p. 207-277. - Le Phénomène humain, Paris, Le Seuil, 1955, p. 256-274.

Ouvrages généraux : - ARNOULD J., Darwin, Teilhard de Chardin et Cie, l’Eglise et l’évolution, Paris, Desclée

de Brouwer, 1996. - ARNOULD J., L’Eglise et l’histoire de la nature, Paris, Cerf, 2000 (Histoire du

christianisme). - BERGERON I. ; ERNST A.-M., Le Christ universel et l’évolution, Paris, Cerf, 1986. - CUENOT C., Ce que Teilhard a vraiment dit, Paris, Stock, 1972. - D’OUINCE R., Un prophète en procès : Teilhard de Chardin dans l’Eglise et son temps,

Aubier-Montaigne, Paris, 1970. - MINOIS G., L’Eglise et la science, Histoire d’un malentendu. De Galilée à Jean-Paul II,

Fayard, France, 1991.

Articles encyclopédiques : - CUENOT C. : « Teilhard de Chardin » in Encylopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia

Universalis 1968, vol. 15 (2002, vol. 22). - DELUMEAU J. : « Jésuites » in Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia

Universalis, 1968, vol. 9. - HERVIEU-LEGER D. : « Croire en modernité : aspect du fait religieux contemporain en

Europe », in LENOIR F. ; TARDAN-MASQUELIER Y., (dir.) : Encyclopédie des religions, Paris, Bayard Editions, 2000.

- MOONEY C. F., Teilhard de Chardin, Pierre, in : ELIADE, M. (éd.), The Encyclopedia of Religion, New York, 1987, vol. 14.

- POULAT E. : « Modernisme » in Encyclopaedia Universalis, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1968, vol. 11.

Ressources Internet :

- BASTIAN B., La fécondité spirituelle de Teilhard de Chardin : Témoignage de la Communauté du Puits de Jacob, Fondation Pierre Teilhard de Chardin, www.teilhard.org/panier/ 1_fichiers/Pere.Bernard.Bastian.pdf, 8.11.2003.

- BLANCHET B., Teilhard de Chardin, son héritage scientifique et spirituel, Archidiocèse de Rimouski (Canada), www.dioceserimouski.com/ecol/documents.html, 16.3.05.

- COLIN P., Modernisme et crise moderniste, Esprit & Vie. Revue catholique de formation permanente, http://www.esprit-et-vie.com/breve.php3?id_breve=63, 14.12.2005.

- PELLETIER D., Du dialogue philosophique à la crise du modernisme chrétien, Association Religions – Laïcité – Citoyenneté, http://www.arelc.org/article.php3?id_article=152, 12.10.2005.

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Théologie de la libération et Magistère de l’Eglise:

un rapport impossible?

Présenté par Davide Pesenti

1. Introduction

2. Questionnement théologique fondamental et encadrement de la démarche de

la Théologie de la libération

3. La réception par le Saint Siège: analyse de deux textes principaux

3.1 «Libertatis nuntius» (1984) 3.2 «Libertatis coscientiae» (1986)

4. Réflexion socioreligieuse

5. Mouvement réformiste et Institution: entité et rapport entre Théologie de la

libération et le Magistère de l’Eglise catholique

6. Conclusion

BIBLIOGRAPHIE

1. Introduction Au début des années septante du siècle dernier, les églises locales d’Amérique latine ont vu naître une nouvelle façon de “théologiser”, de percevoir et d’interpréter l’action concrète dans la vie quotidienne des fidèles dans leur foi en Jésus Christ. Il s’agissait d’une “nouvelle théologie” ou - pour mieux dire - d’une approche différente et innovatrice. L’Eglise, et son Magistère en particulier, a dû s’y confronter dès le début portant aussi de nombreux théologiens européens à y réfléchir. Perçue et désirée comme réforme sociopolitique et religieuse par ses fondateurs, la Théologie de la libération (TdL) a lancé un débat entre quelques théologiens latino-américains et le Magistère de l’Eglise catholique qui, après une décennie, s’exprimait à plusieurs reprises sur ce sujet. Le rapport entre les théologiens de la libération et le Saint Siège n’a pas toujours été aisé, mais il serait jugé d’une manière limitée et réductive, si on se limitait seulement à le voir comme conflictuel, non productif et dans un enjeu de condamnation. Afin de mieux percevoir les motivations apportées du Magistère à l’égard de cette théologie et les diverses conséquences de ses prises de position, il est important d’approfondir (même si je ne peux le faire que d’une manière superficielle) les argumentations théologiques du Saint

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Siège. L’engagement d’une analyse des textes centraux dans cette discussion représente précisément une nécessité. D’une part, afin de saisir profondément la réception et les réactions de l’Eglise officielle romaine et, d’autre part, dans le but d’éviter, a priori, des positions critiques qui n’aident aucunement à la systématisation et compréhension de la problématique. C’est une problématique théologique qui surgit et s’articule sur des interprétations du rôle et des approches à l’intérieur de cette science de la foi qui sont différentes ou, même parfois, opposées. C’est à l’aide de deux textes publiées par la Congrégation pour la doctrine de la foi (”Libertatis nuntius” de 1984 et ”Libertatis coscientiae” de 1986) que ce travail tente d’approfondir les enjeux théologiques et sociaux que la confrontation du Saint Siège présente avec cette nouvelle théologie. En ne voulant pas être un texte apologétique, ce travail focalise son point de vue sur les positions du Magistère et découvre les éléments principaux de son argumentation théologique ainsi qu’une réflexion comparée. Cette analyse ne se fige pas à une lecture de condamnation, mais en essayant de clarifier la réception de la TdL, elle désire approfondir la thématique exposée précédemment en répondant à la question de base suivante: Quel rapport existe-t-il entre la Théologie de la libération et le Magistère de l’Eglise catholique romaine? Ce travail de re-découverte positive des problématiques socio théologiques au sujet de la théologie de la libération se structure en trois parties: une première partie systématique approfondit une définition et la pertinence du concept de la TdL. Elle sera suivie par une deuxième partie herméneutique et analytique qui se concentre sur les deux textes du Magistère. Une troisième partie descriptive et comparative, qui essaiera d’analyser les rapports entre l’Institution et la TdL, conclura cette étude sur ce thème important et débattu à l’intérieur de la théologie chrétienne de la fin du XXème siècle. 2. Questionnement théologique fondamental et encadrement de la démarche de la Théologie de la libération Gustavo Gutierrez (Lima 1928), au début de son œuvre “Teologia de la liberacion“414, s’interroge sur la signification de la théologie. Afin d’aborder la thématique du travail, je mentionne quelques questions théologiques qui présentent une approche différente au concept de la TdL pour les théologiens. Elles ne peuvent pas être approfondies dans ce travail, mais constituent l’arrière fond de toute l’analyse suivante et leurs importances ne peuvent être négligées. Puisque la théologie est une réflexion et une étude415 sur les données de la Révélation en Jésus Christ, son but principal peut-il être de soutenir 414 Cf. GUSTIAVAO GUTIERREZ, Teologia de la liberacion, Perspectivas, Salamanca 1987. 415 Cf. Catechismo della Chiesa Cattolica, Città del Vaticano, 19992, p. 43-44.

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théoriquement des données pratiques dans le but de l’action concrète, comme chez les théologiens de la libération? La réflexion théologique qui souhaite envisager une reforme à divers niveaux peut-elle être à la base d’une démarche sociopolitique révolutionnaire? Les pages qui suivent exposent des réponses diverses et portent à des conclusions incompatibles l’une avec l’autre et créent des incompréhensions. Afin de cadrer le sujet de ce travail, il est nécessaire de présenter une définition de Leonardo Boff (Concordia 1938), un des pères de la TdL, qui présente le but et la démarche des théologiens de la libération: « Le théologien de la libération se tourne vers les Saintes Ecritures en charriant avec lui toute la problématique, la douleur et l’espérance des opprimés. Il demande lumière et inspiration à la Parole divine dont il opère ici une nouvelle lecture : l’herméneutique de la libération »416. Par cet extrait, on déduit que les points centraux de la réflexion sont l’attention aux opprimés, une conception précise de la libération et de l’action ainsi qu’une “nouvelle lecture” réalisée d’après une herméneutique des textes bibliques dans l’intention d’aider les hommes dans la réalité où ils vivent. Mais de quel genre d’herméneutique s’agit-il? Comme il va suivre dans le prochain chapitre, la divergence se situe au niveau de la compréhension d’un texte ou d’une réalité, ainsi que dans le choix des moyens adéquats pour atteindre ce travail de compréhension; ce sont ces différences qui créent des points de friction. 3. La réception par le Saint Siège: analyse de deux textes principaux Dans ce chapitre, deux textes importants seront présentés. Ils analysent d’une part la légitimité des moyens pour une libération de toutes oppressions sociales, politiques, etc. et, d’autre part, clarifieront les points centraux de la démarche argumentative du Saint Siège afin d’expliquer les motifs principaux des divergences. 3.1 “Libertatis nuntius” (1984) Le premier texte dédié au sujet de la théologie de la libération a été publié en 1984 sous le titre : “Instruction de la congrégation de la foi sur quelques aspects de la théologie de la libération”417. Il s’agit d’un texte qui, dans son approche méthodologique (de la théorie à la praxis) et dans sa démarche argumentative (essentiellement théologique), se distingue clairement de la réflexion de la TdL, elle-même liée à des aspects concrets, politiques et idéologiques.

416 BOFF, Leonardo et Clodovis, Qu’est-ce que la théologie de la libération, Paris 1987, p.59. 417 Cf. SEKRETARIAT DER DEUTSCHEN BISCHOFSKONFERENZ (Hg), “Instruktion der Kongregation für die Glaubenslehre über einige Aspekte der «Theologie der Befreiung», in Verlautbarungen des Apostolischen Stuhls 55-64, Bonn 19842.

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Afin de clarifier l’incompatibilité sur certains points de la TdL avec la foi de l’Eglise et en les critiquant sous différents aspects, le Magistère se concentre particulièrement sur le principe de la “lutte des classes”. Ce principe est pris en considération comme une clé herméneutique déterminante pour toute l’action libératrice. Dans ce texte, les discours se déroulent essentiellement sur deux voies distinctes: (a.) celle des théologiens de la libération - qui mettent l’accent essentiellement sur une modification des structures sociales établies pour une vie meilleure des hommes - s’orientant au niveau sociopolitique, tandis que l’autre (b.) - celle du Magistère - se concentre sur un changement de la personne qui, elle-même, métamorphosera la société. Des concepts centraux présents dans cette réflexion comme la justice, la responsabilité sociale et la solidarité avec les pauvres et les opprimés ont été de nombreuses fois traités dans plusieurs autres textes418. Le but principal de ce texte est d’orienter les pasteurs et les fidèles en les rendant attentifs à certains dangers de déviation qui ont leur origine dans certains courants de la pensée marxiste qui peuvent détruire la foi et que l’approche de la TdL présente. Ces concepts et ces idéologies, que certains théologiens intègrent sans une suffisante critique dans leur réflexion théologique, deviennent hybrides et difficile à discerner. Il est important de souligner à quel point la critique du Saint Siège n’est pas orientée à tous les courants de la TdL, mais uniquement à la théologie qui, spécifiquement, présente les éléments critiques suivants: a. une “nouvelle interprétation” de la foi et de la vie chrétienne qui s’éloigne de l’enseignement traditionnel de l’Eglise (par exemple, la réduction des concepts “Eglise des pauvres”, “Eglise du peuple” à “Eglise de classe”). b. une orientation qui intègre des éléments du marxisme dans une théologie propre à elle même, qui les applique inconditionnellement à une réalité déterminée, en ne faisant preuve ni d’un sens critique face à cette idéologie, ni d’une analyse adéquate de la situation sociale spécifique. c. un retour à une herméneutique biblique rationaliste. Elle s’éloigne de l’engagement pour les pauvres et met tout d’abord l’accent sur la lutte des classes ou la révolution sociopolitique et non individuelle et spirituelle. En énumérant synthétiquement les points centraux de l’argumentation présentés dans ce texte, cette analyse tente à montrer quelles sont les différences d’approche entre le Magistère et les théologiens de la libération, afin d’approfondir les sources des divergences et des incompréhensions: 418 Ces concepts sont présents p.ex. dans les textes “Gaudium et Spes”, “Mater et Magistra”, “Pacem in terris”, “Evangelii nuntiandi”, “Redemtor hominis”, “Laborem exercens” etc.

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1. Préalablement esquissé, la base des divergences a son origine initialement dans un problème d’ordre herméneutique difficilement surmontable puisqu’il s’agit de deux manières divergentes de comprendre ce terme. De quelle libération s’agit-il et de quoi devons-nous être libérés? Cette question théologique peut de prime abord sembler trop “technique”. Cependant après la lecture de ce texte, il en ressort qu’elle représente le centre de toutes les discussions et visions différentes à l’égard de la conception de la liberté. Deux types de libération nous sont effectivement présentés: leurs compréhensions dépendra de l’accent que les deux courants théologiques mettent dans la signification du concept de libération. Il s’agit d’une part (a.) d’une conception de libération des esclavages liée à la vie sur la terre et dans notre société défendue par la TdL et d’autre part (b.) d’une libération des péchés qui sont à l’origine de toutes les injustices selon la conception du Magistère. Afin d’expliquer au mieux sa position, le Magistère ajoute le concept de “libération chrétienne”: c’est le Christ le libérateur des hommes. Il les a libérés du péché et de l’esclavage de la loi et de la chair. C’est cette catégorie de “liberté spirituelle” qui est mise au centre du discours; toutes autres libertés sont liées et dépendantes d’elle et sont donc de second ordre. 2. Afin d’expliquer cette interprétation du concept de libération, le Magistère procède à l’analyse de certains éléments bibliques. La conclusion de sa réflexion expose que les libérations dans l’Ancien Testament (Exode, prophètes,…) ne peuvent pas être limitées et réduites à une libération de nature (socio) politique, (comme chez certains théologiens de la libération), mais doivent être inscrites dans un plan religieux, en s’agissant d’une nouvelle alliance, qui amènent tout d’abord le salut spirituel et personnel de l’homme. Dans le Nouveau Testament (notamment dans les Béatitudes) le commandement de l’amour fraternel sera celui qui deviendra définitivement la loi suprême de la vie sociale. Dans cette approche, le point de départ de toutes formes de libération est la libération individuelle du péché. Cette libération, donnée par la grâce du Christ, aura a posteriori des conséquences au niveau social et collectif. On présente ainsi la création d’un homme nouveau comme point de départ et condition sine qua non pour toutes autres nouvelles créations. C’est seulement dans un deuxième temps que les mauvaises structures sociopolitiques changeront. En effet l’origine du mal présent dans les structures est déterminée par l’action de la personne libre et responsable et réside en elle-même. C’est dans la grâce du Christ que la personne peut vivre et agir comme une nouvelle créature qui contribue à changer son entourage social. Une perspective semblable critique l’attitude souvent présente chez les théologiens de la libération d’une révolution radicale qui est tout d’abord dans les structures sociopolitiques et étatiques. C’est une transformation sociale qui réussit à

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amener immédiatement à la liberté individuelle. Cette attitude met inévitablement au deuxième plan le renouvellement de l’individu et sa liberté personnelle et se heurte ainsi à la conception du Magistère. 3. On souligne d’autre part, que le désir des peuples de liberté individuelle, de justice sociopolitique et d’égalité est perçu comme particulièrement important. On le désigne comme “signe des temps” qui conduit à des questions importantes pour l’Eglise et qui doit mobiliser tous les chrétiens. Le Magistère n’a pas l’intension de nier l’existence des problèmes et ne critique pas les intensions de la TdL. Au contraire, il est conscient des problèmes et rend attentif à ne pas oublier la conception chrétienne de liberté. Le Magistère désire souligner le fait que tous les moyens ne sont pas justifiés pour atteindre les buts préfixés de libération. C’est précisément l’existence de deux aperçus différents de la manière d’agir qui est à la base des divergences. Quelle est la voie chrétienne à prendre dans l’engagement afin de résoudre les situations sociales? Le magistère rend vigilant les acteurs dans le but de ne pas se concentrer et se limiter au combat pour la justice sociale et la liberté humaine au niveau sociopolitique et économique - “un Evangile terrain” - au détriment de l’Evangile du Salut qui représente l’action salvifique du Christ. 4. Un autre point central de la critique du Magistère est une prise de position claire sur l’analyse et l’idéologie marxiste à laquelle certains théologiens se sont orientés afin de rechercher les causes des situations de soumission et de pauvreté pour trouver des solutions. Le danger principal est décrit dans le fait que les théologiens utilisent des instruments présents dans le marxisme comme méthode d’analyse sociale. Il s’agit d’un schéma d’interprétation et de concepts (comme par exemple la lutte des classes) qui ont été acquis dans un contexte sociopolitique déterminé et qu’ils appliquent à une réalité différente, écartant les liens propres avec cette idéologie. Le texte souligne aussi comment l’athéisme ou la négation de la liberté humaine se situent au centre de la conception marxiste. Une telle intégration de cette conception dans la théologie représente une incohérence puisqu’elle affirme le contraire. C’est ainsi que les critères appliqués dans une réflexion théologique peuvent être exclusivement de caractère théologique et que les résultats des recherches d’autres sciences doivent être mis à une stricte épreuve critique afin d’en déduire leur utilité et pertinence. Les références à une vision marxiste du monde entraînent les théologiens de la libération à prendre des positions ainsi qu’une image de l’homme qui ne sont pas associables aux valeurs chrétiennes. En se situant sur un niveau pratique, le Magistère souligne que la TdL ne débute pas d’un donné de fait pour son analyse (par exemple les différents niveaux sociaux), mais c’est la théorie de la “lutte des classes” qui devient la loi structurelle de base, le moteur de l’histoire de l’homme. La conséquence de toute cette théologie est que le royaume de Dieu est identifié avec le mouvement

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de libération. Autrement dit, dans sa propre évolution historique, l’homme réussit à se sauver lui-même grâce à son action de lutte en tant que telle ainsi que celle des classes, qui est à contre sens de la foi de l`Eglise catholique. Ce présente ainsi le danger de nier la réalité théologique des vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité, et à politiser la foi ; toutes les expressions de foi son ainsi soumises à des critères politiques. Cette échelle de valeur n’est pas acceptée par l’Eglise puisqu’elle écarte la vérité de foi transcendante pour laisser place à des vérités politiques et immanentes. Confondre les pauvres des Ecritures avec le prolétariat signifie idéologiser le sens de la pauvreté chrétienne et en réduire sa signification. 5. Somme toute, l’incompréhension est causée, selon le Magistère, par le présupposé des théologiens de la libération que la position des classes soumises est la seule qui détient la vérité. De ce fait, ils élèvent au premier rang une pratique révolutionnaire à “vérité théologique” et éloignent le rôle premier qu’a la foi. Cette vision appelée “herméneutique des classes” mène à une relecture exclusivement politisée des Ecritures qui est limitée et oublie la nouveauté du Nouveau Testament dans la personne du Christ. De même, l’Eglise est vue dans cette structure en classes et le Magistère est considéré comme faisant partie de la classe opprimante. Le Magistère ne peut admettre cette vision qui s’éloigne de la Tradition, qui n’adhère pas à une exégèse ouverte à tous les croyants, néglige la sacramentalité de la hiérarchie et se limite à une analyse sociologique. 6. Cette analyse des diverses démarches déduit les trois points suivants : a. Après un premier éclairage, l’origine des problèmes de compréhension est discernée clairement. Les principales différences sont liées à l’herméneutique, à la vraie dimension des textes bibliques, à la définition et but d’une réflexion théologique sur le concept de “liberté” et aux méthodes d’argumentations sociologiques ou théologiques. b. Toute critique est faite pour (re)mettre l’être humain, indépendamment de son apparence dans l’échelle sociale, et sa capacité morale au centre d’une lutte de libération et de conquête d’une justice sociale. Un justice qui se base sur une anthropologie chrétienne, et non matérialiste, suffisamment définie: l’homme en tant qu’image de Dieu et appelé à la grâce du salut. c. Le caractère théologique de la réflexion montre comme la seule approche sociologique est considérée comme limitée et réductive. La critique désire avoir aussi un caractère constructif; elle amène à un profond engagement dans l’esprit

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des Béatitudes et s’oppose à toutes formes de violence révolutionnaire et à une politisation de la vie humaine. 3.2 “Libertatis coscientiae” (1986) Un autre texte fondamental du Magistère qui parle du concept de liberté et plus indirectement de la TdL est l’ “Instruction de la congrégation pour la doctrine de la foi sur la liberté chrétienne et la libération”419. Publié en 1986, ce texte élargit le champ de la réflexion commencé avec “libertatis nuntius” en se situe dans la même ligne théologique en confirmant le concept fondamental de liberté chrétienne. On déduit spécifiquement quatre aspects considérés dans cette analyse. 1. En énumérant différents aspects historiques et techniques qui ont amené l’humanité à la situation de vie contemporaine, le Magistère présente l’élément principal de sa réflexion qui, comme nous le verrons par la suite, ne se situe pas au même niveau que celle de théologiens de la libération. En effet, il souligne à nouveau que la plus profonde libération que l’être humain désire atteindre est celle du péché et de la mort qui est donnée dans la grâce exclusivement par la mort et la résurrection du Christ. 2. Parallèlement au premier texte, le Magistère introduit à nouveau la dimension spirituelle et théologique (voir sotériologique420) du concept de la libération et de la liberté. Cette interprétation n’est pas en cohésion avec celles sociopolitiques, pratiques et matérialistes des théologiens latino-américaines. C’est le concept de la personne qui est au centre tandis que les aspects collectifs et sociologiques ne sont pas écartés mais sont placés nettement au deuxième plan. La lutte pour la liberté se déroule tout d’abord à l’intérieur de l’homme (lutte spirituelle) et non pas vers l’extérieur (lutte sociale ou des classes) sur laquelle la TdL désire mettre l’accent. L’importance et la nécessité pour les chrétiens d’une lutte sociale et politique contre les injustices et les soumissions est soulignée et soutenue dans ce texte. Cependant, afin de saisir une complète dimension éthique et rejoindre concrètement la liberté dans l’action, le Magistère affirme que : (a) la dimension sotériologique, dimension liée au salut donné par le Christ, ne peut pas être réduite à la pure dimension socio éthique et que (b) cette dimension sotériologique doit toucher tout d’abord les aspects spirituels qui constituent l’être humain. La première divergence qui se manifeste peut être décrite de qualité “méthodologique- doctrinale”.

419SEKRETARIAT DER DEUTSCHEN BISCHOFSKONFERENZ (Hg), “Instruktion der Kongregation für die Glaubenslehre über die christliche Freiheit und die Befreiung, in: Verlautbarungen des Apostolischen Stuhls 65-80, Bonn 19862. 420 Cf. Gal 5,1

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3. Le Magistère ne cite pas expressément la TdL, mais deux passages421 font allusion à ce mouvement réformateur. Dans le premier -repris de Libertatis nuntius- il souligne comme l’Eglise est fidèle à sa mission quand elle condamne les méthodes et les théories de certains mouvements politiques. En effet (a.) ils contredisent l’Evangile et (b.) s’opposent à l’homme422. Dans le second passage de ce texte, qui peut être aperçu comme un très bref résumé de toute la pensée et l’approche du Saint Siège, le Magistère renforce son appel aux capacités de la personne et rappelle à la nécessité d’une conversion intérieure. Une conversion inaliénable si l’homme souhaite atteindre des changements économiques et sociaux qui lui sont vraiment utiles423. La préoccupation principale est celle de se concentrer particulièrement sur l’âme des personnes. Cette vision combat d’une part une anthropologie matérialiste qui voudrait mettre au premier plan la modification des structures (c’est le cœur qui selon le Magistère doit être changé). D’autre part elle s’engage contre l’utilisation de la violence pour le combat de la libération qui doit être toujours dans l’esprit de l’Evangile. 4. En intégrant une analyse sur les concepts de vérité, justice et responsabilité, et en soulignant l’importance des exemples de Marie et des saints comme exemples des initiatives libératrices, le texte (n° 31 en particulier424) donne aussi sa propre définition de libération terrienne qui relativise d’une certaine manière le phénomène de libération compris par la TdL et la décrit comme une action n’étant pas directement à l’origine de la liberté. La libération est, au contraire, un ensemble d’événements qui a le but de créer et garantir les conditions pour la réalisation d’une vraie liberté pour l’homme. Cette définition redimensionne la portée des fins de la TdL et met l’accent sur l’inaliénable présence de liberté dans l’être humain ; il est en effet l’image de Dieu, même dans des circonstances sociopolitiques difficiles. 5. Les divergences se présentent sur les deux pôles suivants: a. La confrontation se situe entre une vision de la TdL d’une libération liée aux aspects immanents qui est critiquée comme “illusion” et considérée comme possible cause d’autres esclavages et une représentation du Magistère qui peut se définir en tant que libération spirituelle; source de toutes libérations matérielles.

421 SEKRETARIAT DER DEUTSCHEN BISCHOFSKONFERENZ (Hg), op.cit, p. 35,41,42. 422 Cf. “Sie [die Kirche] ist schliesslich ihrer Sendung treu, wenn die politische Bewegungen beurteilt, die gegen Elend und Unterdrückung mit Theorien und praktischen Methoden kämpfen wollen, die dem Evangelium und dem Menschen selbst entgegenstehen“. 423 Cf. “(…) man müsse zuerst an die geistigen und moralischen Fähigkeiten der Person appellieren und an die fortwährende Notwendigkeit innerer Bekehrung erinnern, wenn man wirtschaftlichen und soziale Veränderungen erreichten will, die dem Menschen wahrhaft dienen.” 424 SEKRETARIAT DER DEUTSCHEN BISCHOFSKONFERENZ (Hg), op.cit, p. 17,18.

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b. La liberté est définie premièrement par le Magistère comme une liberté sotériologique qui, deuxièmement, se concrétise dans une exigence éthique et non l’inverse comme dans la réflexion de la TdL. 4. Réflexion socioreligieuse Dans les trois premiers chapitres ce travail a esquissé une analyse principalement théologique; ce chapitre abordera maintenant deux réflexions de type sociologiques. 1. Il faut tout d’abord souligner à quel point la TdL a été développée par des “acteurs théologiques” qui, au départ, se situaient à l’intérieur d’une Tradition théologique commune, mais, qui dans leur démarche, ont élargi leurs horizons d’action et de réflexion en ce concentrant sur d’autres champs scientifiques. Ces “entrepreneurs religieux politiques”, révélés comme exemples pour de nombreuses personnes à l’intérieur de leur société, sont devenus de plus en plus d’importants leaders dans la lutte contre les injustices et les ont rendus connus et appréciés. Quelle sorte d’attitude s’est donc développée à l’intérieur des communautés religieuses latino-américaines suite à leurs apparitions et leurs actions? Est-ce que la naissance d’une telle approche a vu surgir une identité religieuse différente ou nouvelle? Y a-t-il eu des résultats concrets et des améliorations pour la société? 2. La possibilité ou la nécessité “d’exportation” de la TdL dans d’autres réalités socioculturelles est une autre question importante. On peut apercevoir comment certaines revendications (par exemple l’importance de la base d’une communauté) ne sont pas seulement limitées à l’Amérique latine mais sont présentes aussi dans d’autres Eglises locales, comme en Suisse par exemple. C’est un signal de l’universalité des désirs humains de liberté (et donc une possible globalité de la TdL) et des vastes possibilités de développement à l’intérieur d’une communauté. Toutes ces questions présentées précédemment ne peuvent malheureusement pas être abordées, mais elles touchent une série des aspects socioreligieux liés aux conséquences, à l’adaptabilité et même à l’avenir de la TdL. 5. Mouvement réformiste et Institution: entité et rapport entre la Théologie de la libération et le Magistère de l’Eglise catholique Ce chapitre propose trois points de réflexion liés à l’essence de la TdL, à ses caractéristiques principales et à son rapport avec le Magistère. Ces aspects sont les points de réflexion du séminaire sur les réformismes dans lequel est né ce

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travail écrit. Les questions qui vont suivre représentent une brève synthèse des données acquises à ce sujet. 1. Peut-on déduire de cette analyse un exemple idéal et d'élucidation d’un rapport pas toujours facile entre une “Institution religieuse établie” et un “mouvement réformiste” -présupposant qu’il en soit un-? A cause de sa démarche peu ordinaire, la TdL a rencontré de nombreuses critiques (cf. chapitres 3 et 4). Elle a été confrontée à la difficulté de dialogue avec l’Institution qu’elle bouleversait dans ses conceptions théologiques. La TdL était effectivement un mouvement innovateur qui essayait d’appliquer des éléments traités dans les Ecritures à une réalité contemporaine afin de trouver des solutions et présenter de nouveaux critères d’interprétation. Ces aspects portent à affirmer qu’il s’agit d’un véritable rapport entre l’Institution et le mouvement réformiste. Ce rapport ne peut qu’être conflictuel et causé par de fortes divergences, mais n’est jamais impossible. En restant en communication, il peut influencer et enrichir la réflexion des deux parties. 2. La réinterprétation à l’aide d’une différente et nouvelle herméneutique du message biblique -qui est la source primordiale dans la réflexion-, représente la caractéristique spécifique qui rend aussi la TdL en tant que mouvement -outre que réformateur- fondamentaliste. En effet, les différentes propositions de la TdL remontent à « une façon particulière de recourir à certains textes choisis, qui sont ensuite mis en rapport les uns avec les autres pour former un système plus ou moins rationalisé; (…) une opération de l’esprit qui amène une réification de quelque chose de spirituel considéré comme essentiel »425 et qui dévient la base pour un activisme socioreligieux. À l’intérieur de cette mobilisation socio-théologique, deux âmes principales sont donc présentes qui, s’unissant, rendent cette nouvelle approche théologique complexe à saisir dans toute sa structure. A l’aide des réflexions à plusieurs niveaux, la TdL se présente en effet comme une théologie complexe et articulée, mais aussi unilatérale. Elle concentre sa réflexion sur l’aspect pastoral social, sur les éléments liturgies (diaconie) et peut s’intéresser aux contenus dogmatiques. De quelle théologie s’agit-il si l’on se limite à une des différentes branches de la science théologique? En prennent en considération les aspects historiques et socio culturels ou les attentes personnelles des populations pauvres, on peut se poser la question s’il ne s’agit effectivement pas d’une “théologie camouflée”. En surface, ce mouvement a une connotation religieuse, voir chrétienne, mais en vérité, ce sont les aspects politiques qui sont prédominants. C’est exactement cette ambiguïté d’intention et de moyens qui mène à une critique et développe une attitude sceptique et de la méfiance vers une telle 425 WAARDENBURG, Jacques, Fondamentalisme et activisme dans l’islam arabe contemporain, dans: Pratique et Théologie. Volume pour Claude Bridel. Genèvre, 1989, p 102.

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approche qui est considérée seulement partiellement théologique puisqu’elle intègre aussi plusieurs autres approches. 3. D’autre part, la réaction de l’Eglise aurait-elle pu être différente à l’égard de ce mouvement réformateur? Après la description des textes du Magistère, trois raisons peuvent être présentées en tant que réponse négative: a. Sa position est basée sur une herméneutique biblique et sociale et une argumentation théologique qui se fonde sur l’autorité de la Tradition ecclésiastique. b. Comme développé précédemment, les nouveaux moyens théologiques appliqués par la TdL ne sont pas appropriés dans toutes les situations humaines et portent à une négation de la liberté individuelle. c. Comme base de l’argumentation du Magistère, il y a une interprétation et une définition de liberté qui n’est pas commune à celle de la TdL et empêche une confirmation, même partielle, des concepts proposés par la TdL. 6. Conclusion Les points principaux apparus au terme de cette démarche qui a tenté de réfléchir sur les différences des buts et de l’essence de la TdL en répondant à la question initiale Quel rapport y a-t-il entre Théologie de la libération et Magistère de l’Eglise?, peuvent être résumés ainsi : 1. Divergence de caractère méthodologique. Les théologiens de la libération partent d’une analyse pratique de la situation et appliquent les données à leur réflexion théologique, tandis que le Magistère développe principalement une réflexion théologique qui applique (lorsque c’est possible) à la situation spécifique. Ces points de départ différenciés rendent une possible confrontation extrêmement tendue qui peut être dépassée grâce à un rapport ouvert et réciproque qui a été partiellement possible entre 1980 et 2000. 2. Confrontation et visions différentes sur le concept de liberté à plusieurs niveaux: entre libération terrienne et libération spirituelle, liberté sociopolitique et liberté sotériologique, etc. Pour la TdL, les moyens et les fruits de l’action libératrice sont en effet liés à la réalité d’ici bas, tandis que pour le Magistère tout a son origine dans une libération plus profonde qui dépasse la vie sur terre. 3. Différence dans l’herméneutique biblique et sociale. La réflexion se base sur deux interprétations: la TdL interprète essentiellement dans le but de la libération de l’homme, de ses soumissions et de sa pauvreté, tandis que le Magistère perçoit une libération totale qui s’élargit à l’essence spirituelle de l’homme. 4. Perception différente du rapport entre Religion (foi) et Etat (politique). Elle représente un problème de base. Les taches de la religion sont saisies différemment: de la religion, la TdL déduit la possibilité ainsi qu’une certaine légitimité de la lutte révolutionnaire qui apporte la liberté pour l’homme. A l’opposé, le Magistère soutient qu’il ne faut pas combattre pour l’égalité et la

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paix. Le message évangélique est exactement inversé! L’approche sociopolitique marxiste n’est pas adéquate à la religion et à la foi chrétienne. En effet, c’est en changeant tout d’abord le cœur de l’homme suivant l’exemple du Christ, que l’on pourra transformer la société. Ces quatre points qui représentent en quelque sorte la quintessence de ce travail, nous montrent comme la seule approche sociologique à la problématique de la soumission politique et à la réflexion de la TdL est limitée et réductive pour une compréhension approfondie de ces phénomènes. Comme le Magistère tente de le présenter, c’est en englobant aussi une perspective théologique que la possibilité d’élargissement de la conception sur la liberté humaine et la réalisation d’une vraie libération par les moyens sont données à l’humanité dans la révélation divine. BIBLIOGRAPHIE

a) Sources

Catechismo della Chiesa Cattolica, Città del Vaticano, 19992.

La Bibbia, Nuovissima versione dei testi originali, Torino 1987.

SEKRETARIAT DER DEUTSCHEN BISCHOFSKONFERENZ (Ed), “Instruktion der Kongregation für die Glaubenslehre über einige Aspekte der « Theologie der Befreiung », in: Verlautbarungen des Apostolischen Stuhls 55-64, Bonn 19842.

SEKRETARIAT DER DEUTSCHEN BISCHOFSKONFERENZ (Hg), “Instruktion der Kongregation für die Glaubenslehre über die christliche Freiheit und die Befreiung, in: Verlautbarungen des Apostolischen Stuhls 65-80, Bonn, 19862. b) Monographies

BOFF, Leonardo et Clodovis, Qu’est-ce que la théologie de la libération, Foi Vivante, Paris, 1987.

GUTIERREZ, Gustavo, Teologia de la liberación, Salamanca 1987. c)Commentaire CECI, Lucia, La teologia della liberazione in America latina, L’opera di Gustavo Gutiérrez, Milano 1999. HANS, Dieter u.a. (Hg.), Religion in Geschichte und Gegenwart, Band 1, Tübingen, 1998.

VAN NIEUWENHOVE, Jacques, Les théologies de la libération latino-américaines, Le Point Théologique : Théologies de la libération en Amérique latine / Centre d'études et de recherches interdisciplinaires en théologie (C.E.R.I.T.) de Strasbourg-1,10, Paris 1974.

WAARDENBURG, Jacques, Fondamentalisme et activisme dans l’islam arabe contemporain, dans: Pratique et Théologie. Volume pour Claude Bridel, Genève 1989. d). Multimédia

www.vatican.va

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Pouvons-nous considérer la théologie de la libération comme une

réforme du catholicisme ?

Présenté par Emmanuelle Buchard

1. Introduction

2. Les origines de la théologie de la libération

2.1 Les causes religieuses

2.2 Le contexte social et politique latino-américain

3. Le nouveau message

3.1 Libération de l’oppression

3.2 Revendication face à l’Eglise catholique

4. Les démarches

4.1 Une première partie analytique

4.2 Démarche théologique

4.3 Démarche sociale et politique

5. Les conséquences de la théologie de la libération

5.1 Son impact concret en Amérique latine

5.2 Les critiques de l’Eglise de Rome

5.2.1 Critique théologique

5.2.2 Critique de l’analyse marxiste

6. Conclusion

Bibliographie

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1. Introduction

« Les bonnes idées ne tombent jamais du ciel »426 mais sont au contraire toujours le fruit d’une réflexion qui s’enracine dans une réalité concrète et historique. Tout mouvement de pensée qu’il soit politique, culturel, économique ou religieux naît d’un prolongement, d’une réaction, d’une critique totale ou partielle d’une situation préexistante. La naissance de chaque religion et de leurs fondements ne peut se comprendre sans l’analyse du contexte géographique, historique, économique et culturel de l’époque qui les a vu apparaître. Dans cet exposé, nous nous intéresserons à la théologie de la libération, expression d’un vaste mouvement social qui s’enracine justement dans la vie et la culture des défavorisés du continent latino-américain. Dès 1968, ses évêques assemblés à Medellin engageaient l’Eglise catholique dans la lutte pour la liberté et la justice. Cette nouvelle forme de théologie qui se dévoue entièrement pour la cause des démunis se construit-elle dans la lignée de la tradition catholique représentée par l’Eglise romaine ? Est-elle une théologie parmi tant d’autre, une région particulière du système théologique globale ? Ou, au contraire, est-elle une reprise critique et un dépassement de l’orthodoxie de l’Eglise catholique ? En d’autres termes, pouvons-nous considérer la théologie de la libération comme une réforme du catholicisme ? Afin de répondre à cette question, il nous faut comprendre pleinement le phénomène. Toutes les réalités qui participent à sa création, à son développement et à sa forme telle que nous la connaissons aujourd’hui, doivent être analysées. Premièrement, les réalités sociales, politiques et religieuses de l’Amérique latine des années soixante doivent être décrites et comprises comme des causes participantes à la création de la nouvelle théologie. Les causes extérieures au continent doivent également être signalées afin de comprendre le cœur du message de la théologie de la libération. Ce message nous l’étudierons ensuite, de même que les objectifs et les revendications exprimées. Dans la troisième partie de notre exposé, nous expliquerons les démarches politiques, sociales et théologiques mises en place afin d’atteindre au mieux les objectifs fixés. Finalement, nous approfondirons les conséquences concrètes de cette nouvelle théologie sur les communautés religieuses et laïques sud-américaines mais aussi la réaction du Vatican, représentant de la foi catholique. 2. Les origines de la théologie de la libération L’Amérique latine c’est l’avenir de la chrétienté, son nouveau centre de gravité. Avec plus de 600 millions de fidèles, le christianisme n’est mieux représenté sur aucun autre continent. La religion et la morale deviennent un facteur essentiel

426 TAMAYO-ACOSTA, Juan José, Para comprender la teologia de la liberación, Estella, Editorial Verbodivino, 1989, p.10.

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dans la motivation des milliers d’activistes chrétiens engagés dans les syndicats, les associations de quartier, les communautés de base et les fronts révolutionnaires qui fleurissent dans toute l’Amérique latine des années 60. La théologie de la libération apparaît donc dans un continent où l’identité religieuse est déjà profondément enracinée dans la culture populaire. En plus de ce terreau religieux favorable, un ensemble de changements convergents se produisent vers la fin des années 50 au sein de l’Eglise et hors d’elle, participant ainsi à la naissance de la nouvelle théologie. 2.1 Les causes religieuses Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, un changement interne touche l’ensemble de l’Europe catholique. Avec une ouverture croissante aux interrogations de la philosophie moderne et des sciences sociales, une nouvelle forme de christianisme social voit le jour. En légitimant et systématisant de nouvelles orientations, le concile Vatican II constitue le point de départ d’une nouvelle époque de l’Eglise. Une ouverture au monde contemporain et à ses idées marque la tentative de renouveau au sein de l’Eglise traditionnelle. Ainsi, l’espoir d’une nouvelle spiritualité adaptée à la réalité sociale du continent latino-américain devient de plus en plus légitime pour de nombreux théologiens. Cependant, malgré cette ouverture souhaitée par le Vatican, la tendance dominante des Eglises sud-américaines reste puissamment conservatrice, traditionaliste, hostile à la théologie de la libération et liée organiquement aux classes dominantes (ainsi qu’à la curie romaine). Cette tentative d’ouverture au monde moderne aura donné à la théologie de la libération une partie de son impulsion et de sa légitimation même si la réalité conservatrice du continent a sans doute limité son expansion et son influence. 2.2 Le contexte social et politique latino-américain La réalité sociale sud-américaine des années 50 est le point de départ, le cœur mais aussi le but de la théologie de la libération. A cette époque, les gouvernements populistes sont au pouvoir et le développement industriel devient leur priorité. Mais dans un pays déjà fortement marqué par la pauvreté, la malnutrition, l’inégalité des chances, l’illettrisme et le chômage, « l’industrialisation va développer le sous-développement.»427Une grande partie de la population est parquée dans des favelas et se retrouve ainsi écartée de toute participation à la vie économique, politique et sociale de leur pays. Cette situation d’exclusion devient qualitativement l’un des atouts maîtres que jouent en particulier les théologiens de la libération. 427 LOWY, Michael, La guerre des Dieux, Religion et politique en Amérique latine, Paris, Editions du Félin, 1998, p.59.

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Avec le triomphe de la révolution cubaine de 59 s’ouvre en Amérique latine une nouvelle période : celle des revendications et des mobilisations populaires. Ces luttes sociales ont la particularité d’être imprégnées d’un renouveau de la pensée marxiste dont l’influence ne cesse d’augmenter dans tout le continent, particulièrement chez les étudiants et les intellectuels. Le continent entier vit désormais dans un climat de profond changement social et politique marqué par l’apparition croissante de syndicats, d’associations et d’organisations sociales mais aussi par la succession de guérillas et de coups d’état militaires. A l’intérieur de ces luttes et de ses engagements populaires, un vaste mouvement social emmené par des prêtres, des évêques et des groupes religieux laïcs (Action catholique, Jeunesse universitaire chrétienne, Jeunes ouvriers chrétiens) s’engage auprès des pauvres. La théologie de la libération qui en tant que doctrine élaborée n’existe pas encore deviendra ainsi le résultat d’une pratique et d’une réflexion qui lui est antérieure. Cette dernière serait en quelque sorte le produit spirituel et conceptuel, l’emballage de ce grand mouvement social qui touchait l’Amérique latine du début des années 60. La théologie de la libération, même s’il elle n’influence qu’une minorité des Eglises latino-américaines, en légitimant ce mouvement social et en lui offrant une doctrine religieuse cohérente, a singulièrement contribué à son extension et à son renforcement. L’émergence de cette nouvelle théologie, en Amérique du Sud précisément, n’est nullement le fruit du hasard. Continent catholique par excellence, marqués par des luttes sociales et des tentatives de révolutions ininterrompues, ajoutez à cela le renouveau du Vatican II , l’Eglise du continent ne peut qu’être ébranlée. Ainsi en 1968, les évêques latino-américains rassemblés à Medellin dénoncent les injustices croissantes auxquelles leur peuple est soumis et proclame la solidarité de l’Eglise avec les aspirations du peuple à la délivrance de la servitude. Ces théologiens progressistes vivant dans ce contexte explosif dénoncent ainsi la passivité de leur Eglise face à la misère qui les entoure. C’est finalement en 1971 avec le livre Théologie de la libération de Gustavo Gutiérrez, un jésuite péruvien, que la nouvelle théologie en tant que doctrine élaborée voit le jour. Mais n’oublions pas que son histoire lui est antérieure. Expression de dix années de pratiques de chrétiens socialement engagés et de nombreuses années de discussion parmi les théologiens progressistes d’Amérique latine, la théologie de la libération ne tombe justement pas du ciel.

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3. Le nouveau message 3.1 Libération de l’oppression Dans la tradition chrétienne, les pauvres ont tenu depuis les origines une place particulière : ils sont à la fois des modèles et des sujets de compassion et de charité. La théologie de la libération dépasse ce point de vue, et propose non seulement de libérer les pauvres de leur dénuement, mais en plus d’en faire les acteurs de leur propre libération. Les individus sont les premiers agents créateurs de leur environnement. Ils possèdent donc le pouvoir de modifier le contexte qui les entoure et d’éliminer ainsi les causes de leur oppression, dénoncées ici comme étant le capitalisme. Par ses propres actions, guidées et légitimées par une nouvelle herméneutique biblique, la population sud-américaine pourra se libérer de toutes structures sociales, économiques, ethniques ou religieuses oppressantes. Mais, selon ces nouveaux théologiens, ce n’est que par un changement intégral des formes sociales qu’une nouvelle société plus juste et plus libre, pourra émerger. « Seule une destruction radicale du présent état de choses, une transformation profonde de système de propriété, l’accession au pouvoir de la classe exploitée, une révolution sociale mettant fin à cette dépendance. Seules, elles permettront le passage à une société socialiste, ou tout du moins la rendront possible. »428 Le modèle socialiste auquel fait référence les théologiens de la libération doit être compris comme un idéal chrétien de justice et de liberté qui pourrait se construire dans la réalité concrète et historique plutôt qu’un programme politique systématisé. Reconnaissant l’autonomie de la sphère politique, dans sa majorité, la théologie de la libération se limite à la critique sociale et morale de l’injustice, à la prise de conscience et l’initiative populaire. « Réfléchir à partir de l’action pratique en se situant dans l’effort immense des pauvres et de leurs alliés, en cherchant dans la foi et dans les Evangiles les sources d’inspiration d’un engagement contre la pauvreté et pour la libération intégrale de tout homme et de l’homme tout entier, voilà ce que signifie la théologie de la libération.»429 La théologie de la libération devient ainsi une théologie de terrain, dévouée à la cause des démunis en leur proposant une aide et des solutions concrètes. Vrai facteur d’engagement, le christianisme doit dépasser sa fonction critique et sa forme abstraite afin de remplir l’exigence d’une conviction qui se veut pratique. Cette primauté de la pratique trouve sa légitimation dans la foi même du croyant : tout chrétien vivant dans ce contexte de misère, confronté chaque matin à la pauvreté, à la faim, à l’insécurité se doit d’agir. Rester inactif et passif devient le plus grand des péchés. Ainsi, immergés dans ce milieu spécifique, « les chrétiens ressentent la nécessité d’une synthèse vitale entre le projet de vie, 428 LOWY, Michael, op.cit., p.71. 429 BOFF, Léonardo et Clodovis, Qu’est-ce que la théologie de la libération ?, Paris, Les Editions du Cerf, p.22.

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exprimé dans les coordonnées de la Foi, et les options historiques concrètes auxquelles ils sont acculés. »430 3.2 Revendications face à Eglise catholique A travers son message, la théologie de la libération insiste en premier lieu sur la nécessité de rompre avec le dualisme hérité de la pensée grecque. A force de délimiter et de séparer la réalité temporelle et spirituelle, L’Eglise se détourne de la première et ne se définit plus que comme un guide éthique, théorique et personnel. Ainsi, la nouvelle théologie reproche au catholicisme de s’être réduit, avec la modernisation, à un code formel de valeurs et de principes. Mais dans un contexte moderne, où la séparation du religieux et du laïc participe à sa définition, peut-il en être autrement ? La place du christianisme dans les pays développés devient en effet de plus en plus restreinte et confinée dans la sphère du privé. L’Eglise n’a pas pleinement choisi cette nouvelle orientation mais s’en est en quelque sorte contentée. Nous remarquons ainsi, de la part des théologiens de la libération, un scepticisme certain concernant l’Eglise latino-américaine. Elle a reproduit dans ce contexte spécifique des modèles et des structures importées d’Europe. L’Eglise, ses dogmes, ses fonctions et ses principes, cristallisés dans un moule purement éthique et spirituel, dénudés de tout aspect pratique ne peuvent satisfaire pleinement une population latino-américaine chrétienne. Les théologiens de la libération exigent de l’Eglise une prise en main de ses responsabilités face aux problèmes du peuple sud-américain. Ils émettent ainsi une forte critique face à son attitude à se complaire dans la théorie, à vider le monde de son caractère historique et à témoigner d’une sensibilité très mince à la question sociale des pauvres latino-américains et à leur libération historique concrète. La tradition de l’Eglise a tendance à réduire le message révolutionnaire du Christ à une décision de foi de l’individu, sans relation avec le monde social et historique où il est inséré. Les prédications de Jésus contiennent cependant une forte critique des traditions sociales et religieuses de son peuple mais « tout ceci a été spiritualisé dans l’Eglise, est devenu marginal et finalement a été perdu en tant que force contestatrice et critique de l’histoire. »431 L’Eglise au cours de son histoire a ainsi réussi à imposer une image d’un christ apolitique, qui ne s’intéresse qu’au domaine privé, qui n’a parlé qu’à l’esprit et à l’âme. Cette critique peut s’étendre à la doctrine entière de l’Eglise qui de nos jours à tendance à se définir comme uniquement transcendante et personnelle. Cependant, pour les théologiens de la libération la foi n’est pas uniquement un guide spirituel, elle est une exigence pratique qui oblige l’individu à se positionner face aux problèmes de la réalité concrète. 430 Id., p.29. 431 BOFF, Léonardo et Clodovis, op.cit., p.34.

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Malgré ces fortes critiques face à l’Eglise traditionnelle, la théologie de la libération ne se voit pas comme un mouvement réformateur mais juste une « aide à l’Eglise pour remplir sa mission d’évangélisation libératrice dans l’histoire. »432 Adhérant entièrement à la doctrine sociale de l’Eglise, elle ne contredit en rien le message de L’Eglise mais le complète aux moyens de compétences différentes, adaptés surtout à un contexte spécifique. Cependant, même si les théologiens de la libération ont l’impression de revenir au vrai message du christianisme et de ce fait de ne pas réformer la tradition, nous pouvons affirmer que jamais depuis la Réforme, il n’y a eu de critique intérieure aussi forte. En effet, tout, au niveau dogmatique, politique et ecclésiastique est relatif pour les théologiens de la libération Fruit d’une construction à partir de paroles du Christ qui dès l’origine ont été interprétées et ainsi déformées, l’orthodoxie romaine devient susceptible d’être critiquée. Cette attitude revendicatrice devient un élément important qui nous encourage, à ce stade de l’analyse, à affirmer que la théologie de la libération est une réforme de l’Eglise et de sa doctrine traditionnelle. 4. Les démarches 4.1 Une première partie analytique La théologie, comprise dans le sens d’un système théorique complet se développe ultérieurement. D’abord, se trouve la pratique libératrice. Ainsi, il importe de développer un mouvement préthéologique qui nous permet de connaître pleinement la réalité sociale et le contexte d’oppression. Car, « (…) si la foi veut être efficace, tout comme l’amour chrétien, elle a besoin de garder les yeux ouverts sur la réalité historique qu’elle désire féconder. »433 Ainsi, la théologie de la libération dans sa volonté d’agir concrètement dans la réalité va puiser dans les sciences sociales les outils susceptibles de lui faire connaître les causes réelles de l’oppression. Toute pensée abstraite et anhistorique, à ce stade de la réflexion ne sont d’aucune utilité. Afin de résoudre un problème concret dans son ensemble, en connaître ses causes historiques et matérielles devient indispensable. Et c’est le marxisme qui prêtera ses outils analytiques aux théologiens de la libération. Toutes les formes de pauvreté que nous rencontrons en Amérique du Sud deviennent le résultat de situations et de conditions économiques, sociales et politiques bien définies et le fruit d’un mal bien spécifique : le capitalisme. Les concepts d’analyse marxiste deviennent des outils afin de comprendre l’origine de l’oppression mais aussi des moyens pour y remédier. Les ouvriers exploités, les victimes du sous-emploi, les marginalisés du système, les paysans, les illettrés, les sans-abri deviennent le prolétariat définit par Marx. Et, comme 432 Id., p.67. 433 BOFF, Léonardo et Clodovis, op. cit., p.15.

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ce dernier, ils ont le devoir, afin de se libérer, de mener une révolution c’est-à-dire une transformation des bases du système économique et social. C’est dans cette partie de la démarche que la théologie de la libération rencontre, et le problème de la théorie marxiste et les critiques d’idéologisation de la foi. Cependant, les théologiens de la libération n’utilisent jamais le marxisme comme une fin en soi. Purement utilitaire, il « (…) aide à éclairer et à enrichir le renouveau théologique de notions majeurs de la théologie : peuple, pauvre, histoire, et même praxis et politique. Cela ne veut pas dire que nous ayons réduit le contenu théologique de ces notions pour les enfermer dans la forme marxiste. Au contraire, nous avons eu recours au contenu théorique valable de notions marxistes à l’intérieur de l’horizon théologique. »434 C’est donc une première partie critique et analytique qui forme la base de la théologie de la libération. Mais ces théologiens ne sont pas des intellectuels de cabinet, ils sont avant tout des militants : « s’il possède un pied dans un centre de réflexion, il en garde un autre dans la vie de la communauté, et c’est du reste, le pied droit. »435 4.2 Démarche théologique L’engagement concret avec les pauvres et leur libération fournit au théologien un nouvel esprit théologique qui induit une démarche et une herméneutique originale. La nouvelle herméneutique est une critique de la théologie dualiste traditionnelle et devient une justification de l’intervention concrète en faveur de la libération. En se basant sur les textes bibliques, les théologiens de la libération vont dépouiller le message de Jésus, en particulier, de toute cristallisation dogmatique, empilée au fil des siècles. Ils prônent donc un retour à la vraie nature et à la base des textes afin de chercher le sens textuel approprié au contexte particulier de l’Amérique latine des années 60. La lecture de la Bible est toujours orientée en fonction des défis et des problèmes concrets et « refuse d’emblée une conception intemporelle et purement spirituelle, dans le sens de privatisation.»436 Cette nouvelle herméneutique relève le côté historique et politique de certains passages bibliques qui deviennent des exemples pour la situation latino-américaine. La Bible et ses textes sont lus avec la perspective des pauvres et des oppressés. L’Exode devint l’emblème de la libération politique et religieuse et la vie des prophètes pour leurs revendications face aux injustices ou encore les Evangiles pour le message révolutionnaire de Jésus deviennent les modèles de tout un peuple. La figure de Jésus a une importance considérable dans la nouvelle 434 LOWY, Michael, op. cit., p.113. 435 BOFF, Léonardo et Clodovis, op.cit., p.39. 436CHENU, Bruno ; LAURET, Bernard, Théologies de la libération, Documents et débats, Paris, 1985, p.56.

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herméneutique. Le Jésus historique qui se bat contre les injustices sociales et la théologie dormante des rabbins de son époque prend le pas sur le Jésus plus spirituel. Nous retrouvons ici la critique faite à l’Eglise traditionnelle qui a trop tendance à occulter la dimension pratique et historique de la religion pour se replier uniquement sur l’aspect spirituel. C’est une donc une théologie formulée à partir du peuple qui a pour but de trouver une interprétation d’événements bibliques susceptible de conduire au changement de la personne et de l’histoire. Mais c’est aussi une théologie nouvelle, contemporaine, adaptée au contexte actuel des pauvres qui se légitime sur l’essence même de la religion biblique, c’est-à-dire dynamique et ouverte. 4.3 Démarche sociale et politique La théologie de la libération va définir des stratégies visant la libération des opprimés Cependant, tout en privilégiant les méthodes non-violentes et légitimées par l’éthique évangélique, comme le dialogue, la persuasion, la pression morale, les manifestations, les grèves, les résistances pacifiques, certains théologiens n’excluent pas « en dernière instance, le recours à la force. »437 Mais, il serait faux de généraliser et de penser que tous les mouvements de libération sont violents et engagés politiquement. Ces derniers restent une minorité. Sans une pratique de transformation sociale solidaire avec les opprimés, il est impossible que naisse une théologie de la libération. Elle se distingue des autres théologies par sa praxis. Praxis des opprimés de manière réelle et concrète et non uniquement en théorie. « Nous sommes du côté des pauvres que lorsque, auprès d’eux, nous luttons contre la pauvreté qui leur est injustement occasionnées et imposée. »438 Le vrai théologien de libération est celui qui a vécu parmi les pauvres, qui connaît leur situation malheureuse et qui éprouve le besoin d’agir. Agir oui, mais pas n’importe comment. Il devient nécessaire de dépasser l’assistentialisme, qui fait du pauvre un objet de charité et jamais un sujet de sa propre libération. Il faut donc amorcer un processus de conscientisation auprès des pauvres afin qu’ils deviennent conscients de leur oppression et de la possibilité d’engager des actions rationnels pour l’éliminer. Les défavorisés doivent ainsi revendiquer ce que le système dominant peut leur donner : amélioration des salaires et des conditions de travail, de meilleures conditions de logement, un accès à l’éducation… Cette réflexion critique sur les causes de la pauvreté stimulent des actions politiques et sociales : syndicats indépendants, organisations paysannes, associations de quartier, groupes d’action et de réflexion. Les opprimés agissent eux-mêmes, avec leurs moyens, en vue d’élaborer une société nouvelle avec des relations sociales plus justes. 437 BOFF, Léonardo et Clodovis, op.cit., p.72. 438 Id., p.16.

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Les théologiens de la libération créent des communautés de bases afin de stimuler les transformations sociales par le bas. Ces communautés deviennent l’action maîtresse du processus de libération mais aussi une nouvelle forme de l’Eglise et une alternative au mode de vie individualiste imposé par le capitalisme. Ainsi, la partie la plus active et la plus importante reste la théologie populaire, celle du terrain. Le prêtre est ainsi lié à une communauté concrète dans une favela, dans un groupe de la périphérie où il vit et connaît réellement la misère du peuple. Elle est surtout une théologie orale qui met en scène des passages de l’Evangile adaptées au contexte. Egalement critique, elle analyse les causes de l’oppression et propose des moyens pour y remédier. Ces modes particuliers de penser et d’agir qui constituent le cœur de cette nouvelle théologie, ne sont pas perçus par ces acteurs comme infidèle à la foi traditionnelle. « (…) il ne s’agit pas ici d’une autre foi, mais de celle des Apôtres et de l’Eglise, articulées sur les angoisses et les espérances des opprimés. »439 5. Les conséquences de la théologie de la libération 5.1 Son impact concret en Amérique latine Même si la grande majorité des Eglises latino-américaines restent conservatrices et s’opposent à la nouvelle théologie, plusieurs des principaux développements de la lutte pour la libération des opprimés et des exploités en Amérique latine apparus aux cours des dix ou quinze dernières années, n’ont été possibles qu’avec la participation de la théologie de la libération : la formation du Parti des travailleurs au Brésil, la révolution sandiniste au Nicaragua, le soulèvement populiste au Salvador pour ne citer que quelques exemples. Avec la fin du succès du socialisme en 1989 et la contre offensive conservatrice du Vatican que nous décrirons ultérieurement, beaucoup ont annoncé la mort de la théologie de la libération. Le succès des églises évangéliques conservatrices envers les pauvres montrerait qu’une forme de religion traditionnelle et non engagée séduirait à nouveau. Cependant, les théologiens de la libération ont contribué et contribuent encore à la naissance d’un grand nombre de mouvements sociaux et politiques non confessionnels en Amérique latine, depuis les associations locales des bidonvilles jusqu’aux partis ouvriers ou aux fronts de libération. Ces mouvements sont désormais indépendants de l’Eglise. Ils possèdent désormais leur dynamique propre et n’ont donc plus besoin de se légitimer.

439 BOFF, Léonardo et Clodovis, op. cit., p.75.

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5.2. Les critiques de l’Eglise de Rome La théologie de la libération n’a pas laissé indifférent l’Eglise catholique romaine et ses représentants. Dès ses débuts, elle est devenue l’objet de vives discussions au sein même de l’Eglise. Le fond de la théologie de la libération qui consiste à apporter son aide aux plus démunis n’est pas remis en cause. Au contraire, elle est même encouragée. Dans une lettre à la Conférence des évêques du Brésil, Jean-Paul II reconnaît que la théologie de la libération peut être bonne, utile et nécessaire. C’est donc plutôt la forme que pourrait prendre cette aide qui est remise en question. Ainsi, de nombreux traités épiscopaux, pointant du doigt les risques de déviation d’une théologie politisée, voient le jour. Le livre publié par Joseph Ratzinger qui alors était cardinal, reste la critique la plus représentative. L’instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération met en avant le danger du marxisme et d’une interprétation des Ecritures avec des outils marqués par la modernité critique. Certaines formes de cette théologie novatrice, aux yeux du Cardinal, « s’écarte gravement de la Foi de l’Eglise, bien plus, elle en constitue la négation pratique. »440 Les critiques de l’Eglise catholique que nous allons décrire ci-dessous vont puiser leur légitimité dans la tradition et dans les textes sacrés. 5.2.1 Critique théologique Dès l’introduction du document du Cardinal Ratzinger, il est dit que la théologie de la libération se conçoit elle-même « comme une nouvelle herméneutique de la foi chrétienne, autrement dit comme une nouvelle forme de compréhension et de réalisation du christianisme dans sa totalité. »441 Et un peu plus loin, il est précisé que ce qui rend difficile le combat contre cette théologie, c’est précisément « (…) qu’elle n’entre dans aucun schéma d’hérésie ayant existé à ce jour : sa position de départ se trouve en dehors de ce qui peut-être saisi par les schémas traditionnels de discussion. »442 Il est donc évident que l’un des principaux reproches adressés à la théologie de la libération, c’est sa nouveauté et son caractère non traditionnel. Mais quelle est cette position de départ qui va à l’encontre de la tradition ? C’est la subordination du Jésus de l’histoire au Jésus de la foi. Pour la tradition catholique, la source des injustices terrestres se trouve dans le cœur des hommes. Ainsi, la libération de l’individu passe d’abord par une libération intérieure. Les changements sociaux apparaîtront quand les hommes vivront selon leurs capacités éthiques. Toute liberté économique et politique est souhaitable mais ne constitue pas une fin en soi. L’homme transcende ces

440 RATZINGER, Joseph, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, Avec l’Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération, Editions du Centurion, Paris, p.76. 441 RATZINGER, Joseph, op. cit., p.83. 442 Id., p.85.

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aspects terrestres, il est plus que cela. Ainsi, la théologie de la libération fait fausse route en tentant de « (…) réduire sa mission aux dimensions d’un projet simplement temporel, ses buts à une visée anthropocentrique ; le salut à un bien être matériel ; son activité à des initiatives d’ordre politique ou social. S’il en était ainsi, L’Eglise perdrait sa signification foncière. »443 La foi substituée à une pure action, dénudée de tout aspect transcendant attaque ainsi l’originalité même du message et de la vocation de l’Eglise, c'est-à-dire sauver l’homme dans sa totalité. Ainsi, la première erreur de la théologie de la libération est de croire que « (…) par elles-mêmes des structures nouvelles donneront un homme nouveau. »444 5.2.2 Critique de l’analyse marxiste Tout acte doit être en total accord avec la foi catholique et celle-ci doit devenir le critère de vérité, de légitimité. Un action est bonne si en remontant la chaîne de ses causes, le maillon ultime est un critère de nature théologique. Or, pour l’Eglise traditionnelle, la théologie de la libération justifie tout acte, même la révolution, par une vérité marxiste, une vérité des classes. Affirmer la lutte de classe peut dans une certaine mesure encourager la participation à des actions violentes comme la guérilla, ce que refuse le Vatican. Si nous acceptons les outils, nous acceptons en même temps l’idéologie marxiste, incompatible avec la conception chrétienne de l’homme et de la société. Cependant, après avoir analyser les revendications et les démarches entreprises par la vraie théologie de la libération aucune trace d’athéisme, de négation de l’homme, ou de matérialisme n’imprègne sa doctrine. L’erreur de la théologie de la libération et de l’utilisation du marxisme est de souligner unilatéralement certains aspects du réel tout en laissant d’autre dans l’ombre : la libération spirituelle de l’homme. La vérité devient vérité de classe. La théologie de la libération fait un amalgame ruineux entre pauvre et classe et réduit ainsi l’Eglise à une Eglise de classe. Or l’Eglise est universelle et ne se dédie pas qu’à une catégorie d’individu. L’option préférentielle comprend le risque de devenir un choix partisan et de nature conflictuelle. Le combat entre Rome et les théologiens de la libération se déroule dans un premier temps sur le terrain théologique. Dans la pratique, Rome va refreiner les ardeurs de ces nouveaux défenseurs de la liberté, en nominant systématiquement des évêques conservateurs. Elle va mener « une véritable politique de normalisation du catholicisme latino-américain.»445 L’arme décisive de Rome contre les déviations doctrinales et l’activité jugée trop politique des chrétiens latino-américains reste la nomination d’évêques 443 Id., p.75. 444 Id., p.91. 445 LOWY, Michael, op. cit., p.76.

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conservateurs, réputés pour leur hostilité envers la théologie de la libération. Pour les plus réactionnaires, Rome n’hésite pas à les exclure des ordres religieux. Depuis 1972, la direction des Congrégations des évêques latino-américains est entre les mains de conservateurs. Les tendances conservatrices sont désormais soutenues et encouragées par Rome, à l’image de l’Opus Dei, mouvement dénudé de tout engagement social et qui prône une soumission totale à l’autorité du Vatican. 6. Conclusion La théologie de la libération se veut pratique et engagée. Sa légitimation, elle la trouve dans le contexte social de l’Amérique latine. Elle devient une théologie adaptée à la réalité d’un continent et c’est pour cela qu’elle devient nouvelle. Une religion si elle se veut utile doit apporter des réponses concrètes aux questions actuelles. Ainsi, la réalité sociale du pays joue un rôle primordial dans la définition et les fonctions d’une religion. En Europe, l’Eglise et la religion catholique prennent de moins en moins de place dans la vie quotidienne des individus. La religion tend à devenir purement spirituel et reste une affaire du domaine du privé. Cette nouvelle place de la religion est le résultat d’une adaptation au contexte de modernisation Européen. L’Amérique latine des années 60 est caractérisée par un situation sociale spécifique : une population opprimée mais profondément croyante et un vaste mouvement de revendications sociales à caractère marxiste. Dans ce contexte, la religion a la possibilité de retrouver son aspect pratique et utilitaire. Nous nous retrouvons ainsi avec deux théologies dont le fond et le message difèrent mais où la forme surtout, se distingue clairement l’une de l’autre. La théologie de la libération devient une réforme du catholicisme surtout dans sa démarche : « Il (le théologien) doit d’abord s’asseoir sur le banc des humbles pour pouvoir entrer à l’école des docteurs »446 La réalité latino-américaine exige des réponses que la religion élaborée dans un contexte de modernisation ne peut fournir. La théologie de la libération devient donc carrément une nouvelle théologie. Elle se basent sur les mêmes textes que l’Eglise de Rome mais les adaptent aux réalités sociales du continent. Est-ce qu’une adaptation est une réforme ? Cela dépend le point de vue que nous prenons. La vive réaction du Vatican nous prouve qu’à travers son message et sa démarche, la théologie de la libération ébranle certains principes fondamentaux. Ainsi, si nous comprenons la religion catholique uniquement par rapport à l’orthodoxie romaine, la théologie de la libération n’est pas une simple adaptation mais une réforme. Cependant, si nous considérons la foi d’abord comme un livre qui contient un message dynamique et ouvert à toutes

446 BOFF, Léonardo et Clodovis, op. cit., p.44.

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interprétations, la théologie de la libération n’est nullement une réforme mais une réponse, une aide concrète et adaptée à un contexte spécifique.

Bibliographie

- BOFF, Clodovis et Léonardo, Qu’est-ce que la théologie de la libération ?, Brésil, 1987.

- BOFF, Léonardo, Jésus-Christ libérateur, Paris, 1983.

- CHENU, Bruno ; LAURET, Bernard, Théologies de la libération, Documents et débats,

Paris, 1985

- LENOIR, Frédéric ; TARDAN-MASQUELIER, Ysé, Encyclopédie des religions, vol.2,

Paris, 2000.

- LOWY, Michael, La guerre des Dieux, Religion et politique en Amérique latine, Paris,

1998.

- POUPARD, Paul, Le concile Vatican II, Paris, 1983 (Que sais-je, 2066).

- RATZINGER, Joseph, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, Avec quelques

aspects de la théologie de la libération, Paris, 1986.

- TAMAYO-ACOSTA, Juan José, Para comprender la teologia de la liberación, Estella,

1989.

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Martin Luther King, apôtre de la non violence. Un réformiste ?

Présenté par Valérie Dénervaud Tendon

1. INTRODUCTION ................................................................................ 2. QU’EST-CE QUE LE RÉFORMISME ? .......................................... 3. LE PROBLÈME RACIAL AUX ETATS-UNIS ...............................

3.1 HISTORIQUE...................................................................................... 3.2 DIVERSES VISIONS POUR Y REMÉDIER ...............................................

4. LE COMBAT DE MARTIN LUTHER KING..................................

4.1 L’HOMME, SA VIE….......................................................................... 4.2 … ET SA CONFESSION DE FOI............................................................. 4.3 SON ENGAGEMENT SOCIAL................................................................ 4.4 SA VISION DE NON-VIOLENCE : LA DÉSOBÉISSANCE CIVILE ...............

4.4.1 Maîtres à penser ....................................................................... 4.4.2 Démarche théologique et politique ..........................................

5. QUE RESTE-T-IL DE SON MESSAGE ? ........................................ 6. CONCLUSION.....................................................................................

BIBLIOGRAPHIE...............................................................................

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Introduction La situation actuelle des Noirs américains a grandement évolué depuis les

années 60. Comme le féminisme, la lutte pour les droits civiques des Noirs a même engendré une discrimination positive. Il est désormais de bon ton (politiquement correct) dans le cinéma hollywoodien, plus particulièrement dans les séries, d’avoir des vedettes noires…

Le nom de Martin Luther King est synonyme de non-violence et de lutte pour les droits civiques des Noirs. Il s’est engagé corps et âme pour obtenir l’égalité de ses concitoyens noirs. Il ne faut pourtant pas oublier que King était pasteur baptiste. Le but de ce séminaire est de tenter de dégager les fondements de son action. Dans quelle mesure son engagement social et politique se rattache à sa foi et à l’Evangile ? Peut-on le qualifier de réformiste ou demeure-t-il, « simplement », un homme profondément conscient des injustices de son monde ?

Le concept de réformisme sera brièvement esquissé. A partir de ce fondement, nous pourrons construire l’image de Martin Luther King, en se référant aux thèmes centraux qui définissent les réformistes. Le contexte historique, social et politique sera développé à travers le problème racial en Amérique. Après une biographie de King, on entre dans le vif du sujet en décrivant son engagement social et le but qu’il poursuivait. Cela amène naturellement à évoquer la méthode qu’il préconise, la non-violence. Nous continuerons ensuite en examinant l’impact de son message, pour terminer par une conclusion.

Qu’est-ce que le réformisme ? Le premier réflexe est d’associer la réforme avec le mouvement religieux se

déroulant au XVIe siècle, dont le protestantisme est issu. Le concept est cependant plus vaste. La notion de réforme comprend « un changement apporté dans les mœurs, lois ou institutions,… avec l’espoir d’obtenir de meilleurs résultats »447. Il faut souligner l’implication d’une crise sous-jacente, dont les racines peuvent être profondes. Chaque réforme diffère donc par la crise à laquelle elle répond, et par les moyens utilisés pour y remédier. Ce changement ou amélioration demeure progressif, au contraire d’une révolution. Cela signifie qu’une réforme tend souvent, dans un premier temps, à être déclenchée par un membre de la communauté. Elle peut, par une adaptation des structures, demeurer au sein de celle-ci ou déboucher sur une rupture. 447 LATHION, Stéphane : Réformisme dans les trois religions abrahamiques. Entre texte et contexte, répondre aux défis sociaux (1850-2000). Séminaire, Université de Fribourg, Fribourg, 2005-2006 (notes de cours personnelles).

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Dans ce séminaire, l’intérêt se portera sur le réformisme religieux. Il se caractérise par la volonté de rétablir le culte ou l’ordre religieux dans sa forme primitive, jugée pure. Au-delà de cette volonté de restauration, le réformisme comporte trois axes de progression. D’une part, la doctrine ou le courant de pensée réformiste interprète d’une nouvelle manière ses références religieuses, aboutissant à une innovation ou un changement structurel. Cela implique une adaptation à son temps et aux exigences de l’époque. Enfin, le réformisme prône l’ouverture aux autres, défendant des valeurs comme la liberté, la paix et la justice448. Ces trois préoccupations sont primordiales pour déterminer un courant ou une pensée comme réformiste. Pour affiner l’analyse, Joachim Wach définit trois types de réformistes : mystique, érudit ou révolutionnaire. Le premier vit isolé dans ses livres et rayonne par sa dévotion, comme Eckhart. Malgré l’isolement, la capacité de générer des changements peut être étonnante. L’érudit, comme Erasme, cultive une prédisposition à devenir un guide moral ou intellectuel. Quant au révolutionnaire, comme Münzer (extrême) ou Calvin, il attire irrésistiblement des compagnons dans l’organisation qu’il crée et se distingue par une influence immédiate sur les gens449.

Martin Luther King disposait d’un impact considérable sur les foules qui l’adulaient. C’était un homme charismatique, un orateur d’exception, mais avant tout un pasteur. Il puisait son inspiration dans la Bible et les Evangiles. A-t-il donc tenté de réformer une vision théologique jugée trop passive, ou a-t-il entrepris une démarche énergique basée sur l’enseignement déjà prôné ?

Le problème racial aux Etats-Unis

Pour bien situer l’œuvre de Martin Luther King, il est nécessaire de retracer le contexte dans lequel il a grandi. Le racisme et son expression légale, la ségrégation, imprègnent sa vie et ses engagements.

Aux Etats-Unis, l’esclavage est officiellement aboli en 1865 après la défaite de la Confédération lors de la guerre de Sécession450. Diverses lois sur les droits civiques furent adoptées451, garantissant la citoyenneté et l’égalité des Noirs. Cet arsenal législatif n’a cependant pas permis aux Noirs de s’intégrer, plus particulièrement dans les Etats du Sud. Egaux en théorie, ils demeuraient en marge de la société.

448 Ibid. 449 WACH, Joachim : Sociology of religion. Chicago, University of Chicago Press, 1949, pp. 344-345. 450 Onze Etats esclavagistes du Sud font sécession en 1861, entre autres pour maintenir leur mode de vie et d’économie basé sur l’exploitation des Noirs. Ils provoquent une guerre civile de 4 ans. 451 On parle d’amendements à la Constitution. Le 13e amendement concerne l’abolition de l’esclavage, les 14e et 15e la non-discrimination à l’égard de citoyens américains.

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La ségrégation entre Blancs et Noirs s’est peu à peu imposée dans des interdictions : séparation à l’intérieur des transports publics, écoles différentes, mise à l’écart dans des restaurants, des magasins, etc452. Des tracasseries visaient également à priver les Noirs du droit de vote dans les Etats du Sud453. Le régime fédéral, en garantissant une autonomie importante aux Etats, a rendu possible ce développement, même anticonstitutionnel. Un progressif désintérêt de la condition des Noirs apparié à une reprise du pouvoir par les ex-sécessionnistes ont durci la vie des anciens esclaves454. La Cour Suprême ira jusqu’à légaliser la ségrégation en 1896455. Le Ku Klux Klan, fondé en 1865, finit de détériorer l’atmosphère. S’opposant à la Reconstruction456, il n’a jamais accepté l’idée d’une égalité. Un climat de terreur est instauré dans les Etats du Sud, le Klan lynchant impunément des citoyens noirs, avec le soutien passif des autorités.

En d’autres termes, le sentiment d’infériorité de la race noire est resté profondément ancré dans la mentalité des Blancs sudistes, et s’est traduit par les lois ségrégationnistes. Il a même fait son chemin dans l’inconscient collectif des Noirs…

Les difficultés économiques de la fin du XIXe siècle, plus particulièrement dans les zones agricoles du Sud, et l’essor industriel dans le Nord ont poussé les Noirs à migrer massivement. Cela a transposé le problème racial à un niveau national. Si des avancées ont alors eu lieu, notamment avec une Cour Suprême plus objective, elles restèrent timides.

La déségrégation a réellement commencé dans l’armée, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Engagés au front, les Noirs se sont battus pour une liberté dont ils ne jouissaient pas pleinement chez eux. Cela a servi de catalyseur pour la lutte des droits civiques. A partir des années 50, ce combat prendra de l’ampleur.

Bien que manifestement contre la ségrégation, les Noirs l’ont ordinairement endurée. Quelques personnalités l’ont cependant remise en question, dès le début.

Le premier d’entre eux est Booker T. Washington (né en 1856). Il estimait que le meilleur moyen d’améliorer la condition des Noirs était d’accéder à un métier. En effet, la foule des Noirs exerçait un métier subalterne : domestique, chauffeur,… des Blancs. Pour Washington, une égalité sociale permettrait de 452 MOLLA, Serge : Les idées noires de Martin Luther King. Genève, Labor et Fides, 1992, pp. 18-19. On est à l’époque de MLK, cette ségrégation est encore en place. 453 Ibid, pp. 62-63. Histoire restée célèbre : Un Noir tente de s’inscrire pour voter. Comme il a fait plus que répondre au questionnaire liminaire, la panique s’empare des responsables du bureau. Ils décident de soumettre au requérant un quotidien rédigé en chinois et lui demandent s’il comprend ce qu’il a sous les yeux. « Oui, tout à fait », dit-il. « Cela signifie que les Noirs ne voteront pas encore cette année-ci dans l’Etat du Mississipi ». 454 FOHLEN, Claude et SABBAGH, Daniel : « Noirs Américains » in Encyclopaedia Universalis. Paris, 1971. 455 OATES, Stephen B : Martin Luther King. Paris, Le Centurion, 1985, p. 37. 456 Période qui suit la Guerre de Sécession, dominée par les Républicains nordistes et leurs idées.

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reconquérir par la suite les droits politiques bafoués. Mais cela revenait à accepter de fait la ségrégation, ainsi que les normes et valeurs des Blancs. En bref, un compromis457.

A l’inverse, W.E.B. Du Bois (1868-1963) incitait à l’initiative. Avec un groupe d’intellectuels noirs et de progressistes blancs, il est à l’origine de la fondation de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People, 1909). Celle-ci promouvra l’égalité civique et combattra plus particulièrement au plan juridique et légal. Cette voie portera progressivement des fruits. Cependant, les autorités législatives, notamment sudistes, tenteront par tous les moyens de limiter les progrès.

Marcus Garvey (1887-1940) prônera quant à lui une ségrégation noire, invitant au retour en Afrique. Il insistera sur la fierté raciale. Garvey inspirera quelque peu le futur leader noir, Malcolm X.

Ces quelques visionnaires tentèrent non seulement de solutionner le problème racial, mais également de le mettre en lumière. L’Amérique restera cependant longtemps indifférente aux malheurs de sa population noire. Certains allaient même jusqu’à prétendre les Noirs satisfaits de leur sort458. Par ailleurs, si la ségrégation dans le Sud est discernable, elle prend une coloration plus subtile dans le Nord. La condition des Noirs n’y est que peu enviable : vivant dans des ghettos, comme à Harlem, ils sont touchés de plein fouet par les problèmes de chômage, pauvreté, etc.

Le combat de Martin Luther King

Martin Luther King est né le 15 janvier 1929 à Atlanta. Etudiant doué, il obtient sa licence en sociologie à 19 ans et poursuit ses études en théologie à Crozer (Pennsylvanie, Etat du Nord), prestigieuse école intégrée459. En 1951, il rejoint l’université de Boston et décroche son doctorat en théologie fondamentale en 1955. Il épouse Coretta Scott en 1953.

En 1954, King accepte le poste de pasteur de la paroisse de Dexter à Montgomery (capitale de l’Alabama, Etat du Sud). Le début de son ministère est marqué par un engagement social, sans vraie remise en cause du système ségrégationniste460. Prédicateur réputé, c’est en décembre 1955 que sa vie prend une tournure capitale. Mme Rosa Parks, couturière noire, refuse de céder sa place à un Blanc dans le bus, comme le prévoit la loi. Elle est arrêtée, et ce geste déclenchera un mouvement de protestation sans précédent de la population noire. Les bus, dont la clientèle dominante est noire, seront boycottés durant une 457 Ibid, p. 36. 458 Ibid, p. 38. 459 Signifie qu’elle accepte les Noirs, au contraire de nombres d’écoles et d’universités, particulièrement dans les Etats du Sud. C’est seulement en 1954 que la Cour Suprême déclare anticonstitutionnelle la ségrégation en milieu scolaire. Mais l’acception des étudiants noirs se fera dans la douleur. 460 MOLLA, Serge : op. cit., p. 23.

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année. King prend la tête du mouvement (MIA, Montgomery Improvement Association) et obtient de manière non-violente la déségrégation des bus. Après une résistance acharnée, les autorités de la ville devront s’incliner. Dès lors, Martin Luther King s’implique totalement dans la lutte contre la ségrégation. En 1957, il fonde la SCLC (Southern Christian Leadership Conference). Puis King et sa femme s’installent à Atlanta, où Martin seconde son père dans la paroisse d’Ebenezer.

King devient rapidement médiatisé. Avec la SCLC, il organise des campagnes de protestation et de manifestations non-violentes pour dénoncer le système racial : notamment à Albany (Géorgie, 1961), où cela se solde par un échec, et à Birmingham (1963), avec succès. En 1963, une marche interraciale de protestation, réunissant des dizaines de milliers de gens, se déroule à Washington. King prononcera son fameux discours « I have a dream… »461. Sa popularité atteint son apogée, King est reçu par le président Kennedy. En 1964, il devient le plus jeune lauréat du prix Nobel de la Paix. Durant ces années, les droits civiques des Noirs sont peu à peu reconnus.

En 1966, King analyse d’une manière plus critique les conditions des Noirs

dans les Etats du Nord, notamment à Chicago, où il mène une action contre la ségrégation en matière de logement et d’emploi (résultats limités). Il se rapproche du point de vue exprimé par Malcolm X462 et radicalise son action. D’un optimisme qu’il qualifie de presque naïf à ses débuts, Martin Luther King évolue dans la critique de la société463. La dénonciation de la guerre du Viêt-nam lui aliène le soutien du gouvernement et de nombreux Blancs. Dès 1963, le FBI s’est intéressé à lui en tant qu’agitateur potentiellement dangereux. L’étiquette de communiste lui sera souvent accolée. En 1965, le quartier noir de Watts (Los Angeles) s’enflamme après l’arrestation d’un Noir. L’été 1967 est également marqué par de violentes émeutes dans les ghettos noirs de Neward et Detroit. Alors qu’il prépare une nouvelle marche sur Washington, pour défendre les pauvres en général, King est assassiné le 4 avril 1968 à Memphis. Un jour de deuil national sera rapidement décrété, l’Amérique blanche célébrant fébrilement les vertus de ce pasteur : elle a perdu un interlocuteur de confiance qui propageait les thèmes gandhiens de non-violence. Elle a désormais peur… 461 […] Je fais pourtant un rêve. C’est un rêve profondément ancré dans le rêve américain. Je rêve que, un jour, notre pays se lèvera et vivra pleinement la véritable réalité de son credo : « Nous tenons ces vérités pour évidentes par elles-mêmes que tous les hommes sont créés égaux » […]. Cité dans KING, Martin Luther : Autobiographie. Textes réunis par Clayborne Carson. Paris, Bayard, 2000, p. 275. 462 Malcolm X (1925-1965, assassiné). Ancien leader des Black Muslims. S’adresse principalement aux foules du Nord, vivant dans des ghettos noirs. Se convertit à l’islam après une peine de prison. A une analyse plus critique de la société américaine et prône une auto-protection (à l’inverse de King, qui défend la non-violence comme méthode) et la séparation. Il revendique comme King la dignité des Noirs. 463 CONE, James H. : Malcolm X et Martin Luther King, même cause, même combat. Genève, Labor et Fides, 2002, p. 34.

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Il est nécessaire de réinsérer Martin Luther King dans sa confession baptiste, et surtout dans l’Eglise noire. S’il est militant, il reste avant tout un pasteur, il ne faut pas l’oublier.

L’Eglise baptiste a été fondée au XVIIe siècle par des pasteurs anglais dissidents, John Smith et Thomas Helwys. Adeptes de la doctrine réformée, ils y ont joint certains principes spécifiques : baptême par immersion d’adultes, séparation de l’Eglise et l’Etat, autonomie des Eglises locales. Les baptistes accordent une grande importance à l’expérience personnelle de la foi, de même qu’à son expression. Le baptême se caractérise dès lors par un acte volontaire d’entrée dans la communauté. En effet, la foi est décrite comme une relation personnelle avec Dieu, d’où le refus d’une religion d’Etat. Les textes bibliques demeurent l’ultime autorité dans cette communauté qui défend la liberté religieuse. L’Eglise locale est indépendante, sans hiérarchie ecclésiale. Elle nomme son propre clergé464.

Les Noirs américains font majoritairement partie de l’Eglise baptiste ou de l’Eglise méthodiste. Petit, Martin Luther King était gêné par les démonstrations émotionnelles des croyants dans l’église de son père465. Il réfutait ce qu’il ressentait comme un caractère fondamentaliste dans l’enseignement religieux. Pour mieux décortiquer les Ecritures, il entreprend des études de théologie466. Pourtant, il renoue avec les racines de l’Eglise noire et ses traditions lors de son pastorat à Montgomery. Il faut bien comprendre que l’Eglise est la base de la communauté noire. Leur foi leur a permis d’endurer les souffrances de l’esclavage, puis de la ségrégation. C’est en ce lieu qu’ils peuvent exprimer leurs sentiments, leur dignité, par ailleurs déniés dans la société civile467, « le culte se vit comme un intense moment de liberté »468. C’est ici que la dénonciation du racisme se fait la plus forte. Le pasteur s’impose naturellement comme le chef de file. C’est un homme respecté et écouté, représentant souvent sa communauté devant les autorités blanches.

King endossera activement ce rôle. Mais il tient sa force de sa foi : foi en

Dieu, en son amour et sa justice. Ces deux facettes sont fondamentales dans le message délivré par le pasteur King. Message théologique, message social.

Son engagement social L’injustice du système de ségrégation l’a profondément marqué, même s’il

est issu de la bourgeoisie noire et donc relativement privilégié : écoles, bus, cinémas, restaurants, magasins séparés,… cela provoquait de

464 SEGUY, Jean : « Baptisme » in Encyclopaedia Universalis. Paris, 1971. 465 MOLLA, Serge : op. cit., p. 19. 466 KING, Martin Luther : op. cit., pp. 23-24. 467 MOLLA, Serge : op. cit., pp. 185-186. 468 Ibid, p. 38.

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l’incompréhension, puis du ressentiment469. Que l’Amérique soit fière de sa démocratie, alors même que l’égalité des citoyens n’était pas acquise, restait inacceptable :

« […] Il y a un siècle de cela (1863), un grand Américain (Lincoln) […] signait notre acte d’émancipation. […] Mais cent ans ont passé et le Noir n’est pas encore libre […] toujours tristement entravé par les liens de la ségrégation, les chaînes de la discrimination. […] Il est évident aujourd’hui que l’Amérique a failli à sa promesse en ce qui concerne ses citoyens de couleurs. Au lieu d’honorer son obligation sacrée, l’Amérique a délivré au peuple noir un chèque sans valeur. […] Le moment est venu de réaliser les promesses de la démocratie […]470. Martin Luther King revendiquait la déségrégation, en d’autres termes,

l’égalité des citoyens américains, quelle que soit leur race ou leur couleur. C’est le message essentiel qu’il tenait à donner. Les grands principes démocratiques proclamés par l’Etat avaient conduit à une antithèse de la démocratie, où voter devenait une affaire de couleur. En tant que pasteur, il dénonce le racisme comme un péché. En effet, nier la dignité humaine des gens de couleur revient à les rabaisser au rang d’objet et donc à donner tort au fait que tout être humain est une créature aimée de Dieu471. Finalement, l’homme blanc s’est approprié le pouvoir divin en jugeant une race inférieure. King revendiquait la dignité, l’humanité des Noirs. On voit donc que l’analyse des maux de la société dans laquelle il vit est effectuée à travers un prisme théologique :

« La tragédie de la ségrégation réside dans le fait qu’elle traite les êtres comme des moyens plutôt que comme des fins, les réduisant ainsi à l’état de choses […]. Tant qu’il (le Noir) ne sera pas considéré comme une personne d’une valeur sacrée, l’image de Dieu en lui est bafouée et par conséquent, elle est proportionnellement perdue pour ceux qui en sont responsables »472. Dès l’époque de l’esclavage s’est forgée l’idée d’un Dieu libérateur, qui

« peut tout ». Les Spirituals regorgent de textes véhiculant cette pensée. Comme son peuple, King a foi en l’engagement de Dieu dans le combat des Noirs. Car n’a-t-Il pas libéré Israël de l’esclavage en Egypte ? Par ailleurs, toutes les marches pour la liberté, les marches de protestation s’effectuent dans un climat religieux. Les événements sont précédés de prières, de sermons, de chants. La lutte pour les droits civiques telle que l'évoque King s’inscrit fondamentalement dans une démarche spirituelle.

469 KING, Martin Luther : op. cit., pp. 25-29. 470 Discours lors de la marche sur Washington en 1963, « I have a dream ». Ibid, pp. 273-274. 471 MOLLA, Serge : op. cit., pp. 54-57. 472 Martin Luther King, cité in MOLLA, Serge : op. cit., p. 58.

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Pour autant, il ne faut pas oublier que King prêchait principalement pour les Noirs du Sud. Ceux du Nord, plus indifférents peut-être au christianisme, étaient davantage sensibilisés au discours de Malcolm X. Celui-ci, issu des mêmes quartiers, comprenait mieux la déchéance des ghettos urbains473.

L’objectif de Martin Luther King était d’intégrer les Noirs dans la société américaine. Il estimait nécessaire une série de réformes dans le système pour que celui-ci accède enfin aux idéaux défendus dans la Constitution. Cela signifie qu’il a toujours veillé à ne pas heurter de front les autorités, plus particulièrement le gouvernement fédéral474. Ceci jusqu’à l’entrée des Etats-Unis dans la guerre du Viêt-nam. La volonté de réforme s’est fortement affirmée, plus particulièrement à la fin de sa vie où il préconisait plutôt une révolution du système entier. Son approche s’était radicalisée, notamment à travers les échecs et l’attitude du gouvernement. Il avait élargi sa conception et combattait désormais la paupérisation en général, générée par le système. Son inspiration restait toujours théologique :

« Mon inspiration vient d’un Galiléen, serviteur de l’humanité, fils de Dieu. Et j’ai retenu ce qu’il dit un jour : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » [Mt 25,40]475. King éprouvait le sentiment que l’Eglise ne s’engageait pas assez

socialement. Elle prêchait l’égalité dans l’au-delà, mais pas ici-bas. Il faut préciser que l’Eglise noire, autrefois très engagée dans la lutte contre l’esclavagisme et la ségrégation, avait quelque peu baissé les bras. Il revendique donc un rôle actif et prône un Evangile social. King prend souvent exemple de la vie de Jésus Christ et critique le christianisme en général. Il confrontait les Blancs et l’incohérence entre leur lecture de la Bible et le credo revendiquant l’égalité des hommes, et la pratique du système ségrégationniste. L’Eglise blanche a longtemps prêché la supériorité de la race blanche et ne s’est que peu engagé dans cette lutte :

« […] J’ai été vivement déçu par l’Eglise blanche et ses dirigeants. Bien sûr, il y a quelques notables exceptions. […] J’avais pensé que les pasteurs blancs, les prêtres, les rabbins, dans le Sud, figureraient parmi nos plus puissants alliés (dans l’affaire du boycott des bus de Montgomery). Bien au contraire, certains se sont révélés être nos adversaires résolus. […] J’ai attendu en vain que les pasteurs blancs disent : « Respectez cet arrêt parce

473 CONE, James H. : op. cit., p. 27. 474 « Il me paraissait étrange que le gouvernement fédéral accorde plus d’attention aux événements de Budapest [révolte anti-communiste en 1956] qu’à ceux de Birmingham. Mais je me disais que selon lui [le président Eisenhower], si nous faisions monter la pression, cela aggraverait les tensions, et qu’il trouvait préférable d’attendre encore quelques années pour voir les choses s’arranger d’elles-mêmes ». in KING, Martin Luther : op. cit., p. 141. 475 Martin Luther King, cité in MOLLA, Serge : op. cit., p. 194.

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que l’intégration est moralement juste et parce que le Noir est votre frère ». […] Au milieu du grandiose combat que nous livrons pour libérer notre pays des injustices raciales et économiques, j’ai entendu bien des pasteurs dire : « Ce sont des questions sociales dont l’Evangile n’a que faire » ; et j’ai vu bien des églises consacrer entièrement leurs préoccupations religieuses à l’autre monde en faisant une étrange distinction entre l’âme et le corps […] »476. L’influence de Walter Rauschenbusch, leader du « Nouvel Evangile social »

est palpable. Cet homme faisait partie des chrétiens modernistes dénonçant les ravages d’un capitalisme sauvage. Ils exhortaient l’Eglise à revenir à l’écoute des problèmes du monde et à délaisser ses propres intérêts. King trouve là un fondement théologique à ses préoccupations sociales477. Niebuhr, autre théologien, l’aide cependant à se libérer d’un optimisme trompeur quant à la capacité du bien. Le mal est réel, a toujours existé, il suffit d’étudier l’histoire.

King dénonce le statu quo de l’Eglise. Pour lui, la religion ne devrait jamais l’entériner, « car le pire service que nous puissions rendre au christianisme serait de devenir les commanditaires et les adeptes du statu quo. […] La religion pourvoit à son propre avancement et porte en elle la promesse d’un progrès. Mais quelle est la réaction de la société face à de tels hommes (Jérémie) ? […] Elle détruit ce genre d’hommes »478.

Le pasteur baptiste ne dénonce pas simplement le racisme comme péché, cela aboutit à une lutte. Pour lui, si l’on veut être fidèle à l’Evangile, il est nécessaire de s’engager contre le mal. Néanmoins, cela ne signifie pas haïr l’auteur de ce mal. Au contraire, fidèle à l’exemple du Christ, il appelle à l’amour.

Par ces aspects, Martin Luther King est totalement dans la lignée d’un réformiste. La dénonciation de la ségrégation se base sur une approche théologique et ne l’empêche pas de prôner l’ouverture aux autres, en l’occurrence les Blancs. Sa protestation non-violente du système lui permet d’instaurer un dialogue. De plus, il insiste sur l’intégration des Noirs dans la société américaine. Sa vision de l’Evangile et de l’Eglise, comme socialement engagés, est assez innovatrice pour son époque, qui admettait une indifférence coupable. Il aspire à un changement dans l’interprétation biblique de son temps, mais surtout dans la manière de vivre cette interprétation. Peut-on parler de changement structurel ? Car King se rattache à l’exemple de Jésus. En ceci, il revient aux fondements de la Bible et de sa foi : pour lui, il est essentiel de rappeler que Jésus a œuvré en faveur des plus démunis, des marginaux. La démarche de King se rallie autant à un souci de suivance du Christ, et donc à une volonté de restaurer la pureté des intentions christiques, qu’à un souci de 476 Extrait de la Lettre de la geôle de Birmingham (1963), in KING, Martin Luther : op. cit., pp. 243-244. 477 OATES, Stephen B. : op. cit., p. 41. 478 Extrait d’une dissertation au séminaire de Crozer, 1948, cité in KING, Martin Luther : op. cit., p. 43.

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réagir aux épineux dysfonctionnements de l’époque. Ainsi, sa lutte contre la ségrégation démontre sa sensibilité vis-à-vis des tourments modernes. Il veut réformer socialement les injustices, en s’appuyant sur la théologie. La défense de la justice et de la liberté demeure une motivation essentielle pour ce pasteur baptiste. L’extraordinaire impact dont il dispose sur les foules le rangerait dans la catégorie des réformistes révolutionnaires.

Sa vision de non-violence : la désobéissance civile

Il ne faut pas sous-estimer sa vision théologique par rapport à sa vision sociale. Au contraire, toutes ses démarches se fondent sur une interprétation de la Bible, de la foi. King trace un parallèle entre la souffrance du Christ, mort pour racheter les péchés des hommes, et celle de son peuple. Le message d’amour que Jésus de Nazareth a tenté de substituer au légalisme juif est révélateur et fondateur de sa pensée.

Maîtres à penser King fut profondément influencé par deux penseurs : Thoreau et Gandhi. Henri Thoreau (1817-1862) est un écrivain américain contestataire et

solitaire, dénonçant la vie moderne et son influence néfaste aboutissant au conformisme. Thoreau visait à ce que l’individu pense par lui-même et vive libre. Soucieux de la démocratie, il n’hésite pas à en critiquer le fonctionnement, jugé trop capitaliste et étatique479. Il ira jusqu’à refuser de payer des impôts à un Etat qu’il qualifiait d’inique en raison de son soutien à l’esclavagisme. C’est à cette époque qu’il rédige son traité de « Désobéissance civile » (1849), après avoir été emprisonné une nuit. La prison l’avait en réalité rendu libre, car son esprit l’était. Ce « geste d'objection individuelle se voulait susceptible d'entraîner d'autres citoyens à bloquer la machine politique en ne la finançant pas »480. Cela implique l’idée qu’une minorité a la capacité de générer une révolution morale481. L’ouvrage inspirera Gandhi puis King, qui tentaient de leur côté d’engendrer un mouvement de masse.

Gandhi développa sa doctrine du Satyagraha (Force de la vérité) en Afrique

du Sud, où l’Empire britannique appliquait une discrimination dure envers les Indiens, main d’œuvre importée et bon marché. Cela devint le combat pour la vérité, une résistance aux lois injustes, une lutte non violente qui mêlait grèves, boycotts et marches de protestation. Le tout était chapeauté par l’amour, l’amour de son oppresseur et de la justice divine :

479 COMBESQUE, Marie-Agnès et DELEURY, Guy : Gandhi et Martin Luther King, leçons de la non-violence. Paris, Ed. Autrement, 2002, p. 43. 480 GRANGER, Michel « Thoreau, Henri David (1817-1862) » in Encyclopaedia Universalis. Paris, 1971. 481 OATES, Stephen B. : op. cit., p. 38.

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« Quoique respectueux des autorités légitimes, je dois obéir d’abord à la loi de ma conscience : donc je plaide coupable »482.

Gandhi s’est attaqué à la couronne britannique qui imposait une

discrimination à l’égard des Indiens, à l’exploitation des pauvres, mais également au système hindou des castes qu’il considérait injuste483. Il a voulu, par la non-violence, faire régner la justice et l’amour dans un monde dominé par la violence et la recherche du profit.

Démarche théologique et politique

La démarche de désobéissance civile et de non-violence est directement inspirée par Thoreau et Gandhi. Il ne faut pourtant pas omettre l’exemple de Jésus dans l’Evangile :

« La résistance non violente constituait la technique du mouvement, tandis que l’amour lui servait d’idéal modérateur. En d’autres termes, le Christ fournissait l’esprit et la motivation, tandis que Gandhi fournissait la méthode »484.

« Je connais un homme dont je voudrais vous parler […]. Il s’est contenté de servir. […] C’était un prédicateur itinérant. […] Il n’a jamais écrit de livre. Il n’a jamais eu de fonction officielle. […] Il ne représentait que lui-même. Il avait trente-trois ans quand le courant de l’opinion se retourna contre lui. On l’accusa de vouloir soulever la populace. On l’accusa de fomenter des troubles. […] Il pratiquait la désobéissance civile ; il violait les injonctions judiciaires. C’est ainsi qu’il fût livré à ses ennemis. […]. Il ne possédait rien. Il se contentait de servir et de faire le bien »485.

Cette démarche est donc également théologique. Elle s’appuie sur Jésus, qui

a lui-même pratiqué la désobéissance civile. Il s’est opposé à la violence par la force de l’amour. La figure du Christ est également porteuse de sens pour les auditeurs du pasteur baptiste. Leur tradition est submergée par l’image de Jésus, non par Gandhi.

King parvient à la conclusion que l’homme est capable du bien et du mal. Tout est dualité. Ainsi, celui qui exhorte à la non-violence doit caresser la corde sensible au bien. Pour cela, il est nécessaire de démontrer la nature pécheresse de la ségrégation, d’ouvrir les consciences.

« La philosophie sur laquelle repose la démocratie est diamétralement opposée à la philosophie sur laquelle repose la ségrégation […]. La

482 COMBESQUE, Marie-Agnès et DELEURY, Guy : op. cit., p. 71. 483 Ibid, pp. 41-43 et p. 66. 484 KING, ML : op. cit., p. 93. 485 MOLLA, Serge : op. cit., p. 97.

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ségrégation est un mal, la ségrégation est un cancer dans le corps politique et il faut l’en extirper pour que notre démocratie soit en bonne santé »486.

Cependant, il ne faut pas répondre à la violence par la violence, il faut étouffer les oppresseurs par l’amour, quelles que soient les circonstances.

« Nous avons foi dans le respect de la loi et le maintien de l’ordre. […] Ne prenez pas vos armes. Celui qui vit par l’épée périra par l’épée. Rappelez-vous que c’est Dieu qui l’a dit. Nous ne prêchons pas la violence. Nous voulons aimer nos ennemis. Soyez bons avec eux »487. « Vous en venez à aimer la personne qui commet le mal, à l’aimer au sens de comprendre et de pouvoir haïr ce qu’elle fait »488.

King insiste sur le fait que c’est une méthode pour des personnes

courageuses, qui affirment ainsi leur liberté. Elle doit être adaptée à la fin poursuivie, en l’occurrence la Réconciliation. Malgré la non-violence, c’est une résistance active au mal, la ségrégation. Mais il ne faut pas confondre le mal et la personne qui le perpétue. La souffrance, inévitablement engendrée, est vue comme Rédemptrice. On voit ici un parallèle avec Jésus. Enfin, l’amour reste le centre de la résistance.

Peut-on qualifier cette démarche de réformiste ? Car, que véhiculait-elle,

sinon une mise en exergue de la vie de Jésus ? En ce sens, on a une volonté de restaurer les premiers instants de la communauté primitive. Pourtant, le terme d’adaptation est plus approprié. King, méditant l’exemple christique, prend place aux côtés des marginaux et dénonce l’attitude passive, voire négative, du gouvernement. On retrouve l’un des axes de l’ouvrage des réformistes.

La démarche politique est fondée sur la désobéissance civile, adoptée entre autres par Gandhi. Le concept est d’agir selon sa conscience. Cela signifie en l’occurrence dénoncer les lois ségrégationnistes, considérées comme injustes : refuser d’obtempérer à une loi pour en démontrer le fondement inique. Si des militants sont arrêtés, ils respectent la décision. Des boycotts, des marches de protestation, des sit-ins sont organisés afin de transmettre l’opinion. La désobéissance civile doit être révélatrice et donc publique. Une médiatisation soutient généralement la cause non-violente, en particulier lorsque les autorités répondent par des représailles brutales. La pression médiatique et populaire, choquée par de tels comportements, rend plus difficile le maintien des lois discriminatoires.

486 KING, Martin Luther : op. cit., p. 119. 487 Ibid, p. 107. Discours prononcé après qu’une bombe ait explosé dans sa maison, sans faire de victimes (1956). 488 OATES, Stephen B : op. cit., p. 151.

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Des millions de lecteurs américains voyaient avec stupeur les photos de chiens policiers se jetant sur de jeunes marcheurs, de pompiers les balayant sous la puissance de leurs jets, de policiers clouant au sol une vieille femme noire à coups de matraque. […] Une tempête d’indignation souffla sur le pays489. Du fait que les Blancs contrôlaient la politique et l’économie du Sud, une

protestation non violente était adéquate pour renverser ce système. Si des militants sont morts, cela n’a pas été un bain de sang principalement noir. Ils sont décédés en montrant leur humanité :

« La non-violence représente à mes yeux une issue à l’inertie des Noirs satisfaits de leur sort, d’une part, et d’autre part, à la haine et au désespoir des nationalistes noirs. J’essaie de canaliser les griefs des Noirs, parfaitement normaux et sains, en force constructive »490.

On voit donc que la démarche de Martin Luther King est autant théologique

que politique. Le tout est lié.

Que reste-t-il de son message ?

Qu’a obtenu Martin Luther King par son engagement ? Il a connu des succès comme des échecs. La déségrégation des bus à Montgomery (1956), l’interdiction de la réglementation ségrégationniste à Birmingham, la marche sur Washington, le prix Nobel de la Paix, la Loi sur les Droits civiques (1964), … ont été réalisables grâce à son engagement, même s’il n’était évidemment pas seul. Son éloquence et son charisme lui ont permis de captiver un auditoire étendu, également chez les Blancs, et donc de diffuser les revendications du peuple noir. Grâce à sa notoriété, des sommes colossales d’argent, soutenant le mouvement des droits civiques, ont été récoltées par King.

Il a cependant connu des échecs, comme lors de la campagne à Albany

(1961), où la ségrégation des lieux et services publics fut maintenue après son passage. La marche de Selma (1965) fut également révélatrice des dissensions internes des mouvements luttant pour les droits civiques des Noirs. L’impatience des citoyens noirs augmentait progressivement, en réaction à l’immobilisme des autorités. De plus, King est peu à peu devenu indésirable sur la scène publique, particulièrement lorsqu’il s’est attaqué au système en dénonçant la liaison entre racisme, économie et militarisme. Son réquisitoire contre la guerre du Viêt-nam l’a rendu suspect aux yeux de nombres d’Américains. Tant qu’il restait cantonné dans la défense des Noirs, il était un interlocuteur apprécié. Mais dès lors qu’il défiait le système américain, il devenait gênant. Des campagnes de diffamation 489 Ibid, p. 266. 490 Ibid, p. 257.

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l’ont égratigné, notamment sur ses incartades sexuelles (entre autres avec des femmes blanches, comble de « l’infamie »).

En définitive, King, symbole des mouvements défendant les droits civiques

des Noirs, a obtenu les lois sur le droit de vote et sur les droits civiques. Cependant, la véritable intégration dans la société était encore utopique au moment où il fut assassiné.

Son message théologique était bien reçu, puisque situé en droite ligne avec la tradition de l’Eglise noire militante. Il rendait aux Noirs leur dignité, leur courage pour se battre et risquer leur vie pour leur liberté. Pourtant, le respect de soi-même ne signifiait pas dénigrer ou haïr l’autre. King en appelait à la conscience des gens, de l’Amérique. Le parfait accord entre ses sermons et ses engagements sociaux lui assurait une aura confondante. « Le pouvoir moral de King dépassait les frontières nationales et raciales »491. Cependant, on assistait également à une utilisation stratégique de la non-violence. Des divergences d’opinion avec le SNCC (Student Non-Violent Coordinating Committee) étaient manifestes. Celui-ci témoignait d’une réticence toujours plus grande envers la non-violence et l’amour que prônait King. On assiste en 1966 à l’émergence du slogan « Black Power ! », en total désaccord avec King492.

Malcolm X, s’il respectait profondément King, n’en critiquait pas moins sa méthode :

« Le Blanc est complètement fou s’il s’imagine que nous allons le laisser nous casser la gueule, nous traîner dans les rues, nous lâcher ses chiens, tout en s’attendant à ce que nous ne répliquions pas. Si nous sommes incapables de vaincre, tout au moins mourrons-nous en essayant »493. Il raille ainsi l’hypocrisie des Blancs libéraux nordistes. Pour Malcolm X, la

philosophie/théologie ( ?) de King incitait les Blancs à commettre plus de crimes, puisque aucunes représailles n’étaient envisagées.

La philosophie non-violente de Martin Luther King n’a pas résisté à son assassinat… Des violences ont ensanglanté le pays, éclatant dans plus de 100 villes. Le réalisme manifesté durant ses dernières années l’avait fait prendre conscience de l’impatience qui grandissait. Il n’a néanmoins pas réussi à l’endiguer. Son combat a cependant continué, notamment par l’entremise de sa veuve, Coretta. De plus, sa pensée reste particulièrement vivante et toujours d’actualité…. 491 CONE, James H. : op. cit., p. 82. 492 OATES, Stephen B. : op. cit., pp. 440-441. 493 Malcolm X, cité in CONE, James H. : op. cit., p. 41.

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Conclusion

De nos jours, les droits civiques des Noirs américains paraissent avoir toujours existés. Cependant, l’époque où régnait une ségrégation « légale » n’est pas si éloignée, moins d’un demi-siècle. Martin Luther King, pasteur baptiste, s’est entièrement engagé dans cette lutte. Peut-on pour autant le considérer comme un réformiste religieux ?

Un réformiste religieux œuvre généralement selon trois pivots : une nouvelle interprétation de ses référents religieux amenant à une innovation ou changement structurel ; une adaptation à son temps et les problèmes qui le marquent ; la défense souvent passionnée de valeurs comme la justice, la liberté, la paix.

Se pencher sur la vie de Martin Luther King revient à s’abreuver au fleuve du

racisme et de la ségrégation. En effet, malgré les principes d’égalité défendus par la Constitution américaine, l’esclavage s’est poursuivi dans les Etats du Sud jusqu’au milieu du XIXe siècle. Si la guerre de Sécession a aboli toute servitude, l’étendard de la démocratie ne s’est pas étendu sur les citoyens noirs. La ségrégation, légalisée par la Cour Suprême en 1896, a rythmé leur vie. La majorité de la population a enduré la nouvelle situation, générant un sentiment d’infériorité. Le combat contre cette discrimination raciale s’est cependant amplifié à partir des années cinquante.

King s’inscrit dans ce mouvement. Pasteur baptiste, il s’appuie sur les racines et la tradition de l’Eglise noire pour dénoncer les conditions qui règnent dans le Sud, mais également au niveau national. Sa principale revendication porte sur la dignité à laquelle tout être humain a droit. Il analyse la ségrégation comme un péché que la société blanche américaine a commis en s’adjugeant le droit divin de qualifier une race comme inférieure. Cela signifie que son message repose principalement sur des bases théologiques. Et effectivement, les marches de protestation sont généralement précédées de chants, sermons, etc. Cela se déroule dans un climat religieux autant que social. Ainsi, King est extrêmement sensible aux maux de la société dans laquelle il vit. D’ailleurs, il reproche souvent à l’Eglise son manque d’engagement social. Celle-ci devrait, selon King, se préoccuper du matériel comme du spirituel. Or, l’Eglise blanche cautionne fréquemment le système ségrégationniste. Quant à l’Eglise noire, base essentielle de la communauté, elle a quelque peu perdu sa combativité. Il revendique un engagement social, basé sur l’interprétation de l’Evangile. Si Thoreau et Gandhi lui ont fourni les bases de sa démarche politique de résistance non-violente, son principal mentor demeure Jésus. Celui-ci s’est en effet dressé en faveur des démunis et des pauvres. Il a lui-même pratiqué la désobéissance civile et a surtout prôné l’amour. Ce concept est primordial dans

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le message de Martin Luther King. La dénonciation du mal ne doit pas aboutir à la haine, mais bien à l’amour de l’oppresseur. Cela permet d’envisager une intégration réussie des Noirs dans la société, objectif ultime de King.

Des succès comme des échecs ont jalonné son parcours. La loi sur le droit de vote et les droits civiques reste sa principale victoire. Cependant, l’intégration demeurait utopique. De même, son appel à la non-violence n’a pas longtemps résisté après son assassinat en 1968. La fin de sa vie est marquée par une prise de conscience plus affinée des problèmes sociaux en Amérique. Sa dénonciation de la guerre du Viêt-nam, si elle lui a aliéné ses soutiens politiques fédéraux, se place cependant dans la ligne de non-violence prêchée par ce pasteur.

Par sa prise de conscience des problèmes sociaux, par son engagement se basant sur une réinterprétation de l’Evangile, par sa défense de la liberté et de la justice, par sa dénonciation de la guerre et de la violence, Martin Luther King se positionne définitivement dans la catégorie des réformistes. L’indéniable impact social généré par cet orateur d’exception le classe dans les réformistes révolutionnaires. Pour autant, peut-on réellement parler de réformisme ? Les églises baptistes sont indépendantes les unes des autres. Il n’y a donc pas de hiérarchie ou même de vision d’ensemble. Comment donc parler de réformisme ? Car quel impact Martin Luther King a généré au sein même de l’Eglise baptiste ? Mais cela revient à poser la question différemment. Parle-t-on de réformisme à l’intérieur d’une confession de foi, ou peut-on au contraire lui insuffler un sens plus universel, au niveau du christianisme ?

King agit à une époque secouée par la crise. Le système ségrégationniste s’effrite peu à peu mais reste un joug extrêmement sévère pour la communauté noire. De plus, il base sa lutte et son engagement principalement sur des préceptes religieux, en réimposant l’exemple du Christ. L’impact sociologique dégagé tout au long de cette lutte est indéniable, que ce soit sur les foules ou au niveau juridique. A-t-il cependant un impact théologique, si ce n’est celui de rappeler à l’Eglise son devoir d’engagement envers les démunis de la société ? On voit donc la difficulté de catégoriser les personnes… La balance pencherait pourtant du côté du réformiste religieux.

La radicalisation de sa pensée que l’on entrevoit lors des dernières années de sa vie lui assure une vision beaucoup plus globale que la seule déségrégation des Noirs. A ce niveau, il se rapproche peu à peu de Malcolm X et de son analyse du système et des défaillances. King en viendra à lier les problèmes de racisme, pauvreté et militarisme.

La lecture sociale de l’Evangile qu’il préconise fait songer à la théologie de la libération. Des parallèles peuvent être tirés. D’ailleurs, King fut fréquemment accusé de marxisme, bien que ce ne soit pas la réalité. Il était cependant sensible au socialisme, comme celui adopté en Suède.

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Depuis une dizaine d’années, les mesures de discrimination positive sont devenues illégales dans certains Etats (Texas, Louisiane, Mississipi,…)494. Il ne faut donc pas se leurrer sur l’intégration des minorités de couleur : dans un monde dominé par la globalisation, le racisme reste d’actualité. Il n’est pas nécessaire de remonter loin dans le temps pour vérifier cela. En 1992, un jury composé de Blancs acquitte quatre policiers blancs ayant brutalisé un conducteur noir, Rodney King, ceci malgré une vidéo démontrant leur sauvagerie. Le verdict enflammera les banlieues de Los Angeles495. Les cours de justice semblent parfois succomber aux tentations d’instaurer deux poids, deux mesures… Le chômage, la pauvreté, la criminalité,… demeurent plus élevés dans la communauté noire que dans la communauté blanche. Les inégalités socio-économiques persistent.

Le rêve de Martin Luther King, s’il s’est effectivement en partie incarné, n’en demeure pas moins encore utopique… Mais d’autres gens ont pris le relais. Bibliographie

Ouvrages

- COMBESQUE, Marie-Agnès et DELEURY, Guy : Gandhi et Martin Luther King, leçons de la non-violence. Paris, Ed. Autrement, 2002. - CONE, James H. : Malcolm X et Martin Luther King, même cause, même combat. Genève, Labor et Fides, 2002. - KING, Martin Luther : Autobiographie. Textes réunis par Clayborne Carson. Paris, Bayard, 2000. - MOLLA, Serge : Les idées noires de Martin Luther King. Genève, Labor et Fides, 1992. - OATES, Stephen B : Martin Luther King. Paris, Le Centurion, 1985. - WACH, Joachim : Sociology of religion. Chicago, University of Chicago Press, 1949. Articles - COMPAGNON, Olivier : « Question noire aux Etats-Unis, repères chronologiques » in Encyclopaedia Universalis. Paris, 1971. - FOHLEN, Claude et SABBAGH, Daniel : « Noirs Américains » in Encyclopaedia Universalis. Paris, 1971. - GRANGER, Michel « Thoreau, Henri David (1817-1862) » in Encyclopaedia Universalis. Paris, 1971. - LATHION, Stéphane : Réformisme dans les trois religions abrahamiques. Entre texte et contexte, répondre aux défis sociaux (1850-2000). Séminaire, Université de Fribourg, Fribourg, 2005-2006 (notes de cours personnelles). - SEGUY, Jean : « Baptisme » in Encyclopaedia Universalis. Paris, 1971.

494 FOHLEN, Claude et SABBAGH, Daniel : op. cit. 495 COMPAGNON, Olivier : « Question noire aux Etats-Unis, repères chronologiques » in Encyclopaedia Universalis. Paris, 1971.

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Peut-on considérer L’Athéisme comme un mouvement de réforme à

l’encontre du christianisme

Présenté par Aline Jacquemet

1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Contexte historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

2. Mise en évidence des premiers éléments fournis par

la rétrospective historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

3. L’athéisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

4. Les figures de l’athéisme ; les réformateurs du christianisme ?

5.1 Jean Meslier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

5.2 Sylvain Maréchal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

5.3 Ludwig Feuerbach . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

5.4 Karl Marx . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

5. Aujourd’hui . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

6. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Introduction

L’individu se retrouve aujourd’hui face à une véritable circulation des religions. Islam, judaïsme, christianisme ou autres mouvements, la possibilité de croire en ce que l’homme veut est possible mais le choix de ne pas croire l’est également.

Depuis le début du siècle, nous assistons à la prolifération d’une littérature anti-religion. Alors mode ou réforme ? Les athées sont-ils à considérer comme des irréductibles niant vainement l’existence de dieu ou faut-il voir derrière cette lutte les prémices d’une réforme au sein du christianisme ?

Ce travail se propose dans un premier temps d’exposer dans le cadre d’un contexte historique la naissance de l’athéisme puis dans un second point d’y montrer les fondements de base. Nous observerons ensuite au travers de différentes figures contemporaines ou non de cette idéologie dans quelle mesure nous pouvons l’assimiler ou non à un mouvement réformiste.

1) Contexte historique

Afin de raisonner au mieux sur notre sujet, nous nous devons de remonter aux origines du mouvement que nous voulons associer à une réforme. L’entreprise est vaste et c’est pourquoi nous tâcherons de mettre en évidence les points importants pour notre question en ne nous étendant pas, pour des questions évidentes sur tous les éléments historiques.

Nous étudierons donc dans ce point la situation de l’Eglise du XVIème au XXème passant succinctement en revue les différentes réformes religieuses et l’apparition de nouvelles idéologies parmi lesquelles nous retrouverons l’athéisme. Nous observerons également au travers de ce parcours historique l’émergence au sein même de l’Eglise chrétienne, de théories areligieuses révélées par des théologiens et des philosophes.

Ces dernières ne seront pas analysées, précisons le, dans cette partie du travail mais donneront néanmoins déjà des éléments de réponse à la problématique posée dans l’introduction.

Au XVIème siècle, la situation du pouvoir religieux est en grande difficulté. En effet, ce dernier ne répond plus assez aux besoins des fidèles. De plus, accusée de faire preuve d’un excès d’autoritarisme, l’Eglise place dans sa hiérarchie des individus dont le savoir et l’intérêt en matière de religiosité laisse à désirer. Le grand scandale de cette époque naît de la nécessité quasi obsessionnelle des Papes à vouloir restaurer les basiliques et à embellir Rome conjuguant à cela la quête d’un pouvoir de plus en plus affirmée. L’Eglise n’est alors plus en mesure d’assumer de tels frais. Afin de répondre aux exigences de beauté et de pouvoir

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de cette dernière, il est donc décidé de mettre en vente au peuple les indulgences capables d’offrir une place au Paradis et d’assurer la rédemption des péchés.

La population du XVIème siècle est anxieuse, la mort rôde partout et l’image de Satan effraie. Pas question pourtant à cette époque d’envisager une quelconque réforme. Sorcières et réformateurs connaissent le sort des flammes. Les croyants se sentent dominés par l’image d’un Dieu sévère. Le chrétien n’est pas en harmonie avec son Dieu, il subit son vouloir. C’est dans cette période tumultueuse pourtant qu’apparaît Martin Luther. Né en 1483, ce théologien et réformateur d’origine allemande, est très occupé par l’idée du salut. Il s’élève contre le principe de vente des indulgences. Réexaminant l’Epître aux Romains de Paul, Luther affirme que seul le don de la foi en Jésus-Christ peut apporter le salut aux chrétiens. Avec la publication de 95 thèses le 31 octobre 1517, Luther dénonce le caractère illusoire des indulgences et lance la Réforme. Il s’attache également à démontrer l’autorité des Ecritures et la nécessité pour les chrétiens de s’y référer. Le conflit avec la papauté ne se fera pas attendre. Nous noterons encore à propos du travail de ce théologien, qu’il dépassera vite les frontières et qu’on assistera à l’époque à une diffusion massive de l’idéologie Luthérienne à travers toute l’Europe du Nord.

Au XVIIème siècle, la Réforme ne laisse pas les catholiques dans l’indifférence. Les conséquences de la Réforme ne se font pas attendre et, très vite, le renouveau atteint tous les aspects de la vie religieuse. Les quelques tentatives de Réformes suscitées par le déclin de l’Eglise romaine au début du XVIème siècle se soldent par un échec. Néanmoins, l’idée d’une mise sur pied d’un concile foisonne dans les esprits, et ce malgré l’opposition des Papes.

En 1542, le Pape Paul III inaugure officiellement la Réforme catholique en convoquant le concile de Trente. Des changements sont alors appliqués dans tous les domaines. Les dogmes chrétiens sont réétudiés et on envisage une théologie qui réfléchit la question du salut de façon plus travaillée. Il est pour certains difficiles d’accepter le concile, pourtant cela se fait petit à petit. Prêtres et croyants sont mieux instruits, le catéchisme ayant fait son apparition, le peuple prend la mesure de la religion chrétienne. D’importantes figures de la théologie font parler d’elles en matière de réforme. Nous pensons, par exemple, à Thérèse d’Avila qui réforme le Carmel ou à Ignace de loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus. L’apparition de nouveaux ordres est grande durant ce siècle et marque aussi les premières oppositions entre la religion et la science. Le mouvement parmi le plus célèbre de cette période est celui de Jansénius, fondateur du jansénisme qui prône une vision pessimiste de l’homme, vision condamnée par Rome. Nous remarquons ici un premier mouvement qui marque son indépendance et sa méfiance envers le pouvoir religieux en place.

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Au XVIIIème, la raison prédomine nettement les croyances religieuses. La philosophie des Lumières prône la sagesse et le bon sens ce qui bien sûr ne laisse pas de place aux dogmes trompeurs de la religion. C’est à une véritable croisade contre le christianisme que le peuple est invité par les penseurs de cette période.

La Révélation, telle qu’elle est présentée est alors par les Textes Sacrés est littéralement niée et rejetée. Les lumières ouvrent le terrain à l’athéisme et à l’agnosticisme.

Le XVIIème avait déjà connu des attaques à l’encontre de la religion. En 1637, par exemple, Descartes professait déjà un renouveau de la chrétienté dans son "Discours de la méthode" malgré tout, les attaques du XVIIIème contre la religion restent beaucoup plus virulentes. La haine et l’incompréhension du catholicisme sont présentes. Des mouvements protestants comme le piétisme font alors leur apparition afin de rétablir l’ordre. Le XVIIIème siècle sera également le témoin des missions catholiques en Amérique latine.

Au XIXème siècle, la réaction face au rejet inévitable de Dieu, aboutit à deux réactions dans le christianisme. Les protestants tendent à faire de la modernité un atout qu’ils cherchent à concilier au christianisme alors que les catholiques se replient dans le passé. Les protestants donnent à étudier l’Ancien et le Nouveau testament, le résultat est effroyable pour les chrétiens. En publiant "La Vie de Jésus" en 1835 le théologien David Friedrich Strauss n’apporte pas vraiment les conclusions espérées. Son étude révèle que les Evangiles relèvent d’une vérité mythologique et en aucun cas historique. A la fin de sa vie, les historiens noteront chez Strauss une pensée encore plus radicale ; la création divine est un mythe mondial. Les protestants n’ont de cesse d’analyser les textes alors que chez les catholiques très peu de penseurs s’expriment sur le sujet. Les catholiques se sentent menacés, ils redoutent le modernisme et condamnent radicalement le libéralisme, le socialisme, la science et l’athéisme. La pensée athée très forte durant ce siècle se défoule sur le Christ. En 1820, Auguste Comte, considéré comme l’un des fondateurs de la sociologie, philosophe et père du positivisme parle de la disparition à venir de la religion. Pour lui, l’observation et le raisonnement prendront le pas sur elle, reprenant ainsi les grandes idées du XVIIIème siècle. Ludwig Feuerbach ainsi que Arthur Schopenhauer avec respectivement "L’Essence du Christianisme" et "Le monde comme volonté de représentation" ou encore Marx et Engels avec "Le manifeste du Parti communiste" et Charles Darwin "De l’origine des espèces", tous attestent par l’audace et la franchise de leurs œuvres la chute foudroyante de l’idéal chrétien au XIXème siècle.

Au XXème siècle, l’œcuménisme voit le jour. Il est rapidement condamné par le catholicisme qui défend un pouvoir absolu et unique. Les mouvements

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fondamentalistes voient également le jour et font apparaître avec eux une interprétation dite "au pied de la lettre".

A cette époque, abondent les textes de nombreux théologiens protestants. Dietrich Bonhoeffer, par exemple, théologien pensait qu’il valait mieux vivre sans Dieu mais sans pour autant renoncer aux évangiles. L’homme doit évoluer de manière areligieuse et on doit lui démontrer qu’il doit s’engager totalement dans le monde pour les autres.

Autre Réformateur dans un autre genre, Rudolf Bultman fut rendu célèbre par son exégèse du Nouveau Testament. Il s’attacha à dépouiller les aspects mythiques de l’Evangile et tenta de le rendre ainsi plus accessible aux hommes.

2) Mise en évidence des premiers éléments fournis par la rétrospective historique

Avec son interprétation de l’"Epitre aux Romains" de Paul, Martin Luther lance le coup d’envoi de la Réforme au XVIème siècle comme nous venons de le voir. Son travail laisse le libre champ à de nouvelles réformes ou idéologies notamment au XVIIème siècle avec Thérèse d’Avila qui réforme l’ordre des Carmels ou Ignace de loyola qui fonde la Compagnie de Jésus. Durant ce siècle, les premières oppositions naissent avec le jansénisme, ordre fondé par Jansénius dont la vision pessimiste de la condition humaine face à son sort est rapidement condamnée par Rome. Le XVIIIème siècle apporte des éléments très intéressants pour notre sujet puisque nous assistons à la négation et au rejet total de la Révélation par les philosophes des lumières qui préfèrent alors trouver au monde des origines issues de la réflexion et du raisonnement. Le XVIIIème se veut le berceau de l’athéisme et de l’agnosticisme. Il faut attendre le XIXème pour assister à des réformes d’un nouveau genre ; celle de théologiens protestants qui défendent de nouvelles théories sur la réalité chrétienne. Parmi eux, David Friedrich Strauss, théologien protestant d’origine allemande qui en publiant en 1835 "Das Leben Jusu Kritich bearbeitet" provoque un véritable scandale qui lui vaut la fin de sa carrière religieuse. Sa critique considère les Evangiles comme une suite de récits mythologiques ayant une fonction de prosélytisme.

Auguste Comte, philosophe, annonce quant à lui la mort de la religion, préférant adopter une attitude scientifique. Sociologue, Comte rejette toute croyance dans un être transcendant mais admet que la religion offre une certaine stabilité de la société. Il met en place sa propre religion, celle de l’humanité qui a pour but d’encourager les hommes à adopter une attitude favorable envers la société. Autre philosophe, Ludwig Feuerbach propose quant à lui une vision psychologique de la religion ramenant cette dernière à une dimension humaine. Arthur Schopenhauer, philosophe allemand, très influencé par le théologien Maître Eckhart et par les philosophes de la Renaissance et des lumières, expose

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les bases de sa philosophie athéiste et pessimiste dans son œuvre "Le Monde comme volonté et comme représentation". Le XXème siècle connaît aussi ses réformateurs en matière de religiosité avec le théologien luthérien Dietrich Bonhoeffer qui tente de réinterpréter le christianisme en tenant compte de la modernité, vivre sans Dieu mais sans renoncer aux évangiles.

Enfin nous relèverons pour terminer Rudolph Bultman qui réforme à sa manière le Nouveau Testament le dépouillant de tous ses aspects mythologiques.

Les quelques éléments historiques dont nous disposons donc témoignent d’un lent déclin, allant de la croyance absolue en Dieu au XVIème à la remise en question des dogmes chrétiens, de l’historicité des faits et même d’accusation de prosélytisme au XXème siècle. Mais il n’est pas encore question de parler d’athéisme ni même de le comparer à un mouvement réformiste. En effet ce sont les philosophes qui depuis le XVIIIème s’attèlent à démanteler les dogmes de la religion chrétienne et qui mettent sur pied les fondements de l’athéisme contemporain. Si nous voulons donc parler de réforme nous nous devons de trouver dans l’histoire des théologiens qui ont abandonné leurs convictions au profit d’un athéisme et d’étudier ainsi si nous pouvons parler de réforme. La partie historique qui vient d’être présentée sert à resituer grâce à la position de l’église la naissance de l’athéisme qui se situe environ, selon les faits dans la moitié du XVIème siècle mais plus vraisemblablement dès la moitié du XVIIIème siècle avec tous les témoignages que nous possédons.

3) Athéisme Comme nous venons de le voir avec le bref aperçu historique, l’athéisme est une idéologie toute récente, qui depuis moins de 3 siècles côtoie de très près le christianisme. Bien que beaucoup d’encre coule à ce sujet l’idée de l’athéisme vu comme une réforme au sein même du christianisme n’est que très peu défendue par les auteurs de théologie, de sociologie des religions ou encore de psychologie des religions. Nous pouvons, en effet, imaginer que l’association des termes "réforme et athéisme" n’est pas des plus évidente surtout si nous nous référons aux différentes réformes étudiées dans les trois religions abrahamiques. Pourtant l’idée n’est pas totalement dénuée de sens. En effet, si nous parvenons à prouver que l’athéisme est né et se nourrit du christianisme même, cela revient à dire pour nous que nous nous trouvons face à un phénomène à analyser comme étant ou n’étant pas une réforme.

Afin de bien saisir les enjeux de cette idéologie, nous étudierons dans ce point les principes de base en nous arrêtant d’abord sur les différentes définitions mais également sur les différents termes avec lesquels il ne faut pas confondre l’athéisme ; puis nous verrons ce que ce dernier conteste ou remet en question dans le christianisme.

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Pour commencer, il convient de préciser que les membres de cette approche ne parle pas d’un mais de plusieurs athéismes. Le concept ne repose pas sur des préceptes définitifs et immuables. Au contraire, il s’adapte constamment et se remet lui-même en question si un principe ne répond plus à la situation. Selon le dictionnaire "Robert méthodique (Rey-Deboue, 1982)" l’athée est une "personne qui ne croit pas en Dieu"496. Selon "Larousse" l’athée est une "personne qui nie l’existence de Dieu, de toute divinité"497. La définition va encore plus loin puisque le mouvement distingue encore l’athéisme négatif ou privatif de l’athéisme positif. Le premier indique, en substance, qu’une personne qui prétend la non-existence d’un ou de plusieurs dieux n’a pour ce faire besoin de fournir aucune justification. L’athée négatif ou privatif n’a pas à se défendre, contrairement au croyant qui lui, est dans l’obligation de prouver à la fois l’existence d’un dieu mais aussi de prouver l’authenticité de sa croyance envers ce dieu.

La définition de l’athéisme positif découle de la première, en effet, si on admet l’inexistence d’un dieu particulier comme le dieu des juifs, des chrétiens ou des musulmans, "les qualité très spécifiques de chacune de ces divinités hypothétiques réduisent la probabilité de son existence à une valeur infinitésimale"498.

Dans ce travail qui est le nôtre et qui consiste à vérifier si nous pouvons ou ne pouvons pas attribuer à l’athéisme le rôle de réforme du christianisme il nous faut également relever les distinctions nécessaires mais non pas flagrantes avec la laïcité et l’incroyance qui sont souvent perçues comme synonymes de l’athéisme. Tout comme l’athéisme, la laïcité est un principe très récent dans l’histoire. Il ne s’agit pas d’une doctrine mais plutôt d’une idée, celle de la liberté. Le laïcisme ne tend pas à nier l’existence d’un dieu, elle prétend à une séparation du pouvoir religieux et du pouvoir étatique. Elle concerne donc avant tout une idée politique et non pas la foi qu’un croyant peut avoir.

La laïcité est le doit d’"exercer sa liberté de religion et le droit de se libérer de la religion"499. Concernant la distinction avec le terme d’incroyance, le tâche est plus délicate : Marcel Neusch, auteur de "aux sources de l’athéisme contemporain, cent ans de débat sur Dieu" fait la différence suivante ; l’athéisme se caractérise par un refus conscient et motivé de Dieu alors que l’incroyance est comme une manière de vivre dans l’indifférence et le refus pratique de Dieu. Autre distinction, autre auteur, Antoine Vergote dans "Religion, foi, incroyance", pose le terme d’incroyance dans le contexte de psychologie des religions. Selon lui l’homme est incroyant car il prend

496 Dictionnaire, Editions Robert, Paris, 1998 497 Dictionnaire, Editions Larousse, Paris, 2004 498 http://www.athéisme.ca/main/principes-fr.html 499 André Maurice et alii, " Un œil sur la laïcité ", Editions Pemf, Alpes Maritimes, 2004, p. 4 et suivantes

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conscience qu’il ne pose pas des actes de croyance mais qu’il accomplit des actes de culte sans avoir conscience qu’il croit à quelque chose. "Le christianisme engage ses adhérents à attester la disposition religieuse par la formulation qui est unique dans l’histoire des religions : Je crois en Dieu…"500. L’incroyance est donc le fruit d’un conflit avec la foi, c’est une remise en question mais là encore il ne s’agit pas de nier l’existence de Dieu mais d’interroger sa foi profonde.

Etudions maintenant ce qui motive l’athéisme et les raisons invoquées pour affirmer l’inexistence d’un dieu chrétien en particulier et des autres divinités en général.

L’athéisme nie en bloque la vérité dite révélée par la Bible car celle-ci suppose que les croyants l’adoptent en ayant la foi mais en ne se questionnant nullement sur elle. Autrement dit l’athéisme rejette le pilier du christianisme et la base de toute religion à savoir la foi puisque sans preuves ni raison elle ne se révèle être rien d’autre qu’une illusion. Si la foi est dépréciée, les textes sur lesquels reposent la foi chrétienne ne le sont pas moins. Les athées perçoivent même ces derniers comme porteurs de mensonges, d’illusions, de mythes et d’absurdités et donc comme un véritable danger pour ceux qui y croient. "L’athée ne fait donc qu’éviter la crédulité "501 en niant l’authenticité des textes chrétiens et le message divin.

" Il y a bien des millions de personnes qui croient la Bible les mots inspirés de Dieu, des millions qui pensent que ce livre est un repère et un guide, conseiller et consolateur ; qu’il comble le présent de paix et le futur d’espoir, des millions qui croient que c’est la fontaine des lois, de la justice et du pardon et que de ses enseignements sages et doux, le monde est redevable de ses liberté, sa force et sa civilisation, des millions qui imaginent que ce livre est une révélation de la sagesse et de l’amour de Dieu pour l’esprit et le cœur des hommes, des millions qui considèrent ce livre comme une torche qui conquière les ténèbres de la mort et déverse son rayonnement sur un autre monde, un monde sans une larme.

Ils oublient son ignorance et sa sauvagerie, sa haine de la liberté, ses persécutions religieuses : Ils se souviennent du paradis, mais ils oublient le donjon des souffrances éternelles. Ils oublient que c’est l’ennemie de la liberté intellectuelle. La liberté est ma religion. Liberté des mains et de l’esprit, de la pensée et du travail, liberté est un mot haï par les rois - détesté par les papes. C’est un mot qui renverse les trônes et les autels – qui laisse les couronnés sans sujets, et la main tendue de la superstition sans aumônes. La liberté c’est la

500 Vergote Antoine, " Religion, foi, incroyance ", Editions Mardaga, Liège, 1983, p. 191 501 http://www.athéisme.ca/main/principes-fr.html

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semence et le sol, l’air et la lumière, le rosée et la pluie du progrès, de l’amour et de la joie "502.

Ces lignes de Robert G. Ingersoll, extraites de "About the holy bible" résument bien par un langage certes assez virulent les premiers points que conteste l’athéisme dans le christianisme à savoir les textes sacrés et la foi. Mais plus que la foi et les textes, c’est l’auteur de la création lui-même qui est remis en doute. L’homme n’est pas une création de Dieu mais c’est Dieu qui est la création de l’homme, de quoi faire frémir tous les chrétiens convaincus.

Sans vouloir tout énumérer, ce qui bien sur ne serait pas une affaire de courte durée, il est important de saisir que l’athéisme s’attache à démanteler point après point tous les fondements du christianisme. En commençant par Dieu puis Jésus Christ, la Vierge, l’enfer, la Bible, les rites et les traditions, la mort, la foi des croyants ou encore la morale religieuse, tout est inlassablement remis en cause, nié, relativisé avant d’être finalement rejeté.

Au travers des différentes figures de l’athéisme contemporain ou non que sont Jean Meslier, Sylvain Maréchal, Ludwig Feuerbach et Karl Marx, nous verrons si nous pouvons parler de cet athéisme comme d’une réforme du christianisme.

5.1 Jean Meslier Né en 1664, Jean Meslier ordonné prêtre catholique à Etrepigny passe sa vie à prêcher les écritures saintes avec un dévouement sans faille. Néanmoins à sa mort en 1729, ses écrits révèlent chez lui un athéisme radical. Voltaire fait publier le " Testament de l’Abbé Meslier " dans lequel l’abbé dénonce la religion chrétienne avec une force exceptionnelle. L’Abbé ne se contente pas d’évoquer les points avec lesquels il diverge, il apporte de plus les preuves de la fausseté de la religion chrétienne et des autres religions en général qui ne sont pour lui qu’une invention de l’homme. " Faisant de la foi une croyance aveugle, il niait toute révélation divine et accusait les religions d’être la cause de la misère et de l’oppression "503. Nous avons ici un exemple taillé sur mesure pour notre travail ! Un prêtre convaincu par les dogmes chrétiens en apparence à passer toute sa vie à repenser sa foi, à l’interroger pour finalement l’abandonner et la nier. Comment concevoir chez un théologien un tel revirement de pensées ? Certes le siècle de Meslier connaît des libres penseurs, des libertins, des sceptiques, des théistes ou encore des panthéistes mais pas encore d’athées convaincus. Au XVIIIème, l’homme est toujours incroyant, il n’est pas encore un athée tel que nous l’entendons aujourd’hui. Les mouvements idéologiques 502 Traduit de l’anglais par Scandelle Thierry : http://www.infidels.org/library/historical/robert-ingersoll/about-the-holy-bible/ 503 http://athéisme.free.fr/Biographies/Maréchal.htm

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autour de Meslier auront certes eu sur lui une influence, il est néanmoins surprenant de se trouver face à un théologien qui a nourri une idéologie areligieuse au sein même de l’institution chrétienne. Alors que ses confrères prêchaient en toute sincérité et avec une foi sans faille, Meslier a profité de son siècle et des nouvelles théories qui naissaient avec lui pour confronter et mettre à l’épreuve ses propres convictions. " Chapitre 4 De la fausseté et de la religion chrétienne Venons aux prétendues visions et révélations divines, sur lesquelles nos christicoles fondent et établissent la vérité et la certitude de leur religion. Pour en donner une juste idée, je ne crois pas qu’on puisse mieux faire que de dire en général qu’elles sont telle que si quelqu’un osait maintenant se vanter d’en avoir de semblables, et qu’il voulût s’en prévaloir, on le regarderait infailliblement comme un fou, un fanatique "504. Peut-on parler néanmoins de l’Abbé Meslier comme d’un réformateur ? Son attitude est-elle comparable à celle d’un Luther ? L’athéisme de Meslier n’est pas une réforme. Nous ne pouvons pas ici parler d’un mouvement religieux révolutionnaire. Nous ne pouvons pas non plus constater une remise en question de la suprématie de l’Eglise qui abouti à des groupes anti-religieux. Tout d’abord l’Abbé Meslier s’est préservé de garder secret tous ses écrits et l’opinion véritable qu’il avait de la foi chrétienne. Le fait d’être resté dans l’ombre confère d’ailleurs beaucoup plus de poids à son argumentation. Elle était inattendue et secrète. La réforme, elle, éclate au grand jour et cherche à toucher beaucoup de partisans. Meslier est parti sans chercher une diffusion massive de ses idées comme ce fut le cas avec Luther. Le cas de l’Abbé Meslier en terme de réforme est relativement vite réglé dans le cas ou la réforme est ici personnelle. Néanmoins, il a laissé dernière lui des écrits et si de son vivant il n’a pas cherché à réformer quoique ce soit il attendait certainement qu’on le publie et que des esprits plus neufs donnent suite à ses idées. Bien sûr nous ne faisons ici qu’imaginer ce qu’il a vraiment voulu faire mais il nous faut admettre que s’il avait voulu garder le secret sur ses convictions il n’aurait pas laissé dernière lui une telle source d’information à l’encontre de la religion chrétienne. S’il avait publié cela de son vivant, Rome l’aurait condamné sur le champ. Les idées ont cependant été reprises par les libres penseurs et les libertins, entre autre, ce qui ne permettait pas à Rome d’agir. Théoriquement donc nous ne pouvons pas dire que l’athéisme de Meslier est une réforme contre le christianisme. Certes ses écrits disent le contraire mais la réalité est autre. Meslier n’a pas donné suite à ses convictions de son vivant. Peut-être pensait-il qu’elles n’auraient pas la même résonance de son vivant que quelques siècles 504 http://www.geocities.com/temporelo/Meslier/chapitre-4.html? 200610

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plus tard. En revanche, même si il n’a pas lutté pour ses idées et donc pour une déchristianisation du peuple, il est ce qu’on appelle un réformateur psychologique de la religion. Il est le véritable premier athée de son siècle. Sa réforme ne visait donc pas tant l’institution maîtresse mais les adeptes. En soi cela était bien plus fort. En convaincant les chrétiens de la fausseté de leur religion, il aurait en tant que théologien crée une réforme sans précédent. La réforme d’un théologien donc si elle avait eu lieu aurait eu beaucoup plus d’impact sur la crédibilité de la foi chrétienne que de simples idées rapportées par des philosophes. En plus venant d’un homme qui avait toujours théoriquement consacré sa vie à Dieu, la négation de ce dernier aurait été reçue bien différemment. Un homme comme l’Abbé Meslier lève le doute sur l’infaillibilité du système chrétien. Meslier met en marche au sein même du christianisme une réforme d’idées, qu’il ne met pas en application dans la pratique. Cela reste néanmoins une menace pour l’Eglise qui voit remis en cause ses dogmes fondamentaux par un de ses propres serviteurs. 5.2 Sylvain Maréchal (1750 – 1803) Les écrits de Jean Meslier ne se sont pas fait oublier comme l’aurait certainement souhaité l’Eglise. Philosophes, poètes et écrivains ne tardèrent pas rapidement à reprendre ses idées. Parmi eux, Sylvain Maréchal, poète et écrivain français qui conduisit une violente campagne anticléricale. " Un grand scandale a lieu depuis un temps immémorial. Un mensonge politique, vieux de quelque mille années, rend illusoire la perfection de l’espèce humaine. Il n’existe encore aucune Institution, spécialement destinée à combattre et à détruire la croyance en Dieu ; de tous les préjugés, celui qui fait le plus de mal. L’urgence d’une telle Institution est reconnue tacitement par tous les bons esprits ". (Sylvain Maréchal " Culte et lois d’une société d’hommes sans dieu " – 1798) " [A propos de Jean Meslier] Il est impossible de professer l’athéisme d’une manière plus claire et plus franche ". (Sylvain Maréchal " Dictionnaire des Athées anciens et modernes " – 1800) Sylvain Maréchal est un érudit. Après avoir suivi des études de droit, il devient avocat à Paris. Il fréquente dès l’âge de 20 ans des cercles d’auteurs incroyants parmi lesquels Rousseau, Voltaire ou encore Diderot. Véritablement imprégné par les idées de son siècle, Maréchal est un militant. Il lutte contre le pouvoir en place, la politique, la Révolution française et bien sûr la religion qu’il considère comme un outil d’oppression sur le peuple. Reprenant passablement les idées de

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Jean Meslier, Maréchal sera condamné pour son athéisme ce qui ne l’empêchera pourtant pas d’écrire jusqu’à la fin de sa vie à ce sujet et de laisser derrière lui une littérature abondante. Nous retiendrons " Dieu et les prêtres, fragments d’un poème philosophique " en 1781, " Almanach des honnêtes gens " en 1788, " Pensées libres sur les prêtres " en 1798, " Culte et loi d’une société d’hommes sans dieu " en 1798 ou encore " Dictionnaire des Athées anciens et modernes " en 1800 et " Pour ou contre la Bible " en 1801. Nous notons certes chez Maréchal des convictions areligieuses mais là encore nous ne pouvons pas parler d’une réforme. Tout d’abord parce que contrairement à Jean Meslier, le poète et avocat Maréchal n’est pas lié de l’intérieur au pouvoir chrétien. Malgré sa position extérieure au christianisme, sa pensée, elle aussi, aurait pu mener à une réforme. Reprenons donc la citation précitée pour y voir plus clair. Nous pouvons y relever trois éléments importants qui somme toute se retrouvent chez tous les partisans de l’idéologie athéiste. Maréchal parle d’institution à combattre d’urgence et utilise le terme tacite. Tout un programme anti-réforme. Si la réforme est caractérisée par un retour à une observation stricte de la règle primitive dans un ordre religieux, il paraît clair que Maréchal n’envisage pas un retour à quoi que ce soit qui se rattache de près ou de loin à un mouvement religieux. L’athée qu’est Maréchal voudrait idéalement mettre sur pied une nouvelle institution pour lancer une guerre contre le christianisme. Une réforme parallèle et donc qui n’est pas issue du christianisme même. Autre élément, le caractère d’urgence. Maréchal a conscience de la diffusion massive du christianisme et met en avant l’importance d’agir au plus vite. Cette notion se retrouve chez beaucoup d’athées. Pour eux, l’idée d’un dieu n’a que trop duré. Le terme qui offre une analyse intéressante est " tacite ". " L’urgence d’une telle institution est reconnue tacitement "505. Là encore, il est difficile d’envisager une réforme tacite, soit sous-entendu. Il est étonnant d’apposer au terme de réforme un secret, quelque chose de caché. En tant qu’athée convaincu, rien n’est secret au contraire tout doit être dévoilé au grand jour pour être nié correctement. Maréchal avait donc sans doute l’envie d’une réforme mais en tout cas pas d’une réforme catholique. Maréchal était très influencé par les révoltes de son époque et ne cherchait pas autre chose qu’un conflit. En fait nous pourrions aller jusqu’à dire qu’il s’est servi du contexte dans lequel il baignait pour faire tomber le christianisme comme n’importe quel autre pouvoir en place. Il ne s’agit pas là encore d’une réforme. Comme nous venons de l’observer avec Meslier et Maréchal, nous ne pouvons pas parler de réforme cependant nous pouvons constater que ces démarches idéologiques ont marqué un profond changement dans les esprits européens. Si durant ce siècle, l’athéisme ne passe qu’au second plan, derrière le scepticisme et l’anticléricalisme, le XIXème siècle quant à lui révèle de nombreux 505 http://www.athéisme.free.fr

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philosophes annonçant la mort de dieu d’une part, démontrant la religion comme étant une aliénation de l’homme d’autre part. Parmi eux Ludwig Feuerbach, Karl Marx, Sigmund Freud ou encore Friedrich Nietsche. Ceux qu’on appelle " les prophètes de la mort de Dieu "506 sont-ils pour autant des réformateurs ? Nous allons donc envisager le cas de Feuerbach et de Marx et verrons si nous pouvons considérer leur démarche comme une réforme contre le christianisme. 5.3 Ludwig Feuerbach (1804 – 1872) Ludwig Feuerbach né en 1804, est très vite attiré par la théologie mais il s’en trouve également très vite déçu et laisse tomber cette dernière pour la philosophie. Il rejette le christianisme et lance même la guerre contre lui en 1841 avec la parution de " l’essence du christianisme " : " La religion est l’expression du sentiment et de l’imagination ", " la philosophie doit la liquider "507. Feuerbach veut que la religion ne reste pas aveugle. Il tente bien que mal d’adapter les dogmes chrétiens à l’homme moderne. Pour lui, la religion de Dieu est nécessaire dans la vie de l’homme si on veut rendre ce dernier responsable. Feuerbach veut faire passer l’homme d’une conviction religieuse à une conviction anthropologique. L’homme est une réalité alors que la théologie est une aliénation. Il faut faire chuter le christianisme qui pour lui doit son succès à la façon dont il a réussi à projeter toute la richesse de l’espèce humaine dans un seul Dieu qui de surcroît a été humanisé. Tout comme chez Maréchal nous retrouvons l’idée qu’il faut faire tomber le christianisme, peut-on pour autant parler de son athéisme comme d’une réforme ? Feuerbach s’inscrit dans la lignée de Jean Meslier et de Sylvain Maréchal, il est considéré comme le plus grand athée convaincu de l’époque moderne. Toutefois la question d’une réforme est ici délicate, en effet même si Feuerbach a lutté pour démontrer le côté inhumain du christianisme, sa démarche n’as pas abouti à un changement radical si ce n’est d’avoir apporter de nouvelles théories plus détaillées en matière d’athéisme. Le christianisme prône le partage, le bien des autres et le bonheur individuel, pourtant Feuerbach n’entend pas ces principes de la même manière et pense que le christianisme expose des dogmes qui sont fait pour donner une illusion de bonheur aux croyants. Avec ce genre de démarche nous comprenons toute la complexité de la religiosité. Au fil des siècles, des connaissances nouvelles et des découvertes, les croyants chrétiens comme Feuerbach deviennent des philosophes, des sociologues, des matérialistes et des psychologues confrontant inlassablement leur savoir à une doctrine religieuses vieille de 2000 ans. En soi, Feuerbach ne cherche pas à réformer l’église chrétienne en voulant faire adopter un regard moins centré sur

506 Revue : " Le monde des religions " janvier - février 2006 N° 15 507 Collecttion Microsoft, Encarta,2004

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Dieu. Il cherche à anéantir une conviction qui n’est plus la sienne, il ne lui accorde pas le bénéfice du doute. De la même manière qu’il accuse la religion chrétienne d’être un outil d’oppression pour le peuple, il utilise la sienne et la philosophie comme outil pour oppresser la religion et par là inciter les croyants à modérer voire à renier leur foi. La lutte moderne qu’est l’athéisme n’a donc là encore rien d’une réforme. Il ne s’agit pas pour ces penseurs de redonner une nouvelle image de Dieu mais bel et bien de l’anéantir pour imposer la leur qui est celle d’un monde peuplé d’hommes dirigés par les hommes eux-mêmes. 5.4 Karl Marx (1818 – 1883) Voici un athée à côté duquel nous ne pouvions pas passer. L’impact social de ses idées est tel qu’il a pour nous une place dans ce travail. Marx est un chrétien, socialement parlant en tout cas puisqu’il a été élevé dans des écoles chrétiennes. Ce philosophe est loin de faire l’unanimité chez les chrétiens, certains le disent totalement opposé (" L’athéisme de Marx, ou plutôt sa haine totale et existentielle de Dieu, n’est pas un élément, un accident ou un résultat de son communisme, mais sa source et son but : oui, sa cause finale ! C’est de Dieu, c’est de Dieu lui-même qu’avant tout, partout, après tout, Marx veut nous libérer. ")508 d’autres ont un avis moins radical (" Marx certes était athée, « matérialiste », etc. Mais chez un philosophe aussi il convient de distinguer ce qu’il est et ce qu’il croit être. Ce qui compte, ce n’est d’ailleurs pas ce que Marx pensait et que nous ignorons, c’est ce que pensent les textes qu’il a écrits. Ce qui paraît en eux, de façon aussi évidente qu’exceptionnelle dans l’histoire de la philosophie, c’est une métaphysique de l’individu. Marx est.‘un des premiers penseurs chrétien de l’Occident ")509. A son époque la critique de la religion est à la mode même si il trouve ses sources chez Voegel et Feuerbach, il s’en éloigne assez rapidement car il trouve que leur vision de l’homme est trop abstraite. Peut-on parler de réforme avec Marx ? Il n’a pas poursuivi d’étude dans le domaine ; pourtant il était très populaire et était malgré tout dans la ligne de mire des chrétiens. Avant d’adhérer à des groupes anti-religieux, Marx professait bel et bien une réforme du christianisme puisqu’il visait à le démythologiser et à le ramener à trois concepts : La morale, la foi et la raison. C’est avec sa rencontre avec Voegel et Feuerbach entre autres qu’il apprend une nouvelle méthode d’analyse de la religion chrétienne. Il la soumet d’abord à une analyse historique, la réduisant à un mythe puis lui ôtant finalement son côté transcendant sans faire référence à Dieu. Il ramène la réalité religieuse à une réalité anthropologique en cherchant à définir les raisons qui poussent les hommes à se créer un dieu. Pour Marx, le christianisme est un outil de 508 Clavel Maurice, " ce que je crois ", Editions Granet, 1975, p. 96 - 97 509 Henry Michel, " Marx collection ", " Bibliothèque des Idées ", Editions Gallimard, 1976 T1.

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domination. Les hommes en ont besoin car ils ne sont pas capables d’affronter leurs propres craintes. Marx est un cas très intéressant car avant de faire des rencontres décisives dans sa vie, il n’envisageait pas l’athéisme comme une lutte acharnée contre le christianisme mais bel et bien comme une réforme. En effet il voulait éliminer l’image de dieu pour le ramener à celle d’un homme commun, il était donc athée et cherchait du changement dans ce sens. De plus il voulait aboutir à un état de morale, de foi et de raison mais en l’homme et non pas en un dieu. Il est bien le seul à avoir envisagé l’athéisme comme une réforme. Cependant sa rencontre avec Voegel, Feuerbach et les autres l’ont comme nous l’avons dit plus haut mené à reconsidérer sa critique de la religiosité. L’athéisme rejette l’idée d’une croyance divine quelle qu’elle soit, elle est une aliénation. On ne l’accepte pas d’un point de vue psychologique ou anthropologique. Cependant il tentera dans différents ouvrages de définir les raisons psychiques et humaines qui poussent les hommes à chercher la croyance et la foi ailleurs qu’en eux-mêmes.

6) Aujourd’hui Comme nous l’avons observé précédemment, l’athéisme comme réforme est un échec. Malgré toute leur volonté de changement, nous avons vu au travers de 4 philosophes, théologien ou chrétien que cette idée est relativement incompatible avec leur manière de penser la religion. Intéressons-nous donc maintenant à un athéisme plus actuel, l’athéisme contemporain. L’ouverture d’esprit et la liberté d’expression favorise la montée en puissance de cette idéologie. Aussi pouvons-nous enfin imaginer une réforme ? La question est ici double ; en effet la modernité apporte avec elle tous les outils nécessaires aux philosophes et même à tout un chacun même religieux de constater les dogmes de la religion chrétienne d’une part mais d’autre part elle apporte également des dérives. En octobre 1917, le Révolution l’emporte et on assiste avec l’arrivé au pouvoir des bolcheviques à la mise sur pied d’un athéisme comme idéologie d’état. Réforme ou pas réforme ? Dans ce cas précis de l’histoire, on a voulu convertir de force les croyants à une situation de non croyants. La réforme fut donc politique et ne s’est pas mise en place grâce aux fidèles. L’athéisme n’est donc pas une réforme et avant même de vouloir contrer le christianisme on a voulu maîtriser tout un peuple. L’anti-religion touche alors à l’époque tout le bloc de l’est pour finalement gagner l’Asie. On a ici fait de la non religion une survie de l’état. Interdire aux gens de croire était le moyen idéal pour mettre tout le monde sur le même pied d’égalité. Bien sûr ici il s’agit d’une dérive extrême de l’athéisme que les athées eux-mêmes dénoncent en soulignant que ce n’est pas la croyance qu’ils condamnent mais le dieu auquel on croit. De plus, ils dénoncent la religion chrétienne comme un outil d’oppression donc ils

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ne veulent en aucun cas qu’on se serve de leur idéologie pour contraindre autrui, ce qui serait en désaccord avec leurs propres fondements de base. L’athéisme est une idée de liberté et ne doit pas être utilisée à des fins politiques mais à une fin anthropologique. Arrêtons-nous maintenant sur le témoignage d’un philosophe athée contemporain. Reprenons la substance de son idée quant à la religion chrétienne. Philosophe et essayiste français, Régis Debray a reçu une éducation marquée par le christianisme. Une empreinte sociologique en somme que nous retrouvons rappelez-vous chez Marx. Une idéologie imposée donc de laquelle il a tout simplement voulu se détacher arrivé à l’âge de l’adolescence. Ses études de philosophie le mènent à penser que la doctrine chrétienne est trompeuse et pousse ses fidèles à faire la confusion entre la religion et la croyance en Dieu. L’athéisme a pour religion la liberté. La religion n’est pas un terme réservé à l’usage des chrétiens. Pour lui et c’est là que c’est intéressant l’athéisme pourra avoir un avenir et donc détrôner le christianisme le jour ou comme lui il aura un credo. Il faut détruire ce qui est existant le remplacer et en faire quelque chose d’unique. L’athéisme est et ce doit d’être une œuvre, une démarche collective. Régis Debray dénonce les sois disants athées convaincus qui restent chez eux à décrier la religion chrétienne sur le papier et non dans les actes. Autrement dit il conteste le côté individualiste de cette idéologie et pense qu’elle n’aura aucune réalité historique si on ne met pas toutes ses théories en action. Il n’est pas difficile sur ce point de rejoindre le point de vue du philosophe, socialement chrétien, à ce sujet. En effet, les sources utilisées ou seulement consultées pour ce travail nous ont mené à penser la même chose. Prenons par exemple Etienne Babut, pasteur de l’Eglise réformée, auteur de " le Dieu puissamment faible de la Bible " offre certes un propos nuancé et bien sûr ne se révèle pas être un athée. Néanmoins il remet en question la force d’un dieu tout puissant et admet qu’il est aujourd’hui même pour un croyant difficile de trouver des excuses à Dieu. Valentin Strappazzan, franciscain, remet quant à lui " Le christianisme en question ", se demandant si les religions se valent ou encore si Jésus-Christ était vraiment Dieu. Jean Delumeau, dans son ouvrage " Le christianisme va-t-il mourir ? " affirme en tant que simple professeur que Dieu a fait son temps et que même s’il n’est pas mort il doit conjuguer avec de nouvelles réalités. Danièle Hervien-Léger avec " Vers un nouveau christianisme " oppose la modernité à la religion pour tenter d’analyser si le christianisme peut l’emporter sur le raison.

7) Conclusion Avec ce travail nous avons donc constaté que l’athéisme n’est pas une réforme ayant abouti à des résultats concrets au sein du christianisme. Les différents penseurs, théologiens ou philosophes socialement chrétiens ont montrés un

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athéisme qui ne se voulait pas être une réforme mais une lutte qui au fil des siècles s’est montrée de plus en plus acharnée. Alors qu’il ne s’agissait que de principes cachés avec Jean Meslier nous voyons toutes les dérives que peut entraîner cette idéologie aujourd’hui. Malgré cela il n’était pas futile de se poser la question. L’athéisme a un point commun avec toute autre réforme, elle tire toute son idéologie des principes chrétiens avant de les contester. Là réside la différence avec les autres réformes contrairement à la quête d’un changement, l’athéisme est en quête d’anéantissement. Tout comme une réforme elle tire son énergie et ses sources des fondements chrétiens non pas pour les dépouiller d’interprétations erronées mais pour les dépouiller de toute croyance. L’athéisme ne marche pas comme une réforme dans le christianisme, il avance à l’opposé du christianisme. A priori donc une réforme athée au sein du christianisme n’est pas à attendre pour demain mais cependant les exemples de personnages choisis dans notre travail sont témoins d’un déclin de la christianisation. Même si leurs théories n’ont pas abouti à des changements radicaux et donc à une réforme au sein de l’église chrétienne, elles ont ébranlé les esprits des croyants et créer une réforme d’idées. Nous ne pouvons pas exclure l’idée à venir d’une réforme mais si elle se fait, ce sont les fidèles qui la mèneront. Les athées convaincus ne le sont pas devenus sur un coup de tête, il s’agit d’un travail de réflexion personnelle de longue haleine et d’une critique bien étudiée de la religion. Réaliser la non existence de Dieu est en soi un effort de souffrance, aussi vaut-il sûrement mieux la nier que de chercher à la réformer. En effet à quoi bon une réforme si l’objet de la réforme est inexistant ? Dieu n’est pas mort ni dans l’esprit athéiste ni dans la pensée chrétienne, cependant le doute monte et laisse la porte ouverte à d’autres types de réformes.

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Bibliographie

Livres : 1) André Maurice et alii, " Un œil sur la Laïcité ", Editions Pemf, Alpes Maritimes,

2004 2) Babut Etienne, " Le Dieu puissamment faible de la Bible ", Editions du Cerf,

Paris, 1999 3) Briel Patricia, " Regard sur 2000 ans de christianisme ", Editions St-Augustin,

Suisse, 2000 4) Chavot Pierre et Potin Jean, " l’ABC claire du christianisme ", Editions

Flammarion France, 2004 5) Clavel Maurice, « Ce que je crois », Editions Granet, 1975, p. 96 – 97 6) Collection Microsoft, Encarta, 2004 7) Delumeau Jean, " Le christianisme va-t-il mourir? ", Editions Hachette Essais,

France, 1977 8) Dictionnaire, Editions Larousse, Paris 2004 9) Dictionnaire des synonymes Editions Larousse, Evreux 1992

10) Eliade Mircea, " Histoire des croyances et des idées religieuses " (Tome 1 et 2 ), Editions Payot, Paris 1987

11) Frossard André, " Dieu en questions", Desclée de Brouwer, Orne, 1990 12) Henry Michel, « Marx collection », « Bibliothèque des idées », Editions

Gallimard, 1976 T1 13) Hervieu Léger Danièle, " Vers un nouveau christianisme ", Editions Cerf

Clamecy, 1986 14) Neusch Marcel, " Aux sources de l’athéisme contemporain, cent ans de débats

sur Dieu ", Editions Centurion, France, 1977 15) Nietzsche Friedrich, " l’Antéchrist ", Editions Flammarion, France, 1994 16) Strappazzon Valentin, " Le christianisme en questions ", Editions Centurion,

France, 1991 17) Vergote Antoine, " Religion, foi, incroyance ", Editions Mardaga, Liège, 1983 Sites internet : www.athéisme.ca www.athéisme.org Revue : Le monde des religions " Les athées qui sont-ils ? Histoire de l’incroyance et de l’athéisme ", janvier - février 2006 N° 15.

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ISLAM

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La redécouverte d’Averroès peut-elle permettre aux musulmans de penser une modernité islamique ?

Présenté par Roten Cécile 1. Introduction 2. L’Esprit de Cordoue 3. Biographie d’Averroès 4. Le Réformisme du 19ème siècle 5. Foi et Raison chez al-Afghâni et Abduh 6. Averroès : l’accord de la religion et de la philosophie 7. Averroès juriste 8. Conclusion

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1. Introduction « N’est-il pas temps de relever la bannière d’Averroès ? N’est-il pas temps de dire que, de nos jours, de telles idées conviennent à tout le monde ? ».510 La pensée du philosophe du XIIe siècle n’a heureusement pas disparu en même temps que ses livres, brûlés sur la place publique, elle a pu grâce aux juifs et aux chrétiens parvenir jusqu’à nous. Averroès fut surtout connu en Occident comme « le Commentateur » d’Aristote mais il était aussi un brillant penseur qui se donna pour mission de concilier foi et raison, religion et philosophie. C’est un personnage central dans les trois cultures, musulmane, juive et chrétienne, il incarne un lien profond, la possibilité d’une ouverture et d’un dialogue entre les deux rives de la méditerranée contre les mouvements de rejets et de replis identitaires. Il invite à dépasser les antagonismes en mettant en lien la religion arabe de l’islam et la philosophie européenne d’Aristote. Averroès avait à la fois une solide culture religieuse, une grande connaissance du Coran et de la jurisprudence islamique et une ouverture d’esprit, une curiosité intellectuelle insatiable dans tous les domaines de la science et de la philosophie. Il a voulu libérer la pensée musulmane de l’emprise d’un juridisme trop étroit en faisant usage de la raison tant dans la lecture du Coran que dans les sciences islamiques et leurs applications. « Le thème de la raison constitue un enjeu majeur de la modernité en Islam ».511 Aujourd’hui, ce sont les intellectuels musulmans qui réclament, contre l’avis des traditionalistes, le retour de la pensée d’Averroès et de la philosophie elle-même, dans l’Islam actuel. La redécouverte d’Averroès peut-elle donner aux musulmans les moyens de penser une modernité islamique ? D’entreprendre des changements tout en préservant la permanence et l’esprit du message coranique ? Dans ce sens, en quoi Averroès peut-il être considéré comme réformiste ? Nous allons, pour répondre à ces questions, démontrer qu’il existe des similitudes entre sa pensée et celle des réformistes du XIXe, al-Afghâni et Abduh, notamment dans l’idée qu’il n’y a aucune contradiction entre foi et raison, religion et philosophie mais aussi dans leurs conceptions du fiqh, leur refus du taqlid, imitation et acceptation aveugle d’une doctrine et l’importance qu’ils accordent à l’ijtihâd, l’effort personnel d’interprétation.

510 RUSHDIE Salman, cité dans ARNALDEZ Roger, Averroès un rationaliste en Islam, Paris, Editions Balland, 1998. 511 CHEBEL Malek, L’Islam et la raison, le combat des idées, Paris, Perrin, 2005, p.11

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Mais tout d’abord, il nous paraît nécessaire de présenter les différents contextes historiques qui ont vu naître leurs idées respectives. 2. L’Esprit de Cordoue L’esprit de Cordoue du Xe et XIe siècle est un modèle d’humanisme rarement atteint dans le reste de l’Empire musulman. « La Tolérance était érigée en modèle, qui inspirait l’élite de la société musulmane : émirs, vizirs, savants et poètes. Cette classe de lettrés et de politiques donnait l’image d’une société arabo-andalouse parfaitement sereine et ouverte aux changements de quelque origine qu’ils proviennent. ».512 L’Andalousie du Moyen-Âge est le lieu de réunion des deux rives de la méditerranée, où les incompatibilités de culture entre l’Europe et l’Islam, qui semblent aujourd’hui irréductibles, ont été dépassées. Dans la civilisation d’Al-Andalus, les cultures et les hommes ont su cohabiter et même plus vivre ensemble. Une grande convivialité régnait entre les communautés, qui donnait aux minorités juives et chrétiennes la possibilité de s’exprimer librement. Nous pouvons constater que le pluralisme fut la cause principale de la splendeur et de l’influence de cette civilisation. Le modèle andalou représente l’expression et la reconnaissance d’un héritage commun, ce pourrait être le territoire de la médiation, car il fait partie d’un passé commun aux musulmans et aux occidentaux. Il montre que le progrès moderne a des origines arabo-musulmanes et n’est pas exclusivement importé par l’Europe. « On oublie encore très souvent que la civilisation arabe fût le ‘chaînon manquant’ entre l’Ancien et le Nouveau monde, entre la Grèce antique et la Renaissance européenne et, finalement, entre la théologie et la science ».513 Nous verrons avec Averroès que parmi ces arabes se sont les andalous qui ont contribué à la diffusion des connaissances de l’Antiquité. Comment prendre exemple de l’héritage andalou, sans pour autant l’idéaliser ? « Un des moyens, qui ne doit occulter ni la dimension politique, ni la dimension économique et sociale, c’est la culture. Elle est en effet susceptible de favoriser les conditions de la confiance, d’ouvrir les chemins de la compréhension et de sortir d’un imaginaire de la peur qui encercle aujourd’hui le monde méditerranéen ».514 La pensée d’Averroès pourra nous aider à comprendre la civilisation d’al-andalous, reconnaître son apport et confronter ce modèle historique à un débat central pour notre temps : comment vivre ensemble dans la diversité ? 512 CHEBEL Malek, op. cit., p. 87-88 513 CHEBEL Malek, op. cit., p. 89 514 FABRE Thierry éd., L’héritage andalou, Paris, Editions de l’Aube, 1995, p. 8

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3. Biographie d’Averroès Abu-l-Walid Mohamed ibn Rushd, dont le nom fut latinisé en Averroès, est né à Cordoue en 1126 (an 520 de l’Hégire) dans une importante famille de magistrats. Son grand-père, dont il porte le nom, avait été grand cadi de toute l’Andalousie. C’était un célèbre juriste malékite admiré et respecté de tous, qui semble avoir eu un esprit ouvert et plutôt libéral pour l’époque. Son père aussi était juge, c’est donc tout naturellement qu’Averroès commença par étudier le Coran, le hadîth, la tradition relative aux actes, paroles et attitudes du Prophète et le fiqh, la jurisprudence musulmane selon laquelle le religieux et le juridique ne se dissocient pas. Après une bonne formation religieuse, il s’intéressa aux sciences profanes : la physique, l’astronomie, les mathématiques et la médecine qu’il étudia sous la direction d’Avenzoar. Mais c’est pour la philosophie qu’Averroès se passionna réellement. Son maître dans ce domaine fut le philosophe arabe Ibn Tufayl, il subit son influence ainsi que celle d’Ibn Badja. Depuis 1106, l’émir almoravide Alî ibn Yûsuf régnait sur une grande partie de l’Espagne méridionale. Il s’était surtout consacré, avec succès, à la lutte contre les chrétiens et à la consolidation de l’union du Maroc et de l’Espagne. Les Almoravides étaient des guerriers berbères, entraînés à la guerre sainte. Ils avaient conquis le Maroc, fondé Marrakech et passé le détroit de Gibraltar en 1086 à l’appel des princes andalous. Ils avaient finalement pris Cordoue en 1091, infligeant une défaite sévère à Alphonse VI, roi de Castille. Le règne de Alî ibn Yûsuf coïncidait avec une des plus brillantes périodes de l’histoire de l’Occident musulman en Espagne et au Maghreb. Le souverain était entouré de lettrés et Cordoue redevint une capitale intellectuelle où se réunissaient poètes et savants. Mais d’autre part, le pays était sous la coupe des juristes malékites particulièrement intransigeants qui prétendaient fonder le droit sur la tradition de Médine. En Afrique du nord, le malékisme s’intéressait particulièrement aux applications du droit (furû) au détriment des principes (usûl), ainsi l’effort personnel d’interprétation du Coran (ijtihâd) et le hâdith étaient abandonnés.515 A partir de 1125, commença la révolte almohade dans l’Atlas. Le Mahdî Ibn Tûmart, dont le gouvernement et la pensée exercèrent une grande influence en Espagne musulmane, s’opposa à l’importance que les juristes malékites avaient prise dans la vie politique. Il mourut en 1130 et son successeur Abd al-Mumin fut proclamé en 1132. Tous deux inaugurèrent le mouvement réformiste qui

515 ARNALDEZ Roger, op. cit., p.15-20

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caractérise l’époque almohade, pendant laquelle se sont épanouies les différentes activités d’Averroès. Les Almohades prirent Cordoue en 1147 et créèrent un nouvel empire musulman d’Occident. Contre l’avis de sa famille, fidèle au régime almoravide, Ibn Rushd prit parti pour la réforme almohade. Elle représentait, à ses yeux, une rénovation religieuse résultant de l’exercice de la raison et un dépassement mais non un reniement des études traditionnelles. Il était d’accord avec ce projet de rationalisation des mœurs, basé sur quatre vertus essentielles : la modestie, la justice, le courage et la générosité. Averroès dénonça le déclin de la dynastie almoravide qu’il voyait comme l’incarnation de la dégradation des régimes politiques. Il critiqua la tiédeur et l’hypocrisie de certains dirigeants et le retour du pouvoir de l’argent. Plus encore, il condamna les oppositions au régime almohade et l’entêtement dans une conception erronée de la religion. Il prit donc réellement position sur l’histoire et les changements politiques de son temps. En 1153, lors de son séjour à Marrakech, il écrivit même plusieurs textes en faveur des almohades. Quelques années plus tard, Ibn Tufayl, son protecteur, le présenta à Abû Ya’qub Yûsuf, second souverain de la dynastie almohade et ami des philosophes, qui le nomma en 1169 cadi de Séville, puis de Cordoue en 1171. C’est l’émir Yûsuf qui lui aurait demandé de traduire, résumer et commenter les œuvres d’Aristote. Cette tâche lui vaudra d’être reconnu dans tout le monde latin comme « Le Commentateur » d’Aristote. Ses commentaires exerceront une influence considérable tant sur la scolastique chrétienne que sur la philosophie médiévale dans son ensemble. En 1182, Averroès remplaça Ibn Tufayl comme premier médecin auprès de Yûsuf, il était très admiré et écouté. Lorsqu’en 1184, Ya’qub al-Mansûr succéda à son père, Averroès était toujours en faveur à la cour, bien que quelques soupçons commençaient à peser sur sa pratique religieuse. Finalement, dans les dernières années de ce califat, il tomba en disgrâce. Al-Mansûr, alors engagé dans la lutte contre les chrétiens, aurait voulu s’attirer le soutien des juristes malékites, encore très influents auprès du peuple. Sous la pression des imams, il fut contraint de bannir Averroès à Lucena et de brûler ses oeuvres sur la place publique avec tous les autres ouvrages de philosophie. 516 Après la démission des politiques face aux religieux et la disgrâce d’Averroès, une obscure pensée théocratique se développa dans tous les cercles du califat almohade, semant le désordre et la terreur au nom de l’Islam. Les fanatiques religieux voulaient détruire la pensée et avec elle, les livres qui en faisaient l’apologie.

516 ARNALDEZ Roger, op. cit. p. 26-28

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Après la victoire musulmane contre Alphonse VIII de Castille, Al-Mansûr regagna Marrakech, capitale de la dynastie almohade. Loin du joug religieux qui pesait sur lui à Séville, il décida de rappeler Averroès près de lui où il demeura jusqu’à sa mort en 1198. La postérité d’Ibn Rushd fut assurée essentiellement par des juifs et des chrétiens. Après la disparition de Maïmonide, l’influence d’Averroès sur la pensée juive médiévale s’accrut, il donna lieu à de nombreux commentaires et critiques. Dans le monde chrétien, son nom donna un substantif, l’averroïsme. Sa pensée connut une nouvelle fois la censure par la condamnation de l’évêque de Paris en 1270, puis pas le pape Léon X en 1513. Elle fut cependant reconnue à sa juste valeur et atteignit son apogée dans l’Italie du XIVe et XVe siècle. Averroès a souvent été mal compris et mal interprété, c’est pourquoi il a suscité tant de polémiques et de théories contradictoires. 4. Le Réformisme du 19ème siècle Jamâl ad-Dîn al-Afghâni (1838-1897) et Muhammad Abduh (1849-1905) doivent affronter un contexte bien différent de celui de l’Andalousie du XIIe siècle. Ils assistent au démantèlement de l’empire ottoman et à l’accroissement de la domination européenne à tous les niveaux. Domination économique d’abord, l’Occident industrialisé progresse à grands pas, son mode de vie et de consommation s’impose peu à peu à l’Orient traditionnel, domination politique et précoloniale ensuite, au travers de nombreuses ingérences étrangères dans les affaires d’état, domination culturelle enfin, au travers des missions et des écoles fondées par les occidentaux en terre d’islam. Cette puissance étrangère perçue comme dangereuse, matérialiste et colonisatrice est une menace pour les valeurs spirituelles de l’Islam, mais n’est cependant jamais considérée comme la cause initiale de la déchéance du monde musulman. Selon les réformistes, l’origine première du déclin de l’empire est à chercher au sein même de la communauté. La constatation du retard accumulé par l’Orient, ses manques, son inertie ne sont que les conséquences directes de l’abandon de la ferveur religieuse qui avait fait autrefois la grandeur de cette civilisation. Les réformistes refusent la fidélité passive à l’égard de la tradition et la conformité des croyants aux enseignements désuets et figés des différentes écoles qui relèvent de la paresse. Ils dénoncent l’attachement aux pensées traditionalistes comme le signe d’un engourdissement intellectuel. Celui-ci, devenu une caractéristique du monde musulman du XIXe, empêche l’adaptation possible à la société moderne. De plus, la perte de la foi vive et active à laquelle s’oppose fermement al-Afghâni et Abduh entraîne la perte de la cohésion sociale qui se ressent jusque dans les situations familiales devenues catastrophiques.

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Face au traditionalisme, à la stagnation intellectuelle, aux divisions internes et à l’invasion occidentale, al-Afgâni et Abduh comprennent la nécessité et l’urgence d’une réforme basée sur la religion pour donner une identité commune au monde musulman et répondre au défi de la modernité. « Ce contexte historique qui a vu naître les premières formulations de la pensée réformiste est significatif puisque sa lecture joue un rôle déterminant dans l’attitude des penseurs. »517 Ainsi pour parler de réformisme, il faut se trouver dans une situation de crise ou du moins de fortes tensions, ce qui n’est pas vraiment le cas pour Averroès malgré les condamnations dont il a fait l’objet. Dans l’Andalousie du XIIe siècle, nous ne retrouvons aucune des causes historiques, politiques ou sociales susceptibles d’entraîner une réforme comparable à celle qu’a connu le monde musulman au XIXe siècle. En ce sens, il paraît impossible de qualifier Averroès de réformiste dans une époque la plupart du temps harmonieuse et paisible ne nécessitant pas un changement de fond. Cependant, comme nous le verrons, c’est sur le plan de la pensée qu’il peut être considéré comme réellement novateur. 5. Foi et raison chez al-Afghâni et Abduh Tout en affirmant le nécessaire attachement au Coran et à la Sunna, Jamâl ad-Dîn al-Afghâni et Muhammad ‘Abduh croient en « la capacité de l’islam d’accepter l’évolution et de vivre avec son temps ».518 Cette capacité serait même inhérente à la religion. La raison, le rationalisme et les sciences en général ne contredisent pas l’islam, au contraire ils sont en total accord. « (…) quiconque affirmerait que l’islam est contre les preuves géométriques, contre les arguments philosophiques et les lois de la nature, celui-là serait un ami obscurantiste de l’islam. »519 Dans sa pensée, al-Afghâni met en évidence l’importance de la philosophie pour l’humanité. Elle permet à l’individu de dépasser le stade animal et conduit à la découverte des sensations humaines et de l’acte rationnel, par la suite elle devient indispensable au progrès de la civilisation. Nous pourrions nous demander si cette place accordée à la philosophie réduit, dès lors, celle de la religion. Or, ce n’est pas le cas chez al-Afghâni pour qui la Révélation reste première et fondamentale.

517 TARIQ Ramadan, Aux sources du renouveau musulman, d’al-Afghani à Hassan al-Banna un siècle de réformisme islamique, Paris, Bayard Editions, 1998, p.48-49. 518 Ibid 519 Idem., p.67

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« L’islam (…) a donné aux musulmans un esprit philosophique qui fut lui-même la cause de leur développement en matière de civilisation et de culture. En d’autres termes, il n’existe aucune contradiction (…) entre religion et philosophie. Au contraire, la Révélation coranique a permis la naissance de l’esprit philosophique chez les Arabes : en les engageant à comprendre le monde, à chercher, à analyser, à expliquer, elle fut vraiment la source de ce dynamisme de la raison (…). La Révélation et la foi ont libéré l’énergie de la raison. » 520 Ce rationalisme actif, ce dynamisme de la pensée qui caractérisait les premiers musulmans ne peut être retrouvé que par un retour aux sources, à l’essence du message religieux qui permettra de dépasser les considérations des juristes d’une époque et les querelles d’écoles. Revenir aux sources de l’islam, ce n’est donc pas faire preuve de traditionalisme, bien au contraire : « L’esprit philosophique qu’il appelle de ses vœux, le rationalisme actif et exigeant qu’il revendique, le dynamisme scientifique et appliqué qu’il défend sont conçus dans la fidélité à l’islam : mieux, comme la seule fidélité envisageable »521. Pour al-Afghâni, le Coran implique une raison dynamique, pragmatique et surtout un besoin permanent de compréhension et de réflexion. Il appelle les musulmans de son époque à retourner à l’immédiateté des textes, à faire revivre le principe de l’ijtihad afin de combattre les interprétations figées et de lire les textes en adéquation avec le contexte sociopolitique de leur temps et non en se référant à leur sens le plus apparent et restrictif. L’ijtihad permettra de distinguer le sens littéral du sens figuré, le général du particulier et surtout de dégager l’objectif du verset pour pouvoir entreprendre une réflexion de nature rationnelle et s’engager vers l’avenir. L’application concrète de l’ijtihad permettra le lien entre religion et philosophie. Cette conception rejoint totalement celle d’Averroès. « Comprendre l’islam, c’est appréhender la totalité Révélation-philosophie-science ou foi-raison-intelligence ».522 Pour Abduh, la raison tient un rôle fondamental dans tout ce qui a trait à la religion. Croire en Dieu et en sa parole est quelque chose de totalement raisonnable. « Le Coran nous a enseigné ce que Dieu nous permet et nous oblige de connaître au sujet de la Divinité (…), il prouve ce qu’il avance (…), il fait appel à la raison et éveille l’intelligence ; il nous montre l’ordre qui règne dans l’univers, les lois qui le gouvernent et la sagesse et la perfection qui s’y manifestent. ».523

520 RAMADAN Tariq, op. cit., p.66 521 Idem, p.67 522 RAMADAN Tariq, ,op. cit. p.72 523 ABDUH Muhammad , cité dans Idem, p.109

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Abduh va encore plus loin en affirmant que c’est la raison qui confirme le donné de la Révélation. La religion ne nous enseigne rien qui soit en contradiction avec notre raison même si elle nous révèle certaines choses qui dépassent notre compréhension. Cette idée était déjà celle d’Averroès huit siècles plus tôt. L’Islam repose donc sur les bases solides de la raison et de la tradition qui ne sont en aucun cas incompatibles. L’existence de Dieu est d’abord connue par la raison et ensuite confirmée par la Révélation. Pour Abduh, la raison est déterminante dans ce qui lie l’homme à son Créateur, même plus que la foi. Cependant elle est limitée en ce qui concerne la connaissance des vérités immuables comme la substance et l’essence des choses, l’unicité de Dieu, son omnipotence qui demeurent des objets de foi. Ainsi les disputes entre écoles juridiques n’auraient pas lieu d’être si elles s’occupaient des choses essentielles, c'est-à-dire celles accessibles par la raison. Le Coran est une référence fondamentale car la raison ne peut pas, à elle seule, mener au bonheur. « La Révélation telle que la comprend Abduh a une fonction essentiellement morale en ce qu’elle fixe les devoirs de l’homme et, plus largement, en ce qu’elle détermine le bien et le distingue du mal. ».524 Elle fait donc office de guide de conduite et vise l’amélioration du comportement pour arriver au bonheur dans cette vie et dans l’autre. Abduh affirme qu’il n’y a pas à chercher dans le Coran autre chose qu’un enseignement moral car s’il encourage le croyant à observer et à comprendre l’univers, il ne se présente pas lui-même comme un texte scientifique. En cela, il est très proche d’Averroès, comme nous le verrons. La discussion à propos de l’exégèse, de la compréhension du Coran et de son rôle est de première importance pour le réformiste, ainsi Abduh veut rétablir un lien immédiat entre le croyant et le texte. Pour lui, comme pour Averroès d’ailleurs, il est du devoir de la raison au nom même de la religion de chercher à comprendre, de s’engager à savoir et à expliquer. C’est pourquoi dans le domaine des sciences, où le Coran ne nous ait d’aucune aide, il faudra avoir recours à l’examen expérimental et à la preuve rigoureuse pour déterminer le vrai. En ce qui concerne les sciences islamiques, Abduh donne la priorité à l’exercice libre de la raison sur les traditions. De même qu’Averroès en son temps, si Abduh a voulu la séparation entre le domaine religieux et le domaine scientifique, c’est pour mieux les réconcilier. Al-Afghâni et Abduh s’opposent aux traditionalistes qui refusent tout progrès au nom de la sauvegarde des valeurs islamiques, mais aussi aux modernistes qui ne conçoivent de progrès futur qu’en procédant comme l’Europe à une libération totale vis-à-vis du religieux. Il refuse l’occidentalisation mais accepte la

524 RAMADAN Tariq, op. cit., p. 112

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rationalité et le progrès comme valeurs positives et, en soi, en accord avec les principes de l’Islam. Selon eux, le monde musulman peut retrouver son épanouissement d’antan et prendre part à la modernité tout en restant fidèle à sa religion. C’est en dignes descendants d’Averroès qu’ils démontrent la compatibilité entre foi et raison, et tentent de réconcilier l’islam avec le progrès et la science. Car rester fidèle au Coran et à la Sunna tout en admettant le principe de l’évolution du temps et des sociétés n’est pas contradictoire. En son temps déjà, Averroès mettait en avant la nécessité du travail rationnel et de l’ijtihad pour contextualiser les prescriptions. C’est sur ces questions essentielles qu’Averroès demeure d’actualité et peut, ainsi que nous allons le voir, apporter sa précieuse contribution à la réforme du monde musulman aujourd’hui impérative. 6. Averroès : l’accord de la religion et de la philosophie Aux yeux d’Averroès, rien dans la philosophie d’Aristote bien comprise ne contredit le Coran. La philosophie et la religion ne sont pas en opposition, c’est ce qu’il va essayer de prouver dans son livre du Traité décisif : l’accord de la religion et de la philosophie. Il va examiner si l’étude de la philosophie et des sciences logiques est permise ou défendue par la Loi religieuse. Pour cela, il va avoir recours à la théorie juridique des cinq qualifications qui classe tout acte selon sa correspondance à l’une des appréciations suivantes. Une action peut être : obligatoire (wadjib), strictement interdite (haram), purement méritoire ou agréable aux yeux de Dieu (mostahib), blâmable (makrouh), neutre et permise (mobah). La philosophie a pour but l’étude de l’univers afin de parvenir à la connaissance de son créateur, Dieu. Selon Averroès, « plus la connaissance de l’univers est parfaite, plus parfaite est la connaissance de l’Artisan ».525 Or, la Loi religieuse invite à une connaissance rationnelle et approfondie de l’univers, donc la philosophie, qui permet cette étude, est ou bien obligatoire ou bien méritoire. Le Coran dit : « Tirez enseignement de cela, ô vous qui êtes doués d’intelligence.».526 C’est pour Averroès une énonciation formelle montrant qu’il est obligatoire de faire usage du raisonnement rationnel en religion. La Révélation pousse à une réflexion sur tout l’univers, « N’ont-ils pas réfléchi sur le royaume des cieux et de la terre et sur toutes les choses que Dieu a créées ? ».527 525 IBN ROCHD, L’accord de la religion et de la philosophie, Traité décisif, Paris, Editions Sindbad, 1988, p.12 526 Le Coran cité dans IBN ROCHD, Ibid. 527 Ibid.

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La Loi divine prescrit d’appliquer la spéculation rationnelle à la réflexion sur l’univers et à la connaissance de Dieu et des êtres dont il est l’auteur. Elle donne donc l’obligation d’utiliser le syllogisme rationnel, qui atteint sa forme la plus parfaite dans la démonstration. Pour cela, il faut en premier lieu que le croyant apprenne les diverses espèces de démonstration et leurs conditions. Selon Averroès, la spéculation sur le syllogisme rationnel n’est ni une innovation, ni une hérésie, elle est du même ordre que la spéculation sur le syllogisme juridique. Dans l’étude de cette forme de pensée rationnelle, c’est un devoir de s’appuyer sur le savoir de ceux qui l’ont étudiée avant, qu’ils appartiennent ou non à l’Islam. Il est donc nécessaire de tirer profit de la connaissance des Anciens, les philosophes grecques et plus particulièrement Aristote. Pour cela, il faut étudier soigneusement leurs écrits. Comme en mathématiques, un chercheur doit toujours demander secours aux chercheurs précédents car un homme ne peut pas tout découvrir à lui seul. C’est ainsi que se perpétue la connaissance, améliorée de savants en savants apportant chacun leur contribution d’époque en époque, pour finalement arriver à la vérité. Chez les prédécesseurs, « ce qui sera conforme à la vérité, nous l’accepterons avec joie et avec reconnaissance ; ce qui ne sera pas conforme à la vérité, nous le signalerons pour qu’on s’en garde, tout en les excusant ».528 L’étude des livres des Anciens est obligatoire de par la Loi divine puisque le but de leurs ouvrages est le même que celui de la Révélation. Selon Averroès, il ne faut pas en interdire l’étude à ceux qui en sont aptes, c’est-à-dire aux personnes qui possèdent la pénétration de l’esprit, l’orthodoxie religieuse et une moralité supérieure. Sinon, ce serait fermer la porte de la spéculation qui conduit à la connaissance véritable de Dieu. Interdire l’étude de la philo représente aux yeux d’Averroès le comble de l’égarement et de l’éloignement de Dieu. Il ajoute, contre les objections des théologiens, que nous ne devons pas renoncer à cette étude à cause des erreurs qui pourraient en découler, ce ne sont que des inconvénients accidentels alors que la philosophie est par nature essentiellement utile. «Le mal qui peut résulter accidentellement de la philosophie peut aussi résulter accidentellement de toutes les autres sciences ».529 Cependant, cette étude doit absolument rester réservée à ceux qui possèdent les qualités et le savoir nécessaires. Pour cela, Averroès va distinguer différents types de raisonnements correspondants à différents types d’hommes. Il y a d’abord les arguments démonstratifs qui sont le fait des savants et des philosophes, ensuite les arguments dialectiques destinés aux théologiens et enfin les arguments oratoires, rhétoriques pour la masse du peuple. 528 IBN ROCHD, op. cit., p.17 529 Idem., p.19

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La Loi divine s’adresse aux hommes de ces trois manières différentes, elle est donc destinée à tous sans distinction et chacun peut la comprendre à son niveau. Ces trois méthodes différentes mènent, chacune à leur manière, à une seule et unique vérité, la même pour tous les hommes. La démonstration fondée sur la raison ne contredit pas les enseignements donnés par le Coran car « la vérité ne saurait être contraire à la vérité : elle s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur ».530 Il n’y a donc pas de double vérité chez Averroès comme certains ont voulu le laisser entendre. La vérité est une, mais chaque individu y a accès selon son intelligence, sa culture. La Révélation s’adresse à chacun dans un langage qu’il peut comprendre. Il n’y a pas de conflit entre religion et philosophie, ce ne sont pas deux vérités opposées. Ainsi, quand la spéculation démonstrative fondée sur la raison parvient à une conclusion en désaccord avec le sens extérieur du texte coranique alors il faut interpréter celui-ci. Dans ce sens « interpréter veut dire faire passer la signification d’une expression du sens propre au sens figuré, sans déroger à l’usage de la langue des Arabes, en donnant métaphoriquement à une chose le nom d’une chose semblable, ou de sa cause, ou de sa conséquence…».531 Le juriste agit ainsi pour beaucoup de dispositions légales, le philosophe a d’autant plus de droits de faire pareil. Ici, Averroès fait intervenir l’idée d’une dualité de sens du Coran, un sens apparent, exotérique (zahir), accessible à tous et un sens caché, profond, ésotérique (batin) auquel on parvient par l’exégèse allégorique (tawîl). Le Tawîl est un commentaire selon le sens figuré, une compréhension en profondeur et non littérale du texte, il s’oppose au simple commentaire explicatif (tafsir). Les musulmans dans leur grande majorité sont d’accord qu’il ne faut pas prendre toutes les expressions du Coran dans leur sens extérieur, ni toutes les interpréter. Mais ils ne sont pas d’accord lorsqu’il s’agit de définir lesquelles doivent être interprétées et lesquelles pas. « Les ach’arites, par exemple, interprètent le verset où se trouve l’expression : ‘Dieu se dirigea vers le ciel’, et le hadîth où il est dit que ‘Dieu descend vers le ciel de ce bas monde’, tandis que les hanabalites prennent ces expressions au sens extérieur ».532 Ainsi, la Loi divine présente un sens extérieur et un sens profond pour être accessible à chaque homme selon sa compréhension. Parce que la masse des hommes n’acquiesce qu’aux arguments rhétoriques, Dieu a donné à ceux qui n’ont pas accès à la démonstration des images et des symboles. Si prises au sens 530 IBN ROCHD, op. cit., p.20 531 Idem, p.21 532 Idem, p.22

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extérieur des expressions se contredisent, c’est afin d’avertir le savant qu’il faut les concilier par l’interprétation. L’accord unanime sur ce qu’il faut interpréter ou non, n’est pas réellement possible. L’unanimité ne peut pas être constatée en matière spéculative comme elle peut l’être en matière pratique. Donc, nous ne pouvons pas taxer d’infidèles ceux qui vont à l’encontre de l’opinion majoritaire sur la question de l’interprétation. Selon Averroès, les hommes de science doivent pénétrer jusqu’au sens profond, ésotérique de la Révélation, à la Vérité. Les autres se contentent du sens extérieur qui précisément leur est destiné. Les premiers savants musulmans, déjà, jugeaient qu’il y a dans le Coran des choses dont il ne faut pas que tout le monde connaisse le sens véritable. Dans cette optique, il n’est rien de pire que de communiquer aux gens du peuple des interprétations seulement probables, mal fondées qui sèment le trouble dans les esprits comme le font les théologiens. Il faut donc remplacer les formulations et arguments des écoles théologiques par un exposé fondé sur le seul texte coranique qui convienne à la fois aux hommes simples et aux sages.533 Par exemple, le Coran semble suggérer que Dieu a un corps. Certains théologiens ont prétendu prouver qu’il n’en était rien, au risque de troubler l’homme du peuple qui en conclurait, peut-être, que Dieu n’existe pas. Selon Averroès, il faut s’en tenir à la Loi et n’affirmer ni la corporéité, ni l’incorporéité de Dieu. En disant qu’il est lumière, nous ne nous écartons ni du Coran, ni de la tradition du Prophète mais nous suggérons à l’homme simple l’idée d’une existence réelle et noble et aux savants l’idée que leur intelligence est incapable de saisir Dieu. Les préceptes pratiques, contrairement aux vérités spéculatives, doivent être communiqués et s’imposer à tous indistinctement. Dans la vie pratique, personne ne doit ignorer le bien et le mal, cette connaissance doit donc être révélée également à tous les individus et nécessite un consensus. Pour Averroès, l’utilité des lois religieuses est avant tout d’ordre politique et sociale. La vie de la cité nécessite des règles et ce qui est capable de l’organiser et de la gouverner participe de sa réalité. La religion permet d’appliquer les vertus morales, c’est un guide de conduite comme le pensait aussi Abduh. Car les vertus morales « ne sont possibles que par la connaissance de Dieu, par son adoration, par les moyens du culte fixés par les lois de chaque religion : sacrifices, prières, invocations…».534 Les croyances religieuses doivent être respectées, elles assurent l’existence et l’ordre des communautés. 533KOUADIO Colette, Averroès, Sos philosophie, http : //perso.wanadoo.fr/sos.philosophie/averroes.htm, 10.12.01 534 ARNALDEZ Roger, op. cit., p. 167

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Averroès insiste beaucoup sur le fait que l’interprétation du Coran est réservée aux hommes de science, aux philosophes car eux seuls sont chargés de cette mission et leurs erreurs sont excusables. Les autres catégories d’hommes ne doivent pas se lancer dans l’interprétation car ils n’ont pas les capacités pour le faire, ils doivent s’en tenir au sens apparent. De même, les savants ne doivent pas faire part de leurs découvertes au peuple car il ne peut les comprendre et cela le plongerait dans le doute. Du point de vue politique, Averroès pense qu’il faudrait interdire à la foule les livres destinés à l’élite. Il ne veut pas modifier la croyance populaire mais plutôt établir une sphère de foi raisonnée que le peuple accepte sans toutefois y participer. Cette conception est très différente de celle des réformistes du XIXe qui revendiquent un changement social par le bas, basé sur l’éducation du peuple et l’organisation d’une résistance politique à la présence étrangère. Pour al-Afghâni et Abduh, ce sont les peuples musulmans qui, par leur éducation et leur formation, détiennent une part de la solution à la crise de la modernité que traverse le monde islamique. Nous pouvons aisément comprendre qu’Averroès ait une vision très différente, il vit à une époque où l’instruction n’est réservée qu’à un petit nombre de personnes qui constitue l’élite de la société. Sa pensée ne peut pas être « démocratique », elle s’inspire plutôt du modèle grec, du philosophe à la tête de la cité. Cela est tout à fait compréhensible au regard du contexte est ne peut être mis en avant comme un manquement de sa part. 7. Averroès juriste Averroès exerça la profession de cadi, juge investi du pouvoir de dire le droit. Il était donc le délégué du calife et à ce titre représentait le pouvoir. Ses fonctions furent donc à la fois civiles et religieuses. Averroès considérait que les idées aristotéliciennes relatives à la pratique juridique pouvaient être transposées en Islam pour l’application de la loi religieuse. Il voulait réformer la science juridique à l’aide de la raison. Dans son ouvrage de droit, la Bidâya, étudié aujourd’hui encore à Médine, il met en évidence la nécessité de l’effort personnel, l’ijtihâd, dans la recherche juridique. Cet ijtihâd est requis de la part de quiconque s’intéresse au « principes du droit » (usûl al-fiqh). Il est certain qu’il faut commencer par là, car les versets coraniques posent de nombreux problèmes d’interprétation. Un texte énonce-t-il une obligation, un simple conseil ou une permission ? Faut-il le prendre comme général ou le considérer en un sens particulier ?

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A cette époque déjà, Averroès avait mis en avant l’importance de tenir compte du contexte et de lire le texte coranique en adéquation avec lui. Il pressent déjà le danger des lectures littérales et le fanatisme qu’elles peuvent entraîner. L’effort personnel d’interprétation qu’il préconise, s’oppose à l’imitation aveugle (taqlîd). Cela représente une idée réformiste de sa part. Dans ce traité général de droit musulman, « il examine tous les problèmes du fiqh d’une manière objective, c’est-à-dire qu’il passe en revue et soumet indistinctement à sa critique toutes les doctrines ».535 Ainsi, il admet le raisonnement analogique, inférence de cas particuliers à des cas particuliers mais aussi une autre forme de raisonnement appelé qiyâs qui porte sur la signification du mot. Selon cette méthode, nous pouvons généraliser un terme particulier, étendre son sens à tout ce qui lui est associé, ainsi un verset qui parle de la femme s’appliquera également à l’homme. Dans son livre, Dominique Urvoy avance qu’Averroès serait pour l’égalité des sexes, qu’il déplorerait que la capacité des femmes ne soit pas reconnue dans les Etats et qu’elles restent cantonnées à un rôle de procréation. Sur ce point, Averroès est donc très moderne, très en avance sur son temps. De plus, cela concorde avec la vision de la femme chez les réformistes, notamment Abduh. Dans la Bidâya, Averroès prend aussi en compte le problème des traditions car si le Coran n’a pas défini un acte comme juste ou injuste, le cadi doit avoir recours aux lois traditionnelles (Sunna). Nous sommes là au cœur des problèmes que posent les fondements du droit musulman : comment reconnaître une tradition authentique d’une autre non authentique ? Pour cela nous l’avons vu, il met en évidence l’importance de l’ijtihâd, du raisonnement rationnel mais il reconnaît quand même la valeur de deux grands recueils canoniques, ceux de Muslim et d’al-Bukhâri. En revanche, il condamne le recours à l’opinion personnelle (ray), simple point de vue, même si c’est celui d’un compagnon du Prophète, car il n’a pas à prévaloir sur le raisonnement par analogie. A plus forte raison, l’opinion d’un docteur, si illustre soit-il, ne saurait faire loi. De ce point de vue, Averroès dénonce et condamne l’autoritarisme de certains malékites d’Espagne. Il s’oppose à la division des écoles et veut revenir à l’unitarisme en faisant usage de la raison dans la science du droit. C’est bien, là encore, une idée que nous pouvons qualifier de réformiste. Quand les traditionalistes rapportent un hâdith, ils le font précéder de la liste de tous ceux qui l’ont rapporté, c’est ce qu’on nomme la chaîne d’appui. La critique d’authenticité se contente d’examiner la valeur de cette chaîne, mais pour un philosophe comme Averroès, la critique d’un hâdith porte sur le texte et sa signification rationnelle (maqûl). Selon lui, dans le contenu d’une tradition,

535 ARNALDEZ Roger, op. cit., p.39

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rien ne s’oppose à ce que la Loi ait deux sens, un sens utilitaire, qui se rapporte aux choses sensibles et un sens cultuel, qui se rapporte à la purification de l’âme. L’unité de la Loi montre l’unité de l’homme, corps et âme, de sorte qu’il ne doit pas se contenter des prescriptions matérielles, ni se détourner du monde sensible dans une vie purement contemplative. « Ainsi par la Loi, l’homme de chair est élevé vers l’esprit, et l’homme spirituel est rappelé à ses devoirs dans le monde ».536 Les exégètes musulmans revendiquent cet équilibre idéal entre les deux composantes de la nature humaine comme une caractéristique de l’Islam. C’est, selon eux, un juste milieu entre le judaïsme qui met trop l’accent sur la matérialité de la Loi et le christianisme qui évacue la matière pour ne garder que l’aspect spirituel. Nous pouvons constater qu’Averroès en tant que juriste a toujours basé ses questionnements de droit sur la logique et la raison, ainsi il est resté en parfait accord avec ses points de vue philosophiques. De cette façon, il a pu développer en matière de fiqh une pensée réellement réformiste, qu’il serait profitable et nécessaire que le monde musulman d’aujourd’hui redécouvre. 8. Conclusion Dans ce travail, nous avons essayé de soulever toutes les questions sur lesquelles Averroès peut être considéré comme réformiste en le comparant pour cela à al-Afghâni et Abduh. Et nous avons découvert entre eux plusieurs points communs. D’abord, ils considèrent tous qu’il n’y a aucune contradiction entre foi et raison, religion et philosophie et que le progrès, la science sont parfaitement en accord avec le message coranique. Ensuite, ils s’opposent, chacun à leur manière, aux théories traditionalistes, à l’élaboration de sciences islamiques figées, à l’imitation aveugle, ainsi qu’au sectarisme des différentes écoles qui divisent les musulmans. Enfin, ils prônent l’usage de la raison dans le domaine religieux, aussi bien dans la lecture du Coran à travers le principe fondamental de l’ijtihâd, que dans la science juridique du fiqh. Ils mettent ainsi en évidence l’importance de lire les textes en adéquation avec le contexte sociopolitique de leurs époques respectives. Leurs divergences se situent plutôt dans les moyens utilisés. Si Averroès a une vision élitiste de la société et insiste sur la nécessité de réserver l’interprétation aux seuls savants et philosophes qualifiés, al-Afghâni et Abduh mettent l’accent sur l’éducation du peuple qui est le moteur de la réforme. D’un coté, le changement doit venir des plus hautes sphères de la société, de l’autre il est la conséquence d’une prise de conscience à tous les niveaux.

536 ARNALDEZ Roger, op. cit., p.43

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Cependant, malgré l’absence d’un projet de changement politique et social, nous pouvons quand même considérer la pensée d’Averroès comme réformiste. Elle soulève bon nombre de problèmes présents, aujourd’hui encore, dans les sociétés musulmanes et par la conciliation entre foi et raison, religion et philosophie, permet de penser le progrès, la science c’est-à-dire la modernité comme tout à fait compatible avec les valeurs islamiques. C’est pourquoi, du point de vue de la pensée islamique actuelle il est impossible de dire qu’Averroès est dépassé. « De même qu’en son temps, le célèbre philosophe a été un excellent médiateur de la pensée grecque dans la pensée islamique, de même, aujourd’hui, il peut forcer la pensée islamique trop enfermée dans l’apologie et l’idéologie de combat, à découvrir avec sérénité le cheminement de la pensée occidentale depuis l’averroïsme latin. Du même coup, l’exigence rationaliste propre à l’attitude philosophique, viendra limiter, corriger les excès d’un discours islamique intégriste et envahissant parce qu’utilisé par les classes dirigeantes. Quel penseur musulman ‘moderne’ peut se flatter, dans le contexte actuel, de pouvoir remplir impunément deux fonctions aussi vitales, aussi urgentes dans les cités qui se veulent plus que jamais ‘islamiques’ ? ».537 Bibliographie Livres : - ARNALDEZ Roger, Averroès un rationaliste en islam, Paris, Editions Balland, 1998. - BENMAKHLOUF Ali, Averroès, Paris, Les Belle Lettres, 2000. - CHEBEL Malek, L’Islam et la raison, Le combat des idées, Paris, Perrin, 2005. - FABRE Thierry éd., L’héritage andalou, Paris, Editions de l’Aube, 1995. - HAYOUN Maurice-Ruben ; DE LIBERA Alain, Averroès et l’averroïsme, Paris, Que-sais-je, 1991. - JOLIVET Jean éd., Multiple Averroès, Paris, Les Belles Lettres, 1978. - RENAN Ernest, Averroès et l’averroïsme, Paris, Maisonneuve et Larose, 1997 - ROCHD Ibn, L’accord de la religion et de la philosophie, Traité décisif, Paris, Editions Sindbad, 1988. - SENAC Philippe, L’Occident médiéval face à l’Islam, Mayenne, Falmmarion, 2000. - TARIQ Ramadan, Aux sources du renouveau musulman, D’al-Afghâni à Hassan al-Banna un siècle de réformisme islamique, Paris, Bayard Editions,1998. - URVOY Dominique, Averroès : les ambitions d’un intellectuel musulman, Mayenne, Flammarion, 1998 Sites Internet : - BENIES Nicolas, Averroès : philosophe arabe d’avant-garde, le Monde diplomatique, http://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/BENIES/10898, août 1998.

537 ARKOUN Mohammed, Actualité d’Ibn Rushd musulman, in Multiple Averroès, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p.55-56

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- BIBLIOTHEQUE NATIONALE DE FRANCE, Biographie d’Averroès, bibliothèque nationale de France, http://classes.bnf.fr/dossitsm/b-averro.htm, 17.03.2006. - BOUBAKEUR Dalil, Averroès : science et foi le problème de la raison, Mosquée de Paris, www.mosquee-de-paris.org/Conf/Histoire/V03.pdf, 05.03.2006. - ENCYCLOPEDIE Wikipedia, Averroès, Encyclopédie Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Averro%C3%A8S, 21.02.2006. - FARISON Marie-Claude, Averroès, Académie de Toulouse, http://pedagogie.ac-toulouse.fr/culture/religieux/faitreliave.htm, 12.02.2006. - GOURDOT Jean-Yves, Averroès : médecin, juriste et philosophe arabe, Medarus, http://www.medarus.org/Medecins/MedecinsTextes/averroes.html, 02.02.2006. - KOUADIO Colette, Averroès, SOS philosophie, http://perso.wanadoo.fr/sos.philosophie/averroes.htm, 10.12.2001. Film : - CHAHINE Youssef, Le Destin, avec Nour El Chérif, Laila Eloui, Mahmoud Hémeida, 1997.

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Comment penser une modernité islamique ?

Au travers de deux réformistes musulmans du 19ème siècle : Jamãl ad-Dĩn al-Afghãnĩ et Muhammad ‘Abduh

Présenté par Cochand Aude- May, Grandjean Laure-Christine, Roten Cécile Buchard Emmanuelle

1. INTRODUCTION ________________________________________________ 2. LES ACTEURS _________________________________________________

2.1. Deux précurseurs importants____________________________________________ 2.2. Les penseurs réformistes _______________________________________________

3. L’UNION ISLAMIQUE PAR UN RETOUR AUX SOURCES ____________________ 4. LA RAISON CONTRE LA PENSÉE TRADITIONALISTE ET MODERNISTE _________ 5. L’AVÈNEMENT DE L’UMMA…_____________________________________

5.1….par l’action politique _________________________________________________ 5.2. …par l’action sociale__________________________________________________

6. LE DÉVELOPPEMENT POSTÉRIEUR DU RÉFORMISME EN EGYPTE :___________ L’EXEMPLE DES FRÈRES MUSULMANS _________________________________ 7. CONCLUSION _________________________________________________ 8. PROBLÈMES RENCONTRÉS AU COURT DU TRAVAIL : ____________________ BIBLIOGRAPHIE _________________________________________________

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1. Introduction Le réformisme musulman du 19ème siècle ne peut se comprendre sans la présentation de deux acteurs majeurs : Jamãl ad-Dĩn al-Afghãnĩ et Muhammad ‘Abduh. Pour ce faire, nous nous basons sur le texte de Tariq Ramadan : « Aux sources du renouveau musulman ». Afin d’appréhender au mieux la pensée de ces auteurs, il nous semble important d’exposer le contexte dans lequel leurs idées se sont formées. La domination européenne joue un grand rôle dans l’édification de la pensée réformiste. Domination économique d’abord. L’occident industrialisé progresse à grands pas et ses goûts s’imposent peu à peu à l’orient traditionnel. Domination politique et précoloniale ensuite, au travers de nombreuses ingérences dans les affaires d’état de l’empire ottoman (soutien de révoltes ou annexion de territoires). Domination culturelle enfin, au travers des missions et des écoles fondées par les occidentaux en terre d’islam. Cet opposant, identifié par certains réformistes comme un obstacle à la reformation d’un empire islamique, n’est jamais considéré comme la cause initiale de la déchéance du monde musulman. En effet, l’origine première du déclin de l’empire est à chercher au sein de la communauté même. Les constatations du retard accumulé par l’Orient, ses manques ou ses manquements, son inertie ne sont que les conséquences directes de l’abandon de la ferveur religieuse qui avait autrefois fait la grandeur de cette civilisation. La fidélité au message n’est pas remise en cause. C’est plutôt la nature du message qui pose problème. En combattant le taqlîd, les réformateurs refusent la fidélité passive à l’égard de la tradition et la conformité des croyants aux enseignements désuets et figés des différentes écoles, tous deux obstacles à l’effort intellectuel individuel que les textes exigent : « Ainsi, ce qui donne l’apparence d’une fidélité est, en fait, une déviation, une trahison : les savants contemporains lisent les textes non plus avec les yeux de leur temps mais en empruntant les lunettes des ‘ulamã’ du 9ème ou du 10ème siècle et en répétant sans discontinuer leurs avis. Leur prétendue fidélité relève plutôt de la paresse».538 L’attachement aux pensées traditionalistes reste le signe d’un engourdissement intellectuel. Celui-ci, devenu une caractéristique du monde musulman du 19ème siècle, empêche l’adaptation possible à la société moderne. De plus, la perte de la foi vive et active à laquelle s’opposent fermement al-Afghãnî et ‘Abduh, entraîne la perte de cohésion sociale qui se ressent jusque dans la situation familiale. 538 TARIQ, Ramadan, Aux sources du renouveau musulman, D’al-Afghani à Hassan al-Banna un siècle de réformisme islamique, Paris, Bayard Editions, 1998, p.74.

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Face au traditionalisme, à la stagnation intellectuelle, aux divisions internes et à l’envahissement occidental, Jamãl ad-Dĩn al-Afghãnĩ et Muhammad ‘Abduh choisissent l’islam comme aiguillon de leur réforme. La religion donne son orientation et son sens profond au changement, qui permet de donner une identité commune au monde musulman et surtout de répondre au défi de la modernité. Car le problème central qui occupe les esprits des réformistes du 19ème siècle est le même qui intéresse les penseurs islamiques du début du 21ème siècle : comment entreprendre le changement tout en préservant la permanence et l’esprit du message coranique ? En d’autres termes, comment penser une modernité islamique ? Pour répondre à cette question, nous allons dans un premier temps montrer que, pour ces deux réformistes, il n’y a aucune contradiction entre foi et raison, modernité et tradition, religion et science. Ensuite, nous développerons les démarches qu’entreprirent les auteurs pour arriver à leur but. Et finalement, nous nous attacherons à découvrir l’impact des théories de al-Afghãnĩ et d’‘Abduh dans l’Egypte contemporaine, au travers de l’exemple des Frères musulmans. Mais tout d’abord, il nous faut brièvement présenter la vie de ces auteurs ainsi que celle des personnes les ayant influencés. 2. Les Acteurs En plus des causes précitées, il est utile, afin de comprendre toute la complexité de la pensée des auteurs, de se pencher sur leurs existences. Il faut également, afin de bien intégrer les concepts développés par al-Afghãnĩ et ‘Abduh présenter deux précurseurs qui les ont grandement influencés. 2.1. Deux précurseurs importants Taqi ad-Dîn Ahmad Ibn Taymiyya (mort en 1328) encourageait la pratique de l’ijtihãd, dans un souci de renouveau islamique. Il condamne le cloisonnement des différentes écoles juridiques et prône un retour aux sources directes. D’après Henri Laoust, Ibn Taymiyya doit être associé « au renouveau des études juridiques traditionnelles »539. La pensée de Muhammad Ibn’Abd al-Wahhãb (1703-1792) doit être située dans le contexte du début du démantèlement de l’empire ottoman. Pour lui, la décadence de l’empire musulman ne tient pas aux causes économiques ou militaires, mais plutôt à une « trahison du message de l’islam »540. Pour remédier à cette décadence, il faut « reformuler le patrimoine islamique autour de son axe

539 RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.41. 540 Id., p.40.

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fondamental qui tient en l’expression de l’unicité de Dieu (at-Tawîd)»541. Ceci devrait permettre une grande libération, à la fois du traditionalisme et de l’imitation, mais aussi du culte des saints. Il est l’auteur du Kitãb at-Tawîd qui prétend que seule une foi purifiée permettra le renouveau musulman. La volonté de Ibn ‘Abd al-Wahhãb d’un strict retour aux sources va à l’encontre du taqlîd, la lecture traditionnelle qui se base sur les quatre écoles juridiques reconnues. Pour lui, il est important de dépasser les disputes d’école sur les différents commentaires et de se replonger à la source de l’Islam, de ne pas sanctifier les thèses des juristes (seul Dieu et le Prophète font office de preuve en matière religieuse) afin de pouvoir s’attacher à l’exercice fondamental de l’ijtihãd, c'est-à-dire l’interprétation des sources. C’est donc par l’expression de l’unicité de Dieu et par une lecture nouvelle du Coran et de la Sunna que les musulmans retrouveront leur grandeur d’antan, se libérant ainsi des jougs qui pèsent sur leur civilisation (paresse, corruption, ingérence étrangère). Il va beaucoup influencer les réformistes suivants car il avait compris que la lutte contre la domination occidentale et la fidélité à l’Islam passaient par un renouveau de sa pratique. C’est la fidélité au Coran et à la Sunna qui prime, d’après lui, sur la fidélité aux édits d’un quelconque juriste, c’est la nécessaire dynamique de l’ijtihãd en opposition à la sclérose de l’imitation. Ibn ‘Abd al-Wahhãb fait apparaître que ce n’est pas l’occident qui est responsable des malheurs du monde musulman, mais bien plutôt la paresse religieuse qui se développe dans l’empire ottoman. 2.2. Les penseurs réformistes La biographie de Jamãl ad-Dĩn al-Afghãnĩ (1838-1897) est floue. Tantôt considéré comme un afghan sunnite, tantôt comme un persan shiite, il est accusé, à tort selon Ramadan, d’avoir feint un intérêt pour la religion. Il aurait joué un jeu double, instrumentalisant la religion afin de réaliser ses ambitions politiques. D’après Ramadan, al-Afghãnĩ était profondément croyant et son souci principal était de dépasser les divisions entre les différentes écoles afin de « revenir aux sources premières du Coran et de la Sunna »542. En cela, il s’apparente plus à un réformiste qu’à un révolutionnaire. Al-Afghãnĩ prend la mesure du démantèlement de l’empire ottoman au cours de ses nombreux voyages qui le mènent aussi bien en Egypte qu’à Moscou, à Paris ou aux Indes. Il observe les différentes alliances et les jeux politiques, s’investit dans les actions locales. Il opte pour deux stratégies qu’il poursuivra toute sa vie : « maintenir l’union au moyen de la référence islamique, lutter contre le colonialisme des puissances occidentales. »543 Pour lui, si l’Europe est responsable de l’accélération du démantèlement de l’empire ottoman, c’est 541 Id., p.41. 542 RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.51. 543 Id. , p.54.

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d’abord les musulmans qui sont à la base de leur propre déchéance. En cela, il est le disciple direct d’al-Wahhãb. De 1885 à 1897, il s’investit essentiellement dans la politique, délaissant l’enseignement et l’action directe. Son action se tourne dès lors vers l’extérieur, ce qui le mènera à une impasse. Il meurt en 1897, isolé et réduit au silence, ayant échoué dans l’action politique. Muhammad ‘Abduh est né en 1849. Fils d’un agriculteur qui décide de lui faire suivre un enseignement religieux dans une des écoles les plus renommées d’Egypte, il supporte mal le mode d’enseignement et fugue assez rapidement. Cette expérience aura une grande influence sur son désir de réforme du système d’enseignement. C’est la rencontre avec le sheikh Darwish Khadr qui va produire un premier changement significatif chez ‘Abduh. Le sheikh insiste sur la pratique quotidienne de la spiritualité et dénonce les « musulmans de nom »544. Arrivé en 1866 au Caire pour poursuivre ses études, il se heurte une nouvelle fois à la forme de l’enseignement. Il se tourne alors vers l’ascèse. « Révolté contre les méthodes d’enseignement et le mode de vie des musulmans dans lesquels, finalement, il constate l’absence d’islam »545 ‘Abduh écrit Risãlta al-wãrida, un ouvrage d’inspiration soufie. A cette époque, ‘Abduh fait la connaissance d’al-Afghãnĩ . Commence alors une collaboration qui durera près de quinze ans. ‘Abduh, tout d’abord l’élève d’al-Afghãnĩ, suit son enseignement au Caire pendant cinq ans. Ensuite, à Paris, ils créeront ensemble le journal et l’association secrète Al-‘urwatul-wuthqã (entre 1882 et 1886). ‘Abduh apparaît comme le disciple d’al-Afghãnĩ par excellence. Il a, sur de nombreux points, les mêmes avis que son maître : « la nécessité de réformer les sciences religieuses, l’impératif de s’engager à unir les musulmans, la lutte contre la présence étrangère dans les pays musulmans, l’opposition aux intellectuels par trop occidentalisés. »546 Il diffère pourtant de l’opinion d’al-Afghãnĩ sur « les moyens et les modalités du changement avec, dans le prolongement, le choix des priorités concernant l’action de la réforme. »547 En résumé, on peut dire que si l’action d’al-Afghãnĩ était principalement orientée par l’extérieur, dans le cas d’‘Abduh, la préoccupation tend plutôt vers la umma (communauté). Sans doute influencé par l’échec d’al-Afghãnĩ, ‘Abduh pense son projet sur la durée. Il suppose que les changements sociaux et religieux finiront par influencer le politique.

544 Id. , p.95. 545 Ibidem 546 RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.96. 547Ibidem

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3. L’union islamique par un retour aux sources Les deux principales causes du déclin du monde musulman deviennent l’axe de pensée des deux réformateurs qui nous intéressent. Afin de libérer les pays musulmans du joug européen, ils prônent leur unification autour du seul élément qui les unit au milieu de tant de diversités politiques, sociales, économiques et religieuses: le Coran. Lorsque l’indépendance acquise par la force unificatrice de l’islam, le monde musulman pourra affronter la modernité avec ses propres armes, ses propres références. L’acquisition de cette union doit impérativement passer par le refus des pensées préétablies donnant ainsi à la responsabilité individuelle un caractère indispensable. L’ijtihãd, l’effort personnel de recherche et d’interprétation en matière des sciences des religions et juridiques devient le maître mot de la réforme. Jamãl ad-Dĩn al-Afghãnĩ et Muhammad ‘Abduh refusent l’enfermement, le sectarisme des écoles de pensées qui divisent les musulmans. Ces derniers doivent, au contraire, s’unir autour de l’essence de l’islam, du message originel de la Révélation plutôt que de se diviser dans des détails inutiles, cause du déclin du monde musulman. En prônant le retour au Coran et à la Sunna, ces réformateurs décident de mettre en avant l’essentiel qui unit plutôt que les détails qui divisent. Ce retour aux Ecritures devient ainsi un impératif pour une plus grande solidarité des nations musulmanes entre elles : « Sala, salafiyya, retour à la pureté de l’islam premier sont en effet les mots clés de cette époque. Ils sont le leitmotiv de Jamãl Eddine el Afghani, et de ses disciples, dont les plus marquants furent Mohammad Rachid Rida. En rien nationalistes arabes, ils sont et n’entendent être que des réformateurs musulmans »548 Ce retour à l’islam premier doit passer par la voie de l’ijtihad, par le refus de l’imitation et surtout par la prise en compte des réalités de ce siècle. L’exercice du jugement personnel est la chance du renouveau islamique tout en ne perdant jamais de vue le contexte actuel. Le Coran et la Sunna ne sont pas figés, au contraire, ils s’adaptent et offrent des réponses adéquates aux questions du temps. Cette vision des Ecritures devient le point de départ de leur réflexion sur l’absence de contradiction entre islam et progrès. 4. La raison contre la pensée traditionaliste et moderniste Tout en affirmant le nécessaire attachement au Coran et à la Sunna, Jamãl ad-Dĩn al-Afghãnĩ et Muhammad ‘Abduh croient en « la capacité de l’islam

548RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.56.

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d’accepter l’évolution et de vivre avec son temps ».549 Cette capacité serait même inhérente à la religion. La raison, le rationalisme et par extension les sciences en général ne contredisent pas l’islam au contraire ils font partie d’une continuité, d’un tout indissociable. « (…) quiconque affirmerait que l’islam est contre les preuves géométriques contre les arguments philosophiques et les lois de la nature, celui-là serait un ami obscurantisme de l’islam. »550 Dans le développement de sa pensée, al-Afghãnĩ nous montre l’importance de la philosophie, de la raison pour l’humanité. Elle permet à l’individu de dépasser le stade animal et bestial en lui ouvrant les portes des sensations humaines et de l’acte rationnel, base de toute civilisation et culture. Cependant il ne soustrait pas la religion à la raison. Au contraire, l’islam est premier, c’est lui même qui a permis au peuple d’acquérir un esprit philosophique. Une philosophie non pas métaphysique mais une philosophie tournée vers l’action. Cet état d’esprit actif, ce dynamisme insufflé par la Révélation qui caractérisait les premiers musulmans ne peut être retrouvé que par un retour aux sources, à l’essence du message. Ce message premier universel permettra à lui seul d’unir tous les musulmans, malgré les différentes écoles et traditions. En revenant aux sources de l’islam, al-Afghãnĩ ne fait pas preuve d’un traditionalisme, bien au contraire : « L’esprit philosophique qu’il appelle de ses vœux, le rationalisme actif et exigeant qu’il revendique, le dynamisme scientifique et appliqué qu’il défend sont conçus dans la fidélité de l’islam : mieux, comme la seule fidélité envisageable »551. Nous voyons dans cette déclaration toute la nouveauté de la pensée d’al-Afghãnĩ : le Coran implique une raison dynamique, pragmatique et surtout un besoin permanent de compréhension et de réflexion. C’est à cet état premier qu’il appelle les musulmans de son époque à retourner afin de combattre la passivité ambiante, les sciences islamiques figées et la présence étrangère. Pour ‘Abduh la religion est une sorte de fil conducteur pour la raison humaine , « elle permet d’atteindre l’état que sa Sagesse divine a assigné à l’humanité »552. Indissociable l’une de l’autre, il affirme même « le côté fondamental de la raison dans tout ce qui a attrait à la religion»553. Croire en Dieu pour ‘Abdhu et en ce qu’il dit est quelque chose de totalement raisonnable. Dieu argumente son discours, réfutes les doctrines divergentes tel que le ferait un philosophe

549 Id. , p.48. 550 RAMADAN, Tariq, op. cit. ,p.67. 551 Id. , p.67. 552 Id. , p.97. 553 Ibidem

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défendant sa thèse. Ainsi, la Révélation fait appel à la raison, à l’intelligence de celui qui veut la vivre pleinement et conformément à son esprit premier. L’Islam est donc une religion caractérisées par son aspect raisonnable même que « l’existence de Dieu et la nature de ses attributs sont connues par la raison d’abord et sont confirmées par la Révélation ensuite ».554 Nous pourrions nous demander, comme pour Afghani, si la raison subordonne la foi ? Or, ce n’est pas le cas.’Abduh distingue dans l’islam « ce qui ne change pas » et l’adaptation nécessaire aux circonstances. Les vérités immuables comme la substance, l’essence des choses, les attributs de Dieu, son unicité, son omnipotence demeurent des objets de foi par conséquent incompréhensible pour la raison. Ainsi les dissensions entre écoles juridiques n’aurait pas lieu d’être si elles s’occupaient des choses essentielles c'est-à-dire celles accessible par la raison. Et c’est bien là le devoir de tout bon musulmans, user de la raison don de leur créateur afin de trouver des solutions pour des problèmes actuels. Toujours dans l’optique de démontrer que la foi n’est pas soumise à la raison ‘Abduh assure « que la raison ne peut pas à elle seule mener au bonheur »555. Elle ne possède pas l’idée de moralité indispensable à l’homme pour poser des actes bons nécessaires à l’acquisition de son bonheur. En distinguant le bien du mal et en fixant les devoirs de l’homme, le Coran tient ainsi ce rôle de guide de conduite. C’est même sa seule fin, en effet pour ‘Abduh « il n’y a pas à aller chercher dans le Coran autre chose qu’un enseignement moral »p.114 Nous pouvons constater que chez ‘Abduh la raison prend une place encore plus importante. Elle devient le principe indispensable à tout changement, elle est « le paramètre à l’aune duquel la connaissance et l’action se mesureront et ce, hors de la sphère morale qui, en fonctionnant comme un cadre de référence, est proprement le rôle de la Révélation. »556 Al-Afghãnĩ et ‘Abduh s’opposent ainsi à deux types de pensées : la pensée scientifique ou moderne où religion et modernité sont inconciliables et la pensée traditionaliste qui refuse tout progrès au nom de la sauvegarde des valeurs islamiques. Le monde musulman peut retrouver son épanouissement d’antan ainsi que faire face à la modernité en restant fidèle à sa religion comme nous l’ont démontré les deux penseurs qui nous intéressent ici. « Il est du devoir de la raison, au nom même de la religion, de chercher à comprendre, de s’engager à savoir et à expliquer ».557 En respectant l’esprit premier de la religion, c'est-à-dire son caractère raisonnable et surtout dynamique, et en restant en prise avec son époque, il est possible d’apporter des réponses nouvelles à des problèmes

554 RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.100. 555 RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.111. 556 Id. , p.118. 557 Id. , p.115.

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nouveaux. Cependant, « aucune réforme ne sera possible dans les pays musulmans tant que les chefs religieux n’auront pas réformé leur état d’esprit »558. Tant que les écoles juridiques se définissent à partir de leurs différences et que les savants musulmans se contentent de leurs pensées figées, aucune unité musulmane ne peut se créer et par conséquence aucune réforme. La responsabilité individuelle et la volonté de changement reste donc indispensable. Pour que toute réforme puisse se développer, l’idée d’ijtihad doit ainsi impérativement renaitre. 5. L’avènement de l’umma… 5.1….par l’action politique Comme nous l’avons vu auparavant, al-Afghãnĩ désirait rassembler les musulmans autour de leur religion et de leur langue. Réaliser l’union lui paraissait impossible aussi longtemps que durerait l’ingérence des puissances étrangères dans les affaires de l’empire ottoman. Bien que son enseignement ait eu de grandes répercussions dans l’esprit des jeunes révolutionnaires égyptiens, le but d’al-Afghãnĩ ne se limitait pas à la libération d’un état. La résistance aux puissances de colonisation n’est qu’un moyen pour atteindre l’objectif ultime : la création d’une union islamique. Pour atteindre cet objectif, il ne suffit pas d’éloigner l’occident, il faut aussi réformer l’action sociale dans le monde musulman. C’est à cette tâche qu’Al-Afghãnĩ s’attelle alors qu’il résidait au Caire. Il dispense des cours de philosophie, astronomie, logique et rhétorique. Ces cours d’un genre nouveau sont tournés vers la rationalité et une application pratique des connaissances acquises. C’est ainsi qu’il incite ses élèves à fonder un journal. Sous son influence se forment de nombreux intellectuels, sa pensée est répandue toujours plus loin. « Il a l’intuition que ce sont les peuples musulmans qui, par leur éducation et leur formation, détiennent un part de la solution à la crise que travers le monde islamique. »559 C’est pourquoi l’enseignement lui parait si important. Même si ses cours s’adressent avant tout à de jeunes intellectuels, al-Afghãnĩ n’oublie pas qu’il est de la plus grande importance d’éduquer le peuple tout entier. C’est pourquoi, il ne perd aucune occasion de participer à des débats ou rencontres. Pourtant, il ne se donnera pas les moyens de la formation des peuples qui lui paraît pourtant si importante. Il se contentera de publier et faire publier des journaux qui lui paraissent être, d’ailleurs, le seul moyen « de réformer une société »560. La publication du journal Al-‘urwatul-wuthqã (« qui signifie l’anse, le lien le plus solide »561) s’inscrit dans l’action pratique d’al-

558 Id. , p.68. 559 RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.84. 560 Id. , p.85. 561 Id. , p.59.

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Afghãnĩ pour renforcer l’union islamique. D’après les articles publiés dans ce journal, le lien le plus solide pour unifier les musulmans réside dans l’Islam. Al-Afghãnĩ trouvera dans son entrée dans les cercles maçonniques, un moyen idéal pour diffuser ses idées. Son adhésion aux groupes maçonniques lui permettra également de rencontrer des personnalités politiques importantes et de lier des liens avec celles-ci. A la même période, il crée un réseau d’associations dont la structure s’inspire largement des cercles maçonniques. Ces cercles, présents en Europe comme en Afrique du Nord et en Asie, regroupent des intellectuels et des penseurs musulmans dont le but est la promotion de la fraternité islamique. Ces associations n’étaient liées à aucun pouvoir afin de préserver leur indépendance. Le mode d’action pratique, initié au Caire au travers de l’enseignement donné à de jeunes intellectuels, va être bientôt délaissé par al-Afghãnĩ. Il abandonne la réforme pour s’intéresser à la décolonisation. Il se tourne dès lors vers l’action politique. Il tente de lier des contacts avec de nombreux gouvernements, se mêle à différentes intrigues toujours dans l’espoir de créer l’union islamique qui lui tient tant à cœur. Pour réussir une telle union, al-Afghãnĩ suit deux axes différents. Tout d’abord, il tente de convaincre les gouvernements de la nécessité de s’unir. Il imagine une sorte de fédéralisme, ayant le Coran comme lien unificateur et dépassant les querelles religieuses ou ethniques. Malheureusement, cette action essentiellement politique échoue. Les différentes puissances musulmanes n’arrivent pas à un accord, obnubilées qu’elles sont par leurs intérêts nationaux. Ensuite, il est persuadé de la nécessité de réformer les systèmes politiques des pays musulmans. En se basant sur la sharî’a, il soutient que les gouvernements autocratiques devraient déléguer une part de leur pouvoir. Son idée est de mettre en place un système de représentation du peuple, sur le long terme. Il s’adresse tout d’abord aux dictateurs mais, ayant remarqué que son message restait sans réponse, il se tourne alors vers le peuple. Pour al-Afghãnĩ, la population musulmane est responsable de sa situation car elle se laisse faire par paresse ou lâcheté. Il harangue le peuple pour le pousser à réagir. Même si, à cette époque, l’action d’al-Afghãnĩ ne tend plus vers les réformes, il ne faut pas perdre de vue que le soulèvement du peuple (tout comme l’action directe contre la colonisation anglaise) n’est qu’un moyen et pas une fin. Ses appels aux peuples comme aux dirigeants ne permettront pas l’édification de l’union musulmane. Il meurt isolé, mais sa pensée et son action influenceront grandement les réformistes suivants. 5.2. …par l’action sociale Pour ‘Abduh, il existe deux causes très claires à la déchéance égyptienne : « l’état d’ignorance et de paresse intellectuelle des musulmans, d’une part, et le

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fait de la présence étrangère, particulièrement anglaise, d’autre part. »562 ‘Abduh donnera à ces deux problèmes une même réponse : l’éducation. Si ‘Abduh s’engage, dès 1872 et sous l’influence d’al-Afghãnĩ, dans l’écriture de journaux afin de toucher le peuple, il n’a pas encore l’idée d’une action structurée qui permettrait une éducation systématique. Il a pourtant l’intuition qu’on ne pourra arriver à un réel progrès politique qu’en faisant progresser le peuple tout entier : « Celui qui veut la perfection de son peuple doit la baser sur celle des membres qui le composent, il doit faire parcourir à la nation entière le chemin que parcourt l’individu pour arriver à se perfectionner »563. Pour lui, il faut procéder par petites étapes successives, en imposant un changement minimal à la fois. L’éducation du peuple lui semble être le meilleur moyen pour atteindre l’objectif d’un changement politique. Il donne l’exemple de la révolution française qui ne s’est pas imposée par le travail des aristocrates, mais qui est plutôt l’œuvre du peuple. Pour changer un système politique, il faut avant tout changer les comportements et les mœurs des gens. Alors qu’‘Abduh affine sa pensée, l’ingérence anglaise dans les affaires de l’état se fait sentir de plus en plus. ‘Abduh délaisse alors les idées de réforme interne pour se tourner vers une réponse plus directe à la présence étrangère : l’action politique au travers de la révolution d’‘Urãbî. Le choix que fait ‘Abduh à ce moment doit beaucoup aux circonstances et il est, dans tous les cas, temporaire. Si, sur le moment, ‘Abduh se lie aux révolutionnaires, c’est sans doute parce qu’il préfère agir plutôt que d’abandonner face à la présence anglaise. La révolution est un échec, ‘Abduh est forcé de s’exiler en France où il rejoint al-Afghãnĩ. A partir de ce moment et jusqu’à sa mort, il reste convaincu que la liberté ne naîtra pas de manoeuvres politiques, mais qu’elle doit trouver ses racines dans l’action sociale et le peuple. C’est d’ailleurs cette conviction qui est à la base de ses dissensions avec al-Afghãnĩ, ils ne sont plus d’accord sur les moyens permettant la réalisation de leur idéal. Lorsque cesse leur collaboration, ‘Abduh délaisse définitivement la politique pour se tourner résolument vers « l’éducation et la formation d’une véritable opinion publique »564. Profitant de sa grande expérience, ‘Abduh s’attaque au « double problème de l’éducation du peuple et de la nature de l’instruction à dispenser »565. Il apparaît à ‘Abduh que la shûrã n’est qu’une utopie tant que le peuple ne sera pas alphabétisé et n’aura pas accès aux références religieuses de base. Le « travail social dans lequel il s’engage est fondé tout à la fois sur une exigence islamique et, dans le prolongement, sur l’idée qu’un gouvernement ne saurait être libre en

562 RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.99. 563 Id. , p.100. 564 Id. ,p.105. 565 Id. ,p.95.

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l’absence de citoyens éduqués et responsabilisés. »566 C’est par la réaffirmation des racines islamiques dans l’enseignement qu’‘Abduh compte contrecarrer l’action des missionnaires catholiques : « Ainsi ‘Abduh propose-t-il […] une éducation et une alphabétisation religieuses de type identitaire dont le but est autant de préserver les références des peuples que de s’opposer à la mainmise étrangère. »567 Pour ‘Abduh, l’identité du monde musulman est menacée par les missionnaires catholiques et les partisans égyptiens de l’enseignement européen, mais aussi par l’enseignement traditionnel qui, devenu désuet et rébarbatif, dégoûte ou déroute les élèves et les pousse à aller chercher ailleurs (dans le cas présent, dans l’enseignement européen) la stimulation intellectuelle qu’ils ne trouvent pas dans les écoles islamiques. Si ‘Abduh dénonce l’enseignement donné dans l’université al-Ashar, il ne se contente pas de réformer l’éducation des intellectuels. Par exemple, il travaille au renouveau de la langue arabe qui lui semble trop pauvre. En plus de ses réformes au niveau de l’éducation, ‘Abduh s’attaque au problème des familles. Comme nous l’avons vu auparavant, il conçoit ses réformes comme devant agir tout d’abord sur l’intérieur. C’est pourquoi il tente de changer la situation des familles, et par la même occasion celle des femmes, avant de transformer la société. Une fois de plus, il s’attache à transformer l’éducation. A l’époque d’‘Abduh, les femmes sont rarement scolarisées, elles ne connaissent pas leur religion. Il s’engage en faveur du droit à l’éducation des femmes et encourage la création d’écoles pour celles-ci. Il tente également de réformer le divorce qui est, selon lui, prononcé trop fréquemment. Les juristes peuvent dès lors prononcer le divorce en faveur de la femme et les étapes administratives pour pouvoir divorcer sont multipliées. ‘Abduh s’attaquera également à la polygamie. Pour lui, la parfaite égalité de traitement des différentes femmes est impossible à atteindre. De plus, l’influence négative de la polygamie sur les relations familiales devrait suffire à convaincre les juges de la nécessité de l’interdire. Pour ‘Abduh, il n’y a qu’une situation qui justifie la polygamie : le fait d’avoir une femme stérile. Ces prises de position provoquèrent beaucoup de réactions à l’époque. ‘Abduh avait l’intuition « qu’il ne pouvait y avoir de réforme dans les sociétés musulmanes sans un engagement déterminé à réformer l’espace familial et que cet objectif même ne pouvait être atteint sans une reconnaissance des droits de la femme. »568 En cela, il allait à l’encontre des idées largement partagées dans la société égyptienne de l’époque et on l’accusa de s’être occidentalisé. Enfin, ‘Abduh tente de réformer les rapports entre le peuple et le gouvernement : « Elle [la réforme] consiste à tracer une ligne de démarcation bien nette entre les 566 Id. ,pp. 120-121. 567 RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.122. 568 Id. , p.125.

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droits qu’a le gouvernement sur le peuple, et c’est le droit à l’obéissance, et ceux qu’à le peuple vis-à-vis de son gouvernement, et c’est le droit à la justice. »569 Malgré la très juste conscience qu’‘Abduh avait des enjeux de son temps, il n’a pas plus réussi à réaliser concrètement ses idées que n’avait réussi al-Afghãnĩ. Bien qu’‘Abduh ait créé de nombreuses écoles selon ses principes, il fit plusieurs erreurs capitales qui empêchèrent l’avènement d’une vraie réforme de l’éducation populaire. Premièrement, il crut pouvoir compter sur le soutien des riches. Ceux-ci comprirent vite que l’éducation du peuple mettait en péril leurs privilèges et ils se détournèrent d’‘Abduh. Deuxièmement, ‘Abduh n’avait pas conçu un système éducatif qui permettait la mobilité sociale. Pour lui « le fils du paysan devra être paysan ; le fils de charpentier, charpentier »570. La simple alphabétisation ne permettait pas « au peuple de se libérer »571. Et enfin, troisièmement, ‘Abduh finit par se lier aux Anglais, croyant qu’ils soutiendraient sa réforme. L’action d’‘Abduh parait contradictoire : « Il défend une réforme religieuse audacieuse tout en se liant à de hautes responsabilités contraignantes ; il s’oppose à la présence coloniale tout en collaborant avec ses administrateurs au pouvoir ; il défend l’éducation des pauvres en comptant sur le financement des riches. »572 ‘Abduh prit conscience de s’être fourvoyé dans les derniers mois de sa vie, sa réforme interne n’avait pas eu de grandes conséquences sociales. 6. Le développement postérieur du réformisme en Egypte : l’exemple des Frères musulmans « […] venant après des siècles d’immobilisme, confronté au choc sans précédent d’une modernité corrosive qui s’accompagnait de domination politique, l’islam des rénovateurs a cédé sa place visible à un islam qu’il faut bien qualifier de résistance active culturelle et politique. »573 Au travers de cette phrase, Joseph Maïla résume bien l’évolution des courants réformistes au cours du siècle dernier dans l’islam. Les théories sur le changement social d’‘Abduh ont fait place à un islamisme politique, relativement engagé dans les affaires d’état et qui se construit, parfois, en opposition à l’occident hégémonique. On peut le voir au travers de l’exemple du mouvement des Frères musulmans. Hassan Al-Bannã (1906-1948) est le fondateur des Frères musulmans, une organisation islamique qui a pour but « l’islamisation de la société et de ses institutions sociales, juridiques et politiques. »574 Pour Al-Bannã, le monde

569 Id. , p.97. 570 Id. , p.127. 571 Ibidem 572 RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.128.. 573 LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé , Encyclopédie des religions. Bayard Editions, 2000, p.858. 574 LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé , op. cit. , pp858-856.

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musulman souffre d’une perte de confiance en lui ainsi que d’un oubli de ses propres références et racines. Contrairement à ‘Abduh, il ne s’agit plus de se contenter d’éduquer le peuple, mais bien de diffuser un message qui redonnerait foi en eux-mêmes aux musulmans. Pour ce faire, il utilise les journaux, il crée des écoles, fait construire des mosquées, donne des cours publics. Ce travail préliminaire d’imprégnation « prépare les esprits à comprendre et à adhérer à sa [Al-Bannã] conception, afin de les engager ensuite à en soutenir la réalisation concrète et progressive sur les plans social, politique et économique. »575 Car, comme ses prédécesseurs, Al-Bannã veut dépasser le cadre purement théorique. Son but est de créer un état selon les principes coraniques. Pourtant, pour que cet état puisse advenir, il faut procéder par étapes. Il est important de commencer par des réformes sociales, puis législatives et économiques avant que n’adviennent les réformes culturelles et politiques. C’est pourquoi, les Frères musulmans s’investissent tant sur le plan social (écoles, dons de médicaments, prêts d’argent). Al-Bannã aura réussi là où ‘Abduh avait échoué. Sa réforme a une influence notable sur la vie du peuple, même si, à sa mort, l’Egypte n’est toujours pas gouvernée par l’ordre divin. Après l’assassinat d’Al-Bannã, Sayyid Qutb (1906-1966) prend la tête des Frères musulmans. Avec lui, apparaît une certaine radicalisation des idées d’Al-Bannã. Pour lui, il est du devoir de chaque musulman de se battre afin qu’advienne l’état musulman et que l’application de la charia soit effective : « le jihad, pour l’établissement de la société musulmane, est un combat de tous les jours, une exigence permanente. »576 Qutb influencera grandement les partisans d’un islam politique ainsi que les groupements qui, en marge du mouvement des Frères musulmans, « préconisent la voie de la lutte armée contre un pouvoir impie ou déviant. »577 De nos jours, la situation du mouvement des Frères musulmans est complexe. En Egypte, le mouvement est interdit mais toléré. Le courant conservateur revendique fortement son appartenance à l’islam. Le bureau de la guidance, qui est dirigé par la vieille génération de frères, refuse la création d’un parti et, par là même, une trop forte politisation du mouvement. Le régime du président Moubarak, en refusant les partis politiques liés aux Frères musulmans, donne aux conservateurs un excellent argument. 578 En 1984 commence l’engagement politique direct des Frères musulmans au travers d’une alliance avec le parti Wafd. Depuis, ils n’ont jamais cessé de se

575 RAMADAN, TAriq, op. cit. , p. 308. 576 LENOIR Frédéric et TARDAN-MASQUELIER Ysé , op. cit. ,pp. 858-856 577 Id. , pp.858-857. 578 Le monde diplomatique. In: http://www.monde-diplomatique.fr/2005/09/TAMMAM/12793

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présenter aux élections, remportant un nombre variable de sièges à l’assemblée. Lors de la première phase des législatives (se déroulant du 16 novembre au 7 décembre 2005), les Frères musulmans ont remporté 34 sièges à l’assemblée en s’inscrivant en tant qu’indépendants. Ils réussissent par là une nette progression en tant que force politique et s’imposent comme première force d’opposition.579 En plus de leur engagement dans les différents partis, les Frères musulmans sont très présents dans les syndicats (médecins, avocats, journalistes). Bien qu’il leur soit interdit de créer un parti, les Frères musulmans tentent tout de même de jouer le jeu de la démocratie en s’inscrivant sur la liste d’autres partis ou en tant qu’indépendants. Le parti Hizb al-Wasat, constitué principalement de la « génération intermédiaire », proclame son attachement à l’islam culturel plus qu’à l’Islam religieux. Aboul Ela Madi en est l’initiateur, afin de créer son parti, il a rompu avec la confrérie.580 Le programme se base sur le Coran mais il prend en compte les défis du XXIe siècle. Al-Wasat ne verra pas le jour, il sera interdit le 13 mai 1996 et ses membres seront emprisonnés.581 Dans une interview accordée au site « Religioscope », Amr ElChoubaki résume bien la situation politique actuelle des Frères musulmans : « Nous retrouvons […] les deux tendances qui articulent le discours des Ikhwan: un courant conservateur dont la majorité est composée de la vieille génération, c'est-à-dire âgé de 70 ans et au-delà, et un pôle plus libéral qui a désacralisé sa vision politique, composé de la génération des 40 et 50 ans. »582

Certains groupes armés sont en marge du mouvement des Frères musulmans et préconisent le recours aux armes afin de hâter l’avènement de l’état musulman. Par exemple, “al-Talia al-Mukatila ”, l’Avant-garde combattante, d’Adnan Okla qui rompt avec le mouvement le 17 décembre 1981. Le groupe définit ses objectifs en opposition à l’occident. Le but de l’Avant-garde combattante est l’instauration d’un califat dans lequel les partis politiques n’auraient aucune place. La démocratie n’est, par conséquent, pas à l’ordre du jour : « Pour nous, conclut le conseiller d’Adnan Okla, les hommes n’ont pas le droit de gouverner par eux-mêmes, ils doivent être gouvernés par l’ordre de Dieu. »583 En 1982, le groupe est éliminé par le président syrien Hafez el-Assad qui sentait son pouvoir menacé.584

579 Nouvel observateur. In: http://permanent.nouvelobs.com/etranger/20051116.OBS5350.html 580 Religioscope. In: http://religion.info/french/entretiens/article_169.shtml 581 Wikipedia . In: http://fr.wikipedia.org/wiki/Fr%C3%A8res_musulmans 582 Religioscope. In: http://religion.info/french/entretiens/article_169.shtml 583 CHRIS KUTSCHERA. In: http://www.chris-kutschera.com/Freres%20Musulmans.htm 584 Wikipedia . In: http://fr.wikipedia.org/wiki/Fr%C3%A8res_musulmans

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En conclusion, on retrouve dans l’évolution du mouvement des Frères musulmans aussi bien l’influence d’al-Afghãnĩ que celle d’‘Abduh. La partie la plus conservatrice de la confrérie s’en tient à la vision de la réforme que préconisait ‘Abduh, une réforme sociale, loin des intrigues de la politique. Quant à la jeune génération de Frères, elle semble renouer avec les théories d’al-Afghãnĩ. La réforme au travers de la politique les mènera-t-elle à la même impasse qu’avait connue al-Afghãnĩ ? Tout dépendra, semble-t-il des progrès effectués par la société musulmane pendant ce siècle qui sépare les Frères d’al-Afghãnĩ. Car, comme le pense ‘Abduh, il ne sert à rien de miser sur la politique, tant que ne s’est pas crée une opinion publique. 7. Conclusion L’islam et les musulmans ont-ils les moyens de faire face à leur époque en restant fidèles à leur référence ? Pour al-Afghãnî et ‘Abduh, cela ne fait aucun doute. Comme nous l’avons vu, la raison, et par extension la science, ne contredit pas le message coranique. Au contraire, raison et religion sont indissociables et leur exercice commun est indispensable pour tout bon musulman. Cette position va à l’encontre des théories traditionalistes, qui rejettent toute modernité au nom de l’islam et de ses valeurs premières. Or pour ces réformateurs, l’essence même de l’islam réside dans sa capacité d’adaptation au contexte actuel. Le concept de raison inhérent au Coran contredit également la pensée moderniste des partisans de la colonisation. Ceux-ci pensent qu’il est impératif d’abandonner les « vieilles valeurs islamiques » afin de pouvoir se tourner vers la modernité. Ces intellectuels prônent un abandon des références islamiques au profit de l’adaptation au modèle européen. Al-Afghãnĩ et ‘Abdhu s’opposent à cette idée qui affirmerait « l’existence de germes islamiques empêchant la modernisation de la société musulmane ».585 L’un orienta sa démarche vers une approche plus politique et tournée vers l’extérieur tandis que l’autre dirigea son action sociale vers l’intérieur de l’umma. Deux itinéraires différents mais dirigés dans un même but : l’unification musulmane. Malgré le fait que leur objectif n’ait pas été atteint nous ne pouvons nier l’apport considérable de ces deux penseurs : « Ils ont déplacé le champ de la relation avec l’Occident du pur contexte géopolitique à un rapport de référence religieuse et culturelle, clairement de civilisation »586. Leur pensée réformiste, avant la fin du premier tiers de siècle, s’est également largement repandue tout en prenant une direction plus sociale et politique comme nous l’avons vu à travers le cas de l’Egypte. 585 BESSON, Yves, Religions et sociétés au Moyent-Orient, Cours à l’institut d’histoire contemporaine de la Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg, Fribourg, 2005 (notes de cours personnelles). 586 RAMADAN, Tariq, op. cit. , p.134.

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Si aujourd’hui, nous voyons se dessiner une identité musulmane fondée sur l’islam, comme le souhaitait al-Afghãnĩ et ‘Abduh, ce n’est pas dans le sens d’une réforme, d’une ouverture à la modernité. En observant la situation actuelle de la plupart des pays musulmans, nous assistons plutôt à un repli sur soi, à la création d’une opinion musulmane réactive et impulsive, bien loin du travail de réflexion de ces deux penseurs. Le grand défi n’a toujours pas été relevé avec succès. Il ne le sera pas tant que le désir de réforme et d’adaptation ne viendra pas du peuple lui-même. Ainsi, la question actuelle n’est plus de se demander si l’islam a les moyens de résoudre le problème de sa modernisation mais plutôt de savoir s’il en a l’envie. 8. Problèmes rencontrés au court du travail : Le texte de Monsieur Ramadan est assez répétitif, ce qui n’a pas rendu la division des tâches très aisée. De plus, les idées des réformistes sont relativement similaires, ce qui crée d’innombrables répétitions dans nos propres textes. Le fait de se contenter d'un seul texte pour parler de la vision des réformistes, de leur message, est plutôt désarmant (On ne doit pas vraiment développer notre esprit critique. Il nous faut nous contenter de présenter comme telle la vision de l’auteur).

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Les nouveaux mouvements musulmans du 20e siècle:

Entre réformisme et fondamentalisme.

Une analyse d'extraits de textes d'Hassan Al Banna, d'Abou Al Hassan Ali Nadwi et de Youssouf Al-Qardawi.

Présenté par Mélanie Kohli

1. Introduction. 2. Le Réformisme

2.1. Historique. 2.2. Définition. 2.3. Caractéristiques.

3. Le Fondamentalisme.

3.1. Historique. 3.2. Définition. 3.3. Caractéristiques

4. Analyse de textes choisis.

4.1. Hassan Al Banna. 4.1.1. Le rapport aux sources. 4.1.2. L'opposition à la société occidentale. 4.1.3. La communauté. 4.1.4. Autres. 4.2. Syed Abul Hassan Ali Nadwi. 4.2.1. Le rapport aux sources. 4.2.2. L'opposition à la société occidentale. 4.2.3. La communauté. 4.2.4. Autres.

4.3. Yussuf Al Qardawi. 4.3.1. Le rapport aux sources. 4.3.2. L'opposition à la société occidentale. 4.3.3. La communauté. 4.3.4. Autres.

5. Conclusion

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1. Introduction. L'émergence des nombreux mouvements et penseurs musulmans durant le vingtième siècle ne peut être comprise sans mentionner le contexte au sein duquel ils prennent vie. A la fin du dix-neuvième siècle la société musulmane est marquée par la confrontation avec l'occident moderne, l'occident du progrès. La communauté musulmane par le biais de cette confrontation constate son retard par rapport à la modernité et au progrès occidental. Ceci va remettre en cause des fondements, des certitudes religieuses auparavant considérées comme acquises, inébranlables. Le dix-neuvième siècle est également marqué par une autre sorte de confrontation. Celle avec "l'occident prédateur"587 par le biais d'intrusions militaires et par celui de la colonisation. Ainsi, l'empire Ottoman va tomber sous l'égide coloniale. Au vingtième siècle, avec la fin de la deuxième guerre mondiale se dessine la fin de l'empire Ottoman ainsi que la fin du Califat. Ce fut un grand choc pour la civilisation musulmane qui, opposée dans ses opinions, voyait avec cet événement soit l'avènement d'une entrée dans la modernité, soit le triomphe de l'occident dans l'imposition de ses normes. Cette deuxième vision pris petit à petit de plus en plus d'importance et dans les années septante, "il ne s'agit plus de moderniser l'islam mais d'islamiser la modernité"588. Le début du vingtième siècle est aussi marqué par une politisation de l'islam avec notamment la fondation des frères musulmans et plusieurs événements comme le retour de l'ayatollah Kohmeyni à Théeran, la proclamation de la république islamique et l'attaque de la Grande Mosquée de la Mecque par un groupe armé. 589 Ces mouvements, devenus visibles pour l'occident à partir des années septante, tendent à réislamiser la société musulmane à partir des injonctions des textes sacrés. Les penseurs et mouvements issus de cette vague, en opposition avec l'occident, sont difficiles à caractériser et à définir. Certains sont considérés comme des réformistes ou comme des fondamentalistes. Dans ce travail, nous nous proposons de définir le réformisme à partir des informations glanées durant le séminaire s'intitulant "Le Réformisme dans les trois religions abrahamiques" dirigé par Monsieur Stéphane Lathion.

587 MAÏlA, Joseph, L'islam moderne: entre le réformisme et l'islam politique, in : LENOIR, Frédéric ; TARDAN-MASQUELIER,Ysé, Encyclopédie des religions, vol. 2, Paris, Bayard Editions, 20002,p. 848. 588 KEPEL, Gilles, La revanche de Dieu. Chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête du monde, Paris, le seuil, 1991, p. 14. 589 Id, p. 21.

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Nous essayerons aussi de cerner les mouvements fondamentalistes à l'aide de l'œuvre "Les Fondamentalistes" de Monsieur Jean-François Mayer. Au moyen de ces données, nous procéderons à l'analyse d'extraits de textes de trois penseurs musulmans considérés selon les avis soit comme des réformistes, soit comme des fondamentalistes: Hassan Al Banna (1906-1949), Abul Al Hassan Ali Nadwi (1914) et Yussuf Al-Quardawi (1926). Cette analyse est axée sur trois thèmes: le communautarisme, l'opposition avec l'occident et le retour aux sources. Au moyen de cette étude, nous tenterons de définir ces auteurs comme des fondamentalistes ou comme des réformistes. 2. Le réformisme. 2.1. Historique.

L'Eglise Catholique subit des transformations radicales dès 1517 principalement par l'intermédiaire de Matin Luther en Allemagne. Ceci prend forme dans un contexte de déception envers l'Eglise Catholique Romaine (caractérisée par son homogénéité). En effet, l'Europe est en période de crise. Elle est déchirée par les conflits et les maladies. Dans cette situation, l'Eglise ne répond plus aux attentes de la population qui sont exacerbées par les abus (indulgences) et par les prérogatives accordées aux religieux. Luther va s'opposer à ces abus et prône une nouvelle théologie du salut ou l'homme ne doit plus remplir certaines conditions pour accéder au salut (pèlerinages, messes, sacrements etc.) mais "quand l'homme croit en l'Evangile, Dieu lui donne gratuitement sa justice"590. Luther s'oppose aussi au pouvoir du Pape, soutient la primauté des écritures, une relecture de celles-ci et un retour à l'Eglise d'antan. Les mouvements réformistes chrétiens vont évoluer au cours du temps. Ils seront marqués notamment par le concile de 30 et par la révolution française qui impliquera une perte d'influence de l'Eglise. Toutefois tous ces mouvements partagent des points communs: Une aspiration à changer les structures, une attention portée à l'époque à laquelle on vit, un souci de faire face à la modernité et une ouverture œcuménique. Le réformisme s'applique au début au mouvement protestant puis, par extension, va s'appliquer aux mouvements des religions abrahamiques revendiquant les mêmes mutations au sein de leur tradition.

2.2. Définition.

Durant notre séminaire portant sur le réformisme dans les trois religions abrahamiques, nous avons tenté de trouver une définition qualifiant tous les mouvements réformistes. Ainsi, le terme réformisme, qui caractérise donc tout d'abord le mouvement protestant, va s'appliquer à toute "Doctrine, courant de 590 SMOLINSKY, Herbert, traduit de l'allemand par Courtois Jean, Le réformisme protestant, Encyclopédie des religions, in : LENOIR, Frédéric ; TARDAN-MASQUELIER,Ysé, Encyclopédie des religions, vol. 2, Paris, Bayard Editions, 20002, p.588.

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pensée capable au regard de ses références et de nouvelles interprétations de ses sources, de s'adapter à son temps et aux exigences de la modernité. Les objectifs sont la défense de valeurs telles que justice, liberté, paix au travers d'une éthique respectueuse des différences"591.

2.3. Caractéristiques.

Nous avons observé les réformismes (juifs, musulmans et protestants) durant notre séminaire, à partir de différents indicateurs:

• Les causes sociales, historiques, économiques, politiques, éthiques et théologiques.

• Les acteurs. • Les objectifs. • La démarche théologique et sociopolitique. • Les conséquences, les impacts et les acquis de la réforme.

Grâce à ces indicateurs, nous avons découvert que les réformismes musulmans du 20ème siècle sont principalement caractérisés par:

• Une importance portée aux sources. Le Coran et la Sunna sont de nos jours toujours purs et légitimes.

• L'islam, auparavant puissant, a décliné. Il y a un fort sentiment d'infériorité à l'égard de l'occident. On le rejette ainsi que les valeurs qui lui sont associées.

• Ils prônent un retour à l'époque prophétique qui est idéalisée. • Il y a une volonté d'autosuffisance, de ne plus dépendre de

l'occident. • Beaucoup de musulmans ont immigré à des fins économiques, il est

nécessaire de reformer la communauté, d'instaurer un consensus chez toutes les communautés musulmanes.

• Une volonté de répandre l'islam dans le monde. • L'éducation est importante. Il faut former les jeunes à l'islam. Il faut

un retour de la foi (perdue lors de la confrontation avec l'occident et la sécularisation).

• Le prophète est considéré comme un modèle. • Impression d'une soumission à l'occident. Les musulmans (les bons)

sont dominés par les occidentaux (le mal) Hors, selon ces caractéristiques, les textes des auteurs que nous avons lus, semblent contenir des propos issus de courants dit "fondamentalistes". Nous allons donc présenter brièvement la naissance du terme fondamentalisme ainsi

591 LATHION, Stéphane, Séminaire sur le Réformisme dans les trois religions abrahamiques, 2005/06, notes personnelles.

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que les caractéristiques des mouvements qui s'en réclament ou que l'on définit comme tel.

3. Le fondamentalisme. 3.1. Historique.

Au dix-neuvième siècle, en Amérique, le protestantisme possède une grande influence sur la société. Malgré cela, son succès est entaché par les transformations qui secouent cette époque. On assiste à un changement du tissu social avec l'urbanisation et l'immigration de populations non protestantes. En outre, l'enseignement scolaire est de plus en plus marqué par les nouveaux principes scientifiques qui prônent des théories évolutionnistes. En réaction à ces changements, de 1910 à 1915, douze volumes sont publiés, intitulés "The Fundamentals" rappelant les vérités considérées comme fondamentales au sein du protestantisme:

• L'inspiration et l'inerrance des écritures face à la critique biblique. • L'essence divine et la naissance virginale du Christ. • L'importance de l'évangélisation. • La position prise en opposition au Catholicisme Romain.592

En 1920, le rédacteur du Watchman Examiner propose de désigner "fondamentalistes" tous ceux qui s'engagent à faire respecter ces doctrines. Ce terme possède alors une connotation positive. Ce n'est qu'en 1925, avec "le procès du singe" dans lequel un jeune enseignant fut condamné à ne plus introduire d'idées évolutionnistes dans ces cours, que le terme prendra une connotation négative et acquiert une image d'obscurantisme. Aujourd'hui, ce terme n'est plus seulement renvoyé au christianisme mais aussi à d'autres groupes qu'ils soient musulmans, juifs ou hindous.

3.2. Définition. Il n'existe pas un mouvement fondamentaliste mais des mouvements fondamentalistes. Toutefois, il subsiste des points communs entre tous ces mouvements. Nous pouvons définir les fondamentalismes comme des "Courants d'opposition s'appuyant sur des convictions religieuses et qui font appel (sélectivement) à des éléments de leur tradition pour réagir face aux conséquences de la sécularisation et de la modernisation. Les adversaires peuvent être à la fois religieux et politiques"593.

592 Mayer, Jean-François, Les Fondamentalismes, Georg Editeur, Editions M&H, 2001, p.12. 593 Mayer, Jean-François, Op.Cit, p. 59.

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3.3. Caractéristiques. Monsieur Mayer propose neuf traits caractéristiques des mouvements fondamentalistes en se basant sur les recherches menées dans le fundamentalism project. Ces caractéristiques ne prennent en compte que le côté religieux de ces mouvements. Il présente tout d'abord les caractéristiques liées à l'idéologie:

• Les fondamentalismes réagissent à la marginalisation de la religion (désacralisation).

• Les fondamentalismes sont sélectifs. Ils mettent l'accent sur un aspect de la tradition qu'ils souhaitent défendre tout en choisissant des aspects de la modernité auxquels ils vont adhérer (identification de cibles).

• Les fondamentalismes tendent à un manichéisme moral: critiques et soupçons face au monde et à ses orientations présentes.

• Les fondamentalismes adoptent un principe d'absolutisme et n'inerrance. Ils insistent sur la validité absolue des éléments fondamentaux de la tradition.

• Les fondamentalismes tendent à adopter une perspective millénariste. Le bien triomphe du mal et le mouvement établira une société idéale.

Il existe aussi des traits particuliers liés à l'organisation du mouvement: • Les fondamentalistes tendent à considérer leurs membres comme un

groupe élu. • Ils établissent des frontières claires entre eux et les autres. • Ils ont un mode d'organisation autoritaire. • Ils édictent des règles de comportement.594

Il est important de se rendre compte que ces particularités sont en quelque sorte des simplifications de la réalité, des typifications et qu'il est nécessaire de les nuancer quand on les applique à des cas précis.

Comme nous l'avons mentionné auparavant, les mouvements fondamentalistes possèdent, en plus d'une dimension religieuse, une dimension politique. Ces mouvements politico-religieux sont caractérisés par une acceptation de la modernité et par un refus de l'occident. En outre, pour eux, l'histoire profane tend à s'éloigner de l'histoire sacrée. Ainsi les autorités n'ont plus de légitimité et les actes radicaux sont justifiés. Ces courants s'élèvent en continuation des luttes nationalistes indépendantistes inachevées. De plus, ils font souvent référence à une dimension territoriale en développant l'idée d'appartenance à un espace sacré lié à un mythe des origines. Finalement, la notion de violence et très présente. La violence est le reflet d'une guerre cosmique entre le bien et le mal.

594 Id, pp.52-56.

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Le groupe militant représente l'agent terrestre de la volonté divine. La violence est ainsi permise car elle s'oppose au mal et elle sert une cause divine.

Nous pouvons constater qu'il existe deux sortes de fondamentalistes: premièrement les mouvements fondamentalistes au sens propre qui réagissent à une modernité et une sécularisation et qui veulent ramener la religion à une origine idéalisée. Ils prennent appuis sur les écritures saintes, insistent sur les principes dogmatiques et sur l'orthodoxie doctrinale. Deuxièmement les nationalistes religieux qui développent un projet politique plus ou moins associé à un arrière plan religieux. Ils entament une démarche identitaire et la présence étrangère est perçue comme une menace. La frontière entre ces deux catégories n'est toutefois pas très claire.

4. Analyse de textes choisis. Nous remarquons que, selon nos définitions et nos caractéristiques, les mouvements réformistes et les mouvements fondamentalistes partagent des points communs comme:

• Une opposition à l'occident et à la sécularisation. • Une critique de la vie au sein de la société actuelle. • Un manichéisme: opposition entre nous les musulmans et les autres. • Une référence constante aux sources.

Nous proposons de faire une analyse de trois auteurs considérés au sein de notre séminaire comme des réformistes et nous essayerons de voir, à partir de trois thèmes abordés, les problèmes que nous pouvons rencontrer à définir leur propos comme tels. Les trois thèmes que nous allons aborder nous permettent d'englober les points communs mentionnés auparavant. Nous analyserons donc le rapport aux sources, l'opposition avec la société occidentale ainsi que les valeurs qui lui sont rattachées et finalement l'idée de communauté.

4.1. Hassan Al Banna. Les textes analysés d'Hassan Al Banna proviennent de deux œuvres: Islam de Way of Revival de Riza Mohamed and Dilwar Hussain et Islamique Education and Hassan Al Banna de Yusuf Al-Qardawi

4.1.1. Le rapport aux sources.

L'auteur se réfère souvent au Coran ou à la Sunna pour légitimer ses dires. D'ailleurs ces deux livres sacrés sont considérés comme les fondements de la religion musulmane: "The glorious Qur'ãn and the Sunnah (souligné dans le texte original) or purified tradition of the prophet Muhammad are the references of every Muslim for the realisation of the rules of Islam. The Qur'ãn can be understood according to the principles of the Arabic language without affectation or controversy, and the Sunnah (souligné dans le texte original) can

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be acquired by reference to the trustworthy transmitters of ahãdith (souligné dans le texte original) or collected sayings of prophet"595. Ainsi selon lui, il ne semble pas y avoir de problèmes d'interprétation des sources (without controversy) et donc, on pourrait penser qu'une seule vérité est valable: la sienne. De plus, dans le texte, nous pouvons voir que Hassan Al Banna s'oppose à toute nouveauté dans le domaine religieux, Un des principaux éléments qu'il adopte en ce qui concerne l'adoration de Dieu est "Adoption of Sunnah (Prophet's way) and avoidance of any addition or novelty in religion (souligné dans le texte original), because any addition or novelty in religion is diversion from the right path"596. En aucun cas dans notre parcours des deux œuvres nous n'avons vu une proposition de remise en question des sources à la lumière d'aujourd'hui. Pouvons-nous donc parler de réformisme? Comme nous l'avons exposé dans notre définition, le réformisme propose une nouvelle interprétation des sources ainsi que d'une recontextualisation de celles-ci pour s'adapter à la modernité. Il est aussi mentionné que le mouvement de Al Banna, est un mouvement qui choisi une voie médiane dans bien des domaines, et notamment en ce qui concerne le mysticisme. Ainsi: "Neither did he blindly accept its vice and virtue, stone and pearl alike, nor did he absolutely reject all its right and wrong, or evil and good sides, but here too he adopted the way of picking up only the clean and clear leaving aside the dirty parts"597. Ce qui caractérise les mouvements fondamentalistes. En effet, les fondamentalistes mettent l'accent sur un aspect de la tradition qu'ils souhaitent défendre tout en choisissant des aspects de la modernité auxquels ils vont adhérer. Ici nous pouvons nous questionner quant à ce qui est considéré comme propre et clair et de ce qui est considéré comme sale. En somme, nous pouvons nous demander quels sont les éléments acceptés et non acceptés. En outre, si nous nous référons au fait que Al Banna n'accepte pas la nouveauté, nous pouvons supposer que tous les éléments qui ne sont pas en accord avec ce qu'il considère comme les fondements de l'islam sont rejetés. Nous ne pouvons donc pas parler de réformisme proprement dit car ici il n'est absolument pas question de nouvelle interprétation des sources, ni d'éléments de la modernité, ni de respect des différences.

4.1.2. L'opposition à la société occidentale.

Hassan Al Banna réagit à la suprématie de l'occident qui est caractérisé par un matérialisme et qui est considéré comme l'enfer. Il est donc nécessaire de s'en protéger: "The first thing against which the worthy heart is to be protected is the

595 RIZA, Mohammed; LWAR, Hussain, Islam the way of revival, United Kingdom, Revival Publications, 2003, p.41. 596^AL QARDAWI,Yussuf , Islamic Education and Hassan Al Banna , Translated by shakil Ahmed, Lebanon,The Holy Koran Publishing House, 1984/1404 AH., p.22. 597 Id. p.140.

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unnecessary love of the world. This is the root of all evil and the origin of troubles"598. Pour l'auteur, il est capital de propager les principes de l'islam pour améliorer le monde. Ceci peut se faire au moyen de croisade ou jihad: "And by jehad (crusade) I mean that obligation which continue till the Day of judgement, and toward which the Holy Prophet (peace be upon him) has pointed in the following saying:-

"He who dies in the state in which he has neither fought nor wished to fight dies a death of ignorance"."599.

Ceci peut être interprété de différente manière et on peut facilement comprendre qu'il faut combattre par la force, toutefois cela n'est pas mentionné explicitement. Les fondamentalistes légitiment l'usage de la force par le fait qu’il est le reflet d'une guerre cosmique entre le bien et le mal. Hors dans l'œuvre d'Hassan Al Banna l'occident est caractérisé comme l'enfer et les musulmans comme dépositaires du bien et de la bonne voie. Le monde islamique doit être libre de toute règle étrangère, les usurpateurs capitalistes doivent quitter les aires islamiques et pour cela il existe plusieurs moyens de procéder: "[…] appeal for the economic boycott of the English, persuade people to fight for it, and breath the spirit of crusade in each and every soul […]"600. Toutefois comme nous l'avons déjà indiqué, il n'est pas fait explicitement mention d'un appel à la violence ni à la guerre ou, si cela est mentionné, le combat par la force n'est accepté qu'en dernier recours:" I will say that the Ikhwanul-Muslimoon601 will surely make use of force, but only at such times when they will have no other alternative except this"602. Nous ne pouvons donc pas affirmer ici qu'il s'agit de propos typiquement fondamentalistes. Toutefois, un glissement est toujours possible car, par exemple, il n'est pas défini ce qu'est "un temps où aucune autre alternative n'est possible". Il est tout à fait possible de légitimer que, de nos jours, il n'y a plus d'autre possibilité que de prendre les armes.

4.1.3. La communauté

La communauté est un élément important pour Hassan Al Banna. "Brotherhood implies the relation which leads to the unity of hearts on the basis of faith. This is because faith is the strongest and most precious of all relations and brotherhood is a compulsory element of faith, while diversity and enmity is a characteristic of Disbelief"603. Mais lorsqu'il parle de fraternité, il parle bien sur des musulmans (et plus particulièrement ceux qui suivent la voie proposée par Hassan Al Banna) et non pas des autres personnes:"Only the brotherhood of 598 Id. p. 16. 599 Id. p. 81. 600 AL QARDAWI,Yussuf , op. cit., p .92. 601 Les Frères Musulmans. 602 AL QARDAWI, Yussuf, op cit., p. 105. 603 Id. p.163.

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Islam remained which overcame all other relations"604. Pour faire partie de la communauté il faut répondre à certaines caractéristiques et agir de manière appropriée. Tout le livre propose d'ailleurs des règles de conduite: "The degrees of action required from true and sincere brothers are:-

(1) He should construct his personality.(…) (2) He should set the foundation of a Muslim society.

(…) (3) He should reform society, popularise the invitation of

virtuous living among people (…)"605, et ainsi de suite.

Comme nous pouvons le constater, ce sont des règles de comportement, règles normalement édictées par les traditions fondamentalistes en plus d'une organisation autoritaire. Mais ici ces règles ne sont, selon le texte, pas imposées: "Today my intention is to bring to light the system of education and training of the Ikhwan, which they have understood from Quran and Hadith, and according to which they have tried to adorn their lives, but it does not mean that I wish to put checks and breaks, only to throw light on the pas chosen (…)"606.

4.1.4. Autres. Selon Hassan Al Banna, son mouvement est moderne car il prend tout en compte et notamment la politique: "It is modern in the sense that a large number of human beings, and surprisingly the muslims themselves are ignorant of it, for, Islam which the Ikhwan has understood, gives equal importance to religion and world, worship and politics, spiritualism and materialism […]607. La modernité implique une sécularisation de la société. Hors ici la religion n'est pas séparée du reste de la vie sociale (comme elle l'était au temps de l'ère du prophète). Hassan Al Banna insiste beaucoup sur le côté politique:" This islam upon which the Ikwahn places its faith, considers government as an important part. Just as it makes use of command and guidance so also it makes use of strength and power" Nous l'avons vu, notre définition du réformisme ne comprend pas de mention au politique, serait-ce une erreur de notre part? Toutefois la dimension du politique est présente dans le fondamentalisme. La référence à une dimension territoriale est aussi présente dans la doctrine fondamentaliste (de type politico religieux) hors Hassan Al Banna fait référence à la Palestine : " No doubt the biggest problem of the islamic world is the recovery of the first Qibla (Jerusalam) and

604 Id. p.165. 605 Id. p.119. 606 Id. p.3. 607 AL QARDAWI, Yussuf, op. cit., p. 42.

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the redemption of Palestine"608, qui est considérée comme une terre sacrée: "The Holy land"609.

Il est difficile d'affirmer si l'auteur est un réformiste ou un fondamentaliste. Il n'est pas réformiste dans le sens ou il n'y a pas de réinterprétation des sources de l'islam. Par contre, il y a une volonté de changement, de vivre autrement, de changer l'islam dans son mode de vie (gouvernemental, social) pour faire face au monde occidental, en ce sens il est réformiste. Nous ne pouvons pas affirmer s’il est fondamentaliste. En effet, certains de ses propos contiennent des caractéristiques mentionnées auparavant, mais jamais il n'y est fait clairement allusion (sauf pour quelques exceptions).

4.2. Syed Abul Hasan Ali Nadwi.

Les extraits de textes de Syed Abul Hasan Ali Nadwi sont tidés de "Muslims in the West, The Message and Mission" et de "L'autre face du monde, sans la décadence des musulmans" tous les deux De Ali Nadwi.

4.2.1. Le rapport aux sources.

L'auteur idéalise le temps du prophète et plaide un retour à cette période et à tous les bienfaits qu'on y faisait. Lorsqu’il parle de l'ancien temps, que ce soit la période d'avant le Prophète ou la période prophétique, Ali Nadwi ne cesse de donner des exemples en se basant sur le Coran et la Sunna: "The Qur'ãn challenged the Quraish of Makka and the Romans and Persians, and then, to comfort and console the leader of the handful of Muslims, The prophet Muhammad, peace be upon him, Sura Yussuf was reveled : The Qur'ãn proclaimed:

For those who question, for them are signs (of Allah's sovereignty) in the life story of Yusuf (Joseph) and his brothers. (12:7)"610.

Il fait de même lorsqu'il parle d'aujourd'hui : "Prendrons alors naissance dans chaque maison musulmane, des hommes d'une très haute âme qui correspondront pleinement à la description que contiennent les versets suivants du Coran:

"…Oui, ce sont des jeunes gens qui croyaient en leur Seigneur et Nous leur avions accru la guidée […] (18:13-14)"611.

608 Id., p. 91. 609 Id., p. 97. 610 NADWI, Syed Abul Hassan Ali, Muslims in the West, The Message and Mission, United Kingdom, The Islamic foundation, 1983/1403 AH., reprinted 1993/1414 AH, p. 119 611 NADWI, Syed Abul Hassan Ali, L'autre face du monde, sans la décadence des musulmans, Paris, Al Qalam, , 1992, p. 259.

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Nous constatons ici que les sources ne sont pas retravaillées, même pour éclairer des problèmes actuels: "Pour les musulmans, il n'y a absolument aucun besoin d'une nouvelle religion, d'une nouvelle loi canonique ou de nouveaux enseignements moraux"612. D'ailleurs les fondamentalistes insistent sur la validité absolue des éléments fondamentaux de la tradition. On observe également avec la citation ci-dessus, qu'il y a une référence millénariste propre aux courants fondamentalistes. Il est fait mention d’un temps à venir meilleurs. Une autre référence millénariste est présente dans l'oeuvre: "Le plan de l'islam est un plan éternel. Il restera valable pendant tout le temps à venir. Au moyen de leur religion, les musulmans sont les gardiens moraux de l'humanité et ils retourneront à leurs tâches lorsqu'ils se réveilleront. Ce jour-là sera le jour du Règlement pour les nations du monde"613. Toutefois il n'est pas fait explicitement mention d’un combat final entre le bien et le mal (mais cela peut très bien être sous-entendu), nous devons donc nuancer le fait que ces propos sont caractéristiques de mouvements fondamentalistes. Pour revenir aux sources, la description de la période prophétique est décrite si positivement que rien ne nous donnerait envie de la remettre en question, même si le contexte a changé. Cette période était caractérisée par la plus remarquable révolution de l'histoire, par les influences de la bonne croyance dans la morale, par la critique de soi, l'honnêteté et la confiance etc.

4.2.2. L'opposition à la société occidentale.

L'auteur critique les précurseurs de la société occidentale et principalement la société grecque qui est caractérisée par:

"1) Le mépris des vérités transcendantales, 2) Le désir du sentiment religieux et de la spiritualité, 3) L'adoration du confort matériel, 4) Un patriotisme exagéré."614

Le temps présent, comparé au temps de la Jahilliya au contraire du temps prophétique est décrit très négativement: " Today a theory is formulated, a law discovered, a powerful machine made; and tomorrow, the whole nation becomes subservient to them. Bondsmen of the idols and images carved by their own hands"615 et, pour l'améliorer il est nécessaire de refaire comme avant. La société occidentale est vivement critiquée. Pourtant beaucoup de musulmans y ont immigrés. Ceux-ci ont le droit d'y vivre pour des questions économiques mais ils doivent absolument ne pas perdrent foi en leur religion et ne pas faiblir. On peut interpréter cette démarche comme une tentative d'adaptation aux exigences de la modernité: On part à l'étranger car c'est le seul moyen pour s'enrichir mais il ne faut pas s'écarter de la religion et il faut essayer à tout prix

612 Id., p. 258. 613 Id. p. 252. 614 Id p. 156. 615 NADWI, Syed Abul Hassan Ali, op. cit.,1993/1414 AH. p. 110

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de propager ses propres croyances aux autres: "You are here to earn according to your need, but you must, also know your mission and present before the Americans a new way of life"616. Il est possible de considérer ces paroles comme des propos réformistes, y voir une tentative d'adaptation aux exigences de la modernité. Pourtant, nous observons aussi une opposition à l'autre, une volonté de le changer et non pas de l'accepter tel qu'il est, nous ne pouvons donc pas parler de réformisme à part entière. Comme pour Hassan Al Banna, il est fait mention dans les textes de jihad. Pour Ali Nadwi le jihad "est une phase éternelle de la vie humaine: Il peut prendre diverses formes, dont l'une d'elles est la guerre (qui peut être quelquefois la plus grande forme qu'il puisse prendre), l'objet étant à ce moment-là d'anéantir les forces du mal qui poussent dans la direction de l'Incroyance et qui entraînent les gens d'avoir à choisir entre le vrai et le faux"617. Ici il n'est pas fait un appel direct à la violence mais nous pouvons très facilement l'interpréter comme tel. Dans tous les textes de l'auteur, l'occident représente les forces du mal qui poussent les musulmans, et notamment les immigrés, à s'éloigner de la religion. Il n'y a qu'un pas à faire pour y voir un appel au combat.

4.2.3. La communauté.

La société prophétique est idéalisée ainsi que la communauté de ce temps: "Au 6ème siècle , alors que monde planait entre la vie et la mort et qu'il n'y avait personne auprès de qui chercher de l'aide, la venue du Prophète Mohammad (BSDL618) apporta à l'humanité un regain de vie. Il plaça le bien-être humain sou le soin d'une Communauté qui possédé la Révélation et la Loi Divine619. "La conception islamique de Dieu comme le Créateur, le Nourrisseur et le Supporteur de tout le monde et de toutes les nations, et l'étendue universelle du ministère du Prophète Mohammad (BSDL) avaient enlevé toutes les barrières de sang, de couleur et de géographie entre l'homme et son prochain et avait soudé l'humanité en une famille unie"620. Il est ici question d'inclure tout le monde et ceci est légitimé par les Attributs de Dieu et par la fonction du prophète. On pourrait croire qu'il y a une volonté d'accepter les différences, l'autre. Mais il est plutôt question de gommer ces différences par le pouvoir de la religion. Ce ne sont donc pas des propos réformistes qui auraient pour qualité le respect des différences. En ce qui concerne les immigrés musulmans à l'étranger, il est nécessaire pour eux de vivre en tant que musulmans et pour ce faire, il faut impérativement, selon l'auteur, créer une société musulmane: "To preserve the distinctive character and temperament of Islam requires great effort. It is essential to remain on guard against the dangers of developing regional versions of Islamic 616 Id. p. 112 617 NADWI, Syed Abul Hassan Ali, op. cit.,1992 p. 123. 618 Que la Bénédiction et le Salut de Dieu soit sur Lui – BSDL. 619 NADWI, Syed Abul Hassan Ali, op. cit., 1992, P. 245. 620 Id. p. 83.

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culture.This struggle requires an Islamic environment, a network of personal relations ships, a conscious effort to adopt an Islamic mode of living (souligné dans le texte original)"621. Dans ce cas, vivre à l'étranger, est perçu comme un danger, comme une lutte pour ne pas perdre ses racines. Il n'est pas fait référence à une volonté d'adaptation mais à un mode de vie qui doit absolument rester le même que celui dans le pays d'origine avec des fréquentations de gens de même origine. Il n'est donc pas concevable de considérér ces dires comme réformistes

Pour l'auteur, le Prophète est un réformateur car il"[…] brisa les chaînes de l'ignorance et de la superstition t invita les hommes à une servitude qui les libérerait de toute autre attache. Il Leur instaurera les légitimes conforts de la vie. Son avènement donna à l'humanité une nouvelle vie, une nouvelle lumière, une nouvelle foi, une nouvelle société et une nouvelle culture"622. Ici, nous ne partageons pas la même signification du terme réformer que l'auteur. Pour lui, il s'agit d'instaurer de la nouveauté. Il parle aussi d'une correction d'un défaut moral de la société623, alors que pour nous il s'agit de nouvelles interprétations des sources et références dans le but d'une adaptation. De plus comme nous l'avons cité précédemment: "Pour les musulmans, il n'y a absolument aucun besoin d'une nouvelle religion, d'une nouvelle loi canonique ou de nouveaux enseignements moraux"624. Ainsi pour l'auteur, selon sa définition du réformisme, de nos jours, l'Islam n'a besoin d'aucune réforme. L'auteur distancie le prophète de la politique: "Il n'était pas un chef politique. Il était un prêcheur du monde divin, un avertisseur et un porteur de bonne nouvelle"625. Ainsi les politiciens sont perçu négativement et nous pourrions croire que pour l'auteur, l'islam doit se séparer de la politique. Pourtant l'écrivain prône un gouvernement islamique qui seul est capable d'éduquer les foules, les bons croyants: "C'est au commandement musulman de se rendre compte que les personnes qui ne peuvent penser pour elles-mêmes ne peuvent constituer un peuple digne de confiance"626. Il y a donc bien une référence au politique mais cet élément ne nous permet pas de caractériser ces propos comme fondamentalistes. Nous pouvons constater que, comme Hassan Al Banna, Syed Abul Hasan Ali Nadwi, en rapport à nos définitions, ne peut être ni qualifié totalement de réformiste ni de fondamentaliste. Seul quelques éléments caractérisant l'un des deux mouvements se retrouvent dans les textes.

621 NADWI, Syed Abul Hassan Ali, op. cit.,1993/1414 AH. p. 133. 622 NADWI, Syed Abul Hassan Ali, op. cit., 1992 P. 61. 623 Id. p. 63. 624 Id. p. 258. 625 Id. p. 65. 626 Id. p. 261.

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4.3. Yusuf Al-Qardawi.

Les extraits de textes de Yusuf Al-Qardawi que nous allons analyser proviennent de deux de ses œuvres: Priorities of the Islamic Movement in the Coming Phase et Islamic Awakening between Rejection and Extremism.

4.3.1. Le rapport aux sources.

L'auteur fait sans cesse référence au coran pour légitimer les lignes directrices de son discours, notamment lorsqu’il nous parle du Mouvement Islamique. La mission de ce mouvement serait de faire revivre l'islam. Hors ce terme a été utilisé par le Prophète: "The term "revival of Islam" is not an expression of mine; it was used by the Prophet (peace be upon him) in a sahih hadith (souligné dans le texte original) narrated by Abu Hurayrah: "Allah shall send at the start of every hundred years, someone who will revive this Deen (souligné dans le texte original)"(99:7)"627. Les références auxquelles il fait allusion sont faites hors contexte. L'auteur prône aussi l'infaillibilité des textes: "This methodology is generally based on the following principles and fundamentals: 1.Judging by the infallible texts and not by sayings of men"628. Partant de ce constat, nous pouvons dire que, en ce qui concerne le rapport aux sources, que l'auteur a une opinion fondamentaliste. Le penseur propose de redéfinir le fiqh, qui est la base de la jurisprudence musulmane. Cela nous incite à penser que, contrairement à ce que nous venons de voir, Qardawi s veut repenser quelque chose considéré comme fondamental au sein de la religion musulmane. Pourtant ce n'est pas le cas, car le fiqh a pour lui une signification différente : "We are in need of a new fiqh (souligné dans le texte original) so that we may deserve to belong to those described by Allah as "people who understand". By "fiqh"(souligné dans le texte original) here, I do not mean fiqh (souligné dans le texte original) as it is used in the Islamic terminology, i.e. the science of jurisprudence that determines the particular terms and conditions of ablution […]"629. Ainsi en se basant sur des versets du Coran le fiqh pour lui signifie: "an in-depth understanding of the unchanging sunan (practices) (souligné dans le texte original) of Allah in souls, minds and horizons, and in his creation and punishments for those who deviate from the path ordained by him"630. Il n'est donc ici aucunement question de réinterprétation ni de changement mais de compréhension profonde du chemin ordonné par Allah. Nous pouvons avec prudence déceler dans ces propos une orientation fondamentaliste avec une traduction d’un terme (qui pourtant pour beaucoup de musulmans signifie jurisprudence) différente de la majorité qui

627 Al QARDAWI, Yussuf, Priorities of the Islamic Movement in the Coming Phase, London, Awakening Pubblications, 2000, p..30. 628 Id., p. 123. 629 Id., p. 41. 630 Id., p. 42.

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permet de légitimer (grâce au Coran) un comportement ou rien ne peut être changé car il faut se conformer à ce qui a été voulu par Dieu.

4.3.2. L'opposition à la société occidentale.

L'auteur montre clairement son opposition à l'occident qui est vu comme un envahisseur porteur de matérialisme:"Although the number of such people is few as a result of the sweeping materialistic wave and the western ideological invasion […]"631. D'ailleurs pour le combattre, celui-ci affirme son soutient en faveur du jihad qui, selon lui, ne mérite pas d'être discuté car le jihad est un devoir. Pourtant, d'après Qardawi, on ne doit pas accuser les musulmans d'utiliser la force car premièrement, ils n'ont pas libéré les pays musulmans des usurpateurs et des agresseurs (comme la Palestine ou les Philippines). Deuxièmement, la propagation qui devrait être faite de l'islam à travers le monde n'est rien comparée à l'effort que les Chrétiens font pour promulguer leurs croyances à travers le monde. Finalement: "Those against whom we want to launch our offensive jihad are the same people who make all of sorts of weapons and sell them to us. […].This being the case, how can we talk of launching an offensive jihad to subject the whole world to our Message when the only weapons we can muster are those given to us by them and when the only arms we can carry are those they agree to sell to us?"632. Ici nous constatons que la faute est reportée sur les autres. La violence n'est pas explicitement légitimée mais en tout cas elle est excusée. Malgré cela, Qardawi encourage le dialogue, entre les différentes races et ethnies musulmanes mais aussi envers les minorités et les autres (comme les dirigeants occidentaux). Toutefois, le dialogue est admis uniquement en vue d'une possible conversion à l'Islam: "Our mission is to guide the confused humanity to the way of Allah and link the worldly life to the Hereafter […]"633. On ne peut donc pas parler de réformisme acceptant les différences.

4.3.3. La communauté.

Le but de Qardawi est de créer le Mouvement Islamique afin de restaurer sa suprématie: "The Islamic Movement has come into existence to revive Islam (tajdeed ul Ilsam) (souligné dans le texte original) and reinstate it at the helm of life once again"634. Ici il est fait référence à un temps révolu de la splendeur et de la grandeur musulmane. Référence généralement faite par les fondamentalistes. L'auteur souhaite que le mouvement procède à l'éducation des jeunes. Il souhaite fonder une école qui permettrait de former les futurs leaders musulmans: "However, what matters here is that we should, even must, prepare the leaderships that is required for the coming phase, so as to ensure that there will

631 Id., p. 69. 632 Id., p. 122. 633 Al QARDAWI, Yussuf, op. cit., 2000, p. 208. 634 Id. p. 30.

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stand at the helm, only those leaders who are strong, honest, dependable and knowledgeable"635. Nous distinguons par cet extrait, un comportement typiquement fondamentaliste avec un mouvement qui propose des règles de conduite et un mode d'organisation autoritaire fondé sur un programme totalement idéologique. Pour répandre le message du mouvement, Qardawi préconise l'utilisation des médias. Nous voyons par-là même qu'il ne rejette pas les moyens modernes. De plus, il remet en question certains préceptes en rapport avec le temps présent : "Can any contemporary state ignore the times it exists in and deprive its subjects of the invaluable services of television and rely only on the radio, on the grounds that television depends upon photography which is harãm (souligné dans le texte original) as some students of "religions education" argue these days?"636. Ici nous pouvons souligner des propos typiquement réformistes. Le mouvement a pour but d'unir tous les musulmans pour répandre l'Islam dans le monde: " The Islamic Movement should do is best to unite all the Islamic groups and all the groups of the Islamic Awakening into one front for helping Islam and establishing it on the earth and standing in the face of all the invading currents that oppose the da'wah of Islam"637. Nous pouvons presque supputer une vision du monde millénariste (vision fondamentaliste) ou le bien doit combattre le mal pour voir finalement le mouvement s'instaurer à la tête du monde entier. 4.3.4. Autres L'auteur parle d'un refus d'aborder les problèmes face auxquels les musulmans ne sont pas prêts:" […] So that we may not commit ourselves to matters for which we are not prepared or for which we do not posses the necessary tools"638. Il est donc possible de croire qu'il existe un déni du temps présent, de la modernité, en supposant que de nos jours les musulmans peuvent faire face à des problèmes jamais rencontrés auparavant. Ce qui n'est pas caractéristique d'une attitude réformiste, attitude qui se trouve en contradiction avec la volonté de l'auteur de se tourner vers le futur et d'oublier les problèmes d'antan " One of the characteristics of the ideology that we wan for the Islamic Movement is that it is a futuristic ideology that always looks into the future and does not confine itself to the present"639. Qardawi veut se tourner vers le futur mais refuse les nouveaux défis auxquels ce futur pourrait le confronter. Cela peut être considéré comme des propos fondamentalistes car les fondamentalistes acceptent certains éléments de la modernité (le futur) mais en rejettent d'autres (les problèmes).

635 Id. p.110. 636 Al QARDAWI, Yussuf , Islamic Awakening, between Rejection and Extremism, U.S.A., International Institute of Islamic Thought, third edition 1995/1416 AH, p. 116. 637 Al QARDAWI, Yussuf, op. cit., 2000, p. 225. 638 Al QARDAWI, Yussuf, op. cit., 2000, p. 117. 639 Al QARDAWI, Yussuf, op. cit., 2000, p. 143.

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Cependant, l'auteur parle d'ouverture d'esprit et de contextualisation: "My worst fear for the Islamic Movement is that it opposes the free thinkers among its followers and closes the door to tajdeed and ijtihad (souligné dans le texte original), confining itself to only one type of thinking […]. Our fuqaha (souligné dans le texte original) said long ago: "a fatwa (souligné dans le texte original) must change with the change of time, place, customs and conditions""640. Ce qui dénote d'une volonté de réformisme. Pour Qardawi, la politique est un élément important de son futur mouvement. Il prône un mouvement politiquement libre et démocratique. Nous pourrions croire qu'il accepte un élément des pays occidentaux et de la modernité mais il nous met bien en garde. Il ne fait pas référence à la démocratie occidentale: "What I wish to stress here is that islam is not democracy and democracy is not Islam.[…]. I do not wish that western democracy be carried over to us with its bad ideologies and values […]"641.et pour lui les principes de la démocratie sont: "Shura, nasihah (advice) (souligné dans le texte original), enjoining the good and forbidding the evil, disobeying illegal orders, resisting unbelief and changing wrong by force when possible"642. On pourrait croire à une acceptation du terme mais un rejet de sa signification. Serait-ce du fondamentalisme ?

L'auteur oscille entre des propos fondamentalistes et des propos réformistes. En aucun cas il n'est possible, en se référant à ses dires, de trancher pour l’une ou l’autre solution. 5. Conclusion. Tout d'abord, nous souhaitons rappeler que nous avons choisis des parties de textes qui, à nos yeux posaient problème. C'est-à-dire qu'à partir de ces textes, il est possible de réaliser plusieurs interprétations. Nous nous rendons compte que ces extraits de textes sont formulés hors de leur contexte et que d’autres propos les entourent. Nous avons donc essayé de les restituer et de les interpréter en fonction du contexte dans lequel ils ont étés émis. Comme nous l'avons vu tout au long du travail, nos définitions du réformiste et du fondamentalisme ne nous permettent pas de caractériser les écrits des penseurs musulmans présentés. Ainsi selon leur propos, ces auteurs formulent 640 Al QARDAWI, Yussuf, op. cit., 2000, p. 133. 641 Al QARDAWI, Yussuf, op. cit., 2000, p. 187. 56 Al QARDAWI, Yussuf, op. cit., 2000, p 188.

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soit des opinions réformistes, soit des avis fondamentalistes ou même les deux. Cela peut être dû au fait que les définitions que nous avons choisies ne sont pas complètes ou erronées. Nous penchons plutôt sur le fait que ces définitions essayent d'englober plusieurs phénomènes religieux (en l'occurrence les religions abrahamiques) et que de ce fait, elles manquent de précision lorsqu’il s'agit d'analyser dans les détails une religion distincte. Nous pensons donc qu'il est nécessaire d'adopter des définitions spécifiques. Le réformisme musulman est particulier et, bien qu'il puisse avoir des points communs avec le réformisme juif, il est nécessaire de souligner ses particularités. Il en va de même lorsqu’on parle de fondamentalismes. Nous pensons également que si nous avons eu quelques difficultés à définir les auteurs comme appartenant à un groupe ou à un autre, c'est en partie parce que la frontière (si il y en a une) entre le réformisme et le fondamentalisme n'est pas très claire. Devant ce constat, il est possible qu'un auteur puisse très bien être réformiste et avoir certains propos appartenant au fondamentalisme et inversement. Nous souhaitons aussi souligner que si nous n'arrivons pas à classer les penseurs présentés, il s’agit là peut-être d’une volonté de leur part. Certains de leurs propos sont vagues parce qu'ils l'ont peut-être voulu ainsi et de ce fait, ils peuvent toujours se défendre d'une accusation quelconque en prétextant que nous avons mal interprété leur propos.

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ISLAM LAÏCITE ?

La réponse des nouveaux penseurs musulmans

Présenté par Florence Savary

1 INTRODUCTION

1.1 OBJECTIFS DU TRAVAIL ..........................................................................................................

1.2 MÉTHODOLOGIE ..................................................................................................................... 2 NOUVELLES PENSÉES MUSULMANES

2.1 ISLAM ET POLITIQUE DANS LES TEXTES...................................................................................

2.2 ISLAM ET POLITIQUE DANS LES RÉALITÉS HISTORIQUES..........................................................

2.3 L’ISLAM FACE À LA LAÏCITÉ / SÉCULARISATION......................................................................

2.31 LA MÉFIANCE DE RAHMAN .....................................................................................................

2.32 LA RÉPONSE MODÉRÉE D’ABDERRAZIQ ..................................................................................

2.33 L’ENTHOUSIASME DE TALBI ................................................................................................... 3 CONCLUSION

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Introduction Toutes les religions entretiennent des rapports particuliers avec la laïcité. Ces relations varient selon les époques, les lieux, les contextes : elles peuvent être provoquées et bienvenues, refusées et violentes. La laïcité recouvre une réalité tant diversifiée qu’il n’est pas possible d’en donner une définition rigide et statique. Nous pouvons cependant remonter à ses origines pour introduire ce travail. La plupart des historiens643 s’accordent à placer l’origine du mot à l’intérieur du développement de la religion chrétienne. La distinction de Jésus entre ce qui appartient à César et ce qui est du ressors de Dieu est ancrée dans les annales de la pensée chrétienne. Vers les XIIe et XIIIe siècles, la laïcité désigne tout ce qui n’appartient pas à un ordre religieux. Ce n’est qu’aux alentours du XIXe siècle, sous l’impulsion de la France, qu’elle suppose une distinction établie entre le pouvoir religieux et le pouvoir politique. Depuis, les représentations de la laïcité se sont multipliées et nous pouvons observer à travers le monde des contenus très variés. La laïcité républicaine française (Loi de 1905) se distingue des autres concrétisations par la prétention à établir un Etat cultuellement et politiquement neutre. La réalité turque nous présente un cas où plutôt qu’absente de l’Etat, la religion y est mise sous tutelle. L’exemple indien s’interpréterait plutôt comme une tendance de l’Etat à reconnaître toutes les croyances et à se montrer bienveillant envers les différentes religions pratiquées par les citoyens. Comme le résument ces quelques illustrations, la difficulté première de ce travail consistera à nuancer les propos pour tenir compte du dynamisme que recouvre le concept de laïcité. Le cas des pays dont la religion principale est l’islam demeure très complexe, en raison de la multiplicité des ses représentations concrètes, des souffrances nombreuses dues aux tensions entre islam et politique puis des circonstances difficiles dans laquelle s’est opérée la rencontre avec la sécularisation. Nous verrons qu’il est impossible de faire un rapport exhaustif des relations existantes entre islam et laïcité puisque autant l’un que l’autre véhiculent des images pouvant parfois s’opposer et se contredire. Les mille et unes représentations de l’islam ne pourront malheureusement pas être présentées ici. De plus, les peuples des pays musulmans se sont vus contraints d’adopter la laïcité de nombreuses fois par des colonisateurs étrangers et rarement de leur religion. Les populations musulmanes du monde ont trop souvent rencontré ce système d’une manière tragique et violente et ont subi d’immenses souffrances associées

643 C.f. L’HISTOIRE, Dieu et la politique : le défi laïque, 289 (2004).

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naturellement à la modernité, à la consommation, au profit et aux plaisirs futiles d’un Occident pourri et désacralisé, vidé de ses valeurs morales. Le christianisme, c’est indéniable, a donc connu une relation profonde avec la laïcité. Hors, dans les sociétés islamiques, le terme séculier ou laïc n’existe pas. Ainsi l’expression qui recouvre ces notions est lâdînî, « ce qui veut dire littéralement non religieux, areligieux ou antireligieux »644. Dès les origines, cette traduction est accompagnée d’une signification très péjorative qui appelle à la fin du religieux. Il s’agit pour moi de l’une des difficultés supplémentaires à laquelle doivent faire face les populations musulmanes. Non seulement la politique a souvent perverti leurs croyances religieuses, non seulement leur confrontation avec la laïcité ou la sécularisation est brutale, imposée de l’extérieur, mais en plus les termes en eux-mêmes véhiculent une image très négative des réalités qu’ils représentent.

Objectifs du travail Ce travail vise certains objectifs personnels dont celui de mieux comprendre les rapports que l’islam entretient avec la politique en général. Pour des motifs égoïstes, je chercherai officieusement à savoir pourquoi ces relations sont si controversées et les débats toujours si houleux. Cependant, afin que cette analyse corresponde aux exigences du séminaire, le sujet vaste se doit d’être précisé et approfondi. Ainsi, ces premières interrogations, bien que servant de fil rouge au cours de mes lectures ne seront pas spécifiquement abordées ici, mais je ne pourrai les effacer totalement de l’arrière fond. Les buts académiques de ce texte seront de comprendre dans quelles mesures l’islam est compatible avec la laïcité, prise dans une signification qui accepte les différents contenus qu’elle construit dans un contexte toujours particulier. Afin de délimiter les réponses au cadre assigné, seules les réponses des intellectuels de l’islam réformistes seront retenues et étudiées. Les auteurs qui contribueront largement à l’écriture de ce travail seront Ali Abderraziq, Fazlur Rahman, et Mohamed Talbi. La question principale sera de déterminer comment les nouveaux penseurs musulmans ont-ils conçu les relations entre islam et laïcité ? Ont-ils considéré leur religion et cette conception politique comme complémentaires, opposées, compatibles ? Il sera essentiel de chercher les éventuelles solutions et les éléments aidant à faciliter les relations entre islam et laïcité, afin de contredire les prédictions négatives souvent entendues en Europe.

644 FILALI-ANSARY, A., L’islam est-il hostile à la laïcité ?, Ed. Actes Sud, Arles, 2002, p. 21.

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Ces quelques pages sont écrites dans le but secondaire de confirmer les hypothèses suivantes. Tout d’abord, il n’y a pas plus d’opposition entre laïcité et islam, qu’avec toutes les autres religions. En effet, il ne figure pas dans les fondements de l’islam des prérogatives quant à ce sujet. En outre, j’espère que les affirmations suivantes seront démontrables, ou du moins rendues cohérentes : premièrement. la sécularisation est un phénomène social qui n’a d’incidences sur la religion que dans ses réalités sociales, mais qui ne la renie et ne l’affronte pas, et n’éloigne pas l’individu de sa foi ; deuxièmement la laïcité est, ou du moins a été, l’ennemie de toutes les religions monothéistes, christianisme y compris. Troisièmement, seules des circonstances historiques, politiques et sociales particulières rendent les relations entre religion et politique difficiles, et c’est pourquoi il ne faudrait surtout pas voir une corrélation entre les dogmes religieux et les réalités sociales.

Méthodologie Le travail tentera donc de vérifier que l’islam et la laïcité peuvent cohabiter harmonieusement. Les pensées des intellectuelles seront confrontées l’une à l’autre, ou du moins, comparées. Tout d’abord, nous verrons leur manière particulière d’interpréter les textes, et plus particulièrement ceux des premiers temps du Prophète, puisque ce sont eux qui détiendraient les solutions ou les obligations régissant le rapport entre islam et politique. Ensuite, un bref aperçu historique nous aidera à mieux comprendre l’évolution des relations entre les deux termes, les traces qu’elles ont laissées dans les consciences musulmanes, y compris dans celles des penseurs abordés. Enfin, un dernier chapitre viendra clore et sera consacré entièrement à la question principale qui nous préoccupe : dans quelle mesure les nouveaux penseurs musulmans envisagent-ils compatible l’islam et la laïcité, quelles sont leurs craintes et leurs espoirs ? L’idéal serait de parvenir à un éventail de solutions qui trouverait sa place dans une conclusion optimiste et ouverte sur les possibilités de l’avenir.

Nouvelles pensées musulmanes Ali Abderraziq (Egypte, 1888 - 1966), Fazlur Rahman (Pakistan, 1919 - 1988) et Mohamed Talbi (Tunisie, 1920 - ) seront les auteurs étudiés pour cette thématique. Leurs pensées m’ont paru pertinentes pour aborder cette problématique parce qu’ils rendent compte chacun à leur manière des possibilités qui s’offrent à l’islam pour répondre à la question principale de ce travail. Ils appartiennent au courant des réformateurs qui souhaitent moderniser l’islam de l’intérieur. Les trois penseurs ont le point commun de ne pas considérer islam et laïcité comme une dichotomie inébranlable. Ils interprètent les difficultés comme liées à l’histoire plutôt qu’à la religion. Par contre, ils se

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différencient sur le contenu du mot laïcité, ses facettes positives ou négatives, et donnent chacun différentes clés pour ne pas adopter le chemin de l’impasse.

Islam et politique dans les textes Les penseurs dont les idées ont été retenues ont chacun agit pour que les textes sacrés soient relus à la lumière des nouvelles connaissances et méthodes scientifiques. Le regard neuf de ces intellectuels musulmans permet d’appréhender les réalités actuelles du monde tout en respectant l’esprit véhiculé par le Coran et la Sunna. Cependant, certains auteurs ont des visions différentes sur les principes concernant la politique dans le Coran. L’objectif de ce chapitre est de les passer en revue, pour comprendre la diversité de possibilités et découvrir que l’islam est à présent loin d’une période figée. Rahman considère la première révélation coranique comme porteuse de trois principes fondamentaux et inséparables : « un dieu unique créateur et support du monde, la nécessité de la justice socio-économique, le jugement dernier comme repère absolu »645. Dans les révélations suivantes, ils donneront naissance à des institutions pour les lois et l’ordre social. Pour le penseur pakistanais, “ the Qur’an is the divine response, through the Prophet’s mind, to the moral-social situation of the Prophet’s Arabia, particularly to the problems of the commercial Meccan society of his day”646. Ainsi, il faut non seulement comprendre le contexte historique de l’Arabie du VIIème siècle, mais il faut encore admettre que la religion s’est construite dès ses origines dans des circonstances où l’ordre socio-économique et politique était à l’esprit de Muhammad. C’est pourquoi nous le verrons, Rahman sera hostile au concept de laïcité. L’islam, dès qu’il apparaît, connaît des relations très intimes avec la politique, la vie quotidienne et le monde social et il serait dangereux de totalement les séparer. Abderraziq porte une autre opinion sur le sujet. Pour lui, le Prophète a effectivement été le chef spirituel et temporel sur la première communauté de croyants. Mais à sa mort, rien n’indique qu’il ait demandé un successeur spirituel. Les révélations prenaient alors fin. Ce n’est que pour des questions de pouvoir que le califat et le sultanat ont été instaurés.647 En résumé, Abderraziq prétend qu’ « au niveau des textes sacrés, Coran et Hadîth, aucune indication n’imposait un quelconque système politique, ni même l’idée qu’un système

645 FILALI-ANSARY, A., Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, Ed. La découverte, Paris, 2003, p.189. 646 RAHMAN, F. Islam and modernity, Transformation of an intellectual tradition, The University of Chicago Press, Chicago, 1982, p.5. 647 C.f. FERJANI, M.-C., Islamisme, laïcité, et droits de l’homme, Ed. L’Harmattan, Paris, 1991, pp.361 et suivantes.

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politique « islamique » soit nécessaire ou souhaitable »648. Le double titre de chef dans les affaires quotidiennes et dans le champ religieux ne semble être admis que pour le Prophète, sans toutefois le considérer comme un roi, mais comme un homme aux qualités exceptionnelles communes à tous les prophètes. Talbi innove encore dans son interprétation des textes. Ces derniers ne définissent pas le bon régime à mettre en place mais véhiculent les valeurs qui devraient l’habiter, car « Dieu ordonne l’équité, la bienfaisance, et la libéralité envers les proches parents [… et ] tout système réalisant ces objectifs, ratifié librement par la umma, garantissant les libertés tout en évitant le chaos, est un système en accord avec le texte »649. Le Coran prône la liberté de religion, comme droit fondamental de tous les être humains. Dieu a laissé libre chacun d’eux pour qu’ils puissent choisir de s’allier à lui en toute sincérité et loyauté. La dignité de l’homme dépend de cette liberté. La Charte de Médine constitue un bon exemple pour exprimer les pensées de Talbi, parce qu’elle présente une « société marquée par le pluralisme des religions et des identités sur la base de la solidarité, de la justice et de l’égalité réciproque des droits et des devoirs »650. En s’appuyant sur cette valeur émise dans le texte sacré, Talbi émettra un avis plus positif que Rahman sur les avantages ou éventuels bienfaits de la laïcité. Pour conclure, Talbi sait bien que le recours aux textes (c’est-à-dire au modèle de la vie du Prophète) pour régler la question de l‘imbrication entre islam et politique a provoqué de tous temps des violences. C’est pourquoi des textes comme la charia devraient prendre moins d’importance, sans être contredit pour autant à cause de leur valeur et autorité spirituelles.

Islam et politique dans les réalités historiques Les penseurs musulmans auxquels nous nous référons sont tous d’accord sur le point suivant : les relations qu’a entretenues l’islam avec la politique dès la mort du prophète ont provoqué jusqu’à aujourd’hui bien souvent des tragédies dont les souffrances sont encore palpables dans les mentalités des populations. On a figé les textes sacrés pour favoriser un modèle social patriarcal et vider l’islam de son véritable esprit. Les Réformistes partagent tous « l’idée qu’il faut séparer le message coranique de son incarnation concrète dans une histoire et un lieu donnés »651 et pour eux, « la norme juridique est transformée en valeur éthique »652. Dans la réalité, tous considèrent que seul le régime de Khomeiny est une représentation moderne de l’Etat islamique, avec les tristes conséquences

648 FILALI-ANSARY, A., 2002, op. cit., p. 101. 649 TALBI, M., Plaidoyer pour un islam moderne, Ed. Le Fennec, Casablanca, 1998, p.73. 650 Idem, p. 76. 651 ROY, O., La laïcité face à l’islam, Ed. Stock, Paris, 2005, p.80. 652 Idem, p. 85.

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que l’on connaît. Ainsi donc, les termes d’Etat musulman restent concrètement vagues pour tout jugement. Abderraziq rend bien compte des tensions et des images qui existent entre islam et politique. Il distingue 3 moments : le premier survient à la mort du Prophète, lorsque les membres de la communauté « entreprirent de prolonger l’œuvre du Prophète par la création d’un Etat ayant pour mission de mettre en pratique les enseignements de la nouvelle religion »653. Cette institutionnalisation paraît alors naturelle pour la survie de la communauté. On instaure alors le califat, qui malgré des conflits nombreux restera dans l’imaginaire collectif musulman comme « symbole du système islamique juste »654. Au Moyen Age, lorsque le califat s’écroule, les dynasties naissent et se succèdent alors que les premiers ulamas sont reconnus. Les fonctions politiques commencent progressivement à se différencier des fonctions religieuses. Mais ce sont les normes religieuses qui restent appliquées dans la politique, et non l’inverse. Le denier moment est situé vers les XIXe et XXe, avec la venue de l’Etat moderne comme source des législations. La colonisation provoque un sentiment d’infériorité gravé comme un traumatisme éternel pour les différentes populations. La montée des nationalismes radicaux, les guerres d’indépendance s’ajoutent aux obstacles. Les rencontres difficiles avec l’occident font cependant naître les débats sur la laïcité. L’Etat Nation prend la relève des empires déchus et c’est à lui que revient alors le rôle de réguler la société musulmane. La pression des européens va encore complexifier la situation des pays en pleine mutation. La rencontre entre islam et sécularisation s’est faite sous contrôle occidental, ce qui implique dès le départ des tensions. Les notions telles que progrès (économique !), science, rationalisation sont venus frappés de plein fouet les consciences musulmanes. Rahman considère que l’islam a fait fausse route dans ses rapports à la politique dès son institutionnalisation. Après la mort de Muhammad, qui n’a laissé ni successeur ni méthode de gouvernement, les lois ont très vite été établies, sans prendre le temps de leur permettre d’évoluer et de se développer avec leur temps. Mise à part les fiqhs, qui permettent une certaine mobilité, un dynamisme et une marge d’évolution, le corpus musulman souffre de rigidité. Rahman prétend que « la fixation rapide d’un corpus de loi et sa sacralisation, son prétendu retrait de l’arbitraire du temps et des hommes, son extraction du contexte historique où il est né, son élévation au rang de norme échappant au temps et à l’espace […] sans méthode véritable ni attachement à l’esprit et aux valeurs socio morales du Coran »655 ont pour longtemps bloquer les dynamismes de changements et d’évolution naturelle. Non seulement au niveau 653 FILALI-ANSARY, A., 2002, op. cit., p.36. 654 FILALI-ANSARY, A., idem, p. 37. 655 FILALI-ANSARY, A., 2003, op. cit., p.191.

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théologique et politique, mais aussi dans le domaine de l’éducation, les innovations nécessaires n’ont pas pu se produire, ce qui a très nettement désavantagé ces derniers siècles l’islam et ses croyants. Le problème est que « the Muslims’ failure to make a clear distinction between Qur’an ethics and law has resulted in a confusion between the two”656. Il faut réconcilier la loi et la morale. En dernier lieu, Rahman nous présente l’autre difficulté cruciale devant laquelle se trouvent les populations musulmanes. L’islam n’a cessé d’être manipulé pour des enjeux politiques, et « Islam thus becomes sheer demagoguery »657.La perversion qui s’est abattue sur la religion a produit son affaiblissement moral. Tout comme Abderraziq, il déplore qu’une sécularisation discrète et perverse se soit déjà installée dans l’islam lors des contacts avec l’occident et des périodes de stagnation intellectuelle. Talbi abonde dans le même sens et va peut-être encore plus loin que Rahman. Il pense que « la violence est devenue inséparable de l’histoire politique des musulmans »658. Les différentes lois qui ont été soi-disant inspirées du Coran ont surtout servi à légitimer le pouvoir en place et « la religion a été et continue d’être mise au service de visées politiques opposées, comme tremplin pour s’emparer du pouvoir et, dans beaucoup de cas, pour justifier le despotisme et la tyrannie »659. Le penseur tunisien souhaite que les musulmans tirent les conséquences du passé, où l’islam a parfois permis de justifier les totalitarismes en tout genre et où ses tentatives politiques n’ont jamais réellement été inspirées du Coran.

L’islam face à la laïcité / sécularisation Dans ce chapitre, nous verrons les pensées, les peurs et les angoisses émises par les nouveaux penseurs. Les réserves émises sur la laïcité varient d’un auteur à l’autre, c’est pourquoi ici encore, il est pertinent de séparer les avis divergents. Bien qu’il soit impossible de les opposer, puisque d’après mes lectures, ils s’accordent tous sur le fondement de leurs théories, nous essayerons de bien appuyer les nuances là où elles se dévoilent, de comprendre les limites à ne pas franchir chez chacun.

La méfiance de Rahman Partant du principe que l’islam, dès ses origines, a mêlé spiritualité et action dans le monde (pour la justice socio-économique), Rahman n’accorde pas de

656 RAHMAN, F., 1982, op. cit., p. 154. 657 Idem, p. 140. 658 FILALI-ANSARY, A., 2003, op. cit., p. 172. 659 TALBI, M., 1998, op. cit., p. 72.

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grandes vertus à la laïcité. On peut même supposé qu’il soit radicalement contre, la raison centrale étant qu’elle mènerait à l’athéisme. En fait, Rahman pense qu’aussi longtemps qu’une métaphysique, une théologie et une éthique basées sur le Coran ne sont pas formulées, la laïcité représente un grand danger pour les sociétés. Il faut donc un fondement d’ordre socio-économique si l’on souhaite avancer sur le chemin de la sécularisation, autrement, le processus n’aura que des effets pervers sur les fidèles. Les musulmans doivent entreprendre la construction d’une éthique solide, inspirée de l’esprit du Coran, pour que leurs actes ne dépassent pas certaines limites inhérentes à leurs croyances religieuses, pour que Dieu soit présent dans toute décision individuelle et collective et pour éviter toute manipulation politique perfide.660 L’islam est inséparable des vertus morales, telles que la piété, la justice sociale et la responsabilité face à Dieu. Renier une imbrication nécessaire entre les principes religieux et la politique reviendrait alors à renier ces valeurs, qui fondent l’esprit de l’islam, sa substance. Rahman craint que l’islam soit vidé de tout son sens et son essence si ces valeurs disparaissent ou lui deviennent extérieures.661 L’éthique doit se traduire ensuite dans les lois, qui dirigent tous les appareils sociaux, politiques, et économiques. Pour terminer, Rahman, loin de contredire ses premières idées, admet cependant que « the politics being waged most of the time in these countries [c’est-à-dire les pays à majorité musulmane] is harldy less pernicious in its effects than secularism itself »662. C’est seulement lorsque les objectifs premiers de Rahman seront réalisés (métaphysique, théologie, éthique, éducation à repenser) et que les pouvoirs politiques agiront pour le bien de leur peuple, que l’islam pourra de manière optimale servir de « guidance » aux gouvernements en place. D’ici là, la laïcité reste associé à un imaginaire négatif, favorisant le laisser-faire et diminuant la responsabilité de l’être humain.

La réponse modérée d’Abderraziq Abderraziq se situe peut-être entre la méfiance de Rahman et l’enthousiasme de Talbi. Pour lui, une première contradiction évidente réside dans le fait qu’ « une religion peut être universelle, un Etat non »663. D’emblée, l’Etat islamique est rejeté. Comme nous l’avons vu précédemment, le penseur considère que le dernier Prophète n’a jamais évoqué la marche à suivre pour continuer son œuvre et n’a jamais nommé de successeur à son rôle. Il en résulte que son pouvoir ne

660 C.f. RAHMAN, F., 1982, op. cit. 661 C.f. FILALI-ANSARY, A., 2003, op. cit. 662 RAHMAN, F., 1982, op. cit., p. 140. 663 FILALI-ANSARY, A., 2002, op. cit., p. 67.

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peut pas être transmis à un autre homme, et cela concorde avec la conception de la sécularisation. Autrement dit, « la mission du prophète n’est pas transmissible »664. Il y a, devant l’absence de succession, une séparation claire entre « un pouvoir de type religieux, celui du Prophète, et un pouvoir qui, ipso facto, ne peut être que… séculier »665. Bien qu’évitant une éloge de la laïcité à la française, Abderraziq, contrairement à Rahman, considère la sécularisation comme un processus positif qui pourrait même permettre à l’islam de renaître pur, sans manipulation de pouvoir. Pour conclure son ouvrage de référence666, Abderrraziq affirme qu’il n’existe aucune loi qui empêche les musulmans de se réaliser le meilleur Etat possible : « Rien ne leur interdit de détruire ce système désuet qui les a avilisés et les a endormis sous sa pogne. Rien ne les empêche d’édifier leur Etat et leur système de gouvernement sur la base des dernières créations de la raison humaine et sur la base des systèmes dont la solidité a été prouvée, ceux que l’expérience des nations a désignés comme étant parmi les meilleurs »667. Pour solutionner les conflits régissant entre religion et politique, il préconise la rupture avec les agissements des derniers siècles.

L’enthousiasme de Talbi Talbi se montre sans aucun doute comme étant le plus fervent défenseur de la laïcité, sans adhérer totalement à l’exemple français. Il parvient à y trouver les conditions nécessaires au revivalisme de l’esprit musulman, ce qui nous permet de le caractériser comme homme séculier. Pour bien comprendre les opinions de Talbi, il convient de rappeler sa conception de l’islam. Il considère que la liberté de religion est un élément central au Coran668. Les textes sacrés stipulent que l’homme est libre d’accepter ou refuser la foi, qui est cadeau de Dieu. Ainsi, la tolérance et le respect sont vus comme valeurs fondamentales et inséparables de l’islam, ce qui confère une légitimité au pluralisme et au droit à la différence. La liberté de religion s’est le mieux développée dans les pays pratiquant le libéralisme politique, autorisant le dialogue et poussant au compromis. L’islam est compatible à tous ces termes, du moins, autant que les autres religions monothéistes. Pour éliminer les craintes de Rahman, Talbi précise encore que la liberté religieuse n’est pas l’athéisme. Au contraire, le croyant, étant libre de ses choix, va accomplir ses devoirs en témoignant de sa foi. C’est l’individu qui décide de suivre ou non l’appel de Dieu, et non la communauté. Il écrit : « je 664 Idem., p. 69. 665 Ibidem. 666 ABDERRAZIQ, A., L’islam et les fondements du pouvoir, Ed. La Découverte , Paris, 1994, p.156. 667 Idem, p.156. 668 TALBI, M., Religious liberty, in KURZMAN, C., Liberal Islam: a sourcebook, Oxford Press University, Oxford, 1998.

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n’ai personnellement rien contre la laïcité, à condition qu’elle ne soit pas une idéologie antireligieuse »669. Talbi affirme clairement que « l’appartenance à un Etat est une chose, l’appartenance à une communauté spirituelle en est une autre »670. Pour permettre que les deux appartenances ne s’opposent pas, il est important que la démocratie soit implantée dans les nations, et qu’elle garantisse les valeurs telles que justice sociale et responsabilité, qui forment l’esprit du Coran. Comme Abderraziq, il dénonce le projet irréel de vouloir reconstituer une umma planétaire, une unité politique qui l’unisse enfin. Les tentatives qui ont été faites en mêlant politique et islam se sont révélés la plupart du temps des échecs, et c’est pourquoi il faut maintenant réfléchir à d’autres manières d’envisager l’islam comme religion ou Etat. La citoyenneté est un principe qui s’accorde avec les textes sacrés, indépendamment du groupe religieux. Talbi admet que « le problème est que la sécularisation n’a aucune racine dans notre passé »671 et que, par conséquent sa confrontation avec l’islam est d’autant plus délicate. La laïcité qu’il souhaite pour les peuples musulmans ne doit pas entrer en conflit avec les aspirations religieuses, c’est-à-dire qu’elle ne provoque pas la désislamisation de la communauté musulmane. Elle permettrait le pluralisme, la vision de l’Etat idéal, celui où « le musulman, lorsqu’il mettra son bulletin de vote dans l’urne, le fera selon ses convictions, c’est-à-dire choisira le président ou le député qui, à ses yeux, est le mieux à même d’offrir des garanties à la société musulmane et des non musulmans »672. Le régime le meilleur aux yeux de Talbi est celui qui réussit à garantir le choix de comportement et d’opinion de tous, qui aide le libre arbitre à se développer dans les consciences pour permettre à la pluralité des religions, des consciences, des ethnies, de vivre ensemble en harmonie. Finalement, nous pouvons conclure que le modèle le plus proche de ce qu’entend Talbi par laïcité serait l’exemple allemand et anglais, qui garde une place pour le sentiment religieux en autorisant les particularismes de chacun à se dévoiler.

Conclusion Il est clair que ces auteurs s’accordent tous sur le rôle positif que l’islam peut jouer dans la rédaction des lois. Il est possible que l’éthique du Coran ait une place centrale dans le système politique sans pour autant s’opposer à la laïcité. Les valeurs des textes sacrés, comme l’égalité et la justice sociales, la piété, la responsabilité peuvent contribuer à la construction d’un Etat ou d’une société de

669 TALBI, M., 1998, op. cit., p. 99. 670TALBI, M., 1998, op. cit., p .77. 671 Idem, p. 99. 672 Idem, p. 103.

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droit. Mais ces affirmations ne sont pas obligatoires. Cependant, elles montrent qu’il n’est nullement contradictoire de considérer l’islam dans un Etat libéral, pluraliste, démocratique, et sécularisé. Rahman figure peut-être à l’écart de Talbi et Abderraziq, parce qu’il se montre fort hostile et méfiant face à la laïcité. Peut-être n’y a-t-il vu que la représentation concrète de la France et il y a associé un mépris de la religion, la perte de volonté de moraliser la société. Sa conception des termes sécularisation et laïcité s’est probablement construite sur des bases très restrictives, qui l’empêchent de pouvoir admettre leurs avantages. Quant à savoir si l’islam est compatible avec la laïcité selon lui, la réponse me semble ardue à donner. Rahman craint profondément l’affaiblissement des valeurs coraniques. Et en suivant ses idéaux (renouveler l’éthique, la théologie, et surtout, l’éducation), il est vrai que la religion serait bénéfique aux systèmes politiques qui ont tant baigné dans la corruption, la violence et les guerres de pouvoir. Finalement, les perspectives des réformistes se résument à ce que « pour elles l’islam vise à susciter un piété fondée sur la conscience de la transcendance de Dieu et la responsabilité de l’homme […] l’islam n’est pas une religion qui aurait comme particularité de ne se réaliser que par et à travers un ordre sociopolitique, et uniquement au sein d’une communauté de fidèle »673. Rahman, Talbi et Abderraziq veulent démontrer que permettre à l’islam de revenir à son esprit originel, à ses valeurs implique avant tout le travail de chaque croyant en tant qu’individu. Les consciences individuelles doivent permettre au nouveau musulman de s’élever, indépendamment des questions politiques et sociales, qui apparaissent alors comme secondaires. Finalement, l’islam est-il compatible à la laïcité ? Au terme de ce travail, je répondrai que oui, les deux notions ne rentrent pas naturellement en contradiction, mais cela, à une condition. A nouveau, il faut en revenir aux textes et souligner les méthodes essentielles des nouveaux penseurs, visant à différencier définitivement l’historique du principiel. La lecture des textes à la lumière du contexte dans lequel ils ont été énoncés permettra enfin de se débarrasser de la confusion incessante entre normes et valeurs, entre histoire et dogme, qui a déjà causé tant de souffrances et de conflits dans la communauté musulmane (et au-delà). Pour éviter les impasses du passé, Rahman appelle clairement à la distinction de l’islam normatif et de l’islam historique.674 La laïcité, si elle ne signifie pas « libéralisme pur, rejetant toute l’idée des valeurs morales comme ciment social »675, n’est pas plus incompatible à l’islam qu’elle ne l’a été aux autres religions. 673 FILALI-ANSARY, A., 2002, op. cit., p. 96. 674 RAHMAN, F., 1982, op. cit., p. 141. 675 FILALI-ANSARY, A., 2002, op. cit., p. 122.

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Voilà venu le moment où il me faut définitivement récuser l’affirmation selon laquelle islam et laïcité s’opposent. Comme j’espère l’avoir explicité, ces deux concepts ne prennent sens que dans la réalité où ils se trouvent et malheureusement, les contextes historiques de nombreuses sociétés musulmanes empêchent une cohabitation harmonieuse. Finalement, si la vraie démocratie, celle qui défend le droit, la justice et le pluralisme, était établie partout, probablement que les relations islam et politique seraient largement facilitées et laisseraient place à un avenir radieux. Il apparaît également que les islamistes qui craignent et combattent la laïcité, ou les autres musulmans laïcs qui l’admirent mais considèrent l’islam comme incompatible avec elle mélangent à mon avis deux réalités qui ne se situent pas sur le même plan. Comment vouloir affirmer des vérités sur d’une part, une religion, qui base son existence sur une transcendance et, d’autre part un concept politique qui concerne la vie sociale quotidienne ? Il s’agit d’une grave erreur selon moi de jouer sur les deux plans à la fois. Et cette faute entraîne trop souvent des confusions si énormes qu’elles peuvent provoquer des massacres. Pour conclure ce travail, je souhaiterais proposer une note positive, un rêve. Il prend bien l’apparence d’un mythe, mais l’idéal serait qu’au fil du temps, la politisation du religieux sépare sans trop de heurts l’islam de ses dérives politiques. La religion dans l’Etat annihilerait le sens da la foi et laisserait apparaître une sécularisation naturelle, qui a son tour permettrait le retour du religieux au-delà de la politique. Et l’islam retrouverait ainsi toute sa richesse et sa grandeur, et enfin, les valeurs qu’il véhicule s’ancreraient dans la réalité des peuples opprimés…

BIBLIOGRAPHIE ABDERRAZIQ, A., L’islam et les fondements du pouvoir, Ed. La Découverte , Paris, 1994.

FERJANI, M.-C., Islamisme, laïcité, et droits de l’homme, Ed. L’Harmattan, Paris, 1991.

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Fatima Mernissi est-elle une réformatrice ?

Présenté par Camilla Cereghetti

1. INTRODUCTION 2. LE HAREM POLITIQUE, LE PROPHETE ET LES FEMMES

2.1 Le mal du présent ..................................................................................................................... 2.2 La succession du Prophète....................................................................................................... 2.3 Les Hadiths misogynes ............................................................................................................. 2.4 L’hijab et les femmes................................................................................................................ 2.5 Conclusions intermédiaires......................................................................................................

3. LA PEUR – MODERNITE, CONFLIT ISLAM DEMOCRATIE 19 3.1 Au début, la peur ...................................................................................................................... 3.2 La peur de l’Occident............................................................................................................... 3.3 La peur du chef......................................................................................................................... 3.4 La peur de la démocratie étrangère......................................................................................... 3.5 La peur du passé préislamique................................................................................................. 3.6 La peur de l’aujourd’hui .......................................................................................................... 3.7 Conclusions intermédiaires......................................................................................................

4. LE HAREM ET L’OCCIDENT 23 4.1 Harem oriental et occidental.................................................................................................... 4.2 La beauté de l’intelligence ....................................................................................................... 4.3 Les images, la tolérance, les femmes ....................................................................................... 4.4. Le véritable harem occidental................................................................................................. 4.5 Conclusions intermédiaires......................................................................................................

5. CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE

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1. Introduction Ce travail de séminaire a pour titre « Fatima Mernissi est-elle une réformatrice ? ». En effet, le but de cette recherche est de voir à travers trois de ses œuvres si Fatima Mernissi est une réformatrice. Les trois œuvres choisies sont : Le Harem politique, Le Prophète et les femmes676 ; La peur modernité, Conflit Islam démocratie677 ; Le Harem et l’Occident678. Pour pouvoir répondre à ma question de départ je vais, en premier lieu, ressortir de ces trois écrits les éléments les plus importants. En deuxième lieu, pour chaque ouvrage, je vais en tirer des conclusions intermédiaires. Pour terminer, dans la conclusion finale, je vais enfin répondre à ma question, cela en m’aidant avec les définitions et les indicateurs clés donnés dans le cadre du séminaire sur le réformisme dans les trois religions abrahamiques.679 Avant d’aborder le travail, je vais donner quelques éléments biographiques de l’auteur : Fatima Mernissi est née en 1940 dans une famille de la grande bourgeoisie de Fez. Elle-même a connu l’authentique harem musulman, grandissant parmi des femmes cloîtrées. Elle a ensuite étudié sociologie à l’Université Mohammed V à Rabat, où elle est actuellement professeur. Son premier ouvrage majeur, Sexe, idéologie et Islam680, paru en 1983, l’a rendue célèbre dans tout le monde. Le scandale arrive en 1987 avec son second livre, Le Harem politique, Le Prophète et les femmes681 : c’est la première fois qu’une intellectuelle musulmane explore sa propre histoire. Plusieurs groupes intégristes ont proféré contre elle de graves menaces. Ensuite elle a publié nombreux autres ouvrages, dont : Shéhérazade n’était pas marocaine, Elle aurait été salariée682 (1988) ; Sultanes oubliées : femmes chefs d’Etats en Islam683 (1990) ; Le monde n’est pas un harem, Paroles de femmes au Maroc684 (1991) ; Rêves de femmes, Une enfance au harem685 (1996). 676 MERNISSI Fatima, Le Harem politique, Le Prophète et les femmes, Albin Michel, Paris, 1987. 677 MERNISSI Fatima, La peur – modernité, Conflit Islam démocratie, Albin Michel, Paris, 1992. 678 MERNISSI Fatima, Le Harem et l’Occident, Albin Michel, 2001. 679 LATHION Stéphane, Réformisme dans les trois religions abrahamiques, Séminaire à l’Institut de Science des Religions de la Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg, 2005 - 2006 (notes de cours personnelles). 680 MERNISSI Fatima, Sexe, idéologie et Islam, Editions Tierce, Paris, 1983. 681 MERNISSI Fatima, Le Harem politique…, Op. cit. 682 MERNISSI Fatima, Shéhérazade n’était pas marocaine, Elle aurait été salariée, Editions le Fennac, Casablanca, 1988. 683 MERNISSI Fatima, Sultanes oubliées : femmes chefs d’Etat en Islam, Albin Michel, Paris, 1990. 684 MERNISSI Fatima, Le monde n’est pas un harem, Paroles de femmes au Maroc, Albin Michel, Paris, 1991. 685 MERNISSI Fatima, Rêves de femmes, Une enfance au harem, Albin Michel, Paris, 1996.

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2. Le Harem politique, Le Prophète et les femmes686 2.1 Le mal du présent Cette œuvre débute avec le « mal du présent »687 des musulmans, donné par les mauvaises conditions économiques, politiques et sociales : c’est le dégoût de vivre, le désir d’être absent. Les musulmans veulent fuir vers le passé pour y puiser la force que le présent leur refuse. Les Etats musulmans se sont ainsi aperçus qu’ils ne pouvaient gérer avec autorité le présent qu’en imposant le passé comme référence sacrée.688 L’Occident est la civilisation du temps qui oblige les autres à s’aligner à son rythme. C’est une nouvelle forme d’impérialisme, puisque c’est une manière univoque de calculer, évaluer, investir qui est imposée à tout le monde. La différence entre Occident et Islam réside dans la façon de consommer le passé : pour les occidentaux c’est un hobby, pour les musulmans c’est une vocation, une profession. Le problème est que ces derniers sont incapables de lire le passé, car ils n’arrivent pas à prendre la distance nécessaire.689 2.2 La succession du Prophète Au-delà de sa dimension spirituelle, l’Islam fut avant tout une promesse de puissance, d’unité et de triomphe pour un peuple marginalisé, divisé et occupé. Par le biais d’une croyance, les Arabes vont s’unir et émerger sur la scène internationale en tant que puissance mondiale, le principe étant celui de soumettre le comportement quotidien de l’individu à une discipline stricte (les cinq piliers). A la mort du Prophète se posa le problème de sa succession politique et législative : pour le côté politique fut formulée la théorie du khalifat ; pour celui législatif la science religieuse du Fiqh, c’est-à-dire le contrôle de l’interprétation du Coran et l’établissement de la Sunna (tradition) du Prophète, en écrivant tout ce que Mahomet a dit ou fait pour éclairer la voie, les Hadiths.690 Ces derniers, dont la source principale a été l’entourage même du Prophète, sont le reflet de la vie quotidienne au VIIe siècle. Bokhari, érudit du IXe siècle, va recueillir 600'000 Hadiths, dont il va en reconnaître comme authentiques seulement 7'275.691 Derrière la prolifération des faux Hadiths il y avait des luttes d’intérêt, car être proche du Prophète permettait d’accéder à de grands enjeux politiques et économiques. La source de ces faux Hadiths est donc dans la nature même d’un système politique qui n’a jamais pu se détacher de ses origines élitistes tribales préislamiques. Les khalifes et les princes se rendirent toute de suite compte de la

686 MERNISSI Fatima, Le Harem politique…, Op. cit. 687 Idem, p. 23. 688 Cf. Idem, p. 25. 689 Cf. Idem, p. 29. 690 Cf. Idem, p. 44. 691 Cf. Idem, p. 60.

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portée politique de la matière religieuse : ils l’encouragèrent et contrôlèrent comme moyen de communication pour leurs intérêts.692 2.3 Les Hadiths misogynes Le fameux Hadith misogyne « Ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme »693 a été entendu par Abu Bakra, disciple du Prophète. D’après lui, Mahomet l’aurait prononcé lorsqu’il apprit que les Perses avaient nommé une femme pour diriger leur Pays. Abu Bakra s’est rappelé de cet Hadith après la défaite d’Aïcha, épouse du Prophète, dans la bataille du Chameau contre Ali. Les chroniques du déroulement de cette bataille nous informent sur le respect de la population envers Aïcha.694 Sur le pourquoi de cette attitude misogyne d’Abu Bakra, on peut supposer qu’il se soit rappelé de cet Hadith providentiel pour ne pas tomber en disgrâce, vu les temps difficiles.695 Selon Malik Bnu Anas (VIIIe siècle), l’un des Fuqahas696 les plus importants, il ne suffit pas d’avoir vécu au temps du Prophète pour devenir source de Hadiths : il faut aussi une certaine aptitude intellectuelle et surtout morale. Ceux qui ne sont pas honnêtes dans les rapports quotidiens ne peuvent transmettre même pas un Hadith. Cela serait alors le cas d’Abu Bakra, vu qu’il fut condamné et flagellé pour faux témoignage.697 L’auteur s’occupe aussi d’autres Hadiths misogynes, dont un rapporté par le disciple Abu Huraira : « Le Prophète a dit que le chien, l’âne, et la femme interrompent la prière s’ils passent devant le croyant, s’interposant entre lui et la Qibla698 »699. Aïcha elle-même aurait réfuté cet Hadith, en disant que Mahomet priait avec elle qui était entre lui et la Qibla. Les disputes entre Aïcha et Abu Huraira sur la question des femmes ont été nombreuses. Aïcha, la personne que le Prophète aimait le plus, insistait sur la corrections des Hadiths en matière de femme, puisqu’elle était consciente des implications : dans l’Arabie préislamique, la sexualité et la femme menstruée étaient source de pollution et de forces négatives. Le Prophète, dans son but de combattre toute superstition de l’époque de l’ignorance, avait donc apporté une amélioration aussi à la situation féminine. Les Fuqahas, bien qu’ancrés dans la misogynie arabe, vont enquêter la vie sexuelle du Prophète pour ne pas transgresser, en demandant aux femmes de celui-ci. Cependant, très tôt leur tendance misogyne va s’imposer, et cela va se refléter dans beaucoup d’Hadiths.700 Nombreux disciples vont renoncer à

692 Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem politique…, Op. cit., p. 61. 693 Cf. Idem, p. 66. 694 Cf. Idem, p. 77. 695 Cf. Ibidem. 696 Les savants en sciences religieuses. 697 Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem politique…, Op. cit., p. 80. 698 La direction vers la Mecque. 699 Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem politique…, Op. cit., p. 85. 700 Cf. Idem, p. 98.

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raconter des Hadiths pour peur de ne pas s’en souvenir exactement. Abu Huraira, par contre, aurait réussi à se rappeler 5'300 Hadiths…701 2.4 L’hijab et les femmes Le hijab est un événement daté à l’année 5 de l’Hégire, soit en 627. Il apparaît au verset 53 de la sourate 33702 pour mettre une barrière entre le Prophète et un disciple, car ce dernier dérangeait l’intimité de Mahomet avec sa nouvelle épouse, Zaynab. Le concept de hijab a trois dimensions : visuelle (dérober au regard) ; spatiale (séparer) ; éthique (du domaine de l’interdit).703 Le hijab est aussi le rideau derrière lequel les khalifes se soustraient aux regards des familiers. Parmi les Soufis, le Mahjub, le voilé, est celui qui est couvert d’un voile, et donc pas par Dieu. Ce terme est aussi utilisé en anatomie pour indiquer tout ce qui sépare et protège. La perspective du hijab a été double dès son début : d’un côté le Prophète a tiré un rideau matériel entre lui et son disciple (niveau concret) ; de l’autre le verset est descendu de Dieu au Prophète (niveau abstrait). La conséquence a été la scission de l’espace musulman en deux : espace public et espace privé, qui s’est orienté vers une ségrégation des sexes.704 La rapidité inhabituelle de cette révélation ne cadre pas avec le rythme régulier des révélations et avec le caractère calme du Prophète. Comment expliquer cette décision rapide ? L’année 627 a été la plus désastreuse pour Mahomet, en raison de la stagnation suite à la défaite militaire de 625. Le verset du voile doit donc être placé dans son contexte, une époque de doutes et de défaites militaires.705 Ce verset est pourtant considéré comme la base de l’institution de l’hijab. Pendant cette période difficile précédente l’institution de l’hijab, Mahomet venait attaqué dans sa vie privée dans un moment où il vivait deux expériences nouvelles : l’incertitude de sa carrière militaire et le déclin dû à l’âge706. Les opposants à la liberté de la femme iront attaquer ses femmes pour démontrer qu’elles aussi ne pouvaient pas échapper au destin féminin, qu’elles aussi étaient un objet sur lequel s’exerce la volonté d’autrui. Aïcha, sa bien aimée, sera accusée d’adultère pour le faire souffrir : blessé, fragile, il ne pourra plus tenir tête à ‘Omar, disciple de qualités exceptionnelles qui avait un caractère violent envers les femmes et qui devint le promoteur de la résistance masculine au projet égalitaire de Mahomet, et consentira ainsi à l’hijab.707 Il faut encore analyser un autre fait : après le siège de Médine, qui mit à dure épreuve toute sa population, la ville atteint presque la guerre civile. L’insécurité

701 Cf. Idem, p. 103. 702 Cf. Idem, p. 109. 703 Cf. Idem, p. 120. 704 Cf. Idem, p. 127. 705 Cf. Idem, p. 117. 706 Environ soixante ans. 707 Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem politique…, Op. cit., p. 180.

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était telle que les femmes du Prophète venaient importunées même chez elles, soit physiquement soit verbalement. L’entourage va donc présenter à Mahomet une solution pour protéger les femmes libres, le voile, en dépit des esclaves, qui ne seront pas voilées. Le hijab reflète donc l’agression sexuelle, en reconnaissant la rue comme endroit où la fornication est permise.708 Mahomet a accordé une place capitale aux femmes dans sa vie publique. Khadija, sa première épouse, a été aussi son premier disciple. Après la mort de celle-ci, il deviendra polygame : certains mariages étaient dus à des motivations militaires pour renforces des alliances, d’autres à la seule beauté physique de ces femmes. Umm Salma, épouse du Prophète, était une femme intelligente, dynamique et influente. Elle était à la tête d’un courant de protestation des femmes, qui réclamait une mise en question des rapports entre les sexes. La sourate 4, An-Nissaa (les femmes), impose les nouvelles lois sur l’héritage : la femme ne sera plus « héritée » et, de plus, elle héritera.709 L’Islam affirme la notion d’individu en tant que sujet, sa conscience étant souveraine, tant pour les hommes que pour les femmes. Le Prophète proclama aussi des versets consacrés au droit de succession des orphelins, garçons et filles. Les hommes, contraires à cette rupture avec la situation préislamique, essayèrent toujours de contourner ces lois par le moyen de l’interprétation, vu que dans l’Islam chacun a le droit d’avoir son opinion.710 Le principe d’égalité de tous les croyants devait s’appliquer aussi aux esclaves et en fait, au moins théoriquement, l’Islam condamne l’esclavage. Revendiquer ce principe mettait en jeu d’énormes intérêts économiques, car l’esclavage était alimenté par naissance dans la servitude et par capture à la guerre. Pour détourner cette loi d’égalité des musulmans, les transgresseurs vont continuer avec l’esclavage de non – musulmans, jusqu’au XXe siècle, quand il fut abandonné sous l’insistance des puissances coloniales.711 Suite aux versets affirmant l’égalité des femmes, il y eut une période critique où d’autres versets réaffirmèrent la suprématie masculine.712 Là aussi il y a une explication. Les femmes avaient aussi demandé le droit de faire la guerre pour accéder au butin, celui-ci étant une importante source de revenu. Dans le système des razzias, le vainqueur avait le droit de tuer les hommes et de réduire en esclavage les femmes et les enfants. L’esclavage féminin était source de plaisir sexuel, de travail domestique et de reproduction de force de travail. Donc, en revendiquant ce droit, les femmes réduisaient de beaucoup les richesses que les hommes pouvaient gagner. Dans ce climat de tension politique, où le guerrier musulman était encore attaché à ses prérogatives guerrières et où la crédibilité

708 Cf. Idem, p. 231. 709 Cf. Idem, p. 151. 710 Cf. Idem, p. 158. 711 Cf. Idem, p. 194. 712 Cf. Idem, p. 163.

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du Prophète comme chef militaire était entamée, on comprend pourquoi il y a eu un revirement contre les femmes : en jeu il y avait la survie même de l’Islam.713 2.5 Conclusions intermédiaires A mon avis, cet ouvrage est très instructif, tant pour les occidentaux que pour les musulmans. Mernissi enquête sur les questions ambiguës des Ecritures, sur des aspects contradictoires qui ont jusqu’à présent nui aux femmes. Elle a creusé jusqu’aux premières années de vie de la communauté médinoise pour y découvrir un Prophète réformateur, tolérant et doux envers ses femmes. Pourtant, ses disciples, encore trop attachés au système préislamique, vont tout faire pour détourner les nouvelles lois et pour le contraindre à retourner sur ses pas. A ce moment, les choses tournaient mal pour Mahomet : il fut ainsi obligé à des contradictions afin de maintenir la survivance de sa communauté. Mernissi nous oblige donc à réfléchir sur le contexte et à l’interpréter, et à partir de là à voir qu’en principe l’Islam voulait être libératoire et égalitaire envers les femmes. Ce qui s’est passé ensuite a été une affaire de misogynie, d’intérêts et d’incertitudes qui ne peut cependant pas effacer l’idée primordiale de l’Islam prophétique. 3. La peur – modernité, Conflit Islam démocratie714 3.1 Au début, la peur Le terme arabe hijab s’applique pour tout rideau qui coupe l’espace et qu’ainsi empêche la circulation.715 Le mur de Berlin était bien un hijab. Sa chute, en 1989, a provoqué des sentiments et des réactions très fortes dans le monde arabe. L’Europe se dévoilait sous un aspect inconnu aux musulmans. A ce moment, elle est apparue comme la promotrice « du credo démocratique qui proposait de résoudre le problème de la violence et de réduire son emploi »716. Mais tout à coup, cette promesse humaniste venue de l’Occident fut brisée par la guerre du Golfe de 1991. C’est bien cette ambiguïté européenne qui, à l’avis de Mernissi, a fait tomber les esprits dans la confusion la plus totale. Selon l’auteur, le problème est la peur de l’autre, de la différence et, plus en général, toute peur. Or, le moyen qu’on utilise contre la peur est la frontière, hudud.717 Tout mot arabe qui indique soit une ville soit une demeure sans défense, donc exposée aux dangers, est le même pour décrire une femme dévoilée.718 Les femmes qui se baladent sans voile sont perçues soit comme sans défense, car elles ont quitté la frontière de l’espace protégé (harem), soit comme débordantes dans des territoires qui ne leur appartiennent pas. A ce propos, il existe en arabe 713 Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem politique…, Op. cit., p. 175. 714 MERNISSI Fatima, La peur…, Op. cit. 715 Cf. Idem, p. 11. 716 Idem, p. 12. 717 Cf. Idem, p. 14. 718 Cf. Idem, p. 15.

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un mot qui exprime le danger de la mixité : tabarrudj. Une femme qui se promène sans le voile est qualifiée de tabarrudj. Circuler avec le visage découvert signifie s’exhiber au regard de l’autre et l’homme se trouve ainsi dans une situation de vulnérabilité, sans défense.719 Les gens mariés, muhçan, sont protégés contre les tentations du moment qu’une satisfaction sexuelle mutuelle est garantie. Une femme mariée est donc protégée, non seulement physiquement contre la violence d’autres hommes, mais surtout mentalement, contre les tentations. Ces hudud sexuelles protègent ainsi de l’adultère mais aussi de l’individualisme, qui est perçu comme la cause de tous les problèmes. Les hudud permettent ainsi de refouler l’individualisme sous le hijab et de maintenir la prééminence du groupe.720 C’est à cause de cela que le problème de l’hijab pose tant de difficultés. Ce dernier est un hudud, une frontière, qui délimite lui aussi le territoire de l’Islam. 3.2 La peur de l’Occident Pour les musulmans l’Occident est gharb, l’incompréhensible, l’effrayant.721 Aucune frontière ne les protège du gharb : la seule solution est de le comprendre. La démocratie est vue comme le secret de la force de l’Occident, mais aussi comme une maladie. Cela pour une raison bien précise : la peur de la responsabilité individuelle. Pourtant, la démocratie n’est pas étrangère à l’Islam : il y a bien eu des tensions entre autorité et individualité, mais dans cette lutte les opposants ont toujours été éliminés. Le despotisme politique a ainsi obligé à suspendre la discussion sur la responsabilité et la liberté. L’Occident oblige par contre les musulmans à se souvenir de ces opposants et de leur sang, et la démocratie à faire face à la raison (‘aql) et à l’opinion individuelle (ra’y).722 A cause de cela il est nécessaire, pour les musulmans, de connaître leur propre passé. 3.3 La peur du chef Dans la théorie politique musulmane, l’imam n’est pas un homme fort : au début il était un dirigeant contestable et vulnérable et, en fait, il a souvent été assassiné. Le succès de l’Islam était dû à l’impossibilité d’assumer de l’autoritarisme pur et l’imam était l’idéel juste puisque en communion avec les besoins de la communauté. Dans l’Islam moderne, par contre, cet élément de vulnérabilité a disparu à cause de l’amputation de la tradition rationaliste musulmane et de l’effet des médias occidentaux : l’imam médiatique est désormais tout-puissant et incontestable. Cette différence entre imam prophétique idéal et imam médiatique contemporain est due à la télévision, car d’un côté le journaliste veut donner un profil simple, clair et rapide ; de l’autre le chef politique a un message précis à vendre, l’obéissance (ta’a).723

719 Cf. Idem, p. 16. 720 Cf. Ibidem. 721 Cf. MERNISSI Fatima, La peur…, Op. cit., p. 21. 722 Cf. Idem, p. 28. 723 Cf. Idem, p. 37.

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En général, nous possédons une idée fausse à propos du fanatisme musulman. L’histoire du chef en Islam est une « épopée d’assassinats politiques »724 perpétrés par des fidèles mécontents, une sorte de démocratie spontanéiste, appelée « tradition frondeuse », celle des Khawaridj.725 Avec ce courant, le seul qui s’est imposé, la masse des croyants est toujours restée de côté. Une autre forme de contestation a été celle de la « tradition rationaliste », celle des Falasifa, des Soufis et des Mu’tazila726, qui voulait introduire la raison et l’opinion individuelle dans la gestion politique.727 Cette dernière a été persécutée à travers les siècles car vue comme athée ou impie. En général, la dynamique progressiste est toujours ignorée par les médias occidentaux. 3.4 La peur de la démocratie étrangère A la fin de la colonisation les Etats musulmans deviennent indépendants et rejettent l’humanisme occidental qui est vu comme étranger, ennemi et donc interdit. La démocratie aussi fut vue comme étrangère à la culture arabe, alors qu’il n’y eut pas de soucis à l’égard des innovations technologiques comme la voiture, le téléphone ou la télévision. Le conflit entre Islam et démocratie est de type légal : l’Islam se base sur le Coran, la démocratie sur la charte des Nations Unies. Les Etats musulmans possèdent les deux, mais cela est contradictoire parce que l’une prône la liberté de penser, l’autre la condamne. La Charte s’impose à tous les Etats signataires comme supérieure à toutes les lois locales, étant le modèle suprême. Ces Etats ont donc le choix entre deux voies : ouvrir un débat avec leur peuple, ou bien cacher ces lois. Cette dernière est l’option choisie. L’absence de clarté est la caractéristique des Etats arabes modernes, où des amendements et des réserves permettent de camoufler les textes légaux qui entrent en conflit avec l’obéissance. Ce vide culturel créé par les Etats afin de ne pas expliquer la Charte a par conséquent plongé les masses dans la confusion et l’intolérance.728 3.5 La peur du passé préislamique Le problème de l’Islam avec la démocratie doit être mit en relation avec la période préislamique, appelée Jahiliya, l’ignorance.729 L’Islam a été la trêve entre les Mecquois et Allah : les premiers ont renoncé à la liberté de penser (shirk) et Allah leur garantit la rahma730. L’Islam a apporté la soumission totale, l’annihilation des individualité et donc aussi l’égalité absolue de tous.731 724 Idem, p. 38. 725 Cf. Idem, p. 40. 726 Au moment où la philosophie des Mu’tazila influençait le pouvoir, l’Islam atteignait son épanouissement culturel. 727 Cf. MERNISSI Fatima, La peur…, Op. cit., p. 47. 728 Cf. MERNISSI Fatima, La peur…, Op. cit., p. 99. 729 Cf. Idem, p. 152. 730 Relation d’amour qui lie les membres d’une même famille et qui fait qu’ils se sentent concernés par le sort des autres. 731 Cf. MERNISSI Fatima, La peur…, Op. cit, p. 146.

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La liberté de penser de la Charte, traduite par shirk, fait donc régresser les musulmans à la période préislamique. L’Islam a triomphé grâce au renoncement des désirs (hawa732), des égoïsmes individuels. Pourtant le désir n’est pas exclu, mais il doit être géré : en absence d’un clergé il faut garder le sens de la mesure et jamais perdre de vue l’intérêt de la communauté.733 Avant ce pacte avec Allah, à la Mecque il y avait 360 dieux, dont les plus puissants et les plus cruels étaient les déesses. De là vient l’occultation du féminin, car on ne voile que ce qu’est à la fois puissant et dangereux. Manat, Al – Lat et Al – Uzza étaient les trois divinités les plus importantes, portant le titre de taghya, tyran.734 Al – Uzza en particulier lie le règne du féminin à cet âge sombre, car elle réclamait des sacrifices de sang, même humain. Cela explique l’horreur pour la Jahiliya, qui évite encore toute recherche scientifique de l’époque. L’Islam va briser ce cycle de pauvreté, violence et désordre de l’époque préislamique, et pour ce faire il va détruite les déesses et leur pouvoir en les effaçant de la mémoire. Dès lors, la femme ne sera plus jamais dans le politique.735 3.6 La peur de l’aujourd’hui La maîtrise du temps et l’ancrage de la vie humaine dans la course des astres sont deux idées importantes dans le Coran. Etre musulman signifie être maître du temps et des astres afin d’établir un calendrier (tarikh) qui résout l’angoisse de la brièveté de la vie, en associant dans un seul concept la résurrection et l’écoulement du temps.736 Aujourd’hui il y a une dépendance vis-à-vis de l’Occident quant à l’utilisation spontanée du calendrier occidental. Désormais toute la vie active est branchée sur le calendrier obligatoire prétendu universel. La tradition islamique doit être réactivée comme mouvement fondamental pour son développement, puisqu’elle est cohérente avec la mondialisation que la technologie encourage. L’Occident ne peut produire une culture universelle que s’il renonce au monopole sur le savoir scientifique et technologique, il doit donc renoncer à ses « drapeaux »737.738 3.7 Conclusions intermédiaires Cette œuvre a le but de nous expliquer le conflit entre l’Islam et la modernité occidentale. Tout débute par la peur : les musulmans ont toute une série de peurs qui leur font craindre la notion de modernité et de démocratie. Les musulmans ont peur de l’Occident car ils craignent affronter la responsabilité individuelle ; ils ont peur de l’imam tout-puissant qu’il exige d’eux l’obéissance absolue ; ils ont peur de la démocratie car elle ne leur a pas été expliquée ; ils ont peur de leur propre passé préislamique et par conséquent aussi du féminin qui régnait

732 Synonyme d’«opinion». 733 Cf. MERNISSI Fatima, La peur…, Op. cit., p. 121. 734 Cf. MERNISSI Fatima, La peur…, Op. cit., p. 156. 735 Cf. Idem, p. 168. 736 Cf. Idem, p. 175. 737 Idem, p. 94. 738 Cf. Idem, p. 194.

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puissant lors de cette époque sombre ; ils ont peur du présent qui désormais appartient uniquement à l’Occident. Ce conflit est donc une histoire de peurs et d’incompréhensions, alimentée par l’attitude colonialiste de l’Occident et par les inégalités qui en découlent. Un rapprochement est cependant possible entre ces deux mondes : l’Islam, de son côté, doit connaître son histoire et reconnaître que la démocratie est compatible avec son univers ; l’Occident, de sa part, doit faire des concessions quant à son monopole économique, scientifique, technologique et chronologique, afin que les pays musulmans (et tous les autre pays défavorisés) puissent mettre en route leur potentiel. 4. Le Harem et l’Occident739 4.1 Harem oriental et occidental Le mot « harem » vient de haram, l’interdit.740 Le harem oriental est une maison aux portes fermées qui prive les femmes de leurs droits. Dans le harem, lorsqu’une autre épouse arrive, les femmes hurlent et organisent des réunions de protestation. Même si la polygamie est institutionnalisée, cela n’est jamais émotionnellement acceptable pour les épouses, qui vivent ce moment comme une trahison et une infidélité.741 Cette réalité historique se heurte avec le « harem occidental », une sorte de lieu orgiaque où les hommes jouissent de plusieurs femmes esclaves.742 Les miniatures musulmanes représentent les femmes des harems comme hyperactives, très habillées et sexuellement incontrôlables. L’Islam, en tant que culture et entité politique, est imprégné de l’idée que la femme soit une force incontrôlable. De là le débat sur les droits de la femme, qui est un débat sur le pluralisme, du moment que la femme représente l’étranger à l’intérieur de la Umma.743 Au temps du Prophète, la femme pouvait même siéger au majliss, l’équivalent des parlements modernes. Avec al Hakim, khalife égyptien de l’XIe siècle, le voile et d’autres signes vestimentaires sont imposés aux femmes : puisque l’égalité est la valeur sacrée de l’Islam, si la femme se montre dévoilée dans l’espace public, alors le pluralisme s’impose.744 Cependant, les femmes ne sont pas restées passives : elles ont été et sont les piliers de la résistance à l’oppression, les actrices de la dissidence. En fait elles ont pu, par exemple, occuper des postes politiques importants et avoir accès en masse à l’université. Résister aux discriminations est un réflexe très fort chez les musulmanes, car cela fait partie de leur héritage historique.745 Le harem occidental est dépourvu de cette vision menaçante de la féminité.

739 MERNISSI Fatima, Le Harem et l’Occident…, Op. cit. 740 Cf. Idem, p. 18. 741 Cf. Idem, p. 153. 742 Cf. Idem, p. 20. 743 Cf. Idem, p. 30. 744 Cf. Idem, p. 32. 745 Cf. Idem, p. 34.

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4.2 La beauté de l’intelligence La jarya, « servante », la femme de l’harem, devait avoir une éducation et des talents artistiques, les seuls moyens pour elle d’attirer l’attention. Le nutq, la capacité de l’être humain de traduire ses pensées en mots pour communiquer avec autrui, est considérée la plus puissante des armes érotiques.746 Schéhérazade, héroïne des Les Mille et une nuits, devient une figure de la résistance et de l’héroïsme politique grâce à ses trois atouts stratégiques : la connaissance intellectuelle ; le choix des mots ; le sang-froid.747 Schéhérazade enseigne qu’une femme peut se rebeller efficacement à condition de réfléchir. Le cerveau est une arme invincible. L’Occident, avec son cliché de la femme orientale comme source de plaisir sexuel, élimine son message politique et sa « sensualité cérébrale »748. Ce qui frappe Mernissi est la différence de perception de la beauté féminine entre Orient et Occident : pour Kant, par exemple, la femme qui acquiert et montre la connaissance perd sa féminité. Les despotes de l’Orient médiéval, par contre, recherchaient des esclaves érudites. Si pour les hommes occidentaux l’échange intellectuel est inutile, pour ceux orientaux il est par contre indispensable.749 Un autre fait est à remarquer à cet égard : à l’XIXe siècle, pendant que les fameux peintres français créaient des œuvres telles que La Grande Odalisque750 ou l’Odalisque à la culotte rouge751, porte-parole du cliché de la femme orientale, la Turquie était agitée par un très grand désir de liberté. Le mouvement Jeunes Turcs, dont K. Atatürk était le leader, luttait contre le despotisme, le sexisme et la colonisation. En 1909 vient aboli le harem ; en 1920 vient établie la République de Turquie ; en 1926 vient établi le code civil qui, entre autre, interdit la polygamie. Suivent l’émancipation et le droit de vote.752 Donc, malgré tout ce mouvement de libération de la femme orientale, les occidentaux continuaient à l’imaginer (et à la rêver) en tant qu’esclave du sexe. 4.3 Les images, la tolérance, les femmes L’Islam censure les images. A l’origine, l’interdit fut introduit contre l’idolâtrie préislamique. Quand le Prophète revint à la Mecque, son premier acte fut celui de détruire tous les idoles de la Ka’aba.753 L’absence d’images dans le culte oblige ainsi à l’abstraction. Le fait que l’être humain soit doué de raison, lui permet de se détacher du concret. Des pays comme la Perse possédaient une longue tradition artistique difficile à abandonner. Grâce à la tolérance de l’Islam envers les différentes cultures, les

746 Cf. Idem, p. 49. 747 Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem et l’Occident…, Op. cit., p. 58. 748 Idem, p. 78. 749 Cf. Idem, p. 102. 750 Ingres, 1814. 751 Matisse, 1921. 752 Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem et l’Occident…, Op. cit., p. 115. 753 Cf. Idem, p.164.

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Perses continuèrent à produire des images de la vie profane pour magnifier la culture musulmane, surtout avec l’art de la miniature. La censure des images n’a pas été strictement respectée pour deux autres raisons : la distinction nette entre art religieuse et profane ; l’absence d’un clergé capable de faire respecter la Loi.754 L’Islam insiste sur l’enseignement acquis par la différence puisque c’est une religion née dans le désert, où la prospérité était due au transit des étrangers. Dans les premiers temps de la civilisation musulmane, la découverte des cultures étrangères impliquait aussi celle des femmes : l’amour pour une étrangère et les risques qui peuvent en découler est un thème très courant dans la littérature musulmane.755 Un exemple de femme musulmane influente est la princesse Nûr-Jahân, de l’Inde musulmane du XVIIe siècle, qui introduisit une véritable révolution picturale avec la commission de l’œuvre « Jahângir et le prince Khurrum festoient avec Nûr-Jahân »756. Cela pour trois raisons : le réalisme des visages ; le fait que l’empereur soit à côté de son épouse non voilée ; le fait que la reine soit représentée comme une hôte honorée.757 La présence bien visible des femmes dans l’Islam moghol et turc s’explique elle aussi par la tolérance envers la diversité culturelle. En réalité, les bases de la discrimination sexuelle musulmane sont plutôt fragiles, du moment qu’elles se fondent uniquement sur la distribution de l’espace. Si les femmes envahissent l’espace public, les bases et la suprématie de l’homme s’écroulent. En fait, c’est ce qui se passe aujourd’hui dans les pays musulmans avec l’entrée massive des femmes dans les professions scientifiques (environ le 30%), tendance encore plus accentuée dans les Etats « pétro - fondamentalistes »758. Cela s’explique par la longue tradition musulmane de femmes fortes, comme l’a été Nûr-Jahân. 4.4. Le véritable harem occidental Lors d’un voyage à New York, Mernissi découvre le harem des femmes occidentales : la taille 38, autant répressive que le voile musulman.759 En Occident les hommes manipulent le temps et les images pour circonvenir les femmes : la vieillesse est vue comme un acte coupable. Il n’y a pas de police, mais les femmes sont quand même obligées à s’analyser. La violence du harem occidental est peu visible, car « elle est maquillée en choix esthétique »760. Cette violence a le même but du voile : gêner, donner de l’incertitude.

754 Cf. Idem, p. 166. 755 Cf. MERNISSI Fatima, Le Harem et l’Occident…, Op. cit., p. 168. 756 Cf. Idem, p. 185. 757 Cf. Ibidem. 758 Idem, p. 188. 759 Cf. Idem, p. 205. 760 Idem, p. 207.

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La question est de savoir pourquoi la femme accepte tout cela. La réponse vient, d’après P. Bourdieu761, du concept de la violence symbolique, une forme de pouvoir qui s’exerce directement sur le corps, sans contrainte, en s’appuyant sur des codes corporels. A cause de cela, les femmes occidentales sont dans un état permanent d’insécurité corporelle et « elles existent d’abord par et pour le regard des autres »762. 4.5 Conclusions intermédiaires Cet écrit nous donne une vue très claire sur la conception de la beauté de la femme dans le monde occidental et dans celui musulman. Les occidentaux, bien qu’ils soient les promoteurs des valeurs universelles telles que l’égalité et la liberté, désirent uniquement une femme physiquement belle et assujettie, coincée dans sa taille 38. De plus, quant à la femme orientale des harems, ils possèdent un cliché totalement faux, celui de l’odalisque nue et lascive. Au contraire, pour les musulmans, l’intelligence est une composante essentielle de la beauté. En fait, les femmes qui vivaient dans la triste réalité des harems, étaient habillées, actives et cultivées, car la connaissance culturelle était le seul moyen pour améliorer leur condition. Un autre argument abordé est celui de la tolérance de l’Islam envers les autres cultures. Cette attitude tolérante a permis l’épanouissement de l’art des miniatures, lesquelles nous donnent une idée des femmes cloîtrées. Ce côté tolérant dévoile aussi une autre facette, celle du pouvoir des femmes. Du côté turc et moghol de l’empire musulman, l’influence des femmes était une réalité acceptée. Cela amène à la conclusion que le sexisme est ancré sur des bases très faibles et, à soutien de cette thèse, l’auteur nous informe sur l’entrée en masse des femmes dans les domaines scientifiques aux pays musulmans. 5. Conclusion « Le réformisme est une doctrine, un courant de pensée capable au regard de ses références et de nouvelles interprétations des sources, de s’adapter à son temps et aux exigences de la modernité. Ses objectifs sont la défense de valeurs telles que liberté, paix, justice au travers d’une éthique sociale respectueuse des différences »763. Cette définition de réformisme s’applique bien au quatrième et dernier courant des réformismes musulmans, notamment celui pour le renouveau islamique (1939 à 2000), qui a débuté avec l’égyptien Ali Abderraziq (1888 – 1966).764 Ce mouvement est caractérisé par la référence aux sources, par un effort d’interprétation de celles-ci, par l’importance donnée au contexte de leur époque, et par un dialogue entre tradition et modernité. Le fait de se référer aux sources est extrêmement important, car c’est le seul qui puisse donner une

761 Cf. Idem, p. 209. 762 MERNISSI Fatima, Le Harem et l’Occident…, Op. cit., p. 211. 763 LATHION Stéphane, Réformisme dans les trois religions abrahamiques…, Op. cit. 764 Cf. FILALI – ANSARY Abdou, L’Islam est-il hostile à la laïcité ?, Sindbad Actes Sud, Arles, 2002, p. 119.

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légitimation aux discours.765 Les intellectuels qui adhèrent à ce type de réformisme posent leur foi en premier lieu, mais ils acceptent la critique et la reconstruction de l’histoire islamique. Tous ces éléments sont présents dans les œuvres de Mernissi. Elle puise à partir des sources sacrées, et là où il y a des difficultés d’interprétations, elle interpelle tous les savants passés et présents, avant de formuler son hypothèse. En tant que croyante et femme, elle n’a pu croire que le Prophète qu’elle aime autant ait pu punir et écarter les femmes comme il est effectivement advenu. C’est ce malaise qui l’a poussée à entreprendre son immense travail et à progresser ainsi dans le renouvellement de l’Islam. Si l’élément d’émancipation des femmes et évidemment très présent et important dans ses travaux, la question de la compatibilité de l’Islam avec la modernité – démocratie est aussi un argument essentiel, qui trouve écho dans l’œuvre d’un autre intellectuel, Abdou Filali – Ansary, lui aussi professeur à l’université Mohammed V de Rabat.766 A la lumière de tous ces arguments, Fatima Mernissi fait bien partie de ce courant et donc elle doit être considérée une réformiste. En outre, par le fait qu’elle est une intellectuelle visiblement active, engagée et combative pour sa cause dans tout le monde, je la considère aussi une réformatrice. Je suppose que les conséquences plus pragmatiques et concrètes de son travail réformateur seront visibles d’ici quelques années seulement en raison de sa récente apparition sur la scène.

765 Cf. LATHION Stéphane, Réformisme dans les trois religions abrahamiques…, Op. cit. 766 Cf. FILALI – ANSARY Abdou, L’Islam…, Op. cit.

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Bibliographie - FILALI – ANSARY Abdou, L’Islam est-il hostile à la laïcité ?, Sindbad Actes Sud,

Arles, 2002. - LATHION Stéphane, Réformisme dans les trois religions abrahamiques, Séminaire à

l’Institut de Science des Religions de la Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg, 2005 - 2006 (notes de cours personnelles).

- MERNISSI Fatima, Le harem politique, Le Prophète et les femmes, Albin Michel,

Paris, 1987.

- MERNISSI Fatima, La peur – modernité, Conflit Islam démocratie, Albin Michel, Paris, 1992.

- MERNISSI Fatima, Le Harem et l’Occident, Albin Michel, 2001.

Bibliographie supplémentaire :

- MERNISSI Fatima, Sexe, idéologie et Islam, Editions Tierce, Paris, 1983. - MERNISSI Fatima, Shéhérazade n’était pas marocaine, Elle aurait été salariée,

Editions le Fennac, Casablanca, 1988.

- MERNISSI Fatima, Sultanes oubliées : femmes chefs d’Etat en Islam, Albin Michel, Paris, 1990.

- MERNISSI Fatima, Le monde n’est pas un harem, Paroles de femmes au Maroc,

Albin Michel, Paris, 1991.

- MERNISSI Fatima, Rêves de femmes, Une enfance au harem, Albin Michel, Paris, 1996.

Sources Internet :

- BENMBAREK Najlae, Prix prince des Asturies des lettres, Adjugée à Fatima Mernissi, www.maroc-hebdo.press.ma, 26. 11. 2005.

- HUFF – ROUSSELLE Maggie, Fatema Mernissi : A Contemporary Scheherazade’s

Tales of a Borderless World, www.mernissi.net, 26. 11.2005. - LOURDJANE Rachid, Le harem politique de Fatima Mernissi, Eclairage sur les faux

hadiths, www.elwatan.com, 26. 11. 2005. - MERNISSI Fatima, Pour un Islam différent, Musulmanes, Témoignage de Fatima

Mernissi, www.nouvellescles.com, 26. 11. 2005.

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LE MOUVEMENT BAHA’I : ENTRE RELIGION INDEPENDANTE ET REFORME

DE L’ISLAM

Présenté par : Laure-Christine Grandjean

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1. Introduction 2. Héritage religieux

2.1 Shi’isme 2.1.1 Shi’isme duodécimain 2.1.2 École akhbârie

2.2 Shaykhisme 2.2.1 Le Bab 2.2.2 Attente millénariste

2.3 Babisme 2.3.1 De « l’orthodoxie à l’hétérodoxie »

2.4 Baha’isme

3. La Perse du XIXe siècle 3.1 Sur le plan politique 3.2 Sur le plan social 3.3 Sur le plan religieux

4. Nature et action de Baha’u’llah 4.1 Acteur social ou réformateur

4.1.1 Réforme sociale 4.1.2 Moyens de la réforme 4.1.3 Cible de la réforme

4.2 Acteur divin ou prophète

5. Vision des Salafiyyas sur le mouvement baha’i 5.1 Al-Afghani 5.2 Mohammed ‘Abduh 5.3 Rashid Rida

6. Conclusion

7. Bibliographie

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1. Introduction « Ni secte, ni syncrétisme, le baha’isme est une religion indépendante, au

même titre que l’islam, le christianisme et les autres grandes religions. ».767 Si cette phrase, extraite d’un article du Monde Diplomatique, jette un éclairage sur la nature de la foi baha’ie, la définition de cette dernière n’est pas toujours évidente.768 Originaire d’Iran, elle est elle-même héritière du mouvement babiste, qui fut longtemps « perçu, par ses propres adeptes, comme une simple réforme - bien qu’audacieuse - de l’islam. ».769

A plus d’une reprise, le bahai’sme fut aussi défini, à l’instar de son précurseur, comme une réforme. Qu’en est-il réellement ? Quels sont les éléments de la foi baha’ie qui s’apparentent à ceux d’une réforme ? Et quels sont ceux qui l’en distingueraient ?

Nous commencerons, en analysant l’héritage religieux et le contexte dans lesquels s’inscrit le mouvement baha’i, par cibler les aspects qui se rapprocheraient d’une réforme. Nous nous intéresserons ensuite à la nature du leader baha’i qu’est Baha’u’llah, en la confrontant à celle d’un réformiste ; puis nous nous pencherons sur les positions qu’observent, à l’égard du mouvement, certains réformateurs musulmans, contemporains de Baha’u’llah. Enfin, à travers tous ces éléments, nous tenterons d’établir en quoi la foi baha’ie peut ou non être assimilée à un mouvement réformiste de l’islam.

2. Héritage religieux Avant de confirmer ou d’infirmer l’hypothèse selon laquelle le mouvement

baha’i serait une réforme de l’islam, il convient de préciser à quel islam il est fait référence. Car on ne peut comprendre l’émergence d’une réforme sans connaître la tendance religieuse dans laquelle elle s’inscrit.

2.1 Shi’isme 2.1.1 Shi’isme duodécimain

Les shi’ites, on le sait, diffèrent des sunnites par leur concept d’imamat, lignée d’imams descendants d’Ali, « seul détenteur de l’héritage spirituel »770 de Mahomet, selon leur point de vue. Toutefois, dans le courant du shi’isme duodécimain – doctrine officielle de l’Iran depuis le XVIe siècle771 – cette lignée

767 HATCHER William, « La foi baha’ie, un humanisme contre les fanatismes », in : Le Monde Diplomatique, juillet 1999. 768 Cf. Bureau d’Information Publique de la Communauté Internationale Baha’ie, Les Bahâ’is. Un regard sur la communauté mondiale de la foi bahá’íe, Paris, Librairie bahá’íe, 1997, p. 10. 769 HATCHER William (1999), op. cit. 770 RICHARD, Yann, Le shi'isme en Iran : imam et révolution, Paris, J. Maisonneuve, 1980, p. 13. 771 Cf. AMIR-MOEZZI Mohammad Ali, « L’Islam ancien et médiéval », in : LENOIR Frédéric ; TARDAN-MASQUELIER Ysé (éd.), Encyclopédie des religions, Paris, Bayard, 2000, p. 764.

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s’interrompt au douzième imam, lequel, encore enfant, « se serait soustrait à la vue des mortels, en 873 ».772 Cet imam caché, aussi considéré comme le Mahdi,773 « sauveur eschatologique de la fin des temps »,774 aurait communiqué avec certains disciples connus sous le nom de « portes » durant la période dite de l’ « Occultation mineure ».775 Mais cette communication se serait interrompue à la mort du « dernier délégué de l’imam caché »776 : aurait alors débuté la période de l’ « Occultation majeure [qui] se poursuivra jusqu’au retour de l’Imam à la consommation des temps. ».777 C’est ainsi une tournure messianique que revêt le shi’isme ; et cette tension « domine toute la conscience religieuse »778 de la Perse.

Le climat d’attente dont est empreint le monde shi’ite n’est-il pas précisément un terrain favorable à la venue d’un réformateur ? Ne porte-t-il pas, du moins, en lui, les germes d’un changement ? 2.1.2 École akhbârie

L’absence temporaire d’un imam, guide de la communauté, va révéler deux tendances opposées au sein du shi’isme : les osûlis et les akhbâris. Les premiers vont accorder une place prépondérante aux mojtaheds, connaisseurs et interprètes de la Loi.779 S’érigeant en « modèles à imiter »,780 les mojtaheds se verront attribuer « a dominant position within Shiism through their doctrine of taqlîd ».781 Or, c’est précisément le taqlîd que dénoncent les akhbâris, lesquels refusent tout intermédiaire, participant de la sorte au « désarmement des théologiens ».782 Ils prétendent que « chacun doit s’efforcer de suivre l’Imam Caché directement et non par l’intermédiaire d’un mojtahed ».783

La tendance akhbârie, en définitive, fait ressortir deux éléments qui participent de la définition d’une réforme.784 Le premier réside dans le refus de l’imitation aveugle des mojtaheds, soit le refus du taqlîd. On peut soulever, à ce

772 CANNUYER Christian, Les Baha'is : peuple de la triple unité, Turnhout, Brepols, coll. « Fils d’Abraham », 1987, p 11. 773 Cf. RICHARD, Yann, op. cit., p. 19. 774 AMIR-MOEZZI Mohammad Ali, op. cit., p. 764. 775 ZARANDI Nabîl, La chronique de Nabíl : ce livre relate les premiers temps de la révélation bahá'íe, (traduction de Shoghi Effendi), Bruxelles, Maison d'éd. bahá'íes, 1986, p. liii. 776 CORBIN Henry, En islam iranien : aspects spirituels et philosophiques, Tome IV, L'Ecole d'Ispahan. L'Ecole Shaykhie. Le Douzième Imâm, Paris, Gallimard, 1972, p. 324. 777 ZARANDI Nabîl, op. cit., p. liii. 778 CORBIN Henry, op. cit., p. 324. 779 Cf. ibid., p. 249. 780 RICHARD, Yann, op. cit., p. 43. 781 SCHOLL Steven , « Shakhîyah », in : ELIADE Mircea (éd.), The encyclopedia of religion, T. 13, New York, Macmillan, 1987, p. 231. 782 FASHAHI Mohamad-Rézâ, La théologie politique et le messianisme dans l'islam chi’ite : XVIII-XXe siècles, Paris, L'Harmattan, 2004, p.16. 783 RICHARD, Yann, op. cit., p. 43. 784 Cf. LATHION Stéphane, Réformisme dans les trois religions abrahamiques - approche historique et analyse comparée, Séminaire à l’institut de Science des Religions de la Faculté des Lettres de l’Université de Fribourg, Fribourg, 2005 (notes de cours personnelles).

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sujet, l’analogie établie par Henry Corbin : « Il y a là comme la version shî’ite du principe scripturaire de la Réformation : Scriptura sacra sui ipsius interpres, l’Écriture sainte est elle-même sa propre interprète […] ».785 Le second élément réside en un rejet plus radical : le refus de tout pouvoir. En effet, comme le soulève Albert Soued : « La shia’h [en l’occurrence, la tendance akhbârie] se distingue par une frustration de pouvoir et, en conséquence, par une contestation de tout pouvoir. Elle est basée sur une absence momentanée de chef temporel et spirituel. ».786 Le statut du Mahdi apparaît alors comme « défi à tout l’ordre religieux, social et politique existant. ».787

2.2 Shaykhisme 2.2.1 Le Bab

L’école shaykhie, fondée par le Shaykh Ahmad Ahsâ’i,788 se réclame de la tendance akhbârie,789 en repoussant clairement « la division des croyants en imitateurs et mojtahed, car chaque shi’ite a vocation à l’ejtehâd […] ».790 S’il ne reconnaît pas la soumission au mojtahed, Shaykh Ahmad introduit en contrepartie la doctrine d’un quatrième pilier, celle de la croyance en un « Bab ».791 A la suite des trois piliers du shi’isme : « the unity of God, prophethood, and the imamate »,792 il ajoute la croyance en des « Babs », shi’ites parfaits, intermédiaires entre les imams et les croyants ; à la différence des mojtaheds, ils sont doués d’une vision spirituelle et non pas d’un raisonnement discursif faillible.793 2.2.2 Attente millénariste

C’est avec le successeur de Shaykh Ahmad, Kazim Rashti,794 que s’affirme principalement la dimension millénariste de l’école shaykhie. En effet, le disciple prédisait, « dans son enseignement, l’imminence de la parousie de l’Imâm […] ».795 Si sa lecture renoue « avec les origines messianiques de Shi’isme duodécimain »,796 il y intègre un aspect clairement millénariste, en calculant le retour du Mahdi « mille années lunaires après sa Petite Occultation en 874 »,797 soit peu après l’année de sa prédiction. Comme « quiconque veut 785 CORBIN Henry, op. cit., p. 251. 786 SOUED Albert, La révolution des messies : judaïsme, christianisme et islam, Paris, L'Harmattan, 2000, p. 85. 787 MAYER Jean-François, Les nouvelles voies spirituelles : enquête sur la religiosité parallèle en Suisse, Lausanne, L'Age d'homme, 1993, p. 174. 788 RICHARD, Yann, op. cit., p. 44. 789 Cf. CORBIN Henry, op. cit., p. 250. 790 RICHARD, Yann, op. cit., p. 44. 791 Cf. SOUED Albert, op. cit., p. 93. 792 SCHOLL Steven , op. cit., p. 231. 793 Cf. ibid. 794 Cf. ibid., p. 232. 795 FASHAHI Mohamad-Rézâ, op. cit., p. 25. 796 BOYER Stéphane ; DENIZEAU Christophe, « Le babisme », in : Les baha’is, http://www.bahai-biblio.org/centre-doc/ouvrage/histoire-bahaie/histoire-bahaie-sommaire.htm, 09.07.2000. 797 Ibid.

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contacter l’Imâm doit passer par son ‘bâb’ »,798 Kazim Rashti dépêche un de ses disciples, Mulla Husayn, qu’il envoie sillonner la Perse afin de trouver le bab.799

Toute l’école shaykhie se tient alors à l’affût d’un homme porteur de changement.

2.3 Babisme 2.3.1 De « l’orthodoxie à l’hétérodoxie »

Aussi Mulla Husayn désigne-t-il, en 1844, le jeune ‘Ali-Muhammad (1819-1850), marchand de Shiraz, comme étant le Bab.800 Celui-ci allait bientôt attirer à lui des milliers d’adeptes, succès qui n’est pas sans cause : « Thus it was that the Shaykhî teachings paved the way for the Bâb and it is doubtful if the Bâb would have attracted so many adherents if it had not been for the Shaykhî doctrines. ».801 L’appui de précurseurs, comme dans les réformes étudiées,802 semble jouer un rôle non négligeable pour la réussite du mouvement.

Il est intéressant de relever les critères qui ont mené Mulla Husayn à jeter son dévolu sur ‘Ali-Muhammad : connaissance du Coran, de la langue arabe et aptitude à l’exégèse, soit à l’ijtihad, qualités que l’on retrouve prônées par les réformateurs musulmans : « le jeune homme répond en effet aux questions les plus épineuses d’exégèse et rédige, avec une rapidité extrême, un merveilleux commentaire en arabe – lui dont la langue maternelle est le persan ! – de la surate de Joseph […] ».803

Dans un premier temps, le Bab s’inscrit en vrai musulman : il revendique sa filiation au prophète Mahomet,804 accomplit son pèlerinage à La Mekke805 et commente certaines sourates du Coran806 dans lesquelles « il n’a aucunement falsifié ou transformé les sources et les ramifications de l’islam et les croyances chi’ites ».807 Si son enseignement « différait fort peu à l’origine de celui des musulmans »808 « and his followers kept to islamic Sharî’a »,809 le Bab adoptera néanmoins une attitude de plus en plus hétérodoxe. En effet, il entreprend quelques modifications au sein des traditions, comme l’ajout d’une phrase à 798 FASHAHI Mohamad-Rézâ, op. cit., p. 19. 799 Cf. HATCHER William, « Le Bâb, Bahâ’u’llâh et la foi bahâ’îe », in : : LENOIR Frédéric ; TARDAN-MASQUELIER Ysé (éd.), Le livre des sagesses : l'aventure spirituelle de l'humanité, Paris, Bayard, 2002, p. 778. 800 Cf. ibid. 801 MOMEN Moojan, An Introduction to Shi’i Islam : The History and Doctrines of Twelver Shi’ism, London, Yale University Press, 1985, p. 231. 802 Cf. LATHION Stéphane, op. cit. 803 CANNUYER Christian, op. cit., p. 12. 804 Cf. COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE BAHÂ’IE, « Le Bâb », in : Bahâ’i World News Service, http://www.bahaiworldnews.org/terraces/opening.fr.html, 2001. 805 Cf. CANNUYER Christian, op. cit., p. 13. 806 Cf. ZARANDI Nabîl, op. cit., p. 29. 807 FASHAHI Mohamad-Rézâ, op. cit., p. 29. 808 HUART Clément, La religion de Bab : réformateur persan du XIXe siècle, Paris, E. Leroux, 1889, p. 51. 809 MOMEN Moojan, op. cit., p. 231.

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l’adhân810 : « Je confesse qu’‘Ali Muhammad est la porte de Dieu. »,811 ainsi que le « changement d’orientation de la prière (qibla) […] dans la direction du lieu où se trouve le Bab ».812 Par ces modifications, le Bab va jusqu’à abroger certaines lois du Coran813 et prétendre être lui-même l’imam occulté,814 ce qui lui vaudra la sentence capitale de la part des autorités persanes et du clergé. Ayant posé les jalons d’un changement à venir, le Bab, peu avant sa mort, annonce la venue d’une autre figure messianique, le Mahdi, lequel sera à la base d’une « véritable révolution morale, spirituelle et sociale. »815

2.4 Baha’isme En 1853, dans une prison de Téhéran, Husayn-‘Ali (1817-1892), fervent

défenseur babi, reçoit le signe de sa mission prophétique, qu’il dévoilera quelques années plus tard : il est « Celui que Dieu manifestera »,816 soit le Mahdi. Prenant le nom de Baha’u’llah (Gloire de Dieu),817 il s’inscrit à la suite « d’une série d’épiphanies divines dont la liste inclut Abraham, Moïse, Zoroastre, Bouddha, Jésus-Christ et Mahomet »818 et abroge les révélations antérieures.819 Ses écrits préconisent « la solution religieuse des problèmes sociaux ».820 Le but social de la religion rend bien compte de la vision de Baha’u’llah pour lequel cette dernière « n’est pas une fin en soi »,821 et ne doit pas servir à « promouvoir la croyance en une idéologie ».822

Nous n’allons pas ici développer plus longuement le mouvement baha’i puisqu’il en sera pleinement question dans la suite de l’exposé. Mais nous pouvons relever, jusqu’à présent, que le mouvement s’inscrit dans un courant en quête de changement, contestataire vis-à-vis du pouvoir en place ainsi que situé dans l’attente d’un homme particulier. Si ces éléments correspondent à la définition de la réforme, le mouvement baha’i rentre-t-il pour autant dans cette définition ?

810 BOYER Stéphane ; DENIZEAU Christophe, op. cit. 811 CANNUYER Christian, op. cit., p. 13. 812 HEINE Peter, « Babisme », in : KHOURY Adel Theodor ; HAGEMANN Ludwig ; HEINE Peter (et al.), Dictionnaire de l'islam : histoire, idées, grandes figures, Turnhout, Brepols, 1995, p. 52. 813 Cf. ibid. 814 Cf. SOUED Albert, op. cit., p. 93. 815 HATCHER William (2002), op. cit., p. 778. 816 CANNUYER Christian, op. cit., p. 21. 817 Cf. HATCHER William (2002), op. cit., p. 779. 818 GRYNBERG Noémie, « Israël : Carrefour des religions – Le Bahaïsme », in : Israël magazine, juin 2002. 819 Cf. CANNUYER Christian, op. cit., p. 21. 820 RIES Julien, « Bahâ’ie (Religion) », in : POUPARD Paul (éd.), Dictionnaire des religions, T. 1, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 177. 821 HATCHER William (2002), op. cit., p. 782. 822 Ibid.

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3. La Perse du XIXe siècle

« Often […] the political and economic conditions of a particular time and place affect the customary morality and evoke a religiously grounded demand for reform ».823 En effet, plusieurs événements politiques et sociaux de la Perse du XIXe siècle se révèlent être des stimuli à l’émergence de réformateurs.

3.1 Sur le plan politique Deux facteurs majeurs préoccupent la Perse au niveau politique. En premier

lieu, le pays est en proie à l’absolutisme de la dynastie Qâdjâr, dont les principaux représentants à cette époque sont Mohammed Shâh (1834-1848) et Naser Ed Din Shâh (1848-1896). Véritable « despote »,824 le Shah détenait « toutes les tâches gouvernementales, législatives, exécutives et judiciaires ». Seuls ses descendants « se voyaient confier les postes les plus lucratifs à travers le pays ».825

En second lieu, la domination progressive de l’Occident se fait de plus en plus ressentir comme une atteinte à la civilisation perse, jadis prospère.826 « Les deux grandes puissances de l’époque – l’Angleterre et la Russie – avaient chacune des intérêts géostratégiques en Perse, outre leurs envies colonialistes. ».827 Bien que la Russie s’empare déjà « des provinces du Caucase et du nord de l’Araxe »828 par le traité de Tourkmantchaï en 1828, et que l’Angleterre impose, en 1856, « au Traité de Paris, la reconnaissance par l’Iran de l’Afghanistan et la perte de la province de Harat »,829 Naser Ed Din entreprend, de surcroît, de « donner des concessions aux puissances européennes »,830 prétextant ainsi développer le pays. Il confie alors l’administration et le commerce à des monopoles étrangers.831 De plus, le Shah impose des réformes judiciaires et civiles basées sur le modèle occidental. Tous ces facteurs réunis vont susciter la colère du peuple perse, notamment au sein du clergé.832 Le sentiment d’une colonisation progressive provoquera alors « un sursaut nationaliste et des aspirations démocratiques dans l’ensemble de la population. ».833 Aussi le nationalisme se renforcera-t-il par l’union autour de

823 BLAU Joseph L., « Reform », in : ELIADE Mircea (éd.), The encyclopedia of religion, T. 12, New York, Macmillan, 1987, p. 238. 824 ZARANDI Nabîl, op. cit., p. XXV. 825 Ibid., p. XXVI. 826 Cf. ibid., p. XXV. 827 MANSOUR Joffrey Malek, « Histoire générale de la Perse (Iran) », in : L’Iran, http://homepages.ulb.ac.be/~jmalek/iran_histgen.html, 18.03.2006. 828 OLOUMI Zia, « Une terre de migration : de la Perse à l'Iran - Les principales dates. », in : Iran. Une civilisation millénaire, http://oloumi.jurispolis.com/zia/iran/dates-cles.htm, 16.08.2005. 829 Ibid. 830 RICHARD, Yann, op. cit., p. 48. 831 Cf. OLOUMI Zia, op. cit. 832 Ibid. 833 MANSOUR Joffrey Malek, op. cit.

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l’islam afin de se liguer contre l’absolutisme et l’ingérence étrangère.834 Les premières réactions islamiques verront alors le jour contre la Russie, par une déclaration de la guerre sainte en 1826.835

3.2 Sur le plan social « Le pouvoir excessif des potentats locaux »836 reflète toute la corruption qui

a cours dans la société persane du XIXe. « Chaque personne, presque sans exception, de la hiérarchie officielle […] n’a dû son poste qu’à un cadeau en argent […] ».837 Ces exactions douteuses, nommées « madâkhil »,838 pénètrent « toutes les actions et [inspirent] la plupart des actes de la vie. ».839

Outre la corruption, on peut relever d’autres dépravations de mœurs, comme celle d’ « un système géant de prostitution, sous l’autorité de l’Église »840 : tout pèlerin qui, en chemin vers La Mekke, faisait halte dans la ville de Mashhad, avait la possibilité de « contracter un mariage temporaire »841 avec une épouse, et cela uniquement pour la période de son séjour.

Ce sont précisément ces facteurs d’immoralité sociale ou de déséquilibre politique qui appellent à des réformateurs : « Nei periodi minacciati da decadenza o disintegrazione, nei gruppi religiosi sorgono capi […] ».842 Ainsi, c’est sous l’impulsion d’un réformateur comme Jamâl Ad-Dîn Al-Afghâni que le peuple se soulèvera, en 1890, contre « le monopole des tabacs à la Régie de Talbot » ;843 plus précisément grâce à son décret selon lequel « l’usage du tanbakû et du tabac, sous n’importe quelle forme, équivaut à entrer en guerre contre l’Imam du Temps (le XIIe Imam) […] ».844

Outre Al-Afghâni, la Perse du XIXe sera témoin d’une effervescence de réformateurs sociaux, dont Melkom Khan (1833-1908), diplomate qui luttera entre autres pour « l’abrogation de la polygamie, la réforme de l’écriture persane »,845 Abd al-Rahim Tâlebof (1834-1911) qui « critique l’absolutisme et propose des réformes […] comme l’union des sunnites et des shi’ites. »,846 Mirzâ

834 Cf. RICHARD, Yann, op. cit., p. 47. 835 Ibid. 836 HANOTIAU Yves, « Histoire », in : www.ΣΚΙΟΥΡΟΣ.net, http://www.skiouros.net/voyages/2001/iran/_histoire.html, 18.03.2006. 837 ZARANDI Nabîl, op. cit., p. XXVII. 838 Ibid. 839 Ibid. 840 Ibid., p. XLVI. 841 Ibid. 842 WACH Joachim, Sociologia della religione (trad. e introd. all'edizione italiana di Giovanni Filoramo), Bologna, Ed. Dehoniane, 1986, p. 358. « Dans des périodes menacées par la décadence ou la désintégration se lèvent, parmi les groupes religieux, des chefs […]. » 843 RICHARD, Yann, op. cit., p. 48. 844 Ibid., p. 49. 845 SPI, « Le dualisme », in : Social Democratic Party of Iran, http://www.spiran.com/francias/articles/le_dualisme.htm, 18.03.2006. 846 RICHARD, Yann, op. cit., p. 50.

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Aga Khan Kermani (1854-1896) ayant lui-même été « attiré un moment par le bahâ’isme »,847 et bien d’autres hommes encore.848 Contemporains à cette réforme sociale, les mouvements babi et baha’i y prennent aussi part. Les babis en seront même des acteurs incontestables, puisque certains d’entre eux s’affichent être les auteurs de l’assassinat du Shah en 1896.849

3.3 Sur le plan religieux Hormis les aspects politiques et sociaux, l’aspect religieux jouit d’un

engouement réel dans la Perse du XIXe siècle. En effet, « the approach of the Muslim year 1260 (1844) was accompanied by a general rise in expectancy of the return of the Hidden Imam ».850 Cette échéance donne ainsi « un espoir insoupçonné aux masses shi’ites en Iran ».851

Les conditions de l’apparition du Mahdi sont celles d’un monde « plongé dans le mensonge et la permissivité […] où la tyrannie devient une source d’orgueil, où l’immoralité, la corruption et l’oppression seront la loi […] ».852 Quant au Mahdi attendu, il sera, selon les interprétations, « jeune, beau et de taille moyenne […] et se déclarera à la Mecque entre le Coin de la Kaaba et le Lieu d’Abraham ».853

Ainsi, dans le baha’isme, héritier du messianisme shi’ite, le contexte n’est que le fruit d’un « programme ». Il n’est pas celui qui appelle un réformateur – comme il était le cas dans les réformes étudiées854 – mais il est celui qui est appelé par le « réformateur ». En effet, le Mahdi ne se révélera que dans le contexte établi par la prédiction. Contexte qui a permuté son statut : il n’est plus la cause, mais la condition à l’émergence d’un « réformateur ».

En résumé, la Perse du XIXe se voit être le cadre de nombreuses réformes, dues aux points politiques et sociaux évoqués. S’il y a simultanéité entre l’apparition des réformes musulmanes et celle du mouvement baha’i, il y a, en revanche, différence au niveau des modalités d’apparition de ce dernier. Par l’héritage religieux dont il se réclame, le baha’isme, né d’une prédiction, ne partage pas la spontanéité réactionnaire de tout autre mouvement réformiste.

847 Ibid., p. 51. 848 Cf. ibid., pp. 49-52. 849 Cf. OLOUMI Zia, op. cit. 850 MOMEN Moojan, op. cit., p. 231. 851 SOUED Albert, op. cit., p. 92. 852 Ibid., p. 88. 853 Ibid., p. 89. 854 Cf. LATHION Stéphane, op. cit.

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4. Nature et action de Baha’u’llah

4.1 Acteur social ou réformateur La personnalité de Baha’u’llah rentre clairement dans certains des aspects de

la typologie établie par Wach au sujet de la nature du réformateur : jouissant d’un grand charisme, il est un excellent guide intellectuel et moral.855 4.1.1 Réforme sociale

Baha’u’llah est, sans conteste, un acteur social important, qui « concentre ses efforts sur l’amélioration de la société ».856 Parmi les changements dont il est l’auteur, on peut citer la revendication de l’égalité des sexes, laquelle se doit de passer par l’universalité de l’éducation.857 Sur ce point, Baha’u’llah va même jusqu’à prôner la priorité de l’éducation des filles, qui sont « les premières éducatrices de la société ».858 Position que l’on retrouve chez le réformateur Muhammad ‘Abduh, lequel, envisageant la situation de la femme comme « centrale dans l’optique d’une réforme sociale »,859 va encourager « la fondation d’écoles pour la formation des filles. ».860

Un autre apport social que véhicule l’enseignement baha’i réside dans « la nécessité d’introduire des réformes dans les relations économiques du riche et du pauvre ».861 Dénoncée dans La Chronique de Nabîl, qui oppose les hommes « vivant dans un style princier »,862 dans une « richesse gaspillée en maisons de campagne luxueuses, en curiosités européennes et en énormes suites de serviteurs »,863 au « malheureux paysan »,864 l’inégalité ambiante interpelle fortement Baha’u’llah. Celui-ci prend l’initiative d’un programme économique, dont voici exposées les principales lignes : « participation conjointe des capitalistes et des travailleurs aux bénéfices des entreprises, soutien des pauvres par le trésor public, taxation progressive des revenus importants, etc. ».865

Un élément supplémentaire qui participe de la réforme sociale de Baha’u’llah est l’ouverture face « au progrès scientifique et technologique ».866 Ce progrès n’est réalisable que si l’on comprend la science et la religion comme deux 855 Cf. WACH Joachim, op. cit., p. 358. 856 RIES Julien, op. cit., p. 176. 857 CINR Centre d'Information sur les Nouvelles Religions (sous la dir. de), Nouvel âge ... nouvelles croyances : répertoire de 25 nouveaux groupes spirituels religieux, Montréal, Ed. Paulines, 1989, p. 175. 858 CANNUYER Christian, op. cit., p. 55. 859 RAMADAN Tariq, Aux sources du renouveau musulman. D’al-Afghani à Hassan al-Banna, un siècle de réformisme musulman, Bayard Éditions, Paris, 1998, p. 123. 860 Ibid., p. 124. 861 ESSLEMONT John Ebenezer, Bahá'u'lláh et l'ère nouvelle : introduction à la foi bahá'íe, (trad. de l'anglais par Juliette Rao), Bruxelles, Maison d'éditions bahá'íes, 1990, p. 154. 862 ZARANDI Nabîl, op. cit., p. XXVIII. 863 Ibid. 864 Ibid., p. XXVII. 865 CANNUYER Christian, op. cit., p. 55. 866 LES BAHA’IS DE FRANCE, « Quelle attitude face au progrès scientifique et technologique ? », in : Les bahá’ís de France, http://www.bahai.fr/Quelle-attitude-face-au-progres.html, 18.03.2006.

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éléments complémentaires :867 « La religion ignorant ou rejetant la science ne serait ue superstition, tandis que la science faisant abstraction de la religion sombrerait dans le matérialisme ».868 Baha’u’llah cherche ainsi à « réhabiliter le dialogue entre la science et la religion »,869 sur ce raisonnement commun à plusieurs réformateurs musulmans : « La science procède par invention, la religion par révélation. Les contradictions apparentes entre elles sont dues à la faillibilité du raisonnement humain et à son orgueil qui l’empêche de reconnaître ses limites. ».870 4.1.2 Moyens de la réforme

Conscient de l’utilité de la presse pour la diffusion des idées, Baha’u’llah relève l’importance de son rôle « en tant qu’auxiliaire pour répandre la connaissance ».871 Toutefois, le prosélytisme étant défendu,872 l’émission de périodiques, comme le Bulletin, ne s’adresse qu’aux membres de la communauté.873 Les adeptes, interdits de toute propagande, ne « ‘prêchent’ que par l’exemple »874 et partent, en volontaires, s’installer dans des régions où leurs idées ne sont pas connues. 4.1.3 Cible de la réforme

Si la réforme sociale qu’entreprend Baha’u’llah concerne avant tout la frange populaire de la Perse, le message est d’abord accueilli auprès des « esprits religieux cultivés – en majorité d’origine urbaine – dégoûtés par l’ignorance et le sectarisme du clergé shî’ite, et profondément marqués par le millénarisme mahdique. ».875 Parmi ces « esprits cultivés » figurent plusieurs réformateurs musulmans.876 L’analogie entre baha’i et réformateur sera alors vite établie. Nous reviendrons ultérieurement sur la pertinence de cet amalgame.

4.2 Acteur divin ou prophète

« Si trova un culto del fondatore nel cristianesimo […] e lo stesso può dirsi per le figure di fondatori di religioni minori come […] il babismo […] ma non di riformatori come Mosè, Lutero […] ».877 Si le fondateur du babisme se voit vouer un culte, il en va de même pour le fondateur du baha’isme, dont le

867 Cf. ibid. 868 BASSET Jean-Claude et al. (éd.), Panorama des religions : traditions, convictions et pratiques en Suisse romande, Lausanne ;Genève, Enbiro ; Plateforme interreligieuse, 2001, p. 74. 869 HATCHER William (2002), op. cit., p. 781. 870 CANNUYER Christian, op. cit., p. 54. 871 ESSLEMONT John Ebenezer, op. cit., p. 167. 872 Cf. CINR Centre d'Information sur les Nouvelles Religions (sous la dir. de), op. cit., p. 176. 873 Cf. ibid., p. 177. 874 Ibid., p. 176. 875 CANNUYER Christian, op. cit., p. 140. 876 Cf. ibid. 877 WACH Joachim, op. cit., p. 355. « On trouve un culte du fondateur dans le christianisme et l’on peut dire la même chose pour la figure des fondateurs des religions mineures comme le babisme, mais pas des réformateurs comme Moïse, Luther. »

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tombeau, situé à Haïfa, voit affluer chaque année des milliers de pèlerins.878 C’est ainsi la première différence qui distingue Baha’u’llah d’un simple réformateur.

Plus que simple sujet à vénération, Baha’u’llah est considéré comme un prophète par les adeptes du mouvement. Et c’est là la deuxième distinction. En effet, la caractéristique essentielle d’un prophète, selon Wach, est sa « comunione immediata con la divinità […] ».879 Mais, à l’instar du réformateur, le prophète peut développer une activité politique et sociale880 : « Grazie al suo contatto con le più profonde sorgenti della vita, il profeta reagisce in modo vigoroso contro ogni turbamento o perversione dell’ordine civile o morale […] ».881 C’est bien dans un prophétisme dit « social », selon la typologie de Neher,882 que s’inscrit Baha’u’llah. Or, cette flagrante similitude avec le profil sociologique du réformateur induit de la sorte bien des confusions : « La profezia […] è stata confusa, dai contemporanei e dalle generazioni successive, con altre forme di autorità religiosa. »883

A la manière des réformateurs musulmans – les « Salafiyya » –,884 Baha’u’llah effectue, en un premier temps, un retour aux sources que sont le Coran et la Sunna. Cependant, il interprète les écrits au travers d’une vision messianique, vision dont l’actualisation lui confère un statut divin. Par la divinité que lui octroie cette interprétation, Baha’u’llah peut s’arroger le droit d’abroger les lois coraniques existantes et les remplacer par d’autres révélations : « son œuvre transcende celle d’un simple réformateur religieux ».885 Ainsi, plus qu’à la définition d’un réformateur, Baha’u’llah répond à celle de prophète, et plus précisément de « prophète eschatologique »,886 comme l’expose Neher.

5. Vision des Salafiyyas sur le mouvement baha’i Le programme développé par Baha’u’llah, qui est celui d’une réforme « for

societies that found themselves faced with the new world of the industrial

878 Cf. Bureau d’Information Publique de la Communauté Internationale Baha’ie, op. cit., p. 47. 879 WACH Joachim, op. cit., p. 362. « communion immédiate avec la divinité » 880 Cf. ibid., p. 363. « Grâce à son contact avec les sources les plus profondes de la vie, le prophète réagit de façon vigoureuse contre les autres tourment ou perversion de l’ordre civil ou moral » 881 Ibid. 882 Cf. NEHER André, Prophètes et prophéties : l'essence du prophétisme, Paris, Ed. Payot & Rivages, 1995, p. 52. 883 WACH Joachim, op. cit., p. 367. « La prophétie a été confondue, par les contemporains et par la génération suivante, avec une autre forme d’autorité religieuse ». 884 JOMIER Jacques, « Réformistes musulmans (‘Salafiyya’) », in : POUPARD Paul (éd.), Dictionnaire des religions, T. 1, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 1678. 885 Bureau d’Information Publique de la Communauté Internationale Baha’ie, op. cit., p. 10. 886 NEHER André, op. cit. p. 57.

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revolution, [and] the mass politics of the French Revolution […] »,887 ne laisse pas indifférents les Salafiyyas du XIXe. En effet, « the shift of focus from millenarianism to a social gospel made Baha’i thought suddenly relevant to Muslim reformers who were confronted with many of the same problems ».888 Mais l’attitude des réformistes vis-à-vis du mouvement baha’i est plutôt ambiguë,889 car loin d’être homogène. On peut relever, au sein de ces modernistes, trois différentes positions, illustrées par les figures majeures que sont Al-Afghani, Mohammed ‘Abduh et Rashid Rida.

5.1 Al-Afghani Al-Afghani retient de ce mouvement sa vision d’une religion unique,890

principe qui peut corroborer l’idéal pan-islamique du réformateur, ne serait-ce que dans l’abolition des sectarismes shi’ite et sunnite.891 Si Al-Afghani adhère à la position, adoptée par le mouvement baha’i, qui est réfractaire au clergé sectariste et conservateur, il se méfie toutefois de leur position « outside the pale of Islam »892 qui les définit comme une menace à l’unité islamique, tout comme l’évangélisme chrétien.893 Malgré une sérieuse antipathie envers ce mouvement, due aux raisons évoquées, Al-Afghani juge toutefois utile de conserver des liens avec ses membres.

5.2 Mohammed ‘Abduh Le sentiment négatif de Al-Afghani ne semble en rien s’être répercuté sur son

disciple, Mohammed ‘Abduh, lequel voue une grande admiration au mouvement.894 ‘Abduh considère ce dernier comme « the most progressive and creative muslim group »,895 et le tient pour une secte du mouvement shi’ite.896 ‘Abduh lui-même sera influencé par les idées baha’ies, comme l’illustre sa fameuse interprétation concernant la restriction de la polygamie : « the Islamic law allowing polygamy could fruitfully be reinterpreted so as to restrict the ease with wich another wife could be taken ».897 Il est à relever que Mohammed ‘Abduh correspondra avec ‘Abbas Effendi – nommé Addu’l Baha – qui n’est autre que le fils et successeur de Baha’u’llah. ‘Abduh soulignera les qualités de

887 COLE Juan R.I. « Muhammad `Abduh and Rashid Rida: A Dialogue on the Baha'i Faith. », World Order, Vol. 15, no 3-4, 1981, p. 7. 888 Ibid. 889 Cf. ibid. 890 Cf. CANNUYER Christian, op. cit., p. 53. 891 Cf. SHEPARD William E., « Nahdah », in : ESPOSITO John L. (éd.), The Oxford encyclopedia of the modern Islamic world Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 217. 892 COLE Juan R.I. (1981), op. cit., p. 7. 893 Cf. ibid. 894 Cf. ibid., p. 8. 895 Ibid. 896 Cf. ibid., p. 12. 897 COLE Juan R.I, « Rashid Rida on the baha’i faith : a utilitarian theory of religions, Arab Studies Quarterly, Vol. 5, no 3, 1983, p. 282.

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son correspondant en ces termes : « He is, in fact, a great man ; he is the man to whom it is right to apply that epithet. ».

5.3 Rashid Rida Rashid Rida, disciple de Mohammed ‘Abduh, s’insurge, quant à lui, de la

sympathie dont témoigne son maître vis-à-vis des Baha’is. C’est lui qui proférera la critique la plus acerbe à l’égard du mouvement, le jugeant extrémiste et le discréditant aux yeux d’‘Abduh en tant que voie de la Réforme de l’Islam.898

Une des critiques avancées par Rida réside en la divinité de Baha’u’llah, théophanie qui assimile la foi baha’ie plus au christianisme qu’à la foi transcendante de l’Islam.899 Le disciple d’‘Abduh conteste la vision des Baha’is selon laquelle la réforme « could be successfully undertaken only by a new Messenger of God »,900 caractéristique de la divinité de Baha’u’llah, relevée précédemment.

De plus, la prétention de Baha’u’llah à vouloir modifier les lois islamiques901 apparaît aux yeux de Rida comme une hérésie : en révélant une nouvelle loi, Baha’u’llah choisit d’abandonner l’Islam plutôt que de le réformer.902 Car pour Rahsid Rida, la réforme ne réside que dans « a adherence to the immutable religious law of the Prophet Muhammad ».903

Prolongeant le point de vue d’Al-Afghani, Rida soutiendra que le baha’isme est un danger plus grand que le christianisme, puisqu’il s’infiltre sous une apparence musulmane, prête à duper les musulmans. Ce même argument sera soulevé dans une thèse de doctorat, réalisée en 1942, sur le rapport entre babisme et Islam, dans laquelle l’auteur considère le premier mouvement – précurseur du baha’isme – comme destiné à « évincer l’Islam ».904 En cela, le disciple d’‘Abduh critique véhément les Baha’is de se comporter en musulmans, alors que, selon son point de vue, ils suivent intérieurement une autre foi.905 Usant de ces arguments pour dissuader son maître, il nous relate le débat dans son journal, Al-Manâr.906

Dans ce même ouvrage, Rida met en exergue deux moyens de réforme : le retour au Coran ou la reconnaissance d’un Mahdi. Cependant, la seconde voie, principalement shi’ite, est selon lui néfaste à l’Islam.907 D’éducation sunnite, 898 Cf. COLE Juan R.I. (1981), op. cit., p. 8. 899 Cf. ibid., p. 10. 900 Ibid. 901 Cf. COLE Juan R.I, (1983), op. cit., p. 281. 902 Cf. COLE Juan R.I. (1981), op. cit., p. 11. 903 Ibid. 904 TAG Abd El-Rahman, Le babisme et l'islam : recherches sur les origines du babisme et ses rapports avec l'islam, Paris, R. Pichon et R. Durand-Auzias, 1942, p. 3. 905 Cf. COLE Juan R.I. (1981), op. cit., p. 11. 906 Cf. ibid., p. 12. 907 Cf. COLE Juan R.I, (1983), op. cit., p. 286.

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Rida attribue la composante mahdique, qu’on retrouve dans le mouvement baha’i, à une « lower-class folk religion ».908 Classe qui, selon lui, ne peut pas faire l’usage de la raison, facteur pourtant essentiel à l’établissement d’une réforme.

Enfin, Rida a poussé son aversion pour les Baha’is au point d’en expulser les membres qui étaient présents à l’université d’Al-Azhar,909 laquelle avait été le berceau de plusieurs conversions.910 L’attitude négative de Rida semble avoir eu une influence à long terme sur l’institution, puisqu’en 1986, l’université du Caire fut l’instigatrice de toute une campagne contre le mouvement baha’i, par le biais d’un communiqué : « The Azhar statement on ‘Baha’is and Baha’ism’ ».911

6. Conclusion Le communiqué d’Al-Azhar s’inscrit dans la lignée de nombreuses autres

persécutions commises à l’égard des Baha’is. Qu’elles émanent du clergé ou de réformateurs musulmans, tels Al-Afghani et Rashid Rida, ces critiques démontrent clairement la non-reconnaissance du mouvement au sein de l’Islam. Mais cette prétention à l’indépendance vis-à-vis de l’Islam ne provient pas uniquement de la sphère musulmane : elle est aussi soutenue, voire revendiquée, par la position baha’ie. Aussi les partisans du baha’isme voient-ils dans la répression dont ils sont victimes un moyen d’émancipation qui aboutit à la reconnaissance de leur mouvement comme une révélation indépendante.912 Ainsi l’illustre une accusation portée par les autorités ecclésiastiques contre trois Baha’is égyptiens, en 1925 : elle exigeait que « divorcent leurs épouses, qui étaient musulmanes, sous prétexte que leurs maris avaient abandonné l’islam après leur mariage légal en tant que Musulmans ».913 Ce jugement apparut comme une « déclaration positive »914 aux yeux des Baha’is, puisque, selon l’autorité musulmane, « la foi embrassée par ces hérétiques devait être considérée comme une religion distincte ».915

Alors pourquoi cette filiation à l’Islam persiste-t-elle ? D’une part, l’héritage religieux dans lequel s’inscrit le mouvement – soit la quête d’un changement induite par le shi’isme, le refus de pouvoir propre à l’école akhbârie et l’attente d’un homme capable de changement que fait apparaître le shaykhisme –

908 Ibid., p. 289. 909 Cf. COLE Juan R.I. (1981), op. cit., p. 10. 910 Cf. EFFENDI Shoghi, Dieu passe près de nous, Paris, Assemblée spirituelle nationale des Bahá'ís de France, 1970, p. 378. 911 MOHSEN Enayat, « A commentary on the Azhar’s statement regarding ‘Baha’is and Baha’ism’ », in : My Baha'i Faith Pages from Skye, http://www.breacais.demon.co.uk/abs/bsr02/27_enayat_azhar.htm, 18.03.2006. 912 Cf. EFFENDI Shoghi, op. cit., p. 457. 913 Ibid., p. 458. 914 Ibid., p. 459. 915 Ibid.

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présente bien des similitudes à une réforme. D’autre part le baha’isme prend naissance, historiquement, dans un contexte qui voit l’émergence de nombreux réformateurs musulmans, dont les objectifs sociaux ne se distinguent guère de ceux de Baha’u’llah. D’où une confusion, à cette époque où « le terme babi était employé pour désigner, à tort, certains réformateurs opposés à la monarchie Qajar »916 comme l’illustre l’exemple de Sheykh Hâdi qui « fut injustement accusé d’être babi ».917 Enfin, les analogies culturelles et rituelles entre l’Islam et le baha’isme sont flagrantes : elles s’expliquent différemment selon deux phases. Premièrement, dans le babisme, période de transition, la tradition islamique était conservée non pas pour sa valeur islamique endogène, mais instrumentalisée en tant que support d’un message exogène : si la Bab effectue son pèlerinage à La Mekke, ce n’est pas dans le but d’accomplir un devoir propre à l’Islam, mais afin d’annoncer sa nouvelle mission.918 Il en va de même pour l’ajout qu’il impose à l’adhân, ce dernier devenant le moyen de faire passer un nouveau message. Deuxièmement, dans le baha’isme, les reliquats rituels propres à l’Islam ne sont qu’un moyen de protection, dans un contexte de répression : « Baha’is […] continued to observe Muslim rites for fear of persecution. ».919 Ainsi, ce n’est que tardivement que Shoghi Effendi, petit-fils de Baha’u’llah, abolira le vendredi comme jour de prière. Par cet acte, « he cut the last formal links with Islam ».920

Après les similitudes établies avec la réforme, lesquelles peuvent nous tromper sur la nature du baha’isme, venons-en à la différence majeure qui les distingue clairement : la qualité de prophète qu’est Baha’u’llah. Fruit d’une lecture messianique, cette qualité lui confère le droit d’abroger les lois coraniques. Aussi se situe-t-il en dehors de l’Islam. Loin du concept de la réforme : « reform is always used to a return to older. »,921 on est ici projeté vers un changement radical, puisque « la révélation prophétique va de pair avec une création ex novo du monde ».922 La révélation baha’ie s’est affranchie, en les abrogeant, des sources dont se réclame essentiellement un mouvement réformiste : aucune source ne peut être « reformée », puisque toute source est « révolue ». De la réforme, impossible, à la révolution. Car c’est bien à une révolution que s’apparente le mouvement baha’i.

916 BOYER Stéphane ; DENIZEAU Christophe, « Situation en Iran », in : Les baha’is, http://www.bahai-biblio.org/centre-doc/ouvrage/histoire-bahaie/histoire-bahaie-sommaire.htm, 09.07.2000. 917 RICHARD, Yann, op. cit., p. 52. 918 Cf. CANNUYER Christian, op. cit., p. 13. 919 COLE Juan R.I, (1983), op. cit., p. 281. 920 COOPER Roger, « The Baha’is », in : TAPPER Richard (éd.), Some Minorities in the Middle East. London, Centre of Near and Middle Eastern Studies, 1992, p. 8. 921 BLAU Joseph L., « Reform », in : ELIADE Mircea (éd.), The encyclopedia of religion, T. 12, New York, Macmillan, 1987, p. 238. 922 CANNUYER Christian, op. cit., p. 43.

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Ainsi révélation implique révolution. Et la révolution est propre à la nature du prophète, du Messie, comme le révèle précisément le titre de l’ouvrage d’Albert Soued : La révolution des messies.

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