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Le roman d'Aïssé

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LE ROMAN D'AÏSSÉ

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JÉROME ET JEAN THARAUD DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

LE

ROMAN D'AÏSSÉ

ÉDITIONS SELF 20, PLACE DAUPHINE, 20

PARIS

Page 5: Le roman d'Aïssé

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE NEUF

CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN, NUMÉROTÉS DE I A 950, QUI CONSTITUENT AUTHENTIQUEMENT ET PROPREMENT L'ÉDITION ORIGINALE; IL A ÉTÉ TIRÉ EN

OUTRE CINQUANTE EXEMPLAIRES HORS COMMERCE, MARQUÉS H. C. I A H. C. L.

EXEMPLAIRE N°

Tous droits de traduction, reproduction, adaptation théâtrale, cinématographique ou radiophonique réservés pour tous pays.

Copyright 1946 by Éditions Self.

Page 6: Le roman d'Aïssé

I

« Un oiseau bleu sous les étoiles, c'est impossible ! Pourtant, mes yeux l'ont vu. »

BARRÈS.

L

A première fois que je rencontrai Aïssé, c'était, une après-midi d'hiver, chez Barrès, boulevard Maillot, peu de temps après que j'avais commencé d'aller

régulièrement, deux ou trois fois par semaine, travailler avec lui.

Elle était assise sur le bras d'un des deux fauteuils de cuir qui, dans son cabinet, se trouvaient de chaque côté de la che- minée où flambait un bon feu. Ses petits pieds qu'elle agitait sans cesse, pendaient au-dessus du tapis, si animés, si vifs, qu'on eût dit que c'étaient eux qui parlaient. Menue, la taille droite et la tête dressée, elle paraissait presque grande. Au vrai, elle était fort petite, avec un buste trop long, et quand elle se mettait debout, elle semblait bizarrement moins haute que lorsqu'elle était assise. Dans un visage mat, des yeux sombres, les plus beaux du monde. Deux rouleaux de cheveux noirs rapetissaient son front un peu bas. Des mains

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prestes, trop courtes peut-être, accompagnaient tout ce qu'elle disait de gestes rapides et légers qui parlaient eux aussi. Le fin profil, légèrement aquilin, rappelait celui d'un oiseau; son corps également, perdu qu'il était dans un plu- mage de tissus souples et brillants qui ne dessinaient aucune ligne. Entre son cou et ses pieds, on ne savait trop ce qui se passait, pas plus qu'on ne distingue sous ses plumes comment est bâti un moineau. A son chapeau une longue aigrette qui retombait sur sa nuque, et plusieurs rangs de perles accen- tuaient ce caractère ailé. Beaucoup de bagues à ses doigts, et parmi elles un splendide saphir qui ne cessait d'étinceler autour de son visage, tandis que ses petites mains voltigeaient devant elle.

On regardait, on écoutait ce curieux rossignol, cet éton- nant jet d'eau qui montait et descendait, se brisait, jaillissait encore d'une nappe inépuisable, ce feu d'artifice d'idées poé- tiques, cocasses, singulières ou banales, mais qu'elle relevait toujours par l'éclat des images qui se présentaient à son esprit avec une rapidité extraordinaire, sans une rature pour ainsi dire, sans qu'elle hésitât un instant sur le choix de ses mots qu'elle semblait attraper au vol. On était au spectacle, on ne songeait qu'à se divertir et à suivre dans tous ses caprices ce jeu étincelant.

Lorsque je fus dehors, dans la solitude et le silence, je m'aperçus tout à coup que je n'avais pas pris autant d'agré- ment que je pensais à la pièce montée, et que j'en étais déjà fatigué. Par la suite, je devais ressentir jusqu'à l'accablement cet éblouissant ramage. On était lapidé à coups de pierres

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précieuses. Trop de désir de plaire et de jouer d'un instru- ment, admirable sans doute, mais dont elle était trop sûre; une étonnante boîte à musique qui se mettait en mouvement dès qu'elle avait trois personnes autour d'elle; des adjectifs excessifs, des enthousiasmes forcés, une chaleur qui finissait par glacer. Pendant des heures elle donnait sur la place, sans que son corps si frêle parût se fatiguer, une prestigieuse parade. Du génie, oui peut-être, mais j'aime un génie plus secret.

Si soucieuse qu'elle fût de conquérir le plus infime de ceux qui l'approchaient, il y avait je ne sais quoi dans ses façons qui sous-entendait qu'à ses yeux vous ne pouviez être qu'un subalterne, et rien que cela m'eût détourné, si la facilité m'en avait été offerte, de prendre du plaisir à la voir.

Enfin, j'éprouvais auprès d'elle un sentiment supersti- tieux. Quand je la regardais, son beau regard vif et sombre me faisait penser à la nouvelle magnifique et stupide de Théophile Gautier : Jettatura. En fait, elle n'a pas porté chance à ceux qui l'ont aimée...

Que disait-elle, ce jour-là, perchée sur le bras du fauteuil, la première fois que je la vis ? Je ne m'en souviens plus. Pou- vait-on rien retenir dans ces trilles, ces ruissellements, ces cascades de mots, ces rayons, ces feux croisés qui vous lais- saient tout ensemble admiratif et hébété ? Mais ce que je revois très bien, c'est le visage de Barrès, un visage que je ne lui avais jamais vu, le visage d'un homme ébloui.

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LE ROMAN D'AÏSSÉ

A

quelques semaines de là, il me dicta une nouvelle qu'il venait d'achever, et dont le titre était : Le frein couvert d'écume. Titre qu'il devait changer bien-

tôt en celui-ci : La Musulmane courageuse. C'était un long récit d'une cinquantaine de pages, dans

un goût romantique corrigé par Stendhal. L'action se passe au Moyen Age, en Espagne, à Barbas-

tro, forteresse sarrazine au pieds des Pyrénées, à quelques lieues de Saragosse, dont elle était la garde avancée.

L'Émir Nacir, seigneur de Barbastro, possédait dans son harem un trésor unique au monde, une favorite qui n'avait pas sa pareille pour improviser des chansons. Le bonheur de l'entendre aurait dû lui suffire; mais c'est un bien grand plai- sir de se faire jalouser par un ami. Comme le roi Candaule, Nacir ne pouvait se satisfaire d'être seul à jouir de l'oiseau merveilleux : il n'eut cesse de le faire entendre à son ministre et confident Mazdali.

Celui-ci, déjà sur le retour et qui croyait avoir obtenu de la vie tout ce qu'il pouvait en attendre, se refusa longtemps au caprice de son maître, mais force lui fut de céder et le voilà, un soir, dissimulé avec lui dans un bosquet, écoutant monter dans la nuit le chant incomparable. Il l'écoute,

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comme je l'écoutais ou plutôt comme Barrès écoutait l'autre jour le rossignol perché sur son fauteuil, développer, sans les épuiser jamais, les thèmes éternels de la jeunesse, de l'amour et de la mort; et enivré lui aussi, il eût souhaité l'entendre toujours ou ne l'avoir entendu jamais. « La sagesse, pensait- il au fond de son bosquet, serait de fuir les fées ! » Mais Nacir, ravi de l'effet produit sur son ami par l'enchanteresse invi- sible, voulut exaspérer encore son singulier plaisir, en exi- geant qu'après l'avoir entendue, il la vît.

Et Mazdali la voit. Pour peindre son ravissement, Barrès tâtonne, cherche

des mots, se perd un peu dans un pathos oriental qui vou- drait rivaliser avec le chant de la merveille : « Beauté géné- reuse et tristesse chargeaient tour à tour ses grands yeux dans son visage mat, et par le chemin de sa tristesse on pénétrait jusqu'au monde qu'elle portait dans son cœur... Ses petites mains prestes aux ongles roses avaient autant d'expression que son visage pour révéler la contraction de son âme; sa démarche avait quelque chose de moelleux et aussi de très gai, comme si tous ses gestes se réjouissaient d'être aimés. Elle attendrissait par sa faiblesse, en même temps qu'elle semblait infiniment dangereuse ; sous des mots limpides et simples, elle mettait l'éclat de ses yeux, la tiédeur de sa main, la fraîcheur de sa bouche, les nuances de sa gaîté, de sa tristesse, et lais- sait deviner quels mots d'amour elle préférait dans ses suprêmes abandons; elle avait la courbe des fleurs parmi lesquelles elle passait sa vie, et l'on aimait en elle un point terrible de la nature... »

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ACHEVÉ D'IMPRIMER LE VINGT AVRIL

MIL NEUF CENT QUARANTE-SIX SUR LES PRESSES DE COULOUMA, IMPRIMEUR S. A., RUE DU FAU- BOURG SAINT-HONORÉ, A PARIS. LA PRÉSENTATION ARTISTIQUE DE CET OUVRAGE A ÉTÉ DIRIGÉE PAR

JEAN DE KERDÉLAND

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Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

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Couverture : Conception graphique ‒ Manon Lemaux

Typographie ‒ Linux Libertine & Biolinum, Licence OFL

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