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Le rossignol
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FRAN 4001
INTRODUCTION A LA LITTERATURE
LE ROSSIGNOL
lais de Marie de France
Au pays de Saint-Malo, dans la ville, deux chevaliers demeuraient en deux fortes maisons.
Les deux barons avaient si grand mérite que la ville leur faisait bonne renommée. L’un
avait épousé une femme sage, courtoise, élégante: merveilles sont les soins qu’elle
prenait de sa personne selon la meilleure du monde. L’autre était un bachelier1 estimé
entre ses pairs pour sa vaillance, sa valeur, sa générosité. Il était de tous les tournois, il
dépensait et donnait sans compter.
Il se prit d’amour pour la femme de son voisin. Il la sollicita tant, lui adressa si grandes
prières, il y avait si grand bien en lui, qu’elle l’aima par-dessus tout, et pour ce qu’elle
ouit dire de lui, et parce qu’il habitait près d’elle. Ils s’aimèrent en sages et honnêtes
gens. Ils tinrent leur amour très secret et veillèrent à n’être ni vus ni surpris ni
soupçonnés: ils le pouvaient facilement faire, puisque leurs demeures se touchaient.
Voisines étaient maisons, voisins donjons et salles. Point de barrière i d’autre séparation
qu’un haut mur de pierre bise. De la chambre où la dame couchait, quand elle se mettait
à sa fenêtre, elle pouvait parler à son ami, ainsi que lui à elle ; ils échangeaient leurs
gages d’amour, se les jetaient, se les lançaient. Rien ne les troublait. Ils étaient bien
aises, sauf qu’il leur était impossible d’en venir ensemble à leur désir, car la dame se
trouvait gardée de près quand son ami s’en allait par la ville. Mais il prenaient
dédommagement, soit de jour, soit de nuit, dans les paroles qu’ils se disaient: car nul ne
pouvait les empêcher de venir à leurs fenêtres et là, de se voir.
Longtemps ils s’aimèrent, tant que l’été arriva: bois et prairies reverdirent, vergers se
couvrirent de fleurs. Les oiseaux élevèrent à douce voix leur joie à la cime des arbres
fleuris. Ce n’est pas merveille que celui qui aime se mette alors à aimer davantage. Ils se
donnèrent à l’amour de tout leur cœur, par paroles et par regards. Les nuits, quand la
lune luisait et que son seigneur était couché, souvent la dame quittait le lit, se levait,
s’enveloppait de son manteau, venait s’appuyer à la fenêtre, sachant son ami là; et lui
faisait de même, veillant la plus grande partie de la nuit. Ils avaient grande joie à se
regarder, puisqu’ils ne pouvaient avoir davantage.
Tant et si bien elle se leva, tant et si bien vint s’accouder à la fenêtre que son seigneur en
prit de l’irritation. Maintes fois, il demanda pourquoi elle se levait et voulut savoir où
elle allait. "Seigneur, répondait la dame, celui-là ignore la joie en ce monde qui n’entend
le rossignol chanter; c’est pour l’entendre que je vais m’accouder. Si douce est sa voix
dans la nuit que l’ouïr m’est un grand délice: et j’éprouve un tel plaisir de cette jouissance
que je ne peux fermer les yeux et dormir ".
1 jeune home qui aspirait à devenir chevalier
Entendant cela, le seigneur éclate d’un méchant rire de colère. Puis il réfléchit tant qu’il
en arrive à ce projet: prendre le rossignol au piège. Il n’a de valet en sa maison qu’il
n’occupe à confectionner engin, rets ou lacet:2 puis ils vont le placer au verger. Pas de
coudrier3 ni de châtaignier où n’aient disposés lacs et glu.
4 Tant enfin qu’ils prennent le
rossignol. Ils l’apportèrent tout vif au maître. Il le tient, il en est tout joyeux. Il vient
alors dans la chambre de la dame.
"Dame où êtes-vous? Venez ici, que je vous parle. J’ai pris au piège le rossignol qui
vous a fait tant veiller. Maintenant vous pouvez reposer en paix, il ne vous éveillera
plus".
La dame l’entend, elle est douleur et colère. Elle demande l’oiseau au seigneur. Mais lui,
il le tue avec fureur, lui rompt le cou de ses deux mains, et fait un geste tellement laid à
dire: il le jette sur la dame, si bien qu’elle a du sang sur sa robe un peu au-dessus de la
poitrine. Sur quoi, il sort de la chambre. La dame prend le corps, le petit corps. Elle
pleure à se faire mal, elle maudit les faiseurs d’engins et de lacs, les traîtres qui prirent le
rossignol ; car ils l’ont privé d’une grande joie.
"Las! dit-elle, le malheur est sur moi. Je ne pourrai plus me lever la nuit ni m’accouder à
la fenêtre, d’où je voyais mon ami. Il croira que je l’aime moins, c’est trop certain.
Aussi dois-je aviser. Je lui ferai tenir le rossignol, je lui ferai savoir l’aventure". Dans
une pièce de soie brodée d’or, sur laquelle elle écrit toute l’affaire, elle a enveloppé le
petit oiseau. Elle appelle un valet à elle, elle le charge de porter le paquet à son ami. Il le
porte. De la part de la dame, il salue le chevalier, lui débite son message et lui présente le
rossignol.
Quand tout fut dit et montré, le chevalier, qui avait été tout oreilles eut douleur de
l’aventure. Mais il n’agit point en vilain5 et fit vite. Il commanda un vaisselet
6 tout en or
fin, et orné de pierres très précieuses; et l’on y mit un couvercle qui fermait parfaitement.
Il y déposa le rossignol; puis il fit sceller la châsse7 et ensuite la porta toujours avec lui.
2 file à prendre le gibier, ou noeud coulant pour saisir les oiseaux
3 ancien nom du noisetier
4 lacet et matière collante où se prennent les oiseaux
5 en paysan, en rustre
6 petit vase
7 coffre où l’on enfermait des objets précieux, des bijoux, des reliques